JUSTE A TEMPS MAIS TROP TARD
Georges André Quiniou
« Ben alors, qu'est-ce que tu foutais ? J'viens de passer ma commande, moi… Si tu veux bouffer quelque chose avant demain faudra choper à nouveau la demoiselle ! Tiens, le v'là qui s'amène… »
Le ventre serré contre la petite table, Cardeau s'enfila une longue gorgée de Valpolicella tout en triturant de la main gauche le cigarillos qu'il n'avait pas le droit d'allumer. Le serveur apportait deux pizzas à la table voisine ; Noémie lui commanda une salade au passage avant de se contorsionner pour se rasseoir face à son collègue. La petite salle était bondée, c'était l'heure de pointe. Avec sa stature ventripotente Cardeau avait l'air coincé devant une table de poupée. Lorsqu'il se pencha vers elle, elle sentit son haleine de fumeur déjà aviné.
« Écoute-moi bien, ma petite… Le nom de cet indic, il me l'faut ! Y a deux gus qui courent dans la nature avec le magot et l'un d'eux a failli bousiller Max. Alors, les principes, on s'les met où je pense, hein ! Tu me donnes l'indic de Max et c'est tout ! J'peux rien faire, moi, si tu coopères pas un peu. »
Elle se servit un demi verre de vin afin de se donner le temps de réfléchir. Bien sûr qu'elle le connaissait le nom de l'indic, Max était un type réglo, depuis qu'ils faisaient équipe ensemble ils avaient mis en commun toutes leurs informations, mais elle n'avait aucune envie de le communiquer à Cardeau. Elle aurait été incapable de dire pourquoi.
« Tu sais, se défendit-elle, Max et moi on ne bosse ensemble que depuis six mois… Les indics, c'est un peu chacun pour soi, tu sais bien, on ne s'est pas tout dit…
– Tatata… On m'la fait pas, ma petite ! Tu me prends pour un con ou quoi ? J'connais Max aussi bien que toi, c'est pas le genre à faire le cachottier, surtout avec une collègue aussi charmante, tu vois ce que je veux dire ?
– Mais je t'assure… »
Il se pencha soudain si brutalement vers elle, par-dessus la table étroite, qu'elle eut l'impression qu'un menhir allait l'écraser.
« J'rigole plus, Noémie, gronda-t-il. Ce nom là, il me l'faut ! Tu te démerdes comme tu veux. Il me l'faut avant ce soir, dernier délai ! Tu sais ce que ça peut coûter de la rétention d'information dans une affaire criminelle ? J'te ferai pas de cadeau. Alors arrête tes salades… »
Le serveur, heureusement, apportait l'escalope bolognaise de Cardeau qui dut se radosser à son siège. Il attaqua voracement son plat sans même attendre qu'elle soit servie à son tour.
« Je ferai ce que je pourrai… jugea-t-elle prudent de concéder.
– T'as intérêt, si tu veux mon avis ! » menaça-t-il à voix basse sans cesser de mastiquer une énorme bouchée d'escalope.
Elle choisit de ne pas répondre. Tout ce qu'elle voulait, c'était gagner du temps, prendre le temps d'en parler d'abord à Jean-Christophe en qui Max avait toute confiance, attendre peut-être que Max ait repris conscience, avec un peu de chance, et puisse lui donner son feu vert. D'ici là, elle ne dirait rien au gros Cardeau, elle était bien décidée, quoiqu'il puisse tenter de faire. Elle ne le sentait pas, Cardeau, elle s'était toujours méfiée de lui. Et dans l'après-midi elle tâcherait de prendre contact avec leur indic pour discuter de tout cela et mettre les choses au clair.
On venait de lui servir sa salade campagnarde. Comme elle faisait d'habitude, elle piqua d'abord délicatement un petit croûton avec sa fourchette et l'assortit d'un lardon grillé. Elle commençait toujours ainsi ses salades composées, en picorant pour se mettre en appétit. Le repas se termina sans qu'ils se disent grand-chose d'autre. Il n'y avait pas à se mettre en frais de conversation pour Albert, au restaurant. Quand il mangeait il ne parlait pas, et pour manger, on peut dire qu'il bâfrait et quand il ne se bâfrait pas il buvait. Ils commandèrent une seconde bouteille de Valpolicella. Noémie en avait à peine pris un verre.
« Tu n'oublies pas : avant ce soir ! » lui rappela encore Cardeau en guise d'au revoir tandis qu'ils se séparaient en sortant de la pizzeria.
