Journal de Pandémie, semaines 1 à 3

Nenni Bahe

A peu près au jour le jour, quelques bribes de ma vie de semi-confinée.


Mars 2020 (avant le lundi 16, clin d'oeil aux 24 ans de mon ainée).

J'ai mille ans.

J'en ai vu des choses, vécu des événements.

Mars 2020.

J'ai mille ans ici et sous cette forme.

Ce qui se passe est assez inédit pour que j'envisage de me transformer une nouvelle fois ou de repartir en voyage. Ou peut-être bien les deux : filer dans les étoiles, laisser le voyage me transformer, adopter le moment venu la forme adaptée au monde où j'aurai atterri.

...

Ça, c'est mon côté mirage, rêve de vie transsidérale. La réalité est que je ne suis qu'un humain parmi d'autres, étrangement confiné depuis quelques jours, dans un monde pourtant réputé libre.

Alors, comme un prisonnier qui dessine à la craie sur son mur une coche par jour afin de ne pas ajouter la perte du temps à sa perte de l'espace, je passe avec moi-même un insolite contrat : une phrase par jour, qui peut-être, comme moi, restera confinée, ou au contraire, sera libérée par la voix des ondes.


En ce mardi 17 mars, frappée par l'insolence du printemps.

On n'est vraiment qu'une bande de pucerons sur cette terre, et elle se remettrait bien vite de notre disparition.


Mercredi 18 mars.

Aujourd'hui, c'est le silence qui m'impressione. Il a pour moi un goût de vacances ... Je sais que c'est une chance.


Jeudi 19 mars.

Tombée sur un édito récent de la Tribune de Genève. La grippe de 1918 (et plus) aurait été nommée “espagnole” car l'Espagne abritait alors une presse libre, tandis que la France et l'Allemagne, en guerre, n'auraient pour rien au monde admis publiquement leur faiblesse à enrayer ce mal. La réflexion portait sur les liens entre épidémie et information ... Tout parallèle avec notre vécu actuel n'est absolument pas fortuit !


Vendredi 20 mars.

J'ai du mal à me déterminer, et je ressens à fond tout l'inconfort du choix non fait : le saut dans l'arène, en proposant plus activement mes services en hospitalier, ou l'utilité tranquille de mes télé-consultations ? Les deux servent, différemment. Mais l'un se nourrit de la reconnaissance publique, alors que l'autre passera inaperçu. Ce serait tellement plus simple, en étant capable de me satisfaire du second ...


Samedi 21 mars.

Armée de mon mini-sac d'hygiène en monde extérieur, je me suis instaurée préposée au ravitaillement. Une façon utile de rester “celle qui sort”.


Dimanche 22 mars.

Le temps s'est rafraîchi. Partie de Risk, en famille sur le tapis du salon. Si ordinaire ... et pourtant je n'ai pas le souvenir d'avoir participé un jour à ce jeu-là.


Lundi 23 mars.

Midi, les Dicodeurs, émission de radio et humour littéraire : “ Pour me distraire, je voulais acheter La Peste, de Camus. Comme il était en rupture de stock, j'ai pris Huis Clos, de Sartre ! ”. Notre humour devient un peu grinçant, mais continuer à le nourrir nous aidera certainement à vivre au-delà de cet étrange moment.



Mardi 24 mars.

J'ai résolu mon dilemne et répondu présente à la sollicitation de mon hôpital cantonal. Tant pis pour les éloges aux héros de la première ligne, c'est au service de cette première ligne que je me mets. Et je suis beaucoup plus zen avec ça. Je sens que je saurai faire.


Mercredi 25 mars.

Une télé-consultation depuis mon bureau-grenier.

Tâches administratives, facturation : je m'active afin de libérer du temps pour la nouvelle mission dès lundi.

Et le casse-tête de ma petite dernière au fond du lit, symptômes de grippe ou de corona : les deux sont après tout bien proches.


Jeudi 26 mars.

