La boîte verte

Laurent Cailly

Divagation mélancolique sous la contrainte de 3 mots : bouquiniste étreinte papilles.


Plus rien. Je n'ai plus rien.

A part ce qu'il y a dans cette grande boîte verte.
Modèle agréé par l'Administration, présentant un gabarit extérieur déterminé par les  dimensions ci-après (ces dimensions s'entendent boîte fermée, couvercle compris)
longueur : 2,00 mètres
largeur : 0,75 mètre
hauteur côté Seine : 0,60 mètre
hauteur côté quai : 0,35 mètre.
Fixée au parapet, rive gauche, quai Voltaire.

Toute ma vie là-dedans.
Exposée au chaland, au fouineur, au chineur, au solitaire, à l'égaré, au désœuvré, au curieux, au pervers et autres types de détraqués.
On peut toucher, on peut sentir, on peut lire.
Mais pas acheter. Pour le moment.
Je ne suis pas un bouquiniste ordinaire.
Rien n'est à vendre. Pour l'instant.
On ne vend pas sa vie.
En tout cas pas moi. Pas encore.
Je l'expose juste, in extenso.
Ce qu'il en reste de palpable, ça résume tout.
Quelques mètres cubes de musée personnel.
Ouvert tous les jours de 11 heures 30 à la tombée de la nuit.
Entrée gratuite,
Sauf quand il pleut, c'est fermé.
La pluie, ça abîme les œuvres.
La pluie ça lave, ça dénature, ça laisse des traces indélébiles.
C'est comme les larmes.
Quand on pleure, c'est mieux de la fermer.
Alors, quand il pleut, on la ferme aussi, la boîte verte. 
Autrement, vous pouvez venir.
La collection permanente vaut le coup.
Elle est parfois enrichie de nouvelles œuvres.
Mineures, malheureusement, ces derniers temps.

Mais le fonds d'archives, lui, est épatant.

Des objets,
Un briquet, une peluche, un bijou, une mèche de cheveux ondulés, un bâton mordillé, une fragrance sur un foulard, des lettres, beaucoup de lettres et de cartes postales, un conte enfantin, un ticket de cinéma tordu ou de concert effacé.
Valeurs inestimables, en vrac.

Des livres,
Flaubert, Maupassant, Vian, Radiguet, Prévost, Drieu, Voltaire, Shakespeare, Queneau, Poe .
Persistantes fulgurances.
Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Rousseau, Nerval, Artaud, Villon, Montherlant.
Montherlant. « Eternité est l'anagramme d'étreinte », écrivait-il

Une étreinte contre l'éternité !
Tel « Mon royaume pour un cheval ! », combien de fois ai-je formulé ce vœu ?
Pas tant que ça, finalement.
Mais si intensément à chaque fois.
Avant de déposer, à chaque fois, religieusement, dans la boîte verte, le symbole de l'étreinte frustrée ou brûlante, que je vous expose aujourd'hui.
Impudique pour moi.
Anecdotique pour vous.

Les effondrilles de la vie sont impudiques et anecdotiques de toutes façons.

Intimement et cruellement goûteuses aux papilles qui ont joui du festin. 
Sottement et évidemment insipides à celles qui furent écartées de la table.

Je n'ai pas encore décidé de la date.
Mais à la fin de l'exposition, l'ensemble des articles sera dispersé.
Tout devra disparaître, comme aux soldes d'hiver.
Car la date, que je n'ai pas encore décidée, sera en hiver.
Fin décembre, certainement, à l'aube d'une année nouvelle.
Disons, quand j'en aurai marre d'exposer ma vie aux papilles optiques des passants.

A raison d'un article par personne, on pourra venir se servir dans la boîte verte fixée au parapet, rive gauche, quai Voltaire.
Pour rien.
C'est à dire ni argent, ni raison.
On dispersera ma vie.
Je garderai juste ma grande boîte verte.
Modèle agréé par l'Administration, présentant un gabarit extérieur déterminé par les dimensions ci-après :
longueur : 2,00 mètres
largeur : 0,75 mètre
hauteur côté Seine : 0,60 mètre
hauteur côté quai : 0,35 mètre.

Avec l'Idiot de Dostoïevski pour caler le haut et quelques tomes des Misérables pour le bas, ça devrait faire l'affaire.
Ou n'importe quoi.
Ce qu'il restera.

Alors, bouquiniste désintéressé inintéressant, je pourrai enfin m'installer dans ma boîte verte, toute empreinte d'enivrants parfums de vie longuement macérés. Dans l'eau de vie.
Ma vie. A l'arrêt. Comme prévu.
Puis, boîte fermée, couvercle compris, affronter l'éternité où dit-on les étreintes sont stériles, les papilles éteintes et les bouquinistes inexistants.

Eh bien tant pis.


Signaler ce texte