K
My Martin
Hémisphère Sud
Tout au sud de l'océan Indien
à 3 245 km, au sud de Madagascar
à 2 000 km, au nord des côtes de l'Antarctique
Les îles Kerguelen ; archipel français d'îles sub-antarctiques. Terres australes et antarctiques françaises (TAAF)
L'île principale, Grande Terre 6 675 km2 -76 % de la superficie de la Corse ; la superficie du département du Pas-de-Calais
Forme de K. Côtes extrêmement découpées
Plus de trois cents îles et îlots satellites, pour la plupart très proches de l'île principale
Climat océanique, froid, très venteux
Température moyenne annuelle 4,5°C. Amplitude faible 6°C
Les mois les plus chauds sont janvier et février (7,9°C). Le mois le plus froid, août (2°C)
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Mercredi 12 février 1772. Les terres sont découvertes par le navigateur breton Yves Joseph de Kerguelen de Trémarec (38 ans. 1734 - Paris, 1797), qui les nomme « France australe »
Malgré quelques tentatives de colonisation, les îles sont restées dépourvues d'habitants permanents
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Les îles sont d'origine volcanique
Au niveau du plateau océanique, la formation d'un embryon de continent ?
L'archipel constitue l'une des parties émergées du plateau sous-marin de Kerguelen-Heard, sur la plaque antarctique
Le plateau possède un homologue, Broken Ridge ; au sud-est de l'océan Indien, situé symétriquement par rapport à l'axe de la dorsale est-indienne
-35 millions d'années. Mise en place, au-dessus du niveau de l'océan
Injection discontinue de multiples lentilles de magmas, qui progressivement, soulèvent les roches environnantes
Durée de la construction. 3,7 millions d'années
Épaisses de 3 à 10 mètres, les coulées basaltiques se superposent sur 1 200 mètres
Partout, des injections et extrusions de laves différenciées
Aucune activité éruptive n'a été observée historiquement. Dans le sud-ouest de Grande Terre, des fumerolles sont actives. Des sources d'eau chaude
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D'après "Marcher à Kerguelen" (2018)
François Garde. Né en 1949, écrivain français
25 mai 2000 au 19 décembre 2004. Administrateur supérieur des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF)
François Garde se rend une dizaine de fois dans l'archipel, toujours au chef-lieu, Port-aux-Français. Lors de chacun de ses séjours, avec deux ou trois compagnons, il part à la découverte de l'intérieur de l'île. Brèves excursions, deux ou trois jours
23 novembre au 17 décembre 2015. François Garde, 56 ans. Trois semaines et demie. Du nord au sud. Traverser Kerguelen à pied
En compagnie de
Bertrand Lesort. Ancien officier de marine. Photographe
Frédéric (Fred) Champly. Médecin, chef de l'unité médicale de haute montagne, à Chamonix. Alpiniste
Michael (Mika) Charavin. Guide spécialiste des régions polaires, chef de l'expédition. Photographe
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Dans le chaos rocheux, emblématique du subantarctique, une seule plante. L'azorelle (Azorella selago), ce coussin rampant croît d'un centimètre par an. Quels que soit le temps et l'éclairage, la plante conserve toujours, une couleur vert bourgeon de sapin ; un vert triste, qu'un rien retient de basculer vers un jaune passé Néanmoins, ce vert tranche dans le brouillard. Il paraît émaner de l'intérieur de la plante
En bien plus serrée, sa structure évoque celle du brocoli
L'azorelle est sensible au piétinement ; une empreinte de pas reste imprimé pour cinq ou dix ans et suffit à la faire dépérir
*
La barre de montagnes qui ferme à l'ouest la baie de Recques, est rayée par plusieurs cascades. Fouettées par le vent, elles remontent parallèlement en panache vers le ciel. Sublimées par l'air humide, elles disparaissent
La force du vent l'emporte sur la gravité. Le ruisseau qui s'apprête à tomber, est saisi dans son élan, renvoyé vers les nuages
*
A mes pieds, les rayons du soleil révèlent une géode. Coupée en deux, la forme d'une figue mûre
Myriade de cristaux, légèrement fumés. Dans l'air léger, ils scintillent
*
La plage de sable gris est recouverte de coquilles de moules lâchées par les goélands. Elles crissent sous les semelles
Juste au-dessus s'étend une pelouse d'acaena (Acaena magellanica)
