La Brèche
dguerchon
Prologue
La lame s'enfonça dans les chairs avec une indécente facilité.
Sous la pression invariable de ses doigts, il sentit nettement la déchirure du cuir, puis celle de la graisse dégoulinante dont l'homme ventripotent vomissait déjà des filets à leurs pieds. Le souffle de sa propre exaltation, beaucoup mieux contrôlée, se confondit dans un jappement d'agonie que nul n'aurait pu entendre. Le vieil homme, désespérément résolu à s'arracher au squelette de fer qui lui entravait chevilles et poignets, s'agita encore quelques secondes, puis de plus en plus faiblement, les yeux révulsés, alors qu'il se vidait du reste de sa bile et qu'un dernier borborygme étouffé quittait enfin sa gorge en un relent de mort. L'instant suivant, l'odeur répugnante s'élevait dans l'air. Puis plus rien. L'homme avait été prompt à mourir. Plus encore à rendre l'âme. Comme hâtif de s'en délester. Veillant à ne pas exposer la plaie dont il l'avait gratifié, il détacha ses doigts du manche tanné dont la garde elle-même avait marqué la peau distendue du vieil obèse. Une profonde inspiration, puis un regard sur son visage poupon. À la lumière blafarde, il ressemblait à s'y méprendre, désormais, aux énormes épouvantails bleuâtres, ces golems de roc inopportuns que les moutons du sud dressaient sur les îlots pour leur faire peur dans la tempête.
Délicat, il ganta sa lourde main à l'exosquelette de plomb dont l'index avait la courbe d'une cuillère affûtée. Une bise froide, plus que de saison, vint lui susurrer qu'une cloche haut perchée sonnait dans la nuit noire. D'un regard au ciel, à travers la verrière parée de vitraux, il admira les alignements qui scintillaient en sa faveur. L'un d'eux semblait presque lui adresser un sourire. Sans hésitation, le gantelet fermement attelé au poignet, il souleva le crâne joufflu par la tignasse et avec une précision impitoyable, s'employa à lui en déloger l'œil gauche. Le travail fut moins aisé qu'il n'aurait cru. Nerfs solides. Inattentif aux effusions qui l'accompagnaient dans sa besogne, il leva le bras à la lumière pour accorder une curiosité au regard d'un gris métallique, désormais terni, qu'il tenait entre ses doigts. Et il l'avala.
Sans une once de réaction à un menu dont il n'était pas exactement friand, il entreprit de libérer le cadavre suintant de ses bracelets de fer. Le corps du pauvre hère boursouflé demeurait immobile, pendu à son chevalet. Son existence matérielle l'avait tant choyé. Les plaisirs de ce monde lui avaient peu à peu noircis les poumons et engraissé les artères, si bien que rien n'aurait pu le préparer à la tâche qui l'attendait dans l'après vie… À peine le colosse eut-il projeté cette idée qu'un puissant vertige le prit, et il se mit à vaciller. Sa vision se décuplait. Les paupières closes, le souffle court, il sentit le courant traverser sa chair et sa pensée. Une force vorace lui embrasa l'esprit tel un feu d'artifice, aussitôt suivie par une marée noire d'encre. Celle des courants glacés du Septentrion. Le cataclysme. Animé par la dévotion, il accueillit le flot étourdissant sans geindre et attendit la fin de ses déferlements. Un oiseau de nuit siffla à proximité. Il bascula, et le silence revint.
La colonne vertébrale du vieil obèse craqua comme une bûche dans l'âtre lorsqu'il releva la tête. De son œil unique, habité par un voile laiteux, il se mit à renifler çà et là, à la manière d'un limier. Sans un bruit, il entreprit de retirer le poignard de la plaie béante qui lui trouait la panse. Le sang ne coula pas. Tout pâle, le geste malhabile d'un somnambule arraché à un songe, il essuya d'un revers de manche la bave de son menton, et veilla à boutonner sa chemise avant de réajuster une à une les agrafes d'argent de son manteau. Puis il s'extirpa de son entrave pour avancer dans la lumière d'un pas de plus en plus ferme, droit sur la porte élevée en fer de lance vers le plafond voûté. La poignée frappa lourdement le battant quand il la tira à lui et un air renouvelé apporta à ses narines le parfum rafraîchissant d'un début d'automne qu'il ne pouvait plus sentir. Il s'élança au dehors, sa bedaine crevée le précédant d'un bon pied.
Un seul regard vers la Divine hautaine et décharnée, dressée comme un doigt outrancier sur la vallée, lui indiqua la direction à suivre. Sans quitter des yeux la flèche d'ocre qui ornait le front de la Bastide, le vieillard emprunta à vive allure l'allée bordée de figuiers effeuillés qui ombrageaient le boulevard Folberic, par beau temps, sans croiser nulle âme qu'un vieux matou de gouttière aux pupilles suspicieuses. De son pas claudiquant, il tourna à gauche, où quelques prostituées s'alignaient sans conviction devant les brasseries, puis à droite, vers la rue Canif, et traversa furtivement le square du Perchoir que le téléphérique couvrait d'un éclairage glacé avant de s'enfoncer dans les ténèbres du caniveau. Là, il s'immobilisa pour tendre l'oreille. La cité dormait, à sa manière. Si les balcons du quartier semblaient pétrifiés, le beuglement incessant des soiffards agglutinés sur la place Du-Roncier, aux abords de la banlieue voisine, lui parvint nettement, noyé par les notes de musique frivoles d'une bourgeoisie avinée qui résonnait dans toute la rue des Voituriers. Tout près, le bras sud du fleuve semblait encore chuchoter à son adresse, comme s'il l'avait encouragé depuis Fort-le-Courant jusqu'à la bonne fortune. Dans son dos, les rouages de l'imprimerie du Pamphlet tournaient à plein régime, espionnés par l'œil rougeâtre d'une balise de surveillance, et à l'est, un convoi de nuit crachait sa vapeur gonflante depuis la Lanterne jusqu'aux pistes Bric-à-brac. La capitale ronronnait.
Sans un regard à la montre qu'il portait à sa poche, le bonhomme pivota pour longer le préau des ateliers Le-Vif, dévala une dernière ruelle étroite jonchée de bottes et, parvenant enfin aux abords du lac-de-la-bonne-fortune, s'avança d'un pas mesuré jusqu'à l'imposante Passerelle de Dorcéus.
Le passage était clos. La rampe dallée venait épouser la rive du lac par une flopée de marches à double révolution répandues comme un dégueulis de marbre blanc, fermées par l'enceinte d'une petite tourelle crénelée. La langue fourchue de la Passerelle, éclairée par de hautes statures ornées de sphères incandescentes, touchait la rive ouest avec une parfaite symétrie pour lui offrir une surveillance similaire. De ce côté, deux soldats bleus, archers identiques perchés comme des moineaux, observaient le bras du fleuve à la loupe télescopique alors que trois autres s'affairaient à la lueur des bulbes. Les mites projetaient des ombres furtives sur leurs silhouettes agitées. Ils étaient distraits. Anxieux. L'Horloge de la Glorieuse tinta – deux heures. Un regard vers l'ouest. Rien. S'il avait eu accès à la Passerelle, la plus haute station de la Course aux ferrys aurait brillé pour lui. Sans attendre, il resserra la ceinture suppliante de son manteau et tourna les talons pour contourner la rampe. Il fila jusqu'aux fosses, peina sur le sentier boueux où pullulaient les roseaux gluants du lac et traversa la plage sans quitter l'ombrageux plafond de Dorcéus. Ce fut à cet instant qu'il renifla une présence à laquelle il ne s'attendait pas.
S'il connaissait les itinéraires de ronde de la milice, il n'était manifestement pas le seul. Trop avancé sur son chemin, il aperçut enfin les trois gaillards, l'un bien plus jeune que ses aînés, occupés à fureter dans les conduits. Ils avaient l'air avide et le teint jaunâtre, comme des poupées de cire. À peine fut-il parvenu à leur hauteur qu'il s'en trouva dérangé. L'un deux, dans un aboiement, essaya de l'alléger de ses effets. Sans se départir de son calme, il observa le brigand. Ses sourcils brillaient de sueur. La veine de sa tempe battait la chamade. De toute évidence, il n'était pas tranquille. Son comparse de gauche, lâche et rachitique, se tenait plus en retrait ; mais celui de droite, le cadet, semblait pris par l'excitation. Il avait les narines dilatées, comme s'il voulait humer sa peur ; et essuya même ses babines d'un revers de main. Fulgurant, le vieillard décocha sa lame à leurs gorges et, tandis qu'un flot poisseux s'écoulait sur leurs poitrines, les regarda s'écrouler un par un. De ses doigts boudinés, il arracha l'œil droit du plus jeune, qu'il déglutit aussitôt. Puis il se fracassa au sol.
Le jeune voleur éborgné s'extirpa lentement des corps enchevêtrés de ses collègues. Après avoir fait les poches du vieillard, il leva un large col sur sa nuque et poursuivit son chemin. On n'entendait plus rien, sous la Passerelle, que l'écoulement sinistre des égouts et l'écho des nuisibles qui détalaient sur les dalles. Une mousse épaisse recouvrait les murs suintant d'humidité. Un regard à gauche. Puis à droite. Un peu plus loin, la lanterne d'un bleu fantomatique qui éclairait la barque du passeur, masqué d'un capuchon, semblait léviter sur les eaux mortes. Le batelier tira son ancrage en faisant rugir les maillons et, sans un mot, ils s'élancèrent en clapotant dans la brume. Ils franchirent le Rempart du Lac, d'abord, qui fendait la surface de la bonne fortune comme un barrage, à la faille secrète de son huitième bastion. Puis celui de la citadelle, arc-bouté en croissants de lune rousse. Le lac brillait du même éclat que les saphirs qu'il avait abrité en ses tréfonds autrefois, en reflétant les lueurs innombrables qui flamboyaient sur l'îlot artificiel. La Tour de garde, tenue par un brasier ardent, sembla aveugle à leur passage. Parvenu aux rives de la Cité, il quitta l'embarcation et leva les yeux. Lorsque le batelier tendit une main vénale, sa bouche édentée tordue en un joyeux rictus, il le noya d'un bras vigoureux, abandonna son corps aux vagues accalmies de la nuit et grimpa quatre à quatre les marches des Extérieurs.
Il longea d'abord un alignement d'écuries et de poulaillers malodorants, puis traversa la Cour d'artillerie. Ce fut tout près de la place des Joutes qu'il entendit le premier cri d'horreur derrière lui. L'alarme était donnée. Accélérant l'allure, il bondit sur ses nouvelles jambes, plus solides, pour grimper aux portes des Lices et là, il tira de sa poche un minuscule sifflet d'argent pour n'en souffler qu'un silence. Les battants s'ouvrirent dans un grincement, comme poussés par une paire de bras invisibles. Il visita aussitôt les jardins où s'alignaient les caves aux épices et, plus loin, quelques bergeries cernées de chambres à laine. Arrivé à l'orangeraie, il tourna vers l'ouest, saigna le garde qu'il rencontra sur le pont et pénétra le cœur de la Cité.
La Bastide le toisait de nouveau, orgueilleuse, imprudente, ses lueurs ambrées découpées aux contours, traversées de fumées perpétuelles. La forteresse se donnait l'air impénétrable. Ses plus hautes cheminées, étroites et biscornues, dominaient le lac artificiel qui trouait la vallée de cinq bonnes centaines de pieds. Sa tour Divine, la plus grande et la plus indécente, piquait le ciel comme une aiguille. Elle était flanquée de la Glorieuse, à la panse de cuivre plus ancienne, qui détenait l'Horloge éternelle entre ses boyaux ouverts. Enfin, la courtaude Loyale peinait à supporter le poids vaniteux de ses cadettes, lourdement appuyée sur son cul rougeaud, ses trois immenses pieds de fer ornés des phares clandestins d'une bande d'aéronautes du dimanche. Il concéda à l'ensemble, quoique vulgaire, une certaine habileté. Quelque part à sa droite, vers le canal, l'effluve moite et nauséabonde du poisson éventré. Il renifla. Un pêcheur de nuit, installé au pied de l'ancienne tourelle télégraphique, le regardait passer avec un intérêt non dissimulé, confortablement installé sous son paravent. Il poursuivit sans s'offusquer. Près de l'Archerie, une boulangère s'employait à vider le contenu d'une barrique dans l'égout, avant de claquer la porte à son encontre. Au coin de la rue, un jeune couple au pas chancelant s'arrêta net à sa vue, l'air méfiant, puis rebroussa chemin en gloussant. Il atteignit enfin les couloirs de Noréus qu'il balaya d'un regard attentif. Seul un rat en pleine course en perturbait le calme. Le halo des réverbères, à travers la fumée que régurgitait les usines, se reflétait sur le vitrage immaculé des résidences. À quelques pieds enfin, le portail d'Alceste bouclait la rue passante qu'asservissait le Cabaret Pugnace. Il renifla le ciel. La Glorieuse sonna le quart.
Il s'avança jusqu'au portail hérissé de pointes, et lorgna un grand gardien dont le trousseau de clés alambiquées se balançait au ceinturon. Le vigile au cou de bœuf marmonnait dans sa barbe, taciturne, les yeux rivés sur les toits. Percevant soudain la respiration qui s'élevait dans le noir, il leva une lampe rougeâtre pour débusquer l'indésirable.
– L'entrée se fait de l'autre côté de l'établissement, grogna-t-il aux ténèbres. Rue du Tyran. Les grilles d'Alceste seront fermées jusqu'à six heures au matin, horaire de la Bastide. Ordonnance du bailli Gris-Bois au jour du 16 Septembre 1082.
Puis, face au silence persistant, il interrogea :
– Lorcas ? C'est toi ? Petit, si je te reprends à crapahuter dans les greniers du Cabaret au beau milieu de la nuit, ce coup-ci, je te ramène en personne chez la matrone le cul à l'air, est-ce que tu m'as pigé ? Qui est encore fourré avec toi ? Tony ?
Le jeune voleur approcha comme un spectre jailli du néant et se cramponna aux grilles épaisses.
– De l'eau, gémit-il d'une voix qui ne lui appartenait plus.
– T'es qui, toi ? interrogea le vigile avec une méfiance affichée, une main sur la flasque qu'il portait au côté. T'es du Quart ? Qui t'a laissé dans cet état ?
– De l'eau, supplia-t-il encore.
Le garde approcha et, sans détourner son regard accusateur, tendit sa flasque. Tirant sur la chaînette avec la force d'un géant, le jeune brigand amena le cou de bœuf se briser d'un seul coup contre la barrière, et la lampe lui échappa pour aller s'écraser au sol dans un tourbillon de braises. Broyant d'un seul geste le cadenas du trousseau à sa ceinture, le brigand s'empara d'une fine clé cylindrique, d'une brillance neuve, qu'il fit tournoyer dans sa serrure et – clic – entra dans la cour. Il n'avait pas vu la couleur de l'iris du vigile qu'il l'avait déjà gobée, avant de tomber à son tour.
Le garde au cou de bœuf se releva avec la vivacité d'un enfant. Dégageant le cadavre d'un coup de pied, il referma promptement les grilles, versa le contenu de sa flasque sur les débris fumants de la lampe et d'un pas alerte, s'élança droit vers l'escalier qui donnait sur l'avenue Duclos.
Ce corps était fort. Il avait été respecté. Entretenu. Il grimpa quatre à quatre les marches d'un colimaçon métallique et fila vers la chaussée, mais à peine eut-il fait deux rues qu'un tapage caractéristique s'éleva d'une place voisine. Il se pétrifia, enveloppé dans l'ombre d'un kiosque fleuri de pétales artificiels, et une bande de garçons débraillés détala aussitôt devant lui en beuglant. Une pétarade. Un éclat de lumière rouge. Une girouette folle, au sommet d'une caserne. Le bœuf huma l'air. Les trafiquants du cours Rivet semblaient en mauvaise posture. Et, s'ils fuyaient en nombre vers le cul-de-la-Bastide, poursuivis par une horde de soldats furieux, son propre itinéraire s'en verrait irrémédiablement altéré. Plus le temps. Sans prendre la peine de se cacher, le bœuf tourna à gauche pour marcher droit vers le vacarme.
La place ronde ressemblait à s'y méprendre, ce soir-là, à la piste endiablée du Cirque Allégresse, avec ses courses folles, ses flambeaux et ses fumées. Quatre cavaliers s'employaient à barrer les issues, allant et venant sur de gros chevaux noirs, et le cours entier était encerclé par une demi-douzaine de voiturettes blindées dont les moteurs tonitruants crachotaient vapeur et étincelles. Les fenêtres commençaient déjà à se garnir de veilleurs, indignés ou curieux, occupés à pointer du doigt les cabots qui traquaient les fuyards, pendant que quelques badauds enivrés houspillaient gaiement les soldats en pleine lutte depuis le trottoir. La cité s'animait un peu trop. Mais les portes d'Orphée étaient là, à quelques pas tout au plus. Alors, évitant consciencieusement la débandade d'étalons fumant de sueur, il se jeta dans la foule. L'agent grassouillet qui l'interpella aussitôt, gêné par un uniforme trop court, portait la lance dans le dos et tenait, entre ses mains tremblantes, le fourreau d'un sabre d'ocre flambant neuf dont il ne paraissait pas apprécier la charge. Haletant à son attention, il dégaina :
– Halte ! Milice de la Cité, à terre !
Les aboiements féroces qui résonnaient tout autour d'eux l'inquiétèrent, et il détourna le regard une fraction de seconde. De trop. Le soldat eut tout juste le temps d'apercevoir l'œil voilé, sous la capuche, qu'il fut désarçonné d'un coup violent à la trachée. Puis il tomba. S'accroupissant près de lui, le bœuf empoigna la tête flasque de ses deux larges paumes avant de lui éclater le crâne sur le pavé. Puis il traîna, en toute hâte, le corps grassouillet dans l'impasse minuscule qui s'écoulait de la placette, loin des autres soldats. L'écoulement pourpre alla goutter dans l'égout le plus proche. Arrachant le globe à une paupière tressaillante, le bœuf avala tout rond. Et il s'écroula.
Une minute plus tard, le joufflu s'extirpait discrètement de l'impasse pour s'enfoncer de nouveau dans les tréfonds brumeux de la cité, son œil rescapé braqué sur la Divine, et l'écho des interpellations s'évanouit derrière lui. Il en fut soulagé. Mais pas satisfait pour autant. Le corps du soldat n'était pas suffisamment résistant. Courtaud et déséquilibré, il le ralentissait. D'abord, il renversa d'une fesse charnue l'étalage de nuit des Lingeries Volages, non sans alerter quelques ivrognes au passage. Ensuite, il eut du mal à gravir les marches impitoyables d'un escamoteur en état de panne. Pour finir, il manqua trébucher au pied d'un banc. Peu enclin à la colère – mais sujet à l'impatience –, il se décida enfin à changer d'hôte alors que l'Horloge sonnait encore. Avec une hâte renouvelée, il prêta attention à un marchand de presse frissonnant qui empilait les éditions du matin, tout près d'un bicycle à vapomoteur. L'instant suivant, il enfourchait l'engin pour s'élancer dans les ruelles, mutilé à son tour. Après avoir longé la Guirlande dans un ronronnement régulier, indifférent à la beauté cristalline du lac qui le regardait faire, il abandonna le bicycle au fond d'un ravin en passant le faubourg bleu, près du Palais de justice, avec ses colonnades couvertes de pervenches qui supplantaient tout le quartier de sa démesure. Vaine. Là, il emprunta un nouveau corps. Et au manoir Sûr-la-Corne, il en prit un autre encore. Peu importait la quantité de cadavres, en fait. À chaque instant, les flâneurs et les chevaliers solitaires qui le mataient d'un regard torve risquaient de vouloir l'arrêter, si bien qu'il enfonça encore un peu plus sa capuche sur son front en passant les bains Aux-Marais. Il courut le boulevard, franchit l'encadrement d'Artéus, et se retrouva englouti par les ombres tortueuses du cul-de-la-Bastide. Ou le séant le plus royal du Continent.
La petite serveuse en fin de service qui sortait les ordures du Hallebardier lui donna l'accès direct aux combles du grenier Maurault. Elle ne l'entendit pas se glisser dans son dos, et il avait déjà posé la main sur ses traits délicats qu'un cri sourd l'alerta. Reniflant l'air embaumé de houblon et d'urine, il repéra immédiatement le garçonnet fébrile, aux cheveux de paille, qui se planquait derrière un luminaire. Des guenilles pleines de gadoue. Une casquette élimée. L'air vicieux, et contrarié. Le gamin n'était pas du quartier. Sa mère ne le cherchait pas. Ça n'était qu'un petit voleur affamé, vraisemblablement un Autre, qui s'invitait la nuit dans les tablées bourgeoises pour y rafler les restes. Un voleur discret, rapide et agile… Il le cerna d'un seul bond, sans lui laisser le temps de geindre. Une fois étranglé, le garçon traversa le bistrot d'un pas inaudible. Son corps était plaisant à manipuler. Ses membres étaient souples, sa vision parfaite. Même sa pensée, pleine de jeunesse, de naïveté, palpitait encore dans un coin, esseulée et fugace, comme une étoile filante s'en venait mourir au firmament. Triste sort. Mais pour le mieux. L'enfant se prouvait utile.
Depuis le cloître extérieur, il escalada la corniche qui le séparait des combles secrets du grenier avant de bondir sur les toits, très haut, bien plus haut désormais que les chausses de fer de la Bastide. Souple et consciencieux, il grimpa l'échafaudage évidé des salons verts sans se faire voir aux fenêtres, et ouvrit d'un coup de pied les grilles d'un élévateur désœuvré qui rouillait sur le Promontoire. Les rouages se mirent en place à grand bruit et la cabine circulaire s'éleva peu à peu, comme la flamme d'une chandelle sur un ciel d'encre. L'enfant jaugea les reflets de la bonne fortune étendue à ses pieds. Puis, une secousse. Un crissement. Et la machine qui brinquebalait jusqu'au sommet des Volières s'enraya à deux reprises avant d'atteindre son plus haut bastion, si bien qu'il ne fut pas surpris de voir un soldat armé l'y attendre de pied ferme.
– Tu fais une promenade, gamin ?
L'enfant aux cheveux de paille, une paume sur l'orbite, ne répondit pas.
– J'te cause, gamin ! Tu savais pas que le passage est interdit ? Qu'est-ce que tu comptes faire, maintenant, dans ta cage d'ascenseur ? Chialer jusqu'à l'aube ?
– De l'eau, gémit le garçon.
– De l'eau ? De l'eau, tu en as tout le tour du bide ! Le lac-de-la-bonne-fortune pour toi tout seul, regarde ! Les vapeurs et la merde en moins, c'est l'abreuvoir idéal. Dis-moi la vérité ! T'es un Autre… ? Qu'est-ce que tu viens foutre ici ? Tu viens piller le garde-manger ? Tirer une poule ou deux à Sa Majesté ?
N'y tenant plus, il entreprit d'ouvrir la grille tout en continuant de maugréer. Puis il s'interrompit en percevant, à l'horizon, l'écho des hurlements. Son regard se promena au sud, vers le Franchissement, puis un peu plus à l'est, sur le faubourg bleu où de vives lueurs ne cessaient d'éclater. Lorsqu'il revint à lui, son propre sabre d'ocre le traversait de part en part. Personne n'entendit son gémissement de douleur.
Le garçon allongea le corps tremblant pour l'examiner. Un corps de guerrier, abîmé, avec une jambe droite écourtée. Le délestant de ses effets, il l'envoya valser sur le plancher vrombissant de la cabine. Ses supplications n'importaient pas. La façade de la Loyale était si haute, coupée du vent, et les ruées de la machine si ronflantes que nul ne saurait discerner la terreur des rouages. Chaque semaine, un Autre désespéré, un mercenaire braillard ou un gamin turbulent tentait vainement d'infiltrer la Bastide pour se flatter d'avoir vagabondé sur ses murs. Lorsqu'ils rassembleraient les morceaux de celui-ci, il serait déjà loin. Quittant le bastion, il écouta le cri terrorisé du soldat jusqu'à ce qu'il cesse dans un orage de taule brûlée. Moins d'une minute plus tard, une alarme suraiguë était déclenchée aux Escaliers de la Bastide et cette fois, elle résonnait sous le cul de la Divine. L'enfant profita du trousseau dérobé pour se faufiler jusqu'au Petit ponceau, qui reliait la Loyale à la Glorieuse, et demeura là, l'œil rivé sur la troupe bleue qui courait en rangs serrés dans la direction opposée. Sa présence n'était plus un secret. La garde disparut au virage et, reniflant toujours, il s'avança jusqu'au passage.
Il ne sentit la présence de l'archer, en faction au-dessus de sa tête, qu'une seconde trop tard. La crête de fer depuis laquelle il scrutait le mur d'enceinte lui avait échappé. Le soldat, à la vision du garçon, se vida les poumons dans un cornet de poche dont l'écho résonna sur la façade de la Bastide et presque aussitôt, un souffle plus massif venu du Pied ouest chanta pour lui répondre. L'aile était compromise. Le gamin aux cheveux de paille arma son sabre d'un bras entraîné. Une détonation, un panache de fumée âcre. L'archer n'avait pas décollé les lèvres de l'embouchure du cornet qu'il reçut la bille en plein front et, basculant avec grâce, alla mourir en contrebas, dans le ravin, là où les rats des marais s'en feraient un festin. Et l'enfant s'évanouit à son tour dans les ténèbres.
La porte des cafés d'Ursule était ouverte, comme prévu. C'était le premier ordre dont ils avaient fait le compromis. Derrière ses fastueuses baies vitrées, il gagna l'allée garnie qui traversait le balcon des Cabinets du Sceau, où se vautrait le Juge. S'ils étaient fidèles à leur parole, il ne tarderait pas à trouver sans peine la chambre Pure, elle aussi débarrassée de toute surveillance. Il gravit ensuite la tourelle de Gloire pour atteindre les créneaux de la Divine, où il eut la surprise de rencontrer le lieutenant De-la-Mare, le bec d'une pipe phénoménale entre les dents, en pleine veillée à sa fenêtre. Il enfonça la pointe du sabre dans l'estomac de son nouvel hôte, qui s'éteignit sans une complainte et, saisissant l'arc à poulie et le plastron, il abandonna la lance et le reste de la ferraille qui ornait l'uniforme pour sauter la fenêtre et s'inviter dans les couloirs. Aucun bruit, derrière les murs feutrés de la Bastide, à part le chuintement du vent et les canalisations capricieuses. Avec son nouveau grade, le chemin deviendrait peut-être plus facile. Mais à peine l'eut-il pensé qu'il tomba sur un couple sulfureux qui défiait toute légitimité dans un boudoir, et prit l'enveloppe du monsieur en laissant un carreau dans le cœur de la dame.
D'abord, à droite, vers la fauconnerie. Puis à gauche, par le couloir des nappes de cendre. L'épaisse moquette pourpre à motifs mielleux étouffait le son de ses pas. Les éclats d'une lune spectrale dessinaient sa nouvelle silhouette sur les murs lambrissés. L'escalier des honneurs. Puis le bureau d'Oréus. Et enfin, la surveillance constante de la Galerie des Globes, où il échangea les armes avec un garde somnolant. Passant les vestibules de l'étage supérieur, il prit le corps d'un jeune lampiste. Ensuite, il s'engagea dans le colimaçon qui gravissait la Tour au Réverbère sous les traits d'un valet penaud qui s'en était sans aucun doute venu épier les alentours pour le compte d'un maître quelconque. Il tira la lorgnette d'aéronaute qu'il portait à la poche pour s'en bander le visage, resserra ses moufles de cuir et entra dans les appartements du berger. Bien entendu, son hôte l'y attendait – c'était prévisible, avec ces cornets et ces cloches qui tintaient dans toute la ville. Une douzaine de chevaliers pompeux grouillait dans l'antichambre, et personne n'eut la sagacité qu'il espérait d'eux pour le laisser passer seul. Le plus zélé de la bande fondit sur lui comme un rapace et le valet l'impatienta d'un balbutiement :
– Monseigneur, c'est madame Raveau, en bas, qui demande, monseigneur. Elle veut les sachets de la gouvernante, c'est pour le thé des boudoirs, monseigneur. Elle dit que les fleurs de lavande ont b'soin d'être cueillies, maintenant, oui, au dernier croissant de lune. Elle dit que c'est pour l'infusion, monseigneur…
On ordonna de l'accompagner jusqu'à la matrone sans le quitter des yeux, mais une fois happés par les ténèbres du couloir interdit, le jeune chevalier missionné ne put honorer sa promesse, perdant l'un d'eux dans une bataille silencieuse. Le valet s'endormit pour la dernière fois pendant que l'officier étendait son cadavre derrière un épais rideau de velours. Puis il reprit son chemin jusqu'aux chambrées où il gagna le lit de la gouvernante, qu'il trouva assoupie dans une robe de nuit à la mode austère des oculies. Il s'en empara, et l'emmena à son tour jusqu'au Salon directorial à travers un dédale de couloirs truffés d'angles leurrés, de portes condamnées et de portraits inquisiteurs. Esquivant astuces et appâts de sa démarche claudicante, elle parvint à la porte du berger où de nouveau, une paire de gardes bleus aux airs sévères flanquait le passage de ses lames affûtées. La vieille femme tira le bonnet sur son visage.
– Vous aviez pour ordre de rester derrière votre baldaquin jusqu'au matin, Barbote, murmura l'un d'eux.
Ces deux-là avaient été cuisinés à la méfiance, les poings serrés sur leurs sabres respectifs, et le second ne souffrirait pas de réplique :
– Portes closes jusqu'à l'aube, madame. Aucun contre-ordre.
Mais Madame Barbote, qui gardait sa petite pointe de crochet dans ses taies d'oreiller, était si menue, si fébrile, qu'ils furent désarçonnés sans même comprendre d'où venait le coup. Le tapis s'imbibait déjà de rouge à ses pieds. Elle observa un instant leurs corps jeunes et élancés, qui ne lui apporteraient plus rien, désormais, et sans se donner la peine de dissimuler le tas de chairs sanguinolentes, pénétra le salon privé de Sa Majesté.
La pièce était vaste et le plafond bas, ornée partout d'effigies suffisantes et de mécaniques en sommeil. Dans une haute alcôve se dressait un boîtier à thérémine dont l'extravagance lui arracha un soupir. Les reflets du Réverbère projetaient leurs ombres miroitantes sur les tapisseries. Une lampe suspendue crépitait d'un bleu vif alors que l'âtre mourrait. Un homme, grand et élégant, se tenait devant l'immense vitrage où se reflétaient, telles des étoiles sur une carte, les feux qu'on déclenchait partout dans la cité. Le veilleur était pétrifié. Comme s'il ne respirait déjà plus.
– Ainsi, rien n'y a fait, déclara-t-il.
Il avait parlé sans un geste, résolument tourné vers les gyrophares d'Orphée, la girouette du cours Rivet et la balise de Dorcéus, animés par la même effervescence. Soudain, il posa une question qu'il ne semblait pas avoir préparée :
– Combien d'autres, pour parvenir jusqu'ici ?
Mais Madame Barbote ne répondit pas. Barbote n'escomptait pas bavarder. L'Horloge magistrale de la Glorieuse frappa trois coups de glas. Elle avança droit dans la lumière, près du monarque résigné, et planta son regard dans son dos. Il s'était cru omnipotent. Il s'était cru transcendé. À tort. Il était aussi impuissant qu'un homme parmi les hommes. Sans le quitter de l'œil, elle approcha du bureau lustré et tira sur la clochette, pour faire accourir ses moutons affolés. Le Roi-berger ne tressaillit pas. Elle empoigna la dague qu'il avait comme délibérément abandonné sur le bras du fauteuil et le rejoignait à la fenêtre quand il se décida enfin à la jauger de son regard froid. Sans surprise, le meneur du troupeau ne reconnut pas sa vieille gouvernante. Puis il sembla prononcer quelques mots, de brèves supplications étouffées qu'elle n'entendit qu'à peine, les tympans gonflés par le battement de sa propre agonie. L'heure était venue, pour eux et le Continent.
La gouvernante leva haut la lame et trancha la gorge de son Roi. Alors qu'un flot de sang se répandait sur le parquet, sa colonne vertébrale éclata dans son dos et Madame Barbote tomba elle aussi, allongée de tout son long comme un chien loyal au flanc d'Amalric De-la-Cité.
ÉPISODE 1.
Ainsi périt le meneur du troupeau
1. Le Réverbère
Céorn sentit sa nuque craquer lorsqu'il releva enfin la tête vers la lucarne. Voilà des heures qu'il n'avait pas quitté son siège, le dos rond, une loupe sous l'œil, les doigts rougis par le stylet d'argent qu'il manipulait avec minutie pour ne pas tacher d'encre les documents éparpillés sur son bureau. En soirée, un dîner ampoulé en compagnie des baillis de la Cité, à la tablée abondante du boudoir des baronnets, l'avait confronté aux caprices des uns et des autres jusqu'à l'épuisement. Mais à peine s'était-il décrassé les coudes dans son bain de vapeur qu'il avait retrouvé sa vigueur nocturne. L'empilement de doléances commençait à donner le vertige, il était vrai. Un copieux décret sur l'importation du Pic, qui ferait sans doute sensation à l'assemblée, exigeait une reprise plus mesurée. Au moins trois mises en appel de cours de ruelles urgentes relevaient manifestement de sa fonction et pour ne rien arranger, un conflit d'intérêt embarrassant entre deux gouverneurs agitait la maison des Intendants depuis la semaine précédente (d'aucuns auraient cru le gouverneur Ronon capable d'en venir à bout)… Comme une raillerie au reste, un billet qui ne pouvait être ignoré du baron De-L'Orgue, enivré par la fierté de leur vague cousinage, le conviait sans pudeur aux secondes noces de sa mère.
De la besogne dont il souffrait volontiers, Céorn s'accommodait encore mais les heures passées aux cérémonies l'arrachaient à l'étude assidue des résurgences de cas Moqueurs, ce qui l'exaspérait sans détour. Excédé, il avait rapidement évacué la mondanité en programmant sa visite des apothicaires Descarpes au Samedi suivant, pour reprendre la correction de son décret d'un œil cerné avant que le temps ne commence à lui échapper. À deux reprises, une missive vint bouchonner l'un des tubes pneumatiques qui s'alignaient comme les tuyaux d'un orgue sur son large bureau, tour à tour du Palais de justice, puis de l'Académie. Un moucheron s'était noyé dans le fond d'un gobelet de café qui ne fumait plus depuis longtemps. La Bastide sommeillait. Alors, il entendit résonner la lourde cloche du Tronçon de chrome, reconnaissable sans effort, et avec un regard à la pendule ouvragée qui ornait la bibliothèque – 02H49 –, il quitta son siège pour gagner la fenêtre.
Une boucle de cheveux noirs semée de traînées blanches vint lui chatouiller le front alors qu'il se laissait goûter un instant à la fraîcheur du carreau, contemplant la vallée avec intérêt. Son appartement, qui surplombait les fontaines scintillantes des jeux d'eau de Méséus, aux murs de la Glorieuse, offrait une vue spectaculaire sur la ville toute entière. La Cité scintillait de mille feux, de jour comme de nuit, son ciel de jais scindé par les lignes de la Guirlande, ses brumes âcres traversées par le tracé des luminaires. Le brasero de la Tour au Réverbère se reflétait comme un œil à la surface de la bonne fortune. Et les épaisses voies chromées du tronçon, dont il apercevait l'épingle au-delà des bas créneaux, semblaient animées par une troupe de soldats en pleine débâcle. De coutume, à ces heures de la nuit, songea-t-il. Le cul-de-la-Bastide n'était jamais bien calme une fois les ombres tombées. Les aéronautes clandestins venaient survoler les remparts en toute impunité. Le Cabaret Pugnace faisait bénéficier sa prestigieuse clientèle d'une tolérance d'élite. Et une descente de piété devait avoir lieu sur le cours Rivet au cours de la soirée, il en savait quelque chose, le Général l'en avait martelé, encore et encore, au dernier conseil des Sept. Pourtant, il y avait là quelque fumée rougissante, quelque soufflet qu'il n'avait jamais rencontré. Il clignait encore de ses paupières fatiguées lorsqu'un premier cri de panique s'éleva des tréfonds de la Bastide. Sa curiosité se muant en certitude, il se ganta, se chaussa diligemment et, délaissant pourpoint et couvre-chef, entoura ses épaules galonnées d'une cape en fourrure de renard qui suffirait à la circonstance. Le second hurlement n'était pas intervenu qu'il était sur le départ. Saisissant au vol le fourreau de Noire-de-Brume pour s'en fièrement ceinturer, sorti de ses appartements, même à demi-débraillé, le Conseiller avait toujours fière allure.
La balise du Réverbère éblouissait le ciel, et Céorn fut trop rapide pour les soldats bleus qui vinrent s'agiter autour de lui comme une nuée de papillons. Alors que les portes s'ouvraient à la volée tout au long de l'allée, il s'enhardit d'un élégant pas de course. Dévalant les marches de l'escamoteur le plus proche, il réajustait encore son col qu'un officier plus réactif, qu'on appelait Du-Fossé – ou De-la-Fosse, il n'était plus tout à fait sûr – le rattrapait en haletant :
– Des intrus, Monseigneur ! Razzia nocturne. Bilan d'au moins trois morts, ici, dans la Bastide. L'assassin n'a pas été appréhendé et demeure peut-être dans l'enceinte du bâtiment… Il vous faut circuler sous protection, monseigneur !
– Où est le capitaine de la garde ? interrogea Céorn d'une voix douce, faisant fi de la recommandation. Qui est votre commandant ?
– Aux escaliers, Conseiller, s'empressa l'officier en lui emboîtant le pas. Messeigneurs les capitaines Du-Flanc et La-Horde ont réuni leurs troupes aux quatre points de la Bastide. Les accès à la Divine, la Glorieuse et la Loyale sont bloqués. Les milices sont en état d'alerte. Le commandant Penaud a déjà fait escorter les baillis au salon d'Aréus, et les membres de votre conseil ont été prévenus de l'attaque.
– Le Roi-berger ? s'enquit d'abord le ministre en gravissant les étages. Le Prince ?
– Tous deux sous garde rapprochée, monseigneur.
Céorn pensait à toute allure.
– Les victimes identifiées ?
– L'officier Odric Béaud du corps d'Archerie retrouvé près des cafés d'Ursule. Un soldat positionné aux ascenseurs pulvérisé dans sa chute du Promontoire, on attend encore son nom, et De-la-Mare assassiné au balcon de son appartement. Son épouse est prise en charge par un potioniste. Aucun vol constaté. La trajectoire semble hasardeuse et les mobiles incertains.
Céorn lui jeta un œil sceptique. Trois morts simultanées, et la Cité toute entière qui s'enflammait ?
– Un clan sur le qui-vive ? reprit-il sans émoi. A-t-on reçu l'appel d'une famille en particulier ? Les assassins ont-ils laissé un message, une demande, ou une signature quelconque ?
– Une signature, monseigneur ? minauda le lieutenant.
Laissant l'officier à sa candeur, Céorn le remercia d'un honnête salut et reprit sa route vers la Tour au Réverbère. Se faufilant sur les bastions pour rejoindre l'arche de la Divine, sa cape lui battant les chevilles, il dégagea le passage bondé d'un geste autoritaire, puis se jeta dans la cohue du vestibule où résonnaient les ordres militaires, les hurlements apeurés des résidents et l'écho spectral d'un soufflet de poche en appel de renforts. Un vieux bonhomme hargneux, emmitouflé dans une cuirasse de cuivre, vint aussitôt le talonner :
– Monseigneur ! tonna le commandant Penaud, agitant sa moustache de morse, et Céorn, dont une veine saillait déjà, vint s'enquérir des derniers faits établis. C'est un massacre ! La forteresse a été prise d'assaut. On dénombre une douzaine d'assassinats, par le géant ! Et on compte encore ! Pas le moindre suspect débusqué. C'est la panique, monseigneur (il le jaugea d'un air atterré), il vous faut mander une escorte !
– Vous m'escorterez, Penaud. Qu'avez-vous là ?
Le commandant écarta ses soldats d'un aboiement et l'invita à entrer.
Un attroupement s'était constitué dans un corridor fastueux, aux tapisseries d'un bleu azur, sa moquette parsemée des armes de la Cité. L'allée d'Ordéus. Les hautes fenêtres rehaussées de moulures bariolées étaient toutes parfaitement closes. En son centre, un rayon de lune piqué par la poussière recouvrait le corps éteint d'un pauvre domestique en redingote, qui se pliait dans un angle effrayant. À son côté, un sergent tout râblé semblait faire autorité. Sous le portrait d'un Ordéus resplendissant, une jeune servante sanglotait dans les bras de son aînée, et près de l'escalier, un garçon aux oreilles décollées se chargeait non sans peine du lourd candélabre brisé qu'il avait retrouvé gisant. Céorn notifia aussi la présence d'un chevalier des salons verts, un jeune bourgeois Des-Rosiers sans doute débarqué au mauvais endroit au mauvais moment, qui faisait dépêcher un billet d'urgence à sa caserne. À son arrivée, tous et toutes lui octroyèrent ce qui ressemblait à un regard de sincère supplication.
– Le lampiste de l'étage, grommela Penaud, désignant le corps. Obin, sans nom de clan. Né ici, sous le cul-de-la-Bastide. D'éducation décente, élevé par les oculies d'une pension De-la-Tour. Il était en plein change. Pas de motif apparent, ni d'ennemis connus. C'est le sixième corps retrouvé dans le quart d'heure.
– Dites-moi, murmura Céorn en approchant d'Obin, quelle heure est-il ?
– 03H12, annonça le commandant, exhibant un astrolabe au cadran compliqué.
Céorn, l'oreille tendue, les narines dilatées, s'avança vers le cadavre brisé tout en glanant quelques éclats de voix confus par les fenêtres. Les macabres découvertes se multipliaient et les pétarades ne cessaient de secouer la forteresse. Le palpitant pris d'un battement de plus en plus frénétique, les traits crispés, il souleva une paupière affaissée. Un visage juvénile, harmonieux, le front large. L'œil droit du lampiste avait été arraché avec une violence toute particulière, n'y laissant au passage qu'une orbite sanguinolente. Son gosier à la barbe fleurie, tranché à la lame. Céorn ne lui donna pas plus d'une vingtaine d'années.
– Les autres corps ? souffla-t-il.
– Même immondice, lui fit savoir Penaud. L'œil arraché, le coup mortel, et la dépouille abandonnée à quelques dizaines, ou centaines de pieds de là.
Céorn observa un instant le poignet contusionné où le domestique portait encore l'étui de son briquet à amadou. La mèche noircie lui avait entaché la manche. Le lampiste était gaucher. D'un doigt prudent, il effleura la balafre de son cou, suivit les contours de son menton, puis recula d'un pas de canard pour observer la direction dans laquelle il s'était effondré. Dans son dos, le commandant Penaud s'impatientait.
– Vos ordres, monseigneur ?
Céorn se redressa d'un bond et entonna :
– Appelez vos troupes en renfort aux appartements d'Amalric et faites ordonner la fermeture immédiate des quatre Quarts par les milices de proximité. Je ne veux voir personne entrer ou sortir de la ville, ni de ses banlieues, peu importe les droits de cité. Faites cesser toutes ces balises de surveillance et sonnez-moi la trompe du Rempart à la place. Et demandez la réunion des officiers bleus dans la Galerie des Globes. Ah ! (il eut une fulgurance). Si par malheur, vous rencontrez ce rédacteur du Pamphlet hors de son lit – le curieux serait venu visiter la réception d'anniversaire du Prince – de grâce ! Occupez-lui l'esprit autrement, ou ce massacre sera couvert dans tout le pays avant même que nous n'ayons comptabilisé nos pertes…
– Où mène-t-on les hommes, monseigneur ?
– Qu'ils ratissent les étages, un par un. Passez chaque placard, chaque remise au peigne fin. Confinez les riverains dans leurs maisons, qu'ils entendent le danger. Profitez-en pour sommer les chevaliers verts, et autres inopportuns, de garder l'enceinte de leurs propres tourelles jusqu'au matin. Faites également sonner le porte-drapeau de garde aux volières, qu'il se charge d'activer la Parabole, et gardez la communication ouverte sur un seul et même canal. Je veux une garde rapprochée de deux à six hommes chez chaque haut dignitaire de la cour et, d'ailleurs – il y pensa soudain – prévenez la police fluviale. Il nous faut des amphibiens prêts à écumer le lac entier si besoin.
Et Penaud d'abreuver le couloir d'une flopée d'ordres tonitruants qui se répandit comme une cascade dans les tréfonds de la Bastide. Céorn en profita pour pivoter vers le sergent, trépignant derrière lui.
– À votre service, Conseiller ! s'arma le gradé, tout saillant de volonté.
– Sergent Du-Pain, j'ai besoin de votre aide. Envoyez vos hommes aux quatre points de la Bastide et ordonnez que chaque corps de commandement soit accompagné par un banneret officiel des clans Rouge, Gris-Bois et De-la-Colline. Je veux un témoin oculaire de chaque autorité sur chaque scène de crime, et je tiens à ce que les découvertes de la nuit demeurent parfaitement inchangées jusqu'à ce qu'une fonction compétente de toutes ces familles ait pu approuver la mise en œuvre de l'enquête, et – sergent ! N'hésitez pas à transmettre aux représentants de la Banque Rouge, quel qu'ils soient, une invitation, disons cordiale à me rencontrer dès l'aube, en un lieu tenu confidentiel, pour entendre leur conseil. Et surtout – soyez poli.
