Jorge AMADO- Pour une littérature métisse

gilles-failleur

Jorge AMADO- Pour une littérature métisse.

Paru dans Recherches en esthétique

Introduction

René Depestre, écrivain et poète haïtien contemporain, définit la littérature latino-américaine comme suit :

«L’écriture latino-américaine est un métier à métisser les imaginaires»[1]. Ici l'insistance semble être déjà mise sur le métissage et les imaginaires, notions importantes qui seront au coeur de notre réflexion. Le jeu de mot sur le métier à métisser indique aussi une dimension implicite à I'oeuvre dans le métissage, celle de la transformation, par le travail du métier à tisser, de lignes distinctes (les origines), en trame tissée, où les lignes deviennent liens qui se croisent et se mêlent, métaphore du métissage, avec perte d'origines mais regain des forces et imaginaires décuplés.

Jorge Amado répond directement à René Depestre : «Je voudrais d'abord préciser que le concept même de littérature latino-américaine me semble contestable. En effet, il s'agit d'une notion européenne, que je qualifierai de colonialiste, qui enferme les écrivains de ce continent dans un ghetto. D'ailleurs cette expression désigne généralement la littérature des pays américains de langue espagnole et laisse de côté des littératures importantes, comme celles du Brésil et d'Haïti.

…Comment peut-on englober sous cette même appellation des pays aussi nombreux et si différents, tant sur les plans ethnique que politique et économique ? Il y a cependant des points communs à la plupart de nos pays, des aspects d'ailleurs négatifs: forte mortalité infantile, analphabétisme, pauvreté, fragilité des démocraties. Nous sommes semblables dans le négatif. La création littéraire étant en partie le reflet de ces réalités, c'est autour d'elles que l'on pourrait peut-être trouver quelque unité»[2].

En effet, il semble patent que l'ethnocentrisme européen a concédé tardivement quelque valeur aux littératures d'Amérique du Sud et du Centre, notamment depuis l'attribution du prix Nobel de littérature à Gabriel Garcia Marquez et Octavio Paz. Ceci a eu lieu à travers le nivellement des différences et des spécificités propres à ces littératures, par exotisme sommaire et méconnaissance foncière des dimensions ethniques, culturelles et socio-historiques des pays dont elles sont l'émanation.

Jorge Amado va plus loin dans sa remise en cause de la notion européenne de littérature latino-américaine quand il dit: « En tant qu'écrivain brésilien, je conteste le concept de littérature latino-arnéricaine non seulement pour ce qu'il ya de réducteur, mais aussi parce qu'il ne tient compte que de la latinité. Or.celle-ci n'est qu'une composante de nos cultures métisses. Ainsi, au Brésil nous sommes latins, mais aussi indiens et surtout noirs. René Depestre a fait justement remarquer, qu'il y avait eu dès le départ de la colonisation, un métissage des différentes cultures noires»[3], Pour René Depestre et Jorge Amado, l'essentiel semble bien être dans les autres composantes non latines de ces cultures métisses. En effet, la notion «latino-américaine» évacue les dimensions déterminantes que sont le métissage et l'hybridation. Il semble nécessaire, à ce stade du débat, de mieux différencier les termes «métissage», «métis», «hybride», «hybridation», «syncrétisme» par rapport à leurs contextes d'émergence et d'inscription, et les connotations induites.

Le métissage apparaît avec l'ère coloniale au cours de laquelle, au sein des empires, les grandes races humaines, tenues jusque-là séparées, commencèrent à se mélanger. Il y a deux façons d'entendre"le métissage. Dans le sens technique des sciences naturelles, on appelle «métissage» le mélange des races, de variétés différentes au sein d'une même espèce, et .métis» ( de mestiz au XIle siècle, du bas-latin mixticius, de mixtus, «mélangé» ) le produit d'un tel croisement.

Entendu en ce sens, le métissage est propre aux races humaines; pour désigner le croisement entre races animales ou végétales, les termes «croisement» et .hybridation» lui sont en général préférés.