Cette humble plante endémique tient
du buisson, par son port et ses rameaux ligneux
et de l'herbe, par sa couleur et sa capacité à figurer une prairie
*
Ciel de granit sombre, où tout se décline entre le gris clair et le gris foncé
Je remarque de temps en temps dans cette pierraille, des éclats de couleur
Jade, carmin, calcédoine, jaspe, corail, obsidienne, onyx, agate, cristal
Des joyaux à foison. La cassette de bijoux d'une princesse en fuite, dispersée sur le chemin de l'exil
*
Le chou de Kerguelen (Pringlea antiscorbutica) n'appartient pas au même genre que le chou commun du potager. Il est difficilement comestible. Il ressemble à un chou vert
L'été, il produit une longue hampe florale qui ensuite, sèche et traîne au sol
Je le croyais menacé et n'en ai jamais vu beaucoup. En fait, il abonde partout, pour autant que les lapins n'y aient pas accès ; bords de glacier, îlots dans une rivière, éboulis, interstices entre deux rochers, vires d'une falaise
Il prospère du niveau de la mer, jusqu'au dernier étage de végétation
Il se laisse ensevelir sous la neige. Dans le lit mineur d'un ruisseau, pendant une crue, il est temporairement englouti
Parfois comme dans cette plaine, les choux poussent alignés à intervalles réguliers, tous à la même hauteur, comme en un jardin de curé
*
Avant l'arrivée de l'homme, Kerguelen n'hébergeait aucun mammifère terrestre
Le rat et la souris, sont arrivés avec l'homme
D'autres animaux ont été introduits à dessein
Au XIXe siècle, par les Anglais. Le lapin, pour nourrir d'éventuels naufragés
Dans les années 1950, par l'administration française. Le mouton, le mouflon, le renne. Le rêve d'une colonisation agricole
A la différence du mouton et du mouflon, le renne nage ; il a rapidement quitté l'île où il était confiné, pour rejoindre Grande Terre et y prospérer
Le chat a fui le confort de Port-aux-Français pour devenir haret -"harer", en ancien français, chasser. Retourner à l'état sauvage ou semi-sauvage
Ces espèces étrangères provoquent de graves dommages aux écosystèmes
Le lapin s'en est pris au chou de Kerguelen
Par son poids et son appétit, le renne déstructure le sol et le maigre couvert végétal
Le chat et le rat traquent les œufs et les poussins des pétrels, qui nichent dans des terriers
*
Loin devant, j'aperçois un objet. Un O, posé verticalement en travers de notre marche. Un O blanc, festonné
Des bois de renne, blancs et blanchis par le soleil et la pluie
Ils ne gisent pas à terre, après être tombés à l'automne, de la tête d'un mâle. Deux carcasses de rennes se font face et se tiennent par les bois. Ne subsistent que les poils, la peau, les os. Tout le reste est nettoyé par les skuas
Les bois, intriqués
Dans leur rivalité au moment du rut, le renne le plus fort a percé la boîte crânienne de son rival. Dans la violence du choc, il l'a tué sur le coup
La victime est tombée par terre, toujours par les bois, tenant à son meurtrier -qui ne pouvait se dégager. Mort de faim
*
Avant le col, dans un vallon supérieur, brille le lac Josette. Ma mère portait ce prénom
Ici, douze ans plus tôt, j'ai pensé à elle. J'y repense aujourd'hui, alors qu'elle nous a quittés en 2010
Tout en continuant la montée au-dessus du lac, une question inattendue, brutale, hors sujet, me trouble. Ai-je été un bon fils ?
Cette question provoque un doute, une angoisse, à laquelle je ne sais pas répondre ; jusqu'au col, elle me poursuit
*
Sous un rebord rocheux, à deux mètres d'une cheminée qui mène à la plaine, un albatros fuligineux (couleur de suie. Phoebetria palpebrata) à dos clair, sur son nid
De la taille d'une oie. Au-dessus de l'œil, une élégante virgule blanche souligne son regard inexpressif
Une espèce voisine (Phoebetria fusca) a le dos sombre ; lui, le dos argenté
Son bec imposant lui permet de se nourrir en haute mer, aux confins de l'Antarctique
Il ne revient à terre que pour nicher
Il couve et ne s'enfuira pas. S'il le fallait, il se laisserait tuer sur place
*
Un instant, je sors pour aller chercher de l'eau. La tente orangée brille d'une lumière irréelle. Mes compagnons se reposent
D'un coup, une interrogation surgit du néant des falaises, de ce décor d'une austérité radicale. Suis-je le gardien de mon frère ?