Le gradé s'exécuta et, dans un tournoiement de cape, Céorn enjamba le jeune lampiste pétrifié pour monter au Réverbère, toujours flanqué d'un Penaud de plus en plus hagard. Sur le chemin, il rencontra les yeux de la servante en larmes. S'adressant au garçon qui soutenait douloureusement son candélabre, il demanda :
– Cédéric, laissez ces affaires en l'état, prenez deux de ces bons gardes avec vous et accompagnez les jeunes Esya et Moren au réfectoire pour les y restaurer. Les agents de Raveau vous y serviront l'infusion, à tous les trois – et, s'il vous plaît, si vous pouviez aussi leur commander un service d'urgence ? Les hommes vont affluer. Faites-leur bien savoir que c'est moi qui le demande !
Et, les laissant à leur stupéfaction navrée, il emmena Penaud dans l'escalier. Ils n'avaient pas parcouru trente pieds qu'ils tombèrent sur un Hobaric tout enragé au beau milieu des marches, le poil de rouille hirsute, les jambes virevoltantes, en pleine contention avec un soldat à bout de souffle qu'il cherchait en vain à marteler de ses poings. Son uniforme de valet déchiré au veston et sa ceinture rompue lui donnaient l'air d'un petit Autre. Reconnaissant son seigneur, le garde pétri de coups libéra le captif qui, pour faire bonne mesure, lui adressa un geste obscène en guise d'adieu.
– Pardonnez, m'seigneur ! siffla Hobaric. J'ai cherché à vous rejoindre, m'seigneur, j'ai cherché partout ! J'étais à vot' porte que vous étiez disparu ! Y'avait du boucan dans les appartements ! Et la pauv' Esya qui pleure tout son soûl, là, en bas, monseigneur ! Je voulais vous prévenir !
– Le valet n'est pas autorisé à circuler, intervint le garde de mauvaise grâce. Quand je l'ai appréhendé, il m'a mordu. Personne n'entre ou ne sort de la Divine sans escorte, monseigneur. Ce sont les dernières mesures.
– Il est vrai, et soyez remercié de votre efficacité, admit poliment Céorn. Mais, par chance, j'ai en effet l'usage de ce valet bien spécifique, ajouta-t-il. Reprenez la ronde, soldat (puis, au garçon qui le regardait partir avec hostilité), quant à toi, ne t'ai-je pas demandé tant et tant de fois de respecter les restrictions du couvre-feu ?
Le gamin éructa :
– Et plutôt deux fois qu'une, m'seigneur, mais il fallait ! Les soldats, ils ont pas tout vu ! Y'a cet aut' valet, Topric, qui s'faisait graisser pour aller cafarder sur des histoires de gros sou. Mon copain Grimaud dit qu'il est pas revenu au dortoir, m'seigneur, il y est encore… ! Les intrus qui ont saigné Obin – je sais qui c'est, je l'ai reconnu, j'ai fait les greniers avec lui au printemps dernier –, ils sont déjà montés chez Sa Majesté !
Céorn connaissait assez bien les raisonnements tempétueux mais perspicaces du valet pour deviner l'intérêt qu'ils méritaient. Semant derrière lui le commandant Penaud à la traîne, il bondit comme un cerf, poursuivi par le rouquin surexcité jusqu'au colimaçon qui gravissait la Tour du Réverbère. Les signaux lumineux qu'il savait déchiffrer d'un battement de cil lui parvenaient depuis les fenêtres, et il compta au moins trois morts supplémentaires dans les étages inférieurs… et aussitôt, un quatrième à l'extérieur du bâtiment. Une goutta de sueur perla sur le front de Céorn lorsqu'il pensa au Roi-berger, enfermé dans l'armature inviolable de sa tourelle, priant le géant qu'il y respire encore. Quel fléau son impitoyable souverain avait-il donc pu invoquer, ce coup-ci, qui ait su pénétrer la fédération jusqu'au sommet de son donjon ? Qui avait-il pu offenser au point d'être puni de la sorte ? L'antichambre était pleine à craquer de soldats bleus, clairsemée de verts, et l'effervescence faisait déjà vibrer les parquets lorsque Céorn approcha d'un pas autoritaire. Personne ne fit mine de ralentir le Conseiller qui s'enquit auprès de l'officier compétent :
– L'ordre de la tour, premier lieutenant Déméaud ?
– L'entrée du Réverbère devait demeurer scellée jusqu'aux aurores, monseigneur (et il désigna les portes éventrées de la pointe de son sabre d'ocre). Accès limité aux salles d'eaux, à la verrière et au boudoir. C'est le sous-officier La-Borde qui a été chargé d'accompagner l'échanson de Raveau jusqu'aux serres de la gouvernante, mais il n'en est jamais revenu. Massacré dans le couloir. Le gamin s'est retrouvé dans les draps de la pauvre femme, étendue, quant à elle, au milieu de la (il hésita) chambre du Roi.
Céorn se sentit vaciller. Derrière eux, très en retard, le commandant Penaud accourait en suant. Dégageant les battants éclatés d'un coup de pied, Céorn traversa l'opulent appartement en direction du salon directorial, érigé dans la cage miroitante du Réverbère, suivi de près par Déméaud, d'abord, Penaud, qui crachait ses poumons, et le petit Hobaric qui les filait comme une ombre. Deux corps bleus avaient été abandonnés là, et le cadenas crypté qui fermait les portes d'un loquet labyrinthique avait fondu sur le tapis. Céorn entra sans mal, la garde de son épée serrée entre ses doigts, et approcha du centre de la pièce.
Les autres avaient dit vrai. Madame Barbote, froide et immobile, baignait dans le sang, au pied de l'immense baie vitrée. La peau livide, les traits ridés et le cheveu blanc, elle avait l'air d'un spectre dont l'œil unique donnait encore l'impression de voir. Céorn fit un pas de côté et s'étrangla. Il était là aussi, allongé de l'autre côté du divan, le Roi-berger, porteur émérite du sceptre et orageux patron de la fédération : Amalric 2e De-la-Cité, autrefois si fort et si terrible, désormais vaincu. La gorge au poil grisâtre était fendue par une entaille d'envergure, et les sourcils épais, rehaussés par la surprise. Céorn évita soigneusement d'en contempler le regard. Silencieux, il se mut pour esquiver les ombres. Le front était immaculé. Le nez, à sa place. Mais la canine gauche débordait de son sourire de fauve pour aller mordiller une lèvre inférieure à la pâleur définitive. La silhouette du plus grand des bleus paraissait diminuée, amaigrie, ainsi jetée à terre comme un vulgaire automate. Céorn s'accroupit, le souffle court. Paupières closes, il pria le géant pour son âme.
– Monseigneur ? pressa Déméaud.
Céorn s'accorda une profonde inspiration, puis décréta :
– Un fléau a infiltré la Bastide. La Cité est menacée. (Il observa le visage anguleux du monarque, et sa mâchoire taillée à la serpe). Sous-lieutenant Déméaud, je veux voir tous les feux d'alarme allumés, à l'exception du brasero, les péages fermés et les voies de chemin de fer bloquées. (Le roi portait encore son alliance, sa bague d'onyx, et la broche de saphir qu'il gardait toujours à la poitrine). Officier Penaud, positionnez les alchimistes et, si ça n'est pas encore fait, veillez à ce que les assistants de Monsieur le Doyen avertissent le grand Hôpital, qu'ils envoient une quarantaine de brancardiers au moins aux escaliers et leur meilleur maître à la morgue ! (Amalric, étendu de tout son long, semblait avoir soigneusement noué ses cheveux argentés, fait cirer ses chausses et polir les boutons de sa redingote). Hobaric, sois gentil, va sonner un conseil des Sept extraordinaire, six, en l'occurrence, dans (un regard à la pendule, 03H21) une heure et demie au plus tard, en présence du notaire De-la-Tour. D'ici là, que le Général prenne à sa charge personnelle la protection du Prince De-la-Cité. Demandez au Doyen et au Juge de me rejoindre ici-même pour une expertise du Réverbère. Et envoyez-moi le chevalier Du-Fort au plus vite.
Ses émissaires filèrent comme des mouches, le salon fut prestement évacué et Céorn se retrouva seul. L'atmosphère était particulière, dans le Réverbère obscur aux reflets fantomatiques. Si on prêtait attention, on y percevait tout – les alarmes, contre les murs de la Cité, les bruits de pas pressés qui martelaient les vestibules, les cris et les prières qui s'élevaient dans les étages – comme derrière un voile épais, comme si toute la tour s'était déjà cernée d'un linceul.
L'épée du roi, sertie des joyaux qu'avait renfermé la cassette d'Hector, n'avait pas quitté son fourreau. Le heaume reposait près du baldaquin. La cape, déposée sur le lit. Céorn entreprit d'ouvrir l'armoire. Là encore, ni trace de vol, ni même de fouille, les trésors du sceptre intacts et le lourd uniforme officiel suspendu dans sa housse de coton. Il trouva également le reliquaire de la chambre bleue sur le buffet. Amalric avait scrupuleusement mis en ordre ses affaires, avant d'accueillir son bourreau. Céorn erra encore quelques instants à la lueur du feu qui crachotait, à la recherche d'indices immédiats. Le plafond était couvert d'une fresque gigantesque en l'honneur d'Ordéus, ses fidèles soldats aux couleurs vives agités par le soubresaut d'une bataille éternelle. Il y avait une odeur tenace de soufre et d'excrément qui flottait, et une traînée cramoisie qui ruisselait jusque dans l'alcôve. Enfin, son propre visage dans le reflet d'une presse à hélices.
Céorn était fatigué. Attristé. Les traits tiraillés. Sa barbe drue, piquée de roux, faisait peine à voir et son regard brun clair était maintenant tout sillonné de mauve. La carrure élégante du 1er Conseiller semblait s'être quelque peu tassée au cours de la soirée. Réajustant la cape de renard sur ses épaules, il se gratta le menton d'un index où brillait l'anneau nu de son père, et laissa échapper un soupir… Il serait la cible toute indiquée des passions du conseil des Sept s'il ne s'y rendait pas un peu mieux apprêté. Sans pouvoir retarder plus longtemps l'inévitable, il revint aux deux corps pour enfin oser planter son regard dans celui de son roi. Amalric, l'œil aux teintes froides de bleu et de gris, avait toujours la même pupille profonde et pénétrante. Qu'as-tu fait ? Qu'as-tu invoqué, cher cousin, qui soit plus fort que toi… ?
Surpris par un souffle rauque, il regretta subitement sa témérité et dégaina Noire-de-Brume qu'il n'avait pas encore identifié son nouvel assaillant ; mais ce fut le visage familier de Gyron Du-Fort qu'il reconnut soudain, arrivé subrepticement dans son dos.
Le chevalier avait d'épais sourcils noirauds, un pif boursouflé qui avait bien vécu et des bajoues qui tombaient au menton. Mouvant sa carcasse en soufflant comme un bœuf, il avait quelque peu secoué l'étonnante toison qu'il lissait encore sur le côté de son crâne. « Gyron ! », s'exclama alors Céorn avec, pour la première fois de la nuit, un soupçon de soulagement. « Soyez béni d'être venu si vite à moi ! ». Gyron, qui avait délaissé ses médailles pour un pardessus de cuir, faisait crisser des bottes humides sur le plancher et ses poignets arboraient les manchettes aux étoffes noires et argentées de leur baronnie. Il vint au conseiller pour faire rugir le moteur de sa voix :
– Céorn, tout ça va mal, très mal !
– Parlez, mon ami.
– Parler, c'est tout ce qu'il nous reste, en effet ! aboya-t-il. Et parlementer, et intriguer ! Il y a, Conseiller, une information que vous n'avez pas eue. Vous m'en voyez navré, Son Altesse le Prince Edric n'est plus sous la protection rapprochée de l'armée bleue, mais bien sous la juridiction de la cour d'honneur du roi. La garnison est sur place.
– Pour quel chef d'accusation ? s'ébahit Céorn, alors que Du-Fort jetait un coup d'œil sombre à la dépouille du roi.
– Tenez-vous bien : conspiration, régicide et parricide au passage. N'êtes-vous donc pas passé sur les lieux ? Le Prince a passé une nuit agitée. Du sang partout. Un carnage. Les traces parlent d'elles-mêmes, selon ces chevaliers verts…
Céorn sentit le parquet se scinder sous ses pieds. Le Prince, responsable du massacre ? Par quel maléfice le fléau s'était-il introduit si vite dans les veines et les rouages de leur Bastide ? Par quel sombre prodige avait-il pu semer tant de chaos ?
Consterné, le Conseiller écouta son ami qui maugréa de plus belle :
– Votre Ami Franc est déjà là-bas, avec toute sa compagnie d'imbéciles fleuris. Ils ne vous accorderont pas l'accès à l'appartement compromis, Céorn. Ils n'entendront pas votre demande, trop occupés qu'ils sont à se flatter le bourgeon au nom d'une chevalerie oubliée… Le Prince quittera ses quartiers pour être transféré au Pénitencier de la Cité, après quoi, les éléments d'enquête seront transmis au tribunal et au conseil des Sept.
– Il me faut garder l'œil sur Edric, insista Céorn.
– 'Pourrai malheureusement pas vous y servir, baron. En faisant suivre vos enquêteurs de tant de bannerets, vous avez mis l'héritier sous l'œil attentif de chaque bailli. Edric est cerné et aucun chevalier déchu, du Fort ou d'ailleurs, ne pourra l'approcher… Mais j'ai un bon bougre sous le coude, si besoin, qui tient les rangs bleus. C'est votre propre lieutenant de suie, à vrai dire. Solide, tempérament volontaire… élevé par ma sœur, au cours Vivace, avant de mériter ses galons au Septentrion. Il a le grade, et la grande gueule. Vernand De-Palme, qu'il s'appelle.
– Les grandes gueules ne sont pas très appréciées du Général, nota Céorn. Mais ce qui m'importe, c'est s'il a votre confiance, Gyron.
– Pleine et entière, trancha le bonhomme.
– Merci, compagnon, le congédia Céorn avec une ferme poignée de main. Envoyez-le sur-le-champ à mes appartements, que je l'entretienne. Aux jeux d'eau, pas dans mon bureau… Je compte sur sa discrétion.
Le chevalier de suie acquiesça en grommelant puis se traîna jusqu'à la porte. De nouveau seul, Céorn ne put résister à la tentation morbide de contempler le corps brisé de son cousin. Comme tant de bleus avant lui, Amalric (et à n'en pas douter, le jeune Edric suivait l'exemple) s'était laissé embrasser par un destin terrible.
Il s'accroupit encore pour en examiner l'expression pétrifiée et vit enfin, sous l'évier en marbre, l'éclat d'une arme blanche… Il se précipita. Son sang n'avait pas fait un tour qu'il eut compris, identifiant par intuition l'artefact insignifiant qu'il n'avait vu qu'une fois au cours de sa vie, sans jamais en apprendre l'exacte origine. La garde courbée, la chaîne de bronze qui serpentait sur le tapis et la lame amputée qui brillait comme jadis, avant qu'elle ne soit exhumée et ramenée à son fils par un Amalric on ne peut plus aventureux… Le poignard tronqué du Prince. Souillé de sang.
Céorn perçut le pas tumultueux des magistrats et de la garde qui s'affairaient jusqu'au Réverbère, et réagit par instinct : il saisit le manche de la dague pour l'enfouir dans le repli intérieur de sa veste.
Au même instant, la porte s'ouvrait dans un tollé. Enfin, le Doyen Véhan et le Haut Juge Aimon étaient annoncés au pied de la tour, et une seconde vague d'officiers se répandit dans la pièce en couvrant le décor d'une chaude lueur accompagnée par une écume de notables, d'alchimistes et de prieurs. D'un clignement, il reconnut le bégayant Bollard, archiviste retors de l'Académie, le fier Le-Vairon, débarqué du Corps d'archerie, Gédric et Raborn aux bannières de Gris-Bois et la sévère Beldria, secrétaire de la Banque Rouge. À la place de l'Inquisiteur, il fut soulagé d'apercevoir l'Intendant – capricieux mais plus commode – du Temple suprême, envoyé par le Pasteur. Et bien sûr, le rédacteur survolté du Pamphlet Fou qui avait su s'immiscer dans la délégation, brandissant sa machinerie à tout-va et criant au droit de presse. Distribuant ses ordres selon les galons, Céorn désigna mille et une tâches à exécuter dans la chambrée sans se laisser assaillir par les curiosités prématurées, le poids glacé du poignard d'Edric sur la poitrine. Derrière lui, deux prieurs du parti pastoral venaient sacrer le monarque selon le protocole du temple. Un complot. Un attentat contre la fédération et un complot contre l'héritier…
– Relayez à vos subalternes ! aboya-t-il au reste de la meute (dans son dos, les prieurs scandaient la vertu de la 9e baronnie). J'ai fait ordonner, en mon nom, Céorn De-la-Cité, seigneur Du-Fort et Conseiller du Roi-berger, l'état d'alarme au matin du 21 Septembre 1082 à – 03h31, heure de la Bastide ! (Tempête de chuchotements, de contestations, de grattement de plumes). J'aurai un périmètre établi autour de chaque victime. Aucune altération. Le-Vairon ! Que les commandants m'apportent un déroulé exhaustif de la tuerie, depuis son point de départ. Veillez à ce que les alchimistes, selon leurs effectifs, soient répartis pour se préparer à un examen consciencieux de chaque dépouille. Bas-Pont, envoyez vos meilleurs épieurs Des-Rosiers sur les Lices et les Remparts. Monsieur Bollard, je vous charge de communiquer nos directives au grand Hôpital.
– Conseiller ! chantonna l'Intendant du Temple. Qu'attendons-nous pour faire brûler le Feu suprême ?
Qu'attendons-nous, en effet ? Céorn lui offrit un regard poli. Il fallait annoncer la nouvelle à la Cité. Il fallait aussi ménager la susceptibilité de la famille Rouge.
– Nous aurons le temps de nous y atteler, Intendant, dès que notre 1er Pasteur, dans son érudition, aura tiré ses conclusions des problématiques de la nuit, celles-là même que vous allez lui rapporter maintenant ! Ne traînez pas ! (Et le prieur-en-chef fila dans un tourbillon d'étoffes diaphanes). Gédric, Raborn, quelles informations des escaliers ? Le décompte total des victimes ?
– Vingt-huit, monseigneur (Céorn se raidit). Les troupes sont arrivées jusqu'au temple Vardent, dans la banlieue sud-est. L'ensemble des corps forme une ligne quasi-droite, entre le temple et le Réverbère.
Vingt-huit cadavres. Il y avait vingt-huit cloches qui tintaient aux oreilles de Céorn. Il s'efforça de rester impassible. S'écartant du troupeau de soldats, la silhouette courbée de Silas De-la-Forge profita du flottement pour approcher le ministre. Le vieil ingénieur avait les joues creusées, le front dégarni, et sa robe à manches bouffantes dégageait la doucereuse effluve du tabac rance. Sans l'inviter à lui serrer la main de sa patte décharnée, Céorn le gratifia d'un salut :
– Bailli De-la-Forge, monsieur.
– Monseigneur De-la-Cité, je vous prie de pardonner mon retard.
L'homme était exagérément cérémonieux… Arrivé à la cour après avoir fait fortune sur son fief, il n'avait pas grandi auprès des anciens clans de la Bastide.
– Je vous croyais affairé au salon d'Aréus, en bonne compagnie, si bien qu'il n'y a rien à pardonner.
– L'entretien est terminé, monseigneur. Nous autres baillis avons établi d'échanger de nouveau au matin, dès le conseil terminé et ses mesures divulguées. Monsieur Gris-Bois a certes cherché à maintenir la veillée, mais les choses sont allées prestement malgré tout : Sa Majesté, la dame Mahenn, s'est hâtée d'orchestrer le débat ! (Céorn fut désarçonné par la présence d'esprit de la reine-mère, qu'il avait vainement espéré occuper un moment).
– Quels outils vous faut-il, monsieur ? reprit-il, un peu trop sèchement.
– Le chariot est dans le couloir, monseigneur. Nous avons le matériel nécessaire. Le laboratoire observera toutes les données récoltées (il se lança dans sa litanie, et Céorn peina à suivre le fil)… Le rapport donnera le résultat d'étude de chaque cadavre et l'identité de la victime, son dernier repas, ainsi que l'itinéraire supposé de l'ennemi (il s'étendait, alors que le Conseiller songeait déjà à ce qui l'attendait à l'aube)… Et bien sûr, il faudra fouiller l'étage du souverain, pied par pied, en commençant par collecter l'arme du crime.
– L'arme ? répéta Céorn, sans ciller. Oui. Faites-moi vite connaître votre bilan.
– À vos ordres, monseigneur.
L'échange fut rompu par l'arrivée d'un Doyen en fanfare et d'un Haut Juge lugubre. Véhan Du-Point, directeur de l'Académie de Recherche et d'Enseignement de la Cité, et Aimon Le-Rouge, magistrat suprême au Palais de justice, tous deux membres du conseil des Sept, s'avancèrent vers le corps d'Amalric avec un air de profonde consternation. « Conseiller ! Quelle tragédie ! », s'écriait le Doyen en grandes pompes. S'il avait revêtu un peignoir de nuit sur l'ensemble, le savant aux tempes filandreuses et à l'œil d'un bleu cristallin, agrandi par une lunette épaisse, portait toujours sa robe professorale et sa sangle à loquets. « Mais quelle nouvelle ! » braillait-il. Le Juge, lui, traînait l'habituel uniforme de sa fonction, blanc de neige et surmonté d'épaulettes, le visage émacié, plus clair encore, percé par un regard dénué d'émotions… Demeurant un bon pied derrière le Doyen, il salua Céorn d'une main blafarde sur le cœur, couverte des vilains rubis de son clan, et susurra : « Nous sommes à votre service, monseigneur. Foi et puissance… ». Céorn cilla. L'un ressemblait à un prieur de campagne vaniteux et gourmand, alors que l'autre glissait comme un fantôme.
– Monseigneur De-la-Tour, Doyen Du-Point, merci d'être venus si promptement.
Il offrit à Aimon Le-Rouge, qui doublait son statut de Juge au conseil d'un titre de baron De-la-Tour, une poignée de main formelle dont il n'avait pas gratifié le Doyen car l'académicien ne jouissait d'aucun titre de noblesse. Pour autant, Véhan avait accompagné Amalric dans bon nombre de projets, le talonnant de son érudition et allant jusqu'à voguer avec lui vers les plages de Braise. Manœuvrant avec douceur pour les sensibiliser tous deux à ses attentes, Céorn se mit lui aussi à naviguer :
– Messieurs, c'est une heure sombre de notre dynastie. Amalric nous a quittés. Mais il nous faut retarder nos larmes et arrêter son meurtrier. Doyen, vous êtes désigné commissaire d'enquête. Prévenez toute la mégathèque s'il le faut. Vous travaillerez au côté du bailli De-la-Forge ci-présent. Voyez ensemble ce que le fléau nous a laissé pour tout cadeau et tirez-en vos conclusions. (Il pivota et empoigna les lourdes anses du reliquaire, perché sur le buffet, qu'il refourgua à un valet abasourdi). Haut Juge, il vous reviendra de ratifier les rapports à la cour d'honneur. Voici également les clés de la chambre bleue. Je vous charge d'ouvrir les portes du conseil des Sept.
Ses ordres furent immédiatement mis à exécution. Véhan déléguait déjà avec grandiloquence, Aimon emportait l'écrin hors du Réverbère et Céorn en profita pour appeler le plus haut gradé demeurant au vestibule.
– Videz le Réverbère et interdisez le passage à quiconque n'est pas moi.
Le genou suppliant, Céorn s'empressa jusqu'à l'étage où logeait l'héritier. Un grand nombre de soldats s'était positionné devant l'appartement, dans l'antichambre coquette, mais l'atmosphère s'alourdissait d'une étrange tension et le Conseiller croisa quelques regards soupçonneux sous les bérets de ses hommes. Les sabres étaient brandis et un De-la-Colline boursouflé d'indignation l'attendait devant les portes où grouillait sa garnison fleurie. Il le héla sans cérémonie : « De-la-Cité ! Par ici ! ». Céorn, trop pressé pour s'attarder sur l'insolence, lui passa une pommade dont il lui semblait dépenser son existence à peaufiner la recette :
– Général. Soyez remercié. J'ose espérer que les nouvelles vous soient parvenues ?
Franc n'y goûta pas et, désignant d'un menton abrupt la vaste surveillance qui s'était constituée autour des portes, lui rétorquait déjà :
– Son Altesse est sous bonne garde, Conseiller, et attend son transfert au Pénitencier.
Céorn dévisagea le commandant. Malgré le vert fleuri de ses couleurs, « L'Ami Franc », comme strictement personne ne l'appelait en sa présence, n'avait plus grand chose d'amical, et ce depuis nombre d'années. Il avait passé son meilleur pourpoint de dentelle, le plastron ciselé ceinturé d'innombrables gâchettes, et portait toutes ses armes, au dos, au flanc et à la cheville. Sur sa tempe trouée d'une cicatrice blanchâtre, un couvre-chef biscornu, griffé par le Rouet, portait le galon du diamant suprême. Son épaisse moustache et ses sourcils au poil hirsute n'enlevaient rien à la dureté de son regard dont l'un des côtés s'égarait légèrement, et il postillonnait lorsqu'il éructait de sa gueule touffue. Amalric n'est pas froid que tu me cherches déjà querelle…
– Je ne viens pas m'entretenir avec le Prince, expliqua Céorn. Mais vous communiquer mes directives (et Franc, dans son orgueil, le toisa tout entier). L'officier Vernand De-Palme conduira la délégation qui accompagnera Son Altesse à l'abri, vous libérant de la besogne.
– De-Palme n'est pas compétent pour une telle charge, siffla Franc.
– Le lieutenant est parfaitement indiqué, Général, pour escorter Son Altesse au nom du clan bleu et ce, selon toutes les volontés du Roi – mort ou vif –, pendant que vous-même siégerez au conseil des Sept… auquel j'ai grand hâte de vous retrouver, souffla-t-il en pivotant, mais De-la-Colline lui barra le passage de son lourd gabarit :
– On parle de rituels, l'accabla-t-il. De mutilations. Le château sent déjà le blasphème à plein nez. J'ai combattu tous les monstres de l'étranger, monseigneur. L'un d'entre eux aura finalement trouvé le moyen de profaner la Cité… Vous savez lequel.
– Nous savons tous, Général, que la monstruosité peut prendre des formes très diverses (puis, à son regard plein de mépris) et je doute sensiblement, par ailleurs, que les gens-des-bois ni même Lysa l'Obtuse en personne aient jamais été capables de se mouvoir par conjuration pour venir égorger les Rois à leur fenêtre.
– L'Obtuse a des mercenaires à son service, grogna Franc. Et des espions, dans l'enceinte de ce château.
Il désigna la porte close, dans son dos.
– L'héritier n'a jamais été digne de son père.
– Pesez donc vos mots, Général, murmura Céorn en avançant d'un demi-pas. Ou vous risqueriez de vous trouver embarrassé, une fois le sceptre entre les mains du Roi.
Franc fut sans réplique et Céorn le planta là, avant qu'il n'ait eu le temps de se choisir une répartie. La nuit est loin d'être terminée…
De retour à ses appartements, il y trouva l'officier que Gyron Du-Fort avait à la bonne : le brave lieutenant Vernand De-Palme, sa silhouette athlétique cintrée dans un uniforme de suie impeccable. Sans cesser de songer à l'arme qu'il cachait sous sa veste, Céorn l'entretint de l'action précise qu'il voulait le voir mener auprès du Prince et le jeune officier accueillit sa mission avec dignité. Lorsque De-Palme eut quitté la pièce obscure, le 1er Conseiller retourna lentement à son bureau. Ses dossiers l'y attendaient, dociles. Comme si Amalric n'était pas mort. Il s'installa en grognant.
Une fraction de seconde plus tard, le brasero qui surplombait la Bastide, au sommet du Réverbère, explosa dans un torrent de feu, alors que l'huile se répandait dans ses conduits comme le sang avait coulé des veines du Roi et le souffle dévastateur du bûcher d'un millier de mèches se répercuta en écho depuis la Divine jusqu'aux confins de la vallée. Ainsi a péri le meneur du troupeau.
2. La forteresse suspendue
Le vide était si vaste, si étendu, et plus infini que le ciel ; plus absolu aussi, sans hauteur, ni points cardinaux pour s'y repérer, tournoyant sur lui-même et tout autour à la fois. Ed savait qui il était, Edric De-la-Cité, c'était son nom, sans aucun doute ; mais il n'était plus tout à fait sûr d'exister vraiment, par la chair et par les sens. Il demeurait errant, comme un mouton de poussière que l'on soufflait sur un plateau de fer chauffé à blanc, hurlant et translucide, qui se déroulait inlassablement sans jamais trouver de frontière. Le tournis commençait à occulter toute notion de direction. Il était égaré sur un croisement de lignes floues qui clignotaient incessamment en lui brûlant la rétine, comme l'éclat d'une machine photographique capturait l'instant en négatif. Tout allait bien trop vite. Pure conscience, filant d'un pas invisible et sans impact, il s'efforça d'avancer pour venir à bout du foudroyant échiquier, de plus en plus oppressé, en dehors et à l'intérieur même de ses poumons désincarnés. La tâche, dont il savait qu'il ne parviendrait jamais à bout et qui le tourmenterait encore après que le monde eut cessé de tourner, se répétait, trait après trait, sans qu'il puisse s'en soulager. Incapable de mourir comme il était incapable d'inspirer l'air absent, il tomba vers l'abîme… pour jaillit en un torrent de sueur sur son matelas souillé d'urine.
Edric hoqueta une minute, les yeux embués de traînées chatoyantes, tâtant les draps humides et humant l'air comme un nourrisson. Cherchant tant bien que mal à garder le souvenir déjà fugace de la noirceur qui l'avait étreint jusqu'à l'étouffement, il se frotta les yeux et bondit sur le parquet. La pendule indiquait 03H01.
La pièce était traversée par les ombres hautes de la Divine, brisées par l'éclat des aéronefs qui se découpaient aux fenêtres, car Edric gardait les volets ouverts, et le carreau également, aussi longtemps que le temps demeurait suffisamment clément. Contournant le lit pour happer l'air frais de l'extérieur, il plongea le talon dans une flaque tiède et poisseuse, glissa et se rattrapa au baldaquin. Du sang. Du sang véritable, en abondance. Le sien ? Non. Il se tenait là, sur ses deux jambes, et son cœur battant s'était lentement extirpé de l'entrave du cauchemar. La sueur dégoulinait dans son dos. Où suis-je ? Dans sa chambre, semblait-il, où il se devait. Ai-je blessé quelqu'un ?
Soudain, un bruit sourd résonna au pied de la tour, et un feu explosa dans une gerbe d'étincelles à sa fenêtre. Le pas pressé des soldats, le souffle des cornets, puis les cloches qui se mettaient à sonner de concert. Sa raison le poussait à bondir vers la porte mais la stupéfaction le prenait de court et, les narines pleines d'effluves de pisse et de sueur, il vacilla comme un animal acculé jusqu'au mur le plus proche. Il bascula et resta prostré, cerné par les flaques qui ruisselaient entre les lames de parquet.
Il avait maintes fois rêvé du vide ardent. Il avait souvent veillé des heures, les yeux écarquillés, avant de sombrer dans la tourmente nocturne. Et, aussi souvent, il s'était forcé à dompter la créature filiforme qui s'élevait comme un démon dans les angles pour venir l'effleurer de son doigt décharné… Les cauchemars paralytiques, il y était habitué. Mais il n'avait encore jamais baigné dans le sang à son réveil. Et, alors qu'il se croyait déjà seul au donjon et au monde, la porte de sa chambre subit l'assaut d'une poigne de fer, puis la botte qui l'ouvrit à la volée ; et la silhouette massive du Général, le bicorne en bonne place, jaillit du couloir dans un nuage de poussière. Le Prince, soulagé de voir un visage familier, tout rustre et antipathique, croisa le regard sombre de Franc De-la-Colline qui alla baigner l'appartement du halo que produisait sa lampe. Une minute plus tard, une nuée de chevaliers verts investissait les lieux en toute hâte, aussitôt embarrassés par les bleus qui suivaient. Deux jeunes hommes avaient déjà dégainé le sabre et le plus petit se pétrifia, hésitant franchement à doubler De-la-Colline, le regard allant et revenant du Prince au Général.
– Commandant ? s'enquit-il.
– Reculez donc, Opalric, La-Barque, gronda Franc qui occupait tout l'espace de la seule gravité de sa voix (et les troupes s'écartèrent). Ne touchez à rien (il approcha Edric, parcourant le parquet inondé et les tapis imbibés). Son Altesse est-elle blessée ?
– N – non, balbutia Edric.
Franc jeta les lueurs de sa lampe aux nombreux coins de la pièce, à la fontaine d'argent et aux alcôves, faisant virevolter la poussière sous les meubles et dans les renfoncements. Puis, l'air décontenancé, il revint poser son œil percent sur le Prince : – Un meurtrier, dit-il, a été signalé dans l'enceinte de la Bastide (et Edric perçut plus encore les alarmes et les pétards, les cloches et les cris qui résonnaient à ses tympans, couvrant la voix du Général). Que vous est-il arrivé… ?
Il désigna le carnage de son bras mécanique. Edric, sous le choc, ne répondit rien, oscillant d'avant en arrière contre le mur. Franc le jaugea, les sourcils froncés ; puis il adressa un hochement de tête à l'un de ses officiers (le lieutenant s'élança dans le couloir) avant de reprendre :
– Avez-vous vu quelqu'un entrer ou sortir de cette chambre ?
Edric consentit enfin à le regarder, le visage tordu par une dénégation muette, et le commandant parut passablement satisfait. Il réajusta l'épaulette de sa cape, faisant scintiller le diamant de son galon, puis traversa la porte en disparaissant dans un vol de nuages noirs, prenant ses troupes dans son sillage. Le battant claqua ; et on actionna soigneusement le verrou. Clic, clac. Edric demeura silencieux.
Je suis peut-être mort. Sa tête dodelinait d'avant en arrière, et il ne percevait plus ni le froid ni la douleur de ses membres engourdis. Lorsque tomba enfin le masque de la lune, découverte par une éclaircie dans les nappes de brume, il aperçut son reflet, flou et déformé, dans le parquet vernis. Ses yeux bleus étaient durs et lumineux, comme ceux de son père ; mais plus profonds, orageux, et les reflets givrés qui avaient fait sa candeur à l'âge d'enfant étaient désormais ternis par deux bagages violets qui n'enviaient rien à ceux d'Amalric. Ses lèvres fines et blêmes avaient perdu leur rose depuis longtemps, sur le sourire féroce qu'il tenait du Roi-berger, et ses mèches brunes s'emmêlaient en bataille sur un grand front contrarié. Le Prince, qui n'éprouvait nul plaisir à se contempler, traqua une lueur de folie dans son propre regard… Il n'en vit aucune et s'arracha à sa torpeur, se souvenant qu'il venait tout juste de passer dix-huit ans. Car, les trois coups de cloche, au matin du 21 Septembre, sonnaient l'heure précise de son anniversaire et la ville entière, à présent, semblait hurler de panique au jour de sa naissance. Mort ? Non, il ne l'était pas. Pas encore.
Mais d'autres l'étaient. Ressaisis-toi. Le démon nocturne, celui-là même qu'il connaissait comme un vieil ami et qui venait lui enserrer la poitrine, n'avait fait qu'intervenir au pire moment, couvrant ses yeux d'un voile obscur à l'heure où l'ennemi de chair et d'os avait choisi de frapper. Qui était tombé ? Combien ? Ed songea à son père le Roi, qui incarnait à lui seul toute la puissance du pays, et son regard se détourna : le grand brasero qui trônait au sommet du Réverbère répandait ses langues de feu sur les nuages. Son cœur manqua un battement. Amalric avait-il disparu ? Est-il blessé, ou pire… ? Où était passé De-la-Colline, que faisait la garde ? Comme en réponse à ses questions, la porte s'ouvrit de nouveau et, accompagnées par les éclats de voix d'un Général furibond, vinrent les remontrances d'un officier élancé au visage appréciable. « Je ne réponds qu'au Conseiller De-la-Cité, commandant, et ordonne aux troupes Du-Fort ! ». Franc le prévint de toute la tempête de sa voix : « Je vous ferai fouetter, De-Palme, en pleine cour d'honneur du Palais de justice ! ». L'officier lui balança le battant en pleine gueule, puis marcha droit vers le Prince (qui se ratatina) et posa un genou à terre.
– Votre Altesse, balança-t-il d'emblée, je viens vous annoncer la terrible nouvelle du décès de votre père le Roi. Je suis navré de vous le dire, Amalric a été attaqué, dans ses appartements, il y a moins d'une demi-heure, et toutes les armées de la Bastide, du Temple et Des-Rosiers sont à la poursuite de son assaillant.
Ed n'entendit les mots qu'à travers une bulle, comme s'il avait plongé la tête sous l'eau. Amalric (tel qu'il l'appelait) n'était ni patient ni affectueux et le plus souvent, l'héritier acceptait la rareté de leurs rapports. Mais à défaut de complicité filiale, le Roi mettait un point d'honneur à entretenir celui de son seul héritier. La taille haute, la figure anguleuse et les regards glacés du souverain allaient et venaient dans la Bastide dont il était le maître et le berger, et Edric, tout excentrique, tout inadapté qu'il était n'avait jamais eu à douter de la sûreté de sa maison. À présent, il s'y sentait comme inconvenant et esseulé ; la voix de son père résonnant en écho à ses oreilles, sans qu'il puisse en distinguer la parole. Amalric, mort ?
– Je suis le Lieutenant Vernand De-Palme. J'ai été désigné par le seigneur Céorn De-la-Cité, 1er Conseiller et baron Du-Fort, pour veiller à votre sécurité.
Le Prince, qui avait déjà été conduit à serrer la main du lieutenant auparavant, lui fut reconnaissant du rappel car il avait les idées confuses. Vernand De-Palme portait l'armure noire dont l'épaule était décorée de trois épées soulignées par une lame filée d'argent. Il se souvint que l'officier, qui menait les bataillons de suie à la Cité, sous l'autorité du seigneur Céorn, rentrait régulièrement au Fort où il commandait au corps d'Infanterie. Sa jeune épouse l'y attendait, enceinte… ou peut-être venait-elle d'accoucher… Il le dévisagea, interdit. De-Palme poursuivit :
– Il faut que vous me répondiez au plus vite, si vous voulez de mon aide (le Général fulminait derrière le battant, hélant les responsables Du-Fort à grands cris). Avez-vous vu ou entendu quelque chose d'étrange dans votre chambre, ce soir ? Les fenêtres ? Les combles ? Savez-vous d'où vient ce sang ? (et Ed se remit à dodeliner de la tête, comme un dément : il est mort… le père de la nation, parti pour toujours…).
De-Palme, veillant à mesurer sa respiration, alla verser le contenu d'une carafe dans un gobelet, renifla l'eau claire puis l'offrit au garçon qui n'en fit rien. Un coup sourd fit trembler la porte.
– Le Général s'est vu contraint de mener l'enquête, souffla De-Palme en posant le gobelet sur la table cirée. Votre… (il hésita) père nous a pourvu d'un commandant compétent, qui saura mener ses troupes. Franc œuvrera à restaurer l'honneur souverain comme j'œuvrerai à vous réhabiliter, au nom du Conseiller. Maintenant, il y a une chose qu'il me faut savoir, à la demande particulière du seigneur De-la-Cité (et il baissa le ton, réduit à un murmure). Votre lame ? Le poignard, dont le Roi-berger vous aurait tiré ce pendentif ?
Il pointa du doigt le collier métallique qui ornait la poitrine d'Ed. Désarçonné, le jeune homme resta muet un instant. Puis, lorgnant sur la porte derrière laquelle De-la-Colline menaçait de charger comme un taureau, s'empressa de désigner l'armoire cadenassée, près de la cheminée.
– Dans son écrin, murmura-t-il d'une voix rauque. Dois-je… ?
– Non, trancha De-Palme. L'arme s'y trouve et y demeurera. Est-ce clair ?
Edric opina avec stupeur. Enfin, il posa la question qui le tourmentait :
– Combien de morts ?
– Vingt-huit victimes ont été retrouvées, Votre Altesse.
Il accusa le coup d'un gémissement, comme pour contester. Chaque parcelle de son corps recommençait à lui faire mal.
– Et mon père ? poursuivit-il avec appréhension.
– Il aura été leur dernière victime.
De nouveau, il tendit le gobelet. Le prince consentit à y boire une courte lampée (qui le ramena un peu plus encore à la réalité), et déclara sur un ton d'excuse :
– Je n'ai pas confiance en vous…
– Et je vous supplie de continuer à vous méfier de tous, Altesse, jusqu'à ce que nous ayons débusqué le coupable. En attendant, j'espère obtenir votre entière coopération auprès de la garnison fleurie. (Il se leva). Vous serez emmené au Pénitencier, où vous séjournerez dans l'attente de votre procès à la cour d'honneur du tribunal. Je vais vous y accompagner moi-même, afin que vous soyez installé dans tout le confort et avec la discrétion qui s'impose…
– Au Pénitencier ? Mais je n'ai tué personne ! s'emporta le Prince. Ces chevaliers fleuris de la garnison ne peuvent en dire autant !
De-Palme lui adressa un regard désolé qui se mua aussitôt en pitié. Ed gronda :
– J'ai veillé, je n'arrivais pas à dormir, il y avait – du bruit, quelque part dans la maison, et j'ai sursauté de nouveau, plus d'une heure après minuit, pour ajuster la lanterne. Ensuite, une porte a claqué, le vent a commencé à tambouriner et… Je me suis réveillé d'un cauchemar ! Et De-la-Colline qui surgissait soudain ! Et du sang ! Du sang partout !
– Gardez votre calme, intervint De-Palme en levant les paumes. Nous prouverons votre innocence.
Mais Ed en avait encore lourd dans la besace.
– Je n'ai sûrement pas tué, mais je ne peux être innocent… Comment dire que je le suis, si c'est mon père que l'on a égorgé, pour mon dix-huitième anniversaire ?
Vernand, qui avait vraisemblablement oublié la réception annoncée en l'honneur du Prince, parut pris de court par la temporalité frappante de la tragédie.
– Vous voyez ? Vous comprenez ! Nous aurions dû partir, au matin, pour le Parcours des baronnies… Voilà un voyage qui n'aura jamais lieu. Et le conseil qui voudra m'en faire blâmer à coup sûr ! Où est ma grand-mère ? Que dit-elle de tout cela ? Et son Juge, n'est-il pas le plus apte à convenir de mon sort ? Le Conseiller, ne va-t-il rien faire ? Par le géant, il était son cousin !
– Altesse ! coupa De-Palme. Le conseil n'aura de cesse de vous défendre. Le seigneur Céorn vous fera libérer, et rendra justice au Roi votre père. J'en fais le serment. (Il jeta un coup d'œil à la porte). Faites votre toilette – soyez bref –, et changez de vêtements. Ne touchez rien d'autre. Gardez vos effets à la poche intérieure de votre veston et retrouvez-moi au-dehors.
Rejoignant la porte d'un pas vif, il le laissa là, ébahi et vulnérable, aussi sombre qu'une bûche calcinée au fond de l'âtre. Ed eut à peine le temps de changer ses linges souillés d'urine que les soldats vinrent l'encercler de leurs lances. Le Prince fut saisi comme une poupée de chiffon par deux types aux armures bosselées, et emporté hors de la chambre dans une marée noire, bleue et verte. Pourquoi tant de couleurs… ?
Vernand De-Palme, qui avait dégainé l'épée, fila en tête de cortège en portant à hauteur d'yeux la lanterne qui éclairait le couloir, et mena l'étrange procession à travers la Divine. Derrière lui, le chevalier Brouillard dont les étoffes pelucheuses flottaient comme des nuages se dandinait avec nonchalance, talonné par un jeune écuyer maussade qui répondait au nom de La-Brume. Ils étaient suivis de près par Toméaud Des-Rosiers, qui portait fièrement la broche de son clan (le bourgeon de rose clair dans son cercle turquoise) et l'épaulette gironnée de blanc de la capitale (le fleuve de la Cité auquel il avait prêté allégeance). Quatre soldats de la Place fidèles à la famille De-la-Colline le talonnaient d'un pas rythmé, portant l'épais carquois de leur milice. Et cinq autres, supplantés par un officier au service de la Bastide, arboraient la bannière de l'armée bleue.
Je ne suis pas le seul mis en cause… Ils ne se font pas confiance.
D'ordinaire, le Prince ne craignait pas la famille verte qui avait juré allégeance à son propre clan ; ni les hommes de son père. Il avait grandi entouré des soldats de la Cité, si bien qu'il n'en voyait plus que les ombres bleutées dont il se laissait suivre partout. Mais ce soir-là et pour la première fois, il réalisa qu'il y avait des bougres bien menaçants sous les armures.
Intimidé, il lorgna sur l'épais gilet de laine, la cuirasse de saphir et le casque à pic d'ocre dont ils étaient vêtus. Trois d'entre eux s'étaient pourvus d'un cornet d'alarme et tous portaient le sabre-fendu au ceinturon. Mais les deux gaillards qui le flanquaient, au service de l'armée de suie, affichaient le soleil rouge du Fort au dos de leur manteau, leurs éperons d'acier frappant la mesure de leur progression dans le dédale des couloirs tapissés de la Glorieuse, et Edric n'osa pas en croiser le regard. La tension qui flottait dans l'air divisait l'escorte en équipes informelles : troupes bleues, chevaliers des salons verts et soldats de suie avançaient d'une même allure et dans la même direction, en se jaugeant avec rudesse. Tous, en fait, répondaient au baron Du-Fort, bras droit d'Amalric et, désormais, régent du sceptre en son absence. Où est donc passé le Conseiller ? Celui-ci avait-il quelque chose à voir avec son incarcération ? Céorn De-la-Cité, fils princier de la fédération et seigneur du Fort, cumulait les casquettes à la chambre bleue. Edric l'avait toujours connu en odeur de sainteté auprès de son père, ce dont il s'étonnait un peu, car le gentil Céorn ne paraissait présenter d'autre qualité particulière qu'un sens aiguisé de la diplomatie, et le roi n'entretenait habituellement aucun rapport étroit avec ceux qu'il jugeait inutiles. Son conseiller, sans doute, avait su chuchoter quelques bonnes idées à son souverain… Peut-être le baron avait-il décidé de s'emparer du sceptre pour son compte ?