Anniversaire en confinement : une nouveauté. Mais en fait, je m'évade, en solitaire sur ma vélotte. La recherche du Cèdre libanais de ma Sista m'emmène en pèlerinage auprès de tous les cèdres d'Onex. Une belle balade, merci à mon sens de l'orientation toujours aussi défaillant !


Vendredi 27 mars.

Le ralentissement des activités ne nuit pas aux réflexions phylosophiques, bien au contraire.

Pensée du jour : “Si, dans les ouvrages bibliques, on considère le terme Dieu comme un synonyme du Temps (celui qui passe, et dont on ne sait pas exactement s'il précède tout ou s'il n'est qu'un actéfact), alors, miraculeusement, science et croyance se réconcilient ...”


Samedi 28 mars

Balade à vélo en famille, dans la campagne environnante. Enfin, en famille, à peu près : mon ainée vit en Roumanie son expérience personnelle de ces temps étranges; ma cadette, recluse, expérimente l'état de convalescente, que cela ait été la suite d'une bonne vieille grippe bien connue de nos systèmes immunitaires, ou un nouveau, sournois, et dit “émergent” Corona virus. Il reste donc notre fils, jappant sur sa bécane de course, entre ses deux parents qui, au lieu d'accélérer, se disputent l'itinéraire comme si, dans ce temps qui ne s'écoule plus, ça avait une quelconque importance.


Dimanche 29 mars

Assemblée Générale de l'une des associations dont on fait partie. Non, nous n'avons pas bravé le confinement ! La rencontre se déroule sagement sur Z...(tant pis pour la préservation de nos données !)


Lundi 30 mars

Je suis mise sur le banc de touche de ma mission hospitalière : une voilure trop largement déployée pour une demande encore peu présente. “Mes sources internes” me disent que le besoin est pourtant là, mais que l'offre au service de laquelle je me suis mise n'y répond pas bien. Donner des pistes pour améliorer le projet en cours ? Me chercher une autre mission ? Je m'attelle aux deux, peu de retour encore.


Mardi 31 mars

Après-midi seule au cabinet, devant mon combo ordi-et-téléphone. Les télé-consultations se succèdent. Un rythme plus lent, avec certains la structure d'une consultation se dessine, assez semblable à ce qui se passe en face-à-face, avec d'autres tout semble se dissoudre ... C'est sûrement à moi de poser un cadre plus ferme.


Mercredi 1er avril

Les mains en porte-voix, je salue mon voisin par-dessus l'étendue de son champs labouré.

On n'a jamais communiqué ainsi. Un seuil sonore habituellement trop élevé ? Juste pas eu l'idée ? J'imagine qu'après, je ne prendrai pas le temps d'un petit test comparatif, permettant de valider (ou invalider) les hypothèses.


Jeudi 2 avril

Ma cadette pétille d'idées : “Tu imagines, Maman, ce que l'on vit aujourd'hui apparaitra dans les livres d'histoire”. Mes réponses sont parfois optimistes : “Oui, il y aura le chapitre de la Grande Pandémie”. Et parfois moins :         “ Oui, comme pour les papes quand leur prénom devient pluriel, les pandémies auront leur numéro d'ordre ” !


Vendredi 3 avril

Je confine, tu confines, ..., nous confinons en coeur. Ce verbe, jusqu'à hier, n'était même pas désuet, mais juste inusité, oublié de notre langage.


Samedi 4 avril

Randonnée de La Tine de Conflens. C'est limite, question droit à prendre l'air autours de chez soi, mais quel bien ça fait !


Dimanche 5 avril

Mais où est-il donc passé ce jour-là ? Une chose est sûre : la maison n'a jamais -ou en tous les cas que rarement- été aussi propre !


Lundi 6 avril

Mon père est philosophe à ses heures perdues.                 Je suis allée cet après-midi ravitailler mes parents sur leur colline, restant à deux mètres de distance comme il se doit. Un écart suffisant pour brimer les accolades et, on le souhaite de tous nos voeux, neutraliser la propagation virale, mais qui permet encore de jolies discussions. J'en retiens ceci : “Pourvu que cette période réapprenne à l'humain que le calme ne lui fait que du bien !”


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