Journal de Cross, Chapitre 20 partie 1
[Nero] Black Word
Paralysé entre les griffes d'un fauve prêt à m'arracher le crâne, plantant ses serres dans ma capillarité, entravant ma mobilité et me causant une horrible douleur, tant à ma tête qu'à ma nuque. En plus de m'offrir un horizon particulièrement restreint.
Soufflant sur mon oreille gauche comme une brise bouillante de colère, sa respiration me semblait être à la limite du grognement d'un fauve. Alors que la douleur allait me contraindre à laisser mon visage se coller à la table, je sentis les pointes relâcher ma chair et la liberté me revenir.
Relevant ma tête, remettant précipitamment mes lunettes, je pus distinguer que mon interlocutrice n'était plus la même. Ses traits étaient devenus fermés et ses yeux mi-clos regardaient vers le bas, comme une enfant honteuse d'avoir fait une bêtise, avant qu'elle ne devienne en un instant souriante avec un regard aussi doux qu'admiratif.
Elle s'adressa à moi d'une voix plus pausée et enjouée.
" Il faut aussi que je te félicite. Arriver jusqu'au Centre en partant de si peu, c'est une sacrée victoire même si tu as eu beaucoup de chance."
Je me sentais déstabilisé face à un tel changement. Etait-ce une ruse pour me piéger plus facilement par la suite ? Dans un cas contraire, cette femme devait avoir un sérieux problème. Je n'eus pas le temps d'y réfléchir ou de la questionner sur le sujet que la porte s'ouvrit.
C'était elle, Angela, son visage toujours aussi neutre. La seule différence était qu'elle n'avait pas apporté sa mallette. Son retour signifiait sûrement que mon sort venait d'être jugé et que j'allais devoir faire face au résultat de ces réflexions, même si cela devait sceller mon avenir.
Sa neutralité fut à peine perturbée en constatant que Marion était présente à sa place. Tout juste eut-elle un haussement de sourcils avant de s'approcher de la table. Devant le silence sa supérieure, mon interlocutrice prit la parole d'une voix gêné.
"Désolé madame, je ne voulais pas vous déranger.
- Je sais ce que vous vouliez mademoiselle Brunier, en avez-vous terminé ?
- Oui… oui.
- Bien. Maintenant veuillez nous laisser, nous avons beaucoup à nous dire.
- Oui madame."
Sur ces mots, elle se leva et se précipita vers la sortie, laissant ainsi sa place à Angela. Avant de fermer la porte derrière elle, je vis Marion discrètement me souhaiter bonne chance. Pendant ce temps, sa supérieure me fit face en joignant ses mains devant son visage.
Depuis l'instant où cette femme m'avait relâché de ses griffes jusqu'à la voir disparaître, un air hébété devait être resté gravé sur mon visage.
L'expression de mon désarrois devait en effet être remarquable, voire palpable, car Angela s'empressa de m'apporter une explication.
"Marion est un bon élément au sein du centre, mais malgré tout le sang-froid dont elle peut faire preuve, elle a parfois du mal à contrôler ses sentiments. Cela peut la pousser à accomplir certains actes qui peuvent surprendre. Vous a-t-elle fait du mal ?
- Heu… rien de grave, tout va bien.
- Dans ce cas, nous allons pouvoir en venir à votre sujet. Je ne vous cache pas que le débat fut très controversé. En temps normal vous auriez déjà fini dans une cellule de détenus avant de devenir un sujet de test pour une expérience à venir. Dans 90 % des cas nos prisonniers en ressortent soit mort, soit avec un problème d'ordre physique, biologique ou mental."
Mon estomac se contracta en écoutant ce qui me pendait au nez. Du bout des lèvres et de mon courage, je parvins à lui poser une question.
"Et qu'arrive-t-il au 10 % restant ?
- 7 % restent portés disparus, les 3 % restant s'en sortent indemnes. Ces derniers sont remis en cellule pour une prochaine expérience."
Analysant toujours mes réactions à travers ses yeux d'un calme infaillible, les mains toujours jointes devant elle, je savais qu'elle lisait directement la pensée qui m'assaillit. Aucune échappatoire.
