Petite virée en librairie
Eloïse s'empressa de terminer son texto et prit d'un geste brusque et rapide son manteau de flanelle rouge enrichissant sa brune et longue chevelure. De toute manière elle sera en retard, pensa-t-elle. Elle dévala les deux étages de son immeuble art déco des années trente et s'engouffra dans la montée de La Lanterne. Elle se dirigea d'un pas de course chez son bouquiniste habituel « Aux Ecrits de Manu ». Le libraire était une personne taciturne, solitaire, or il aimait accueillir les gens dans son échoppe, dans son fourbis, expression qu'il employait souvent pour désigner ses antiquités ; rien que pour les voir éprouver une émotion en ouvrant un livre.
Il connaissait Eloïse depuis son plus jeune âge. Elle qui venait chaque mercredi après-midi avec son père choisir une histoire à dévorer. Aujourd'hui à vingt-six ans elle poursuivait des études en faculté de théologie et terminait une thèse sur l'approche philosophique des écrits religieux du Moyen-Âge.
Elle rejoignit Fred, un petit blond grassouillet au coin de la rue de La Cordonnière sans avoir plusieurs fois glissée sur les pavées humides et froid. Il semblait livide. Le teint pâle de son visage trahissait une attente de plusieurs minutes sous le vent glaciale de ce mois de novembre sombre et triste qui n'en finissait plus. Il l'avait fait pour elle, semblait-il ce le persuader malgré l'humidité qui grignotait peu à peu son épiderme.
Eloïse et Fred rentrèrent dans la boutique et allèrent vers les bibliothèques livrant des manuscrits anciens à la curiosité des collectionneurs de tout poil, aux connaisseurs férus de codex moyenâgeux, aux visiteurs d'un jour, aux badauds amoureux d'histoires secrètes les plus folles. Elle en était fada, Eloïse, de ces mystérieux ouvrages composés par des créateurs tout aussi énigmatiques. Elle voulait à tout prix lui faire connaître sa passion pour les livres, et pourquoi pas à les lui faire aimer. Mais, pour Fred, ce n'était pas pareil, lui le pragmatique, l'informaticien de talent pour qui les chiffres et les nombres sont un langage mathématique propre à définir le monde de demain. Fred se contenta de suivre sans émotion les indications appliquées d'Eloïse, finalement peu intéressé à rencontrer d'ancestrales œuvres. Il perdait son temps.
Fred voulait rentrer au plus vite dans son loft du cinquième rénové façon sixtes dans une ancienne fabrique de tissus. Là, il reprendrait son travail sur la vitesse de réponse électronique de nouveaux matériaux en situation extrême ; recherches exigeantes commandées par son patron, un homme pointilleux et excessif, pour le bénéfice des sciences aéronautiques et spatiales ; sujets d'étude pour lesquels il excellait. Oui, il était le meilleur. Eloïse monta sur les pointe des pieds pour atteindre une veille encyclopédie du dix-septième siècle placée sur la dernière étagère entre un grimoire détaillant des potions magiques à base de plantes et un bouquin racontant les aventures d'une femme ethnologue aux prises avec des agents gouvernementaux en forêt Amazonienne. Elle ouvrit avec précaution l'énorme volume aux couvertures en cuir et reliures en raphia tressé et se laissa guider par les mots. Eloïse feuilletait des pages précises. Elle passa rapidement les chapitres consacrés à l'architecture, à l'horlogerie et à la biologie et s'arrêta sur la partie intitulée « philosophie cosmologique et religieuse », un essaie particulièrement érudit d'un anonyme en quête de sens. Et, là, en fin de texte, une note rajoutée à la main. Eloïse la montra à Fred et la lu.
« Ma bibliothèque, c'est mon smartphone à écran incurvé extra large répondant au doigt et à l'œil à toutes mes sollicitations, à tous mes chichis, à tous mes tracas, à tous mes pépins ; c'est mon surf endiablé sur le web intarissable et parfois apocryphe.
Ma bibliothèque, ce sont mes sites d'informations en continu, mes blogs inventifs, mes tutoriels très pratiques, mes réseaux supers sociaux et pas toujours bien amicaux, mes navigateurs reliés, 2 mes applications incalculables, mes téléchargements infinis, mes e-mails non exhaustifs, mes mille et un numéros de téléphone, mes sms perpétuels, mes mms extraordinaires, mes tchats excessifs, mes tweets démesurés, mes disques durs à l'immense mémoire, mes clefs USB ultra rapides, mes ebooks et mes liseuses de chevet, mes agendas virtuels pleins à craquer, mes tablettes tactiles dernier cri, mes ordinateurs gameurs ultra puissants, mes pc portables importés, mes jeux vidéo à hologramme thermique, mes cd de films et de musiques, mes cd-rom épuisés, mes iPods aux grandes oreilles, mes appareils photos wifi pour immortaliser l'ici et le maintenant, mes télévisions très haute définition connectées à la planète, mes bracelets- montres High Tech associés à mes GPS incontournables, mes lunettes panoramiques 3D indispensables pour me faire tout un monde, mes moteurs de recherches bourlinguant sur la toile mondiale et m'interdisant de parler à mon voisin du dessus.
Ma bibliothèque c'est mon monde informatique, mon univers préfabriqué…, ma puce électronique qu'on m'a fiché sous la peau et qui me fait un mal de chien ; c'est, sous mon crâne, le nano circuit en silicium et titane qui associé à mes neurones me donne des migraines impossibles et m'invite insidieusement à lisser mes émotions, à les rendre illisibles, à les réduire à une peau de chagrin. Et je tiens à vous le faire savoir à très haut débit : ce n'est pas une vie !!! Je parle à une multitude de personnes et aucune rencontre, alors je reste seul devant mes logiciels à les écouter. Ma solitude me pèse, elle s'accroche à ma peau, elle fait partie de moi. Je perds mon humanité dans le labyrinthe numérique des nombres binaires. Je pense en giga-octets, je rêve en pixels. Je me sens à des années lumières de la terre de mes ancêtres. Je les pleurs.
En somme, je vois une société qui à bras ouvert consomme l'intolérance, qui se consume sur le brasier de l'indifférence, sur le bucher de la dépendance, sur les flammes de l'accoutumance. Son insolence brulant mon corps.
Ma bibliothèque c'est tout ce que ne possède pas, ni livre, ni film, ni musique, ni outil virtuel.
Pour moi la bibliothèque c'est ma vie faite de failles, d'incertitudes, de doutes, de colères, de tristesses, d'angoisses, d'inquiétudes, d'effrois. Je recherche dans les espaces les plus éloignés de cet immense édifice la joie, le bonheur, la rencontre, le partage.
Ma bibliothèque c'est l'histoire des mots, ils cheminent, nous parlent, parfois ils sont empreints d'horreurs, la violence se présente, ils font mal, je les vis à travers des creux et des vagues tel une mer agitée.
C'est bien cela…l'histoire des maux.
Ma bibliothèque… c'est tout ce qui est en l'Homme.
Ma bibliothèque… c'est mon jardin secret ».
Absorbée par sa lecture, Eloïse n'avait pas remarqué la disparition soudaine et inattendue de Fred. Dehors, sous une pluie battante et froide il dégaina son téléphone, entra précipitamment dans une ruelle étroite et se nicha sous un porche en pierre noire plus pour passer inaperçu que pour se mettre à l'abri. Soucieux, il composa un numéro en ayant une fâcheuse impression de trahir une confiance. Mais c'était son job.
« Elle a trouvé le message ! » Au bout du fil, il entendit un bruit étrange, on raccrochait.
September,
Décembre 2017.