Jonathan Chandler - Chapitre Six
Julie Vautier
Vous connaissez le concept d'éclaircie après l'orage ? Le vent se déchaîne, la pluie lave tout sur son passage et les éclairs déchirent le ciel. Puis, une fois le carnage céleste terminé, tout s'apaise pour laisser place à un nouvel espoir. Un petit rai de lumière qui se faufile entre les nuages pour venir se poser sur les toits et les rues inondés, générant en chemin un arc-en-ciel qui s'estompera bien trop vite. Je n'imaginais pas d'éclaircie dans ma vie. Je ne voyais qu'un long tunnel sombre, peuplé de créatures difformes et méchantes nommées Jay Inkers, James Lowell ou La Vie. Pourtant, il fallait croire que même les situations les plus désespérées avaient droit à leur issue de secours. Cette échappatoire m'a été offerte à la mi-décembre sous le nom d'Heather Jensen.
Nous étions en cours de sciences et un énième œuf pourri avait été cassé dans mon sac quand j'avais le dos tourné. Je n'avais même pas réagi. L'habitude, sans doute. J'avais tenté de nettoyer l'intérieur de mon sac. En vain. J'avais seulement pu retirer quelques coquilles de mes cahiers. Elle a toqué à la porte. Trois petits coups distincts et sûrs d'eux. Monsieur Ingman lui a ouvert et s'est brutalement souvenu d'elle en la voyant.
- Mademoiselle Jensen, j'avais oublié que vous arriviez aujourd'hui ! Soyez la bienvenue !
Elle s'est avancée dans la classe. Un silence a suivi son entrée. Heather était très belle. Une beauté sauvage, qui n'avait besoin ni de maquillage ni de fringues à la mode. Sa vieille chemise et son jean suffisaient. Elle était vraiment très belle et ce n'étaient pas les garçons de la classe qui allaient me contredire. Eux aussi avaient remarqué la beauté naturelle d'Heather.
Monsieur Ingman lui a proposé de se présenter. Elle a hoché la tête, sans un mot, et s'est placée devant le bureau du professeur. Elle avait encore son skate sous le bras et son énorme sac en bandoulière sur l'épaule. Monsieur Ingman est resté à côté d'elle, sans doute au cas où elle ferait une présentation catastrophique. Lui aussi avait eu vent de mes exploits de début d'année.
- Salut, je m'appelle Heather Jensen et j'arrive tout droit du Michigan. Et maintenant, me voilà en Californie, la solaire Californie !
Sa voix grave détonnait quelque peu avec son physique mais pas tant que cela, au final. Cela lui conférait même un charme nouveau. J'ai jeté un œil vers James Lowell. Je n'aimais pas le regard qu'il posait sur Heather. Il la voulait sur son tableau de chasse.
- Merci, Heather, tu peux aller t'asseoir.
Monsieur Ingman a cherché une place libre des yeux. Il n'y en avait qu'une. A côté de moi. J'ai croisé son regard. Il hésitait à lui proposer cette place. Même s'il m'appréciait, il ne voulait pas qu'Heather vive l'enfer que je vivais depuis presque quatre mois. Je le comprenais. Mais Heather a pris les devants et s'est avancée dans les rangées pour venir s'asseoir à côté de moi.
- Si j'étais toi, a lancé James, je ne m'assiérais pas là.
Heather ne s'était pas encore assise. Elle m'a regardé avant de regarder James.
- Et pourquoi ?
- Sa tête connaît bien les toilettes de St. Johns, n'est-ce pas, Cuvette ?
La classe a éclaté de rire. Le rouge m'est monté aux joues, je sentais mes oreilles chauffer. Heather ne riait pas du tout.
- Sa tête connaît peut-être les toilettes du lycée, mais la tienne n'a visiblement jamais rencontré de livres.
Sur ces mots, elle s'est assise à côté de moi. Un mauvais sourire éclairait le visage de James. Heather lui plaisait parce qu'elle lui résistait. Quel abruti.
- Bien, je vais à présent vous rendre vos contrôles de la semaine dernière.
Comme à son habitude, monsieur Ingman avait rangé les copies de la pire à la meilleure. Comme à son habitude, monsieur Ingman m'a donné ma copie en dernier. S'il y avait bien un domaine qui n'avait pas été touché par le harcèlement dont j'étais victime, c'étaient mes notes de sciences et de chimie. J'aimais trop ces domaines.
Un A+ ornait ma copie. James Lowell a trouvé une réflexion spirituelle à faire et s'est ensuite intéressé à son B-, sous-entendant que le professeur l'avait mal noté et qu'il méritait mieux. Heather, quant à elle, regardait monsieur Ingman aller et venir dans les rangées avant d'observer ma copie. Elle a froncé les sourcils. J'étais certain qu'elle me prenait pour un petit intello. J'avais tort.