Noémie prit le métro pour aller récupérer sa voiture de service qu'elle avait laissée à la brigade depuis la veille. Cela lui fit une bizarre impression de monter seule dans la 407 banalisée grise qu'elle n'avait jamais utilisée qu'en compagnie de Max depuis six mois. Mais elle avait besoin de la voiture : il lui faudrait se déplacer vite, être complètement autonome si elle voulait mener à bien tout ce qu'elle avait prévu dans l'après-midi ; il était déjà près de 14 heures.
Moins de dix minutes plus tard elle faisait tout le tour de la Place d'Italie avant de trouver l'avenue qui descendait vers le métro Tolbiac. Là, elle tourna à droite. Elle n'y était venue qu'une fois avec Max, il y avait plus d'un mois de ça, mais elle repéra tout de suite la petite rue du Moulin des Prés et s'y engagea au ralenti. Elle n'était plus tout à fait sûre de l'adresse et dans la rue du Moulin des Prés toutes les maisons se ressemblent, de petites maisons d'employés de la S.N.C.F. entre les deux guerres mais qui maintenant valaient une fortune. C'était là : la maison rose avec des persiennes vert anis. Laissant la 407 en double file elle sonna.
La porte mit un certain temps à s'ouvrir. Puis Éric parut (elle l'appelait Éric, comme le faisait Max, ne lui connaissant pas d'autre nom). Il sembla surpris de la voir ; surpris et plutôt méfiant au premier abord, elle s'y attendait. Mais il la laissa aussitôt entrer lorsqu'elle lui annonça ce qui était arrivé. Apparemment ça lui fichait un coup. Cela peut paraître surprenant entre un inspecteur et son indic, exceptionnel sans doute, mais il existait une sorte de relation d'amitié entre Éric et Max ; elle avait cru comprendre qu'ils se devaient beaucoup l'un à l'autre. Depuis quand, pourquoi ? Elle n'en savait pas davantage. Max était resté très discret là-dessus et c'était normal.
Elle ne resta que quelques minutes dans la maison. Cela suffit à Éric pour lui dire tout ce qu'il savait. Elle s'étonna de le voir prendre de tels risques ; rares sont les indics qui acceptent de sauter le pas pour devenir des balances, en dix ans de carrière elle n'avait jamais vu ça ; mais ce n'était pas le moment d'y penser ; il fallait faire vite.
Elle s'engouffra dans la 407, plaqua son gyrophare sur le toit et démarra en trombe, faisant hurler sa sirène dans le calme de la petite rue résidentielle.
C'était un véritable labyrinthe de sens uniques et de sens interdits pour rejoindre la rue de Tolbiac ; elle n'avait pas trop de ses deux mains pour conduire. Dès qu'elle y parvint, elle put appeler Jean-Christophe. Elle ne tenait pas à se retrouver seule à Boucicaut. En trois phrases elle le mit au courant. Il promit d'être là-bas au plus vite avec son équipe.
La rue de Tolbiac, c'est tout droit jusqu'à Alésia. Après il n'y a plus que la rue d'Alésia, qui devient ensuite rue de la Convention, et on y est. Même en doublant tout le monde sur la file de gauche, ne ralentissant qu'aux carrefours pour griller les feux rouges, cela lui laissait le temps de réfléchir. Ce n'était pas la première fois qu'elle se trouvait dans cette situation-là, à zigzaguer dans un flot de voitures avec sirène et gyrophare. Mais dans ces cas-là c'était souvent Max qui conduisait. Pourtant elle se sentait tout à fait à son aise, détendue, comme portée par une urgence supérieure au-dessus des difficultés de la circulation. Cela ne l'empêchait pas de réfléchir, aussi vite et avec la même aisance qu'elle conduisait. Elle n'en revenait pas des révélations d'Éric. Pour une grosse affaire, c'était vraiment une grosse affaire. Et ça ferait du bruit dans le milieu ! L'essentiel était d'arriver à temps. Arriver à temps pour Max surtout.
Au carrefour d'Alésia, malgré le gyrophare et la sirène, elle resta coincée cinq bonnes minutes dans un embouteillage monstre. Personne ne pouvait plus avancer ni reculer. Elle se surprit à klaxonner furieusement comme n'importe quel chauffard impatient pour se frayer un passage jusqu'à la rue d'Alésia. Là, ça se dégageait comme par miracle. Elle fonça de nouveau à fond les manettes. Elle y prenait presque plaisir maintenant, louvoyant en souplesse de la file de droite à la file de gauche, doublant, se rabattant en queue de poisson sur des voitures qui freinaient à son approche en serrant le trottoir.
