L Elle

My Martin

"... Le beau corps de vingt ans qui devrait aller nu, ..." ("Les sœurs de charité", Arthur Rimbaud)

J'investis l'objet. Il vit d'une vie silencieuse. Ainsi les Anglais ne parlent pas de "nature morte" mais de "still life" -vie tranquille. Je l'examine, le lien se crée.

Je ne maîtrise pas le temps mais bientôt l'objet interfère, s'anime en moi.

Tout être est défini par un faisceau d'informations qui le synthétise. Son programme, son code génétique, son ADN. Un atome, un photon, un électron, ...

Deux êtres ont un faisceau cumulé différent. Une porte, un faisceau. Une porte, une ferrure, un faisceau. Le buffet, un faisceau.

Si tout disparaît, tout se recrée à partir des faisceaux. Ils subsistent comme sur la savane, l'herbe à éléphant. En fait, tout disparaît et se recrée à chaque instant dans un clignotement perpétuel ; simultanément, la lampe est allumée et éteinte.


Sur le confiturier, une statuette statue en métal doré du dieu éléphant, qui abolit les obstacles. Il est à quatre pattes. Sur un genou et jambe droite pliée. Main gauche appuyée sur une boule au sol, il présente dans sa main droite une boule ou un fruit -une mangue ?-, sur lequel il pose sa trompe.

A côté, un scarabée en albâtre de forme géométrique -la renaissance du Soleil. Plaque ovoïde avec des stries.


Je me connecte à la tortue en raku sur le buffet. Elle porte un bol ocre sur sa carapace grise, irrégulière, nervurée. Sa tête, son cou, ses pattes, sont en céramique noire mat. La carapace, le bol, sont brillants, parcourus par un réseau de fines craquelures, comme un filet.

Je remplis le bol avec des boules à facettes miroir, guirlande reliée par un fil de pêche. Des boules rouges, une perle de plastique. Quelques boules pendent hors du bol.

J'accroche une boule mauve à son cou.

J'ai une étoile avec des pendeloques violettes. Je la relie au fil de pêche, afin qu'elle rayonne près de la tête, comme un soleil qui joue avec la lumière. Ma tortue est belle, elle a l'air canaille, hippie.




"Dévêts-toi."

La tortue ne parle pas mais ses paroles résonnent dans ma tête.

J'obéis, quitte mes vêtements, en tas, devant le confiturier.

La tortue se dresse sur ses pattes de derrière et souffle sur moi.

Ma peau se tend, mes rides s'évanouissent. Cheveux, sourcils, poils, grésillent. Mon sexe fond. Je passe mes mains sur ma peau aux veines bleues. Un corps indécis.


L'océan, les vagues s'élèvent, écument, déferlent. Je suis trempé. Je suis allongé sur les boules dans le bol collé sur le dos de la tortue. Elle nage, peine, je l'entends respirer fort, elle se dirige vers une île. Des frégates, des albatros, l'eau s'éclaircit, moins profonde. La tortue atteint une plage de sable noir. Je m'assieds, saute à terre. Ma tortue canaille. Nous sommes face à face.

Je m'examine avec minutie, écarte les cuisses. Un trait, une fente, fermée bord à bord.

Mâle potentiellement femelle, femelle potentiellement mâle. Je suis autre et moi, une ébauche.

La tortue n'est plus là mais elle vit en moi : "Ne croise jamais son regard."

Des mouettes, des goélands. Ils vont et viennent, ne m'accordent aucune attention, fouillent de leur bec la laisse de mer. Je suis invisible.


La falaise est entaillée par des failles qui permettent d'accéder au plateau. Le paysage s'ouvre. Une villa basse avec ses dépendances -une ancienne ferme ?- occupe le centre d'une cuvette. Plusieurs lacs sont creusés en étage, se déversent l'un dans l'autre. Ils irriguent des massifs de fleurs, des hibiscus rouges. De loin en loin des pierres délimitent des formes, un œuf, une pyramide. Des lieux de recueillement, de méditation, des églises. Des cercles, des mandorles entourent des saules au bord de l'eau.

Je marche au bord d'une piste, me dirige vers la villa. La route traverse le parc. Dans un pré paissent des chevaux. La villa, à l'extérieur, des arbres cactus dépassent le toit.