- Je peux… ? m'a-t-elle demandé en pointant du doigt ma copie.
J'ai hoché la tête, sans comprendre. Elle a pris mon contrôle, l'a examiné du début à la fin, acquiesçant plusieurs fois. Finalement, elle a reposé ma feuille devant moi. Pas une once de moquerie dans son regard. Juste de l'admiration.
- Ça a l'air tellement facile pour toi. J'aimerais être aussi bonne en chimie.
J'ai haussé les épaules avec un sourire, sans trop savoir quoi répondre. Monsieur Ingman a annoncé un nouveau chapitre. J'ai analysé le titre qu'il inscrivait au tableau.
- Au fait, tu t'appelles comment ?
J'ai sursauté. Je n'avais pas vu Heather se pencher vers moi. Je n'avais pas prévu qu'elle me parlerait. Je me suis tourné vers elle. Elle a réitéré sa question.
- Je les ai entendus t'appeler Cuvette mais je suppose que tu as un vrai nom. Cuvette, ce n'est pas un prénom ou alors tes parents ne t'aimaient vraiment pas.
- Jonathan. Je m'appelle Jonathan.
Heather a souri en opinant du chef avant de s'intéresser au cours que monsieur Ingman avait commencé à donner. Heather était gentille mais je n'ai pas pu m'empêcher de me méfier. Anna Thompson et Lane Coulter étaient gentilles aussi. Au début. Heather allait peut-être vite déchanter à mon sujet. De toute façon, vu son physique, elle allait sûrement se renseigner pour intégrer l'équipe de pom-pom girls du lycée. Aucune chance qu'elle continue à me parler ensuite.
Le cours s'est terminé. J'ai rangé mes affaires et me suis dirigé vers la cour. Je n'ai pas remarqué qu'elle me suivait. Je ne m'en suis rendu qu'au moment de m'asseoir entre mes deux poubelles. Heather s'est assise en face de moi, à même le sol, un grand sourire sur les lèvres. Son sourire était solaire. Tout paraissait beaucoup plus clair quand elle souriait. Son sourire avait l'effet d'un filtre Instagram.
- Tu ne manges pas au self ?
- Ça ne se passe jamais très bien quand j'y mange.
Elle a froncé les sourcils.
- Les gens ne m'aiment pas, ai-je fini par dire.
Elle a eu un adorable petit rictus de bouche, quelque part entre le « Ouais, je sais » et le « Viens, on s'en fout ».
- Tu ne peux pas empêcher les gens d'être cons.
Je n'ai rien répondu. J'ai sorti ma boîte à déjeuner et ai entamé mon sandwich. Heather m'a imité. Visiblement, elle aussi préférait avoir son propre repas.
- Au fait, c'est quoi cette histoire de tête dans les toilettes ? a-t-elle demandé entre deux bouchées.
- C'est assez humiliant…
- Une fois, j'ai eu mes règles pendant un cours. Elles avaient deux jours d'avance. Je n'avais rien prévu. Quand je suis sortie de cours, on aurait dit qu'un agneau avait été égorgé sur ma chaise.
Je l'ai observée, sans comprendre. Elle a soupiré.
- Une autre fois, j'étais à la messe avec mes parents et j'ai eu, disons, une envie pressante et il fallait que je sorte. Alors, je me suis délicatement extraite du banc où j'étais assise et j'ai commencé à trottiner en direction des toilettes. Sauf que je me suis prise les pieds dans un tapis. Je me suis ramassée comme une merde, j'ai fait tomber deux candélabres au passage et le bruit a résonné dans toute l'église. Puis, pendant que tous les regards étaient dirigés sur moi, je me suis rendue compte que je m'étais pissée dessus.
- Tu avais quel âge ?
- C'était l'année dernière.
Je n'ai pas pu retenir un petit rire en imaginant la situation. Heather a ri aussi avant de me toiser avec insistance.
- Les humiliations, a-t-elle repris, je connais bien. La solitude, aussi. Ici, les gens ont envie de me parler mais, crois-moi, ce n'était pas le cas dans mon ancien lycée. J'ai vu que les autres te fuyaient comme la peste et j'ai entendu le surnom à la con qu'ils t'ont donné. Je n'ai pas envie de faire partie de… (Elle a hésité sur le terme.) ça.
- Tu as la possibilité d'être populaire à St. Johns et tu préfères traîner avec moi ? ai-je souri.
Elle m'a donné un petit coup dans l'épaule.
