Jonathan Chandler - Chapitre Trois
Julie Vautier
Vous penserez sans doute que tant de violence ne pouvait être possible. Vous penserez que jamais un petit nouveau, à cause d'une présentation ratée, ne pouvait être harcelé à ce point. Je le pensais aussi. Je pensais que ça n'existait que dans les films. Que les gens de la vraie vie avaient un minimum d'humanité et de savoir-vivre. Les gens l'avaient, mais ça dépendait avec qui ils étaient. Ils ne l'avaient pas avec moi.
Les premiers mois ont été longs. Certains jours étaient moins durs que d'autres. Il y avait même des jours durant lesquels personne ne m'appelait Cuvette. Ces jours étaient rares mais je les savourais. C'étaient souvent les jeudis. Je commençais les cours vers dix heures, les terminais à quinze heures et je déjeunais entre mes deux copines, la poubelle bleue et la poubelle verte. J'avais fini par leur donner des petits noms. Ainsi, quand ma mère me demandait un résumé de ma journée, je lui disais :
- J'ai déjeuné avec Diva et Elphie, c'était cool.
Elle ne me posait pas plus de questions. Elle avait l'impression que je m'intégrais et que j'avais des amis. Avec des noms étranges, certes, mais ça lui suffisait. Mon père m'appelait de temps en temps, souvent vers minuit. En ce moment, il avait tendance à oublier le concept de « décalage horaire ». Une fois, il m'avait appelé à trois heures du matin. J'avais quand même décroché. Je l'avais écouté parler tout seul, pendant dix longues minutes durant lesquelles je dormais à demi.
Ses coups de fil se déroulaient souvent de la même façon et suivait trois étapes logiques : il me parlait du lieu où il était actuellement, il me racontait une anecdote qui était arrivée à son collègue – le plus souvent, c'était un dénommé Harry – puis il concluait en me promettant qu'il rentrerait bientôt. Les mêmes trois étapes, à chaque fois.
Bref. Revenons à nos moutons. Même si j'ai toujours préféré les lamas. Il s'est passé quelque chose d'assez spécial à la fin du mois d'octobre. Les tensions se sont apaisées me concernant. Les gens ne me parlaient toujours pas, mais Cuvette s'était quelque peu effacé pour laisser sa place à Jonathan. Ma voisine de casier me souriait même quand nous venions chercher nos livres au même moment. Son sourire n'était pas aussi charmant que celui d'Anna Thompson, mais peu importe. Au moins, elle me souriait.
Une semaine avant le bal d'Halloween, j'avais décidé de proposer à ma jolie voisine d'être ma cavalière. J'avais prévu de ne pas aller à ce bal. J'étais déjà ridicule en tant que moi-même, pourquoi aller me ridiculiser en costume ? J'avais donc résolu d'économiser quinze dollars et de ne pas aller à ce stupide bal. Oui, mais voilà, ma voisine de casier était jolie et j'avais vraiment envie de l'inviter à ce bal.
J'ai profité d'un moment entre deux cours pour me rendre à mon casier. Lane Coulter, ma voisine de casier, avait déjà le nez plongé dans ses affaires. Seuls ses longs cheveux bruns dépassaient. Je l'ai un peu observée avant de me décider à l'aborder. Son trench-coat qui ressemblait à celui d'Inspecteur Gadget. Ses bottes cavalières usées sur les bouts. Lane Coulter ne faisait pas partie des élèves populaires mais elle n'était pas non plus engluée dans la fange qui était devenue mon habitat naturel. Elle était dans l'entre-deux. J'avais peut-être une chance.
- Salut, Lane ! ai-je joyeusement lancé.
Trop joyeusement peut-être. Elle a sursauté dans son casier et s'est cogné la tête. Elle s'est extirpée des livres qui lui étaient tombés dessus, la main posée sur son front. Elle m'a regardée.
- Oh, salut ! Excuse-moi, tu m'as fait peur.
- Je suis désolé, tu ne t'es pas fait mal ?
Elle a secoué la tête, en souriant. Son sourire n'était pas aussi charmant que celui d'Anna Thompson mais elle avait cet adorable grain de beauté juste sous l'œil qui la rendait charmante.
