La bête à vélo

menestrel

            … La fille est remontée sur son vélo, il ne sait pas trop bien comment elle a réussit, mais en fait il s'en fout. Il ne se pose jamais les questions du genre « pourquoi ? », « comment? », « et après ? »… C'est des trucs d'intellectuels ça, ce n'est pas pour Lui. Lui ce qu'il doit faire c'est nourrir la Bête quand elle le réclame, un point c'est tout. Il se remet sur ses jambes écorchées et se lance à la poursuite de la fille. Elle a déjà fait quelques tours de pédalier et commence à prendre un peu de vitesse. Mais elle n'a pas encore réussi à stabiliser sa direction et elle va de gauche à droite, suivant de brusques mouvements de guidon. Il se dit que c'est sa chance. Il est déjà en action. Il a bien quelques dizaines de mètres de retard, mais son corps est bien bâti, tonique, explosif, endurant. L’apport de la Bête dans ce domaine est d'ailleurs plus qu'appréciable. Et puis il a fait l'armée plus jeune, il y a appris bien des choses utiles. Il y a aussi fait beaucoup de sport, ce qui Lui a donné de solides bases.

            C'était il y a longtemps l'armée. La dernière période heureuse et insouciante de sa vie se dit-il. C'était il y a bien longtemps, c'était bien avant que la Bête ne grandisse en Lui pour en faire sa chose, l'instrument de sa satiété. Comme un immonde parasite la bête a pris le dessus sur son esprit simple, Lui réclamant du sang et de la chaire fraîche, toujours plus.

            La fille crève de peur, il peut sentir la peur. C'est une des qualités que Lui procure son statut d'hôte de la Bête. C'est un don très utile que de pouvoir sentir la peur. Il a pu s'en rendre compte en de maintes occasions. Ludique aussi… Provoquer la peur, pour la sentir ensuite, l'apprécier, comme certains avec le vin, s'en délecter. Il se rapproche, elle doit maintenant entendre ses pas de bête claquer sur le bitume, derrière elle…

            Elle hurle cette petite pétasse, comme si quelqu'un pouvait lui porter secours, sur cette route déserte de Corse. Des cris stridents et désespérés auxquels ne font écho que les bruissements du maquis. Des sanglots aussi, et des reniflements. Pitoyable. Elle ferait bien mieux de garder son souffle pour pédaler, par ce que si elle n'en met pas un coup rapidement, elle va finir dans le ventre de la Bête, c'est sûr. Elle a certes de l'avance, mais la route est en faux plat montant, ce qui limite son accélération. Lui, il n'aurait eu aucun problème à démarrer en boulet de canon sur son vélo de compétition – un Lapierre. L'action, toujours l'action. Mais elle, cette petite traînée dans sa petite robe à fleur à moitié transparente, avec son Liberia tout rouillé elle ne peut pas. Il faudrait qu'elle se traîne encore péniblement sur plusieurs dizaines de mètre avant de rivaliser avec la vitesse de la Bête au galop. Ce qui va se passer, c'est que dans une poigné de secondes il sera sur elle. Il saisira le vélo par le porte-bagages et enverra valser tout ça sur le bas coté; dans les gravillons. Les jambes dodues et bien lisses de la fille vont glisser et s'écorcher sur le bitume un peu mou et une légion de gravillons va se loger dans les plaies… Un peu comme des plombs dans la chair d'un faisan. Ce sont les pensées qu'il a en tête au moment où sa main gantée d'une mitaine de cycliste s'abat sur le porte-bagages du Liberia et fait valdinguer cavalière et monture.

            La suite se passe sans un temps mort, l'action, toujours l'action. Il ramasse une grosse pierre sur le bord de la route, s'assied sur la poitrine de la fille et sans prendre le temps de la regarder dans les yeux, commence à massacrer son visage. La pierre a le poids d'une boule de bowling. Il a joué au bowling une fois, c'était à l'occasion d'une permission avec deux copains de régiment, Bergereaux et Castillac. Il ne se rappelle plus bien qui a gagné ce soir là. Non, il se rappelle juste de la sensation de la boule de bowling dans ses mains et du son qu'elle produisait quand lancée trop haut elle retombe sur la piste de bois huilée. Bang ! Ah quel son ! Bang et tout le monde se retourne vers vous ! Bang et on vous regarde ! Bang vous êtes vivant ! Bang… Bang… Bang, bang, bang-bang-bang.

