Kyndarath

Dominique Capo

Un nouveau roman que je viens de débuter. A vous, lecteur, de me dire si je dois poursuivre... ou pas...

Je me nomme « Chronÿqueur ». J'ai traversé un millier de Générations sans que quiconque ne me remarque. Je ne suis ni d'hier, ni d'aujourd'hui, ni de demain. Je suis, tout simplement. Et mon rôle est d'observer la Marche du Monde.

D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours été là. Que ce soit dans l'ombre d'une ruelle lorsqu'un voyageur imprudent est sur le point de se faire détrousser, que ce soit lors d'un Conclave de l'Assemblée des Prélats Royaux, je me tiens dans l'obscurité. Mon grand Livre des Ages Passés, Présents, et à Venir dans une main, une plume d'oie noire finement ciselée dans la seconde, je note ce que je vois. Je retranscris sur papier les événements à la fois terribles et exaltants dont je suis spectateur. Je décris les hommes et les femmes qui y sont impliqués. Même s'ils ignorent ma présence, je ressens leurs émotions, leurs désirs, leurs espoirs, leurs haines ou leurs ressentiments. Je m'imprègne de leurs vies. Puis, je les détaille le plus exactement possible afin qu'elles ne s'effacent pas de la mémoire des Dieux qui les ont créés.

Il est rare que j'intervienne. La dernière fois, c'était il y a près de deux-cents-cinquante ans. Et les conséquences sur la Destinée de peuples entiers en a été bouleversée. Mon ingérence a entraîné deux révolutions, l'effondrement d'un empire plusieurs fois millénaire, la remise en cause de croyances profondément ancrées chez les humains depuis le terme de l'Ère précédente. J'ai été pénétré de visions qui étaient sans rapport avec la Réalité. Et, pour la première fois de ma longue existence, j'ai cru que, moi non plus, je ne parviendrais en aucun cas à surmonter ce à quoi j'ai été confronté. Pourtant, je suis toujours là. Toujours présent lorsque la Marche de l'Histoire se met en mouvement. Et si, maintenant, je prends de nouveau la plume, c'est que cette mosaïque riche et complexe composant le déroulé des Ages Passés, Présents, et à Venir est sur le point de connaître une perturbation comme je n'en n'ai que rarement éprouvé.

En ce moment, je me trouve dans la Cité-Etat de Kyndarath. La nuit est tombée depuis longtemps. Au dessus de moi, les étoiles scintillent. Les trois lunes poursuivent leur cheminement au sein du firmament. Quelques nuages épars survolent les plus hautes tours de la métropole. Au loin, j'entends le feulement d'un chat. Il est en train de farfouiller les immondices rejetés par la taverne – au « Sans logis », d'après le panneau cloué au-dessus de sa porte d'entrée - située à une centaine de pas de l'endroit où je suis. Il vient de renverser un tonneau rempli de détritus puants et de rebuts de repas, et il s'en nourrit avidement. Du reste, ne perçois-je pas les rires gras et les chansons paillardes en provenant ? Il semble que des croquants et des drôlesses s'y abreuvent sans retenue ? J'enregistre aussi distinctement les ronflements des soûlards déjà trop avinés pour demeurer conscients ? Ne distingue-je pas, au travers de ses lucarnes, les lueurs des lanternes accrochées au plafond de sa salle commune ; ou le feu de cheminée réchauffant l'atmosphère des lieux en cette froide nuit hivernale ?

Mais, ce n'est nullement pour eux que je suis là. Des tavernes comme celle-ci, des jean-foutre comme ceux-ci, j'en ai rencontrés des centaines, voire davantage, au cours de mes pérégrinations. Elles sont le refuge de malfrats à la petite semaine, de prostituées de bas étage, de soldats revenus de permission, d'aventuriers de toutes espèces. Elles se ressemblent à bien des égards. Et si ce n'est leur patronyme, leur état de salubrité, le fait qu'elles soient dotées de chambrées ou non, rares sont les détails qui les différencient. Certes, certaines sont mieux fréquentées que d'autres, plus chères aussi. Pourtant, dans l'ensemble, elles n'ont, pour moi, guère d'attraits, et je m'y attarde le moins souvent possible. Sauf quand c'est absolument nécessaire. Ainsi que c'est le cas ce soir…

Je me concentre sur mon environnement le plus immédiat. Normalement, les personnes que j'attends – et qui vont changer la face de l'Histoire - ne devraient plus tarder à se manifester. D'ailleurs les voici ; elles arrivent...

Un voile enténèbre une dizaine de secondes la plus brillante des trois lunes. Le miaulement du canidé se dissipe, tandis qu'un gloussement émanant de la taverne un peu plus sonore se superpose à lui. Je tourne la tête vers le seuil de l'artère posté entre cette dernière et le porche au creux duquel je suis dissimulé. Le chemin s'enfonce sinueusement entre des échoppes à demi-délabrés et des habitations où seuls les plus pauvres de Kyndarath peuvent se loger. Aucun bruit, aucune animation, ne s'y signale. Tout est calme.

