jusqu'à la dernière minute
My Martin
Fabrice Caro
né en 1973, à Montpellier (Hérault) ; auteur de bande dessinée, romancier, musicien
'Journal d'un scénario' (17 août 2023)
***
Ce matin, je passe voir Yann pour l'aider à monter un nouveau matelas dans son appartement. L'ancien lui faisait mal au dos.
Il me parle de Martine, du divorce, c'est compliqué. Il la trouve dure.
Il me demande si Jules m'a montré des projets.
Je lui réponds 'Oui, oui, il m'a envoyé deux essais, c'est très bien.'
Il semble rassuré, il n'a pas besoin de beaucoup plus. Je lui devine un sourire, entre fierté et soulagement.
'C'est un garçon secret. Il ne parle pas beaucoup, mais je vois bien qu'il est très excité par ce projet d'affiche. Merci de faire ça pour lui, notre séparation l'a déglingué lui aussi, même s'il n'a jamais rien exprimé et s'il a toujours fait bonne figure. Il nous a épargnés, c'est le monde à l'envers, quand on y pense.'
Je vais laisser passer un peu de temps. Je ne suis pas encore mûr, je crois, pour avouer que Louis Garrel ne devrait pas être sur cette affiche. Lorsque le projet sera un peu plus avancé, j'en informerai Jules, il fera d'autres essais.
Il est possible aussi que je n'assume pas ce changement de distribution, qui pourrait passer aux yeux de Yann pour un échec. J'ai encore besoin de l'admiration de Yann et de l'enthousiasme d'Aurélie, pour continuer d'avancer.
Yann me dit qu'il a fini par accepter d'aller boire un café avec Nancy. Elle est en plein divorce, aussi.
'Pourquoi les gens divorcés attirent-ils les gens divorcés ? C'est un truc chimique, tu crois ? On secrète une hormone ?'
Je lui demande comment ça s'est passé.
'Ça s'est passé qu'il nous est passé vingt ans dessus et qu'on ne les remonte pas à la rame, avec un café.'
*
Yann m'annonce 'Je vais essayer de rattraper le coup avec Martine.'
Rattraper le coup, il a utilisé cette expression. il m'annonce un chantier pharaonique sous forme anecdotique, entre deux bouffées de cigarette.
Je pense. Yann, tu es en plein divorce, des papiers paraphés et signés sur les bureaux d'avocats atrabilaires, tu as déménagé, Martine a demandé le divorce.
Yann me demande conseil, il me dit 'Tu ferais quoi à ma place ? Quand on aime quelqu'un, ne faut-il pas tout tenter jusqu'au bout, jusqu'à la dernière minute ? Quitte à être pathétique ?'
Là, tu as frappé à la bonne porte. Oui, tu peux. Tu peux aller jusqu'au pathétique. On en revient.
Je lui dis 'Oui, tu as raison. Mais ce n'est pas gagné.'
Je prononce la seconde phrase du bout des lèvres, comme si je devais le préciser pour ma conscience, tout en espérant qu'il ne l'entende pas. Je l'enveloppe de parenthèses en mousse.
Il me répond, 'Rien n'est jamais gagné.'
C'est vrai. Alors, va. Va rattraper le coup.
Je le lui souhaite pour lui, pour Jules -quant à Martine, j'ignore ce qui serait bon pour elle.
*
Aurélie est blême. Elle tient à la main la pile de feuillets des 'Servitudes silencieuses', que j'ai imprimés pour relecture (j'ai conservé mon titre sur la première page, en acte de résistance).
Elle me demande 'C'est quoi ça ?'
Je me trouve totalement démuni. Je lui réponds simplement, les yeux baissés, incapable d'argumenter, 'C'est mon scénario.'
Elle me regarde un instant, elle attend autre chose, je crois. J'ajoute 'Je suis désolé.'
Elle dit 'Tout ce temps, tu t'es moqué de moi ?'
Je bredouille 'C'est plus compliqué que ça.'
Elle part sans même attendre une explication que de toute façon, je n'ai pas.
La porte claque. J'écoute ses pas décroître dans l'escalier.
Une minute après son départ, je suis déjà nostalgique d'une belle époque. Je reste longtemps debout, à espérer le bruit de ses pas dans l'autre sens.
*
Yann reçoit un texto alarmant de Jules l'implorant, sans donner plus d'explications, de le retrouver très vite. Il a besoin de lui.
Il a envoyé le même texto à Martine.
Lorsque tous deux arrivent sur place, affolés, Jules les attend, souriant. Il leur dit 'J'avais envie de boire un Coca avec vous deux.'
Depuis, Yann et Martine se revoient régulièrement, parfois avec Jules, parfois tous les deux.
Yann dit 'C'est fragile, je ne sais pas, on verra.'
Mais il retrouve des couleurs, les couleurs de l'espoir, des lendemains possibles.