- Tu voulais quelque chose ?
J'ai balbutié quelques mots incompréhensibles. Cela a fait rire Lane. J'ai fini par désigner une affiche du bal, rouge de gêne.
- Tu voulais m'inviter pour le bal ?
J'ai acquiescé. Elle a réfléchi quelques instants. Sans doute cherchait-elle une manière élégante de décliner. Même si la Cuvette-mania s'était calmée, ma présentation catastrophique était toujours dans l'esprit des gens.
- Je comprendrais que tu refuses, ai-je fini par dire, étant donné ma réputation.
- Quelle réputation ?
« Quelle réputation ? » C'était une vraie question ?
- Par rapport à ma présentation.
- C'était juste une présentation ratée. J'ai fait pire l'an passé.
Je l'ai toisée, sans comprendre. Non seulement, elle me parlait et me souriait mais, en plus, elle se foutait de ma réputation. Cette fille était parfaite.
- Pire que moi ? C'est possible ?
Elle a hoché la tête avec un sourire.
- Je suis arrivée au mois de décembre l'année dernière. Le jour de mon arrivée, je me suis perdue sur le chemin, puis dans le lycée et je me suis trompée deux fois de salle. Quand je suis entrée dans la bonne salle, j'ai trébuché et je me suis étalée devant tout le monde. Le clou, c'est que je portais une robe ce jour-là. Jusqu'au mois de juin, les gens m'ont parlé de la culotte que j'avais ce jour-là.
Elle a explosé de rire. Un rire joyeux, léger. J'ai ri avec elle. Lane Coulter avait un rire bien plus charmant qu'Anna Thompson. Lane Coulter était vraiment bien plus charmante qu'Anna Thompson. Lane Coulter était jolie. Mais, surtout, elle acceptait de me parler et de rire avec moi.
Elle a fini par redevenir sérieuse.
- Par rapport au bal, je ne sais pas encore si je viens.
Elle a refermé son casier après avoir récupéré les livres dont elle avait besoin.
- Tu n'as pas de costume ? ai-je tenté.
- Pour être honnête, les finances sont au plus bas chez moi, en ce moment. Je me vois mal demander à ma mère quinze dollars pour aller à un bal, surtout qu'il y en aura d'autres.
- Je peux t'avancer, tu me rembourseras quand tu pourras.
Elle a souri, ses livres contre elle. Elle avait le minois d'Hermione Granger quand elle se tenait ainsi.
- C'est très gentil, mais j'ignore quand je pourrai te rembourser.
- Tu me rembourseras quand tu pourras, il n'y a pas d'urgence.
Elle a secoué la tête. J'ai haussé les épaules.
- C'est dommage, on aurait pu être le Joker et Harley Quinn.
- Tout le monde va vouloir être le Joker et Harley Quinn, a-t-elle dit en souriant. Par contre, on aurait pu être Norman Bates et Marion Crane. Ça aurait été original.
Mon cœur a raté un battement. Elle a regardé l'heure à sa montre.
- Je te laisse, j'ai cours dans cinq minutes. On se voit plus tard ?
J'ai hoché la tête et l'ai observée partir. Lane Coulter connaissait Norman Bates et Marion Crane. Lane Coulter connaissait Psychose. Lane Coulter était parfaite. Elle était la définition même de « parfaite ».
J'ai retrouvé Lane deux jours plus tard au même endroit. Cette fois-ci, c'était moi qui avais la tête dans mon casier. Elle était surexcitée et sautillait sur place. Je l'ai regardée, perplexe, en souriant. Elle a extrait un sac en plastique de son casier.
- J'avais hâte de la montrer !
Dans ce sac en plastique se trouvait une robe. Une belle robe bleue avec des boutons jusqu'à la base du cou et un large ceinturon à la taille. La robe de Marion Crane. J'ai saisi la robe et l'ai observée plus en détail.
- Elle est géniale !
Puis j'ai levé les yeux vers Lane et son joli sourire.
- Elle a dû te coûter une blinde.
Lane a secoué la tête.
- Ma mère a retrouvé cette robe dans son armoire. Puis, je suis passée avec mon kit de couturière.
