La bougeotte
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La bougeotte
Ma famille est porteuse d’un gène agaçant, celui de la bougeotte. Mon grand-père, premier porteur connu du gène, a saisi le prétexte d’une des campagnes de Madagascar pour quitter ses Vosges natales ; il a attrapé “les fièvres” à Tamatave, a été soigné à la Réunion, y est tombé follement amoureux d’une jeune Suzanne dont il a finalement épousé (contraint et forcé) la cousine germaine à Paris avant d’installer sa petite famille à Madrid.
Le gène de la bougeotte ne touchant pas que les déplacements géographiques mais aussi les déplacements d’affection, mon grand-père a quitté ma grand-mère comme par la suite ma mère quittera mon père -qui lui-même avait déjà quitté plusieurs femmes qu’il avait dotées d’enfants.
Dès qu’elle fut libérée de son mari -par le divorce- et de sa mère -par la mort de cette pauvre femme éternellement malheureuse- ma mère a pris ses deux filles sous le bras et est partie à Dakar pour y faire rayonner la culture française. C’était un temps où, de préférence, on envoyait dans ce qui était encore des “colonies” -mais plus pour longtemps- des professeurs agrégés : le rayonnement de la culture française était à ce prix. Ma mère a donc enseigné l’espagnol à des petits Sénégalais pendant que j’apprenais à lire dans un livre, “Leuk le lièvre”, écrit par l’opposant à la France qu’était alors Léopold Sedar Senghor. J’apprenais aussi la géographie de l’AOF et de l’AEF et l’Histoire des royaumes africains. J’ignorais tout de “nos ancêtres les Gaulois” et n’ai découvert Saint Louis rendant la justice sous son chêne qu’en entrant en 6°.
Quand on a ce gène de la bougeotte, il n’y a que le premier pas qui coute. Toujours escortée de ses deux filles, ma mère a naturellement suivi la pente de l’Afrique : Brazzaville, puis Madagascar puis la Réunion. La retraite a donné le coup d’arrêt à ses bougeottes exotiques.
Mais elle a tout de suite rebondi sur l’immobilier. L’avantage de l’immobilier c’est de pouvoir bouger sans perdre tous ses repères puisque le déplacement géographique peut être restreint à une région et même à une ville.
Ma mère a choisi Saint-Jean-de-Luz, sur la Côte basque, où elle n’a pas tardé à être très favorablement connue de tous les agents immobiliers de la place tant elle changeait souvent d’appartement.
Porteuse moi aussi du gène familiale, j’ai oscillé entre diverses contrées à travers le monde tout en revenant à plusieurs reprises à Paris.
Paris est la ville idéale pour les personnes atteintes de “bougeotte immobilière” : chaque arrondissement, chaque quartier, chaque rue même propose un style de vie, une nouvelle aventure, des découvertes inespérées. Très vite on y prend ses habitudes : tel bistrot pour le café du matin, cette épicerie là plutot que celle d’à coté pour les courses du soir, la librairie qui ne paye pas de mine si l’on n’est pas du quartier mais tenue par un ou une originale pleine de ressources... C’est sans doute parce que ces habitudes se prennent si bien et si vite que nombre de Parisiens tiennent à rester dans le même quartier lorsqu’ils changent de logement.
Gène de la bougeotte oblige, ce n’est pas mon cas : sur plus de quarante déménagements au cours de ma vie, j’en ai fait neuf à Paris en changeant à chaque fois de quartier -et donc de vie.
J’ai été jeune fille au pair avenue Bosquet sans réaliser alors le fossé qu’il y avait entre ma chambre de bonne au 6° par l’escalier de service et l’appartement bourgeois du second avec ascenseur où je gardais la petite demoiselle de la maison.
J’ai été amoureuse rue de Seine d’un jeune photographe fauché ce qui serait tout à fait impossible aujourd’hui : son studio est peut-être encore occupé par un photographe mais assez “branché” pour avoir les moyens de s’offrir trente mètres carrés dans cette rue là.
Jeunes mariés, nous avons investi l’appartement maternel de l’avenue de Tourville dont nous avons éliminé les meubles Louis XV un peu trop assortis au quartier : de bon goût et classiques jusqu’au conformisme.
Devenue femme seule avec deux enfants, j’ai essayé une des nouvelles “tour” de la Place des Fêtes. Ce n’était plus tout à fait un village mais pas encore la zone. Au marché, le vendeur de pommes de terre disait qu’il préferait planter ses tréteaux ici plutot que dans les beaux quartiers du 16° où les femmes élégantes marchandaient le prix de ses patates.
Me croyant “arrivée” professionnellement, je suis devenue une “parvenue” dans un ravissant petit appartement de la rue Maïtre Albert, juste à côté de la rue de Bièvre dont le plus célèbre habitant était François Mitterand. Du jour où il est devenu Président de la République, il a fermé “sa” rue à toute circulation. Les rares commerces de la rue ont aussi fermé.
Le dépôt de bilan de mon employeur m’a ramenée en province où j’ai profité de mes derniers bulletins de salaires pour obtenir le crédit nécessaire à l’achat de la dépendance d’un petit château : c’est déja assez triste d’être pauvre, si en plus il fallait se priver ....
Je suis revenue à Paris avec un second mari, rue du Gril, tout près de la Mosquée, de son hamam et de son agréable salon de thé. La rue et le quartier était extrêmement calme et tranquille. A la fin du ramadan, chaque année, la rue se transformait en mosquée en plein air tant il y avait de gens pour faire la prière. Le seul petit trouble venait parfois d’un immeuble apparamment habité par des réfugiés polonais qui confirmaient le bien fondé de l’expression “saoûl comme un Polonais”.
Redevenue solitaire et provinciale, je rêve parfois de contrées lointaines. Mais je parviens à me limiter à une “bougeotte immobilière géographiquement circonscrite” et largement favorisée, il est vrai, par ces merveilleux sites immobiliers sur Internet. Le langage ésotérique des petites annonces (“Gd 2P S-S-E ét élev bcp de charme”) a été remplacé par des photos qui nous disent parfois tout sur le désordre de la salle de bains ou sur la chambre du bébé. Mais le plaisir de la chasse au lieu -momentanément- idéal reste intact.
A 89 ans, Danielle Darrieux terminait l’autre jour une interview en avouant son goût immodéré pour les petites annonces immobilières. Elle reconnaissait que même parfaitement satisfaite de l’endroit où elle habitait, elle ne pouvait pas s’empêcher de les regarder. Comme s’il y avait un ailleurs inconnu à découvrir de façon urgente. Mais elle ajoutait aussi que cette pulsion qui la portait à vouloir changer de lieux, c’était peut-être la peur que son lieu de vie devienne le lieu de sa mort.
Ce qui arrivera un jour -sauf à mourir inopinément dans un tsunami lointain ou dans un crash aérien...