L’hybride (du latin ibrida, «de sang-mêlé! », altéré en hybrida par rapprochement avec le grec ubris, «excès» est alors la créature (animale ou végétale) provenant du croisement de variétés, voire d'espèces différentes[4].

Une ambiguïté particulière caractérise le métissage. C'est qu'en réalité il ne concerne pas n'importe quel croisement humain: sont tenues spécifiquement pour métissages, les unions entre Blancs et Noirs, entre Blancs et Jaunes et entre Jaunes et Noirs, c'est-à-dire les mélanges des grands groupes de couleur de l'espèce humaine. Le métissage est un mélange

 de races» au sens où, selon la conception populaire, les groupes de couleur sont tenus pour tels.

Mais, du point de vue biologique, il ne s'agit pas là de races. La couleur n'est pas, au point de vue biologique, un trait plus révélateur de la race qu'un autre. « Les Blancs, les Noirs, les Jaunes ne font donc pas des .races» (au sens biologique), mais des groupes humains (au sens sociologique). Le métissage concerne, si l'on peut dire, des races .sociales» selon Roger Bastide[5].

 C'est donc un phénomène social', et c'est en cela qu'il concerne la vie intellectuelle et trouve ses prolongements dans la littérature et l'art des pays concernés. L'historien Serge Gruzinski a récemment publié un livre qui devrait faire référence pour l'analyse des métissages américains. Ceux-ci y sont vus comme "brassage des êtres et des imaginaires et à la fois comme un effort de recomposition d'un univers effrité et un aménagement local des cadres nouveaux imposés par les conquérants»[6]. Pour Gruzinski : « Le métissage s'exerce sur des matériaux dérivés, au sein d'une société coloniale qui se nourrit de fragments importés, de croyances tronquées, de concepts décontextualisés et souvent mal assimilés, d'improvisations et d'ajustements pas toujours aboutis... Le métissage résulte toujours d'un rapport de force politique »[7]. Cette réflexion rejoint ici celle de Frantz Fanon' suggérant une lecture lacanienne et différentielle de l' « Autre», du colonisé porteur d'une identité hybride issue du « Lieu de déséquilibre occulte» imposé par la colonisation.

D'autre part, l'hybridation a pris un sens beaucoup plus en relation avec la création artistique, notamment dans le contexte postmoderne, avec les écrits de Guy Scarpetta[8], qui considère l'hybridation comme forme de résistance à la liquidation de la modernité par l'art postmoderne et au « .consensus mou» de la critique contemporaine.

Origines coloniales du métissage.

Ce n'est qu'à l'époque moderne qu'une conscience particulière s'est développée à l'égard des mélanges raciaux et que la société a, dans l'ère coloniale, tenu plus précisément compte des .races» pour son organisation. C'est, en effet, un trait typique de la société coloniale que de s'organiser en fonction de la couleur et de reconnaître aux sang-mêlé une place particulière au sein de l'ordre social. La société coloniale, tout en mélangeant les couleurs et en atténuant du même coup les différences, en perpétue les distinctions. Le métissage est, par certains côtés, l'inverse d'une fusion, car, au lieu d'aboutir à une fusion, le mélange des couleurs engendre, étant donné le contexte particulier dans lequel il se produit, une conscience .raciale», donc une séparation des groupes.

En Amérique du Nord, comme en Amérique du Sud, la hiérarchie des couleurs correspond à celle des richesses et à celle des classes. Les classes supérieures sont blanches, les classes inférieures noires; entre ces deux extrêmes, se situent les métis, aux positions économiques et sociales intermédiaires. Mais, alors qu'aux États-Unis, tous les métis sont en fait traités comme gens de couleur, en Amérique du Sud, c'est le contraire qui se produit: tout métis ayant un ancêtre blanc est considéré comme « Blanc », pour peu que sa peau soit suffisamment claire et qu'il ait une certaine position économique.

La société d'Amérique latine comporte donc deux classes moyennes métisses.