J'ai regardé de nouveau la robe avant de la tendre à Lane. Elle a rangé sa robe dans son casier et en a profité pour attraper un livre de chimie. J'ai refermé mon propre casier.
- Est-ce que cela signifie que tu comptes venir au bal ? ai-je demandé.
Elle a haussé les épaules.
- J'aimerais. J'aimerais vraiment, j'ai vraiment envie de porter cette robe et je suis certaine que tu serais un parfait Norman Bates.
- Tu dis ça par rapport à mon côté psychopathe ?
Elle a éclaté de rire.
- Non, tu lui ressembles physiquement.
Elle a refermé son casier.
- J'aimerais vraiment mais, comme je te l'ai déjà dit, quinze dollars, c'est beaucoup pour moi.
- Je t'offre ta place.
- Ça me gêne, je ne peux pas accepter…
J'ai sorti mon porte-monnaie. Quinze dollars s'y trouvaient, ceux que j'avais prévu d'utiliser pour payer ma propre place. Je les ai tendus à Lane.
- Ça me gêne.
J'ai secoué la tête.
- Laisse-moi t'expliquer le déroulé de cette soirée : je te donne les quinze dollars dont tu as besoin pour acheter ta place. Tu les prends et tu t'en sers pour acheter cette place. Ensuite, le jour même, tu mettras cette superbe robe, une perruque et des escarpins noirs et tu deviendras Marion Crane. Moi, j'aurai ce qu'il faut pour être le parfait Norman Bates. Puis, étant donné que je n'ai pas de voiture et que tu en as une, tu viendras me chercher. Nous passerons une bonne soirée, nous danserons et nous rirons des gens populaires. Puis, quand tu auras envie de rentrer, tu me feras signe, tu me déposeras chez moi et tu rentreras te coucher. Tout le monde y gagne, ai-je conclu.
Lane a hésité mais je voyais bien qu'elle penchait de mon côté. Finalement, elle a acquiescé.
- Ça me va.
Elle a accepté mes quinze dollars.
- Je passerai te prendre vendredi soir à dix-neuf heures trente alors.
- Je serai prêt.
Nous nous sommes salués avant de partir pour nos cours respectifs. Les gens m'ignoraient toujours et quelques « Cuvette » s'échappaient quand je passais dans le couloir mais, aujourd'hui, je n'en avais rien à faire puisqu'aujourd'hui, j'avais une cavalière au bal d'Halloween.
Le soir du bal est arrivé très vite. J'étais prêt à passer une bonne soirée en compagnie d'une fille jolie et intelligente. J'avais enfilé mon costume, m'étais même un peu maquillé et avais ébouriffé mes cheveux. Il était dix-neuf heures quinze. Vous l'avez, cette image parfaite de la soirée parfaite avec une fille parfaite ? Moi, je l'avais. Dommage que la vie ait décidé de m'emmerder jusqu'au bout.
Lane n'est jamais venue me chercher. J'aurais voulu l'appeler mais je n'avais pas pensé à prendre son numéro. Je l'ai attendue une bonne heure, en vain. Je n'ai jamais vu sa petite voiture blanche s'engager dans ma rue. J'avais hésité à ne pas aller à ce foutu bal. Mais, merde, j'avais payé ma place. J'avais lâché quinze dollars pour cette merde. Je devais y aller. Surtout, je devais parler à Lane. Savoir pourquoi elle n'était pas venue, en espérant qu'il ne lui était rien arrivé de grave.
Je me suis rendu au bal à vélo. Norman Bates à vélo. Ça devait être marrant à voir. La musique résonnait. Les tubes d'aujourd'hui avaient envahi la cour et les différents bâtiments de St. Johns. Des sorcières croisaient des vampires. Une princesse roulait une pelle à un cow-boy. Elvis Presley s'ambiançait sur un tube sorti l'été dernier. Bref, c'était un bal classique. Sauf que je n'étais pas le bienvenu, même si j'avais payé ma place, même si les tensions s'étaient apaisées. J'étais toujours la brebis galeuse du troupeau.