Cette question, au tout début de la Bible
Fils d'Adam et Eve, l'envieux Caïn tue Abel
L'éternel dit à Caïn. Où est ton frère Abel ?
Caïn répond. Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? (Genèse 4.9)
L'Éternel n'ignore pas ce qui s'est passé au milieu des champs. Le crime de Caïn. Espère-t-il une parole de repentir ?
Caïn nie l'évidence
L'Éternel dit. Qu'as-tu fait ? La voix du sang de ton frère, crie de la terre jusqu'à moi (Genèse 4, 10)
Après le meurtre, Caïn se retire de devant l'Éternel et va dans le pays de Nôd, à l'est d'Éden (Genèse 4.16)
Garder. Veiller sur. Avec l'attention, la douceur, la délicatesse d'une mère, qui veille sur son enfant
Comment j'accueille et accepte, la différence de mon frère ?
*
Selon une coutume bien établie à Kerguelen, dans chaque cabane, un cahier attend les rares visiteurs. Au gré de sa fantaisie et de son inspiration, outre son nom et les dates de son séjour, chacun y inscrit
des commentaires sur le trajet et le temps qu'il fait
la route qu'il suivra, en repartant
des dessins paillards
des anecdotes
des sensations
Beaucoup maudissent la pluie et le froid
un mystique note des prières
un romancier développe un conte gothique complexe, qui se déroule dans les parages
un vantard proclame ses futures performances amoureuses
Avant de se plier aux usages locaux, relire ce condensé des expériences de nos prédécesseurs
entre deux passages, prendre conscience des mois qui s'écoulent
s'amuser des notations, naïves ou virulentes
des protestations véhémentes contre un ronfleur
s'émouvoir des plus inattendues
*
Dans la cabane annexe, des provisions
Fred découvre un pot de pâte à tartiner, délice dont tous les marcheurs sont friands. Sur le couvercle, au feutre noir, une inscription manuscrite
"Prends soin de toi"
Soin de qui ? Quelle mère, quel frère, quelle amante, a glissé ce message, dans l'avitaillement de la cabane Mortadelle ?
Nous consommons le contenu. Vaguement gênés d'avoir (bien malgré nous), reçu un message qui ne nous était pas destiné
*
Mika se souvient de ses études de géographie. Dispersées partout sur les roches et les mousses, les pierres ponces sont omniprésentes
Parfois elles reposent sur des coussins d'azorelle, qui ont poussé par en-dessous et les portent, comme autant de gouttes d'eau
Dans la paume de la main, les cailloux gris clair semblent récuser la gravité inhérente à leur nature
*
Je vois exactement le même paysage que le premier homme, l'enseigne de vaisseau Charles Marc du Boisguéhenneuc (32 ans. 1740-1778). Il débarque le 13 février 1772, lors du premier voyage de Kerguelen
Sa chaloupe s'appelle "La Mouche" -d'où la baie de la Mouche- et son navire "Le Gros Ventre", gabarre française qui a laissé son nom à l'anse
Selon les usages de son siècle et les instructions du roi et du chef de l'expédition, en quelque point remarquable, dans une bouteille scellée au plomb, il enterre un parchemin proclamant la prise de possession et trois louis d'or
La bouteille et le parchemin sont redevenus sable, le plomb et l'or attendent
Tenter de deviner le lieu le plus probable du dépôt ?