Ed observa discrètement la silhouette gracile du chevalier Brouillard et la rose piquée au col des gens de la Place. L'ancien clan De-la-Colline, populairement appelé « famille verte », comptait de nombreux partisans à la capitale, qu'ils soient au service de son bailli, de son baron, ou du Général des armées en personne. C'était l'une des forces dominantes de la Cité, et un soutien incontestable à la politique de la famille bleue. Mais l'Ami Franc lui-même, qui en incarnait sans aucun doute la part de succès la plus inattendue, n'avait pas hérité de l'aspect délicat de ses comparses. Les traits émaciés, l'œil sombre et la moustache touffue qu'il arborait, et la verve belliqueuse qui l'animait ; tout en lui répugnait Ed qui s'évertuait à le mépriser. Le commandant, qui taisait sa vie privée au profit de discours langoureux sur les rouages délicats de l'entreprise militaire, avait été chargé d'éduquer l'héritier aux bases de son art alors qu'il avait à peine neuf ans. Et le Prince n'avait pas mis deux jours à le détester.
Hué et acculé sur le terrain du jeu de panse, ridiculisé au beau milieu de la cour d'Archerie, jeté à terre sur la place des Joutes, il avait fermement repoussé toute attaque de la vieille brute sur sa personne en feignant l'indifférence. « Le Prince a le regard d'un hibou, avait raillé le Général. Rond et pâle comme la lune. Mais aucune avidité. S'il se plaît à rêvasser, alors qu'il rêvasse ! Son premier ennemi ne se fatiguera pas à le taillader ; il le laissera observer le ciel d'un air ahuri jusqu'à ce qu'il aille se cogner seul à un tronc d'arbre ». Amalric n'avait pas insisté et Ed avait finalement pu s'orienter vers une voie un peu plus adaptée à ses talents, entretenant pour lui seul une rancœur ardente à l'égard du commandant. Depuis, bien sûr, le petit Prince avait grandi et, ayant appris à taire sa hargne, en avait entendu de belles sur l'Ami Franc… Son père, Tibérion De-la-Colline, ancien Lieutenant du front Est, propriétaire Des-Rosiers et bailli du 2e Quart, avait déjà un fils d'une précédente union à l'héritière Du-Bosquet lorsqu'il eut conçu Franc avec une roturière. Ed n'avait jamais réussi à découvrir qui était la mère du vieux balourd, mais il devinait que Franc jalousait ardemment le droit d'héritage de son neveu, le seigneur Olive, sur le fief De-la-Colline. Une jalousie – Edric n'en doutait pas – qu'il compensait par une indéfectible irritabilité sur le cours d'entraînement.
Il fut arraché à ses pensées lorsque, parvenue au ponceau qui menait au sommet de la Loyale, la troupe se fraya un chemin à travers la meute d'alchimistes occupés à prélever les traces du massacre. Une flaque de sang brillait près du caniveau. Vingt-huit morts, pensa-t-il, mortifié, alors qu'ils passaient l'arche de Gédric qui fermait le passage vers la cour intérieure du Pénitencier.
– Avancez, Altesse.
Me voilà prisonnier… Le bagne central de la Cité (dont la seule réputation, Edric le savait, tenait en respect toute la fédération) prenait racine aux abords immédiats de la Loyale, tenu par une muraille hérissée qui fermait l'enceinte du domaine et ponctué de bastions où veillaient ses guetteurs. Les quatre Potences de Plomb, élevées à plus de deux cents pieds au-dessus des avenues qui constituaient le cul-de-la-Bastide, faisaient suspendre la forteresse à de lourds maillons couverts de gravures injurieuses et de graffitis. Edric se mit à grelotter lorsqu'il perçut le souffle tonitruant des six hélices à vapomoteur qui tournoyaient dans leurs cages en découpant l'air froid de leurs pales gigantesques. À chaque étage s'élevait une fumée noire qui allait se confondre dans le ciel, percée par la lueur jaunâtre des télescopes alignés aux créneaux. La prison ressemblait à une grosse molaire gâtée. Le Prince déglutit avec difficulté.
Accueillis par un garde mince et solennel, vêtu d'un chaperon orné d'épingles de cuivre, ils furent menés jusqu'aux escamoteurs et gravirent les étages en silence.
Le dos courbé et les muscles tendus, Ed observa les alentours d'un œil torve. Il avait reconnu l'ancienne demeure du Pasteur Balréon, qui s'était établi sur le terrain en fin d'hiver 633 pour y accueillir ses premiers pénitents. À présent, l'étage était jonché de bidons vides et encombré de tonneaux empilés dans les coins. Des casiers à lettres, griffonnés à la hâte, ornaient les battants et de lourds sacs de jute suspendus aux poutres moisies se balançaient sous une brise passée par les meurtrières… Poussé au flanc par le costaud du Fort qui avançait à sa droite, Edric pressa le pas. Ils passèrent enfin les fosses du bâtiment (où les bagnards plantaient la pioche, enfoncés dans l'obscurité du canal de la bonne fortune) et marchèrent droit vers son donjon.
– Les 'sieurs ! hurla une voix (et Edric bondit vers le mur opposé).
Une femme aux traits rongés, le cheveu rare et hirsute et l'œil injecté de sang s'agrippait fermement aux barreaux de sa cellule.
– Les 'sieurs, par pitié ! Par le géant à dos d'laine et la bienveillance de l'oculie, pitié, laissez-moi partir ! Laissez-moi !
Un garde verrouilla sa lucarne d'un coup sec, et la voix stridente continua à résonner à travers le mur décrépi (« 'Savez même pas c'que c'est, vous, les p'tits princes et les soldats, 'savez pas ! ») avant de s'évanouir dans leur dos. Edric vacilla. Quelques pas encore, et ce fut un homme, cette fois, qui se mit à scander comme un hystérique : « Les dieux Anciens sont en colère ! Le Brasero s'est enflammé… Il a réveillé la faim ancestrale ! Vous paierez ! Vous paierez, tous, autant que vous êtes ! ». Le Prince tenta vainement de croiser le regard de l'officier De-Palme, mais ce-dernier ne semblait pas s'offusquer outre mesure de l'intérêt qu'ils suscitaient.
Edric savait que le Pénitencier central recevait la pire racaille de la Cité, des violeurs aux assassins, et gardait un œil attentif sur ceux et celles qui menaçaient la fédération de quelque façon que ce fût. Il connaissait le récit des émeutes de la prison, l'incendie de 998 et l'inondation Bourrasque. Il s'était figuré les pires violences et d'affreux desseins sur le domaine… Pourtant, il ne voyait là que des vieillards et des jouvenceaux, des mendiants estropiés et quelques badauds cadavériques, tombés dans la torpeur. À l'évidence, une aile était réservée aux déserteurs. Et un grand nombre de jeunes Moqueurs désireux de renverser la Bastide avaient séjourné dans ses cellules provisoires… Il reconnut également une oculie, au pagne sali et à la barrette grisâtre, qui s'était marquée d'un graphème triangulaire sur sa joue creusée ; et entendit les prédications éplorées de l'Anachorète derrière une porte close…
Ils franchirent une arche de pierre qui donnait sur un vestibule éclairé à la torche. Le garde au chaperon annonça tout de go : « L'allée nord-ouest mène aux cellules des prisonniers de guerre, monseigneur » mais De-Palme répliqua : « Nous allons à la chambre dorée du donjon de Balréon, capitaine… ». Le guide les conduisit sans tarder dans l'allée ouest. Un peu plus haut, le temple, délabré et encadré par un alignement de portes couvertes de gravures profondes qui récitaient encore et encore les versets du Codex.
– Ici, la salle des cartes, annonça le guide en désignant un petit escalier.
Et Ed, sans se contenir, demanda stupidement :
– Une cartographie ? Ici, dans la prison ?
La garde du Général le toisa, pendant que le geôlier répondait avec froideur :
– La salle des cartes à jouer… monseigneur.
– Son Altesse est encore Prince, aboya De-Palme, et le guide s'inclina avec raideur.
Les joues embrasées, Edric se laissa emmener le long d'un parcours de terre battue, salie de paille humide et de moisissure. Au-dessus de leurs têtes, il aperçut un long réseau de cordages métalliques tirés de tous côtés par les tourniquets suspendus aux angles de mur, où pendaient de vastes enchevêtrements de linge humide. Un contremaître au regard charbonneux rencontra la délégation avec surprise, salua et s'esquiva en sens inverse. Ils contournèrent ce que leur guide appela la « Bouilloire ». Puis ils passèrent le dortoir, dont les portes s'ornaient de la houlette, où logeaient les oculies qui s'occupaient des détenus. Le Prince commençait à se demander s'ils atteindraient jamais les sommets de l'édifice ; De-Palme paraissait décidé à emprunter le chemin le plus long et le plus alambiqué, n'hésitant pas à contredire leur chaperon et à réprimander la garde verte au moindre écart. Il jeta un œil à la seule fenêtre qu'il put croiser : les éclaircies qui striaient le bleu du ciel, au-dessus du Palais de justice, lui indiquèrent l'étage et la position de l'aile qu'ils arpentaient. S'il lui restait encore un peu d'esprit, il estima qu'ils avaient surplombé la Glorieuse, cachée par une Potence. Où qu'ils se rendent, ils n'en étaient plus très loin… Sans prendre garde, il lorgna un peu trop longtemps sur la fenêtre, et le chevalier vert qui le suivait l'attrapa à l'épaule pour lui flanquer une gifle parfaitement inattendue. La seconde qui suivit, il fut repoussé par un soldat De-la-Cité, lui-même écarté par un De-Palme bondissant.
Portant le sabre à la mâchoire du chevalier, il fulmina : « Qu'un seul d'entre vous touche de nouveau à l'héritier, ne serait-ce que d'un cheveu, et il sera condamné ici, par la justice de Noire-de-Brume, avant d'avoir pu entendre parler de procès ! ». La délégation qui encerclait Edric se desserra soudain. Le Prince s'efforça de ne pas porter la main à sa joue, les yeux embués de honte.
« Les quartiers de haute sécurité », grogna le guide aux portes du douzième étage (où flottait une étrange odeur acide), et la troupe pénétra le donjon de Balréon. À l'entrée de la tourelle scintillait le pot d'Or qu'on embrasait chaque année, à la veillée d'Aelfric, pour préserver l'âme des infortunés. Là, un petit homme moustachu, le nez écorché par la monture de ses lunettes, parcourait une liasse couverte de calculs d'un œil et de l'autre, étudiait la pesée d'une bourse sur une balance de cuivre. D'un bras maigrelet, il leur désigna la porte à leur gauche : « Chambre noire », indiqua-t-il, immédiatement déçu par l'officier De-Palme qui rétorqua d'une voix autoritaire : « Veuillez enregistrer l'entrée du Prince Edric dans l'appartement scellé de Balréon ».
Le gardien échangea un regard entendu avec son collègue au chaperon, puis déverrouilla le portillon splendide qui fermait la coursive. « La chambre d'or, dit-il, où séjournèrent tour à tour Balréon le Dévot ; le Fuyard Pied-du-Mur ; et le baron Du-Récif lui-même, durant le Soulèvement… » mais De-Palme balaya son discours d'un geste : « Merci. Reprenez votre position ». Le garde le fusilla du regard, et l'officier pivota pour inviter Edric à entrer dans la suite.
C'était comme s'il n'avait pas quitté la tour Divine, à quelques détails près. Le même bois verni, les mêmes lanternes, les pendules aux rouages apparents ; une table couverte d'ouvrages épais, et quelques sièges devant l'âtre. La sensation d'entrave qui asphyxiait Ed depuis son réveil fut teintée d'une étrange confusion… Peut-être, après tout, n'était-il pas en si mauvaise posture ? Pourtant, plus il habituait son regard aux contours de la pièce, plus il en repérait les altérations. La grille plantée loin devant le foyer, dépourvu de tisonniers. Les fenêtres condamnées par des ornements. Et les chandelles factices… Une partie de l'ameublement paraissait clouée au sol. Frappant doucement du talon, il s'aperçut que le parquet couvrait un parterre de roc. Le plafond ne laissait apercevoir aucune charpente et, au fil d'une fouille silencieuse, il ne trouva ni vitrage, ni métal, ni étoffe à sa portée. Le donjon était inviolable. C'est idéal, pour moi qui passe le plus clair de mon temps à me confiner dans les volières…
– Le 1er Conseiller viendra vous rencontrer dès que possible, annonça De-Palme. Votre Altesse (il baissa le ton), au nom du Roi-berger, votre père, je vous demande de ne vous livrer à aucune action qui risquerait de troubler l'enquête, ou compromettre son clan en ces temps obscurs. Ne donnez pas cette satisfaction aux scélérats… Personne, ici, ne pourra vous atteindre.
– Que voudriez-vous que je fasse, officier, répliqua Edric d'une voix faible, que le baron Du-Récif n'ait pas déjà tenté, du temps de sa propre captivité ?
Vernand De-Palme lui accorda un sourire de compassion et, de sa démarche adroite, quitta la chambre. Le son d'un triple verrou, d'une lourde grille et d'un loquet abaissé, des pas étouffés ; puis ce fut le silence. Une main sur la joue, toujours cuisante, le garçon contempla la pièce capitonnée. Joyeuse majorité, songea-t-il.
3. Fleur-de-lys
La voix grave de Monsieur Idéaud, fort aimable d'ordinaire, éclatait au milieu de la salle de réception dans une colère orageuse et la petite Mirmeya, une grimace sur son visage joufflu, se recroquevillait pour éviter la tempête de postillons. La pauvre gamine… Elle n'avait pas fait huit jours au Miteron. Sa chevelure blonde aux boucles épaisses et ses mains boudinées lui donnaient l'air d'une poupée, et ce fut le petit scintillement, au bord de son œil, qui décida Lys à courir à sa rescousse.
– Et comment je suis supposé trouver, Mirmeya, quelqu'un pour te remplacer au pied levé à une heure pareille ? s'étranglait le tenancier. Qu'as-tu à faire de si urgent, là-bas ? Ta sœur n'a-t-elle pas de mère, ou d'oculie pour l'aider ?
La petite Mirmeya osa à peine répondre :
– Elles ont… besoin de moi… (et Idéaud la dévisagea d'un air hargneux).
– Moi aussi, j'ai besoin de toi ! s'exclama-t-il, alors que Lys débarquait en lissant son tablier. Depuis le jour où tu as signé ton engagement auprès de l'hôtel ! Je te rappelle que tu ne dois ton poste ici qu'à la dette que j'ai contractée auprès de ton oncle. S'il n'avait pas sorti Brouillard de ce mauvais pas, tu serais encore…
Il commence à trop en dire. Lys s'interposa, laissant Mirmeya se réfugier dans son dos.
– Monsieur, calmez-vous ! Je m'en occupe…
Elle connaissait Idéaud depuis quelques temps déjà. Que son établissement prospère ou chavire, il n'en laissait d'ordinaire rien paraître à sa prestigieuse clientèle, toujours accueillie avec les plus belles distinctions. Or, ce soir-là, il éructait devant les habitués qui se bâfraient d'un excellent fromage de la vallée de Laine, accompagné de vin local et hors-de-prix… Deux dames de la capitale, reconnaissables à leurs atours à la mode, minaudaient près de la fantasque cheminée. Un homme d'affaires en visite à la baronnie du Fort étudiait ses notes près de la fenêtre. Et une bande de commerçants de l'Orgue avait passé la nuit à scander la devise chère à son cœur en imbibant la nappe d'une longue tablée. Tous observaient désormais la rixe pitoyable.
– Je prendrai le service de Mirmeya, déclara Lys d'un ton assuré.
La petite serveuse se blottit contre sa hanche pendant que Monsieur Idéaud la contemplait avec surprise, à la fois soulagé et en plein désappointement… Un sourcil haussé, il baissa le ton :
– Tu couvrirais sa négligence ?
– Si cela nous aide à finir la soirée comme il faut, répliqua-t-elle. La nuit va être longue, et Oradella préférera m'avoir à ses côtés à l'aube, même épuisée, plutôt qu'une recrue en formation. Et puis, il y a, à la table du fond, deux délégués de la Banque Rouge qui, je crois, feraient mieux de ne rien entendre de nos difficultés…
– Nos difficultés ? bredouilla-t-il. Je – quelles… ? (l'air abattu, il s'autorisa un coup d'œil furtif à la grande salle parée d'or et de tapisseries). Soit ! Fais donc ça. Dors autant que tu peux et reviens assurer son service au lever du soleil. Quant à toi ! ajouta-t-il à l'adresse de Mirmeya. Ne me prends plus jamais à revers comme ça, ou tu pourras rentrer chez toi pour dire à ton père que ma dette est remboursée !
Et la petite serveuse fila sans un mot entre les tables, laissant son tablier à la beauté renfrognée qui venait prendre le relais. Lys, remerciant Idéaud d'un hochement de tête, se hâta de quitter la réception pour gagner le vestiaire et promptement, ouvrit son casier et commença à se changer, ainsi qu'elle le faisait chaque soir. Le petit badge plaqué or, épinglé à sa poitrine, portait son prénom : Lys. Pourtant, il était incomplet. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, tous l'avaient appelé Lys, à la maison ou au-dehors, et son employeur lui-même, naturellement, avait fini par amputer le prénom de Lyserion. Résignée, elle n'y prêtait guère plus attention. D'ailleurs, elle n'avait jamais tout à fait apprécié ce diminutif, car il suscitait partout une comparaison à laquelle elle n'accordait aucun intérêt. Tout au long de sa jeune vie, elle s'était entendue décrite, aux lueurs du jour et sous l'éclat des étoiles, comme la plus jolie des plantes, pour les pétales de ses longs cils noirs et la clarté de son teint. Fleur-de-lys était devenu, à la pension, plus banal encore ; surtout auprès des bambins. (Inexpressive, la jeune femme observa son reflet dans le miroir craquelé qui couvrait le fond du casier).
Bien qu'elle y fut habituée, voire même résignée, elle comprenait bien ce qui la rendait si attrayante aux yeux du monde. Lys avait été flattée sans relâche par les jeunes et les vieux, les passants et les amis, hommes ou femmes… Parfois, par celles qui la jalousaient, d'autres fois, par ceux qui l'admiraient ou, plus vraisemblablement, la convoitaient. Puis, l'originalité de ces éloges se faisant de plus en plus rare et leur préciosité finalement amoindrie, elle avait commencé à débusquer le boniment sous l'élégance… Car depuis ses treize ans, elle avait subi le défilé des prétendants plus ou moins officiels et enthousiastes et ce, avant même qu'elle n'ait obtenu le certificat qui lui permettait de travailler à l'hôtel du Miteron. Dès lors, plus d'opportuns encore vinrent la féliciter de ses traits. (Lys attacha ses longs cheveux, agités de vaguelettes sombres, par un bandeau de soie). Puis, à quinze ans tout juste, sa tutrice lui avait subitement révélé la nature de son prénom véritable. Le lyserion était un vent marin de la Baie, régulier et turbulent, qui amenait d'abondantes précipitations sur le sud de l'Arbre et s'avérait responsable des pluies battantes du Fort, surtout en cette période d'automne. « On le surnomme zéphyr migrateur », avait dit Tassaud. Lys s'était soudain sentie galvanisée, comme enhardie par la nouvelle qui semblait changer la nature même de son identité. Un vent brutal qui vient de la mer et apporte les pluies… L'analogie la séduisait beaucoup plus. Peut-être même y avait-il là quelque indice sur ses origines ? Elle ferma le cadenas de son casier et se retrouva nez à nez avec Mirmeya, qui l'observait d'un air éperdu.
Lys avait l'habitude de produire ce genre d'effet, surtout chez les gens qui la connaissaient peu, ou pas du tout. La petite, qui venait tout juste d'obtenir son propre permis de travail, la dévisageait avec une dévotion ardente. Elle savait faire, désormais, la différence entre ceux qui voulaient la séduire et ceux qu'elle avait séduit – souvent sans intention. L'un des rares à l'avoir détrompée lui avait donné son premier baiser, à douze ans, quand elle avait cédé au charme inconvenant du jeune Véréorn, le rejeton du brasseur. Elle avait étudié le garçon, distant et mystérieux, qui ne parlait, ne se déplaçait, et ne regardait comme aucun autre. Beau à sa façon, il lui avait toujours semblé ailleurs, étrangement blasé par les règles et les droits de cité ; et ils s'étaient finalement trouvés, deux êtres solitaires aux pensées hantées… Jusqu'à ce qu'elle l'entende jurer fièrement qu'il était si prêt de « dépoter la plus belle fleur de Fort-le-fief » aux autres gamins de la pension. Madame Tassaud l'avait chassé à coups de manche à balai et Lys avait refusé de pleurer ; du moins, jusqu'à ce qu'elle soit seule.
Elle savait pertinemment ce qu'on disait d'elle, à l'hôtel : « Elle n'est là que pour son minois ! ». Et c'était, par nature, indubitablement vrai. Beaucoup l'avaient méprisée pour la facilité avec laquelle elle se voyait offrir confiance et attention, sans cesser de lui sourire en la croisant dans les vestiaires du Miteron. Mais d'autres, à leur façon, la défendaient avec plus d'ardeur encore et la plantaient sans sommation sur l'autel de la gloire, ce qui l'avait conduite à esquiver les rassemblements qui mêlaient dénigreurs et partisans. Trop de soupçons de liaisons illégitimes, parfois rocambolesques, lui avaient appris à se fondre dans le décor, jusqu'au jour, alors qu'elle s'épuisait à faire son linge au moulin d'Orbe, où on l'accusa d'avoir attisée d'un battement de cil la vanité de deux gentilshommes du fief (dont l'un espérait-là ses quatrièmes noces) au point de les voir se livrer duel. À la pension Du-Havre, certains des plus jeunes la cajolaient comme une mère : à commencer par Bobine et Flaquerelle, qui n'avaient pas fini de voir leurs dents pousser. Elle imitait ses gestes en chaque détail, alors que lui l'appelait sa « sirène ».
La petite Mirmeya, qui n'avait de son côté pas grand-chose à lui jalouser avec ses boucles blondes et son air poupon, semblait la considérer comme un modèle. Lys détestait ça ; elle détestait les incessants espoirs qu'on lui adressait, et plus encore les déceptions qu'elle causait. Cependant, elle ne s'y dérobait jamais. On lui avait enseigné, depuis longtemps, à remercier le Dieu-berger de l'avoir bénie d'une si belle apparence et à se taire. La gamine approcha timidement.
– C'est gentil d'être venue m'aider… chuchota-t-elle.
– Il n'y a pas de quoi, répondit Lys avec une douceur mesurée. J'aurais bien besoin des pourboires de la nuit, à vrai dire, alors c'est déjà ça. Prends soin de ta sœur… (et elle avança vers la porte).
– Je le ferai, promit la gamine. Je suis prête depuis longtemps !
Elle se hâtait de retirer son propre badge, pour ranger l'uniforme froissé au fond de son sac. Lys l'observa sans comprendre.
– Prête à quoi ?
– Délivrer le bébé, répondit Mirmeya, l'air déterminé. J'ai pratiqué sur des automates. Maman m'a laissé toute sa panoplie. J'y ai passé des jours. Cébine me fait confiance. Oh, ça oui, elle a bien besoin de moi !
Lys referma la porte sans quitter la petite serveuse des yeux.
– C'est toi qui accouches ta sœur ?
– Oh oui ! assura Mirmeya en enfonçant un chapeau rapiécé sur ses boucles. J'ai obtenu mon titre de sage-femme à la fin de l'hiver dernier. J'ai même été en lice pour la bourse au mérite du grand Hôpital de l'Académie, à la Cité ! Mais je n'ai pas pu m'y rendre… (elle s'aperçut de la teneur de son récit, et se reprit aussitôt). Merci encore, Lys ! Je te revaudrai ça !
– Je suis sûre que le bébé se portera bien, dit la jeune femme en la laissant passer.
– C'est ce que j'aurais voulu, répondit Mirmeya, se retournant. Mais Cébine n'a pas les moyens de payer la dette de naissance. Je lui ai donné les infusions qu'il fallait. Alors, si le petit vit malgré tout… (et, avant d'achever sa phrase, elle s'élança dans le couloir).
Fauchée, Lys la regarda disparaître sans un mot. Rien, dans le sourire coquet de la gamine, n'avait laissé paraître son drame. Elle avait rejoint le Miteron la semaine précédente. Depuis, elle travaillait dur, même si elle était gauche. Moi qui n'ai aucun parent, peut-être n'ai-je pas tant de raisons de me plaindre… ? Parfois, Lys se disait que sa condition d'orpheline, assez morne par ailleurs, lui épargnait les conflits ou les pertes successives qui semblaient déchirer la plupart des familles. La pension, bien sûr, était son foyer. Mais elle avait vu tant de ses frères et sœurs quitter la maison qu'elle s'était conditionnée à ne plus s'attacher à personne ; à l'exception, bien sûr, de Bern et Vorce, ses meilleurs amis ; et des petits Bobine et Flaquerelle, auxquels elle n'avait pu résister. Comme elle, Tassaud les avait recueillis. Comme elle, ils s'étaient vu offrir une chance de grandir.
S'efforçant de ne pas dépenser trop de ses pensées à s'apitoyer sur le sort de la pauvre Mirmeya, elle en suivit les traces, salua Oradella, fourrée aux cuisines, et quitta le bâtiment par la porte principale.
Au-dessus de sa tête, l'enseigne éclatante de l'hôtel illuminait l'allée bondée de riches fêtards. L'hôtel Miteron était l'un des joyaux chéris des halles Le-Tamis, avec sa réception dorée et son haut lampadaire de granit. Situées en plein cœur de Fort-le-fief, le chef-lieu du Fort, les halles avaient proliféré les décennies passées sur les bases de l'ancienne Cantine Le-Tamis. À l'époque, le centre commercial n'était encore qu'un garde-manger défendu par les chevaliers et destiné au ravitaillement journalier des mineurs. On y distribuait, disait-on, les sacs de lentilles, les haricots noirs et les pains dans de petits briquets qu'on envoyait voltiger à travers un vaste enchevêtrement de rails d'acier, le long des routes, de la butte du Carquois jusqu'à Barrière levant, un peu plus à l'est. Lys connaissait le réseau par cœur, comme tout gamin élevé au Fort.
Aujourd'hui, le centre était fréquenté par les bourgeois les plus puissants de la fédération, qui venaient spéculer sur les gemmes ou le tourisme. Sa tutrice lui en avait enseigné l'histoire, et Monsieur Idéaud s'était régalé de lui partager quelques-unes de ses propres anecdotes. Le tenancier aux joues gonflées avait hérité la gouvernance de l'hôtel de son grand-oncle. Cela faisait vingt-cinq ans que son épouse Mériandre et lui-même œuvraient à faire croître l'établissement, élevant l'hôtel au rang d'antichambre informelle des halles toutes entière ; et depuis quelques temps, des magistrats, des officiers et des scientifiques riches et parfois même célèbres venaient au Miteron pour s'étendre à l'ombre de ses grappes géantes suspendues aux boiseries, en été, ou se protéger des pluies glacées de l'hiver. Lys, qui venait de conclure sa quatrième année à la réception, connaissait bien les recoins des halles et se faufila jusqu'à la sortie la plus proche, les pensées toujours inconsciemment tournées vers Mirmeya et sa sœur. Elle se fraya un chemin dans la foule insomniaque jusqu'à la carriole à vapomoteur qui vrombissait sur la chaussée et présenta son billet à un vieillard taciturne. Celui-ci, qui la voyait aller et venir chaque jour que le berger faisait, ne lui accordait plus un regard. Elle monta à bord, sans cesser de contempler le halo argenté que le complexe répandait sur l'ensemble du quartier, et la machine se mit en branle.
– Direction les Champs, correspondance à La-Tenaille ! Destination, Lac-du-Col !
Lys avait de la route à faire, chaque jour, pour honorer son contrat. Mais elle ne s'en offusquait pas. Depuis quatre ans, ses allées et venues lui permettaient de visiter, en toute légalité, les monuments fameux de Fort-le-fief jusqu'au pied du Fort lui-même et oublier un peu le terril éternel qui servait de lit au village d'Orbe, au sud de la baronnie. Le chef-lieu du fief, qu'on surnommait baronnie-de-granite, regorgeait de traces Anciennes, de ses avenues dallées à ses clochers qui laissaient rêveurs tous les gamins du Fort. La science et l'art y étaient plus pointus, et on y trouvait même des bibliothèques où s'empilaient les livres qui racontaient le périple du premier chevalier de Suie… Chez elle, on croisait plus volontiers les tavernes de mineurs et les humbles couteliers. En outre, c'était là, dans les halles, qu'elle avait fait la rencontre de sa plus lointaine inspiration ; et celle-ci portait le nom de Céorn De-la-Cité.
Lys avait sept ans lorsque la brave Madame Tassaud avait finalement accepté de la conduire à l'Exposition fédérée qui s'était établie au milieu du complexe. Un amas de visiteurs, principalement composé de la plus haute bourgeoisie de Fort-le-fief et de grandes figures de la capitale, s'était étalé le long de l'allée principale où la stature de Macéorn le Brun venait côtoyer le plafond vitré. L'ancienne Cantine recevait le passage inaugural d'un vaisseau de plaisance onéreux, payé par le baron Du-Fort en personne. Le seigneur Céorn, avec son soleil rouge dans le dos et ses épaules de la Cité, avait fière allure ce jour-là, la barbe rasée de près et la carrure élancée. La petite Lys, surexcitée, l'avait trouvé sublime et avait détaillé chaque élément de son costume, de ses insignes et de ses armes. « C'est le 1er Conseiller du Roi, lui expliquait Tassaud à l'oreille pendant qu'elle le dévisageait. C'est aussi un bleu De-la-Cité. Son cousin ». Le navire, érigé grâce aux efforts conjoints du Fort, de la Colline et de la Baie, était un long et fin voilier orné pour le faste, réservé à l'étude astronomique en haute mer.
Subjuguée, Lys avait croisé le regard du baron qui, après un bref discours au pupitre, s'était offert un bain de liesse générale. L'homme, agenouillé près d'elle et plongeant son regard serein dans les yeux bleus de la fillette (Tassaud avait étouffé un cri de surprise) avait gentiment demandé :
– Le Secret te plaît-il, jeune fille ?
Sa tutrice, que la foule épiait avec envie, aurait voulu qu'elle s'exprime décemment, en termes polis et concis, mais Lys rugissait :
– Il est parfait, monsieur le baron ! Combien de roues a-t-il ? Et combien de voiles peut-il déployer ? À quelle vitesse ? Mon copain Bern dit qu'on lui a greffé des ailes, comme ceux du Capitaine ! Est-ce que je peux monter voir à l'intérieur, monsieur le baron ? (et Céorn avait ri à gorge déployée).
– Je suis désolé, petite aventurière, mais le Secret doit demeurer ainsi… (Un clin d'œil). Cela étant, il y a de vieux marins grincheux, à la capitale, qui auraient bien besoin de l'engouement d'une jeune recrue comme toi ! Et qui a les termes, ma parole ! Que dirais-tu de me trouver à la Cité, quand tu auras obtenu tous tes certificats, pour visiter le Port royal et me montrer si tu sais naviguer ? (Puis, d'un geste paternel, il avait retiré un bracelet de son poignet pour le lui offrir). Tiens, prends-le donc. Comme ça, je pourrai te reconnaître !
Lys, tenant les maillons d'argent entre ses petits doigts comme s'il s'était agi d'une larme du géant tombée du ciel, avait contemplé le bijou avec une fascination éperdue.
– Merci, monsieur le baron ! Merci beaucoup ! Je vous le rendrai, quand je serai prête ! C'est promis !
Et une série de détonations joviales avait retenti près de là, tandis qu'un agent de presse du Billet du Meneur et les représentants locaux de l'Unicité abreuvaient la scène de photographies enlevées (et bien sûr, Tassaud, toujours sur le qui-vive, avait pris grand soin de conserver une copie du journal…).
Bam ! Dans la carriole folle furieuse, Lys réajusta la position de son siège d'une main, triturant inconsciemment les maillons du bracelet de l'autre. Passé ce jour, elle n'avait plus jamais revu le baron De-la-Cité. Évidemment, sur le moment, elle n'avait pas saisi l'enjeu pour le seigneur à se montrer si attentif et attendrissant auprès d'une gamine, surtout devant la presse… Elle n'en avait pas moins protégé la relique. Car, visiblement onéreux et d'excellente manufacture, l'objet représentait son bien le plus précieux. Et si elle ne visiterait probablement jamais le Port royal, elle gardait bon espoir de découvrir l'océan… Pour ça, elle vendrait bientôt le bijou.
Bam ! Bam ! La voiture fit une violente embardée près du ravin, et Lys s'accrocha au filet de sécurité qui couvrait le plafond. Le cocher avait bu, elle le savait. Mais Ropric était un bon bougre, habile, et le village d'Orbe se trouvait à plus de dix kilomètres de Fort-le-fief ; alors, jour après jour, elle prenait sur elle et s'accrochait à son filet. C'était peut-être parce qu'elle n'y était pas née, mais Lys aimait beaucoup le Fort. Les terres qui façonnaient le Golfe s'ornaient d'un charme naturel, disait-on, que n'égalait aucune parure du Rouet ni colonnade de l'Orgue (non pas qu'elle ait jamais eu l'occasion de comparer…). Les gens du coin étaient rustres, les mauvais jours, mais souvent courageux et respectables. Alors que deux de ses collègues du Miteron allaient s'installer sur la banquette opposée (et non sans lui jeter quelques regards hostiles) Lys contempla Fort-le-fief qui s'évanouissait derrière elle.
Six bourgs constituaient la ville, protégés par Barrière couchant, à l'ouest, et levant, à l'est ; et les halles Le-Tamis se dressaient au beau milieu du Bourg d'écaille, qui accueillait les joailliers les plus réputés de la baronnie. Les mineurs et les maçons du Fort le tenaient depuis longtemps pour acquis : les paysages grisâtres et boueux de la région des massifs ne favorisaient pas le tourisme, mais les gentilshommes de toute la fédération venaient au pays pour y trouver le roc, le fer et le charbon que taillaient, fondaient, brûlaient jour après jour les travailleurs de l'Arbre. L'expertise de la pierre, façonnée par des siècles d'exploitation, se prouvait à chaque recoin du domaine : de ses bâtisses de calcaire répandues à flanc de coteau, sillonnées de canaux artificiels et traversées d'arches, jusqu'au gigantesque Fort noir de jais qui trônait sur le massif d'argent. Depuis l'enfance, Lys savait qu'il s'agissait de la demeure de Céorn. Pourtant, elle ne l'avait jamais vu y entrer, ni en sortir. Son poste de 1er Conseiller l'occupait sûrement trop à la capitale.
La carriole quitta le bourg en gagnant la route des Champs, qui surplombaient le fief par le sud. À travers la fenêtre, là où l'aube allait pointer, elle vit les vergers de pruniers, de pommiers et d'abricotiers qui piquaient le paysage métallique de points vifs. Enfin, la voiture s'immobilisa dans un crissement. « La Tenaille ! appela le billetier en agitant sa lanterne. Correspondance pour Orbe, Vauvert, et Le-Carquois à l'est, départ imminent ! (puis, après un temps) : Destination finale de la navette : Lac-du-Col ! ». Lys bondit de la carriole, suivie par un vieillard essoufflé, deux ouvrières rembrunies et un jeune forgeron aux cheveux de feu qui lui adressa un grand sourire. Veillant à ne pas l'en féliciter, sans le gratifier de trop d'indifférence (elle n'avait pas la force d'entamer une offense), elle lui rendit un pâle rictus tout en filant jusqu'au quai de la roulotte. Le wagon enfermé dans une cage épaisse poursuivait un long chemin de fer, suspendu au-dessus du canal qui abreuvait les habitants des gisements d'ouest en est, et servait quotidiennement de moyen de transport aux ouvriers locaux. Installée à l'avant du véhicule, près du conducteur, Lys garda les yeux résolument tournés vers la lucarne, percevant ceux du forgeron plantés dans son dos. Un carillon strident sonna à mi-parcours, et la jeune fille jeta un regard affolé à l'horizon : il était plus de deux heures. Le service au Miteron avait traîné… et sa directrice l'avait bien mise en garde contre les retards intempestifs. L'accueil serait glacial.
Recueillie à sa venue au monde et élevée par Bergota Tassaud jusqu'à sa majorité, Lyserion n'avait jamais rien su de ses parents. Elle s'en était accommodée. Sa mère d'adoption l'avait trouvée à la Cité, visiblement au jour de sa naissance, sur le parvis du temple de banlieue où elle officiait comme oculie réformée, le matin du 13 septembre 1064, sans autre lettre qu'un billet court, épinglé à la couverture, avec un prénom. Surnommée Lys, l'enfant avait suivi sa préceptrice jusqu'au Fort, où les restes d'une fortune de famille lui avaient permis de financer l'orphelinat, dans le village d'Orbe qui s'étendait au pied des gisements. Lys aimait Tassaud, même si elle la craignait encore. L'ancienne oculie était réputée sévère, voire acariâtre. Volontiers secrète sur son passé, la vieille femme semblait avoir connu cent vies : elle avait travaillé à l'Hôpital de l'Académie, puis était passée par les lingeries de la Cité avant de s'installer un temps sur le fief de la Colline. Elle racontait de temps en temps son parcours du Moulin à dos de mulet. Lys ignorait si la moitié de ses histoires était vraie, mais elle n'en perdait pas une miette. Si bien qu'à huit ans, elle œuvrait déjà d'arrache-pied pour contenter sa tutrice, participer à la bonne tenue de la pension et économiser quelques sous quand c'était possible. La fillette avait ensuite passé trois années sur les bancs de l'école du coin administrée par le bourgmestre. Sans s'illustrer, elle s'y était assez investie pour obtenir ses droits de cité et l'embauche d'Idéaud six semaines plus tard. Sur le chemin, elle avait croisé d'autres enfants de son âge, fils et filles de bonnes familles ou de clans émergeant, partis à la capitale ou à l'Astropôle pour apprendre des précepteurs les plus qualifiés à travers la fédération.
Depuis qu'elle y était née, Lys n'avait pas remis les pieds à la Cité. Si elle s'était imaginée pouvoir obtenir sa propre traversée, à force d'acharnement et d'optimisme, les tarifs d'un tel voyage lui avaient rapidement remis les idées en place. Cependant, elle n'était pas la plus à plaindre. Codric Idéaud la dédommageait certes modestement, (c'est-à-dire, à la hauteur de sa condition), mais restait prompt au tribut qu'honorait en moyenne un établissement d'une telle renommée : trois barbutes d'argent par semaine, une bourse de trente agrafes de cuivre aux jours de fêtes et les pourboires divisés, chaque matin, entre les membres de l'équipe. Déjà plus qu'un ouvrier n'en recevait… Alors, depuis quatre ans, Lys rendait une partie de son salaire à la pension, où elle logeait encore, et continuait à s'occuper sans compter du ménage et des plus jeunes. Bien entendu, elle n'hésitait pas à fournir quelques services laborieux à sa tutrice pour réduire sa dette dans l'espoir de pouvoir enfin s'en aller voir le pays. Son plan était prêt depuis belle lurette : dès qu'elle en aurait l'occasion, elle quitterait Orbe, vendrait son précieux bracelet à prix fort, puis grimperait à bord d'un navire pour découvrir la vie sur les eaux bleues de la Baie.
Resserrant la capuche sur son front, Lys bondit hors du wagon au croisement qui menait à Orbe et ne fut plus suivie, cette fois, que par le vieillard à bout de souffle. Ralentissant le pas pour lui proposer son bras, l'homme lui barra le chemin d'une paume ridée : « Avance, gamine ! Je fais la route à chaque aurore, depuis quarante-six ans maint'nant ! Besoin d'personne ! Va retrouver ceux pour qui tu t'éreintes et enlace-les ! ». Un peu confuse, mais tannée aux facéties des Orbiens, Lys le laissa sans remords à sa traversée solitaire.
La route était déserte et humide. La région des massifs, en particulier la 1ere baronnie, s'enfonçait dans un bassin géant d'où s'écoulaient un millier de rivières, qui allaient visiter les fondations des chaumières et les cavernes souterraines. Lys adorait surprendre les geysers qui bondissaient le long du sentier. Toutes sortes de minerais étaient extraites des gisements qui s'alignaient à travers les Champs, d'Orbe à Le-Carquois ; et plus encore au sud et à l'ouest, où chaque village tirait sa part du bénéfice. Le fer et l'argent de l'Arnya exploités par Le-Sac, le roc que produisaient les carrières La-Fosse et l'ardoise veinée que taillait La-Conque constituaient, entre autres gemmes, l'essentiel du commerce du Fort. Chaque habitant de la baronnie savait, et se devait de savoir quelle pierre et quel métal venait de quel village, et quel clan l'avait exploité. Chez elle, au patelin d'Orbe que commandait le père La-Faucille, c'était le fer.
Lys passa la pancarte rouillée, agitée par la brise, qui annonçait la bienvenue à ses visiteurs. Quelques chandelles scintillaient encore au carreau des chaumières qui semblaient pousser comme des champignons sur un immense terril miroitant. La jeune fille tira de sa ceinture une clochette qu'elle espérait ne pas avoir à utiliser : les coyotes furetaient parfois dans les ruelles, la nuit tombée. Marchant d'un pas alerte jusqu'à la grue centrale qui s'élevait de l'hôtel de ville, elle passa le moulin à eau de Jappesec et suivit une allée de pins rougeoyants qui épousaient le flanc du terril. Elle dévala la langue de Bille avant de se ruer dans l'impasse où se dressait l'orphelinat. Le bureau de sa tutrice, au premier étage, était illuminé. La nuit s'annonçait longue.
La modeste pension Du-Havre de Madame Bergota Tassaud avait été ouverte au sein d'un chevalement désaffecté, dressé au fond de l'impasse qui fermait le sentier. Au fil des décennies, l'exploitation creusée à flanc de colline s'était développée jusqu'au ruisseau qui gagnait la langue de Bille, et s'était établie en une agglomération de bâtisses devenue l'allée Clairon. Lorsque l'illustre baron Béréorn avait tracé l'actuel réseau minier du Fort, il avait rendu désuète une vaste partie des infrastructures de la région, et les ouvriers d'Orbe avaient été débauchés par les nouvelles exploitations qui s'enfonçaient plus profond dans les Champs. Depuis lors, la Cantine de Fort-le-fief était devenue les halles Le-Tamis, et l'allée Clairon avait accueilli grand nombre de jeunes familles, et des marchands venus des Plaines ou du pays d'Ouest. À l'instar de Tassaud elle-même, qui avait pu racheter l'édifice à bas prix.
On ne voyait plus grand chose, aujourd'hui, de la tourelle qui tirait autrefois le fer des tréfonds, ni de ses quatre étages de madriers branlants, car elle était couverte d'une façade en pommier entièrement rénovée. L'édifice tout entier était pourvu d'une série d'aménagements étranges, mais minutieusement orchestrés par sa tutrice : un poulailler suspendu, un puits à pivot, et une lingerie verticale de son invention, tout au long de la cage d'ascenseur. Tassaud avait également fait dresser une clôture épaisse, pour séparer la cour de son voisinage immédiat, aux abords de l'impasse. Une véritable forteresse. « Chacun chez soi, et les moutons seront bien gardés ! ».
Le voisinage se constituait désormais d'une brasserie de quartier, d'un luthier et d'une coutellerie installée dans l'ancien Chariot des vagabonds. Lys connaissait le coin comme sa poche. Elle avait passé des années à courir le terril et à grimper la grue centrale (à l'encontre de toutes les règles), accompagnée de Bernand et Vorcemyr qui n'en loupaient jamais une. Ses deux amis, pensionnaires eux aussi, n'avaient pas connu meilleure fortune. Bernand, abandonné par son père veuf et délirant à l'âge de cinq ans, sur un quai de gare désert, était un fier et beau garçon. Vorcemyr, sans souvenir de sa famille tuée par une explosion de vapomoteur alors qu'elle était encore dans les langes, n'en faisait qu'à sa tête. Lui connaissait l'adresse d'une tante maternelle (qu'il conservait dans un portefeuille, enchaîné à son veston) alors qu'elle n'avait reçu pour tout héritage qu'une fine cicatrice blanche sur la tempe gauche. Dévoués l'un à l'autre, les deux inséparables avaient successivement gagné le cœur de Lys, au prélude de leur enfance, à une période où elle s'était sentie bien seule parmi les autres orphelins. Bern la taquinait et la comprenait ; Vorce la défiait et la faisait rire.
– Lys ! Là-haut !
Elle pivota en sursautant. Les deux compères se balançaient, étendus sur les cordages de la cage d'ascenseur, bien au-dessus du portail. Bern, ses grands yeux verts scintillant comme ceux d'un chat dans la nuit, jouait avec l'élastique de sa manchette, un godet à la main et une jambe dans le vide. Le veston tâché de boue et la chevelure farouche, en équilibre à son côté, Vorce avait l'air d'un mineur revenu à l'état sauvage. Elle fut la première à bondir vers le sol, glissant le long de l'échelle, et Bern la rejoignit en un instant, sans avoir renversé une goutte de son breuvage. Ils faisait exactement la même taille. Le garçon flagorneur était de six semaines son aîné, et sa comparse, d'un an seulement leur cadette. Lys était la plus ancienne pensionnaire, à Orbe, mais pas la plus âgée, et elle avait déjà vue une douzaine d'entre eux quitter l'établissement pour une vie meilleure (ou, du moins, passablement similaire). Aujourd'hui venait leur tour de s'en aller affronter, seuls et sans le sévère conseil de leur tutrice, les épreuves de la vraie vie.