Au Brésil, on distingue quatre types de métis selon Nelson Rodrigues : les mulatos (mulâtres ), issus de l'union de Noirs et de Blancs, parmi lesquels une différence est faite entre mulatos de première génération, mulatos de teint clair dont les enfants retourneront à la race blanche et mulatos de teint foncé ( ou cabras) retournant au contraire à la race noire, certains d'entre eux se confondant même avec les criolos (de parents l'un et l'autre nègres); les mamelucos, ou caboclos, fruits de l'union de Blancs et d'Indiens Jaunes ), qui sont à leur tour divisés en trois groupes à la façon des mulâtres (parfois, le mameIuco est supposé plus blanc que le caboclo) ; les curibocas, ou cafusos, fils de l'union de Nègres et d'indiens; les pardos

 (bruns) proviennent du mélange des trois groupes, le plus souvent du mélange de mulatos et d'indiens[9].

Jorge Amado prolonge cette réflexion fondamentale par le rapport essentiel entre métissage et esclavage: « Sur le marché, les maîtres n'achetaient pas d'esclaves appartenant à la même ethnie pour éviter tout risque de révolte. Dans les plantations, les Yorubas côtoyaient les Congolais et les Angolais. D'où un premier brassage qui s'est ajouté aux précédents»[10].

Ce métissage initial subi par des milliers d'esclaves, pendant plusieurs siècles, puisque poursuivi jusqu'à la fin du XIXème siècle, a eu pour conséquence de déclencher un fonctionnement généralisé de syncrétisme. Ce syncrétisme est une forme de résistance clandestine: le catholicisme sera investi et .noyauté» par les dieux Yorubas, certains Saints catholiques comme Saint Georges seront les masques des dieux du Vaudou brésilien, le Candomblé, qui seront vénérés au nez et à la barbe des autorités ecclésiastiques et coloniales pendant la période coloniale et esclavagiste et après l'indépendance et l'abolition de l'esclavage.

Dans la terminologie habituelle de I'histoire des religions, le syncrétisme désigne la fusion de deux ou de plusieurs

 religions, de deux ou de plusieurs cultes en une seule formation religieuse ou cultuelle. Dès lors, quand on parle de religions ou de cultes syncrétistes, on fait allusion, par simple convention, à ceux qui sont apparus dans des aires non occidentales (et non chrétiennes). Selon cette acception, on parlera, par exemple, des « syncrétismes africano-chrétiens» pour désigner les Églises indigènes africaines; autrement dit, les formations religieuses appelées « syncrétistes» ne sont pas isolables du contexte culturel où elles apparaissent »[11]. Le fait est que dans le syncrétisme religieux brésilien, le contexte d'inscription est celui de la conversion forcée de populations africaines déportées outre-Atlantique et réduites à l'esclavage. De plus, force est de constater, une fois encore, qu'il existe des connotations « pur/impur », « occidental/non occidental » accolées à ce terme de syncrétisme, qui métonymiquement, conduit lui aussi à hybridation et à métissage.

Jorge Amado donne la mesure de ces métissages opérés grâce aux apports des Noirs quand il déclare: « Les Espagnols ont apporté à l'Amérique leur caractère dramatique, si visible dans leurs manifestations religieuses. Les Portugais sont nostalgiques, portés sur la mélancolie. Pour tous les Ibériques, la joie n'est pas une vertu, c'est plutôt un vice ou un péché. Les Noirs nous ont sauvés de cette mélancolie. Leurs dieux sont le soleil, le neuve, la forêt. Ils nous ont apporté leur immenses forces de vie, leur capacité de faire la fête. L’importance du carnaval, chez nous au Brésil, n'est pas un hasard»[12].

En effet, les musiques brésiliennes comme la Samba, le Foro, la Bossa Nova et tant d'autres sont autant de musiques festives, appelant les corps à entrer dans la danse et dans la transe, sensuelle et communicative. La plupart de ces musiques ont en commun d'être elles aussi le fruit de syncrétismes: leurs rythmes proviennent des quadrilles, mazurka, fado et autres musiques d'origines européennes adaptées aux tempos et syncopes africaines; les instruments d'origines différentes y cohabitent: instruments créoles d'origine ancienne et européenne comme le luth, le charango et le cavaquinho, ou d'origine africaine comme la quica et le berimbao. Ainsi, Màrio de Andrade fait dire à Macoumaima: « Je suis un (indien) Tupi qui joue du luth»[13].