            Ce qu'il a maintenant sous les yeux n'a plus grand-chose à voire avec le visage d'une fille. Ca ne ressemble à rien, une masse informe, vaguement creuse et terriblement appétissante. La poitrine a cessé de se soulever depuis quelque temps déjà. Il jette la pierre de coté, plante ses deux mains de part et d'autre de l'amas de chair défoncé et rapproche son visage. De ses narines sortent deux bouquets de fins pseudopodes. Ils ont l'air timide dans un premier temps, comme s'ils voyaient la lumière pour la première fois. Puis, ils se dirigent vers le bas ou les attend le festin. Au contact du sol les terminaisons pointues de ces spaghettis tâtonnent à la recherche de nourriture. Ils enserrent les morceaux de chaire, d'os et de cervelle et les remontent pour les fourrer dans les deux petites bouches dentelées de quenottes tranchantes qui ont pris place dans les orbites oculaires maintenant aveugles. De sa bouche grande ouverte un œil gros comme une orange scrute le sol. Un œil unique en bas, deux petites bouches dentelées en haut, et au milieu des pseudopodes sensitifs. C'est le visage inversé et monstrueux de la bête.

            Les morceaux bien lubrifiés par le sang glissent aisément dans les petites bouches. Chair, cervelle, os, dents, tout y passe. La Bête se repaît dans la joie. Elle avait grand faim. La peur a parfumé la viande. Un vrai délice. Le morceau était il faut le dire bien choisi. Des joues tendres à souhait. La Bête est contente, après ça elle va pouvoir se rendormir un moment avant d'avoir à repartir en chasse. Avec la satiété la domination que la Bête exerce sur Lui se fait moins forte.

            La chair crue et le sang encore chaud l'écoeurent au bout d'un temps. La Bête repue s'est retirée dans son sommeil. Il est alors pris de convulsion et de spasmes. Il expulse le trop plein de matière humaine que la Bête n'a pas absorbé en jets poisseux; purgeant en quelque sorte la partie de ses tripes qui Lui appartient encore. Cette partie de Lui qui ne peut digérer cette viande infâme. Il s'allonge ensuite sur le bord de la route à côté du corps de ce qui avait été il y peu Mathilde Mignaut, dont le malheur aura été d'avoir croisé au mauvais moment la route de la Bête. Il est à bout de souffle, il tire la langue, il cherche de l'air. Sa poitrine se soulève violemment. Il se raccroche aux souvenirs de sa vie d'avant la Bête. Des souvenirs qu'il garde comme des trésors, à l'abri au plus profond de son esprit. Il garde tout ce qui Lui reste, le bon comme le mauvais. Dans ses souvenirs la Bête a toujours été présente. Tapie dans son enfance, déambulant au cours de sa puberté, révoltée et sauvage pendant son adolescence… Elle est ensuite entrée dans une longue hibernation de chrysalide, pour mieux surgir en Lui brusquement à l'âge adulte. Avec la bête sa mère est aussi très présente dans ses souvenirs. Il retient de sa mère l'expression de dégoût qu'elle arborait à son égard. Une expression complétée par des mots durs, humiliants : monstre, parasite, aberration… Sa mère ne l'a jamais aimé, depuis sa plus tendre enfance elle ne Lui a envoyé que de la haine et du dégoût, comme s'il était responsable d'une monstruosité commise dans une autre vie. Comme si elle ne voyait déjà en Lui que la bête. Mais peu importe, un souvenir est un souvenir, et il Lui en reste si peu. Alors il les garde. Il se les repasse assez régulièrement, les décrasse, les caresses, les gratouille. C'est tout ce qui Lui reste de son humanité passée. Quelques pièces quelconques d'un puzzle à jamais défait.

            Combien de temps est-il resté ainsi, allongé sur le dos à respirer et se souvenir ? Il ne le sait pas. Mais ça n'a pas d'importance. Le bruit d'une voiture qui approche le met immédiatement en alerte. La vision furtive d'un éclat de lumière réfléchie sur un pare-brise le met en action. Sur la route, en contrebas, dans le grand virage où la muraille de pins qui le borde est entaillée d'une brèche il aperçoit une grosse berline. L'action, toujours l'action. Il repousse le cadavre de la malheureuse hors de la route, dans une pente ou elle roule un moment avant de disparaître sous un buisson. Pratique ce maquis. Il jette ensuite avec un mouvement circulaire de discobole le vélo de la fille. A l'aide de sa semelle il recouvre vite fait les traces de sang de gravillons et shoote dans quelques morceaux. Avant de faire disparaître la pierre meurtrière, il l'abat sur son propre crâne. Pas un choc frontal qui l'aurait fracassé mais de biais, afin d'entailler profondément son cuir chevelu. Ca pisse le sang une plaie au cuir chevelu. Il a ensuite juste le temps de crapahuter jusqu'à son propre vélo qui gît sur la route un peu plus bas. La roue avant est voilée. Pauvre cheval blessé se dit-il. Là, il s'allonge en travers de la route et feint l'inconscience. Son visage, son T-shirt et ses cuissardes de vélo noires et vertes RMO sont couverts de sang, mais pas du sien.