– Ton patron t'a encore lâchée tard, gronda Vorce.
– La fleur de lys accumule sans doute les heures supplémentaires, je pense, pour nous faire un joli cadeau d'adieu, chantonna Bern avec une révérence.
Lys contourna la paire d'oiseaux nocturnes pour filer vers l'entrée, aussitôt poursuivie :
– Où vas-tu ? Nous avons deux mots à te dire…
– J'ai eu une longue soirée, rétorqua-t-elle. Et j'ai promis à Idéaud de revenir pour le service du matin.
Vorce se fendit aussitôt d'indignation.
– Ce vieil ivrogne te colle au train, ma parole ! Idéaud-ci, Idéaud-là ! Tu passes tell'ment d'temps dans cet hôtel qu'on a presque oublié ton visage, à la pension ! Tu veux qu'on se tire vite fait à Fort-le-fief pour lui montrer comment on voit les choses ? J'irai en courant, s'il faut. Je peux le faire.
– Pas nécessaire, répondit aussitôt Lys.
– Bobine a chialé toute la soirée, fit remarquer Bern. « Lych ! Lych ! », qu'il gueulait. La vieille a mis deux heures à la faire taire, sans réussir à reproduire ta technique. Elle l'avait mauvaise.
Trousseau à la main, Lys traversa l'enclos et gagna la porte.
– Écoutez, je sais… ce que vous pensez du Miteron, et d'Idéaud. Mais c'est mon travail. J'en ai besoin. Je ne veux pas passer ma vie à la pension ; et vous le savez aussi bien que moi, parce que vous ne le voulez pas non plus.
Vorce posa la paume de sa main sur le battant, plongeant un regard pénétrant dans le sien.
– Précisément. Et il te reste encore ta chance. Prends la bonne décision. Demain soir, à minuit, il sera trop tard.
Lys le savait. Bernand était majeur, et Vorcemyr le serait très bientôt. D'ici la fin du délai de neuf mois suivants leur dix-huitième anniversaire, les administratifs de la baronnie s'en viendraient les questionner sur leur place au sein de la fédération. Et les orphelins de la pension posaient problème. Tassaud avait beau se démener pour les nourrir, les vêtir, et veiller chaque jour à les endurcir pour les préparer à la vie au sein de l'Arbre, elle ne disposait toutefois que de ses maigres ressources, et savait qu'elle envoyait souvent ses enfants à une morne existence. À l'exception de rares élus : le prodigieux Toparz, qui avait forgé la plus belle lame qu'Orbe ait vu naître en un âge, était parti dès ses douze ans pour la baronnie-mécanique, où le ferronnier de la Maison L'Enclume l'avait pris sous son aile… et les étranges triplées De-la-Horde, nées dans les collines du Chenil et cueillies par Tassaud pour n'être point séparées, avait vite attiré l'attention d'un département de l'Académie – l'institution érudite de la Cité – par leur formidables facultés de calcul. Vorce, Bern et elle, sans talents particuliers, n'étaient pas promis à une telle destinée. Lys avait certes suscité l'intérêt d'un grand nombre d'éminents bonhommes et chevaliers – mais leurs promesses et leur bonté parfaite s'envolaient dès lors qu'elle refusait leurs avances. De fait, les trois orphelins devaient trouver une situation au plus vite s'ils ne voulaient pas, comme tant de malheureux avant eux, finir à mendier dans les rues ; ou, pire, chez les Autres, à la capitale…
– Allez, petite fleur, chantonna Bern. Les officiers de suie nous ont déjà dans le nez. On a trop visité les grues du Fort. Tout ce qu'il nous reste à faire, c'est ficher le camp avant d'être enrôlés par leur armée. La vieille ne peut pas comprendre ça. Elle veut qu'on obéisse au baron, comme tous les autres moutons. Elle trouve que c'est prudent.
– D'où est-ce que vous venez, comme ça ? l'interrompit Lys. Tassaud sait que vous êtes dehors ?
– Peut-être que oui, peut-être que non, marmonna Vorce en haussant les épaules.
– Elle a passé l'après-midi à nettoyer les couches de la petite Flaquerelle. La gamine est malade. Ensuite, elle a dû couvrir le service de Nellà, qui est allé tutorer une oculie du temple, avant de se retrouver avec Bobine sur les bras. Je suis sûr qu'elle ronfle sur son bureau, la tête dans l'eau-de-vie, à cette heure-ci.
– Pas moi, grogna Lys.
– On a fait la fête au Talus, reprit Vorce avec ardeur. Tu aurais dû venir. Lurion a forcé le verrou. Bosquet, Fauve et Téméric nous ont rejoints. On voulait leur dire au revoir.
Lys soupira. Le Talus en question était un tronçon de gisement voisin, inutilisé par son propriétaire depuis de nombreuses années, où d'anciennes fermes minérales étaient devenues le terrain de jeu des jeunes du coin. Les rouages de l'atelier Paillefer qui crissaient à tout rompre, près de là, couvraient le tapage nocturne et depuis trois générations au moins, les enfants de bijoutiers y rejoignaient secrètement les rejetons de mineurs pour y danser et boire jusqu'à plus soif au cours de parties de cartes et de compétitions d'escalade, le tout agrémenté à l'occasion de quelques feux d'artifices. Lys y avait fait une ou deux escales, plutôt de bon cœur, mais n'y avait jamais remis les pieds depuis qu'elle travaillait au Miteron. Vorce retira sa main du battant et lança :
– Demain à la même heure, on sera libres. Décide-toi vite. L'occasion s'présentera plus. Y'a trois places dans le convoi. Une pour chacun d'nous. Alors, on t'attendra jusqu'au dernier moment…
– Mais pas une seconde de plus, ajouta Bern avec un clin d'œil.
Lys les regarda fuser de nouveau vers l'échelle pour regagner leur dortoir par le balcon. Affamée, excédée, elle songea une minute au fantasme qui animait ses deux camarades. Le bracelet de Céorn brillait à son poignet. Tu ne peux plus reculer… ! Le plan était limpide. Elle devait achever sa tâche. Œuvrer à la bonne tenue de son casier, au Miteron et à la pension, rembourser sa dette de naissance à sa tutrice et économiser en quantité suffisante pour s'offrir son droit de passage vers la Baie. Si elle perdait de vue son objectif, si elle s'égarait sur les routes, elle aurait vite fait d'être rapatriée au pays par les soldats de suie, seule et sans-le-sou ; et, là, Tassaud refuserait probablement de l'héberger de nouveau. Pas sans frais, du moins. Lys appréhendait beaucoup l'objectif de Bern, qui prévoyait de tromper les péages pour récupérer le motocycle qu'entreposait sa tante, avant de s'installer (en secret) à la lisière du grand Or-feuille, au fond du pays d'Ouest. La contrée était, paraissait-il, libre de toute armée ; encore fallait-il passer les Îles folles et les troupes du gouverneur… Non. L'ermitage en forêt ne lui convenait pas. Lys était un vent marin. Ce qu'elle voulait voir, c'était l'océan.
Elle pénétra la maisonnée. Le vestibule miteux était plongé dans la noirceur. Les marches grinçaient sous son poids. Priant le géant aux sabots de fer qu'elles ne réveillent pas sa tutrice, Lys eut le souffle coupé lorsqu'elle entendit la voix autoritaire de Bergota Tassaud retentir dans la cage d'escalier, trois étages au-dessus d'elle :
– Je t'attends dans mon bureau, Lyserion.
4. La table de verre
03H49. Enfin seul. S'il avait agi consciencieusement, comme il aimait à le croire, Céorn n'avait plus d'autres raisons de se voir importuner. Le Général De-la-Colline fulminait sûrement de s'être vu retirer la protection rapprochée de l'héritier. Quant au Doyen, il parlait moins quand il était occupé à étudier. La dame Rouge avait sans doute tiré tout ce qu'elle pouvait des autres baillis, au boudoir des baronnets, et le Juge portait la flatteuse responsabilité d'ouvrir la chambre. Restait encore un Trésorier puéril et un Capitaine difficile à rencontrer pour compléter son conseil des Sept d'ici la fin de la nuit, avant de pouvoir se laisser réfléchir comme il l'entendait. Leur rencontre la plus récente remontait à la semaine précédente ; et le Roi-berger, lui, y avait siégé pour la dernière fois.
Céorn disposait d'une heure, ou un peu moins, pour constater les dégâts et le cœur lourd, rapport au poing, s'en vint rencontrer les défunts un par un. Tristement, Amalric, Barbote, Obin et les autres soldats trucidés n'étaient qu'un début. Toméaud Gris-Roche, pourtant combatif, avait (semble-t-il) été éventré, éborgné, puis jeté à quelques pas de la Galerie des Globes. Vellaria Queue-Sec, frappée au crâne, était étendue sous un banc. Fernéand Du-Pressoir, respecté à la cour des Pasteurs, gisait sur ses latrines, souillé d'excréments… (et le Temple n'avait probablement pas été informé de cet état de fait, qui ne manquerait pas d'attiser un peu plus la détresse de Daelric). Tous étaient, désormais, la vedette d'un ballet lumineux où se mêlaient les ingénieurs, qui calculaient, les rédacteurs, qui grattouillaient, et la garde qui supplantait le tout d'une surveillance sévère. Parvenu au flanc d'un pauvre lieutenant De-la-Mare perforé, la pipe toujours coincée dans le gosier, Céorn fut ébloui par la pétarade écœurante d'une machine photographique dernier cri financée pour l'occasion par la Bastide… Car l'officier était connu dans l'Arbre entier et son clan entendait connaître le détail de son trépas. Et Céorn savait que, s'il échouait à contenir l'enthousiasme morbide de la cour, il aurait vite fait de retrouver les clichés en couverture du Citéen.
Comme pour parfaire le danger médiatique qui planait, il retrouva le corps d'une Bel-Orme, qui avait récemment brûlé pour celui de l'officier Rameau, un carreau dans la poitrine et il savait pertinemment Monsieur Ubérion, son principal prétendant, parti en négoce auprès de l'Ouest. La cour va jubiler… L'Horloge éternelle de la Glorieuse sonna quatre heures du matin, et Céorn sentit un frisson d'automne le traverser.
– Soldat Verveine, vingt-six ans, archer au mur d'enceinte, jeté dans les douves, lut-il en se promenant d'une position à l'autre. Gothelot, trente ans, broyé par une chute de cabine du Promontoire. Soldat Roparz, égorgé… (guidé par l'incessante nécrologie, il se retrouva à quitter la Bastide en gagnant les Extérieurs). Lorcas, neuf ans, sans nom de clan, porté disparu chez les Autres… (Près de la tourelle télégraphique, un pêcheur de nuit témoignait dans la torpeur). Andréis De-Haie, pas tout à fait seize ans, serveuse de nuit au Hallebardier, étranglée… (Il franchit les remparts rougeauds, et les Lices, jusqu'à la Passerelle de Dorcéus). Harot, soixante-deux ans, contrebandier de la bonne fortune, noyé dans le lac. Madame de Sûr-la-Corne, pinceau à la main, délestée de l'œil droit (là, il se fit porter en téléphérique d'urgence). Gédric Le-Chou, marchand de presse pour le Pamphlet, privé du gauche…
Ils étaient si nombreux qu'il se trouva essoufflé aux portes du modeste temple Vardent, qui plantait ses grilles dans une impasse du 4e Quart. « Ouvrez ! » ordonna-t-il à la garde d'une équipe fournie, couverte par le phare d'une voiturette médicale (car c'était, selon toute vraisemblance, le point de départ de la tuerie).
Le fameux pasteur Benoist L'Épis avait prié quatre décennies durant au temple Vardent. Un bon cœur, disait-on. D'après ses oculies, il avait passé l'essentiel de sa vie à collecter du pain, des chausses, quelques billets pour les droits de cité des orphelins qui erraient chez les Autres. Il avait été retrouvé, percé à la panse, sous la Passerelle de la bonne fortune, près de deux coupe-jarrets bien connus des milices. Dans la salle, où brillait déjà la braise de l'aurore, un chevalet crasseux avait été dressé et copieusement utilisé. Un cercle nébuleux, dessiné sur le plancher au charbon. Des traces de bottes dans le couloir. Une fenêtre brisée en une pluie de vitrail, répandue sur l'autel couvert de suie. Céorn sentait, dans son dos, l'attention pesante d'une assistance interloquée, et percevait les sanglots d'une oculie, à l'étage. La petite n'a pas fini de pleurer… Sans faire de déclaration formelle, il distribua quelques consignes, toucha une ou deux épaules et s'enquit d'un détail logistique auprès de leur alchimiste. Puis, toujours impassible, il pivota et prit congé du temple, hâtif de retrouver la fraîcheur de l'impasse. Les alarmes commençaient à s'estomper. La nuit s'évaporait.
Commando organisé, songea Céorn. Edric n'a jamais tué personne. Le petit prince n'a pas quitté la Bastide, plané comme un faucon jusqu'au temple pour y torturer son pasteur, ni invoqué les forces d'une puissance Ancienne pour égorger ici et là les courtisans qui vénéraient son père avant de rebrousser chemin jusqu'à son lit…
Ce fut le long du chemin inverse que Céorn tourna et retourna ses idées, sentant poindre le mal de tête. Amalric, qu'as-tu fait ? Quel mal as-tu subi – ou provoqué ? Benoist L'Épis avait été surpris chez lui par un assaillant venu de l'extérieur, un ennemi de la fédération introduit dans la baronnie, de Fort-le-Courant jusqu'à la Cité du moins, sans être arrêté ni même, hélas, repéré. De là, s'il en croyait ses yeux (et les leurs), l'improbable fléau avait alors bondi, de crime en crime, pour se faufiler sans mal jusqu'aux donjons de la forteresse, esquivant par la même tout rempart, toute muraille ou protection vainement déployée autour du berger. À l'heure qu'il était – 04H28 –, Céorn ne pouvait plus faire mine d'ignorer l'enjeu d'une telle invasion, ni la menace qu'elle représentait. Un assassin unique avait tracé une ligne funeste sur la Cité. Et son acte final n'était pas, ou pas seulement politique. Des yeux arrachés. Des corps morts, volés, fracassés comme d'ordinaires automates… Frappé par la méticulosité rituelle du régicide, il se demanda comment se faire son idée sans offenser les saintetés. Car, il le savait bien, si Amalric avait été un fervent serviteur du parti pastoral, il s'était avant tout illustré par ses folles ambitions… et ses voyages l'avaient conduit au-delà du Dieu-berger. Sans un mot aux gardes maussades qu'il croisait à chaque tente déployée, Céorn observa de nouveau l'itinéraire du fléau et nota, au fil de son parcours, les passages secrets, les effractions et les escalades. Il calcula sa vitesse, ses obstacles et ses angles morts. Puis, en sueur, il se porta bon gré mal gré jusqu'à la Divine… Le poignard tronqué du Prince Edric, ramassé près de la souveraine dépouille, carillonnait toujours sur sa poitrine.
04H43. Les jeux d'eau de Méséus avaient cessé, au pied de ses appartements. Et les vents avaient repris leur berceuse en enrobant les derniers pleurs, les ultimes surprises, les aveux tardifs de leurs chuintements. Céorn avait tant d'affaires à l'esprit en une fois qu'il ne sut plus très bien où se trouvaient ses loquets, comment délasser ses chausses, ni même s'il reconnaissait le visage prématurément vieilli qu'il observa dans la glace immense. Les cuissots pétris qu'il sortait de ses culottes et leurs muscles velus grinçaient à chaque geste. Il se trouva vite nu et noyé dans la buée des douches murales qui faisaient perler les bassins de cristaux aux mille senteurs, éclairé à la seule lueur d'une cloche incandescente. Noire-de-Brume était toujours à portée de sa main, sur le petit tas de linge. Il grogna de contentement pendant que l'écoulement brûlant lui dénouait la barbe. Céorn s'était fait à l'idée qu'une toilette fugace représenterait un investissement conséquent pour le bon déroulement du conseil, car les cinq ministres auraient toujours à redire quant à la fraîcheur ou l'inconvenance de son habit. Et, comme le répétait Fidel, son cadet, « il s'agit plus, désormais, de se raccrocher aux branches que de tenir la cime ! ».
Les crânes brisés, les rivières de sang, les torches frétillaient encore devant ses yeux quand il retourna au salon pour y trouver, dans un sursaut, un minuscule rouquin au veston en lambeaux.
– Hobaric ! Par l'oculie suprême, annonce-toi !
– Pardon, m'seigneur ! J'essayais d'être discret… Vous m'avez demandé d'être prudent, quand vous m'avez donné la clé…
Le garçon venait lui apporter les nouvelles des Escaliers, et en quérir d'autres, qu'il lui fournit.
– Il me faudra m'entretenir avec le Doyen, ce matin, à (il opéra un rapide calcul) dix heures, à la chambre ; et un autre à – disons – dix-heures trente, ici-même, avec le chevalier Gyron Du-Fort. Et, s'il te plaît, Hobaric, passe aussi à la serrure d'Abastan et assure-toi qu'il aille bien !
Lorsque le valet eut disparu dans les couloirs, Céorn s'attarda pour revêtir une partie supplémentaire de l'uniforme, ajoutant les guêtres de cuir et le gambison noir à sa cape de renard. Quand il se fut jugé décent, il se mit à fouiller dans les replis de son linge trempé pour en sortir l'objet qui tourmentait sa conscience. L'étrange poignard, la lame tronquée du Prince, souillée de sang et percée par l'élégante ellipse d'acier que le garçon portait au cou. S'il l'avait vu, le jour où Amalric le lui avait offert, il ne l'avait jamais étudiée. Il la tourna, la retourna, la soupesa à la lumière. Elle était assez mal équilibrée, vraisemblablement ouvragée durant l'âge Ancien. Sous une fine pellicule de poussière, taillée en pattes de mouches, la gravure patinée d'un nom, ou d'une devise oubliée, s'étalait de la pointe à la garde, estropiée de quelques mots comme une mystérieuse épigraphe. D'où viens-tu ?
Céorn emmitoufla l'objet dans un mouchoir de soie, serra le nœud et glissa le paquet dans une boîte à musique qu'il dénicha sur son comptoir. Au fond de la bibliothèque, dans une haute niche enfumée et luxuriante, il y avait un mur aux cents boiseries qu'il tapota à trois reprises, révélant un panneau connu de lui seulement. Il saisit le baluchon qu'il se hâta d'enfourner dans le compartiment, puis vida son reste de café d'un trait (sans s'apercevoir du moucheron qu'il gobait au passage) et prit la direction du conseil.
Privé du petit Hobaric, Céorn se trouva un lige de bonne figure, bien que timide, pour l'annoncer et se hâta lui-même à travers les longs couloirs barricadés pour gagner le vestibule aux ascenseurs. Croisant le regard éberlué des domestiques, il ne laissa rien paraître de son trouble, arpentant la forteresse de sa démarche la plus adroite alors que dans son dos, le soleil crépusculaire de son fief rougeoyait sur l'étoffe qui lui battait les flancs comme les ailes d'un corbeau. Noire-de-Brume cliquetait à sa ceinture. Il avait chaud. Les cabines aux grilles d'or, doublées d'une clôture coulissante aux rouages étincelants, s'alignaient sous un porche qui se dressait en arcades jusqu'au plafond. Il fit grimper l'ascenseur au-delà du Réverbère et fila au plus éminent donjon de la Bastide, perché dans la flèche de la Divine ; car c'était là, au lointain sommet de la Cité, que se jouaient les grands paris de la fédération. Parvenu à la rotonde qui dominait la vallée, il franchit le portillon pour pénétrer la chambre bleue.
Lorsqu'il y entra, le silence l'accueillit avec une gravité presque hostile. La lumière était basse. Les volets clos pour moitié. C'était une pièce circulaire, découpée par un alignement de baies aveugles aux épaisses briques de bronze. Elle était étreinte par douze fenêtres aux boiseries gonflantes, surmontées de corniches où trônaient les effigies d'autant de faisceaux de l'Astropôle, tels les aiguillons d'une couronne. D'épais rideaux, du même bleu que l'uniforme militaire, se confondaient dans l'océan des tapis. De l'entrée jusqu'à l'alcôve, qui faisait dos au berger du conseil pour en sublimer la stature, des tentures de brocart aux armoiries des clans fondateurs qui avaient pérennisé la dynastie-bergère tapissaient le mobilier de chêne ; et sous les voûtes d'un renfoncement, le buste de Fédric, austère et médaillé à l'étouffement, espionnait le secrétaire où proliféraient les napperons et les coffrets en bois de rose. Un notaire De-la-Tour sélectionné par le Haut Juge y avait déjà pris racine, les mains bardées de plumes et de stylets, basculant l'écritoire à poulies d'un étage à l'autre, puis à l'un encore. Tout près, le dressoir où reposeraient désormais les joyaux du Roi-berger, jusqu'à ce que son héritier lui succède. Céorn, l'œil rivé sur ses homologues, avança dans la chambre sans céder le regard au plafond plein d'histoires qui s'élevait comme un bulbe vers le dôme étincelant, et où défilaient déjà les nuages de l'aube.
– Messeigneurs de la chambre bleue, le 1er Conseiller de Sa Majesté le Roi-berger, Céorn De-la-Cité, ministre du territoire au conseil des Sept et baron Du-Fort !
Traversant l'œuf aux contours de marbre qui en dessinait le cœur, il parvint jusqu'au centre de la pièce où il fut accueilli sans grande chaleur. Il y eut un salut. Une main levée. « L'heure est tardive », entendit-il. Quelqu'un sauta alors sur ses pattes et sa propre délégation chanta :
– Grand Trésorier et gouverneur Du-Moulin, Ronon De-la-Cité !
Le terme grand ne faisait aucunement partie du protocole, et avait été ajouté par le ministre lui-même. Ronon, cousin direct de Céorn et Amalric, par le prince cadet Adric, n'en avait pas l'attitude. Alors que ses aînés De-la-Cité avaient plutôt pris le côté bourru de leurs patriarches, Ronon, docile et flagorneur, bondissait déjà vers lui sur ses longues jambes culottées comme un chevalier de la garnison dans un rosier. Son sourire étincelant et ses yeux verts ne le rendaient pas écœurant à la vue, mais il y avait quelque chose, dans ces sourcils bas et ces boucles lustrées, qui alourdissait sa face. Il portait un pourpoint blanc aux doublures émeraude, des gants de brocart et, pour ne rien tempérer, sa collerette à lampion. Au milieu des tons unis de bleu, de noir et de rouge qui résumaient l'apparence de ses confrères, le vif Ronon avait l'air d'un comédien.
Céorn poursuivit sa rencontre. Le Doyen Véhan, lui, était attablé au buffet, confiné dans la porcelaine, une lampe à double hanse grésillant au menton. Malgré son empressement à parcourir les notes abondantes de ses calepins, sa panoplie d'érudit et sa lunette globuleuse lui donnaient toujours l'air d'un hibou égaré. Le petit professeur gracile qui l'épaulait chevrota à son tour :
– Monsieur le Doyen de l'Académie de Recherche et d'Enseignement, Véhan Du-Point !
Céorn parcourut le reste de l'assistance. Un peu plus loin, le « Général des armées fédérées et commandant-en-chef de la garnison fleurie, Franc De-la-Colline ! » s'appuyait au bar qui jouxtait le buffet en le fixant du regard… Un Général ombrageux qui s'était coiffé du bicorne de sa fonction. Il sirotait un hydromel en agitant le gobelet de son moignon poilu comme un jambon, garrotté par une lourde prothèse plaquée d'or rose.
« Monseigneur Aimon Le-Rouge, Haut Juge du Tribunal de la Cité et baron De-la-Tour ! » se tenait pétrifié tout près d'un foyer immense, réparti sur six étages de conduits aux cendriers incandescents. Céorn nota qu'il n'avait pas encore pris soin de déposer le reliquaire (où reposaient les clés de la chambre) à sa place initiale, dans le dressoir, et le gardait à son côté sur le cadre couvert de suie. Sa peau diaphane reflétait toutes les teintes de rouge et d'orange qui émanaient de l'âtre.
D'un regard, Céorn nota à la fois une absence et une présence impromptues. En-dehors de la fosse béante que creusait dans l'atmosphère la disparition soudaine de l'impétueux Amalric, manquait encore le Capitaine Anton et ses grands airs du large. Mais, ce qui chagrinait le Conseiller, bien plus que la nonchalance du baron De-la-Baie, c'était la présence perturbante d'une femme sublime, assise selon toutes les élégances du protocole sur le siège rembourré qui affrontait la cheminée.
Elle avait la coiffe argentée, rehaussée à la nuque et distinguée d'une dame de la cour, sans signe distinctif de sa souveraine descendance. Ses pommettes saillantes étaient rosées de poudre et son nez aquilin, sillonné par l'âge avec tendresse. Tout près de son neveu le Juge, Madame Mahenn, qui représentait l'incontournable bourgeoisie du clan Rouge à la chambre des baillis, en exhibait elle aussi les joyaux sanglants. Fière et élancée, dans un corset vermillon fermé d'une boucle, elle portait un long tailleur à cape de soie, rigide à l'épaule sertie de perles. Ses escarpins s'accordaient élégamment au foulard qu'elle avait au cou, en signe de deuil maternel. La reine-mère incarnait à la fois la puissance de son clan à travers la fédération, et la richesse accumulée par la Banque dont elle détenait les clés… Céorn ne laissa rien paraître de sa déconvenue ; car ses efforts pour tenir la matriarche loin de ses plans avaient furieusement échoué. Le Feu du temple demandait encore à être allumé et Madame Mahenn La-Rouge, bailli de renom, avait menée la réunion du salon d'Aréus avec assez d'efficacité pour trouver le temps de venir s'enfermer, avec lui, au donjon suprême de la Bastide.
– Sa Majesté, la reine-mère, Madame Mahenn, bailli du 1er Quart et directrice de la Banque Rouge !
Céorn lui adressa une révérence et, au même instant, jailli de la cage d'escalier comme un poisson-volant fend la surface, vint le Capitaine Anton qui se précipita d'un pas lourdaud jusqu'à son Conseiller :
– Monseigneur De-la-Cité, chers collègues, excusez mon arrivée tardive – la voiture vient d'atteindre la Bastide, par le fleuve ! Fort-le-Courant est tout retourné. Et la nouvelle a déjà circulé jusqu'à la Baie, pour sûr, peut-être même avant que je n'en sois informé moi-même. Il nous faudra faire front ensembles, Céorn !
– Votre fief ne devrait pas avoir à se passer de son chef, monseigneur, concéda Céorn à mi-voix (et on annonça : « Monseigneur Anton De-la-Baie, Capitaine de la flotte navale et baron De-la-Baie ! »).
Le marin manifestait cette fâcheuse tendance à l'appeler par son prénom et à lui pétrir l'épaule de frappes amicales, ce qui en disait long sur leurs rapports – car Anton, baron natif, à la fois propriétaire et Capitaine de sa flotte, savait parader pour le lui rappeler. Le retors Amalric ne s'y était jamais fié ; ce qui n'empêcha pas Céorn de le saluer avec toute la cordialité dont il était capable, lorgnant sur ses traits chiffonnés par les vents du large.
Il était bel homme, la mâchoire épaisse, les yeux tombants, et portait la même barbe drue et le même cheveu que lui, ce qui semblait motiver le capitaine à vouloir leur donner l'air de vieux amis. Vêtu d'un manteau fendu et strié d'attaches d'argent, chaussé de cuirasses, il s'était coiffé du béret à frange de sa patrie, enfoncé légèrement de travers. Un compas effilé brodait sa manchette et dans son dos, le Trident de Barton (dont il n'avait pas volé la réputation d'expert) scintillait comme les eaux ensoleillées dont il avait surgi. Alors qu'il s'en déchargeait pour s'installer sur le divan délicat qui craqua sous son poids, Céorn balaya la chambre d'un dernier regard impérieux. Tous étaient là désormais, à ses côtés, et hautement représentés, des rosiers De-la-Colline aux vagues de la Baie, du monopole rouge à la souveraineté bleue, des lois de la Tour à l'érudition de l'Académie. Officiers, banquiers et émissaires émérites nés à la capitale ou venus des treize baronnies, d'est en ouest, pour le seconder dans sa tâche. Il claqua des doigts et regarda l'escorte de domestiques détaler jusqu'au portillon.
– En l'absence du Roi et en mon nom, moi, Céorn De-la-Cité, déclare ouvert ce 6422e conseil des Sept.
Le notaire, attablé à son écritoire, tira un levier de cuivre qui poussa un soupir claironnant, et l'œuf de marbre qui ornait le parquet s'ouvrit avec fracas. Un concert de rouages vint peu à peu élever la carte de cristal sur sa tablée grinçante étendue en long, en large et en haut par ses pointes acérées, comme un temple de glace aux tourelles fuselées. La cartographie complète du Continent, de Terre-priée jusqu'au Mont cerclé, depuis les tréfonds d'un grand Or-feuille taillé dans le verre, à l'ouest, à une Ville-de-fer claire comme le givre, à l'est, émergea lentement du sol.
Le pays de l'Arbre jeta ses enceintes fédérées en plein centre. La Cité entière, à petite échelle, y évoluait en transparence, animée par les engrenages clignotants qui agitaient de tous côtés les routes, les ascenseurs, les téléphériques. Les lacs et rivières se reconnaissaient à la lueur diaphane de leurs canaux ; les hôtels, les forts et les palais miroitaient dans leurs rouages. Les reliefs de clochers translucides envoyaient des cils chamarrés batailler dans les ruelles miniatures. Et Céorn, sous le regard inquisiteur de ses ministres, laissa son ombre survoler les mécanismes méticuleux d'une table de verre qu'Amalric ne verrait plus jamais en gagnant le siège qui épousait l'alcôve royale. La défiance évidente (et compréhensible) qu'il sentit s'élever autour de lui ne suffit pas à lui faire perdre une miette de contenance : le Roi Amalric n'aurait jamais désigné – et ils le savaient fort bien – un second trop timide pour assurer sa relève. Céorn, bien que diplomate, avait su exiger leur respect.
Le grand atlas de la fédération, enfin, cessa de brinquebaler pour se maintenir à hauteur d'yeux. Il était 05H09. La dame Mahenn se leva d'abord, comme il devait en être, pour parcourir la tablée d'un regard chagriné, frappant le parquet de ses talons et caressant de son long doigt (verni de rouge) la charpente étincelante d'une Divine aux mille étiquettes enluminées. Elle parla d'une voix suave, le ton solennel.
– Messeigneurs, ministres, barons, gouverneur, déclara-t-elle, membres de ce conseil. C'est avec une terreur innommable que je me présente à vous ce matin. Je prie chaque instant le géant et ses oculies, qu'il ouvre, à mon fils le Roi et aux malheureux qui l'ont précédé, les portes de sa bergerie ; et, car nous sommes si subitement, si injustement privés d'Amalric, viens cette nuit à la chambre bleue au nom de la capitale. (Elle les jaugea un par un). « Il y aura toujours sept membres à la table de verre », récita-t-elle avec ferveur, et je serai ce septième, par la suzeraineté de la 9e baronnie…
Ronon, qui frétillait déjà d'impatience, sembla hésiter à l'interrompre, mais le Capitaine De-la-Baie le devança :
– Condoléances, Madame. Mais le Prince est-il déjà condamné ? lança-t-il de front.
– Son Altesse, le Prince, intervint Franc De-la-Colline, gonflant la poitrine, est suspecté dans l'affaire de régicide – et s'il s'avère coupable, parricide – sur la personne du Roi, et est actuellement détenu aux quartiers souverains du Pénitencier de la Bastide. (« Sous autorité du Tribunal », compléta Aimon Le-Rouge dans un souffle doucereux, comme venu de l'âtre).
– Soyez, Votre Majesté, la bienvenue au nom de toutes les baronnies, reprit Céorn avec une vaillante conviction (acceptant sans rechigner l'amoindrissement fortuit au titre de simple baron qui était fait de sa personne et que, par nature, provoquait la présence même de la reine à leur tablée).
Il poursuivit, sans sourires artificieux mais d'un ton affable :
– La chambre ne saurait refuser le conseil de sa souveraine, en ces temps troublés, et je ferai tout ce qui est possible pour régenter la table d'Amalric avec autant d'ardeur, de justesse et de courage que le berger saura m'en donner… jusqu'à ce qu'Edric soit écarté de tout soupçon.
– Foi et Puissance ! scanda le Général, agitant son cocktail, et toute la chambre le toisa. Que la Cité honore sa devise, Conseiller, à présent que vous l'êtes, son fameux berger !
Nous y sommes…
– Pour autant, qu'en est-il du précédent ? répliqua Véhan, avec cette fermeté doctorale qu'il savait endosser aux moments de crise. Le conseil se félicite de vous voir présider en pareille nuit de malheur, monseigneur, mais quelqu'un dans cette chambre sait-il seulement ce qu'il est advenu du Roi-berger ?
– Savoir n'est pas notre luxe, pour la soirée, admit Céorn. Deviner tout au plus. C'est une forteresse blessée que nous a laissé notre assaillant, et une cité entière endeuillée, en plein chant de détresse. L'adversaire aurait, selon toute – apparence, infiltré la Cité, voire traversé les frontières de l'Arbre à la barbe de notre garde, pour s'inviter sans résistance jusqu'au temple local que le pasteur L'Épis administrait.
– Je connais L'Épis ! s'écria Ronon, agitant ses clochettes. Bon bougre, un peu fruste. Des manières provinciales, je dois dire. Mais populaire. Le temple Vardent jouit d'une excellente réputation, au cul-de-la-Bastide. Il abritait encore le siège du parti réformé au siècle dernier ! Aujourd'hui, il sert aux recensements.
Personne ne fit de commentaire.
– Le poste avancé Gris-Roche indique des traces de convois interdits sur la route des armées, reprit Céorn avec gravité, et des empreintes trahissent leur cheminement à travers la vallée de Laine. Ils auraient suivi le bras sud du fleuve depuis Fort-le-Courant – où la nuit a été agitée –, et habilement infiltré la caravane du village pour atteindre la Cité. L'ennemi aurait pris le temple Vardent d'assaut et séquestré L'Épis tout le jour. Il a attendu le milieu de la nuit pour s'attaquer à nos concitoyens et en… malmener les corps, dégageant d'un même coup le passage jusqu'à la Bastide, la Divine et, enfin, le Réverbère du roi. Plusieurs membres de sa garde rapprochée et plusieurs domestiques, dont sa gouvernante, n'en ont réchappé.
– L'ennemi vient du sud ? releva Anton, les doigts dans la barbe.
La Baie ferait un suspect bien emballé. Céorn lui-même, dont la méfiance avait été éduquée par le plus prudent des rois, ne put se résoudre à laisser inquiéter inutilement son baron, lorsqu'il le devina occupé à calculer ses propres itinéraires d'un froncement de sourcils ; car le massacre ne ressemblait en rien aux élans Moqueurs du sud, et ne portait aucune signature d'un clan marin, d'aujourd'hui ou d'autrefois. Ni dans l'idée, ni dans son exécution. Le Conseiller n'avait nul besoin de voir son capitaine embarrassé, s'il voulait mener sa réunion à terme avant la fin de la nuit. D'un hochement de tête, il soulagea gracieusement Anton… Après tout, même la méfiance d'Amalric avait fini par rencontrer un malin plus entêté encore.
– Pas nécessairement, Capitaine. Les traces du convoi ne trahissent aucun point de départ (il désigna les croisements stratégiques où avait opéré l'adversaire, dessinant la promenade assassine à travers la miniature de verre). Peut-être même l'ennemi a-t-il encerclé toute la Cité avant de passer à l'attaque ? De ses forces ou ses faiblesses, il ne nous a rien laissé savoir…
– Ce fléau dont vous parlez, Conseiller, le croyez-vous encore entre nos murs ? s'enquit Véhan d'une voix aiguë, tripotant maladroitement sa lunette. À errer, dans les couloirs du château, en quête d'une énième victime qu'il ne saurait se refuser ?
– Le décompte a cessé, Doyen, et vous savez toutes nos troupes bleues en position. Les portes sont condamnées. Plus personne n'est autorisé à circuler seul dans l'enceinte du domaine. Si l'adversaire rôde encore parmi nous, et s'il n'a pas déjà fui la Cité, il sera appréhendé.
– Les portes ? coupa Ronon avec un scepticisme ardent que Céorn estima fort déplacé. Elles ne paraissent pourtant pas avoir le moindre effet sur lui ! Quelles portes l'ennemi n'a-t-il pas passé, continua le gouverneur, s'il a pu grimper du lac jusqu'au Réverbère ? Comment a-t-il traversé les lices, et les remparts ? Rejoint la Divine, outrepassé les restrictions ? Les sentinelles ? La garde, sur la Passerelle ? Ce n'est pas un mercenaire, c'est un magicien !
– Trésorier, répliqua Céorn, l'attaque a été savamment orchestrée, et le coup perpétré par surprise. Le fléau a pu agir seul, en bande organisée, de mille et une façons et pour autant de motifs.
– Mais cela n'explique rien, reprit Ronon, échouant à déchiffrer l'œil réprobateur de son cousin. Comment peut-on commettre de telles immondices sans y laisser un témoin derrière soi ? Les cornets soufflent depuis des heures ! Les bébés crient à leur mère, les Autres ont même allumé des feux ! Pareil massacre ne peut s'opérer sans bruit. Par quel moyen a-t-il forcé les cafés d'Ursule sans éveiller ses résidents ? Et par quelle malédiction (le Général leva un museau alerté) a-t-il pu pénétrer le Salon directorial à la barbe des soldats ? On dit que le Prince a été retrouvé assoupi dans une mare de sang…
Tu l'ouvres trop, roquet décérébré… Il n'avait pas prévu d'évoquer, devant sa table de verre, la moitié des questions délicates que son jeune cousin étalait, et Céorn levait déjà la main pour le faire taire quand il fut devancé :
– À en croire le rapport de commandement, intervint le Juge, le gouverneur n'est pas tout à fait impertinent… Nous aurions intérêt à tout mettre en œuvre pour débusquer le traître, si l'un des chevaliers de la garde rapprochée du roi était passé à l'ennemi – quel qu'il soit. L'enquête s'y intéressera pour vous, Conseiller.
– Merci, concéda Céorn en se massant les tempes, avant de se laisser tomber dans le siège aux rembourrages moelleux.
– Mais ça n'est pas tout… ? reprit aussitôt Ronon, agitant sa fraise. (Il désigna la Cité cristalline, qui reflétait à présent le frisson du soleil, et le juge Aimon laissa échapper un soupir las). On dit que ces cadavres ont été souillés ? Et le temple profané ? Il y a des Trahniennes, pas loin, qui en sauraient long sur la question ! Et quelques Illuminés, n'est-ce pas ? Est-il vrai, monseigneur, que les victimes ont été délestées de l'œil ?
Même la dame Mahenn sembla peinée de voir Céorn, noyé sous les questions embarrassantes qu'ils avaient tous à l'esprit par un dandy gonflé d'excitation et aussi peu clairvoyant. Refusant de battre en retraite, il concéda avec douceur :
– Il est assez vrai, cher cousin, que tout trahit l'intervention extérieure d'un fanatisme particulièrement violent. Mais lequel ? Je n'en sais rien. Et je prie notre bon Pasteur de guider la fédération au nom du berger dans les heures sombres qui s'annoncent. Il y a eu… des mutilations, c'est un fait. Des yeux arrachés, mais également des éventrations, étranglements, et autres altérations tout aussi ignobles. Et, puisqu'à ma connaissance, aucune revendication n'a encore été adressée à ce conseil, nous nous garderons bien d'accuser qui que ce soit, peu importe les… pratiques de l'intéressé. Notre ingénieur-en-chef, le bailli De-la-Forge, accompagnera Monsieur Du-Point ci-présent dans l'enquête en cours. Le reste n'est que devinettes.
Sa formulation le planta au bûcher.
– Alors, puisqu'il le faut, devinons ! aboya Franc De-la-Colline, depuis son comptoir, en tapant du plat de la main sur le revêtement de cuivre qui trembla comme l'orage. Allez, invitez les fées, convoquez les cartomanciennes et les magiciens et exorcisons les murs de cette forteresse ! Cela divertira vos courtisans ! (le Juge, excédé, lui tourna le dos en pivotant vers l'âtre). Vous faut-il brûler la sauge et dessiner des cercles sur le plancher, pour voir ce qui doit être vu ? Qui donc aurait pu pousser l'héritier au massacre ? Qui, sur le Continent entier, pour haïr la fédération ? Vous le savez, Conseiller ! C'est la Bouche-de-Cheval qui a commandité le meurtre ! L'Obtuse est dans le coup !
Le Capitaine lui adressa un grognement exaspéré, mais Ronon opina.
– C'est une théorie, Général, qui sera étudiée avec le soin nécessaire, glissa Céorn en gardant la dame Mahenn dans son champ de vision (elle avait l'air courroucé, mais quant au fléau qui avait massacré son premier-né, elle ne paraissait pas partager les opinions du commandant). Si vous me le permettez, la bataille que nous livre la Ville-de-fer ne ressemble en rien aux méthodes que dépeint le massacre de cette nuit. Ainsi, attendant d'y voir plus clair, veillez à faire bénéficier Lysa l'Obtuse du même doute dont vous gratifiez notre Prince (et le Général s'offusqua dans son gobelet).
Alors que le jeune Ronon se délectait sans nuance de ses excès, appuyé avec cachet sur la garde du sabre de cérémonie qui lui servait exclusivement de soutien lombaire, Véhan vint s'immiscer pour faire valoir ses propres expériences :
– Il y a tant et tant de choses, Général, qui auraient votre curiosité au-delà des abords calcinés du bois. Peut-être devriez-vous quitter l'Est du regard quelques instants, vous en seriez étonné ! (et l'on se demandait franchement d'où il tirait son aplomb car, avec sa carrure fébrile et parcheminée, l'Ami Franc l'aurait rossé d'une pichenette).
Celui-ci approcha comme pour l'y laisser voir quand la voix suintante du Juge Aimon retentit : « Il y en a un, bien sûr, qui pourrait avoir commandité l'attaque… ». Le conseil se pétrifia, et l'on n'entendit que le grattement de plume du greffier empressé. Lui enjoignant de cesser toute transcription d'un index, Céorn ne put dissimuler son air médusé lorsqu'il pivota vers le Rouge impassible :
– L'accusation est très grave, monseigneur.
Mais les mots avaient déjà fait leur chemin à travers la tablée.
– Un mutin ne fera qu'améliorer la fanfare, à vrai dire, persifla encore De-la-Colline, en se servant un second godet monumental sans une once de vacillement, pour le lever à l'adresse du Juge. Le sorcier aurait finalement sorti la truffe de ses confins maudits !
– Il serait commode, intervint Anton, de tenir un baron natif comme coupable (et il se leva pour gagner le bar à son tour). Aisé à contrarier. Facile à embarrasser. (Véhan lui décocha un regard soupçonneux). Du-Pic a-t-il jamais manifesté le désir d'assassiner son Roi ?
– Aucun baron, natif ou d'apanage, ne sera injustement inquiété, trancha le Conseiller avec raideur. Le seigneur Du-Pic est membre de l'assemblée et recevra l'honneur dû à son rang, rien de moins. Il est un ou plusieurs ennemis de l'état, dans l'Arbre, qui n'en ont plus le moindre. (Le donjon fut subitement couvert d'un silence affûté, les yeux des uns esquivant ceux des autres). Ce malin sera châtié pour ce crime-là, et pour les vingt-sept autres.
– Voilà qui est dit ! scanda le Capitaine, revenant à la table, un pichet de blanc du Rouet en main. Trouvons le coupable, et jetons-le à la mer !
Aimon renifla bruyamment, et Céorn d'enchaîner rapidement :
– Messeigneurs, Madame, il est de ma responsabilité d'y parvenir. En tant que régent du souverain et au nom du conseil des Sept, je rends les joyaux du roi, barbute, cape et sceptre à l'autorité de la chambre bleue. Le trésor sera entreposé au plus haut donjon de la tour et ce, jusqu'à ce que le Pasteur passe le pouvoir à son authentique et unique héritier – Edric, ajouta-t-il avec droiture –, une fois innocenté par la cour d'honneur que présidera notre Haut Juge (Aimon Le-Rouge s'inclina doucement). Il est primordial, avant tout, de réunir l'assemblée des barons pour convenir d'une parfaite exécution de nos lois. Capitaine, Monsieur Le-Rouge, comme le veut votre rang, vous représenterez vos baronnies respectives, y faisant porter les bannières de la Baie et de la Tour, ainsi que je parlerai au nom du Fort en tenant le pupitre. Le Général transmettra à la Colline. En l'absence du monarque, Madame Mahenn, selon ses souhaits, sera invitée à siéger au nom de la Cité. Faites donc parvenir le billet jusqu'au Chenil, à l'Orgue, à la Forge et au Rouet, que tous soient à la Bastide sous cinq jours à compter de maintenant et… (il désigna l'horloge) veillez à convier le Pic en termes identiques.
Le copiste se mit à agiter ses calepins à son écritoire, pendant que l'assistance s'affairait autour de l'immense table : Franc déposa sa chope avec fracas pour prendre note à l'adresse des salons verts, Véhan fit virevolter les pages de son almanach, Anton déroulait sa trousse personnelle sur le buffet (non sans s'encourager d'une nouvelle rasade) et la dame Mahenn délégua discrètement à sa secrétaire, en faisant chanter le carillon d'une minuscule clochette d'argent qu'elle portait à la commissure de sa main. Au-dehors, la Cité s'éveillait. Par le plafond de verre, la traînée blonde de l'aurore venait peu à peu colorer la cité miniature d'un spectre reluisant. L'âtre se mourait. Et Ronon De-la-Cité, perché sur sa canne, les boucles agitées de soubresauts, semblait tout indigné de n'avoir point été nommé (car son titre de gouverneur ne lui permettait pas d'accéder à la chambre des doléances). On aurait dit un chiot abandonné.
