Journal de Cross, Chapitre 9
[Nero] Black Word
Je n'ai pas fait attention à ses remerciements, s'il m'en a témoigné ou non, ou encore s'il m'avait dit autre chose. Je suis resté debout, fixe, à le regarder faire. J'en retins mon souffle, sans oser cligner des yeux, sans oser perturber cet instant qui avait l'air décisif.
Je le vis saisir l'objet, le porter à sa bouche, faisant basculer ce liquide étrange dans sa gorge et le boire. Cette scène ne dura pas plus de dix secondes mais elle semblait s'étendre encore et encore, comme cette eau qui, après plusieurs gorgées, coulait toujours du verre sans interruption.
Il finît par reposer l'objet où il l'avait pris, prenant ensuite une grande inspiration et se tourna vers moi avec un grand sourire.
"Merci beaucoup jeune homme. De l'eau aromatisé à la menthe, j'adore ce goût. Vous aussi ?
- Heu oui, beaucoup… j'apprécie surtout sa… fraicheur."
Un goût de menthe ? C'était ça le goût de cette boisson ? Pourtant elle n'en avait nullement l'odeur. Etait-ce imperceptible ?
" En tout cas c'était bien bon."
Il se mit rapidement à tourner les yeux à droite à gauche, lançant rapidement un regard vers la sortie, avant de reporter son attention sur moi.
"Bon, c'est pas tout ça mais il faut que je m'en aille. Je dois encore retrouver le chat."
Il n'était pas encore affecté par les effets néfastes de ce qu'il venait de boire, mais maintenant qu'il avait bu je ne pouvais pas le laisser partir. Je devais en savoir d'avantage. Je restais devant la base de l'escalier en le regardant s'approcher.
"Attendez. Vous êtes sûr qu'il n'est pas dans cette cave ? Ce serait bête de devoir redescendre une fois en haut pour le chercher encore.
- Il ne me semble pas l'avoir vu, et je pense qu'il se serait déjà manifesté s'il était là.
- Vous en êtes vraiment sûr ?"
Il venait de passer devant moi et sa main se posa sur la rambarde. Il tourna sa vieille tête vers moi pour me répondre.
" Certain jeune homme. Avec ce remue-ménage, même endormit il serait sorti en trombe de sa cachette. Et il se serait probablement précipité dehors.
- C'est que… je n'aimerais pas vous faire revenir ici dans votre état.
- Ne vous inquiétez pas de ma santé. Malgré les années je sais encore me débrouiller seul, même s'il me faut monter un escalier comme celui-ci."
Il fit un premier pas sur la marche de l'escalier, s'appuyant sur sa canne, s'aidant de la rampe en bois.
" Oui mais… cette vieille rambarde pourrait craquer à tout moment. Elle a probablement déjà été attaquée par des mites, ou autre chose.
- Rien d'insurmontable. J'ai survécus à toutes ces années et je serais là pour assister à l'année à venir, vous pouvez me croire."
Je ne savais plus quoi dire. Devais-je le retenir de force ? L'assommer et l'enfermer dans cette cave ? Tout en le suivant dans l'enchaînement des marches, je réfléchissais à ce que je devais faire, pendant que lui se rapprochait lentement mais surement de la porte.
Serrant le poing, pendant l'abattre de toutes mes forces sur son crâne dégarni, je le vis d'un coup stopper son ascension. Il se plia en deux et toussa comme si ses poumons étaient en proie à une vague de poussière épaisse.
Malgré ses tentatives pour s'extirper de cette cave, sa toux se fit plus violente encore. Il se tourna dos au mur, s'appuyant sur la rambarde, et toussa jusqu'à en pleurer. Ses yeux embués se posèrent sur l'objet avant de venir sur moi. Il me le désigna d'une main tremblante et tenta de reprendre le contrôle de sa voix.
" Jeune homme, apportez… apportez-moi votre… votre verre je vous prie. Ma gorge sèche me… me fais souffrir."
Je descendis une marche mais il me vint à l'esprit que c'était la meilleur occasion pour le faire revenir sur le lieu de mes expériences. Dans mon plus grand calme, sentant que j'avais la situation en main, je m'étais tourné vers le vieil homme pour lui répondre.
" Vous devriez descendre pour vous hydrater, ce serait bien plus sûr."
Entre deux plaintes de la part de sa gorge, il me regarda avec un air interrogateur et peu rassuré.
" Jeune homme pour… pourquoi tenez-vous tant à me faire descendre ?
- Il serait risqué que je vous laisse dans de cet escalier avec le risque de tomber. Venez, je vais vous aider."
Je pris son bras d'une main, tendant mon autre bras pour prévenir de sa chute, nous descendions minutieusement les marches, lui gardant sa main valide devant sa bouche. Une fois arrivés, je l'invitais à poursuivre sa marche seul en lui souriant, je pense, aimablement. Mais peut-être que mon regard trahissait mes intentions.
Ses pas étaient plus lents, tremblants, tout comme sa main sur le verre. Il me regarda avec résignation, sans doute encouragé par la sècheresse de sa gorge, et se mit à boire.
Après la première gorgée, il prit une forte inspiration et bu d'avantage. Il vida l'équivalent d'une bouteille d'eau d'un litre avant de finalement poser le verre et de se tourner vers moi, avec toujours cet air résigné.
" Qu'y a-t-il dans ce verre ?
- Je ne sais pas.
- Est-ce que c'est du poison ?
- Je ne pense pas.
- Pourquoi faites-vous tout ça ?
- Parce que je veux savoir.
- Savoir quoi ?
- Ce qu'il va arriver.
- Et que va-t-il m'arriver ? Est-ce que je vais mourir ?
- Probablement oui.
- Je ne pourrais donc pas assister au repas de noël avec ma femme et mon petit fils.
- Probablement pas.
- Et qu'allez-vous apprendre de ma mort ?"
Je restais dans le silence un instant à faire le point. J'avais pu observer l'abondance de ce liquide dans le verre, aussi infini que l'écoulement d'un fleuve, et qu'apparemment il avait un goût de menthe.
" Pour commencer, que l'eau de ce verre ne se vide jamais. Si vous voulez en reprendre, je ne vous resserre pas."
Il parut hésitant. Ses mains se mirent à trembler, tout comme ses lèvres, et ses larmes commencèrent à couler. Sa toux sèche allait revenir elle aussi. Au lieu de reprendre le verre, il s'éloigna jusqu'au mur du fond et s'y assit, laissant tomber sa canne. Sa voix se fit plus sombre, résignée et fatiguée.
"Vous savez déjà comment cela va se finir, je ne vous apprendrais rien de plus. Peut-être que c'est mieux de partir ainsi. J'espère juste que vous… que vous… que vous n'aurez pas à… à faire bo… boire ce truc à quelqu'un… à quelqu'un d'autre…"
Un bon quart d'heure plus tard, passé à entendre sa toux violente et sèche, il finit par succomber.