Une terrasse, la porte-fenêtre est entrebâillée. Je pénètre dans la pièce sur la pointe des pieds. Des étagères, des livres. Je m'immobilise, écoute, pas un bruit.

Une banquette. Je m'assieds puis m'allonge. Je soupire d'aise. Je glisse dans le sommeil.


Des mains. Des mains légères se promènent, explorent mon corps. Mon cœur bat fort. Je suis invisible mais mon corps imprime une forme creuse sur la banquette, elle a trahi ma présence.

La nuit apporte de la fraîcheur, un courant d'air anime les rideaux qui se soulèvent, retombent.

J'entrouvre les paupières. Dans la pénombre, L est agenouillée, les bras à ma hauteur. Une silhouette fine. La tête est grosse, ronde. Les cheveux... pas les cheveux, ils bougent, se tordent, se dressent, se nouent : les serpents sifflent, dardent leur langue bifide.

Les mains s'attardent sur mes seins, pressent, tirent, pétrissent. Elles glissent vers le ventre. Je me calme. Les mains écartent mes cuisses.

"N'aie pas peur."

L s'allonge sur moi, place mes mains sur ses seins ronds. Sa bouche sur mon ventre, sa langue s'active.

Mes doigts s'aventurent, écartent les lèvres mouillées. L s'arque.


L ferme les portes. Au crépuscule, les tortues géantes cernent la villa. Elles lèvent la tête vers le ciel, ouvrent la gueule, des volutes de brume s'élèvent, ombres blanches. Elles errent dans le parc, se dissolvent, fusionnent.

"Ne sors jamais dehors pendant la nuit".


Le jour, L s'active dans la villa. Elle parle seule.

L me rejoint au cours de la nuit. Nous nous caressons, nous nous aimons sans fin. Je l'aime ? Ma volupté est un vertige. Le plaisir de L est fulgurant, renouvelé, mais je perçois en elle une réserve, une désespérance qui m'éloigne. Je contemple son corps à la dérobée.

Sous mes doigts, sa peau change. Des plaques irrégulières, d'autres plus épaisses, granuleuses. L tressaille, je murmure des mots pour l'apaiser et retire ma main.


L titube sur la plage. Elle tombe, de l'écume ourle ses lèvres. Le globe sort de sa bouche, tourne sur lui-même. Elle tend les bras, désigne des zones. A l'extrémité de ses doigts, l'eau près des côtes se colore en bleu ou en rouge. Les boucles des courants faiblissent ou se renforcent. Des flammèches rongent la forêt verte.

Puis le globe tourne plus vite, devient bille dans sa bouche.


L se relève, entre dans les hautes vagues qui la submergent.

Je nage à distance. Elle mute, ses bras, ses jambes s'atrophient, son corps s'amenuise, s'arrondit. Sa tête s'aplatit, entre dans les épaules. Son corps est translucide, le cœur rouge bat, le sang circule dans les veines et les artères.

Elle est sans défense, à ma portée. Je plonge, prends la boule gélatineuse entre mes mains et nage vers le rivage. Les vagues déferlent, je tousse, avale de l'eau, prends pied sur la plage et jette la méduse au loin, sur le sable sec. Sur l'ombrelle, des traces du visage, la bouche tordue, un œil étiré sur le bord.

"Pourquoi as-tu fait cela ? Ramène-moi à l'océan."

Je ne réponds pas.

"Pourquoi n'as-tu pas confiance en moi ? Je t'aime."

"Je ne veux pas devenir une ombre."

Les goélands entourent la méduse.

"Une ombre ? Je t'aime, quelle preuve veux-tu ?"

"Fais de moi une tortue de mer."


"Regarde-moi."


Je fixe l'œil vitreux. Je reçois comme un coup de poing au visage, recule. Les goélands piquent, déchirent la méduse, crèvent l'œil, arrachent des lambeaux.

Je laboure ma peau avec mes ongles. Je me tourne vers l'océan, cours dans les vagues pour éteindre le feu en moi. Je me transforme, mes bras, mes jambes s'atrophient. Je m'amenuise, m'arrondis. Ombrelle, tentacules, translucide. Je m'ouvre aux courants, dérive.

Je suis méduse.

*

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