Journal d'une névropathe (suite)
Séverine Rouquette
Un jour, une heure, une vie à Paris, dans le 16ème arrondissement. Quelque part dans un appartement cossu, avenue Léopold II … J’aime m’éveiller et m’étirer dans le luxe indécent de cet appart’! Il ressemble à une volière géante. Tout n’y est que transparence sur la ville. Quand il n’y a pas trop de pollution grise dans l’air, j’arrive même à entrapercevoir la dame de fer. La lumière extérieure éclaire un intérieur so chic, so must. Tout y est design et nouvelle tendance. Vous n’y trouverez aucun article de premier choix et aucun mobilier de seconde zone ! Etant moi-même douée pour la peinture moderne, j’aime à dénicher sur internet ces artistes qui me ressemblent un peu. Ma dernière trouvaille… Un artiste qui créé des techno-sculptures inédites. Inédites, de par leur originalité mais aussi (et surtout) de par leur coût ! Mais quand on aime, on ne compte pas, n’est-ce pas ? Pour sûr, cet adage aura ma peau ! Mais bon… Faut voir à encourager la créativité artistique, non ? Et si vous pouviez les voir, étalés là, dans mon salon… Une vraie réussite ! Leurs lueurs chatoyantes et énigmatiques apportent une touche d’apaisement pseudo-spirituelle, limite ésotérique. Et le must dans tout cela, c’est qu’elles fonctionnent à l’énergie solaire. Quelques économies supplémentaires pour engraisser un peu plus mon cochon-tirelire. Autant de dépenses futiles accablent ma pauvre mère. C’est un véritable cauchemar pour elle ! Non pas parce qu’elle a le souci de l’équité dans la bonne répartition des richesses entre les différents milieux sociaux, mais bien plutôt par souci d’enrichissement personnel. C’est ça le riche… Etre toujours plus riche ! Souvenez-vous de ce clochard, retrouvé mort dans son vomi éthylique et dans la puanteur d’une ruelle, alors qu’il était millionnaire ? Quelle absurdité que le riche, qui veut être encore plus riche ! C’est un peu comme notre bonne vieille grenouille qui veut devenir plus grosse que le bœuf de la Fontaine ! A la fin, il éclate ! En tout cas, j’peux vous dire que c’est le top de se lever dans un tel luxe. De sentir l’odeur du cuir neuf d’un canapé immaculé et la couche laquée des meubles. Cette sensation olfactive me revigore d’un coup de baguette magique. D’un bond, j’atteins de mes petits pieds boudinés, le toucher délicat et molletonneux de la moquette. Mon premier réflexe, tout en me dirigeant vers le salon, est d’allumer mon Macbook Pro, fine fleur d’avancée technologique d’après les arguments enjoués du vendeur, littéralement collé à mes chaussures Chie Miara. Je me souviens encore avec quelle frénésie il aimait à étaler sa connaissance. Il m’énumérait à la chaine, et sans reprendre une seule fois sa respiration, tous les termes scientifiques de ma convoitise. Son langage était aussi obscur et inintelligible que celui de Sœur Françoise, mon professeur de latin. Processeur Intel Core 2 Duo 2.4 GHz à deux noyaux. Il parait que c’est un système révolutionnaire ! Il consiste à concentrer toute la puissance de deux cœurs de processeur dans une même puce. Puissance de traitement exceptionnel avec contrôleur graphique NVidia Ge Force 8600 M GT, 250 Mo. Clavier rétro-éclairé Trackpard. Réseau Ethernet, Fast Ethernet, Gigabit Ethernet. Carte son. Antenne Bluetooth. Disque dur de 160 Go (de quoi y stocker toute ma chienne de vie) et j’en passe… Une telle litanie et un tel effort méritaient bien l’apposition de ma signature en bas du bordereau de commande, ne pensez-vous pas ?!!! Je me jette alors avec envie sur un cappuccino façon"Nespresso… What else ?" Cette journée débute bien… Un nuage de crème sur les lèvres, je fixe avec quelque appréhension le curseur noir qui clignote, comme en attente d’exécution. Mais la page reste inexorablement blanche… Ce matin n’est pas un matin comme un autre. Car en effet, j’ai décidé de révéler à mon PC toutes les confidences d’une névrosée en détresse.Ma main reste en suspend au-dessus des touches AZERTY de mon clavier. Mon imagination se met subitement en branle. Je ne sais pas pourquoi, je me mets à penser à mon homologue outre-manche. J’aime à imaginer qu’en cet instant, Bridget Jones gribouille d’encre noire quelques feuilles blanches pour livrer également ses plus intimes secrets. Elle commencerait certainement par ces quelques mots : « Cher journal… ». Mes doigts se lancent alors à l’assaut des touches :« Cher journal… » Non, non, décidément ça ne le fait pas. Cette tournure est bien trop informelle à mon goût. Il me manque quelque chose. Une touche beaucoup plus personnelle, plus délicate, plus intime… « MON cher journal… » C’est déjà mieux ! Cela le personnifie, lui donne une certaine identité. Celle de mon confident, de mon meilleur ami ! Une seule ligne et déjà le trou noir… Et pourtant je vous l’assure, je ne suis pas blonde ! Mais vous savez ce n’est pas si facile que ça de se jeter en pâtures devant le tout Paris. Se livrer, c’est un