Puis soudain, sur sa gauche, ce fut l'entrée de Boucicaut. Elle s'y engagea pour s'arrêter pile devant la barrière rouge et blanche qui interdisait l'accès de l'hôpital. Dans la plupart des polars américains le héros aurait continué en pulvérisant la barrière. Mais Noémie ne se prenait tout de même pas pour un super-flic. Elle éteignit sa sirène et le silence s'établit. Il n'y avait plus que le reflet bleu de son gyrophare à tournoyer sur la paroi de verre de la guérite du gardien. Elle klaxonna. Il voyait tout de même bien que c'était une voiture de police, merde ! La barrière finit par se lever et Noémie put avancer jusqu'à l'entrée du bâtiment principal.
Heureusement qu'elle était déjà venue ce matin. Elle n'eut pas besoin de demander où se trouvait la chambre de Max. Elle courut dans le couloir, appela l'ascenseur qui mit un temps fou à descendre. « 2e étage, chambre 276 » ; tandis que l'ascenseur s'élevait avec une lenteur exaspérante elle se répétait en boucle, comme une obsédante litanie,cette information laconique que lui avait donnée l'hôtesse d'accueil ce matin, incapable de penser à autre chose. Lorsque la porte s'ouvrit enfin, elle se rua dans le couloir et faillit se prendre le chariot d'une lingère qui arrivait en sens inverse. La chambre 276 se trouvait tout au bout du bâtiment. Elle se mit à courir. Elle souhaitait de toutes ses forces ne pas trouver ce qu'elle s'attendait à voir.
Chambre 276 la porte était close. Elle l'ouvrit en grand sans frapper.
Dans la blancheur aseptisée de la pièce, il n'y avait que le dos imposant de Cardeau qui faisait une tache sombre. Il était penché sur Max au chevet du lit. Elle ne comprit pas tout de suite ce qu'il faisait mais lorsqu'elle comprit elle se mit à hurler : « Albert ! »
Il se retourna d'un coup, les yeux exorbités, avec un regard fou de bête traquée. L'oreiller qu'il maintenait sur le visage de Max glissa à terre contre la table de chevet.
« Avance ! » ordonna-t-elle.
Cardeau perdait la tête. Il voulut reprendre l'oreiller.
« Lâche ça ! cria Noémie. T'es foutu, c'est trop tard !
– Petite salope… » éructa-t-il avant de s'élancer vers la porte en la bousculant.
Elle n'eut pas le temps de le poursuivre. On entendit une cavalcade et des cris dans le couloir. Puis tout revint au calme ; il n'y eut plus que des bruits de pas réguliers qui approchaient. Jean-Christophe entra dans la chambre.
« Tout va bien ? demanda-t-il, les yeux fixés sur le lit où Max gisait inconscient.
– Je crois » fit-elle.
Plusieurs blouses blanches entrèrent en courant et s'affairèrent autour du lit.
« Il s'est quasiment jeté dans nos bras alors qu'on sortait de l'ascenseur, dit Jean-Christophe. Heureusement que tu m'avais prévenu ! Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? J'ai rien compris à ton coup de fil…
– Un truc énorme, figure-toi. Je suis allée voir l'indic de Max et il a craché le morceau : Momo la Galoche, c'était lui, c'était Albert ! Enfin lui, pas physiquement bien sûr mais il était derrière ; c'était lui le cerveau, si du moins on peut employer une expression aussi flatteuse s'agissant de Cardeau… Et Max le savait. C'est là que j'ai compris que Cardeau ferait tout pour l'éliminer avant qu'il sorte du coma. J'ai repris la bagnole, je t'ai appelé ; j'ai foncé jusqu'ici et puis voilà : je suis arrivée juste à temps…
– Ben merde, alors, merde ! » fut le seul commentaire que Jean-Christophe fut capable de faire. Le médecin du service, qui s'affairait autour du lit de Max avec deux infirmières, venait de s'approcher d'eux.
« Rien de grave, les informa-t-il. Nous avons rebranché la pompe à morphine et les perfusions qu'on avait arrachées, tout semble normal. Mais dites donc, qu'est-ce qu'il s'est passé ?
– Je vous en parle tout de suite » répondit Jean-Christophe ; et il sortit de la chambre entraînant médecin.
Noémie se retrouva seule devant le lit de Max. Il allait sans doute bientôt sortir du coma et la vie reprendrait ; il consulterait sa messagerie et lirait le SMS qu'elle lui avait envoyé depuis la pizzeria ; elle n'aurait peut-être pas dû mettre « je pense très fort à toi » mais seulement « nous pensons tous à toi ». Un SMS, une fois qu'il a été envoyé, il n'y a plus moyen de revenir en arrière, de l'annuler ou de le corriger ; il est toujours là quelque part, on ne peut plus le rattraper ; même s'il n'est pas lu tout de suite, il sera lu un jour… Elle n'aurait pas dû non plus ajouter ce « Bisous ! » ridicule à la fin. De toute façon, maintenant, il était trop tard.