Alors que l'inquiétude s'accrochait à mes entrailles, je vis sur son visage masqué de neutralité l'ébauche d'un petit sourire en coin. Angela remarqua mon regard et, dans une grande inspiration qui la poussa à poser ses mains jointes sur la table, reprit son visage sans émotion visible.
Je me repris moi-même du mieux que je pus, me disant que si les supérieurs tenaient à me faire enfermer je n'aurais pas eu à attendre dans cette salle d'interrogatoire.
"Rassurez-vous Cross. Vous êtes mort depuis votre entrée entre les murs du centre.
- QUOI ?
- Vous êtes décidément facile à impressionner. Réfléchissez bien, vous devriez comprendre."
Mon imagination m'amenait déjà au purgatoire, prêt à laisser mon âme être jugée et purifiée, avant que ma réflexion ne reprenne le dessus. En effet, ce centre était un lieu secret, cachant ses activités au monde extérieur et ses résidents ne devaient pas en sortir librement, seulement pour accomplir une mission importante.
Reprenant une grande inspiration, je refis face à Angela en attendant la suite de ses précisions, lui montrant à travers mon regard que j'étais prêt pour ce qui allait venir.
"Pouvez-vous me donner des précisions à ce sujet ? Que comptez-vous faire pour que je disparaisse de la surface du monde ?
- Absolument rien."
Une nouvelle fois elle garda le silence après sa déclaration, sans doute pour me faire réagir davantage à ma situation. Mais cette fois-si je restais impassible, attendant mes précisions. Ce qu'elle consentit finalement à m'offrir.
"Avec votre absence prolongée vos proches déclareront votre disparition aux autorités et des recherches seront menées. Ces dernières ne mèneront naturellement nulle part, c'est d'ailleurs dans l'objectif de ne laisser aucun indice que nous nous sommes assurés que vous n'apparaissiez aux yeux de personne durant votre arrivée. Et c'est dans le même but que, quelque soit le choix que nous aillons prit concernant votre avenir, vous n'êtes pas prêt de quitter les murs du Centre. Au minimum, le temps que vous soyez considéré comme mort.
- Mais… cela pourrait prendre plusieurs années. Une bonne dizaine tout du moins.
- C'est pour cela que nous avons fait brûler l'établissement dans le quel vous avez trouvé l'objet, en faisant croire que cela était du à un accident. Quelques témoins vous ont vu vous y rendre à plusieurs reprises et vous avez laissé pas mal de traces de votre passage, après que nous nous soyons occupé des corps laissés dans la cave, le tour était joué.
- Dans cette optique je serais considéré comme mort dans…
- Avant la fin de l'année.
- Et comment comptez-vous expliquer le fait qu'au milieu du corps d'un jeune homme, de son grand père et d'un individu décédés depuis bien longtemps, l'absence du mien ne risque pas de soulever des questions ?
- Nous y avons pensé. Après avoir rassemblé les corps de vos deux victimes dans la cave, nous vous avons prélevé un peu de sang ainsi qu'un peu de cheveux et les avons disposés dans le sous-sol, surtout dans leurs bouches."
A nouveau, je m'étais mis à hésiter, à tenter de comprendre l'explication de cette organisation. Puis un doute me vint. Angela semblait l'avoir remarqué et le dissipa rapidement.
"Pour faire simple, nous avons fait passer votre ami Arno et son grand père pour des cannibales, vous étant leur dernière victime. Le cadavre du propriétaire des lieux pouvant être considéré comme un précédent repas, et l'incendie comme une négligence de leur part.
- Et vous êtes persuadés que ce mensonge fonctionnera ?
- Suffisamment. Nous faisons avec ce que nous pouvons.
- Vous êtes contraints par des limitations de moyens ?"
A cet instant, son regard devint un peu plus perçant, comme pour me faire comprendre que ma remarque était déplacée. Et bien qu'elle se reprenne immédiatement, sa réponse me parut tout aussi hors de sa neutralité.
"Les moyens du Centre sont répartis selon nos priorités, et vous n'en faites pas parti."