– D'ici quelques heures, reprit Céorn, je convoquerai ce conseil à une seconde réunion, pour lui faire part des éléments réunis au cours de la matinée. Vous n'ignorez pas qu'un enquêteur adjoint a été désigné parmi chaque clan pour suivre la commission, au nom de sa couleur. Aimon, vous serez amené à rencontrer l'Inquisiteur du Temple en cours de procédure, ou une quelconque autorité compétente ; faites au mieux pour contenir son tempérament. Les résultats alchimiques nous seront rendus par Monsieur le Doyen (Du-Point s'inclina). Nous lirons la réponse des barons et évoquerons la (il hésita, confondu dans son élan) la question de l'éloge funèbre (et Mahenn ne tressaillit pas, son regard d'acier plongé dans la profonde mélancolie des cendres rougeoyantes).
– Monseigneur, à ce sujet, commença Ronon (et le Conseiller rassembla tout ce qui lui restait de courage pour ne pas le faire taire d'une gifle), il y a bien quelque chose que je puisse faire, dès maintenant, pour vous alléger la tâche ! La fête d'anniversaire du Prince, monseigneur. Les invitations envoyées, les acomptes versés, les ménages faits de fonds en combles… Compte tenu des récents événements, la cérémonie ne saurait avoir lieu. Il me serait possible de détourner, disons, les préparatifs au profit des funérailles de notre roi. Vous feriez, ainsi, quelque économie d'or et de temps au profit de l'enquête. Il me faudra seulement toucher deux mots aux intendantes !
Si elle n'avait pas trahi une pensée, Mahenn n'avait pas omis d'écouter le bleu insolent évoquer la dépense déplaisante que représentait la mémoire de son fils le Roi et Céorn, embarrassé, conclut l'affaire d'un hochement de tête appuyé. Le Général, de son côté, ne semblait pas du tout satisfait de la tournure que prenait le débat.
– C'est tout ? s'enquit-il avec impatience. Tout ce qui est mis en œuvre pour débusquer l'ennemi ? Dites-moi, qui est cette commission magique qui saura résoudre le mystère d'une dynastie ? Du-Point, De-la-Forge, une poignée d'alchimistes et de potionistes, qui d'autre ? (Et le Doyen lui lança un regard noir, tortillant sa barbiche entre ses doigts boudinés). Aux grands maux, les grands remèdes ! rugit-il en arrachant sa lunette noxiculaire. Confinement jusqu'à nouvel ordre, patrouilles et identifications aléatoires dans les rues de la Cité ! En l'absence du Prince, je prendrai la responsabilité d'exécuter les volontés d'Amalric. Nous rappellerons des hommes du Guet et de la Garde pour doubler les douanes et les chemins de ronde. Nous couperons tous les chemins de fer, et enverrons les chevaliers de la garnison dans les villages !
– Votre engouement est admirable, Général, intervint Véhan, mais notre Trésorier n'entendra pas faire financer une enquête aux tréfonds du Continent pour résoudre un crime perpétré dans notre maison, au seul crédit de votre passion pour les campagnes et votre mépris du petit peuple…
Franc, menaçant, approcha de son visage jauni pour lui aboyer : « Il y a une bibliothèque, à l'Académie, qui se tarde de vous voir revenir, Monsieur Du-Point, et je meurs d'envie de vous y renvoyer d'un coup de botte au séant ». L'assistance se mit à bourdonner ; Véhan se fendit d'un cri d'indignation, intimant les ministres à condamner l'affront, le Général rétorqua par la raillerie, et ce fut le massif Capitaine qui s'évertua à séparer le commandant de l'érudit. Céorn sentait sa migraine s'intensifier. Mahenn, quant à elle, demeurait fascinée par les flammes du foyer, l'air accablé. Du coin de l'œil, il guetta sa réaction en reprenant :
– Trésorier, vous organiserez les finances de l'enquête. Rédigez les avis de récompense, qu'une somme appréciable soit offerte à toute personne prétendant témoigner avec pertinence des événements de la nuit (Ronon trépigna de contentement). Général, si l'adversaire a pu atteindre Amalric, il n'a plus rien a nous prendre, désormais, qu'il soit dedans ou dehors. Le fléau n'a pas eu à craindre la garde et déclencher l'état de siège risquerait d'enflammer la baronnie. Ne nous risquons pas à tisonner, pour nulle raison, les esprits Moqueurs qui s'éveillent jour après jour dans la fédération.
– Nulle raison ? (Le commandant devenait cramoisi). Les Moqueurs sont-ils votre seule préoccupation, mon bon Conseiller ? Quelques vandales éberlués animés par la folie d'une rébellion révolue ? Savez-vous ce que vaut un insurgé, monseigneur, devant la férocité d'un échafaudeur de l'Est ?
Le grattement de plume s'évanouit et un silence pesant s'installa. Un dernier craquement de bûche. Et Céorn releva la tête, la boucle noire dansant sur son front, les yeux fixés sur le Général, pour demander sans ciller :
– Escomptez-vous m'instruire sur la cause même qui m'a fait orphelin, commandant ?
Véhan le toisa avec délectation, Anton le fusilla sans gêne, Ronon attendit que l'étincelle de la remontrance prenne feu et Mahenn elle-même couvrit l'insolence du Général d'un regard interdit. Le grognement de défi que poussa De-la-Colline ne suffit pas à occulter le pas qu'il fit vers l'arrière, et Céorn reprit son discours avec un aplomb renouvelé : « Que le géant à dos de laine veille sur vous et vos familles et qu'il me soit permis, Madame, Messeigneurs, de vous souhaiter une fin de nuit sûre et supportable (il quitta son siège avec lenteur, approchant du secrétaire surchargé). Ainsi s'achève ce conseil. S'il y est encore quelque nouvelle urgente à faire parvenir d'ici midi, ma porte vous est ouverte (il ordonna l'abaissement de la tablée, qui se mit à vibrer à travers le plancher). Foi et puissance », acheva-t-il. « Foi et puissance ! » répéta l'assemblée.
Alors que la miniature du Continent disparaissait dans un concert de rouages, Véhan, bien décidé à s'épargner les humeurs du Général, fut le premier à s'esquiver de son petit pas précipité, calepins sous le bras, le professeur gracile à sa poursuite. Il fut imité par un Ronon guilleret qui bondit comme une grenouille jusqu'au vantail. Anton se leva, effleura son béret avec déférence et disparut. À son tour, Franc quitta l'œuf de marbre en se dégageant un chemin dans la meute de valets qui peinait à débarrasser le bar. D'un geste brutal, il se restitua la lunette fendue, réajusta son bicorne en faisant grincer le mécanisme de son articulation et prit grand soin de couvrir Céorn d'un long regard saumâtre en passant les battants. Le Juge Aimon parut hésiter, lui aussi, comme s'il attendait une autre permission, avant de lever une main blafarde à l'adresse de son Conseiller pour finalement léviter hors des lieux tel un spectre. Et le silence retomba. Céorn s'y était trop attendu pour feindre la surprise. Mahenn, frottant son mouchoir en dentelle entre le pouce et l'index, observait toujours le foyer.
Elle murmura :
– J'espère ne pas avoir trop avancé votre cordiale invitation, Céorn, en prenant place de la sorte.
– Madame, l'honora-t-il, mains jointes dans le dos. Qu'il me soit permis, de nouveau, de vous adresser mes plus sincères condoléances (et il se garda bien, avec une grande civilité, de presser la reine-mère d'établir ses intentions auprès de lui).
– Qu'il me soit permis de les accepter, monseigneur, même s'il me faut, pour cela, me laisser aller au plus grand chagrin (elle plia délicatement son mouchoir qu'elle rangea dans son vêtement). Amalric m'a abandonnée. Je suis privée du dernier héritier qui ne m'eut encore laissée aux donjons glacés de cette forteresse.
Elle se leva. Le Conseiller fit de son mieux pour la comprendre.
– Il n'y a de pire tourment, je l'affirme, que la perte de l'être cher et si la disparition de notre Roi-berger vous afflige du deuil incessant de vos enfants, c'est l'Arbre tout entier qui pleurera Amalric, s'autorisa Céorn qui cherchait déjà à concéder à sa tante la place qu'elle convoitait tant, sans pour autant lui laisser espérer à l'abdication de ses propres allégeances. (Il reprit en pesant chacun de ses mots :) Amalric m'a désigné Conseiller, comme oreille attentive et comme épaule solide, et j'ai suivi notre berger à travers les batailles, contre la Moquerie, contre la mutinerie, contre vents et marées… (elle le considéra avec une froide élégance, sans accuser le coup qu'il adressait au capitaine, le natif du conseil). Mais, comme bras droit, j'ai échoué, et failli à cet ultime honneur, car Amalric n'est plus et je vis encore. C'est bien moi, et non la garnison ni quelques chevaliers qui aurais dû me trouver à la porte du Réverbère pour veiller sur notre souverain. J'aurais dû le protéger…
D'une paume veinée, elle le fit cesser pour lui accorder ses grâces :
– Il n'y a personne, à ce conseil, qui eut jamais supplanté la force et l'esprit d'Amalric, et si vous permettez, pas même vous, monseigneur, aussi fidèle et visionnaire que vous ayez pu l'être à son service. Personne ici n'a pu perpétrer le crime, ni le prévenir. Savez-vous la surveillance qu'avait organisée mon fils, cette nuit, tout autour de sa lanterne ? Savez-vous l'armement dont il avait garni sa garde ? Connaissez-vous, vous-même, tous les mots de passe de tous les ponceaux de la Loyale, de la Glorieuse et de la Divine ?
Une seconde troupe de domestiques vint faire tintinnabuler la cloche et rugir les gonds du vantail, avant de pénétrer la salle en toute hâte. Ni Céorn, ni Mahenn n'accordèrent d'attention aux servants qui s'empressaient de porter les joyaux de la fédération jusqu'aux reliquaires de la chambre bleue dans une brève procession de cassettes : la barbute d'argent, lourde et crénelée ; la cape à doublure de velours ; et le somptueux sceptre-berger, noué d'ébène et d'ivoire, suivis d'une panoplie d'autres pièces célèbres qui garniraient désormais le dressoir de Vaden. Céorn ne lorgna pas.
– La citadelle était là bien avant moi, Madame, et demeurera longtemps après. Malgré mes efforts, je ne saurais dire si j'en ai percé le quart du mystère. Amalric n'a pas cru avisé de m'en révéler tous les secrets.
– Alors, ne soyez pas si prompt à vous blâmer du complot, si bien que vous pourriez en venir à tomber entre les mains de son fomenteur véritable, et voilà une autre perte que la fédération ne peut subir, Céorn… Car le Prince héritier, désormais, me terrifie autant qu'il me bouleverse. A-t-il sombré ? Qu'adviendrait-il de nous, s'il fallait composer avec un conseil réduit à cinq sièges en votre absence ? (et Céorn se demanda s'il n'était pas déjà en trop mauvaise posture). Approchez, monseigneur, ajouta-t-elle avec douceur. Nos deux clans sont meurtris. Vous et moi sommes d'un sang mêlé, pour la gloire de la fédération. Par votre père, je suis votre tante et il nous faudra, si nous voulons survivre aux jours qui arrivent, honorer nos propres racines comme nous nous dévouons humblement à celles de l'Arbre.
Elle n'a pas perdu la main. Venant à elle, il hésita :
– Il y a en a un autre de notre famille à qui je suis justement dévoué, Madame, et c'est après de votre petit-fils, le Prince Edric, qu'il me faudra payer ma dette à Amalric (et il déposa instinctivement la paume sur la garde de son épée).
Mahenn avança d'un pas.
– S'il s'agit de dus et de justice, dit-elle, les Rouges vous épauleront avec la ténacité qu'on leur connaît. Gardez la lame au fourreau, monseigneur. La Banque est avec vous, et le Tribunal aussi – Aimon s'y emploiera – comme ils sont avec les armoiries bleues depuis les fondations de la Cité. Mais il y a une institution qui mérite toute notre attention, pour l'instant ; et je ne peux m'empêcher de chercher la lumière suprême, dans la marée qui a englouti cette vallée. Le berger du Temple n'a-t-il donc pas été prévenu ?
– Madame, la nature imprécise du crime a stupéfait la Bastide, si bien qu'il m'a fallu retarder l'annonce. S'il convient à Madame, je ferai ordonner la flamme dans l'instant, à la sixième heure du jour. Alors, tout l'Arbre saura la tragédie qui nous frappe.
– Nul besoin, monseigneur, trancha-t-elle, car les maux de la nuit ont été fulgurants, et j'ai à me recueillir auprès de mon fils. Si les alchimistes ont pu tirer leurs conclusions de sa dépouille, que le Roi soit porté au Temple, là où les honneurs lui seront rendus, pour que j'y puisse faire flamber le Feu suprême à l'abri des ennemis et des démons. Voilà ma seule demande, Céorn. Faites taire mon supplice, par le géant à dos de laine. Donnez cela à la mère que j'étais, que je suis, qui pleurera Amalric jusqu'à sa toute fin, et comme je vous donne les clés de la régence, monseigneur, avec amour et en pleine confiance ?
Ayant renoncé d'emblée à la rencontre protocolaire qui l'obligeait auprès du pasteur, Céorn céda le Feu suprême à sa tante d'une main sur le cœur : « Que votre clan pleure en paix, Madame ». Elle l'étudia longuement puis déclara :
– Soyez béni par le géant, seigneur Du-Fort. Foi et puissance.
Il murmura, ainsi qu'elle l'attendait : « Foi et puissance, Votre Majesté ». Et elle le laissa là, pétrifié, devant les fenêtres flamboyantes du petit matin.
5. Accroche-Cœur
Le Pénitencier, silencieux à son donjon, vibrait à sa base de hurlements et de coups sourds, envoyés tout autour de la forteresse circulaire. Combien de temps vais-je devoir croupir ici… ?
Edric se décrassait dans le bassin, à température unique et dont la tuyauterie empêchait le remplissage. L'inexplicable sang séché, sur ses paumes, s'écoulait dans le siphon. Le relent d'urine et de sueur qui l'avait suivi depuis la Bastide s'évaporait. L'air absent, il songeait au procès qu'on voulait lui intenter, et se demanda si le Haut Juge de la Cité, le seigneur Aimon Le-Rouge, escomptait l'accabler. Il n'avait, pour ainsi dire, jamais beaucoup apprécié le baron De-la-Tour, un membre du clan de rubis au teint de neige qui n'affichait pas la vulgarité de l'Ami Franc mais qui portait malgré tout sur lui un regard froid, ses longs doigts blafards serrés sur un alignement de joyaux bien trop rutilants. Aimon était, par ailleurs, le neveu de sa propre grand-mère, la dame Mahenn, bailli du 1er Quart et directrice de la Banque Rouge ; pourtant, il n'avait jamais échangé plus que des politesses protocolaires avec le magistrat suprême qui, de toute façon, lui foutait une peur bleue. Si le terrifiant parricide dont on voulait l'accuser était débattu en cour d'honneur du Palais de justice, le Prince savait qu'il rencontrerait le ministre en personne ; et la reine-mère serait aussi dans les tribunes. Comment pouvait-il, alors, être reconnu coupable… ? Sauf qu'il n'avait jamais pensé visiter le donjon, chambre d'or ou pas ; et pourtant, il était là, seul, en prison, occupé à frotter la tache de vin rose vif qui ornait son torse juste au niveau du cœur. Elle avait la forme grossière d'un arbre inversé, à peine visible à la faible lueur de la chambre.
Son pendentif ne l'avait pas quitté. La fine lamelle de métal battait la mesure de sa toilette. Ed tentait de se répéter, instant après instant, l'essentiel de ses échanges avec les différents membres de son escorte. De-la-Colline s'était régalé, sans doute, de le voir avachi dans l'opprobre, mais Vernand De-Palme l'avait inquiété de ses quelques questions fugaces. « Votre lame ? », avait-il dit. « Le poignard, dont le Roi-berger vous aurait tiré ce pendentif ? ». On lui avait laissé son bijou. L'anneau qu'il portait à l'annulaire ne lui avait pas été subtilisé non plus. En ai-je trop dit au lieutenant… ? Que savaient l'armée de suie et les hommes de Céorn des cadeaux de son père ? Et qu'importait d'ailleurs un morceau d'acier, si la Bastide était menacée ? Dans la glace, il contempla la rougeur, là où avait frappé la gifle gratuite du pisse-froid fleuri de la garnison. Peu habitué aux coups, il en voyait encore quelques chandelles. Suis-je donc déjà coupable à leurs yeux ?
Avant cinq heures, on lui proposa le service de la Charité. L'œuvre, qu'il avait déjà entraperçue aux prédications annuelles du Temple, vint lui adresser une attention particulièrement embarrassante. Incapable de dissimuler son appréhension, il s'avança avec raideur. Trois vieilles oculies à la houlette blanche, les bajoues fripées, menaient le cortège composé de deux harpistes, d'une pleureuse et de quelques prieurs à peine pubères. À travers le vestibule vivement éclairé et sous bonne garde, une seule d'entre elles fut autorisée à marcher jusqu'au parloir. Ed ne cessait de cligner des yeux.
– Nous apportons le soulagement, Altesse, et la quiétude qu'il faut pour dormir. Nous délivrons la grâce du Dieu-berger et donnons la parole d'Albaran, comme il l'a voulu ! Le géant à dos de laine porte tous ses enfants sur lui… ».
Très vite, le Prince perdit patience. Il avait grandi avec le Codex à son chevet, savamment éduqué par un Amalric en étroite connivence avec le Temple. Il connaissait les chansons et savait à quoi elles servaient. Qu'elle cherche à l'entendre avouer, ou à gagner le mérite d'une place particulière dans le cœur du géant ne lui importait pas : c'était le conseiller qu'il voulait voir, ou la reine-mère… Pas la chorale pénitentiaire.
– Voulez-vous recevoir le message d'Aelfric ? proposa-t-elle.
– Non, merci, répliqua-t-il.
– Voulez-vous recevoir l'oraison des Aubes ? et il répéta :
– Non, merci…
– Voulez-vous… et Edric l'interrompit : « Sans façon ».
Elle le dévisagea avec une compassion qui tournait au mépris. Se redressant de toute sa hauteur, sa robe blanche souillée par les sentiers boueux de la prison, elle leva la houlette et récita :
– Pourquoi la fin ? Parce que les sauvages, qui s'éprenaient de leur déité, un géant désincarné, se sont vainement entrepris à dilapider les perles de sa barbe aux quatre vents lointains… (elle le reluqua de haut en bas) Premier livre d'Albaran et ses bêtes, pièce 2, lettre 5…, ajouta-t-elle avec dédain.
La vieille l'accusait-elle carrément de blasphémer ? Sans se départir de son imperméabilité, Edric, d'une voix brisée, répliqua sans réfléchir :
– Et si le géant en a voulu ainsi, tu seras le sang pur qui nourrira le clan, tu seras le symbole de son immaculée conscience… Pièce 3, lettre 6.
Elle ne put dissimuler une surprise silencieuse, son regard contrit planté dans le sien ; puis félicita sa pertinence d'un petit coup de houlette.
– Son Altesse connaît bien les chants, admit-elle. Mais peut-être faut-il lui remémorer les plus vieux d'entre eux ? Au Grand prieur, tu donneras confiance et pouvoir ; car il est ton porteur, comme toi tu portes le sceptre….
Edric l'observa à son tour, désarçonné. Ainsi, il était maintenant question du sceptre ? Quelqu'un, quelque part, avait saigné la souveraineté d'un seul coup de lame et la place, s'il venait à disparaître, demeurait vacante. Cette oculie, friande de charité, savait-elle à qui se vouer désormais ? Ed se décida enfin à teinter son insolence d'un morne : « Foi et puissance », et il quitta le parloir sans un regard en arrière.
Quel crétin. Refuser les paroles du géant ? Autant avouer d'emblée. Le fléau de sa nuit n'avait nul besoin d'intervenir plus encore pour le voir allonger de lui-même la liste de ses ennemis… Prenant place au bord du lit, il songea à ses rêves. L'entrave, la peur. Le souffle, et la silhouette sombre d'un démon griffu… Toute sa vie, jour après jour et nuit après nuit, il avait attendu de gouverner. Il avait vécu son enfance dans l'espoir de son règne, impatient de se libérer de toute forme d'autorité. Ed s'était plaint de chaque moment passé à concéder à la cour, jugé par les gens de la ville, jeunes et vieux, proches ou lointains – et était si désireux de leur montrer enfin de quel bois il était fait. D'aucun, apparemment ! Car la seule idée de sa propre souveraineté n'avait même pas survécu à Amalric le hardi, lui qui avait régné si longtemps et si confortablement… Dépité, il se laissa choir sur les oreillers.
– Le petit moineau tourne et tourne, dans sa cage…
Edric se redressa d'un seul coup. La voix avait résonné à ses oreilles. Il jaugea les ténèbres. Les conduits apparents qui arpentaient le mur du fond roucoulaient dans la nuit. Rien. Il se leva lentement, le poing serré sur son collier. L'horloge dansait dans un tic-tac régulier. Ni les rideaux, ni les volets n'avaient cillé. Personne.
Il chuchota : « Qu'avez-vous dit ? ».
– Il y a des gens, Prince, qui pensent mieux que toi… reprit la voix, aiguë et faiblarde, et Ed, cette fois, bondit jusqu'à la grille épaisse qui ornait l'âtre, les doigts enfoncés dans le treillage de fer.
– Qui est là ? Où êtes-vous ?
– Tout près. Si près, pour t'entendre, petit Prince, mais trop loin pour te venir en aide.
Il se pétrifia.
– Et vous, n'avez-vous pas besoin d'aide ?
Contre toute attente, la voix émit un rire lugubre.
– Qui n'en a pas besoin ? Mais moi, je n'en veux plus. Je suis là, au plus haut du monde et en même temps au plus bas. Enfant déchue du père de tous, martyre et pécheresse. Je mange du rat et je bavarde avec les petits Princes de nos contrées, c'est dire… Que demander de plus, qu'être partout à la fois ?
– La folie vous a prise, déclara Ed. Je peux l'entendre. Qui vous a enfermée ? Vous étiez oculie de la Cité ? Du Temple ? De cette prison ?
– Poses-tu toujours autant de questions ?
– Que voulez-vous de moi ? répliqua aussitôt le Prince.
– De vous ? grogna-t-elle. De vous, rien ! Bleu ou rouge, dans ou hors de l'Arbre, je ne veux rien, de personne ! On n'a rien à vouloir quand on n'a rien à donner. J'attends la délivrance, et alors, je saurai, finalement, qui j'ai le plus offensé…
Edric s'enquit aussitôt :
– De quelle branche étiez-vous ? De quel temple ?
– Aucun, petit Prince, car je volais librement ; autour des plages méridionales et sur les eaux foncées de la Baie, je donnais à celles qui le souhaitaient le chemin de leur propre pouvoir.
Je l'aurais parié. La femme avait emprunté les voies détournées de l'oculisme, et s'était égarée dans les tours de prestidigitation. Il hésita un moment ; après tout, la bagnarde invisible parlait peut-être pour l'ennemi d'Amalric ? Comment, et pourquoi l'aurait-elle fait, il n'en savait fichtrement rien. Il chercha à la questionner sans se compromettre :
– Qui sont-ils ? Ceux qui sont venus cette nuit, à la Bastide ?
– Je n'ai pas le don de clairvoyance, petit Prince. Je ne sais rien que ce que je vois et entend d'ici. Et j'entends le petit Prince qui geint et qui rumine, pendant que des rouages beaucoup plus gros que lui s'activent dans la Cité. Le petit Prince se demande qui l'a envoyé en prison.
– Qu'en sais-tu ? Me crois-tu coupable, ou innocent ?
– Personne n'est innocent. Innocent de ce dont on le soupçonne, peut-être. Mais peut-être aussi, coupable de bien pire ?
Edric recula d'un pas, chancelant. L'oculie cherchait-elle à le décharger ou à le convaincre de sa propre infamie ? Hésitant plus encore, il demanda :
– Que dois-je faire ? Lequel de ces rouages est à portée de ma main ?
Pour la première fois, la voix s'accorda le temps de la réflexion.
– S'il y a encore de l'espoir, là où tu te trouves, alors, peut-être y a-t-il de quoi travailler ? Je n'entends plus rien des prières de l'Arbre, désormais. Mais je sais qu'il y a, là où réside la lumière, une tache d'ombre tenace. Qui que soient tes amis, ils sont jurés à eux-mêmes avant tout, petit Prince. À eux-mêmes.
Et elle se tut. Edric ouvrit la bouche, comme pour la remercier, puis se ravisa, confus.
Ils sont jurés à eux-mêmes. En qui pouvait-il avoir confiance ? Avait-il, d'ailleurs, au moins confiance en son propre jugement ? Et tout ce sang, sur le parquet de sa chambre ? Ces questions soudaines, ces cauchemars incessants, ces élans de colère et de mépris ? Il savait pertinemment quelles rumeurs couraient sur sa famille. Il savait quels tourments avaient envahi Amalric, qui n'avait pas procrée outre mesure, ou Mahenn, qui avait déjà perdu deux de ses enfants ; et peut-être même le Conseiller, car on ne lui connaissait pas d'épouse. Plusieurs De-la-Cité, rois et gouverneurs avaient subi une fin éprouvante, emportés par la solitude, la peur ou la paranoïa. Les fils d'Ulric et leurs cousins étaient les héros tragiques d'une légende urbaine selon laquelle l'hérédité bleue amenait avec elle son lot de passions et de folie… Ed n'avait presque pas connu son oncle et sa tante, réputés pour leur colère magistrale ou leur mutisme forcené, et Amalric lui-même était souvent décrit comme étrangement habité. Mais l'héritier se refusait à accepter pareille ignominie. Il avait étudié l'histoire, il avait comparé les chansons et les récits, et il en était arrivé à la conclusion qu'aucun Roi, aucun baron, aucun seigneur bleu, rouge ou vert n'avait jamais traversé la vie sans un drame à la hauteur de la rumeur. Le clan De-la-Cité avait tous les projecteurs de la fédération braqués sur lui, voilà tout… Le Prince eut un petit rire résigné : comment pouvait-il contredire la légende, s'il se retrouvait enfermé avant même d'avoir essayé ? Il jeta un regard en l'air. Amalric. Mort. Et plus personne vers qui se tourner.
05H30 sonnèrent lorsqu'un éclat de lumière blanche vint caresser le carreau et Edric, fiévreux, observa le reflet troublé des chandelles factices, dédoublées telles autant de paires d'yeux aux pupilles d'or. S'arrachant à la contemplation du mirage, il voulut gagner le buffet pour étancher sa soif subite quand il remarqua, incrédule, l'œil authentique qui l'observait par la vitre. Accroche-Cœur ? Il bondit sur la fenêtre au verre bullé. Le reflet de la chevelure blonde, la peau claire et les mains agiles… L'apparition n'avait plus rien d'une illusion. Tony Des-Blés se tenait là, perché comme une chouette au sommet du Pénitencier.
– Tony ! siffla Edric (subitement pris de vertige, alors que ses propres pieds nus étaient ancrés au sol). Comment as-tu… ?
Tony lui adressa un sourire discret, qui éleva à peine le petit retroussement de sa lèvre et donna plus que tout à Edric le désir d'ouvrir un passage vers l'extérieur. Il l'observa un court instant, de la boucle de son front à la pointe de son menton, à la fois bouleversé de le voir tout près de lui, terrifié à l'idée qu'il ne tombe et outrageusement émerveillé par l'audace nonchalante dont il faisait toujours preuve. Pris d'exaltation, il effleura ses lèvres de l'index et désigna le coin opposé de la chambre. Tony le regarda traîner le lourd miroir à bascule jusqu'à la corniche où il se balançait, avant d'installer un haut tabouret sous les pales d'aération, près de la cheminée.
– Tony, tu m'entends ?
– Ed ? s'étonna le jeune palefrenier. Je ne peux pas bouger. Il y a des veilleurs.
Le Prince l'appela dans un souffle, s'efforçant de ne pas exploser d'excitation :
– De l'autre côté ! À ta droite, vers le conduit ! Reste face au miroir, que je puisse t'y voir ! (Tony leva un pouce). Par quel maléfice as-tu grimpé cette forteresse ? s'enquit-il, et Tony haussa les épaules :
– Il fallait que je te parle. Le régicide…
– Qu'en sais-tu ?
– Toute la Bastide en cause, et d'ici midi, le reste de la ville en causera. Edric, tu es en danger…
Le Prince poussa un soupir de soulagement.
– Tu veux dire que tu ne me crois pas coupable ?
– Bien sûr que non. Mais l'assassin cherche à te faire porter le chapeau (il baissa d'un ton). Quelqu'un veut te voir condamné, à la cour ou ailleurs. Tu ne peux pas rester ici. Tu n'as personne en qui avoir confiance…
– Que dois-je faire, selon toi ? répliqua le Prince. Quitter le pays ? Je ne pourrai même pas sortir de ce donjon avant mon procès, au Palais de…
– Ed, par le géant, il ne s'agit pas de politique ou de procès ! Il s'agit de ta vie ! (Edric se raidit, confus). Écoute très attentivement. Je n'ai que quelques minutes avant qu'une patrouille n'arrive du lanterneau, et qu'une seule chance de gagner terre d'ici le lever du soleil. Ne formule aucun aveu. Et ne laisse personne t'y contraindre… Tu entends ?
Puis, dévoilant son annulaire, il désigna un anneau de bronze identique à celui que portait Edric. Le Prince sentit son excitation se muer en panique, alors qu'il voyait déjà Accroche-Cœur s'évanouir dans la brume du matin. « Tony ! » appela-t-il, mais le jeune homme n'était plus là. Dépité, il bondit de son tabouret, abandonna le miroir là où il l'avait installé et s'étendit sur les draps d'un blanc éclatant. Les paupières closes, la face collée au traversin, il écouta le crépitement sourd du tissu dans ses oreilles. Son cœur battait de plus en plus lentement. L'épuisement commençait à poindre par-dessus la panique. C'était comme si le cauchemar qui l'avait réveillé deux heures plus tôt ne s'était finalement jamais arrêté. Que dois-je faire ? Qu'attend-on de moi ? Quelqu'un attendait-il seulement quelque chose… ?
Ed songea au démon décharné qui lui rendait visite, dissimulé dans les coins, et s'efforça de ne pas pivoter vers la porte. Il n'y a rien, se dit-il. Rien, ni personne. Les contours de Tony flottaient encore devant ses yeux, couverts de taches colorées. Les canalisations émettaient un ploc ploc régulier, entrecoupé de ronflements métalliques. Céorn ne s'était pas manifesté. Ploc, ploc. Mahenn non plus. Ploc, ploc. Et Tony Des-Blés, avec sa verve élégante et ses allures de dandy, l'avait suivi jusqu'au bagne… ce même Tony qui se jetait sur lui, pour le sortir de la trajectoire d'un train monstrueux lancé à pleine puissance…
Le jour de sa rencontre avec Tony, Edric avait onze ans. C'était à la période où le Général De-la-Colline était chargé de l'éduquer aux bases militaires. Il avait passé huit semaines soit cinquante-six jours pénibles sur le cours d'entraînement entre archerie, joute et corps à corps. Et très vite, De-la-Colline avait cédé à l'impatience. Edric n'était ni fort ni rapide, et n'avait pas l'esprit mercantile qu'il fallait pour débattre les décrets militaires et appliquer les stratégies les plus élémentaires. À l'époque, il étudiait encore les lettres et les vers à l'école de l'Académie (qui réunissait les fils et filles des clans de la Bastide) et bénéficiait de leçons dispensées par le consul-ingénieur en personne. L'héritier ambitionnait d'obtenir son certificat d'archimaître de lettres et supposait qu'Amalric avait vu les prédispositions qu'il manifestait en la matière. Pourtant, le Roi avait insisté pour qu'il soit éprouvé, malmené et parfois humilié par le Général, décidé à le voir maîtriser la lame et la lance, la fresque politique et le détail de ses calculs financiers. Et Ed, l'esprit aussi volage qu'une plume dans le vent, s'était rapidement détourné des manuels de comptes et des traités de défense pour retrouver l'encre exotique qui couvrait les vieux parchemins de sa bibliothèque. « Sors un peu le nez de tes légendes, et regarde au-dehors ! », grondait Amalric.
Le sixième jour, il fut rejoint par une douzaine d'autres garçons, âgés de huit à seize ans, venus profiter de la bonne humeur contagieuse du Général. Il y reconnut Maréaud, le petit-fils de Cédéric Du-Bois, bailli du 4e Quart. Le gosse était vif, avec un visage de renard, réputé imbattable à la course de vitesse qu'il pratiquait à toutes heures sur la butte de Gris-Courtil. Ed le savait ami avec les jumeaux bagarreurs, Bédéor et Alfast La-Barbe, issus de la lignée princière de Protéus ; de lointains cousins, en somme. Il trouva aussi le grand Nolàn Malachite, pupille du dandy Déorn De-la-Cité, qu'il avait rencontré très jeune aux réunions bleues de son clan – où on les avait sans cesse encouragés à entretenir la prémisse d'une amitié qu'aucun d'eux ne désirait (car on leur répétait que la branche de Déorn avait su rehausser sa position sur l'échiquier politique de la Cité et représentait une alliée notable face aux complots de la capitale ; ou quelque chose comme ça…). Aucun d'eux ne l'appréciait. Ed savait qu'il avait déjà manifesté tout le rejet dont il était capable, décidé à s'épargner les combats de coq, les comparaisons douloureuses et les éructations viriles. Mais il regrettait sa témérité, à présent qu'il était le sujet des plaisanteries : derrière lui, un gaillard de treize ans, l'écuyer du chevalier Fusain, l'avait toisé de son air goguenard… Cobric Des-Anses, dont le riche géniteur administrait toute la vallée de l'Ouest colonisé. Avec ses sourcils barrés et son sourire penaud, orné d'un pif plat, Edric l'avait rebaptisé Tête-de-Cul, depuis qu'il l'avait pris en grippe aux sorties de chasse printanières de l'enfance. « Le petit ignore sans doute comment se faire des amis », disait sa bonne Yvia, et Edric avait congédié la nourrice de toute la force de son insolence : « C'est une Tête-de-Cul qui n'en cherche pas ! Ce qu'il veut, c'est me voir dans le ravin pour en rire avec les autres ! Si vous voulez finir cul nu dans les bois, allez-y, soyez son amie vous-même ! » (puis il avait claqué sa porte et s'il n'avait pas abaissé le loquet à temps, il le savait, prince ou pas, Yvia l'aurait rossé jusqu'à lui faire manger les briques du mur).
Mais, ce beau jour, un étranger dont la tête offrait moins matière à quolibets s'avança pour lui adresser un salut : « Votre Altesse », dit-il simplement, et les rictus s'intensifièrent. Tête-de-Cul s'écria : « Ne nous en voulez pas, cher Prince, de ne pas vous faire la révérence ! J'aurais peur d'attraper la maladie bleue ! ». Et le jeune inconnu, emporté par l'hilarité de ses camarades, eut lui aussi un sourire entendu. Ed fut partagé entre la haine corrosive qu'il sentait poindre, à l'adresse de Tête-de-Cul et de ses sbires, et la surprise qui le faucha lorsqu'il vit le sourire du garçon, piqué aux commissures de deux petites épingles qui lui donnaient un air à la fois espiègle et boudeur. Il avait des yeux bruns aux sourcils clairs et des pommettes rosies par le vent. Edric jeta un regard noir au reste de la bande mais l'étranger reprit aussitôt : « Je m'appelle Tony Des-Blés » et il lui tendit une main ferme. Le Prince l'accepta sans conviction, soudain pris au dépourvu par la poigne du garçon qui l'observait à travers ses mèches de cheveux blonds. Enchanté.
Il le jaugea tout au long de l'après-midi. Même si Du-Bois l'emportait à la vitesse, Tony était bon deuxième ; à l'épée, il était naturellement doué ; à l'escalade, il ridiculisait tout le monde. Souple et vivace, à la hauteur de ses quatorze ans, il imposait un certain respect auprès des fils de la cour. Car le jeune homme n'était ni noble ni bourgeois, et ne devait sa fortunée présence qu'à l'insistance d'un amiral haut-placé de la Baie qui en avait accepté la tutelle, et convaincu le Capitaine Anton de le confier au Général. Rapidement, Edric entendit que le jeune Tony était palefrenier aux Extérieurs et qu'il allait parfois travailler dans les Jardins. Par ailleurs, il était orphelin. Il lui fallut plusieurs jours pour glaner quelques détails de son histoire : ses parents, de la famille Des-Blés qui habitait le sud du Moulin, étaient morts noyés dans les tréfonds de la Baie alors qu'il n'était encore qu'un nourrisson, à la suite d'une rencontre fortuite entre un bâtiment marchand et le navire de l'amiral. Celui-ci avait adopté l'enfant pour l'élever, à la dure, avant de l'envoyer à la Cité. À l'entendre, Tony donnait l'impression d'avoir eu une chance extraordinaire : l'officier qui l'avait abandonné aux écuries de la Bastide s'était arrangé pour lui assurer une subsistance.
Au dix-septième jour, Ed menait la course d'endurance à ses extrêmes limites, et étonna tout le monde (y compris De-la-Colline) par ce que sa compétitivité maladive le poussait à accomplir. Le visage rougeaud et brûlant de sueur, il acheva son dernier tour d'arène par un trottinement essoufflé, sous l'œil furibond du Général. « Un peu plus de tempérament sur la durée que sur la vitesse ! », grognait l'Ami Franc. « Voilà de quoi rassurer notre bon Roi ». Ed aperçut alors le petit groupe, à l'ombre des peupliers, qui chuchotait à son adresse, Des-Blés en tête de file. Il fondit sans attendre : « Le Prince a quoi ? » répéta-t-il, furieux, et Tony se mit à balbutier : « Le Prince a de l'ardeur… ». Ed se dégonfla comme une panse crevée. Sans réponse, il quitta le cours. Pauvre crétin, se dit-il. Soit le palefrenier le moquait, soit le Prince s'était montré sous un jour exagérément accusateur. Dans le doute, il esquiva le regard de Tony tout au long de la semaine.
Et ce, jusqu'à ce que le garçon vienne lui parler de nouveau, de son plein gré, à la fin d'une séance nuageuse :
– Il y a une course, ce soir, sur la ligne Du-Mortier. Si vous voulez nous accompagner… Les autres se tiendront, je vous le promets… Altesse.
Ed ne saisit pas un traître mot de son invitation. « Une course ? » et Tony expliqua posément :
– De planche à sustentation, sur les voies de chemin de fer. De la station à la Course aux ferrys. C'est un jeu un peu idiot. Les autres espéraient que vous ne… que vous garderiez le secret. Une heure quotidienne de passage interrompu sur toute la ligne. Personne dans le tunnel. Certains d'entre nous y vont le dimanche soir, lorsque la Course est en livraison. Vous êtes des nôtres ?
Edric resta béat. En d'autres temps, il aurait sérieusement envisagé de rapporter aux autorités la nouvelle lubie de la délinquance dorée. Non pas qu'il se soit inquiété outre mesure de la sécurité de ses camarades, car ils savaient pertinemment ce qu'ils faisaient, et il aurait sans doute pris un malin plaisir à voir Tête-de-Cul rossé à son tour… mais (à moins qu'il ne lui joua une mauvaise farce) Tony s'était porté garant de sa loyauté. Une boucle de cheveux blonds, déposée comme une serpe sur son front, lui renvoyait le reflet roux du soleil. Plus que Tony lui-même, ce fut l'accroche-cœur qui le persuada d'accepter. « J'en suis ».
Encore une fois, Tony Des-Blés s'illustra vaillamment. Il fut le seul suffisamment agile pour grimper, à bout de bras, l'échafaudage condamné de la station Du-Mortier et leur ouvrir de l'intérieur. Une minute plus tard, le flot de jeunes garçons enhardis, nobles, bourgeois et écuyers se répandait sur les voies de chemin de fer. Edric se sentit galvanisé, surexcité par goût subtil de l'interdit, et suivit la troupe d'un bon pas dès lors qu'Accroche-Cœur demeurait tout près. Le garçon mena d'instinct une partie du groupe, parmi les plus jeunes, en gardant l'œil sur le Prince. Un vieil aéronaute hilare faisait planer (sûrement sans permis) sa machinerie tout au long de la course, fermée par soixante pieds de barrières, et vint secouer leurs coiffes d'une rafale avant de filer vers le soleil couchant. D'autres vagabonds s'étaient déjà installés. Plusieurs d'entre eux glissaient gracieusement entre les rails, dans un vrombissement sourd, suspendus comme par enchantement au-dessus du sol. Ed, penaud, observa ses comparses ; des garçons désœuvrés, pour l'essentiel. Et à quelques virages de là, toute une meute d'Autres téméraires qui sautaient la barrière pour emprunter le passage en direction du 1er Quart. L'endroit n'était pas sûr.
« Tony ? » appela faiblement Edric, mais l'Accroche-Cœur ne l'entendit pas. Il grimpait déjà l'escalier, sa machine sur le dos, pour aller se faufiler jusqu'à l'extrémité de la plate-forme. Ed s'en aperçut très vite : il n'était plus le seul à le contempler. Un cheminot athlétique, scruté par une bande de parieurs, se retira pour lui laisser assez de recul et Tony déposa au rebord une planchette de bois polie et enserrée aux contours dans l'acier, piquée de clous aplatis sur toute sa surface. Un minuscule vapomoteur crachotait à son talon, à l'arrière, et une petite boussole de laiton soudée à la pointe s'agitait au-devant. Avant qu'Edric n'ait pu réaliser ce qui allait se passer, Accroche-Cœur se laissa tomber dans le vide.
Une pétarade, une épaisse fumée violette qui s'échappait du moteur, et Tony Des-Blés qui se précipitait au pied de la plate-forme, les doigts serrés sur la poignée de sa pédale. Sa chevelure d'or illuminée par le soleil rougeoyant à l'horizon, il contourna le système d'aiguillage, dessina une boucle somptueuse et s'élança le long des voies avec la facilité d'un oiseau. Même Tête-de-Cul soupira : « Il est glorieux », et Accroche-Cœur chancela doucement vers la gauche pour emprunter la voie principale avant de se jeter, plus loin, dans la traverse circulaire qui revenait à la station. À son retour, il fut accueilli en héros. Ed, captivé, n'en crut pas ses yeux.
Il n'avait pas encore saisi ce qu'on attendait de lui qu'il était déjà, à son tour, emmené dans l'escalier. « Quoi ? Mais – je… » bégaya-t-il. Une paire de coudières, une autre de jambières, des lunettes d'aviateur, une planche d'emprunt et moins d'une minute plus tard, l'héritier vacillait au-dessus des rails. Tony, à son côté, lui adressa un petit sourire encourageant qui manqua le faire chavirer. Tomberais-je dans un piège ? Trop tard pour en douter. Ed bascula et, tirant de toutes ses forces sur la gâchette qui embrasa le moteur de sa planche, entendit la vapeur souffler dans son dos alors qu'il se mettait à glisser sur les voies… Étonnamment, il ne perdit pas l'équilibre et après une seconde d'extase, s'aperçut qu'il fonçait sur la barrière de fer.
« À droite ! » hurla Tony. Ed, penché en avant, genoux pliés, filait vers la voie centrale sans trouver le courage d'osciller. Le moindre choc et il irait se briser la nuque à terre. Chaque fibre de son corps prise d'une chaleur incandescente, il profita d'une étroite bifurcation pour se laisser valdinguer, d'extrême justesse, au-dessus du passage qui remontait en pente douce vers la course aux ferrys et ralentit jusqu'à ce qu'il ose enfin se jeter au sol, entre les rails, roulant dans la poussière. Accroche-Cœur glissait déjà à sa rencontre avec la même grâce agaçante.
– Altesse ! Vous êtes blessée ?
C'en était trop, pour Ed, qui jubilait encore. Que Tony se moque de lui, ou pas, à lui balancer du « Votre Altesse » et à le ménager comme une poupée de porcelaine, il avait outrepassé sa peur. Il s'était jeté dans le vide. Se redressant de toute sa hauteur, il hoqueta : « Je veux recommencer… ! » et Tony se fendit d'un rire. « Alors, recommencez, dans ce cas ! » dit-il. Au même instant, un grondement frappa l'horizon, tel un coup de tonnerre, et se répercuta en écho sur les barrières qui fermaient la course. Tony pivota comme un lièvre, les sourcils froncés. Ed se pétrifia…
Une tempête de rouages approchait.
– Il ne devait y avoir aucun passage, murmura l'Accroche-Cœur.
Devait ? s'inquiéta Edric en pétrissant sa cuisse endolorie. Tout au bout du chemin, près du virage, les silhouettes sombres de leurs camarades s'agitaient en tous sens, les bras levés. Au-delà du tunnel, une épaisse fumée noire qui se fondait dans l'obscurité du soir. Ed, jetant un regard alentours, ne vit ni escaliers ni passerelle.
– Il faut rejoindre les autres ! s'exclama Tony.
– Que se passe-t-il ? s'écria le Prince, mais Accroche-Cœur lui empoignait déjà le bras pour le faire courir le long des rails ; et Ed fut pris d'un sentiment de regret immédiat.
Imbécile. Que faisaient-ils là, d'abord, coincés sur les voies, cernés par leurs barrières infranchissables ? Et pourquoi se précipitaient-ils vers le monstre d'acier qui fonçait sur eux ? Le cœur déchirant sa poitrine, Ed comprit qu'ils ne trouveraient, vers la station, aucun moyen d'éviter le passage du train. À l'avant, en revanche, ils avaient une chance de l'esquiver en regagnant l'échafaudage. Tony en avait une, du moins, car il était fort et svelte – mais lui sentit ses jambes devenir du coton.