Cependant Jorge Amado ne réduit pas pour autant l'apport des Noirs à la danse et à la musique. Pour lui, les Noirs ont apporté beaucoup plus: « Ils ont apporté la joie. On m'a souvent reproché de montrer dans mes romans, des personnages pauvres qui font la fête. Mais c'est une réalité indéniable: même les personnes lès plus pauvres ont gardé le goût de la fête au Brésil»[14].

.Métissage et magie: le réel contaminé.

L’apport fondamental africain dans la réalité quotidienne du Brésil est pour Jorge Amado, celui de la magie: le rapport religieux est intrinsèquement un rapport au monde, mais là, au Brésil il est dédoublé par un rapport au magique. Nous avons déjà souligné la contamination du catholicisme par le Candomblé, qui a ainsi réussi à perdurer malgré les interdits religieux et politiques, malgré les persécutions policières et les tribunaux inquisitoriaux. De ceci, l'on peut se rendre compte en visitant le Musée Municipal de Salvador, place du Pelurinho (place du piloris, où étaient suppliciés les esclaves « marrons», fugitifs échappés des plantations et les prêtres du Candomblé) : une boite d'allumettes y est exposée, qui contient tous les Orisha (dieux du Candomblé) sculptés dans le bois des allumettes, minuscule autel clandestin destiné à échapper à' ces persécutions, ce qui n'est pas sans rappeler la condition d'autres religions persécutées, comme les Cathares d'Occitanie au XII ème siècle et les Camisards des Cévennes au XVII ème siècle.

Le Candomblé, c'est-à-dire le Vaudou brésilien, qui puise ses racines dans les religions Yorubas, dont le Panthéon des dieux et la cosmogonie se retrouvent quasiment à l'identique entre les deux rives de l'Atlantique, du Bénin et du Nigéria au Nordeste. Ceci fut l'objet des études approfondies de Pierre Verger, anthropologue et photographe de talent qui réunit ses recherches dans une thèse de troisième cycle[15].

Dans son livre célèbre, Orisha,[16] Pierre Verger étudia dans une analyse comparative exhaustive, les rites, le panthéon et la cosmogonie des Dieux Yorubas dans les sociétés du golfe du Bénin, du Nigéria et dans les « Terreiros» de Bahia au

 Brésil. Les photographies nombreuses que Pierre Verger prit dans les deux contextes sont présentes dans l'ouvrage pour démontrer l'équivalence ou tout au moins l'analogie très forte existant entre les gestuelles, les costumes de cérémonie des officiants, les représentations graphiques et sculpturales des dieux, des deux côtés de l'Atlantique. L’auteur finit par se faire initier â Bahia et devint même Pao de Santos, « Père de Saint» sous le nom de « Fatumbi Balawo», c'est-à-dire grand prêtre d'un « Terreiro», Temple-Territoire d'une communauté de Salvador, où il finit ses jours en 1996. Son apport est important pour comprendre l'intrication du magique et du quotidien dans la culture métisse brésilienne. Les vases communicants entre le sacré et le profane y sont différents, y fusionnent d'une autre façon, comme dans

 les liens souterrains m,ais très réels existants entre terreiros, écoles de Samba, écoles de Capoeira[17] et groupes de Carnaval.

Ces liens sont des éléments de la trame du quotidien des communautés populaires, intimes et solidaires des brésiliens. Ces liens sociaux, culturels et religieux relèvent d'un rapport au réel dans lequel la magie, qui n'a rien de .noire, est un des « poteaux-mitans» de la vie communautaire, assumée et partagée par les membres de la communauté, dont la plupart est initiée ou proche.

Au fond, ce rapport au magique, amenant à une intrication constante, semble être un aspect important de l'identité du peuple nordestin si ce n'est brésilien dans sa majeure partie: les .Terreiros. ne sont pas moins présents dans les autres régions du Brésil. Ainsi, à Rio de Janeiro, ils se comptent par dizaines et attirent des milliers de .Cariocas., surnom donné aux habitants de Rio.