- Je te propose un truc : on remballe nos pauvres déjeuners et on va manger à la cafétéria.
Je n'étais pas emballé par l'idée. Je voyais déjà Lowell remplir mon sac de haricots verts avant de me jeter contre le carrelage du self. Heather a senti ma réticence. Son sourire et son rictus m'ont convaincu. Je me suis levé et n'ai pas pu m'empêcher de jeter un regard vers les deux poubelles.
- Dis-leur adieu ! a lancé Heather en s'éloignant. Tu ne les reverras pas avant un bon bout de temps !
J'ai dit adieu à beaucoup de choses avec l'arrivée d'Heather. Aux journées sans rire. Aux déjeuners solitaires. A la peur d'affronter seul le lycée. Heather était une personne forte, avec beaucoup de caractère. C'était d'ailleurs ce qui lui avait causé des problèmes dans son ancien lycée. Elle n'avait pas peur de dire les choses. Elle n'avait pas peur de dire les choses que je voulais dire. Elle les disait pour moi. Ce qui explique entre autres pourquoi James Lowell ne m'a plus jamais dégagé de ma table au self.
Les affiches du bal de Noël ont commencé à fleurir sur les murs. Des flocons de neige synthétiques avaient recouvert les casiers et les portes des salles de classe. Les premiers pères Noëls rouges et verts faisaient leur apparition dans la cafétéria. J'avais oublié à quel point j'aimais Noël mais je n'avais pas oublié le bal d'Halloween. En parlant de bal d'Halloween, j'avais appris que Lane Coulter et son beau vampire avaient rompu. Il l'aurait trompé avec sa meilleure amie. Ça aurait presque pu me faire plaisir.
Je ne voulais pas aller à ce bal. Heather, en revanche…
- Jonathan, tu as vu le thème du bal ? s'est-elle exclamée alors que je farfouillais dans mon casier.
J'ai secoué la tête, toujours dans mon casier.
- Regarde !
J'ai lentement émergé et ai observé la feuille qu'elle agitait sous mon nez.
- Les années 80.
J'ai regardé Heather. Les années 80. C'était censé m'enthousiasmer ? Heather a soupiré devant mon incompréhension.
- Ok, les années 80, ça a l'air nase, mais j'ai une super idée de costume pour nous !
- C'est vrai que les Blues Brothers, ça peut être sympa.
- Idiot. Ecoute plutôt : si je te parle de Retour vers le futur ?
- Nom de Zeus !
Heather a éclaté de rire. Je l'ai rejointe.
- Ça pourrait être chouette, a-t-elle poursuivi, que tu sois Marty McFly et moi, Jennifer Parker. De toute façon, toutes les nanas vont vouloir se la jouer Dirty Dancing et les mecs vont vouloir devenir le Tom Cruise de Top Gun.
- En même temps, permets-moi de te rappeler que j'ai la bonne taille pour interpréter Tom Cruise.
- Déjà, Tom Cruise mesure un mètre soixante-dix, pas un mètre douze. Ensuite, j'ai vraiment envie de customiser mon skate pour qu'il ressemble à un Hoverboard.
L'enthousiasme d'Heather faisait plaisir à voir mais j'avais encore le souvenir amer du premier bal. Heather a bien senti que je n'étais pas convaincu.
- Qu'est-ce qu'il se passe, Jonathan ? C'est mon idée de costume ? Tu sais, si tu as vraiment envie de t'habiller en Tom Cruise, tu peux. Tu as encore le temps de trouver des talonnettes.
- Le premier bal ne s'est pas très bien passé pour moi. (Elle a croisé les bras, interrogative.) Une fille s'est servie de moi pour attirer l'attention d'un mec et j'ai terminé avec les cheveux pleins de faux sang. Je n'ai pas envie que ça recommence.
Heather s'est rapprochée de moi.
- Primo, cette fille était stupide. Deuxio, personne ne te versera de faux sang sur la tête, déjà parce que c'est le bal de Noël et, dans le pire des cas, on te verserait de la neige, et ensuite parce que je casserai la gueule de celui qui osera faire une telle chose. Tercio…
- Tu n'as pas de tercio.
- Si ! Tercio, on va déchirer en Marty et Jennifer !
Sur ces mots, elle m'avait pris dans ses bras, m'avait lancé son plus beau sourire et avait décampé pour aller à son cours de littérature. Pendant ce temps-là, j'étais resté comme un con sans bouger. Je l'avais regardé me sourire, sans y répondre ou alors en usant d'une étrange grimace. Je l'avais regardé partir en tentant un vague signe de la main en guise d'au revoir. J'étais resté tout bête au milieu du couloir. Tout bizarre. Tout tremblant.