Pas ça, pensa-t-il, trop essoufflé pour hurler. Accroche-Cœur perdit son bras et fusa comme une étoile filante. Ed, courant dans l'obscurité, le vit bondir sur sa planchette pour en faire éclater le moteur et disparaître. Des larmes brûlantes coulant sur ses joues, il trébucha et s'étala de tout son long sur le sentier. Un hurlement aigu, le fracas des roues et le sifflement du vent que fendait le convoi… Le Prince se releva, couvert par le phare éblouissant du Monorail qui s'élevait comme un titan de fer et de feu dans le tunnel. De furieux panaches de vapeur explosaient, alors que sa locomotive frappait de plein fouet les déjections du canal répandues sur les voies. Ordonnant à ses jambes fébriles de continuer vers l'avant pendant que chaque parcelle de son être le suppliait de rebrousser chemin, il poursuivit sa course, droit vers la plate-forme qui ne s'élevait plus qu'à quelques mètres. Aveuglé, Edric clôt les paupières…
Il fut percuté par une force vive qui lui ravit le souffle et, dans une fulgurance, se demanda s'il s'agissait là de l'effet que produisait l'impact d'un train de deux mille tonnes. Accroche-Cœur, à bord de sa planchette, avait jailli de côté pour le jeter à terre, et tout deux roulèrent au fond du caniveau qui observait le passage du monorail, enfoncé dans un pan secret du barrage. Le train vint agiter ses pistons à leurs pieds, les couvrant d'un nuage de poussière brûlant. Enfin, le titan de fer s'éloigna et le tonnerre cessa. Ed jeta à Accroche-Cœur un regard ahuri. Il était revenu vers lui. Nous sommes saufs, l'un et l'autre. Pris d'un hoquet nerveux, il se laissa emmener d'un pas vacillant jusqu'à la plate-forme où Tête-de-Cul et les autres applaudissaient à tout rompre. Mais très vite, leurs hurlements d'admiration se muèrent en un silence de plomb et Ed, lorsqu'il y fut parvenu, comprit sombrement pourquoi.
Une femme âgée, l'air furieux, se tenait au milieu de la bande, vêtue d'un épais manteau et le visage couvert d'une visière de soie, sa canne à la main. La bonne Yvia, son impitoyable nourrice. C'était comme si le train était revenu : Edric fut pétrifié. « Eh bien, dit-elle, il y a un Prince qui a bien failli nous priver de son illustre personne… ». Il n'osa répondre. « Lâchez cette planche, et suivez-moi à la Bastide, où vous prierez pour ne pas croiser le Roi votre père ». Il lui emboîta le pas. Comment la gouvernante avait-elle pu le retrouver là ? Devait-il s'inquiéter ? Il n'y parvenait pas… Car étrangement, il ne sentait pas capable de ressentir plus d'émotions qu'il n'en bouillonnait déjà ; l'Accroche-Cœur, à son passage, lui avait adressé un imperceptible clin d'œil.
– Que l'on dise que vous ne savez tenir l'épée ou la lance, peu importe, en réalité, car Son Altesse a de la suite dans les idées. Mais si toutes les idées du prochain berger sont aussi mauvaises que celle de ce soir, alors, que le géant nous vienne en aide ! Seul, sur le chemin de fer, je vous demande un peu ! Sans garde, et en tenue d'entraînement ! Par le Codex, je vous croyais pourtant malin. A-t-il suffi qu'ils vous asticotent pour que vous alliez droit à l'abattoir ?
– Je n'étais pas seul, répliqua-t-il en songeant à Tony. Nous (il croisa son regard noir)… nous étions nombreux.
– Et nombreux, ils l'étaient, à rire de vous. Non de vos exploits. Vous ne pouvez céder si facilement à ce genre d'écarts, Edric… D'autres s'amusent ainsi, pas vous.
– Je me suis amusé ! objecta-t-il.
– À risquer votre vie pour épater la galerie ? Allons donc ! Lesquels de ces écuyers vous respectent-ils vraiment, cher Prince ? Ils sont ignorants et dangereux, car s'ils savaient ce que vous…
Et elle s'interrompit. Ed l'observa, soupçonneux.
– Ce que je quoi ? dit-il, mais elle balaya sa question d'un coup de canne sur le crâne.
– Avancez, ordonna-t-elle. Avant que l'on ne vous voit ici…
Les gerbes de fumée que crachait le Monorail explosèrent tel un feu d'artifice qui se mit à grossir et grossir encore, comme si les flammes se nourrissaient seulement de l'air qui les portait. Un brasier flamboyant s'éleva soudain vers le ciel en avalant tout sur son passage, et les hurlements d'effroi et de douleur commencèrent à résonner. Edric remarqua alors la silhouette élancée qui contemplait les déflagrations. Il essaya de l'approcher, en vain, ses pieds enfoncés dans un sol immatériel… Puis il se sentit émerger du cauchemar, encore trempé de sueur. « Foutu géant ! », jura le Prince. Un regard au donjon de Balréon, au sommet du Pénitencier, et il fut vite déçu. Il n'avait pas bougé. En revanche, la cheminée tressautait. Qu'est-ce donc, cette fois ? pensa-t-il en se relevant précipitamment.
Sans un bruit, il effleura toutes les chandelles pour dénicher un bougeoir qui n'avait pas été fixé au mobilier, et se prépara à attaquer, poing serré sur la cordelette d'urgence qui pendait à la porte. Une fraction de seconde plus tard, le pan du fond de l'âtre basculait et un visage rond et chauve, luisant de sueur, apparaissait dans l'ombre. Edric ne bougea pas.
– Votre Altesse, dit l'étranger.
– Oui ? répondit poliment Edric.
– Je suis ici pour vous faire évader.
Le Prince laissa échapper un gémissement excédé.
– Sans rire ? Nuit maudite ! Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Ne puis-je périr aussi, comme mon père, et avoir la paix à mon tour ?
– Vous périrez, sans doute, si vous demeurez ici, car vous n'aurez d'autres occasions de vous enfuir. Le temps presse, Votre Altesse. Je vous en supplie… suivez-moi !
Ed le dévisagea. Il avait de grandes oreilles en chou-fleur et portait l'uniforme du Pénitencier. Un garde, ou un intendant de la maison. D'une étrange manière, c'était comme s'il s'y était attendu. Que ferait Tony, à ma place ? Il songea à la folle oculie, enfermée à l'étage inférieur ; puis aux recommandations du lieutenant De-Palme, et à la gifle cuisante qu'il avait reçue durant son transfert. Lui restait-il quelqu'un, à la cour, pour s'inquiéter de son sort… ? Enfin, il demanda :
– Qui vous envoie ? Ceux qui ont assassiné mon père ?
– Leurs adversaires, répondit le geôlier. Ceux-là mêmes qui les combattent.
Ceux qui les combattent. Ed resta muet, la main toujours serrée sur son cordon. Puis, alors que la pendule sonnait six coups, brisant le silence pour accueillir l'aurore de son chant claironnant, il se surprit à la délier et, le cœur pris d'une détermination frénétique, se précipita vers la cheminée.
6. Bergota Tassaud
Lys pénétra le salon. La directrice de la pension avait installé son bureau dans l'ancien poste de pilotage du chevalement, au sommet des montants qui soutenaient la structure et qu'elle avait fait aménager en un appartement privé. De là-haut, elle avait l'œil sur l'allée et contrôlait les entrées et les sorties du bâtiment grâce au tableau de bord qui scintillait sur le mur du fond. Lys connaissait bien cette pièce. Petite, elle avait fait de son mieux pour y entrer le plus souvent possible (car Tassaud, qui avait vu le monde, y entreposait ses projets, son savoir et les fruits de son labeur). Elle avait joué avec la roue qui trouait l'étage par le fond. Elle avait admiré les grandes croix de fer percées de boulons plus épais que son crâne qui ornaient le vitrage latéral, duquel on pouvait espionner tout le flanc du terril. Le plafond était très bas, mais l'établi trop élevé pour elle et à trois ans, elle n'en apercevait que les plantes jaunes et mouchetées qui dégoulinaient sur le sol. À quatre ans, elle avait eu l'audace de parcourir ses tiroirs, pendant que Tassaud corrigeait un camarade. À cinq ans enfin, elle avait pu lorgner sur les livres anciens qui couvraient l'atelier, et les molettes innombrables qui s'alignaient sur le bord. C'était la première fois qu'elle prenait pleine conscience de l'excentricité de sa tutrice : l'essentiel de ses outils, dont elle ignorait la fonction, ne composait pas la panoplie d'une maîtresse de maison telle qu'on la concevait en ville.
Tassaud avait quelques connaissances que sa formation d'oculie, à la gloire du Dieu-berger, ne lui avait guère enseignées. Des trois ordres oculistes fédérés, Bergota avait sans nul doute choisi le plus controversé : les oculies réformées, telles qu'on les appelait à la capitale, appartenaient à un corps monial qui prêchait encore à de nombreux clans respectés dans l'Arbre et le Pasteur, disait-elle, ne pouvait oser les excommunier. Pourtant, elles avaient été nombreuses, de celles qui tissaient le triangle sous la houlette blanche traditionnelle, à finir punies pour un crime ou un autre par la justice de la Cité. Si la plupart d'entre elles, et de tous les ordres, portaient tour à tour le tablier de sage-femme, nourrice ou infirmière lorsqu'elles ne pleuraient pas Aelfric, toutes les oculies ne savaient pas les secrets alchimiques des seigneurs ni leur part du legs Ancien ; et les partisanes de Lusanth pouvaient se vanter d'en savoir plus qu'eux-mêmes. Auprès des réformées, Tassaud avait gagné le plus gros de sa ressource, au prix d'une réputation de vieille illuminée voire, pour les plus méfiants, de dangereuse séparatiste. Lys savait bien que sa tutrice n'était pas folle, mais la posture de goule qu'adoptait Bergota face à ses détracteurs n'arrangeait rien à sa réputation. Pourtant, la tutrice s'était montrée particulièrement docile, ce jour-là, alors qu'elle la surprenait à fureter dans l'établi, et s'était lentement installée sur le siège, sa savate à la main.
– Qu'espères-tu trouver, petite ?
Lys avait désigné une esquisse, constituée de cercles concentriques découpés en cases égales et tirée à quatre épingles sur un tableau.
– C'est quoi, ça ?
– Tu es devenue bien curieuse, ma fille, avait soupiré la mère. Ça, c'est l'histoire du temps, des astres, des vents et des marées. Et tu la liras très bientôt, lorsque tu seras suffisamment grande. Puis tu la liras de nouveau et là, tu verras. Mais il te faudra être patiente ! Je n'en ai pas encore fini…
Elle l'avait conduite jusqu'au au mur de pommier, où une douzaine de casiers, hors de portée, étaient alignés avec soin.
– Celui-ci est le tiens. Regarde, j'y ai inscrit ton nom. Le jour où tu seras prête à partir, tu recevras le présent que je te destine… D'ici là, contente-toi de le mériter !
Et, studieuse et obéissante, Lys avait continué à apprendre de sa préceptrice, écoutant ses leçons de tissage, imitant ses recettes de décoctions et récitant ses prières (en vieux-parler de surcroît)… Or, en prenant de l'âge, elle s'était habituée à esquiver le bureau directorial, car ses visites se liaient peu à peu aux ordres et à la réprimande. Depuis la puberté, chaque fois que Bergota la convoquait, les ennuis pleuvaient. Qu'elle ait insultée un prétendant, qu'elle soit allée se bagarrer avec Doperic ou qu'elle ait simplement répondu avec un peu trop d'aplomb, sa directrice ne lui passait plus rien… Et ce soir-là, elle semblait particulièrement remontée.
– Bonsoir, Madame.
Dos à la fenêtre circulaire, les mains jointes, la matriarche se tenait derrière la table massive qui lui servait de bureau, agrémentée de commodes dépareillées pour lui permettre d'agrandir encore son espace de travail. Bergota Tassaud avait la silhouette courtaude et des épaules affaissées. Sa chevelure aux tons caramels était parcourue de nombreuses traînées grises qu'elle ne cherchait plus à maquiller, et ses yeux étaient noirs, plantés comme une paire de canons au-dessus de ses pommettes charnues. Lys la trouvait belle. Elle avait les lèvres en forme de cœur, pincées sur un sourire étroit ; rare, mais lumineux.
– Assieds-toi, s'il te plaît, ordonna la vieille.
Lys connaissait le refrain. Elle l'avait entendu souvent. Dégageant le siège qui lui faisait face de son fatras, elle s'installa au bord de la table où une liasse de carnets rongés d'humidité commençait à vaciller. Au coin du bureau, six cadres usés et presque opaques exposaient de vieux clichés dont l'un, Lys le savait, la représentait aux côtés de Céorn, le jour de l'Exposition, aux halles Le-Tamis. Tassaud aimait beaucoup sa première protégée, elle le savait, et elle l'aimait aussi. Elle aimait beaucoup moins ses leçons, en revanche.
– Tu es en retard.
– Pardon, marmonna Lys. Il y a une nouvelle, à l'hôtel, qui a eu besoin…
–… de ton aide ? Je sais. Je connais la famille de la petite. La pauvre Cébine est venue me trouver il y a six jours. Il n'y a plus rien à espérer pour cet enfant.
Lys, sans trahir son émotion, eut la sensation d'un coup de poing à l'estomac (et, après avoir grandi au milieu d'une horde d'orphelins turbulents, elle en connaissait les effets). Tassaud l'observa, tapotant le bureau de sa main parcheminée.
– Quand iras-tu de nouveau ?
C'était comme si elle savait. La petite horloge murale sonna trois heures. Les yeux baissés et sans avoir préparé ses arguments, Lys marmonna :
– J'ai promis à Mirmeya de prendre son service du matin. Idéaud me l'a laissé.
– Alors, tu ne seras pas là pour former Albertine à la cuisine, trancha Tassaud.
– Je sais.
– Tu devais également aider Vodric et Lobéorn à la rénovation du puits.
– Je sais, répéta-t-elle en levant les yeux. J'ai promis de les relayer, après le déjeuner.
Tassaud, narines dilatées, l'observa longuement et Lys eut quelques difficultés à soutenir son regard. La directrice, qui dormait habituellement du sommeil du juste, à une heure si tardive, paraissait elle aussi livrer bataille à une nuit éprouvante. Elle s'installa enfin, les sourcils froncés, et reprit d'un ton moins formel :
– Je t'ai déjà demandé de ne pas négliger tes responsabilités à la pension. Majeure ou pas, il te reste encore une dette notable auprès de cet établissement…
Plus que son attitude réprobatrice, ce fut l'évocation de la dette qui enflamma aussitôt la jeune fille.
– Et il me faudra onze semaines, rétorqua-t-elle, avant d'avoir économisé assez pour la régler. Que voulez encore de moi, Madame, qui puisse vous contenter… ?
– Du respect, ma fille, prévint Tassaud. N'oublie pas que tu n'es pas que pensionnaire, à Orbe… Tu y as aussi ton lit d'adoption ! Du-Havre, tu t'appelles ! La première à trouver refuge ici. Voilà pourquoi tu portes le nom de ma maison. Ce qui me rend responsable, tant que tu vivras ici, de ton éducation et ta sécurité aux yeux de la fédération.
Et si tu me disais quelque chose que j'ignore ? Lys résista à l'envie de répliquer. Elle trouvait incongru d'entendre pareilles inepties de la part de Tassaud qui, à n'en pas douter, ne partageait pas les valeurs du Roi-berger. Sa réputation d'oculie déchue, elle le savait, faisait courir sur elle les pires rumeurs à Fort-le-fief : Tassaud, la sorcière, la diseuse de bonne aventure, l'ogresse qui mangeait les enfants. Si elle n'avait jamais vu sa tutrice avaler le moindre bout d'entre eux, elle savait néanmoins qu'elle passait une bonne part de sa journée à des activités bizarres dont, au village, on n'appréciait peu la pratique.
D'un index impérieux, Bergota désigna le mur du fond où s'alignaient trois rangs de casiers en bois, verrouillés et étiquetés. Chacun d'entre eux portait le nom d'un ou d'une pensionnaire Du-Havre. Tout en haut, à gauche, la boîte de Lyserion était la plus abîmée ; son étiquette toute jaunie se décollait aux angles.
– Tu es adulte, ma fille. Tu recevras donc, comme chaque enfant de cette institution, un cadeau à ton départ. Mais je te demande, une nouvelle fois, de demeurer au Fort. Le fief ne te laissera pas errer à ta guise dans les baronnies. La fédération n'aime pas les vagabonds. Et d'ailleurs, Nellà ne va pas en rajeunissant. Nous avons grand besoin de ton aide, ici, à la pension…
Lys, le cœur battant, l'observa un instant. Elle sentait la sincérité de sa tutrice. Elle en déplorait aussi l'égoïsme, car Tassaud savait la culpabiliser comme personne… Les dents serrées, elle murmura :
– Madame, j'ai eu tant de frères et tant de sœurs qui ont quitté la maison. Vorcemyr est presque majeure, elle aussi. Bernand s'en ira bientôt. Et Bobine ne tardera plus à faire ses nuits. Je sais que Nellà a une nièce au Carquois, pour entretenir la pension. J'ai décidé de rembourser ma dette et partir pour la 3e baronnie… peu importe ce qu'en dira le fief (elle se remit à jouer avec les maillons d'argent du bracelet de Céorn). J'ai respecté la loi.
Tassaud fut prise de court, et son sourcil disparut dans les rides de son front.
– Peu importe, tu dis ? Il y a une différence, ma petite, entre les rêves et la réalité. Les lois du baron, je m'y suis soumise, entend-le bien ! Et j'ai vu les baronnies. La Baie n'est qu'une cuvette, pleine de pisse et de déchets, où voguent joyeusement les bourgeois enivrés et les pirates. La Cité est un coupe-gorge aux bannières bleues. Trop de dangers pour bien peu d'opportunités. Tu perdrais ton temps, ma fille. Je te demande de ne pas faire la même erreur que tes amis.
Lys l'étudia sans savoir que répondre. Hésitante, elle marmonna :
– Une erreur… ?
– Nous savons toutes les deux ce qu'ont organisé Bernand et Vorcemyr. Je ne suis pas idiote. Ni aveugle. Ces deux oiseaux n'ont pas beaucoup de jugeote, mais ils ont de la ressource. J'espère simplement qu'ils se rappelleront de quelques-uns de mes conseils, pendant leur cavalcade.
– Je ne…
– Ne me mens pas, Lyserion ! Pas à moi ! J'ai compris il y a longtemps, avec ceux-là. Mais toi… il te reste une chance. Oublie la Baie. Oublie tes amis, et reste à la maison. Pour le mieux.
Lys la regardait comme si elle la voyait pour la première fois. Jamais encore la féroce Bergota Tassaud ne lui avait démontré si peu de vaillance. Plus décontenancée que furieuse, elle se leva de sa chaise.
– Je serai de retour au zénith, pour la rénovation du puits.
Tassaud la considéra avec une certaine mélancolie. Puis elle abdiqua.
– Soit. Néanmoins, Albertine comptait sur toi. Tu veilleras donc à vider les caisses et à plumer la dinde avant ton départ, pour lui alléger la tâche en cuisine. L'animal sort de l'abattoir, je la veux sur ma table au repas de ce soir. Est-ce clair ?
La jeune fille ne lui accorda qu'un hochement silencieux et quitta le bureau.
Lys savait, alors qu'elle s'employait à dégarnir l'épaisse volaille, qu'il n'était pas temps de peser les enjeux de son dilemme. Elle était habituée à cet état d'hébétude qui la surprenait parfois, au bord de l'épuisement, et savait qu'il n'était pas propice à la prise de décisions. La nuit continuait de défiler, son estomac criait famine et la simple perspective d'un service supplémentaire à l'hôtel suivi d'une après-midi de rénovation du puits l'accablait d'avance… Lorsqu'elle fut venue à bout de l'oiseau, il ne lui restait plus que deux heures, ou à peine plus, pour avaler quelque chose et se reposer. La mine sombre, elle se traîna de mauvaise grâce jusqu'au grenier.
Lys ne couchait ni aux dortoirs, avec Vorcemyr, ni dans la nurserie du premier étage où logeaient les plus jeunes, mais toute seule, dans les combles, à la jonction des conduits de cheminée. Elle s'y plaisait beaucoup. L'espace était étroit et sa charpente humide, mais les poutres épaisses lui permettaient d'afficher, suspendre ou aligner ce qu'elle voulait. En plus, elle avait accès à une petite lucarne qui épousait la forme de la toiture à versant, très pratique pour l'été ; et par temps frais, elle fermait le loquet et scrutait les étoiles. À leur arrivée au Fort, Lys avait d'abord passé ses nuits près de sa tutrice. Puis elle avait eu droit à son coin alors que les orphelins affluaient. Lorsqu'elle s'était vue embarrassée de quatre garçons pour deux fillettes, Tassaud avait débauché Nellà (une oculie muette formée au Guet) et fait dégager une chambre supplémentaire (trois semaines plus tard, Bern arrivait). Devenue trop âgée pour ses camarades, Lys fut autorisée à s'installer sous les toits, là où les hiboux et les lucioles furetaient durant la nuit… Elle en était satisfaite. Si les corvées la menaient inlassablement d'un bout à l'autre de la maisonnée, jour après jour, elle avait droit, les soirs venus, à ses quelques instants d'obscurité, de silence et de paix, loin de ses camarades.
Traversant les combles obscurs, elle enjamba le manuel de pêche défraîchi, la pile de journaux écornés qui évoquaient le baron et le tas d'œuvres réalisées par ses jeunes frères et sœurs qui s'amoncelaient sur le plancher. C'était, pour elle, des biens intrinsèquement plus précieux que les bouquets fanés, les chansons plagiées et le toc qu'elle enfournait sous son sommier, par pure politesse, une fois abandonnés par ses prétendants éconduits… Les cadeaux significatifs, constitués de services et de titres de privilèges, disparaissaient toujours avec l'espoir de conquête.
Lys ôta ses vêtements et plongea dans les draps. Une corde à linge suspendait les étoffes qu'elle comptait raccommoder, et une lampe à huile crépitait au-dessus du fort de couvertures confortable qu'elle s'était érigé. Un vaste dessin de sa composition, plutôt honorable, couvrait le mur du fond de taches bleuâtres et orangées qui se répandaient sur le sol. La fresque, inspirée des légendes que Tassaud lui racontait, représentait une semi-lune, baignée des reflets incandescents du crépuscule et sa courbe imparfaite (Lys avait maladroitement tracé l'esquisse) ajoutait selon elle un style particulier. Il lui arrivait encore de la contempler, le soir, lorsque la lune véritable la boudait derrière ses nappes de brume, détaillant les mêmes contours et les mêmes teintes dont, à la pension, seule Tassaud semblait avoir le goût. Sur sa table de chevet de fortune reposait le Tertre d'Hanhéel, un ouvrage scellé que lui avait confié sa tutrice, dès l'enfance, avec lequel elle avait appris à lire et dont les morales alambiquées justifiaient souvent d'exaltantes aventures. Lys avait visité le bouquin un nombre incalculable de fois. Il ne l'avait jamais quittée. C'était là, dans l'un des contes de la nouvelle nuit qu'elle avait déniché, à six ans et demi, le portrait de son amie au visage céleste et aux joues embrasées : la Lune du crépuscule. « Elle chasse les monstres ! » répliquait-elle à ceux qui riaient de ses conversations solitaires ; car beaucoup, comme l'impitoyable Doperic, la taquinaient sans relâche à ce sujet : « Tous aux abris ! Fleur-de-lys parle aux esprits ! » scandait-il. Et Lys, qui s'embrasait de l'intérieur, préférait s'isoler dans les combles pour ne pas être moquée, en se répétant la comptine lunaire qui seule savait la calmer…
Une petite voix s'éleva de l'étage inférieur et Lys se précipita aussitôt. « Qui est là ? ». Sous une touffe de chaume blanchie, la frimousse au sourire joufflu et aux dents écartées de Flaquerelle la dévisageait avec espoir, depuis le pied de l'échelle. La petite tendit les bras vers Lys qui parcourut les marches grinçantes sur la pointe de ses pieds congelés. « Viens, ma grande ». Partisane de fermeté, si Tassaud l'entendait se faufiler, elle la renverrait au berceau sans émois. Lys la porta jusqu'à son nid et lui offrit son meilleur oreiller.
– Qu'est-ce qui se passe, ma puce ?
La gamine renifla d'un air hébété. Pour peu qu'ils se soient ennuyés ce jour-là, Doperic et ses sous-fifres (qui n'avaient plus osé défier Lys elle-même depuis qu'elle lui avait retourné une gifle salée en plein milieu de la fête bondée du village, à la veillée du Pot d'or de l'année précédente) l'avaient peut-être taquinée. Ils raillaient toujours le dernier arrivé à la pension, comme pour souhaiter la bienvenue à leur manière. Avec Flaquerelle, l'idée de génie était évidente. « C'est qu'la pisseuse en a foutu partout, ma parole ! » chantait Doperic, depuis la fenêtre, en agitant ses langes au bout d'un bâton. « Flaquerelle, la flaque de pisse ! » répétaient les autres. Et Lys, fidèle à elle-même, s'était mise à protéger le bambin des affreux.
– Tu vois, la semi-lune, sur le mur ?
Flaquerelle hocha la tête, un pouce entre les dents. Une chouette hulula, au-dehors.
– Tu te souviens, le conte du crépuscule ? La Lune est toujours joyeuse. Elle ne veut de mal à rien ni personne. Mais la Lune a un ami, le petit nuage qui semble toujours triste. Et il pleure, il pleure toutes les nuits, en la couvrant de ses larmes.
Flaquerelle se souvenait parfaitement bien du récit. Mais, les yeux écarquillés, elle écouta de nouveau.
– Un soir, alors que le nuage pleurait, dans son coin du ciel, ses sanglots creusèrent une flaque dans le sol du terril. La flaque se transforma en mare, qui devint une mer, et très vite, le Fort tout entier fut noyé dans les sanglots. Et l'océan se mit à gonfler, gonfler et gonfler encore, jusqu'à toucher la Lune, qui ne savait pas nager. C'est alors que la Lune demanda : pourquoi tu pleures ? Et le nuage, qui n'avait jamais vu la lumière du soleil, ni ses rayons sur la terre, lui conta son malheur. Car tu es un nuage de nuit, mon ami, lui dit la Lune. Tu ne dois pas pleurer. Le nuage demanda : comment puis-je voir le jour ? et la Lune resta muette. Elle ignorait comment lui faire voir le jour car elle régnait sur l'obscurité. Comme le nuage pleurait encore, elle se mit à réfléchir. Réfléchir tellement fort qu'elle eut une idée. Viens par-là, mon ami ! dit-elle au nuage, le portant à son visage, et celui-ci, fou de joie, aperçut la lueur du soleil…
–… dans le reflet de son œil ! souffla Flaquerelle.
– C'est ça, chuchota Lys en lui effleurant le bout du nez.
La petite se blottit comme un chaton, tout contre son cœur.
– Tu la racontes encore ?
Éperdue par la douceur de la gamine, Lys soupira :
– Il faut fermer les yeux, d'abord.
Flaquerelle se prêta au jeu et Lys reprit au premier vers.
Au début, Lys rêva d'une vague immense, baignée de soleil, qui enveloppait les blanches plages de la Baie. Elle s'imaginait (puisqu'elle n'en avait pas le souvenir) l'arc de cristal gonflé de bulles et de coquillages qui tutoyait les nuages, et la chaleur, et les odeurs de poiscaille et de brises salées qui ne l'incommodaient pas, comme si elle avait plongé dans les pages du Tertre d'Hanhéel et ses illustrations au pastel. C'était là-bas que le zéphyr migrateur prenait sa source…
Puis le songe se transforma.
Une sombre forteresse, comme elle n'en avait jamais vu, l'enveloppait toute entière, et l'angoisse la prit à l'estomac… étrange. D'ordinaire, elle savait apaiser son esprit. S'agitant d'un côté, puis de l'autre, elle essaya d'apercevoir quelque chose, non sans peine… Le sol vibrait. La forteresse tremblait. Et un ciel rouge, envahi de coton gorgé de sang, crépitait par-delà son donjon. Elle aperçut un éclat diaphane au sommet du bâtiment, perché telle une étoile. Mais la lueur ne venait pas pour elle. Quelqu'un d'autre se tenait là, tout près, sans qu'elle ne puisse l'y voir. Alors, elle regarda l'éclat trembler, se ternir et s'agiter comme s'il se tordait de douleur, sans un bruit, avant de s'éteindre tout à fait…
Lorsqu'elle tendit un bras tremblant vers la carafe, pour étancher une soif désespérée, le cauchemar lui échappa.
À son réveil, Lys, l'esprit fourbu, abandonna son nid à contrecœur, porta Flaquerelle à son berceau et quitta la maison pour faire le chemin d'un pas pressé vers Fort-le-fief et le Miteron, les yeux rivés sur l'horizon obscur. Comme chaque jour – et chaque nuit, en l'occurrence –, elle emprunta son itinéraire habituel. Mais là où elle pensait rencontrer la langue de Bille déserte, elle tomba sur un attroupement agité occupé à investir l'hôtel de ville. Décontenancée, elle détailla la cohue : une dizaine, peut-être une douzaine de soldats en uniforme, les épaules rouges et le sabre d'ocre, beuglaient avec vaillance autour de la grue. Lys n'avait guère croisé, à Orbe, la bannière nouvelle qui flottait aux vents : deux bras de fleuve croisés sur un fond blanc. Des citéens ? Elle hésita… Il y avait bien des troupes, venues de la capitale, qui officiaient en alternance parmi les sentinelles des Mille et loin dans les Îlots. Elle en savait quelque chose : Bern, Vorce et elle-même avaient crapahuté, dans leur enfance, jusqu'à la Limaille pour jouer quelques tours aux hommes en garnison. (Bern s'était même fait prendre, et avait passé la nuit sur une chaise d'étouffement… Il s'en vantait encore). En revanche, elle n'avait encore jamais vu de bataillon complet s'inviter au village.
Les torchères crépitaient, et les lances empilées dans la remorque d'un fiacre, comme l'épine dorsale d'un gros lézard, brillaient à leur lueur. Deux soldats essoufflés entassaient les caissons. Près d'eux flottait un grand drapeau de soie, orné d'un motif pourpre et anguleux. Pour Lys, c'était tout un arsenal. Le chef probable (un bougre à la barbe fournie, le plus fort, le plus à l'aise du groupe) distribuait les instructions alors que dans son dos, les mots Honneur et courage scintillaient à la lueur des feux, sur le fronton de l'hôtel de ville. Lys n'hésita pas plus longtemps : tirant sa capuche sur son visage, elle traversa la place d'un pas vif. « Halte ! appela aussitôt une voix caverneuse. Rubric, Lesta ! De ce côté ! », puis : « Du-Tronc, Beugle, le portail ! ». Une seconde plus tard, Lys se trouvait cernée par le grand barbu et sa troupe. Un officier la visait déjà de son sabre d'ocre.
– Décline ton identité.
Lys sentit le regard pesant des autres soldats par-dessus son épaule. Prise de court, elle bégaya :
– Je m'appelle Lys, je… vais à Fort-le-fief…
Un troisième type déboula vers eux en épluchant son minuscule carnet. Tirant sur un, puis deux et trois onglets, il revint à elle en grognant : « Lys seulement ? », et le barbu lui jeta regard ténébreux. Les joues rouges, elle réalisa subitement : « Lyserion, dit-elle. Lyserion Du-Havre. J'habite ici ». Le soldat confirma d'un hochement, tapotant le carnet. « C'est vrai. Certificat en règle. Orpheline. Employée à Fort-le-fief ». Le gros barbu ne se détendit pas pour autant.
– Tes papiers ?
Il observa le petit livret jauni qu'elle lui montra. C'était précisément ce qu'elle avait voulu éviter : son adresse, son âge, et tous ses droits de cités étaient inscrits sur le document.
– Tu travailles de nuit ?
– Oui, monsieur.
– Où ça ?
Elle hésita à mentir, puis se ravisa :
– Dans les halles…
– Dans les halles, hein ? Où ça, dans les halles ? À la Confiserie ? Au Feutre noir ? Non. Au Miteron, je parie. Ça se voit. J'y ai passé quelques bonnes soirées. Le patron a un faible pour les jolies serveuses.
Lys se pétrifia. Jamais elle n'avait échangé de la sorte avec un militaire. Les soldats postés à la Limaille (que l'on croisait parfois sur les routes) venaient veiller à la sécurité du territoire, au nom du Roi-berger et aux côtés des hommes de la région. Ils connaissaient bien les sentinelles du Fort et partageaient les coutumes quotidiennes de la baronnie. Ces officiers-là, aussi venus de la capitale, étaient plus richement vêtus et leurs uniformes agrémentés de quelques galons inédits. Lys essaya de les observer un par un, le plus discrètement possible : ils n'étaient sans doute jamais venus à Orbe. À la lumière des lanternes, elle discerna les contours de la soierie ornée de rouge, qui ressemblait désormais à un énorme rubis.
– Attention, reprit le barbu. Il y a des prédateurs, la nuit, dans ces collines…
– Je les connais assez bien, répliqua-t-elle. Je les parcoure tous les soirs. Je ne suis pas la seule. D'autres empruntent la route des Champs, depuis Fort-le-fief jusqu'à la roulotte, pour regagner leur foyer. Ici, au Fort, nous avons appris à travailler de jour comme de nuit. Je n'ai, jusqu'à maintenant, rencontré que vous.
Il la considéra avec une franche hostilité. Son sourire le trahit cependant.
– Les troupes de la Cité ont été envoyées aux quatre coins de l'Arbre pour répandre la nouvelle et contenir le… chagrin (son rictus s'étendit). Des dizaines de soldats, répartis dans les villages et les hameaux pour veiller sur la veuve et l'orphelin… et orphelin, l'Arbre l'est devenu. Sois reconnaissante. Nous autres avons abandonné le Golfe pour rejoindre ton tas de sable. Deux heures de route, à pleine vitesse, pour se retrouver au pied du massif, pas vrai, les gars ? (Il héla ses troupes). Tu parles à la milice du 1er Quart de la Cité, au nom du bailli Rouge. Montre donc un peu de respect.
– J'en ai pour vous, monsieur, répondit-elle, le souffle court. Mais, si vous voulez vous écourter la tâche, je peux aussi vous montrer le chemin qu'emprunte Monsieur L'Ortie. C'est un potioniste octogénaire qui travaille à Fort-le-fief, et habite de l'autre côté de la colline. Ainsi, vous aurez appréhendé tous les menaces de ce village.
Elle n'était, d'ordinaire, pas si susceptible. Mais la peur lui insufflait l'audace.
– Approche, gamine.
Elle obéit. D'une main sur l'épaule, il la conduisit à l'écart de la bannière, près de la grue. Elle fit tout son possible pour soutenir son regard.
– Il y a des gens, à la capitale, qui paieraient un paquet pour une jolie plante avec tant de bagou. J'en connais pas mal. Si tu m'offenses, moi ou un de mes gars, il me faudra te rappeler les lois de ta fédération… mais, si tu veux balancer ton tablier, je peux te vanter auprès des plus anciens chevaliers de la cour… T'en dis quoi ?
Lys baissa les yeux, incapable d'affronter l'ombre qui se trémoussait dans ceux de l'officier. Elle savait, de triste expérience, que le moindre mot de trop suffirait à lui attirer des ennuis. Elle se mit à bafouiller sans conviction : « Je vais… être en retard… ».
– Qu'est-ce que tu as là ?
D'un geste brutal, il empoigna son avant-bras, où le bracelet du baron Céorn lui entailla la peau. Cette fois, elle le fusilla.
– Belle relique, chuchota-t-il. Un peu cher, pour une gamine de ta classe. Tu l'as volé ?
– Le Miteron paie bien les jolies filles, déclara-t-elle.
Il éclata d'un grand rire rauque qui ressemblait à un aboiement. Sans aucun doute, Lys avait l'impression de faire face à un énorme molosse au poil noir. Ne laissant rien paraître du battement frénétique de son cœur, elle reprit doucement :
– Merci, monseigneur, d'avoir gagné le Fort pour nous protéger de la menace et nous porter les nouvelles. Les petites gens d'Orbe vous en sauront gré. Quelles sont-elles ?
Étonné de nouveau, il parut apprécier l'effort de sa verve soudaine. Avec un rictus, il répéta :
– Quelles sont-elles ?
– Quelles sont les nouvelles que le géant aux sabots de fer veut nous faire savoir ?
Approchant trop près, si près d'elle qu'il vint souffler une haleine avinée sur son visage blême, l'officier déposa encore la main sur son épaule. Que quelqu'un vienne, songea Lys. Que quelqu'un vienne maintenant… Boursouflé de mépris, il déclara :
– Tu le sauras, gamine, comme tout le monde, aux lueurs du jour. D'ici là, tâche de bien te tenir (puis il lui restitua son livret et la planta là).
Lys, muette comme une carpe, évacua la place sans se faire prier, et ne se retourna pas. Elle sentit l'adrénaline faire éclater chaque nerf de son corps tandis que ses pieds la portaient d'eux-mêmes jusqu'au sentier de la roulotte. Le front couvert de sueur, elle serra sa capuche et se mit instinctivement à courir. Elle ne souvenait pas d'être montée à bord de la voiture, ni même d'avoir rejoint la route lorsqu'elle arriva au Bourg d'écaille, pétrifié par un silence d'automne…
Le Fort, perché sur son massif d'argent, resplendissait déjà à la lueur dorée de l'aube. Un groupe de riches baroudeurs dessoûlait à l'entrée des halles, et le Miteron s'ornait de lampes tamisées, le feuillage de ses grappes géantes abandonné au gré du vent. « Lys ! Lys… Tu es sûre que ça va ? ». La jeune femme perçut à peine la voix de sa collègue, qu'elle ne reconnut pas. Le sourire carnassier de l'officier flottait encore dans son esprit pendant qu'elle liait son tablier, le badge épinglé à la poitrine, en traversant la salle de réception. Les idées de Bernand et Vorcemyr, les invectives de Tassaud et la menace des soldats embrumaient son esprit d'appréhensions contradictoires. La main serrée sur son bracelet, une entaille dans le creux du poignet, elle ignora Oradella qui piquait du nez aux fourneaux (« En r'tard, jolie fleur »), et gagna le couloir qui menait au bureau d'Idéaud.
– Monsieur ? chuchota-t-elle en frappant au battant.
Elle ne perçut pour toute réponse qu'un chuintement essoufflé. Elle le trouva affalé sur le divan, près de la cheminée, la tête entre les mains. Sa redingote avait subi quelques coups durs et la moustache en guidon paraissait plus touffue qu'à l'ordinaire. Il n'avait sûrement pas dormi de la journée, avant d'entamer son service. Elle approcha lentement de l'âtre, au fond du somptueux boudoir aux moulures d'or. « Monsieur, vous vous sentez bien ? ». Ses livrets de comptes et ses billets de services, éclairés par une dizaine de chandelles à moitié consumées, s'étalaient sur le bureau. Un craquement sinistre la fit sursauter ; une bouteille d'hydromel gisait au sol, à même la moquette détrempée. Le tenancier soupira.
– Non, fleur-de-lys. Ça ne va pas, murmura-t-il. Ça ne va pas du tout. Je suis en train de perdre. Tout perdre (il renifla abondamment). Mériandre s'en va.
– S'en va ? répliqua-t-elle. Où ça ?
– Le Miteron nous a avalés.
Elle n'osa pas insister. Idéaud était ailleurs. Tapant nerveusement du pied sur le plancher, il la dévisagea avant de demander :
– Que t'est-il arrivé, petite fleur ? Pourquoi tu pleures ?
Lys s'aperçut de la moiteur de ses joues. Accroupie auprès du bonhomme, elle réprima un sanglot alors qu'elle articulait :
– J'ai rencontré des soldats de la Cité. En chemin.
Il la considéra soudain avec attention.
– Qu'ont-ils fait ? T'ont-ils malmenée ?
La gorge de plus en plus serrée, elle répondit :
– Non, j'ai seulement… j'ai cru que – j'ai eu peur.
– Qui étaient-ils ? gronda Idéaud en se dressant de toute sa hauteur, non sans manquer de perdre l'équilibre. Qui sont les bâtards qui ont voulu porter la main sur ma fleur de lys ? Réponds, que j'aille dès maintenant leur faire connaître les lois de Fort-le-fief !
– C'est inutile, Monsieur, je…
– Que font les hommes de la Cité à Orbe ?
Lys, qui n'éprouvait que peu d'intérêt pour la question, hésita. Puis elle tira son mouchoir de sa poche.
– Ils ont parlé d'une milice, se souvint-elle. La milice du 1er Quart. Ils disaient apporter des nouvelles…
Idéaud resta momentanément silencieux. Sans la quitter de ses yeux embués, il murmura :
– La Banque ? La Banque Rouge de la Cité ?
Approchant d'un pas maladroit, il insista :
– C'est elle, de nouveau, qui cherche à tout me prendre ?
– Je – j'ignore…
Il frappa du poing sur le bureau.
– Nous ne nous laisserons pas faire ! Tu m'entends, fleur-de-lys ? Mériandre, la Banque, la fédération, nous n'allons certainement pas les laisser nous dépouiller, par le géant ! Il y a des contrats ! Il y a des décrets ! Vautours et pisse-froids ! s'exclama-t-il encore, en balançant un coup de pied dans les débris de sa bouteille. Ils ont cru pouvoir débouler et faire comme si la baronnie toute entière leur appartenait, les crevures ! Mais nous leur ferons voir, ensemble, de quoi nous sommes capables, tu m'entends ?
Et il se mit à pleurer. Abasourdie, Lys lorgna vers la porte.
– J'ignorais – navrée, Monsieur. Il faut que…
– Attends ! supplia-t-il, se mouchant sur un revers de manche de son éclatant costume. Fleur-de-lys, attends… (Il avança jusqu'à elle). S'il te plaît…
Il tomba dans ses bras et Lys faillit s'écrouler sous le poids du bonhomme. Pauvre Monsieur Idéaud. Jamais elle ne l'avait vu dans un état pareil. Or, elle ne savait comment l'aider, d'autant qu'elle risquait manifestement d'y perdre son emploi. Elle le réconforta d'une voix tremblante :
– Je vais vous préparer un bol de café, Monsieur. Puis vous irez vous allonger. Tout ira mieux demain.
Elle voulut se défaire de sa lourde étreinte, mais il ne lâcha pas. Essayant tant bien que mal de repousser son bras, elle sentit la force brute du bonhomme qui se mit à l'enlacer plus fort. « Monsieur ? » insista-t-elle. À bout de souffle, elle remua de plus en plus alors qu'il l'immobilisait tout à fait et, stupéfaite, plongea son regard dans le sien. Ses yeux étaient comme flous, ses traits tirés, une veine battant à la tempe. Elle le vit parcourir ses lèvres, sur lesquelles il tenta de déposer un baiser. Elle se contorsionna pour l'éviter. Contrarié, il porta une main à sa gorge et (« Aïe ! ») se piqua le doigt sur le badge qu'elle arborait à la poitrine. « Tu as des épines, petite fleur… ! », gronda-t-il. Le repoussant d'un coup d'épaule, Lys échappa à son étreinte et voulut s'élancer vers la porte… mais fut ramenée en arrière par la poigne du vieil homme qui la jeta à terre.
« Je sais pourquoi tu es venue ici… Je sais ce que tu veux… » murmura-t-il en dégageant le bureau pour la rejoindre et durant une terrible seconde, Lys se vit comme de l'extérieur, minuscule, frissonnante et frappée de peur dans un coin du salon. Puis, sans prendre le temps d'y réfléchir, elle plongea de tout son poids et Monsieur Idéaud, surpris, bascula sur la table, renversant au passage les liasses et les chandelles. Peu soucieuse de son état, Lys se précipita vers la porte.
Dans la salle de réception, elle traversa une petite foule ébahie. Était-il dans son dos ? Oradella, en tête de cortège, accourait dans sa direction, flanquée de près par ses commis. Lys ne reconnut pas les visages qui se pressaient autour d'elle, collègues et clients, hommes ou femmes, amis ou menaces mêlés en un tourbillon indistinct. « C'est Idéaud, bégaya-t-elle à qui voulait l'entendre. Il – Idéaud a… ».
– Lys, murmura Oradella, les yeux rivés vers le couloir. Qu'est-ce que tu as fait ?
Et elle lui empoigna fermement le bras. Toujours sonnée, Lys se dégagea d'un geste brutal et se précipita à travers la cohorte pour filer vers le vestibule. Un cri sourd s'éleva dans les étages. Franchissant le portail et gagnant l'artère principale des halles, elle rejoignit l'allée baignée d'éclats incandescents. Plusieurs silhouettes irradièrent dans sa direction et une main la gifla alors qu'elle passait le trottoir où affluaient les passants alertés. Lys trébucha et s'étala de tout son long sur la chaussée humide. Le coude endolori, elle s'empêtrait dans son tablier trempé de boue quand quelqu'un vint la contenir, bras dans le dos. Au même instant, un anneau de feu souffla les vitres de l'édifice dans un chant tonitruant, alors qu'une chaleur intense lui chatouillait la joue. Lys, les yeux humides, regarda le Miteron prendre flammes.