Lors d'un entretien, Jorge Amado, m'a fait part d'une de ses grandes fiertés de son passé d'homme politique[18] : en 1946, élu député communiste à l’Assemblée Nationale de Catete, à Rio de Janeiro, il s'est empressé de faire voter sous la pression des événements et face aux lendemains incertains de la démocratie brésilienne, un projet de loi autorisant la liberté de culte au Brésil, légalisant par là même le Candomblé qui avait été particulièrement persécuté pendant la dictature de l’Estado Novo, état fasciste brésilien sous la poigne de Getulio Vargas. Depuis, nul n'est revenu sur cette conquête, le Candomblé revit et se laisse entrevoir comme une part de l’âme brésilienne.

Le quotidien magique: un réel hybride au coeur de l’oeuvre de Jorge Amado.

Cette dimension magique est omniprésente dans l’oeuvre de Jorge Amado, jouant comme dans Yansan des Orages [19]le rôle moteur de la fiction romanesque. Le personnage principal est une statue de la « Sainte Barbe à la Foudre» recluse dans le fond de la crypte d'une église de campagne, au fond de la grande baie de Bahia. En fait, elle est le double de « Yansan des Orages», Déesse Yoruba, qui va s'incarner dans le corps d'une belle et tendre jeune fille, une mulâtresse, qui sera la Reine occulte du Carnaval. Les personnages du roman (I'Abicun, le Surmâle, le Phalangiste, la Poupée) ne parlent pas que d'exotisme, mais dans leur ballet endiablé se mêlent le souffre, la haine du rance, du fasciste et du fanatique, l’élan de l’amour, ponctués par les disparitions/réapparitions de « Sainte Barbe à la Foudre », alias « Yansan des Orages » qui traversa l’Océan dans le bateau des négriers, au milieu de la terreur des nègres enchaînés à fond de cale. Elle fut la consolation rescapée et ressuscitée dans le coeur de tous ceux qui ont survécu, leur redonnant foi et joie, tolérance et vitalité. Cette joie et cette vitalité se propagent, leur mélange ne gagne-t-il pas du terrain sur le pseudo rationnel agnostique et sur le dogme catholique, certitudes de plus en plus incertaines ?

Ainsi, chez Jorge Amado, le magique n'est jamais néfaste mais au contraire toujours merveilleux: « Yansan des Orages », alias « Sainte Barbe à la Foudre » est venue rétablir une once de tolérance là à Bahia, une pincée d'amour ailleurs à Salvador, partout un zeste de joie de vivre. Ceci est bien la preuve de sa nécessaire existence romanesque certes, mais renvoyant aussi au réel, dans la mesure où Jorge Amado rend compte de la perception du lien magique à l'intérieur de la société brésilienne du Nordeste.

« Dona Flor et ses deux maris »[20], une autre oeuvre romanesque de Jorge Amado relève de ce rapport au magique et de ce réel hybride à travers le thème du revenant. Le mari de Dona Flor est un pécheur invétéré, un joueur trousseur de jupons qui meurt dans une fin de partie très débauchée. La veuve éplorée et inconsolable a par la suite, l’immense surprise et le plaisir de le sentir près d'elle puis de vivre avec ce revenant amoureux une deuxième lune de miel, où ce merveilleux amant n'existe enfin exclusivement que pour elle. Le revenant est une autre figure du merveilleux magique d'Amado, qui toujours très humain donne toujours aux méchants et aux tricheurs, une chance de rachat, ou tout simplement une deuxième chance de connaître le simple bonheur.

L’autre oeuvre qui donne une variation du revenant est intitulée « Les deux morts de Quinquin la Flotte » [21]qui relate les funérailles différées du pécheur (au propre et au figuré) nommé Quinquin la Flotte; funérailles différées car Quinquin ressuscite le temps d'une fête mémorable et débridée à bord d'un bateau ivre qui s'égare dans une tempête qui suspend le réel. La fête finie, la mort peut venir, les vivants et le mort ayant eu leur compte de bacchanales magiques.