            Comme prévu le chauffeur pense qu'il a chuté et qu'il est blessé. Il arrête sa voiture et accoure à son secours. C'est un gros blond, jovial et rougeaud. Un hollandais serviable qui baragouine un français approximatif. Il Lui propose "d'enfourner" son vélo dans la "soute" de sa BMW et de le conduire chez un médecin ou dans un hôpital.

            -- « Merci, c'est pas de refus mon gars. Mais y'a pas besoin de vous donner tant de mal; bien vrai. Conduisez-moi juste à l'entrée du prochain village. Vous auriez un Sopalin ? Merci. J'ai juste besoin d'un garagiste pour réparer ma roue et d'une pharmacie pour ma plaie. »

            Le hollandais proteste un peu histoire de dire, mais en fait ça l'arrange. Il n'a pas vraiment envie de se coltiner un inconnu ensanglanté dans sa BMW trop longtemps. C'est naturel comme pensée. Personne n'a envie de trop se faire chier à donner des coups de mains.       Il a beaucoup de respect pour cette forme d'égoïsme humain dont dépend largement sa propre survie. Il charge Lui même son vélo dans le cul de la grosse allemande non sans avoir détaché de sa monture tubulaire ses sacoches de voyage qu'il pose sur la banquette arrière. Il en sort un T-shirt propre et froissé qu'il enfile à la place de celui, souillé, qu'il porte.

            Durant le trajet le hollandais essaye un peu d'engager la conversation, mais bien vite le mutisme de son passager blessé l'en décourage. Il devra se contenter du monologue grésillant d’un autoradio schizophrène et apatride qui débite un flot de paroles tantôt en français tantôt en italien, au grès du vent. Lui il regarde par la fenêtre le paysage défiler.

            Quelque chose le tracasse. Le prochain village est très proche et il sait qu'il y trouvera tout ce dont il a besoin pour se requinquer. Ce n'est donc pas la peine de s'en faire. En plus la bête a bien mangé. Il a devant Lui un bon bout de temps avant qu'elle ne se réveille de nouveau. Certainement des semaines. D'ici à ce que l'on trouve le corps, il sera déjà loin. Personne ne se souviendra de Lui, le rando-cycliste discret, et personne n'aura la présence d'esprit de le signaler aux enquêteurs. Et les enquêteurs corses, pas plus que les autres ne feront le lien entre ce cadavre et les autres. Pas signalé pas recherché. Ne pas faire de vagues et bouger tous le temps, lentement mais sûrement. Passer à l'action au moment opportun, rapidement, mortellement. Cela fait des années et des années qu'il baroude sur les routes de France, semant derrière Lui des cadavres de Mathilde Mignaut comme des cailloux blanc. Alors pourquoi s'en faire ?

            Il sait ce qui ne va pas, mais ça le perturbe tellement qu'il a du mal à l'admettre. Tout à l'heure quand il a couru après la fille, il a ressenti des frissons dans son bas ventre, une excitation toute sexuelle qui est remonté le long de son pénis et de son échine. Une sorte de prémisse. Ca ne Lui était jamais arrivé avant et pourtant il connaît bien la bête. Elle ne fait jamais rien au hasard… Il sait qu'il devra s'y résigner, c'est tellement évident. Cela fait des années qu'il satisfait le désir premier de la bête en la nourrissant. Mais toutes les bêtes ont au bout d'un temps un autre besoin à satisfaire. Un besoin tout aussi important, tout aussi primaire. Celui de se reproduire… Les arbres défilent le long de la route, il les perceoit en périphérie de son champ de vision. Leur rytme l’emporte et il se plonge dans ses souvenirs, l'image de sa mère s'impose à Lui... Démon, Lui dit cette femme au regard mort, parasite, monstre… Souillure…

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