7. La lame tronquée
Céorn sentit sa rotule crisser sous l'effort qu'il fournit pour se traîner d'un pas digne jusqu'aux appartements de Méséus, décidé à ne pas se laisser voir boitiller par sa garde, et songea avec envie à l'onguent bienfaiteur qui l'attendait dans son cabinet et qu'il appliquait pour en soulager l'usure. Il était suivi par deux garçons bien bâtis qui portaient le reliquaire où reposaient les clés de la chambre bleue (à sa charge, désormais) et semblaient, si c'était possible, plus épuisés encore. Céorn les remercia d'un geste et congédia la gouvernante échevelée qui attribuait encore mille et une tâches aux femmes de chambre de l'étage, avant de s'enfermer à triple tour. Les lampes, qu'il n'avait pas éteint, se confondaient dans la lueur rosée du matin. Il clôt les volets un à un et déposa ses effets avec lenteur. Le décret sur l'importation depuis le Pic l'attendait toujours sur le bureau, et il soupira.
Le baron Corvus Du-Pic, déjà singulier par nature, ne méritait pas la potence au crédit de rumeurs, il était vrai. Pourtant, le seigneur ne faisait rien pour améliorer sa réputation et ces derniers temps, il avait été de plus en plus délicat d'en préserver les droits auprès de l'assemblée sans accorder le moindre privilège (supplémentaire) à sa fantasque politique. Le Haut Juge, en fait, n'avait fait que jeter un pavé dans une mare trouble, en l'évoquant sans le nommer. Depuis toujours, Du-Pic démontrait une extraordinaire ténacité à n'en faire qu'à sa tête, défiant le sceptre avec l'arrogance qu'on connaissait de ses ancêtres et abusant des accords secrets qui le liaient à Amalric. Accords dont Céorn, à l'instar de ses ministres, ignorait les termes… Corvus avait choisi de quitter son siège, au milieu de la dernière assemblée, pour ne pas y revenir (ce qui avait ulcéré le seigneur Du-Rouet). Ensuite, il avait adressé au pauvre baron De-la-Forge un billet fort inquiétant quand celui-ci avait fait arrêter le clan de trappeurs qu'il avait trouvé arpentant sa route, près des reliefs de la Chaîne. Enfin, et à peine quelques semaines plus tôt, il avait été repéré, seul, près des frontières de La-Garde, au beau milieu des crêtes acérées des Montagnes Noires et les soldats, bien sûr, avaient échoué à l'interpeller (le gouverneur était venu s'en plaindre en personne, répétant à tue-tête les invectives indignées de son délégué). Ce que faisait Du-Pic, sans escorte, à crapahuter dans les contrées givrées des Racines, Céorn n'en savait fichtrement rien mais il ne pouvait lui interdire la libre circulation dans les fiefs de la fédération et s'était contenté d'un contre-ordre. Dans la foulée, la Bastide entière susurrait déjà les pires prophéties qu'on attribuait généralement au baron-mutin.
« Le Sorcier est sorti de son Manoir ! » disait-on. « Les loups et les chauves-souris ne suffisent plus à sa bonne compagnie ! » ; « L'Ombre va venir à la Cité, oui, et elle aura répandu le sang et l'encre dans la bonne fortune que le berger n'aura encore rien fait ! » ; ou encore : « Il y a une baronnie qui n'a pas laissé tomber l'ancienne devise, par là-bas… la lignée Du-Pic, hein ? Seigneur des cimetières ! ». Et voilà qu'il imputait maintenant à Céorn d'administrer les marchandages entre le Pic et la vallée, avec grand soin et sans les directives du Roi… Car, si les bons citoyens de la Cité se refusaient à consommer les ressources maudites du mutin, en public, il y avait un marché noir toujours plus florissant de peaux de bêtes et de cire funéraire venues de la 6e baronnie, dans les bas-quartiers de la capitale.
Ce sont les gens Du-Pic qui ont déclaré la guerre-de-nos-pères… songea Céorn.
Il rangea ses dossiers et débarrassa son bureau de toute la paperasse qui s'y amoncelait, puis s'installa pour appliquer l'onguent qu'il conservait dans un tiroir. Sa rotule émit un grincement de mauvais augure. Il gémit. Au même instant, Son Altesse le Prince De-la-Cité souffrait un deuil esseulé au Pénitencier ; et, s'il avait confiance en l'officier qu'il avait envoyé sur place pour le protéger (ou tout du moins, en Gyron), il lui faudrait trouver un moyen de s'entretenir confidentiellement avec l'héritier, au plus vite, sans éveiller le soupçon des dignitaires de la Bastide. Car ils l'inquiétaient plus que n'importe quel seigneur maudit.
Madame Mahenn pleurait froidement la mort d'Amalric, mais avec douleur et sincérité, il en convenait. Quant au petit Edric, la banquière de renom qu'elle était ne l'avait jamais gratifié de l'étreinte particulière d'une grand-mère. Il était pourtant difficile de l'imaginer impliquée dans l'entreprise occulte qui incriminait son petit-fils, car elle avait les intérêts de sa descendance très à cœur. Son neveu du côté Rouge, le Juge Aimon, avait meilleure apparence en la circonstance, avec ses traits blafards et son regard illuminé ; mais Céorn douta que le magistrat n'eut jamais pu entreprendre quoi que ce fût sans l'aval de sa matriarche… Si Ronon De-la-Cité, lui, jubilait devant la macabre tragédie, c'était par curiosité et par bêtise, il en était convaincu. Véhan Du-Point, en sa qualité de Doyen, avait la langue plus pendue que les tripes accrochées ; pourtant, il avait accompagné son Roi-berger dans maints projets et, dépositaire d'un savoir ancestral, connaissait les rouages du monde avec précision. Quant au Capitaine Anton De-la-Baie, il était le seul à avoir rejoint le conseil en retard. Le Général, enfin, s'était encore fait remarquer à la table de verre. Peut-être sa volonté de raser la Ville-de-fer avait-elle atteint son point culminant, à l'annonce du régicide ? S'oubliant sur son genou, le Conseiller vit défiler les visages et les galons devant ses yeux : le petit Lorcas ravi à l'aube de sa vie ; le lampiste brisé ; le pasteur Benoist L'Épis ; la serveuse du Hallebardier… et enfin, son cousin. Pétrifié.
Le règne d'Amalric avait déjà quelque chose de légendaire. Peut-être était-ce à cause de la personnalité fantasque du souverain ? Pour la sévérité avec laquelle il avait tenu le front Est ? Ou peut-être, sa prestance inégalable devant le peuple ? Quoi qu'il en fut, il avait obtenu le respect, parfois l'amour et à défaut, la crainte de ses sujets… La rumeur qui entachait les bleus de sang ne l'avait pas épargné, cependant, et à la Cité, il se chuchotait que le fou Amalric avait assassiné sa propre fratrie. Des balivernes.
La princesse Merwenn était décédée treize automnes plus tôt, à l'âge de vingt-trois ans, durant une froide fin d'octobre. Céorn n'avait que peu fréquenté sa cousine et surtout à l'enfance, après quoi ils ne se rencontrèrent plus qu'aux fêtes de famille et aux célébrations de l'Arbre ; lui, éduqué à gravir les échelons de la hiérarchie fédérée et elle, occupée chez les oculies du Temple suprême, puis auprès des dames de la cour où on lui enseigna la technique du point de croix du Rouet et la lyre de l'Orgue. Merwenn, deuxième enfant d'Ulfric et Mahenn, avait connu d'étranges crises de rage, parfois très violentes, dès l'âge de sa puberté. Elle s'était jetée contre les murs, arraché les cheveux du crâne et (Céorn n'était pas supposé savoir, bien qu'Amalric ait fini par le lui confier des années plus tard) s'était ouvert les veines à plus d'une reprise. Véhan s'était chargé de traiter son cas en personne. « Sujette à l'hystérie et aux délires paranoïaques ; hallucinations et auto-mutilation… » avait noté l'archimaître. Madame Mahenn La-Rouge avait bien tenté d'étouffé l'affaire, sans succès ; le Citéen s'en donnait à cœur joie et le démenti publié dans l'Unicité, au ton un peu trop accusateur, échoua tout à fait à réhabiliter la princesse lorsque celle-ci fut finalement retrouvée pendue dans ses appartements de la Divine. Quant à Amalric, l'aîné ambitieux et impulsif, il ne fit la démonstration d'aucun chagrin, si bien qu'on l'imagina responsable (d'une manière ou d'une autre) de la fin morbide de sa cadette.
Tristan De-la-Cité, le benjamin de la fratrie, inspira plus de doute encore. Sous sa touffe de cheveux auburn, il avait toujours dissimulé un regard fuyant et des airs confus. Son menton était piqué d'un duvet sombre qui peinait à pousser. Le prince cadet avait parlé tard, était resté presque toujours silencieux depuis lors et demeurait seul à l'accoutumée, ce qui lui avait valu le quolibet de « mouton noir » de sa portée. Tristan, ou le fébrile comme le surnommait le peuple de la Cité, n'était jamais revenu de son service militaire, alors qu'il avait été chargé, à dix-neuf ans, de surveiller les eaux du nord où il eut très vite essuyé un raid pirate. Amalric, qui avait conduit l'expédition, n'avait rapporté qu'un récit évasif selon lequel Tristan avait basculé à l'eau pour n'en jamais remonter. Le drame datait de quelques années à peine et beaucoup, à ce jour, attendaient encore de savoir ce qu'il était précisément advenu du jeune prince.
À présent qu'Amalric avait lui aussi connu une fin tragique, la plus violente de surcroît, Céorn commençait à voir du vrai dans la rumeur que l'on colportait sur les bleus… Or, il n'y avait pas pire moment pour questionner sa propre lignée. L'éclat de la machinerie photographique lui revenant en mémoire, il bondit en s'apercevant qu'il piquait du nez et jeta un coup d'œil à l'horloge – 06H25. Conscient qu'il lui fallait récupérer avant d'affronter la journée, il régla son alarme à dix heures pétantes et alla souffler les lanternes, à l'exception d'une chandelle qu'il déposa à son écritoire. Puis, sans un bruit, il alla sortir la lame tronquée du pan de mur pour l'amener à la lumière.
Qu'elle suscite l'effroi ou la convoitise, l'arme était la clé de son mystère. La gravure patinée ne lui évoquait aucune langue connue. Ce qui valait quelque chose, car il se flattait d'avoir mérité son certificat en Histoire et Sciences politiques à l'Académie et avait longuement étudié les dialectes passés et présents du Continent. Bien qu'elles eussent différents accents selon les contrées, de la région des Poulies aux Terres de l'Ouest, les baronnies de la fédération s'exprimaient en parler-fédéré et ce depuis la fin de la guerre-de-nos-pères, plus de cinq siècles auparavant. On entendait bien quelques expressions obsolètes dans l'Entre-frontières, et un fort accent chez les échafaudeurs de l'Est qui abusaient d'un argot désuet ; mais pour l'essentiel, toutes les régions occupées se comprenaient. L'écriture vraisemblablement syllabique qui parcourait la dague, elle, semblait Ancienne.
Le poignard était éventré en son centre, découpé dans l'acier sur la longueur et délesté d'un éclat qui, depuis, ornait le cou du Prince. Une dizaine d'années plus tôt, Amalric avait cheminé au nord pour une reconnaissance des eaux tempétueuses du nord et en avait ramené, entre autres parts de butin et comme présent d'anniversaire, l'arme épaisse aux contours grossiers… La civilisation Ancienne s'était éteinte plus de huit siècles avant qu'on ne pose la première pierre de la Cité ; or, ces gravures dataient vraisemblablement d'une ère antérieure à la dynastie-bergère. Céorn se gratta le poil du menton et, entre ses dents, murmura pour lui-même :
– Une dague cérémonielle de la première dynastie ?
Il s'empara d'une trousse, choisit le fusain de sa convenance et commença son esquisse. Céorn, qui n'avait pas à rougir de son talent d'artiste, esquissa les ombres et perspectives, puis s'employa à en recopier minutieusement les inscriptions. Lorsqu'il fut satisfait, il couvrit la lame de son chiffon de soie et la cacha une seconde fois derrière le battant dérobé de la niche fleurie, avant de plier le croquis pour le glisser dans sa chemise. Enfin, il rédigea prestement deux billets, qu'il scella du blason de la Cité, et fit sonner la clochette de son bureau. Un instant plus tard, Hobaric se jetait à sa porte.
– J'ai là deux missives de la plus haute importance, dit-il, et le valet ne montra aucun signe de faiblesse. Je veux que tu les portes en main propre à leurs destinataires. Celle-ci, tu la feras parvenir au Doyen de l'Académie (il l'invitait à le rencontrer au matin même) ; celle-là, au chevalier Du-Fort (qu'il conviait à un rendez-vous secret, dans la foulée), qui réside actuellement aux Prunelles de la Loyale. Tu reviendras faire sonner la cloche pour me confirmer leur bonne réception. C'est compris ?
Le rouquin acquiesça et disparut comme un chat de gouttière. Le 1er Conseiller observa le mur, devant lui, perdu dans ses pensées. Puis, reprenant ses esprits, il ferma le tiroir et vêtit sa robe de chambre. Les jeux d'eau avaient repris leur crachotement circonspect. Gagnant la fenêtre, il ouvrit le volet et parcourut les avenues de la Cité baignée de soleil, les yeux rougis et le cœur lourd. C'était comme si Amalric vivait. La brume d'automne s'estompait peu à peu, gonflante et diaphane, tel un voile de coton translucide étalé sur la vallée. Les commerces ouvraient leurs portes, les marchands de presse placardaient les nouvelles, et les fêtards dessoûlaient dans le caniveau. Bientôt, tous et toutes sauraient le détail des événements de la nuit. Céorn tendit l'oreille, à la recherche des premiers signes de chaos, d'insurgence, épiant les points minuscules qui grouillaient dans les ruelles comme autant de suspects potentiels ; et il songea au Roi-berger qui s'installait souvent ainsi, à sa fenêtre, pour observer le peuple commun. Il y avait, dans la foule, quelques Moqueurs qui attendaient l'étincelle.
Le Monorail, immobilisé en station La-Banquise aux premiers éclats du grand Brasero et investi par les milices de la Cité, avait finalement repris sa course circulaire sous étroite surveillance. Il percevait le rythme fracassant de ses turbines qui filaient à toute allure le long des voies et fendaient l'air en faisant trembler les bâtiments aux fondations. La locomotive scindait le passage du Franchissement et gagnait les quais avant de dessiner de nouveau le tracé du même anneau, brinquebalant ses wagons vers la chaussée. Les cris d'ouvriers qui hélaient les voitures à vapomoteur du faubourg se mêlaient à l'enclume qu'on frappait sans cesse au boulevard des Joailleries, comme un chœur joignait la percussion. Au sud-ouest, enfin, une fumée émeraude s'élevait en tourbillonnant vers le ciel. Lorsque le signal de Hobaric lui arriva, il était 07H11.
Le Conseiller s'avoua définitivement vaincu (pour la nuit, du moins) et sans prendre la peine de retirer sa robe de chambre, se laissa choir sur le matelas moelleux. Tout furieux et bouleversé qu'il était, il sombra immédiatement… Et après ce qui ne lui parut pas une seconde, il se sentit arraché au sommeil par un concert tonitruant tenu à la porte de sa chambre et – 09H49 –, se porta maladroitement jusqu'au seuil. Il y trouva le chevalier Gyron Du-Fort, essoufflé, le teint violacé :
– Monseigneur… Céorn… suffoqua-t-il. Le Prince… Edric, il a… disparu !
8. Les Jardins de la Mort
L'enclave était creusée dans l'épaisseur d'un mur de briques. Edric pénétra le conduit rectangulaire, à peine plus large qu'un placard à balai, qui basculait de l'âtre jusqu'à un tunnel vertical et, anxieux, se pencha en avant pour glaner les tréfonds invisibles de la galerie. L'artère dérobée constituait un passage étroit à la charpente de bois, enfoncé dans l'ossature du Pénitencier. Là où aurait dû respirer la cheminée, un tronc de paille terreuse, de poils et de plumes qu'un millier d'oiseaux avait constitué d'un amas de nids successifs s'émiettait peu à peu.
– Où allons-nous… ?
Pas de réponse.
Le geôlier aux oreilles décollées révéla un petit caisson portatif, attaché à la bandoulière de sa sacoche et fermé par une série de minuscules serrures. Agitant une clé triangulaire, il se mit à jouer des doigts pour débloquer un à un les loquets, jusqu'à entrouvrir lentement le boîtier. Edric n'osa l'interrompre, alors que l'appréhension l'agitait de plus en plus. Commettrai-je une erreur… ?
– Quel est ce chemin ? demanda-t-il dans un murmure.
Le garde empoigna l'extrémité d'un câble d'acier qu'il attacha au sommet du conduit et approcha du Prince pour l'enlacer d'un harnais. Ed sursauta : « Allons donc, et de quoi s'agit-il, maintenant ? », mais l'étranger vint le ceinturer en insistant :
– Ce chemin mène jusqu'au soubassement de la forteresse… (d'une main, il ferma son mousqueton). Il nous faudra descendre tout en bas pour vous sortir du Pénitencier (il ajusta le grappin à la poutre la plus large, puis tira une poulie d'acier qu'il fit glisser le long du cordage). Gardez les mains sur la poignée, et ne regardez pas en bas. Tenez, portez ces gants, ils vous éviteront la brûlure du frottement, au cas où…
Edric se laissa habiller et équiper en contemplant le vide obscur.
– Vous n'êtes pas sérieux, dit-il. C'est un miracle que de trouver un passage secret dans l'âtre même de la suite qui m'a été attribuée… Personne n'a-t-il donc jamais fouillé cette forteresse ?
– Il n'y a pas de miracles, cette nuit, Votre Altesse, répondit le geôlier. Vous été mené ici à dessein. Les Rois de l'Arbre se sont succédé, mais ceux qui ont cherché ce passage y ont trouvé le leurre. Un premier couloir, qui emmure celui-ci, a été installé dans le renfoncement invisible de la façade. L'accès lui-même est imperceptible à quiconque en ignore la présence…
– Vous ne l'ignorez pas, souffla Edric.
Le geôlier referma le pan de cheminée et, l'œil vif, observa l'air angoissé du Prince. Ed vit qu'il hésitait à parler. Puis, le menant au rebord du conduit d'un geste prévenant, il révéla :
– Je ne suis que l'humble messager d'un ordre beaucoup plus grand que moi. C'est le 1er Pasteur Balréon, en son temps, qui a construit cette bâtisse et ce, lorsqu'il était à la tête de l'action… Il n'en a jamais révélé l'existence, jusqu'à ce qu'il passe le secret. D'autres sentiers mystérieux parcourent la Bastide et la Cité.
– Voilà une nouvelle rassurante, marmonna Edric. Mon père aurait donc pu se barricader partout où bon lui semblait qu'il aurait quand même vu surgir son assassin par une cuvette de toilettes. Mais de quelle action parlez-vous donc ? Quel est cet ordre que votre Pasteur a présidé ?
Le garde, ignorant sa question, lui tendit le cordage d'une main ferme. Edric se pencha de nouveau. Ai-je une chance de m'écraser au bout de ce tunnel ? Pris de vertige, il pensa à Tony et à la sensation qu'il avait eue, la première fois qu'il avait basculé sur les voies de chemin de fer, à bord de sa planchette à sustentation… Le geôlier, lui, n'avait pas les charmes d'Accroche-Cœur.
– Comment savoir si je survivrai ?
– Altesse, répliqua le garde d'un ton pressant, nous sommes seuls… Si je voulais vous tuer, vous seriez déjà mort. Écoutez-moi. Vous ne périrez pas ici. Pas ce soir.
Alors, Edric s'élança. Attachés conjointement, ils filèrent le long du tunnel et croisèrent la sphère de plomb qui leur servait de contrepoids en s'élevant comme un astre vers le plafond. Çà et là, il perçut quelque lueur fugace entre les interstices. Et le chuintement de la plomberie. Enfin, dans un ralentissement progressif et avec un clic! satisfaisant, il sentit le sol réapparaître sous ses pieds. Il alla s'appuyer contre le mur glacé un instant et le geôlier le soulagea de son harnais, avant de décrocher le grappin (« Merci », chuchota le Prince. « Par-là », répliqua le type).
Ils traversèrent un pan de mur dérobé, pour aller se perdre dans un dédale de passages exigus où proliféraient les nuisibles et les toiles d'araignées.
– Il faut quitter la prison, chuchota son guide en le menant à un minuscule escalier.
Ils avaient repris une progression verticale. Le Prince jeta un regard autour de lui : les murs noircis, couverts d'un épais grillage, différaient des briques orangées du donjon. Et un vrombissement sourd résonnait loin au-dessus de sa tête. Nous sommes passés dans la Potence, songea-t-il. À travers les maillons. Aux aguets, il regarda son guide le mener dans les conduits, jusqu'à ce qu'ils parviennent à un étroit encadrement de pierre à semi-immergé. Muni d'une lanterne de poing à la lueur faiblarde, le geôlier l'incita à avancer vers la galerie de roc aux ombres impénétrables.
– Où sommes-nous ? s'enquit Edric.
– Les souterrains du domaine.
– Pour en ramener quel trésor ?
Le geôlier, qui sembla momentanément agacé, précisa :
– Vous voyez, ces tunnels ? Ils conduisent hors de la forteresse. Balréon a truffé les contours de la Bastide de chemins similaires, en son temps. Là, prenez à gauche. Nous irons droit devant pour une demi-heure environ (Edric posa le pied sur un squelette de rat, de la taille de son avant-bras, qui craqua comme une feuille morte). Marchez bien à la lumière !
– Où débouche ce passage ? demanda le Prince, jetant un œil au plafond noir, beaucoup trop bas pour son confort.
– Nous quittons l'enceinte interne de la Cité, et rejoignons la banlieue du 3e Quart en traversant sous le lac…
Edric se figea. Il désigna les murs humides et la charpente moisie qui soutenait le tunnel :
– Sous le lac ? Êtes-vous fou ?
Mais le geôlier semblait avoir trouvé la limite de sa patience. Élevant la lampe au visage du Prince, il planta son regard dans le sien et d'une voix égale, il déclara :
– C'est le seul chemin, Votre Altesse. Avancez, maintenant, ou repartez.
Edric, offensé, l'étudia un instant.
– Voilà qui est très intense, concéda-t-il. Mais j'ai bien peur de ne savoir remonter au donjon sans votre grappin…
– Je vous le prêterai volontiers.
– Bon sang, non : je n'aurai jamais l'occasion de vous le rendre (et le garde, excédé, lui aboya finalement : « Avancez, par le géant ! »). Eh bien, reprit-il. Le ton a changé. Suis-je maintenant votre prisonnier ?
– Peut-être aurait-ce été plus aisé, à vrai dire, de vous bâillonner d'abord !
– Pour quoi faire ? Qui êtes-vous, d'abord ?
Le garde poussa un soupir.
– Je m'appelle Beltom.
– Beltom, dites-vous… (Ed n'avait jamais entendu ce nom). Depuis quand travaillez-vous pour la prison, Beltom ?
– C'est assez, rétorqua-t-il dans un chuchotement hâtif. Parlons encore, et nous serons repérés. Il y a quinze hommes armés postés derrière ces murs (et Edric se tut aussitôt, les yeux rivés sur la pierre humide). Avancez !
Ils s'enfoncèrent de plus en plus profondément dans les entrailles du lac-de-la-bonne-fortune, pour finalement remonter en pente douce. Sali et transpirant, Edric commença à subir les gargouillis de son estomac, qui semblait hésiter entre rendre son dernier repas et réclamer le prochain à grands cris. Enfin, l'air devint plus respirable, la lueur du jour vint leur mordiller les pieds et ils jaillirent du caniveau qui soulignait une riche bâtisse.
Dès lors qu'il fut libéré de l'atmosphère étouffante du souterrain, Edric avala une impressionnante goulée d'air froid, les bras tendus vers le ciel, et jeta un regard alerte aux alentours. L'aurore répandait ses langues de feu sur la vallée, éblouissant la Bastide dont les tours brillaient au loin. La résidence qui le surplombait, fermée par une clôture, abritait une bergerie envahie par une flopée de volailles. Sur la porte, une croix bleue avait été peinturlurée. Personne à l'horizon.
– Où sommes-nous ? murmura-t-il, tournant sur lui-même pour invoquer son terrible sens de l'orientation.
Il s'était attendu à trouver quelqu'un ; un visage familier, une escorte, Céorn, ou Tony peut-être ? Rien. S'extraire du Pénitencier ne l'avait pas sorti d'affaire.
– L'hôtel Maréchaud, répondit le geôlier en fermant la grille de l'égout dont ils avaient surgi. La zone est sous contrôle. Le caniveau nous mènera jusqu'aux catacombes. Mais nous n'avons que peu de temps ! Il y a un chemin, de ce côté. Suivez-moi…
Edric le talonna, courant presque vers la maison-forte, alors qu'une buée tiède s'échappait d'entre ses lèvres. Ils bondirent dans le ravin et, suivant un fin sentier, pénétrèrent le canal de pierre qui serpentait parmi les bâtisses. Là, ils se mirent à détaler, se pétrifiant à deux reprises pour se tapir comme des lapins à l'ombre d'une passerelle piétonne… La ville était en plein éveil. Edric entendait les carrioles et les livraisons bouchonnées, les bicycles à vapomoteur qui dérapaient et le grondement des usines au-delà des murailles… Savent-ils ? Ont-ils la moindre idée, tous ceux-là, de ce qu'il s'est passé à la Bastide, au cours de la nuit ? Il aurait voulu jeter un coup d'œil, car il était curieux d'apercevoir la milice en pleine poursuite, et les visages des sujets chagrinés par la perte d'Amalric. Mais Beltom le pressa.
Ils gagnèrent une fosse profonde aux ruissellements épars, enfoncée à la base d'un parapet de pierre, et surgirent enfin à l'ombre d'un saule immense qui répandait ses ramures au-dessus d'un vaste marché couvert. Edric, confus, commença :
– Où sommes… ?
– Silence, siffla le guide (il lorgna sur sa montre – sept heures, susurra-t-il – puis sortit de sa poche un minuscule miroir dont il se servit pour espionner à l'angle de l'allée). Personne… (il poussa le Prince à l'épaule). Avancez. Il n'y a rien à craindre. Ça n'est que le Marché endormi de Voléaud.
– Le marché des Autres ? s'étrangla Ed.
Les halles fantômes du 3e Quart s'étendaient sur un arrondissement entier, au sud-ouest de la ville. Abandonnées depuis très longtemps, elles faisaient s'aligner les étalages évidés et les façades pillées par les décennies. D'une bifurcation à l'autre, cernés par les toiles délavées que rongeaient les pluies et le soleil, ils progressèrent à l'aide du miroir de poche, le pas feutré. Ed observa le décor. Les tentes élimées étaient surmontées d'une toiture de taule, et les boyaux étriqués du marché se paraient d'une succession de tonnelles à moitié détruites. Quelques lanternes doucereuses brillaient le long de l'allée ; des fuyards s'y étaient fraîchement établis de nouveau. L'air froid du matin couvrait les couloirs d'un halo gris, et la lumière du jour peinait à percer le saule. Effrayé, Edric chuchota :
– Que feront les Autres, s'ils découvrent que le Prince rôde dans les parages ?
– Les Autres ont des problèmes bien à eux, objecta Beltom. Et c'est le seul itinéraire. Vers les Jardins de la Mort.
Enfin, il se figea au détour d'une placette et, grimpant sur le monticule qui élevait autrefois le pupitre du marché, tira encore sa mallette. Ed scruta les alentours. Le rideau de fanions qui reliait les étalages se balançait au gré des vents. Le saule s'agitait au-dessus d'eux. Imaginait-il ces ombres fugaces, qui fuyaient entre les éventaires… ? Beltom alluma la mèche d'un bâton de poudre qui envoya aussitôt dans les airs une épaisse fumée émeraude et Edric lui jeta un regard implorant :
– Nous allons nous faire voir ! s'inquiéta-t-il.
– Seulement à lambiner, admit Beltom. Je dois prévenir mes pairs.
La colonne de fumée s'éleva en tourbillonnant vers les nuages percés d'or, avant de s'estomper alors qu'ils reprenaient leur course. Ils passèrent une haute grille éventrée et envahie par les ronces, puis s'élancèrent au bord d'une longue tranchée de calcaire blanc qui menait à un parc désert. Les halles débordaient sur une promenade aux murs d'albâtre, emplie de statues démodées et couvertes de lanterneaux en ruines, où les arbres sinueux et les courants avaient repris leurs droits. Ed renifla. L'ancienne nécropole de la Cité. Il n'avait jamais eu le droit de s'y rendre. Mais il avait déjà vu des reproductions de ses affreux bustes amputés dans les couloirs de l'Académie. L'arc qui se dressait là indiquait les Jardins d'Aelfric.
Ils dévalèrent une longue coursive inondée qui se déroulait à flanc de butte, jonchée de dalles brisées, passèrent un kiosque vandalisé par des générations d'Autres en colère et trouvèrent finalement les Caveaux de Protéus. Le soleil, désormais, éclatait sur eux en rayons épais et le cul-de-la-Bastide paraissait singulièrement lointain. Edric vint anticiper la demande du guide : « Allez-vous me faire entrer là-dedans… ? » et en effet, dû s'y résigner. « Seulement l'étage supérieur », assura Beltom. Les Caveaux et leurs couloirs se répandaient comme autant de veines invisibles à travers le ventre gonflé du tertre de pierre. Les ajours laissaient passer la poussière du dehors. Beltom l'amena en courant jusqu'au cloître abandonné qui dominait la colline, et Edric y oublia son trouble un instant. Douze colonnes s'alignaient devant eux, portant de leurs couronnes les arches fendues qui en constituaient le préau, et dominaient la cour intérieure bâtie dans la blanche pierre de la Baie. Les dizaines d'urnes d'argent qui ornaient jadis les sépultures avaient été pillées des décennies plus tôt. Parmi les plus grands caveaux (qui abritaient nombre dépouilles des pères-de-la-nation, du temps d'avant les Rois-bergers), on apercevait les traces de reliques disparues, les dalles forcées et les portes fissurées. Un campanile, dont la fresque à la gloire des Ducs avait été bariolée de plaisanteries outrancières, se dressait à l'extrémité du cloître, pour aller percer le flanc de la colline de sa pointe acérée en y laissant passer sa propre douche de lumière. Le Prince, bouche bée, réalisa soudain qu'il était seul.
– Beltom ?
Ce-dernier s'était figé à l'extrémité de la cour. Ed évalua les cent pieds qui les séparaient. « Beltom ? » voulut-il implorer encore, mais aucun son ne sortit de sa gorge nouée. Le chauve aux grandes oreilles tira, de son veston, un long canon portatif. Ainsi, c'est déjà fini… Le geôlier ne le guidait plus. Au même instant et d'à peine un cillement, Ed aperçut l'ombre épaisse qui prenait chair dans les ténèbres, derrière lui, et il n'eut pas le temps de se retourner que le démon surgissait au milieu du cimetière.
Le colosse avait le pas lourd, mais tranquille, et ses ornements cliquetaient. Traversant une traînée de lumière, alors qu'il passait sous l'ajour aménagé d'une arche fendue, il sembla surgir du néant pour subitement s'en couvrir de nouveau. Edric n'eut le temps d'apercevoir que deux poings massifs, munis de gants aux pointes acérées, et un énorme plastron d'acier solidement attaché à la poitrine. Retrouvant subitement le contrôle de ses jambes, il tourna les talons. Beltom, impénétrable, le visait à travers la lorgnette du canon pour le dissuader de rebrousser chemin.
– S'il vous plaît, appela-t-il de nouveau faiblement. S'il vous plaît…
– Pardonnez-moi, Votre Altesse, lut-il sur les lèvres du félon plus qu'il ne l'entendit.
De l'autre côté de la cour, le nouveau venu approchait et Edric vit qu'il portait une épée à sa mesure. Des lamelles de cuir hérissaient ses larges épaules, couvertes de fourrures sanglées à l'aisselle et il y avait, autour de son cou de taureau, tout le long d'une attache de fer, de petites fioles de verre qui scintillaient comme des clochettes… Éberlué, il le regarda se fondre encore dans l'obscurité alors qu'il était lui-même acculé comme une proie. Quand l'assaillant traversa enfin la dernière arche, il put déceler quelques contours de son visage. Ses traits étaient couverts par une cagoule métallique qui laissait apparaître des lèvres ternes, mutilées par une longue entaille bleuâtre, et la mâchoire rongée par un poil grisonnant. De ses yeux, sous la visière, il aperçut deux points blancs, telle une paire de phares au bout d'une route obscure. L'épaisse fourrure sur la cuirasse, le plastron, le ceinturon… Le Pillard venait du Septentrion.
D'un coup d'un seul, le Prince comprit quel idiot il faisait. L'oculie foldingue, au Pénitencier ; et Accroche-Cœur, et le bon De-Palme pouvaient tous prêcher ce qu'ils voulaient, il y avait une somptueuse différence entre le fantasme du danger et sa réalité… Que faisait-il là, le jour même de son anniversaire, à courir la Cité, à s'amuser dans ses bas-fonds à la recherche de l'interdit, comme tant de fois aux côtés de Tony, de Tête-de-Cul et des autres ? Pourquoi n'était-il pas auprès de la dépouille d'Amalric ? Sur l'instant, fuir le Pénitencier lui avait semblé téméraire, mais audacieux ; et il s'était cru mené au dénouement du complot. À présent, les visages froids et autoritaires des dames et des ministres, Céorn, Mahenn ou De-la-Colline se mêlaient dans son esprit en le laissant indifférent ; et seul l'air espiègle de Tony Des-Blés, sous sa toison éclatante, lui apparut encore avec une certaine clarté. Les jambes paralysées, il fixa la silhouette, tout en muscles et en métal, qui marchait droit vers lui. Est-ce là le meurtrier d'Amalric ?
Parvenu jusqu'à lui et le dépassant de trois bonnes têtes, le géant observa le Prince en silence. Ed se força à détourner le regard, pour s'enquérir des bruissements qu'il percevait alentours, comme les chants d'une prière jaillis des ténèbres du cloître. Il vit scintiller des lanternes. Le Pillard n'était pas seul… Un autre gaillard apparut à sa gauche, presque aussi grand. Puis un troisième, plus râblé, à sa droite. Tous semblaient porter le manteau, la visière et la cuirasse de leur formation, et les vestiges de casques pourpres et bosselés qui donnaient l'impression d'avoir fondu telle de la cire sur leurs visages. Le géant huma l'air. Lentement, il leva sur lui une main gantée de plomb et sans même effleurer sa peau, déchira l'étoffe de sa chemise juste au niveau du cœur. Ses yeux se posèrent avec avidité sur la tache qui ornait son torse.
Edric, recroquevillé, ne respirait même plus. Le géant détailla son visage, puis le contourna. Il le regarda s'avancer vers Beltom, qui visait toujours ; et le geôlier ne se débina pas. Il attendit que le colosse parvienne à lui pour déclarer :
– Voici le sujet, comme convenu.
Mais le silence du géant ne paraissait pas satisfait. Tout autour du cloître, les murmures s'intensifiaient. Edric, sidéré, aperçut deux autres pirates planqués derrière les arches, dont l'un faisait danser sa lance dentelée entre les paumes. Dans son dos, la voix caverneuse du colosse résonna enfin avec un accent guttural :
– Tu as menti, petit homme. Tu en as appelé d'autres.
Il y eut une seconde de silence assourdissant. Puis Beltom tira et Ed sursauta. La détonation n'avait pas retenti que le Pillard avait déjà arraché l'arme des mains du geôlier ; il brisa le canon sur son genou et attrapa Beltom à la gorge, à l'instant même où une déflagration enflammait l'autre extrémité du cloître.
Le ronflement vint chatouiller les narines d'Edric qui fut jeté à terre, ébloui, et bientôt étouffé par une fumée aux relents empoisonnés. Il vit une meute de silhouettes encapuchonnées de blanc s'abattre sur la cloître et, roulant sur lui-même, esquiva la cohue des Pillards qui surgissait de l'ombre pour aller se précipiter à leur rencontre. À quelques pas de là, le colosse abandonna le corps inanimé de Beltom sur le pavé et se mit à chercher le Prince du regard. Qui est-ce là ? Des hommes et des femmes, les traits couverts d'un masque blanc, sans la moindre expression, débusquaient les pirates un par un derrière les arches. Sur leurs vestons et leurs manteaux, cuirassés et armés, pas de galon ni de couleur. Nombreux et presque aussi agiles qu'une troupe de circassiens, ils tirèrent du ceinturon des canons aux gabarits variables, et firent fuser les billes de plomb dans la nécropole. Un feu d'artifice, auréolé d'une couronne de braises, traversa l'édifice comme une fusée chercheuse. Ed, suffoquant, croisa un pirate hargneux qui ne le vit pas se faufiler, et le laissa se jeter sur les sans visages quand une nouvelle dizaine d'entre eux surgit des gouttières. Incapable d'en résoudre l'apparence, Ed se contenta d'éviter les silhouettes masquées en se glissant dans l'allée, mais il fut aussitôt soulevé par une poigne métallique. Dommage, pensa-t-il. Mourait-il étranglé, tel le messager qui l'avait livré à eux… ? Ou égorgé, comme son père ? Un sifflement. Le choc d'une pointe de flèche qui ricochait sur un gant d'acier : la poigne se desserra aussitôt et quelqu'un vint livrer un duel forcené pour libérer le Prince de l'emprise du Pillard. Edric essaya de se relever en crachotant mais fut brutalement maintenu au sol par une paire de bras épais. Le souffle court, il se débattit de toute la force qui lui restait, tandis que d'autres éclats lumineux embaumaient la cour de l'odeur du soufre.
– Lâchez-moi ! hurla-t-il pendant qu'on l'emmenait dans les profondeurs du cloître, loin des flammes qui léchaient les murs. Lâchez-moi, bande de crevures encapuchonnées !
Sa demande resta glorieusement ignorée et on le balança au fond d'une litière carcérale, montée sur d'épaisses roues à crampons. Goûtant le sang de sa lèvre coupée, il jeta un regard hagard à travers les barreaux, vers le champ de bataille, alors que la voiture entamait ses embardées. La silhouette monstrueuse du Pirate poursuivait déjà la litière à une allure de loup. Edric se mit à frapper sur la cloison de son bras endolori : « Laissez-moi partir ! Ouvrez-moi, bande de mercenaires ! », mais rien n'y fit. Son cocher se mit à parler d'une voix sonore, le ton grave, pour couvrir le fracas de la litière à travers la galerie :
– Escouade émeraude, à escouade saphir ! chanta-t-il par-dessus le sifflement du vent. Nous avons le sujet ! Je répète, nous avons le sujet ! Nos troupes sont poursuivies par l'assaillant. Immatriculation du véhicule : chariot Vrombisseur, modèle cyclofourche 667, détourné de l'armée bleue ! Appareil débridé et muni de canons ! Le messager a été tué, je répète, le messager a été tué : abandon du point de transition !
– Quitte le tertre au nord-est ! ordonna une autre voix, plus haute. Sors des Jardins par l'Archedune, et conduit droit vers le Pré aux oiseaux !
Bondissant de la colline immergée que sculptait la nécropole, ils filèrent vers l'arc de granit qui perçait la muraille sud des Jardins de la Mort, non sans renverser une ou deux statues au passage. « Longe la clôture, droit vers la vallée ! Et ne quitte pas le pâturage ! » hurla la seconde voix. Passant l'arc fortifié, ils s'extirpèrent enfin du parc désert pour s'élancer sur le sentier qui longeait la clôture hérissée des voies de chemin de fer. Le Pré aux oiseaux ? Ed l'eut à peine envisagé que le sol se mit à trembler sous les roues de la litière et, dans une explosion de briques, le tertre qui élevait l'Archedune se fendit en deux. Un engin phénoménal surgit alors de terre comme un foreur du Fort en faisant voltiger les débris du portail. « Ils sont là… ! », hurla le cocher. Monté sur trois paires de roues à pistons, ses huit dents fourchues ratissant les feuilles de l'automne, le char d'assaut s'élança aussitôt à leur poursuite. Abasourdi, Edric aperçut la cagoule du colosse, dans l'habitacle. Que le berger me vienne en aide. Un autre titan se mêla alors à leur course : tout près de là, derrière la clôture, Ed perçut distinctement le hurlement terrible du Monorail qui faisait sa ronde.
– Ils ne feront pas feu sur lui ! s'exclama la voix aiguë. Maintenant !
Enfin, la voiture bifurqua, dérapant sur un talus, et rebondit avec fracas sur le pont-levis qui surplombait la clôture. Au même instant, une paire de mains invisibles fit lever la passerelle dans un orage de chaînes, et le passage se referma à la barbe des Pillards, laissant le char furieux au pied du mur. Alors que les rouages se pétrifiaient dans un long hurlement, Ed vomit dans sa cage. « Stabilise le sujet », ordonna la voix. Un bruit de pas pressés, un cliquetis et l'instant suivant, quelqu'un bondissait dans la litière pour le jeter à terre. Sous le choc, il sentit à peine la seringue qu'on lui enfonçait dans la chair…
Quand Ed s'éveilla, la course avait cessé mais la lumière n'avait pas baissé tout à fait. Il avait la langue pâteuse et la tête lourde. Sa manche était en lambeaux. Sa lèvre enflée. Sans quitter le plancher, il colla une oreille sur la cloison qui le séparait de ses ravisseurs : « Ordre confirmé, scandait la voix autoritaire. Rendez-vous en demi-lune, je répète, rendez-vous en demi-lune. Ennemi semé. Escouade émeraude en position à l'ouverture de la chaîne, L'Épis ». Ed se figea. La voix élégante et haut-perchée lui sembla étrangement familière. Différente, aussi, comme s'il ne lui avait guère connu ce ton si implacable. Intrigué, il glana la réponse : « Le rendez-vous est pris ». Aussitôt, on ouvrit la portière et le Prince se recroquevilla dans son coin comme un renard pris en faute. Le grand type masqué de blanc parut plus surpris encore.
– Première ! appela-t-il avec aigreur. Il est réveillé !
Il s'écarta, et la voix familière vint prestement s'incarner en une silhouette gracieuse. Edric l'avait vu distribuer les crochets du droit avec une aisance fulgurante, au fond de la nécropole. Ne dévoilant que son regard turquoise, elle ordonna :
– Mettez-lui une dose supplémentaire.
– Non, non, attendez ! s'exclama Edric, tandis qu'on le tirait hors de sa cage. Qu'est-ce que vous faites… ?
Sans réponse, il fut ligoté les mains dans le dos, bâillonné et allongé sur un sol dur, tête à l'envers, près des roues de sa litière. Furieux, il roula des yeux pour détailler les environs. Une placette, qui abritait un édifice branlant planté entre quatre pans de briques hauts de cinquante pieds. Fronçant les sourcils en suivant les câblages désuets, le Prince devina qu'il s'agissait là d'une vieille tourelle télégraphique qui continuait à chanceler comme une mauvaise herbe au gré des vents, dans la cour d'un avant-poste désaffecté. Ils avaient probablement quitté la capitale. Plus personne, à la Cité, ne pouvait l'entendre hurler…
– Première ! scanda une voix. Les barrières sont sous contrôle ! Mais le canal ouest est réquisitionné par la douane…
La femme aux yeux turquoise répliqua :
– Ils ne viendront pas par l'ouest. La douane va les contraindre. Appliquez le protocole.
Et Edric suivit la propagation des ordres. Autour de la litière, sept ou huit individus masqués s'affairèrent dans un sens puis dans l'autre, sans qu'il puisse saisir la nature de leurs entreprises, et un nouveau panache de fumée s'éleva. Quel fléau convoquent-ils, cette fois ? Sans attendre la réponse, il n'hésita pas à ronger son bâillon. La lèvre ensanglantée, il mordit l'étoffe jusqu'à ce qu'il l'eût à moitié déchirée, puis se mit à beugler comme un nourrisson. La voix aiguë lâcha un soupir agacé tandis que son comparse brandissait de nouveau sa seringue métallique.
– Attendez ! supplia Edric. Est-ce une rançon que vous voulez ? Ma maison pourra vous payer ! (ne recevant pour toute réponse qu'un coup à la nuque destiné à le maintenir tranquille, il reprit de plus belle :) Beltom travaillait pour vous, n'est-ce pas ? Devait-il mourir pour sa mission ? Répondez-moi !
Il décocha quelques coups de pieds bien sentis, à moitié noyé dans une flaque de boue, mais l'homme masqué le ceintura et une fois immobile, enfonça l'aiguille dans son bras. Ed l'insulta copieusement.
– Bâtards et pisse-froids, vous le regretterez ! Parlez ! Lequel de vous tous a tué Amalric ?
– Tué Amalric ? répliqua l'anonyme au regard clair. Ce sont eux.
– Première ! beugla une autre femme, de l'autre côté du préau.
Au même instant, le mur d'enceinte qui cloisonnait la place se mit à trembler sur ses fondations. La troupe pivota d'un geste et Edric, qui en profita pour arracher la seringue d'un coup de dents, se figea pour contempler la façade Un crépitement, une détonation… et le mur s'effondra en un tas de gravats, percé par le canon tonitruant du char d'assaut. Ils n'ont pas pu le semer.
Le Pillard colossal, surgi des flammes, brandissait sa lame vers le ciel, les yeux fixés sur le Prince désespéré. D'un ordre muet, il envoya ses sbires dans sa direction. Les mains toujours liées, Edric tituba jusqu'aux portes de la tourelle. Les coups de sabre et les billes volaient déjà en tous sens que le char tirait un autre boulet, détruisant la litière d'un souffle, vomissant les lattes calcinées sur la cour pavée. Le Pillard aux yeux d'albâtre fondit comme un rapace alors qu'Edric se retrouvait impuissant, coincé sur le parvis… Soudain, au milieu du chaos, le chant régulier d'un vapomoteur vint écarter les panaches du char d'assaut, et une ombre s'invita dans la confusion. Edric perçut le roulement mécanique d'un motocycle qui fulminait dans sa direction. Le véhicule, de son seul phare, l'aveugla d'un faisceau d'or alors qu'un type de haute taille, les épaules larges et le crâne couvert d'un roux grisonnant l'appelait avec ferveur.