            Il existe chez Jorge Amado, dans d'autres oeuvres, beaucoup d'autres figures du mélange entre réel et merveilleux, d'autres associations aussi représentatives de ce réel hybride. Il est difficile de trancher ou d'être exhaustif car dans chacune de ces oeuvres, à quel meilleur mélange de rêve, d'amour et d'éblouissement pourrions-nous prétendre ?

Dans le roman de Jorge Amado intitulé « La boutique des miracles »[22], le métissage y apparaît tant au niveau racial que culturel, dans cette culture .underground» fortement imprégnée de magie que revendique Pedro Archango, le personnage

 central, comme étant celle de son Brésil. Ce faiseur de miracles, qui est aussi redouté que le diable, plein de charme et d'esprit, n'est-il pas le fils du métissage ? Il est en tout cas le porte-voix de Jorge Amado. L’universitaire américain, ce « Gringo» qui débarque bien plus tard à Salvador, proclame son intérêt non pour les gloires académiques de Bahia, mais pour Archango, cet obscur, ce nègre qui plus est, celui qui écrivait des récits diaboliques, subversifs et impies, ces « Cordel» livres artisanaux faits à la presse à main dans sa .Boutique des miracles et dont les exemplaires étaient ensuite suspendus à des ficelles aux étals des marchés de la ville pour y être vendus. Son intérêt pour Archango, devenu sujet de thèse universitaire, déclenche l'incrédulité et au mieux des sentiments peu amènes parmi les autorités intellectuelles de la ville. En filigrane, l'ironie bienveillante de Jorge Amado porte à penser que la véritable culture du Brésil se vit au fond des cours de Salvador, dans les Terreiros, les territoires du Candomblé. Pour le reste, sa satire sociale est sans pitié.

            L’important est sans doute ailleurs. Il réside dans la remise en cause des catégories morales et intellectuelles répandues dans la société brésilienne, bases de ce conformisme idéologique assuré de la bonne société bahianaise qui découvre avec effroi que l'autre, le « gringo universitaire » admire ce qu'elle repousse et refoule au plus profond d'elle-même : sa part « nègre » et maudite. La pseudo culture élitiste et occidentale de cette bourgeoisie soi-disant « blanche» s'écroule comme un cache-misère devant la révélation du génie issu du métissage.

Métissages : racisme/résistance. .

            Le racisme qui existe bel et bien aussi au Brésil, y compris au Nordeste, bien que la majorité de la population y soit noire ou métisse, a permis à une forme persistante de domination fondée sur la couleur de la peau, de continuer à s'imposer dans tous les domaines: dans le domaine foncier avec les latifundias ici appelées « fazendas» des colonels « fazendeiros» éleveurs ou planteurs de canne à sucre ou de cacao; dans le domaine politique par le népotisme des dynasties de gouverneurs, le clientélisme municipal et les escadrons de la mort anti-syndicalistes, anti-gauchistes ; dans le domaine économique avec la capitalisation des richesses par les trusts brésiliens à capitaux nord-américains ou européens; dans le domaine culturel à travers l'acculturation et l'analphabétisme de masse; enfin dans le domaine religieux par le monopole exclusif du catholicisme. Cette domination a emprunté tous les moyens pour se maintenir: l'Estado Novo, avant et pendant la deuxième guerre mondiale, c'était d'abord la dictature de Getulio Vargas qui n'avait rien à envier à ses homologues européens, les fascismes de Benito Mussolini, Franco et Salazar ; puis la dictature militaire qui dura de 1965 à 1985 avec ses lois martiales, ses crimes politiques, ses escadrons de la mort et au mieux ses exils ou résidences surveillées dont beaucoup d'artistes et d'intellectuels pâtirent, notamment Chico Buarque et Jorge Amado.