Puis, soudain, surgis d'on ne sait où, des raclements de bottes brisent le silence. Ils ne sont pas ronflants. Néanmoins, je réalise immédiatement que les individus sont deux. Comment ? Pourquoi ? Je ne saurai l'expliquer. C'est comme cela. Aussitôt que les événements se précipitent vers moi, ma conscience s'éveille. Mon esprit décèle la manière dont ils vont se propager un instant avant que la Réalité n'appose son empreinte sur eux. Et ma main se met à virevolter. Au sommet d'une page vierge de mon Livre, elle esquisse paragraphes, phrasés et mots. Les lignes s'y accumulent, alors que mes yeux épient attentivement ce dont je suis le témoin. Frénétiquement, sans que je ne réussisse à la contrôler, elle poursuis sa course. Tant que la raison pour laquelle je suis là subsiste, elle ne s'arrêtera plus.

Deux silhouettes se dessinent. Elles longent la sente aux abords de l'auberge. Elles paraissent imperméables aux éclats de voix et aux railleries qui s'en échappent. Au contraire, elles font mine de les dédaigner en accélérant brusquement.

« Tu crois que nous sommes bientôt arrivés ? » questionne la plus svelte. Désormais, la lumière qui filtre du bâtiment me permets de la détailler. Il s'agit d'un homme d'une quarantaine d'années. Ses cheveux sont couleur de cendres. Filasses, ils s'écoulent en cascade jusqu'au creux de ses épaules. Ses yeux sont gris clair, aux limites de l'altération. Sa peau est d'un blanc livide. Ses traits sont tirés, comme s'il n'avait pas dormi depuis plusieurs jours. Son nez est saillant, ses lèvres charnues et d'un rouge déconcertant. Une large balafre couture sa joue droite, et court anarchiquement jusqu'à la base de son cou. J'imagine qu'elle descend encore plus bas et atteint ses graciles pectoraux. Je m'interroge : comment un être à l'apparence si fragile qu'un simple coup de vent pourrait le culbuter, est susceptible d'influer sur le futur ? Ce n'est qu'un voleur sans charme. Une mégère armée d'un balai serait capable de le terrasser. Certes, ses doigts sont longilignes et ont l'air dextres. Mais ce ne sont ni ses vêtements constitués de bric et de broc, raccommodés à partir de pièces de tissu disparates, et usés, qui l'anoblissent. Au contraire, les zébrures qui les parsèment, les traces de poussière dont ils sont affublés, donneraient plutôt envie de lui jeter des pierres. Quant à ses bottes aux talons usés et au cuir crotté, elles ne tenteraient point l'un de ses confrères.

« Je suppose, Aÿcart. », répond son acolyte. « Selon l'itinéraire indiqué sur la carte, nous ne devrions plus être très loin, comme tu l'a vu quand j'ai consultée celle-ci en payant notre écot. Soit dit en passant, les douaniers de Kyndarath sont de véritables fripouilles. Trois deniers d'argent pour franchir une muraille aussi mal entretenue, c'est de l'escroquerie. ». les doigts sur la garde de son épée, il émet un reniflement ironique et surveille les abords de l'auberge pour vérifier qu'il n'y a pas moyen de surprendre ses paroles. Puis, rassuré, il penche légèrement la tête sur le coté, et poursuit : « J'ai mémorisé le patronyme des rues à emprunter afin de parvenir à destination sans encombres. Si je ne me leurre pas, nous côtoyons actuellement la chaussée des Pendus. A mon avis, encore trois ou quatre avenues à parcourir avant de coudoyer les « Bornes ». Alors, notre objectif s'imposera à nous de lui-même, je présume... 

- Je l'espère, Orderÿc ! », enchaîne le susnommé Aÿcart. « Car il y a des semaines que nous avons quitté Valenthÿs, et j'en ai assez. Je suis fatigué, usé. ». Les prunelles sans éclat d'Aÿcart sont aussitôt submergées par un feu intérieur surgi de nulle part. Elles miroitent fugitivement avant de s'éteindre tout aussi brutalement. J'ai également l'impression que ses bras sont sillonnés de spasmes. Mais c'est trop éphémère pour que j'en sois certain. Je ne le noterai donc pas dans mon Livre. « Je suis chez moi, à Valenthÿs, comprends-tu ? J'en ai arpenté chaque dédale, chaque monument, chaque fortification. Je n'y suis pas très apprécié, je te le concède. Les Guildes ne me font pas confiance. Elles me considèrent comme un filou qui ferait mieux de changer de métier. Je suis moqué pour ma maladresse et pour le peu de cambriolages que je réussis à mener à bien. Toutefois, j'y suis en sécurité. Or, depuis qu'en souvenir de notre amitié de jadis, j'ai accepté de te suivre, j'ai failli mourir une bonne dizaine de fois. Des maraudeurs nous ont surpris dans notre sommeil au milieu de la plaine. Des larves sanglantes ont manqué de nous étouffer aux alentours d'Ekkroth. Des myriades de crotales nous ont encerclé alors que nous venions de découvrir un trou d'eau. Qui plus est, nous avons dû le leur abandonner alors que nous étions assoiffés. Nous sommes… - Oh, ça va. Je me rappelle du trajet aussi parfaitement que toi. Et je sais quelles épreuves nous avons été obligé d'affronter. », s'énerve Orderÿc, avant de délaisser son comparse.