peu comme se mettre à nu devant des inconnus. Et pour un premier strip-tease, ce n’est pas si facile ! Je respire à fond. Car malgré tout, il en faut du courage pour remplir, ne serait-ce que de futilités infantiles, les lignes imaginaires de mon écran. Il est tel un ogre affamé qui veut se repaître de mes sensations, de mes sentiments. Il semble attendre le moindre excès, la moindre frasque de ma part, pour dévorer mes chairs… Malgré mes quelques réticences, je ressens au-dedans de moi comme une excitation, une frénésie interne sous-jacente. Elles semblent dissimulées sous le voile épais de la candeur, de la réserve pudique. A moi d’ôter, d’un coup sec, la couverture de dessus ma nudité ! Tout commence alors à se bousculer dans les cases vides de ma tête. Comme si chaque moment de ma vie avait besoin de passer au confessionnal ! Je me sens fébrile. Au bord de la "faillite" émotionnelle, de la banqueroute sensorielle ! J’aimerais trouver d’autres mots pour qualifier mon émoi. Mais les synonymes manquent à l’appel. Je décidai de fouiller plus tard le ventre froid et virtuel de mon nouvel ami, via l’internaute : Encyclopédie. Je me dirige vers la cuisine et prend mon cachet Cymbalta. Je n’aime pas à penser que ce soit un antidépresseur. Je préfère y voir un "euphorisant". Autre terme plus enjolivé pour désigner le tranquillisant que mon psy aligne sur l’ordonnance tous les quinze du mois. Il y a dans ce mot comme un sentiment de plaisir. La tête tangue un peu, on se sent comme renaître. Cela me donne l’espoir éphémère de passer une meilleure journée… Et Victoria (Vic pour les intimes), ma meilleure amie, d’acquiescer dans un coin de mon esprit. Tiens quand on parle du loup…. 8 heures 59, mon fixe retentit ! C’est elle qui appelle, comme tous les matins, à cette heure-ci. Sa voix rocailleuse, à force de trop fumer, a ce je ne sais quoi de sensuel. Elle laisse échapper une bouffée d’air toxique à l’autre bout de la ville… Et, dans un contexte presque shakespearien, me lance :« Ça va ? » Et tous les matins, c’est ce même rituel qui recommence. Je crois que je ne pourrais jamais me lasser de cette routine-là ! Je me lance sur le périphérique, direction 9éme arrondissement, à bord de mon petit bolide rouge. Une superbe Mini décapotable, toute option. J’aime à contempler sa calandre, de larges épaules compactes, et son assise stable, solide. Le chrome, qui orne les poignées intérieures et extérieures ainsi que les pourtours des projecteurs avant et les blocs de feux arrière, ressemble à des rivières de diamant dégringolant des cous. Au soleil, il scintille de mille feux, tels mes nombreux bracelets Dolce Gabana qui ceignent mes poignets. Ça lui donne une sacrée allure ! Ce je ne sais quoi d’élégance et de classe. Je trouve, sans vouloir me vanter, qu’elle me ressemble un peu ?!!! Ma mère n’a jamais compris cet étrange amalgame métaphorique. D’ailleurs, elle ne cesse de se targuer de son implacable logique : « Une décapotable à Paris ? On aura tout vu !» Sur ce plan, je l’avoue, elle a plutôt raison. Mais je me plais tellement dans cette petite furie… Cette petite insolente, comme j’aime à l’appeler. Elle représente une part obscure de ma personnalité. Cette face cachée qui tente désespérément de se révolter contre les rigueurs et les principes aristocratiques de mon monde. J’adore le culot qu’elle a, lorsqu’elle défie dans les embouteillages, de belles sportives vrombissantes. J’envie cette désinvolture qui la caractérise, et avec laquelle elle arrive à se glisser entre les grosses berlines familiales… Je voudrais tant revêtir, ne serait-ce qu’un court instant, ce tempérament "automobilistique" pour enfin défier ma mère ! Faut vraiment que j’entame ce chapitre avec Steve, mon Psy !Garée sur une place handicapée, je me rends en vitesse, au café Le Baron, rue Châteaudun. Victoria est déjà arrivée. Si élégante dans sa robe Givenchy noire. On dirait que tout l’éclat du soleil se reflète là, dans le satiné de son tissu. Elle a ce petit minois à la Audrey Hepburn, des cheveux aussi noirs que ses grands yeux. Ses pupilles sont comme deux billes aux reflets moirés que délimite un nez gracile, fuselé. Elle est pour moi une icône de la mode, si chic, si distinguée, si glamour. Bref un raffinement absolu qui ne laisse indifférent ni les hommes, ni les femmes. Une étole semble avoir été posée avec négligence sur ses épaules saillantes ; d’un geste presque distrait, irréfléchi. Mais en fait rien, dans cette composition estivale, n’a été laissé au hasard. Tout a été subtilement étudié, voire calculé, pour créer l’harmonie parfaite. Je réalise, avec un certain défaitisme, qu’elle a cette grâce et cette classe que je n’aurais jamais. Il n’y a point de jalousie ou d’envie malsaine dans ce constat… Seulement la fierté d’être sa meilleure amie, sa "sœur" comme elle dit. Je me tiens en retrait. Elle ne m’a pas encore vue. J’en profite pour me rappeler notre première rencontre.