            A travers le personnage de Archango, c'est à une réhabilitation de la désobéissance active du peuple brésilien que se livre Jorge Amado: la reconnaissance de son génie issu du métissage, de sa force vitale et de sa joie de vivre qui lui permettent de résister au racisme, aux régimes policiers pour faire malgré tout éclater et de toute manière reconnaître ses expressions multiples, littéraires, musicales, poétiques, plastiques, cinématographique, etc. La force vitale, joyeuse, frustre et inextinguible de ce peuple, le sens de la fête et du magique sont alors les armes subversives contre les abus, les obstacles, les énormes différences de niveau de vie. Jorge Amado le dit explicitement: « Nous Brésiliens, nous sommes tous un peu noirs. Le premier esclave noir débarqué au Brésil a commencé à lutter pour sa liberté. Nous avons toujours suivi cet exemple. D’ailleurs, les écrivains brésiliens se sont battus contre l'esclavage et pour l'indépendance. Pendant la récente dictature militaire, la police recherchait les livres du poète Castro Alves, surnommé "le poète des esclaves" parce qu'il avait consacré une grande partie de sa poésie et de sa vie à l'abolition de l'esclavage. Je pense que la fidélité aux intérêts du peuple est la caractéristique fondamentale de la littérature brésilienne. »[23]. Ce thème est la trame du récit de son oeuvre : « La bataille du petit Trianon »[24], retraçant la lutte homérique et sans merci de certains académiciens brésiliens anti-fascistes qui luttèrent pour barrer la route à l'apprenti dictateur qui réclame comme un dû le fauteuil vacant, avec en arrière fond, la bataille de Stalingrad, dont celle du Petit Trianon serait comme l'écho et le prolongement.

Jorge Amado conclut: « Je suis Brésilien, donc métis. J'ai vécu un peu partout dans le monde, et je crois avoir appris l'unique façon de vaincre le racisme, tous les racismes, c'est le mélange des races. Noirs, Blancs, Indiens se sont croisés au fil de l'histoire de mon pays. Nous avons par cette expérience, donné quelque chose à la culture universelle. Pourquoi alors, au lieu de parler de littérature latino-américaine, ne parlerait-on pas de littérature métisse ? Cette expression me plaît parce qu'elle dépasse le cadre du continent américain et peut s'appliquer à toutes les cultures qui ont subi avec violence le mélange des races, mais qui reflète, quelle que soit la langue dans laquelle elle s'exprime, l'originalité et la richesse des hommes nouveaux ainsi forgés »[25].

Avant de conclure, il me semble opportun d'établir un parallèle entre Jorge Amado et une autre figure brésilienne représentative de ce métissage: Deoscoderes Maximiliano Dos Santos, né à Salvador de Bahia en 1917, est Grand Prêtre, « Père de Saint » appelé « Maestre Didi » dans la société religieuse des ancêtres, du terreiro. appelé. « Egun Nagô » dans la société Yoruba, il est simultanément un artiste internationalement reconnu. Il fut d'ailleurs invité à participer à l'exposition controversée « Les magiciens de la terre », au Centre Georges Pompidou, à Paris, en 1989. Il est sans doute parmi les rares artistes qui aient pu revendiquer en toute objectivité ce titre de magicien de la terre, contestable pour bien d'autres artistes ayant figuré dans cette exposition. Ses oeuvres plastiques sont donc d'abord des objets rituels, renvoyant au Panthéon des dieux Yorubas, les Orisha. Dos Santos a obtenu l'autorisation de I'Orisha Obalouaiye. de manipuler les matériaux sacrés qui interviennent dans la fabrication de ses objets rituels: les couleurs, les coquillages et leurs perles, le cuir des animaux sacrifiés et les feuilles des palmiers sacrés. Dos Santos déclare: « L’art fait que je me sens heureux et accompli. Il est lié aux choses que j'aime et admire dans ma vie: les éléments de la nature, qui sont profondément associés à nos Orisha »[26]. Ce double rôled'artiste-prêtre est exemplaire de l'hybridation culturelle brésilienne, et démontre que les postures de Jorge Amado et de Pierre Verger ne relèvent pas de cas isolés.