Pas sur ce cordon littoral de sable gris, que chaque tempête bouleverse
Pas dans cette plaine souilleuse, creusée de tant de baignoires, aménagées au fil du temps, par les générations d'éléphants de mer
La bouteille n'est pas ensevelie au fond d'une cachette introuvable, mais protégée et signalée par un amas de cailloux
Le premier homme recherche un site relativement en hauteur, protégé des vagues les plus furieuses. Suffisamment évident pour que le navigateur suivant la retrouve et ne discute pas la prise de possession
Ce côté-ci. Le relief se redresse. Bien au-dessus de la colonie de manchots papous
A une cinquantaine de mètres en surplomb du coude de la rivière, bordée d'un escarpement, dos à l'océan. Une terrasse naturelle rectangulaire. Le seul endroit possible
Là, les trois louis d'or. Je garde le silence
*
Des éléphants de mer
Avec violence, un gros mâle courtise l'une de ses femelles
Il la bloque, la mord, la tient prisonnière, malgré ses efforts pour se dégager
Quatre à cinq fois plus lourd qu'elle, il l'écrase de tout son poids, de toute sa graisse. Il la maintient fermement, s'accouple. S'éloigne
Un quart d'heure plus tard, il recommence avec une autre femelle
*
Nous débouchons sur le lac de Jougne, irisé de vaguelettes
Sur la moitié de son périmètre, il nous contraint à suivre ses bords. Petit côté, vent de face. Grand côté, vent dans le dos
Les plages de sable gris sont vides. Dans ce désert sans nourriture, aucun animal
Bois et os entièrement blanchis, figé dans la position dans laquelle il s'est affaissé, le squelette d'un renne adulte
*
Édifié par un prêtre-ouvrier à la fin des années 1950, ornée de beaux vitraux abstraits, la chapelle de Port-aux-Français s'appelle Notre-Dame-du-Vent
Sur le mur extérieur de la chapelle, une inscription en fer forgé. "Ventus est vita mea". Le vent est ma vie
Il faut le silence des vents au-dehors, pour être attentif et présent au Vent de l'Esprit
Le vent souffle où il veut et tu en entends le bruit ; mais tu ne sais d'où il vient, ni où il va. Il en est ainsi de tout homme qui est né de l'Esprit (Jean 3.8)
Partout ailleurs, dans les pays où vivent les hommes, au commencement était le Verbe
Ici, au sud du jardin d'Éden, au commencement était le Vent
*
Sur ma gauche, un son clairement localisé. Je m'arrête
Un grondement, une voix grave, un son fondamental, une note tenue au pédalier, un long grognement de fauve
Sur ce côté, la roche présente des orgues basaltiques. Sur une section hexagonale, les tuyaux descendent et s'achèvent à des hauteurs diverses
Le vent tourne autour, fait résonner ces décrochements. Il en tire des harmoniques, un bruit sourd, une âpre mélopée, une déploration sans fin
La voix de la roche
*
Solennels dans leur habit noir, jabot blanc, cravate orangée, d'importants groupes de jeunes manchots royaux attendent. Les pattes dans le sable ou dans l'eau douce
Parfois, ils se déplacent en file indienne. Deux vitesses de marche
Les ailerons près du corps, l'une. Lente et dandinante
Les ailerons écartés en guise de balancier, l'autre. Rapide et saccadée
Immobiles, ils se couchent parfois sur le ventre. Ils miment une couvaison
Debout, ils tendent le bec vers le ciel
Ou regardent fixement droit devant eux
Ou en position de sommeil, ils enfouissent la tête retournée à l'envers, sous l'aileron
A l'affût, les skuas planent
Plus loin, plus haut, toujours les goélands
*
Je retourne explorer la cabane. Sur une étagère, des revues dépareillées. L'actualité d'il y a vingt ans. Dans une boîte en fer, des jeux de cartes et un seul livre, "Peuple du ciel", de J.M.G. Le Clézio
Le livre porte une dédicace, d'une mère à son fils, pour ses vingt-trois ans
"Peuple du ciel". Le défi de ce titre m'impressionne. Récusant le hasard, j'en ressens la force, la puissance magique
D'instinct, je remets le livre dans la boîte en fer, où je comprends qu'il faut l'enfermer
Peur d'un livre ? Pas vraiment. Mais enfin, à Kerguelen, on ne saurait être trop prudent
*
La manchotière
Les poussins sont regroupés les uns contre les autres. Vues d'en-haut, les crèches forment des lignes brunes, qui ondulent au sein de la colonie
Les adultes montrent, soit leur jabot blanc, soit leur dos ardoise. Ils se tiennent à distance égale, celle d'un coup de bec
De loin, la répétition du motif produit un effet de moire, sur un tissu précieux
Les poussins crient. Un son criard, monotone. Ils piaillent, reprennent, sans cesse recommencent. Jour et nuit, ils réclament
Leur plumage beige n'est pas étanche, ils ne peuvent nager. Ils n'ont d'autre choix que de rester sur place, de pousser leur cri
Les adultes partent à la mer ou en reviennent, le jabot gonflé de poisson pour leur poussin. Ils le reconnaissent à son appel, pourtant perdu au milieu du vacarme de milliers d'autres poussins. Une faible voix dans un tohu-bohu assourdissant. Le parent régurgite la bouillie dans le bec avide du juvénile
Un skua patrouille dans les airs. Poser audacieux au milieu du repas. Il bouscule l'un et l'autre. Si la bouillie tombe à terre, le jeune n'y touchera pas. Le skua lui vole sa pitance
Au milieu de la colonie, un ruisseau, encombré de carcasses et de plumes