Jonathan Chandler - Chapitre Un
Julie Vautier
Mon nom est Jonathan Chandler. Jon, pour les intimes. C'est ainsi que mes potes m'appellent. Enfin, c'est ainsi que mes potes m'appelleraient, si j'avais des potes. J'ai dix-sept ans, je suis lycéen. Ma vie est on ne peut plus banale. Banal, c'est même mon deuxième prénom. Ça l'aurait vraiment été, si l'état de Californie acceptait que « Banal » soit un prénom. Je ne sais pas vraiment comment me décrire. Je n'ai jamais su faire de description de personnage. Les rédactions, c'était ma bête noire. Ça l'est toujours. Je n'ai jamais su décrire un personnage. Parler de la couleur de ses yeux. Des trucs qu'il aime manger. De ses rêves. Je n'ai jamais su. Par contre, je suis du genre factuel. Les faits, ça me parle. Du coup, permettez-moi de me décrire en termes de faits.
Je suis né un vendredi treize. Je ne suis pas superstitieux, loin de là. J'ai longtemps eu un chat noir pour me tenir compagnie. Miller. Je l'avais appelé Miller. Parce qu'Arthur Miller et Les Sorcières de Salem. Vous ouvrirez une encyclopédie, ça vous cultivera. Bref. J'avais un chat noir. Il a vécu treize ans. Je ne suis pas superstitieux mais la vie passe son temps à m'envoyer des signes. Des signes que mon existence allait être sacrément compliquée. Ça n'a pas loupé. Mais nous n'en sommes pas encore là. J'ai décidé de venir au monde un vendredi treize, à minuit dix. J'aurais pu naître un jeudi douze. Mais non. L'esprit de contradiction, sûrement.
J'aime Hitchcock passionnément et j'ai vu Psychose au moins treize fois. Je n'ai pas vraiment compté, mais ça ne m'étonnerait pas. J'aime le cinéma en général, d'ailleurs. Si j'avais eu une copine, je l'aurais emmenée au cinéma. Mais je n'ai pas plus de copine à emmener au cinéma que de potes qui m'appellent Jon. C'est dommage, j'aurais accepté de voir n'importe quel film. Même une comédie romantique. J'étais vraiment prêt à tout. C'est en entrant au lycée que j'ai fini par abandonner l'idée. Le lycée, c'est une jungle impitoyable pour les petits poissons comme moi. Le genre éperlan chétif, ça n'a jamais fait rêver aucune fille. Le barracuda musclé et sportif en revanche, ça leur faisait l'effet d'un papier tue-mouches. Toutes attirées, toutes collées. Et je ne peux même pas leur donner tort.
Je suis inscrit au club de sciences et, fait incroyable, j'adore ça. J'aime autant la science que j'aime le cinéma. Je peux passer des heures, le nez rivé à mon microscope, à étudier des levures en croissance. J'adore étudier la théorie de l'évolution et lire les écrits de Darwin. J'adore la science et je ne porte pas de lunettes ni de veston tricoté par ma grand-mère. Je ne ressemble même pas aux geeks dépeints par les séries télé. Mais la simple apparition de mon nom sur une liste a fait fuir les rares filles que j'intéressais. Oui, des filles étaient intéressées par mon physique de poisson malade. Puis, elles ont découvert que le poisson malade adorait étudier le flux et le reflux de la mer. Ça a jeté un froid entre elles et moi.
Mes parents m'aiment. Enfin, je crois. Ils ne me le disent jamais. On n'est pas du genre démonstratif dans la famille. C'est à peine si on se parle à table. « Passe-moi le sel » est un bon résumé de nos conversations journalières. Ils travaillent beaucoup, surtout mon père. Je n'ai jamais trop compris le métier qu'il faisait. Ma mère non plus, d'ailleurs. En revanche, j'ai compris très tôt qu'il n'assisterait pas à mes remises de diplômes ou aux éventuelles pièces de théâtre scolaires auxquelles j'aurais pu participer. Je ne l'entends jamais parler, sauf au téléphone. Ça peut paraître triste, mais ainsi va la vie. Chacun a sa croix à porter et la mienne n'est pas tellement plus lourde qu'une autre. Enfin, c'est ce que je croyais.
Je suis petit. Pour un garçon, en tous cas, je suis petit. Je n'exagérais pas quand je parlais de physique de poisson malade. Je n'ai jamais eu la physionomie d'un beau rouget. Quand j'étais plus jeune, ça ne posait pas de problème. Nous avions tous des physiques de Hobbits dans la cour de l'école. Certains étaient des Hobbits un peu plus grands que les autres, mais ça ne sautait pas aux yeux. Moi, je suis resté un Hobbit. Et ce n'est pas toujours très agréable d'être dépassé en taille par toutes les filles de sa classe. Même quand elles ne mesurent qu'un mètre soixante-cinq.
Je suis gaucher et j'ai le malheur de ne pas avoir une jolie écriture. On dit toujours des garçons qu'ils écrivent moins bien que les filles. Déjà, ce n'est pas toujours vrai. Ensuite, je ne suis plus au stade de « je n'écris pas très bien ». J'ai atteint un palier inatteignable pour les simples mortels. A ce niveau-là, ce n'est pas que je n'écris pas bien. A ce niveau-là, même l'ordonnance de mon généraliste est plus lisible que ma dernière copie de mathématiques. Même la lettre au Père Noël de mon cousin de quatre ans est plus compréhensible. J'ai eu pas mal de soucis dans ma vie et, à une époque, j'aurais aimé me confier à un journal intime. J'ai essayé, mais, même moi, je n'arrivais pas à comprendre ce que j'avais écrit.