Conclusion

Le propos n'était pas ici d'être exhaustif, vue la démesure d'un essai visant à circonscrire en un seul article, les dimensions spécifiques des métissages ethniques, des hybridations sociales et des syncrétismes religieux et culturels à l’œuvre dans l'identité brésilienne. Il y a plutôt lieu de parler d'aperçu, de balayage sur les différentes formes d'hybridation et de syncrétismes dans l’oeuvre de Jorge Amado. Toute définition d'une littérature ne peut manquer d'être réductrice. Toutefois la définition de René Depestre peut être croisée, mêlée à celle de Jorge Amado. Ceci pourrait donner: « La littérature métisse sud américaine est un métier à métisser les imaginaires ». Cette proposition de définition restera en devenir car un autre métissage est à prévoir prochainement qui pourra altérer le sens actuel. Les dimensions fondamentales et constantes de métissages ethniques et de syncrétismes culturels suscitèrent dès l'origine un contexte toujours en devenir: Brésil, pays continent, « Boutique aux Miracles » et laboratoire universel, prototype d'une humanité métissée. Par leur situation à l'écart des cadres établis, les groupes issus des mélanges ont toutes les chances d'être à la pointe des grandes mutations, car- on peut y voir une constante de l'histoire -c'est toujours des groupes marginaux que dépend le renouvellement des sociétés, ce qui est déjà là-bas à l’oeuvre. Les hybridations culturelles et les polymorphismes brésiliens semblent être autant de résistances à la mondialisation.

sommaire

Jorge AMADO- Pour une littérature métisse. 1

Hugues Henri 1

Introduction. 1

Origines coloniales du métissage. 3

.Métissage et magie: le réel contaminé. 5

Le quotidien magique: un réel hybride au coeur de l’oeuvre de Jorge Amado. 6

Métissages : racisme/résistance. . 8

Conclusion. 10

sommaire. 11

 

NOTES


[1]René Depestre; Miroir ou mirage d’un continent. Lyon. Presses Universitaires de Lyon. 1987. p. 125.

[2]Jorge Amado. préface à Miroir ou mirage d'un continent pp. 7-8.

[3]René Depestre. Bonjour et adieu à la négritude, Paris. éd. Robert Laffont. 1980.

[4]Jorge Amado, op cit.. p. 8.

[5]Encyclopédie Universalis ..Métissages, hybridation" CD Rom SA. Paris, 1995

[6]Serge Gruzenski, La pensée métisse. Paris, éd. fayard, 1999, p. 245.

[7]Serge Gruzenski. ibid.

[8] Frantz Fanon, Les damnés de la Terre, Paris, éd. Maspéro, 1%1, p. 168.

[9] Guy Scarpe!ta, .I’art du trouble,. Art Press- Spécial 20 ans. Janvier 1993, p. 133.

[10]..Encyclopédie Universalis. Jbid

[11] Encyclopédie Universalis.. ibid

[12]. Jorge Amado, op cit.. p 9

[13] Mario de Andrade. Macounaima ou Je Héros sans aucun caractère, trad franç. de J. Thiériot. ParIs. éd. flammarion..

[14] Jorge Amado, ibid.

[15]Jorge Amado. ibid" p. 9.

[16] Pierre Verger, Oricha. Dieux Yorubas en Afrique et au Nouveau Monde, Paris, éd. Métailié, 1982.

[17]Pierre Verger. Flux et reflux de la traite des nègres entre Je golfe du BénIn et Bahia de tous les Saints. Paris, éd. Mouton, 1%8

[18] Capoeira : danse-lutte, art martial très populaire à Bahia, cousine du Belé martiniquais et du Ladjé guadeloupéen.

[19] Entretien avec Jorge Amado, Rio Vermelho, Salvador. 07/08/1988

[20]Jorge Amado, Yansan des Orages, Paris. éd. Stock. 1989 

[21]Jorge Amado, Dona Flor et ses deux mari~ Paris. éd. Stock

[22]Jorge Amado, Les deux morts de Quinquin la Flotte. Paris. éd Stock

[23] Jorge Amado. La boutique aux Miracles, Paris, éd. Stock.

[24] .Jorge Amado, La Bataille du Petit Trianon, éd. Stock, Paris.

[25] Jorge Amado, op. ciL. p. 9.

[26] Catalogue de l'exposition. Lës magiciens de la te"e. Paris. Centre Georges Pompidou. 1989, p. 131.

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