Le vilain s'engage sans tarder dans l'obscurité de la ruelle que j'ai considérée il y a quelques secondes. J'en profite pour scruter sa physionomie. Sa taille est plus imposante que celle d'Aÿcart. Sa musculature plus développée laisse apparaître des veinules proéminentes qui palpitent au niveau de ces biceps. Sa crinière touffue est noire comme l'ébène. Seules une demi-douzaine de mèches blanchâtres s'y déploient. Son regard est bleu-acier. Son visage est anguleux. Ses pommettes sont parsemées d'escarres et de furoncles ; deux ou trois ont d'ores et déjà éclatés et leur pus séché forme une croûte épaisse sur ses joues. Sa carrure ferait fuir le plus hardi des malandrins s'il se présentait tout à coup devant lui. Et comme si cela ne suffisait pas, sa lame recourbée souillée d'hémoglobine, ainsi que les entailles ornant sa crémone le dissuaderait de s'attaquer à lui. Habillé d'une veste en peau de mouton, d'un pantalon de toile rêche orné d'un ceinturon de cuir, et de chausses en daim, c'est un homme à qui il n'est pas sage de chercher noise.

Orderÿc progresse hardiment en amont de la ruelle. Ses yeux examinent précautionneusement ses recoins les plus proches et les plus apparents. Des scintillements filtrent aux interstices des volets et des portiques des cahutes les moins éloignés de lui. Leurs murs répercutent bribes d'échanges verbaux virulents et de dialogues familiaux. Orderÿc relâche donc son attention et fait signe à Aÿcart de le rejoindre.

« Il n'y a rien à craindre », lui dit-il une fois que ce dernier se tient à environ deux mètres de lui.

- Mouais…, rétorque Aÿcart. Ils avancent dès lors de concert. Ils déambulent le plus silencieusement possible entre les tas d'ordures et les caisses éventrées disséminées sur le pavé. Ils se consultent silencieusement, prêts à toute éventualité. Machinalement, la main d'Orderÿc caresse la poignée de son épée. Aÿcart fixe les renfoncements qui pourraient éventuellement leur servir de refuge s'ils étaient inopinément agressés. Ils demeurent vigilants. Car ils se souviennent encore du nombre d'embuscades auxquelles ils ont échappés parce qu'ils étaient demeurés sur leurs gardes. D'autant que c'est le genre de lieu idéal pour cela : un passage sombre, que nul ne fréquente à une heure aussi avancée de la nuit. Des gens qui ne sortiraient de chez eux, même si le Sieur de Kyndarath était égorgé sur le pas de leur porte...

Un geignement, un râle, interrompt leur réflexion. Un fracas retentit. Des morceaux de bois volent. Et une forme humaine est éjectée d'un édifice situé à une vingtaine de pas devant eux. Mais les ténèbres où elle atterrit sont trop profondes pour qu'ils la discernent distinctement. L'unique lueur provient de l'ouverture par laquelle a été propulsée la créature – à priori – humaine. Or, elle ne l'atteint pas. Les lueurs dansent uniquement à l'intérieur de la chaumière. De la fumée s'en écoule. Des craquements sinistres s'en échappent. Des grognements et des éclats de voix s'y répercutent. « Que... », a simplement le temps de s'exclamer Orderÿc.

Tressaillant d'effroi, Aÿcart se cache immédiatement derrière son acolyte. Orderÿc, lui, s'empare de son épée. Il inspecte les débris de la porte suspendus à leur encadrement. Aÿcart s'écrie : « Viens . », et s'efforce de l'attirer à l'écart. Orderÿc le repousse violemment ; il constate que les braises et des langues de feu se déploient désormais vers l'extérieur. Il essaye une seconde fois de dévisager l'homme étendu à terre. Désormais, il remarque qu'il est vêtu de lambeaux de robe pourpre, qu'il ne bouge pas, et que des traînées sanguinolentes l'entourent. Il s'en approche prudemment, tout en jetant des coups d'œil méfiant vers l'ouverture. « Non », le maudit Aÿcart, alors que celui-ci étudient quelle encoignure serait susceptible de l'accueillir. Puis, il se penche vers lui afin de l'observer plus soigneusement.

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