J'ai cherché Lane. Je n'ai pas mis longtemps à la trouver. Elle portait bien une perruque blonde sur la tête. Mais ce n'était pas celle de Marion Crane. J'ai longuement observé sa perruque bouclée, sa robe blanche fluide et ses escarpins. J'ai observé la mouche qu'elle s'était dessinée au-dessus de la lèvre supérieure. J'ai entendu ses « Pou-pou-pi-doo » et je l'ai vue chanter Happy Birthday, Mr President à un dernière année. Je ne comprenais pas. J'avais besoin de comprendre.
Je me suis planté à côté d'elle. Elle a paru gênée. Elle ne l'avait jamais été avec moi. Ça m'a fait quelque chose de la voir aussi gênée en ma compagnie. Je croyais pouvoir lui faire confiance. Du moins, je croyais que je pouvais espérer lui faire confiance un jour. Je m'étais trompé. Encore une fois.
- Jonathan ? Qu'est-ce que tu fais là ?
Elle ne pouvait pas avoir sérieusement posé cette question. Je l'ai dévisagée.
- Tu étais censée venir me chercher en voiture. Je t'ai attendue plus d'une heure.
Le vampire avec qui elle discutait s'est éloignée. Sans doute craignait-il que ma loser attitude ne déteigne sur lui.
- On avait un accord, ai-je ajouté.
- Ecoute, la veille du bal, il y avait ce garçon…
J'ai compris qu'elle parlait du Dracula en carton qui était parti s'empiffrer au buffet.
- Il m'a demandé d'être sa cavalière et j'ai accepté.
- Lane, tu avais accepté d'être ma cavalière, je te l'avais demandé avant.
- Je sais mais je ne pouvais pas refuser. Ça fait des mois que j'essaye d'attirer son attention et maintenant qu'il s'intéresse à moi, je ne peux pas l'envoyer paître.
Ma gorge s'est serrée.
- Tu m'avais promis, Lane.
- Je sais mais essaye de comprendre : je n'arriverai à rien avec ce garçon si je continue à traîner avec toi.
- Tu disais que tu te fichais de ma réputation.
- Je le croyais aussi.
Elle a jeté un regard à la ronde. Je l'ai imitée. Tout le monde nous toisait. Enfin, tout le monde me toisait. J'ai de nouveau regardé Lane.
- J'ai demandé à changer de casier. Je suis désolée, Jonathan.
Elle a voulu partir. J'ai attrapé son poignet.
- Lane, tu avais promis !
- S'il te plaît, ne m'approche plus.
Je l'ai lâchée, le cœur au bord des lèvres. J'étais plus qu'écœuré. Lane est partie rejoindre son beau vampire de dernière année. Ils se sont galochés entre le buffet et la piste de danse. Je les ai regardés, des larmes au coin des yeux. La minute d'après, des petits plaisantins se sont amusés à renverser un seau de faux sang sur ma tête. Je suis resté quelques secondes, pétrifié. Lane m'a vu. Elle a eu l'air embêté. Du moins, c'était ce que j'avais envie de croire.
Il m'avait fallu plusieurs jours pour comprendre ce qui avait poussé Lane à agir de la sorte. La raison était on ne peut plus simple : Lane s'était servi de moi. Elle n'avait jamais eu l'intention d'être ma cavalière à ce putain de bal. Elle s'était servi de moi et de ma réputation qu'elle disait ignorer pour attirer l'attention du garçon qu'elle convoitait. Pendant des jours, elle m'avait souri, m'avait parlé d'être humain à être humain. Le tout dans l'espoir de conquérir un autre. Elle avait accepté mon invitation pour le rendre jaloux. Elle avait prétendu se rendre au bal avec le tristement célèbre Cuvette pour que l'autre dégaine son épée de chevalier servant et vienne la délivrer des griffes du loser de service.
Lane s'était servi de moi, certes, mais Lane avait agi en jeune fille amoureuse. Comment la blâmer ? Au moins, elle avait eu la délicatesse de ne jamais m'appeler Cuvette et de changer de casier. Je crois sincèrement que Lane n'avait pas voulu me blesser. Mais je crois aussi qu'elle a été, sans le vouloir, l'un des nombreux éléments déclencheurs de la décision.