J'aime le métal symphonique et la musique baroque, mais cela ne m'empêche pas d'apprécier un morceau d'AC/DC ou une chanson française à la mode. J'évite juste de parler de mes véritables goûts musicaux. Déjà que j'aime la science et que je suis un petit gaucher, je ne voudrais pas ajouter « écoute du métal » à la liste de bizarreries que les autres élèves font mentalement en me voyant. Pas en me parlant. Juste en me voyant. Parce que les gens ne me parlent pas. Même les gars du groupe de sciences ne me parlent pas ou peu. En même temps, on est quatre dans ce groupe et les trois autres aiment encore plus les sciences que moi et passent encore plus de temps sur leur microscope que moi.
J'ai raté mon entrée au lycée. Laissez-moi m'expliquer. Vous voyez, ce fameux jour de rentrée, où personne ne connaît personne et où le moment est venu d'écrire un nouveau chapitre ? Certains choisissent de l'écrire doucement, en prenant le temps de s'accoutumer. D'autres entament un deuxième chapitre à la fin de la journée, tant ils savent s'y prendre avec les gens. Moi, j'étais prêt à l'écrire ce nouveau chapitre. Mais un gars a décidé de s'emparer du livre de ma vie pour le plonger dans les toilettes du lycée. Ma tête n'a pas tardé à suivre. Ce gars, avec sa bande de copains, s'était planté devant moi. Ils avaient tous un an de plus. Ils voulaient me tester, voire si je serais une victime ou un caïd. J'ai échoué. J'ai fini dans les toilettes. Depuis, on m'appelle Cuvette. Enfin, quand on daigne me saluer.
Les gens ne me parlent pas. Ou alors, ils m'insultent. Il n'y a qu'une seule personne qui me salue tous les matins sans m'appeler Cuvette. Elle me demande comment je vais et attend une vraie réponse de ma part. Elle devine quand je vais mal mais ne me demande pas forcément de lui en parler. Elle me rappelle simplement, par un seul regard, que je peux compter sur elle, quoi qu'il advienne. Heather Jensen est ce qui ressemble le plus à une amie pour moi, mais elle ne m'appelle pas Jon. J'ai été un peu amoureux d'elle au début, c'est vrai. J'ai très vite compris que le genre masculin n'était pas sa tasse de thé en la voyant mater les jambes sans fin d'une pom-pom girl. Peu importe, Heather est mon amie.
Dans la vie, il y a ces gens que l'on veut rendre fier. Nos parents, la plupart du temps. Mes parents ne me parlaient pas beaucoup, eux non plus. Ils ne s'inquiétaient pas vraiment de ma scolarité non plus. J'avais toujours été un bon élève. Il n'y avait pas de raison que ça change. Alors, ils ne s'en inquiétaient pas. Pourquoi aurais-je voulu les rendre fiers de moi ? Il y avait mon chat avant, mais il s'en fichait pas mal de ma scolarité. C'est normal, c'était un chat. Les chats ne s'inquiètent pas de la scolarité de leurs humains. Si j'avais été un chat, j'aurais sans doute agi de même. Je ne me serais préoccupé que de ma gamelle et je me serais sans doute échiné à attraper une souris ou deux. Remarquez, c'est peut-être à cause de ce genre de réflexions étranges que les filles me fuient comme la peste. Ça, et ma petite taille.
Heather a été la première personne que j'ai voulu rendre fière. Elle était arrivée en cours d'année du Michigan. Elle s'était assise à la seule place libre, c'est-à-dire à côté de moi. Le professeur nous rendait des contrôles faits la semaine d'avant. Devant mon A+, aucune réprobation dans son regard, aucune envie ou jalousie. Juste de l'admiration. Elle était admirative devant ma copie. Ce jour-là, j'étais devenu aux yeux d'Heather le descendant direct d'Einstein. J'ai travaillé d'autant plus pour conserver ce statut qu'elle m'avait accordé. J'avais travaillé pour qu'elle soit fière d'être mon amie, elle qui avait sciemment accepté de se couper des autres groupes pour rester avec moi. Je me foutais bien que mes parents soient fiers de moi. Heather, en revanche…
Je n'ai jamais su décrire mes personnages dans mes rédactions. Je n'ai jamais su me contenter d'un simple paragraphe pour expliquer qu'untel avait les cheveux bruns, une cicatrice au menton et une générosité à toute épreuve. Je me suis toujours contenté de faits. J'ai toujours agi de même pour moi. Les faits, c'est ce qu'il y a de plus fiable. Les faits sont la science de la vie. Les faits sont ainsi, on ne peut pas les changer. La Bible a été écrite à base de faits. Réels ou non, là n'est pas la question. Machin a traversé la Mer Rouge et Truc a multiplié les poissons. Des faits, toujours des faits.
Mon nom est Jonathan Chandler et, ce matin, j'ai décidé de venir avec un flingue à l'école.