– Montez !
Le Prince, ahuri, prit le temps de considérer le nouvel arrivant. Couvert de cuir et coiffé d'un melon de feutre, perché sur sa bécane rutilante, il ressemblait à un chevalier mécanique de la Forge, tout auréolé de braise et de poussière.
– Venez ! ordonna l'étranger.
Ed le repoussa vivement.
– Allez au démon, vous, et tous les autres ! cracha-t-il en se dérobant.
Mais l'individu le saisit par l'épaule : « Je ne vous laisse pas le choix », aboya-t-il et, sans qu'il le voit venir, le gratifia d'un coup de poing ganté en pleine face. Sonné, Ed vacilla. L'étranger le jeta sans précaution à l'arrière de son motocycle et, d'un coup de pédale, jeta à terre les deux Pirates qui les poursuivaient pour lancer le véhicule à travers le mur défoncé, bondissant sur le sentier caillouteux.
– C'est fini, déclara-t-il au vent. Vous êtes sauf, désormais.
9. Conseil de guerre
Tout ce dont Lys s'aperçût, dans sa torpeur, fut le grattement désagréable du vêtement qu'on l'obligeait à enfiler. Des coups qu'elle avait reçu, près de l'hôtel et dans le fiacre agité, ne lui restaient qu'un souvenir vague et quelques bleus sur les bras. On l'avait rapidement éloignée de l'hôtel en feu et des flâneurs avides qui la dévisageaient comme ils l'auraient fait d'une criminelle. Plusieurs voix s'étaient livré un féroce duel pour savoir qui de ceux-ci ou ceux-là pouvaient prétendre à l'appréhender. Lys n'avait reconnu aucun visage. Ils avaient tous semblé identiques, dans le tourbillon de cendre. Enfin, Oradella (avec sa voix d'opéra) avait surgi de la foule pour l'emmener à l'abri, sous le préau. Elle y avait perçu les cornets et le crissement du véhicule réquisitionné d'urgence, puis les crachotements de la route pleine de caillasse. On l'avait ramenée jusqu'à Orbe (ça, elle n'en doutait guère car elle avait vu le terril et l'aurait reconnu entre mille monts) où elle songeait à Tassaud, à Bern et à Vorce sans se rappeler leurs prénoms tout à fait. C'était leurs yeux qu'elle voyait flotter devant les siens.
Un soleil pâlot éclairait le chevalement et le jardin désert. Lys fut guidée à pas précipités dans la maisonnée et une fois près de l'âtre, une couverture sur les épaules, elle sentit le regard d'une assistance dont elle réalisait soudain la présence. Ils étaient beaucoup trop nombreux.
– Bois ça.
La main ridée au teint fauve de sa tutrice, celle-là même qui l'avait nourrie, habillée, et rossée depuis sa plus tendre enfance surgit devant elle pour lui tendre une chope embuée.
– Qu'est-ce que c'est ? demanda Bern, intrigué.
– Rien que tu ne sauras jamais concocter, mon fils, siffla la matrone. Infusion de seiche à babiole. Un dard tout frais, venu des Braises. Aussi utile contre la gueule de bois. Tous les nutriments dont elle manque. Ça devrait faire l'affaire.
Lys huma le breuvage. Fort. Et sucré. Nauséeuse, elle leva lentement les yeux. La porte qui donnait sur l'arrière-cour ne cessait de danser sur ses gonds. Les étagères étaient recouvertes de cuivre. La cuisine. Tassaud parla :
– Tu vas dormir, mon enfant, et te remettre de ta nuit. Demain sera rude. Mais d'abord, tu vas me dire ce qui s'est passé à l'hôtel. Puis je te ferai porter à ton lit.
Lys la contempla sans savoir comment donner ce qu'on attendait d'elle. Par où commencer, à vrai dire ?
– Idéaud ? murmura-t-elle. Il est vivant ?
Sa tutrice ne cillait plus.
– Pourquoi ne le serait-il pas ?
– Il était dans son bureau, déclara la voix incomparable d'Oradella dans son dos. Il était encore sur place quand – quand l'incendie s'est déclaré.
Lys se tordit la nuque en constatant la présence de son estimée collègue, chez elle pour la première fois. Le badge… Les chandelles… L'incendie… Elle comprenait. Quelle portion de l'hôtel avait-elle réduit en cendres, exactement ?
– Il n'est pas mort, intervint Bern. Pas encore, en tout cas… les flammes n'ont pas eu le temps se propager dans le bâtiment. L'incendie s'est élevé par le haut, jusqu'à la flèche. Le réservoir de la Lanterne a fini par exploser, mais toute la clientèle avait déjà quitté l'hôtel quand la garde des halles a débarqué. Ils ont tiré le type de là et l'ont conduit au dispensaire le plus proche. Et c'est la brigade de sapeurs qui a pris le relais. Oradella est intervenue avant que les autorités de Fort-le-fief n'aient le temps de… de l'arrêter.
Lys n'eut pas besoin de le voir pour deviner qu'il la désignait, alors que sa voix trahissait la plus intense fatigue. Albertine, ses petits yeux verts alourdis de cernes profonds, lui tenait délicatement la main. Vorcemyr l'observait avec attention – peut-être plus encore que le reste du clan –, lèvres pincées, bras croisés sur la poitrine. Lys perçut enfin le ton pernicieux de Doperic qui s'élevait derrière le plan de travail.
– Qu'est-ce que tu faisais dans le bureau de ton patron, au milieu de la nuit ?
Les soldats rouges. Le rubis. Le grand lieutenant barbu…
– Elle travaillait, ronronna Bern. On le sait, on lui a parlé, Vorce et moi. Quel mystère y a-t-il à trouver une employée chez son patron pendant son service ?
– Là n'est pas la question ! s'exclama Albertine de sa voix fluette.
– En fait, reprit Tassaud avec un aplomb qui abattit de nouveau le silence parmi la troupe d'orphelins, j'aimerais le savoir. Lys, que faisais-tu chez Idéaud ? Est-ce qu'il a voulu te… dire quelque chose ? De quoi avez-vous parlé ?
Lys renifla, sans se détourner du mur de chaux.
– Non. C'est moi qui suis allée le voir. Il était ivre. Et en colère. Il parlait de sa femme, et de la Cité. De la Banque Rouge. Et – il pleurait.
– Le perfide, siffla Vorce depuis son coin.
Tassaud leva l'index pour la faire taire.
– Que lui voulais-tu ?
Lys hésita longuement
– Je cherchais de l'aide. J'avais besoin de parler à quelqu'un qui – qui m'écouterait…
Avec un frisson, elle croisa le regard percent de Bergota.
– Lui parler de quoi ?
Et Lys se mit à sangloter, le souffle coupé.
– Pardon, madame ! Je savais, je savais bien que j'aurais dû venir à vous, mais il fallait… j'ai cru qu'il comprendrait ! Tout est de ma faute…
– N'implore pas pardon, ma fille, coupa Tassaud. Ni à moi, ni à personne, tu entends ?
Elle approcha encore, sans plus lui laisser l'opportunité de se détourner.
– Lui parler de quoi ? répéta-t-elle.
Lys inspira profondément.
– Des hommes que j'ai rencontré en chemin, susurra-t-elle. Des officiers rouges et tout un bataillon de soldats, venus de l'ouest. Ils ont investi l'hôtel de ville. Leur capitaine… j'ignore son nom. Il m'a barré la route, pour me cuisiner un peu. Et il a lu mes droits de cité. Je crois qu'il voulait surtout me faire peur.
Derrière la raideur et la sévérité qui habitaient souvent le regard de Bergota Tassaud, Lys perçut soudain l'ombre de la tristesse, vide, dépouillée de tout espoir. Elle la dévisagea, penaude. Quel que soit le biais par lequel la matrone se sentait offensée dans l'affaire, l'atteinte était profonde. Que se passe-t-il ?
Doperic revint à l'assaut :
– Alors, tu as foutu le feu pour te venger ?
– Non ! souffla Lys. Je n'ai pas voulu, j'ai… Idéaud a essayé… il a essayé…
Le silence pesant sembla se cristalliser dans les airs. Doperic, Bern et les autres buvaient ses paroles, mais les mots ne venaient pas.
– Qu'a-t-il essayé, ma fille ? insista Tassaud.
Et Vorcemyr, à bout de patience, lança haut et fort :
– Il a essayé d'abuser d'elle ! On l'a tous compris depuis des heures, alors arrêtez d'nous faire perdre not' temps !
Et elle plana jusqu'à elle, sans hésiter à repousser leur tutrice qui beugla de mécontentement. Plongeant deux mains dans les siennes et son œil dans l'iris bleue de Lys, envoyant valser la chope qu'Albertine rattrapa au vol, Vorce déclara :
– Je l'savais bien, qu'il était pas net, ce type. Je le sentais, qu'il était pas si gentilhomme ou je n'sais quoi. Mais il a eu assez d'chance pour s'en sortir en un seul morceau. Alors, arrête d'y penser. Maintenant, il faut qu'on pense à toi. Il faut qu'on se débrouille pour éviter que le fief ne vienne te chercher des noises.
– Il était déjà fort audacieux, maugréa Tassaud en la dégageant à son tour d'un coup de hanche, de faire fi des lois en la ramenant ici à la barbe des autorités ! Qu'il n'y ait pas de mésentente, Madame Piqueret (elle s'adressait à Oradella), je vous suis bien plus que reconnaissante d'avoir tiré ma fille de là. Mais il me faut maintenant faire face aux conséquences qui vont s'abattre inévitablement sur ma maison, et mes enfants.
Bernand s'en mêla à son tour.
– Je crois, Bergota, que Lys a bien assez entendu parler de tout ça. Il faut qu'elle dorme. Il faut qu'elle puisse expliquer ce qui s'est passé.
Tassaud se dressa vers lui.
– Expliquer ? Mon garçon, il ne s'agit pas de ça. Ils n'entendent pas. Il faut réunir toute notre force, ici, à Orbe, pour faire valoir les droits de la petite. Nos amis, si rares soient-ils, et nos alliés, à commencer par le bourgmestre. J'ai sorti cet étron politique d'un tel tas de misère que j'aimerais bien le voir à me refuser une faveur. Je ne laisserai ni Fort-le-fief, ni le baron, ni le Roi-berger punir ma famille pour enterrer les vices de ses partisans. Ce n'est plus une réunion de famille. C'est un conseil de guerre.
D'un geste abrupt, elle empoigna la chope des mains d'Albertine qu'elle tendit de nouveau à Lys.
– Bois, Lyserion. Maintenant.
La gorge nouée et la langue desséchée, Lys avala à petites lampées et, presque aussitôt, se sentit submergée par une chaude et formidable sensation de soulagement. Ses membres courbaturés se détendirent peu à peu, alors qu'elle s'apercevait enfin du bourdonnement sourd qui emplissait ses oreilles au moment où celui-ci s'évanouissait à la faveur de la quiétude ambiante. Le crépitement des braises mourantes. Les brises d'un nouvel automne qui s'invitait à travers l'interstice. La vague de noirceur sereine qui l'enveloppait comme une étreinte maternelle et l'empêchait de songer plus encore aux soldats, à la flèche embrasée du Miteron, ou à Idéaud, suçant le sang de son doigt piqué. Elle cessa simplement de penser, alors que le sommeil l'emportait…
À son réveil, cependant, Lys ne ressentit plus aucun contentement. La tête lui tournait et chaque parcelle de son corps lui faisait mal. Croyant s'arracher à ses draps, elle se tordit le poignet en échouant à s'extirper du cordon épais qui la ceinturait.
– Qu'est-ce que – ?
Elle s'aperçut avec effroi des sangles qui l'attachaient au sommier. La camisole des mauvais jours, très utile à sa tutrice lorsque les cas d'amariolle se manifestaient à la pension et que le germe allait s'enticher des plus vifs d'entre eux. Cette vieille mégère n'a quand même pas osé… ? Furieuse, elle se mit à gigoter, sans parvenir à se dégager de la camisole pourtant malmenée depuis des années. C'est pas vrai ! songea-t-elle. Bergota Tassaud l'intrépide, l'inconvenante, l'indocile, elle qui avait vécu au gré des rumeurs, sans même prendre le temps de s'en expliquer, qui avait voyagé à travers toutes les baronnies pour lui ramener ses légendes de lunes rousses, de potions de Braises et de zéphyrs migrateurs… L'oculie indomptable avait perdu de sa vigueur, car elle était prête à tout pour protéger ses enfants, à présent, y compris d'eux-mêmes. Ça, Lys ne pouvait l'accepter. Elle en était persuadée : dans sa jeunesse, Tassaud ne se serait pas laissé faire non plus…
D'un éclair, Lys eut le souvenir fugitif d'une leçon de couture très singulière, dispensée sous l'attention forcenée de sa tutrice. Car, plus que de tisser, d'assembler ou de piquer, il s'était agi, pour la petite fille, de découvrir le moyen de lier les linges et de s'entraîner aux nœuds les plus alambiqués. D'abord, elle avait dû apprendre à dessiner, découper et finaliser ses propres étoffes, trois matins par semaine. Puis, dès qu'elle eut assez développé son doigté, Tassaud était revenue à la charge pour lui expliquer quels textiles étaient les plus inflammables, les plus extensibles ou les plus résistants. Enfin, elles avaient abordé la question de l'entrave, les façons d'en venir à bout, et l'étude de l'escapologie qu'employaient les illusionnistes de l'Orgue…
Lys s'efforça de retrouver un peu de calme. La camisole rapiécée était en fin de vie. Elle savait comment tordre les manches et faire glisser les anneaux pour libérer ses bras. La langue entre les dents, elle se débattit comme une diablesse jusqu'à ce que les coutures de la chemise cèdent sous ses ruades. Puis elle bondit au bas de l'échelle pour quitter les combles et foncer vers l'escalier. Mais alors qu'elle s'attendait à un orage de panique, elle traversa une maison plongée dans le silence. Où étaient Vorce et Bern ? Que faisait Tassaud ?
Elle débusqua sa tutrice au son de sa voix, basse et empressée derrière la porte close. Elle échangeait avec quelqu'un.
– J'ai rappelé Nellà, disait-elle. Il faut que quelqu'un reste, pour les petits.
– Je peux le faire, si tu en as besoin, objecta un homme.
C'était Bombrir, le coutelier à la moustache de bûcheron qui travaillait un peu plus loin sur la langue de Bille. Comme Tassaud et Lys elle-même, le villageois au corps épais semblait porter le fardeau de la rumeur, depuis les jours des invasions du Fort où il avait dignement combattu les Retors qui se cachaient dans les rivières souterraines. Le brave Bombrir avait quatre fils : Badric, Mordeau, Vadrir et Clédron, tous bien bâtis, et tous fiers artisans à Orbe.
– Merci, mais je préfère la savoir avec eux. Tu ferais peur aux plus jeunes. En revanche, j'apprécierais qu'il y ait quelqu'un pour faire le pied de grue, au portail… Si l'audience s'éternise, j'ai peur qu'on en profite pour venir s'en prendre à eux.
– Je demanderai à mes gars de s'en charger, dit Bombrir. Un à chaque coin du domaine, jusqu'à notre retour. Je t'escorterai là-bas.
– Pas nécessaire. J'ai mes propres fils, Bernand et Doperic, pour m'y accompagner. Ce dont j'ai réellement besoin, c'est que tu ailles parler au pasteur. Je sais que tu as trouvé grâce à ses yeux. Obtiens son soutien.
Sans entendre de réponse, Lys supposa qu'il hochait la tête et durant quelques instants, elle ne perçut que le crépitement des chandelles.
– Qu'est-ce qui se passe, Bergota ? susurra enfin Bombrir.
L'un d'eux déposa une chope sur la table.
– Que veux-tu dire ?
– Tu es troublée.
La directrice renifla avec dédain.
– Ma maison fait faillite. Mes enfants mangent à peine à leur faim, les linges manquent et les lits ne suffisent plus. Les lettres affluent. Les mères désespérées viennent me voir une fois éconduites par l'oculie. S'il m'arrivait quelque chose, Nellà ne pourrait assurer seule la sécurité des petits. Ce serait la fin de la pension. Je comptais sur Lyserion, pour être tout à fait honnête… Mais manifestement, la gamine est décidée à s'empêtrer dans pires mésaventures que les miennes. Et des ennuis plus gros qu'elle. Tout ceci ne suffit-il donc pas à troubler une mère ?
Lys couvrit sa bouche d'une main pour taire l'allée et venue de sa respiration.
– Il ne s'agit pas de ça, répliqua Bombrir. Je sais qu'une tragédie a eu lieu. Mais tu étais déjà inquiète. Sur le qui-vive. Et maintenant, tu convoques un conseil de guerre, alors que la gamine n'a même pas eu le temps de s'expliquer. Tu as peur de quelque chose.
Bergota hésita une longue minute. Enfin, elle répondit :
– Il faut absolument que Lys sorte de ce pétrin sans bruit. Surtout si elle espère pouvoir mettre les voiles un jour. Elle s'est déjà beaucoup trop distinguée, à Orbe et au fief. Elle a toujours attiré le regard, l'attention, où qu'elle soit, depuis le berceau. Et ces officiers rouges qu'elle a évoqués, ceux de la capitale… ils ne présagent rien de bon. Ni selon moi, ni selon les étoiles. Je ne veux pas qu'on la retrouve.
– Que qui la retrouve ?
Silence. Puis…
– Tout le monde.
Lys, les joues brûlantes, n'en perdit pas un mot.
– Par la déesse, s'écria Tassaud, le jour avance, c'est presque l'heure de l'audience ! Ils ne vont plus tarder à débarquer. Va quérir le pasteur, je t'en prie. Moi, je m'occupe de Lyserion.
Et ils se levèrent de leurs chaises. Prise au dépourvu, Lys bondit dans l'escalier duquel elle était venue. La porte se mit à grincer et la lueur d'une chandelle se déversa sur les marches alors qu'elle se faufilait comme une ombre à l'étage. Les lourdes bottes de Bombrir frappèrent le plancher vers le vestibule, mais le pas souple de Tassaud vint à sa poursuite. Sans autre bruit que le chuintement de son inconfortable chemisier, Lys grimpa jusqu'au sommet du chevalement et, sur la pointe des pieds, traversa le couloir directorial pour rejoindre les combles. Deux garçonnets, très excités par la panique qui agitait la pension, épiaient le carreau avec l'espoir d'y glaner quelque rebondissement sans la voir passer derrière eux.
De son petit nid, Lys s'employa à collecter les croquis lunaires, l'épais Tertre d'Hanhéel et sa bourse, puis jeta l'ensemble dans la sacoche qu'elle portait partout avec elle, décidée à déguerpir avant qu'on ne l'en empêche pour de bon. Au même instant, le visage de Tassaud apparaissait au pied de l'échelle.
– Ma fille ?
Elle sursauta, le cœur battant et les joues rouges.
– Que fais-tu ?
– Je m'en vais, murmura Lys.
Tassaud grimpa jusqu'à elle sans approcher plus encore et Lys resta pétrifiée, sa sacoche sur l'épaule, les cheveux en bataille.
– Et où vas-tu ?
Lys, qui s'était attendue à la voir hurler, demeura indécise… À la Baie ? Elle qui avait toujours rêvé de voguer sur les flots, qui avait appris par cœur tous les contes du Tertre consacrés aux exploits de vents et de vaisseaux légendaires, elle ignorait encore comment rejoindre la moindre embarcation. Elle n'avait jamais eu l'occasion de visiter les docks de la 3e baronnie. À la Cité ? Il aurait été facile de se laisser tenter par l'idée de découvrir la capitale. Tassaud lui avait toujours laissée croire qu'elle l'avait retrouvée, geignant sur le parvis de son temple local, dans un panier, avec une note et un prénom, avant de l'accueillir par charité. De qui donc, alors, espérait-elle la protéger au point de vouloir la ligoter et l'enfermer à tout jamais dans son orphelinat ? Pourtant, même si la perspective de voir la Bastide, les bateaux du fleuve-de-bonne-fortune et le reste de la ville souveraine qui occupait tant le baron paraissait exaltante, il aurait été plus habile de s'y rendre à l'issue du paiement de sa dette, qui l'aurait libérée de toutes obligations auprès de sa tutrice, de la pension Du-Havre, et de sa baronnie. D'autant qu'elle n'était pas certaine de vouloir suivre les officiers rouges de la nuit passée. Que lui restait-il ? À Fort-le-fief, elle n'avait plus rien, sans son emploi au Miteron. Mais ici, à Orbe, elle avait son foyer. Son toit, ses petits frères et sœurs. Lys se sentit soudain parfaitement ridicule, avec son sac pendouillant et sa dégaine ébouriffée. Ridicule et abandonnée.
– Vous m'avez attachée !
– Tu t'es beaucoup agitée, ma petite ! Tu as crié dans ton sommeil. L'infusion n'a pas pu calmer tous tes maux. Il fallait éviter que tu te blesses.
Elle approcha. Lys n'esquissa pas un geste.
– Vous et Bombrir… vous avez parlé d'une audience.
Bergota soupira.
– Et voilà que tu écoutes aux portes ? Qu'as-tu surpris d'autre ?
– Je sais qu'il est question d'une audience. Et du pasteur, répliqua la jeune femme.
La matrone la considéra avec précaution, puis expliqua :
– Il est heureux que nous ayons pu réagir. J'ai fait demander une assemblée d'urgence sous la juridiction d'Orbe, ici, à l'hôtel de ville. Si j'ai raison, le bourgmestre sera de ton côté. Il s'agira de faire entendre formellement les actes de Codric Idéaud pour t'écarter de toute responsabilité dans l'affaire de l'incendie, avant que l'enquête officielle du fief ne vienne fourrer son nez dans le terril.
– Et s'ils décident de ne pas m'en écarter malgré tout ?
D'un pas lent, Tassaud vint suffisamment près, cette fois, pour qu'elle perçoive l'effluve de menthe fraîche qui émanait d'elle, et posa une main sur son épaule.
– Même si tu ne le crois plus, je suis toujours là, ma fille. Je me bats pour toi. Je sais que c'est difficile, et je sais que tu voudrais te défendre seule. Mais il y a tant de choses que tu ignores encore. Il faut m'accorder ta confiance. Comme tu l'as toujours fait. Lys, je t'en conjure. Reste.
Elle l'enlaça tendrement, Lys ne put contenir un sanglot et une fois qu'elle eut ouvert les vannes, le torrent se déversa sur le col blanc de sa tutrice. Elle tremblait.
– Tu peux pleurer, ma fille, chuchota Tassaud en lui caressant les cheveux. Pleure, mon zéphyr.
Les apitoiements furent de très courte durée.
Lys n'avait pas encore séché ses larmes que deux grands gaillards, des soldats de suie du Fort affectés au village, venaient la chercher au chevalement pour se dresser à ses côtés comme des piliers d'argile. « Vous êtes convoquée à une audience, dans le cadre de l'enquête sur l'agression de Monsieur Codric Idéaud ». Tassaud se mit à invectiver à tout-va pour obtenir le droit de l'accompagner. « Elle est à peine majeure, soldats ! Faites preuve d'un peu de bon sens et permettez à sa mère de faire son devoir ! ». En vain. Le gentil Bombrir n'était pas encore réapparu à la pension. Quant à Bern, Vorce, Doperic, Albertine et les autres, confinés aux dortoirs par la tutrice, elle ne doutait pas qu'ils n'en perdaient pas une miette depuis la fenêtre. On lui fit passer l'uniforme noirâtre et sanglé aux genoux des anciens forçats du Fort, avant de la priver de ses affaires (à l'exception du bracelet de Céorn) et dix minutes plus tard, la troupe débarquait à l'hôtel de ville déjà animé. Elle reconnut les très estimables Monsieur et Madame Le-Barde, arrivés de l'Orgue, qui souhaitaient racheter le terrain du défunt Gondrir pour investir à Orbe. Une délégation d'oculies de la Tour conviée par le temple investissait le vestibule, et des représentants de la Forge (elle le voyait à la couleur rouille de leurs costumes) allaient et venaient au guichet encombré. La bannière au rubis étincelant flottait toujours au pied de la grue. Sans y croiser ni le bourgmestre ni le pasteur, Lys accepta de contresigner le document menaçant qu'on lui agitait sous le nez. Puis on la reconduisit fissa à l'extérieur. « Que se passe-t-il ? », demanda-t-elle à mi-voix, sans réponse. Elle s'attendait pourtant à subir son interrogatoire ici même, à l'hôtel de ville…
De retour sur le chemin, elle vit que sa garde avait doublé. Ils étaient toujours deux à l'encadrer mais deux autres soldats (de la capitale, les épaules bleues) ouvraient la marche à quelques pas. On la conduisait au pied du terril, dans le bas-quartier, là où les anciennes exploitations pullulaient au plus près des Champs. Pourquoi ? Son escorte fut aussitôt suivie, le long du sentier, par une litière aux vitres teintées, pilotée par un cocher lugubre. Postés autour du véhicule, elle reconnut les trois gardes-champêtres (Morcyr, Pomméaud et Féorn), déployés sur la chaussée pour fermer le passage de leur convoi aux curieux attroupés. Enfin – les voilà – elle vit de nouveau Tassaud, solidement emmitouflée dans sa cape, épaulée par Doperic, Bernand et Vorcemyr.
Dès qu'elle eut croisé son regard, Vorce se mit à fulminer, prête à renverser le solide Pomméaud pour la rejoindre mais Bern la ceintura promptement. Dans la foulée, Tassaud lui jeta un coup de canne (Vorce gémit de douleur) et tous trois chuchotèrent à vive allure sans rien pouvoir faire d'autre que regarder la jeune fille suivre ses geôliers à l'autre bout du village. Lys était gelée. Orbe avait perdu de son éclat et de sa chaleur métallique. Le terril la condamnait déjà de toute sa hauteur. C'était comme si elle visitait sa propre maison en étrangère. Submergée par l'angoisse et la honte, elle se laissa conduire jusqu'au Talus. La ferme minérale, protégée par un mur de barbelés, correspondait exactement à son souvenir : les graffitis, les vitres brisées, les bouteilles répandues sur le sol et les miradors vandalisés qui témoignaient de la présence récente des jeunes du patelin. Et Lys, qui avait délibérément choisi de ne pas prendre part aux festivités, y était finalement amenée contre son gré. La farce… Quelques masques de chantier moisissaient encore dans la gadoue. De l'autre côté d'une montagne de barils, l'atelier Paillefer tirait le métal à grands fracas, couvrant la ferme de son ombre. La « Torpille », comme on l'appelait au village, se dressait en un chevalement bien plus imposant que celui de la pension : une douzaine de bennes pendues à des câbles d'acier survolaient la structure, qui jouait de ses grues à toutes heures du jour et de la nuit. La chaufferie tonitruante soufflait de longs panaches de vapeur à travers ses meurtrières. L'air était noir de poussière. Mais pourquoi le Talus ?
Bondissant sur le chemin, jaillie de l'attroupement, une silhouette voûtée vint se planter devant la jeune femme pour s'adresser directement à elle. Elle n'avait pas eu le temps de réagir que le vieillard était saisi par les soldats de suie, et Monsieur L'Ortie fut vaillamment maîtrisé au bord de la chaussée, agitant ses bras frêles en beuglant :
– Il a été tué ! Tué ! Le Malin est prêt à l'emporter ! La mort est là ! La faille… la faille va se creuser !
Le prédicateur fut réduit au silence d'un bâillon de fer et balancé à l'arrière du convoi. Choquée, Lys se laissa escorter sur une estrade de bois sommaire, assemblée au milieu de la ferme et rattachée à un immense kiosque à outils. Deux paires de bancs encerclés de cordons noués encadraient l'échafaud de fortune. Qui a été tué… ? Idéaud ? Un pupitre fut déplié et une bannière de la Cité élevée au vent. Lys aperçut de nouveau Bergota Tassaud qui bataillait pour la suivre du plus près qu'elle pouvait. Sa tutrice fut enfin autorisée à passer la barrière et fila vers le kiosque ; « Lyserion ! » appela-t-elle d'un ton sévère, détaillant aussitôt son visage blême.
– Je vais bien, marmonna Lys.
– À d'autres. Mais c'est l'esprit. L'audience aurait dû avoir lieu au village, je sais, mais n'aies pas l'air intimidé. Reste calme. Tes émotions ne doivent pas prendre le dessus pendant qu'ils t'interrogent. N'oublies pas : toutes tes déclarations seront notées. J'ai fait mander un gratte-papier du Billet. Il ne devrait plus tarder, maintenant. Le Miteron est trop prestigieux. Il faut que les gens entendent.
Lys fut prise de court.
– Qu'ils entendent quoi ?
– Aux dernières nouvelles, la capitale est en détresse. Et le baron est absent. Les halles ont une réputation à tenir – tu sais de quoi je parle. Quoi qu'il t'ait fait, Idéaud ne sera pas inquiété comme toi, tu pourrais l'être… En outre, il est blessé. Pas toi.
– Blessé – alors il vivra ?
– Il s'en est sorti de peu, grogna Tassaud, les traits tirés. L'ivresse a absorbé une bonne partie de la douleur. Il gardera des cicatrices. Mais oui, il vivra.
Lys observa sa tutrice, s'efforçant de réfléchir du mieux qu'elle put.
– Suis-je à blâmer ? demanda-t-elle.
– Peut-être, ma fille, mais pas par les chiens de troupeau du berger. Pour ces gens, nous sommes à blâmer de tout. D'eux, tu ne peux recevoir de jugement. Les lois du fief sont claires et Orbe ne fait pas exception. Le Billet du Meneur en appellera aux anciens clans de mineurs. Le baron lui-même sera prévenu. Les gens des colonies n'ont pas autorité, ici, pour invoquer un châtiment…
– Un châtiment ? répéta Lys, alarmée. Je ne comprends pas ! Qu'ai-je donc…
– L'administration doit faire la lumière sur les événements de cette nuit. Idéaud n'est pas l'unique propriétaire du Miteron. Son épouse est là aussi, pour se constituer contre toi. Des gens de la capitale sont impliqués… N'oublies pas : quand tu répondras de tes actions devant le juge, n'incrimine personne. Ne fais surtout pas d'esclandre. Mais ne confesse aucun crime (et elle ajouta, devant son air tétanisé) : le juriste Du-Clou, et le pasteur Vison qui siège à la cour de ruelles. Ils sont venus. Ils ont tous deux été appelés par La-Faucille.
Le bourgmestre Féréborn La-Faucille, surnommé le « Bouquetin », était le plus vieux chef de clan à Orbe. Râleur et sévère, il était patriarche d'une lignée qui détenait et entretenait le Talus depuis des décennies. À sa famille seule, il liait à sa maison-forte à un bon quart du terril. C'était à lui, au pied de la grue, que les fauteurs de troubles du village rendaient leurs comptes. Quant au juriste et au pasteur, ils étaient, selon son vague souvenir, d'anciennes figures d'élite du fief…
– La-Faucille me défendra ?
– Autant qu'il le pourra. Au mieux, il t'en sortira avec une amende salée.
D'un pas militaire, l'un des gardes-champêtres, le solide Pomméaud, vint pour interrompre l'échange. Sa barbe fournie et ses yeux bruns lui donnaient l'air d'un ours mal léché. Il s'interposa en annonçant :
– C'est terminé, Tassaud. Tu es rappelée dans l'assistance.
– J'en aurai terminé quand je l'aurais décidé, aboya la matrone. Quel benêt tu fais, mon pauvre Pom, avec ton uniforme neuf ! Ma parole, un garde du terril ! Et ton père, qui a débusqué les Retors de ses mains, dans les collines, il y a un demi-siècle… Qui t'a payé l'armurerie ? Les meneurs de troupeau ? T'ont-ils bien nourri ?
– Silence, déchue ! s'écria-t-il, les yeux exorbités. Le géant aux sabots de fer t'entend ! Tu n'as rien à me dire sur l'histoire de mon clan, ni sur mes allégeances ! Tu ne crois pas en avoir assez fait, en la ramenant ici ? La milice va lui tomber dessus avant demain. Orbe est au Fort et le Fort est fédéré, quoi qu'en disent tes idoles ! (Tassaud se renfrogna, les yeux plissés). On parle de toi, au village, Bergota. Tu n'es pas d'ici. Tu penses que tes tours peuvent te sortir de tous les mauvais pas… mais vois, l'influence que tu as eue sur ta gamine ! C'est toi, qui lui a ordonné de faire flamber les halles ?
– Lâche ! siffla-t-elle entre ses dents. Peu importe le dieu, s'il y en a un, aucune idole ne pourrait féliciter tant de servitude. Tu as oublié d'où tu viens, garçon. Honte à toi.
D'un geste rageur, il l'attrapa par le bras et la jeta hors du kiosque, comme si elle ne pesait pas plus lourd qu'un bouquet de plumes. Puis, adressant à Lys un regard sévère, il grogna :
– Le moment est venu, jeune fille, de t'expliquer aux grands de ce monde. Essaie de ne pas aggraver ton cas, si tu en es capable…
La mine basse, elle le suivit sur l'estrade.
Midi était passé alors que Lys se présentait timidement à l'assemblée. Un soleil jovial couvrait la ferme, à présent. Tandis qu'on l'avançait derrière un barreau de fer, elle aperçut son reflet pâle et échevelé dans une grande flaque boueuse. Elle avait l'air déboussolé. Ce qui lui donnait une allure plus fragile et gracieuse encore. Sotte ! pensa-t-elle. Une belle idiote, voilà ce que tu fais ! Reprends-toi. C'est le moment de parler. Tu connais ces gens. Une chauve-souris, sortie des tréfonds de la mine par le puits obscur, vint voleter tout près de son oreille ; elle n'y prêta pas attention. Des bêtes plus féroces occupaient son esprit.
Dans le flou qui la happait, une voix grave résonna :
– Lys Du-Havre, née le 13 Septembre 1064 à la capitale de La-Cité, orpheline en bas âge, certifiée majeure au Fort, fief actuel, domiciliée à Orbe. Vous avez été vue à la sortie de l'hôtel Miteron, des halles Le-Tamis, Fort-le-fief, à cinq heures quarante ce matin, alors que l'établissement prenait feu. Le gérant de l'établissement, Monsieur Codric Idéaud, a été sévèrement blessé dans l'incident et reçoit en ce moment même des soins urgents au dispensaire du bourg. Vous étiez, jusqu'à cette nuit, employée par Monsieur Idéaud, Lys Du-Havre. Avez-vous la moindre objection à faire ?
– Oui, répondit-elle faiblement. Je m'appelle Lyserion.
L'audace dont elle fit preuve d'emblée trancha l'atmosphère, lourde et hostile, comme si elle déchirait le voile qui la maintenait sourde et captive. Son interlocuteur, quel qu'il fût, prit un instant pour la considérer alors qu'elle s'autorisait enfin à étudier l'assistance. Tassaud était toujours là, accompagnée de Bombrir, Bernand, Vorcemyr et Doperic. Tout près d'eux, un jeune copiste à bretelles noircissait son calepin de notes détaillées. Morcyr, Pomméaud et Féorn étaient plantés devant le portail. Elle trouva également Oradella, interdite, et la minuscule Mirmeya qui se trémoussait d'angoisse sur son banc. Ils ont tous suivi le convoi… De l'autre côté de l'estrade, Moriandre Idéaud, avec ses boucles argent et ses yeux émeraudes, restait dans l'ombre de ses conseillers qui avaient coiffé la casquette des hommes de loi.
– Très bien… Lyserion Du-Havre, reprit-on. Vous avez été convoquée à cette audience afin de faire la lumière sur votre part de responsabilité dans l'incident de cette nuit.
Lys pivota pour découvrir le bourgmestre La-Faucille.
– Le maître Du-Clou et le pasteur Vison, mandatés par la cour des ruelles, se porteront témoins pour le bourg. Je me déclare moi-même garant de l'institut Du-Havre et de sa directrice. L'archimaître Pandecerf de la Tour et ses notaires s'exprimeront au nom de Madame Idéaud, ci-présente.
Lys resta interdite devant les magistrats, qu'elle aurait cru bien trop éduqués pour son cas. Lorsque Vorcemyr était poursuivie par les gardes-champêtres, qu'elle ait grimpé un échafaudage interdit ou piqué au marché, il fallait une bonne semaine aux autorités pour lui mettre la main dessus, et plus encore pour lui faire faire notifier une nouvelle amende exorbitante sur le compte de la pension… Cette fois, elle n'avait pas encore tout à fait saisi la nature exacte de son crime qu'Orbe s'était métamorphosé en un vaste tribunal personnalisé. Il faut tout un village pour élever un orphelin, songea-t-elle avec aigreur.
– La séance peut débuter, reprit le bourgmestre. Lieutenant Cabot ?
Une paire de bottes vint frapper le plancher. Lys, qui avait attiré l'attention de suffisamment de monde pour une vie, se demanda qui venait s'ajouter au réquisitoire. Elle s'étrangla soudain : le militaire au grand menton barbu s'avança jusqu'à elle, dans son uniforme orné du rubis embroché au col. C'est lui… L'officier écarlate que Monsieur Idéaud avait chassé de sa pensée planta ses yeux noirs dans les siens et elle réprima un mouvement de recul lorsque le bonhomme, avec son air de chien fou, lui adressa un sourire affable.
ÉPISODE 2.
Les Tribulations de l'Ermite
10. Le déserteur
Quand le plan commença, il était plus de vingt-trois heures et il parut que de nombreux veilleurs prenaient part à la lutte qui se jouait, en Cité, dans la nuit du 20 au 21 de Septembre 1082. L'ordre était en place. Le commanditaire aussi. Le temple de Benoist L'Épis, sous étroite surveillance. Amalric lui-même semblait avoir vu le coup venir. Ce que le souverain savait du Commodore, Aiden l'ignorait mais la capitale avait été bouclée à ses points stratégiques, sa garde doublée et de nombreux couvre-feux instaurés. Le Roi se sait-il menacé… ? Ses doigts boudinés tapaient un rythme inconscient sur le bord de son melon, alors qu'il répétait mentalement la liste des composants qui influaient sur le principe de la huitième transmutation : celle qui permettait, entre autres choses, de garnir la combustion d'une exhalation colorée. Sel du Guet pour la flamme blanche de l'escouade diamant. Poudre de borax pur, pour la flamme verte de l'escouade émeraude. Huile de faune et sucre des marais pour la flamme violette, et les gerbes d'étincelles en cas d'intervention par les équipes en sommeil…
Sa liste avait fini par se muer en chansonnette.
Tout se passa pour le mieux (et précisément tel qu'il l'avait anticipé) jusqu'à ce qu'il ait passé l'îlot, pourvu d'un ordre blanc chiffonné qui ouvrait les barrières comme par le souffle du Dieu-berger lui-même. Il n'avait pas prévu, cependant, d'être mis en relation avec un nouvel instructeur qu'on appela Cinquième tout au long de leur rencontre. L'homme était confiant et pompeux. Son sobre pseudonyme indiquait le degré d'engagement auquel il s'était promis et par la même, la connaissance qu'il avait du plan. Son habit, qui ne trahissait aucune allégeance, arborait néanmoins parures et ornements. Un noble, songea Aiden. Ou un bourgeois, sûrement du cul-de-la-Bastide. Ses efforts pour amadouer l'instructeur précédent tombaient à l'eau. Un comble, pour un Noyeur. Depuis la piste d'amarrage d'un nef disparu, ils intriguèrent dans la brume.
L'homme intervertit les missions, comme pour semer le doute parmi ses troupes, et Aiden perdit du même coup l'avance qu'il avait sur ses collègues… Le piège se refermait. S'il s'en trouvait exclu, ou envoyé à une tâche de surveillance subalterne, le sujet lui échapperait pour de bon. Impossible de se détacher d'une moindre missive. Avec le calme froid qui le caractérisait, il attendit que Cinquième ait envoyé chaque membre à son poste pour revenir le prendre par surprise. Même s'il récupéra son billet, il en ressortit avec une profonde perforation que l'anonyme lui infligea d'un stylet effilé. Après l'avoir ligoté à une borne, sur le toit désert, Aiden se précipita vers le caniveau le plus proche et s'employa à recoudre la plaie entre ses côtes, les dents serrées sur une éponge, les constellations de son front livides de sueur. Le poignard avait endommagé les chairs, sans toucher aucun organe. Il suffirait d'un simple bandage régénérant pour soulager la douleur et lui permettre de tenir jusqu'à la cicatrisation. Joli coup de chance… Il versa un peu d'alcool sur la blessure, s'enfila une rasade – pour le Courage et l'Honneur, comme dit le Fort ! – et sans attendre, se remit à la mission.
S'il n'avait pas fait d'erreur dans son décodage, Aiden pouvait espérait se faufiler sans embûches jusqu'au point d'interception. Il détenait déjà l'intitulé de mission du quatrième degré, et six des neuf itinéraires secrets qu'il avait détourné ou traduit des restes d'ordres calcinés. C'était limité mais suffisant pour parvenir jusqu'au sujet. Sa besace sanglée sous l'aisselle, un chapeau sur son crâne chevelu, il ressemblait à un amas de collines roussies par l'automne, ainsi figé dans les ténèbres. La Glorieuse sonna trois heures. Le Prince est majeur, songea-t-il. Un cri retentit. Ainsi qu'il s'y était attendu, le Commodore avait choisi l'attaque frontale, le chaos et la mort, comme un char traverse aveuglément un champ de bataille. Et ainsi qu'il devait être, ceux et celles de l'ordre mettaient leur plan ultime à exécution. L'interception sera corsée… Doté d'une ribambelle de passe-droits et d'identités, Aiden Du-Lavoir savait qu'il pouvait fuir sereinement l'orage qui menaçait d'éclater. Mais il savait aussi qu'il était le seul à pouvoir tirer Son Altesse du complot régicide.
Un panache de fumée opaque se mit à crépiter de mille étincelles au-dessus du cours. D'un geste silencieux, Aiden sortit une loupe télescopique de sa besace et, sans ciller, contempla les vapeurs truquées. Dans la lentille noxiculaire, il aperçut les ruades verdâtres qui gonflaient le nuage et il prit note : escouade émeraude, c'est le signal. De ses trousseaux et ses babillages, il s'offrit le passage à travers les grilles d'Alceste (dont les battants étaient, à l'accoutumée, grand ouverts la nuit durant) et se glissa jusqu'au très fameux Cabaret Pugnace.
– Une cabine, s'il vous plaît, demanda-t-il à l'hôtesse de service qui le conduisit dans le salon privé, lambrissé d'or et couvert de portraits prestigieux.
Il fut plongé dans une marée d'acajou verni, bardé d'apéritifs. Les lampes grésillaient tandis que les noctambules fortunés se mouvaient tels des spectres dans les corridors. Aiden, une perle de sueur au bout du nez, se sentit soudain vaciller. Il lorgna subrepticement sous sa chemise… Les gouttes de sang commençaient à entacher la moquette. Pourvu qu'il fasse vite. Moins d'une interminable minute plus tard, une voix suave lui chuchota :
– La place peut être prise ?
Un dandy au visage couvert d'un feutre élégant, une moustache sous le col, se glissait entre les chaises. Il avait des yeux brillants, déjà suspicieux.
– Elle peut l'être, s'il le faut, récita aussitôt Du-Lavoir.
Tous deux hochèrent la tête pendant qu'un serveur leur apportait la carte.
– Difficile de se balader en ville, ce soir… susurra le dandy (il était de coutume de tailler la bavette, pour se signifier la bonne appréciation d'un ordre correctement exécuté, et s'échanger quelques flatteries ou quelques services). Beaucoup à faire, ces jours-ci. Des contrats importants, entre la Forge et la Cité. Et le temps qui se gâte…
Du-Lavoir broda :
– Il y a du souci pour tout le monde.
– Voyez-vous, j'ai récemment fait acquisition d'un parcours, prisé pour le jeu de panse, et tout proche des Cheminées… Il m'aura fallu près de six saisons pour en remporter la vente. Mais, maintenant que la rénovation du Pont-neuf s'y confronte, la Bastide m'en demande le triple !
Aiden (qui passait le plus gros de son temps à courir les toits et raser les murs) n'avait pas grand-chose à lui mettre sous la dent. Il récita les détails qu'il avait étudiés quant aux affaires publiques de son interlocuteur :
– Magnifique vente, monsieur. J'ai moi-même, sur la Forge, un partenaire financier en pleine réputation. Je vous donnerai ses immatriculations sans attendre, si vous nous laissez vous inviter à dîner aux Cheminées.
Le dandy ne laissa transparaître aucune émotion.
– Délicieux, répliqua-t-il. Le rendez-vous est pris.
Il l'observa en caressant sa moustache (Aiden soutint son regard) et, désignant un tableau austère, sur le mur :
– Andélabre De-la-Perle. Vous connaissez ? Il était déjà membre du Cabaret, il y a deux-cent ans. Petit-neveu du couple fondateur du club. Bailli d'ampleur historique.
Aiden scruta le vieux type maussade, une fraise nacrée autour du cou que le pinceau n'avait pas épargné, sans perdre de vue les mains épaisses du dandy.
– Le fils d'Andélabre a fondé ma maison, poursuivit ce-dernier (et, un ton plus bas :) Il a aussi connu l'anonymat, en son temps. D'après lui, viendrait un jour prochain ou l'ordre serait mis en péril. Selon ses paroles, un malin insurmontable s'évertuerait à renverser la dynastie. Il semble qu'il ait eu raison… qu'en pensez-vous ?
– Rien n'est encore fait, murmura Aiden.
L'autre ajouta, à son verre, une rasade de piété qu'il fit couler d'une flasque.
– Votre consigne ? demanda-t-il doucement.
Du-Lavoir déplia le document crypté dont son partenaire s'empara. D'un coup de briquet, il brûla le papier soyeux dans le cendrier de cristal et, promptement, glissa un nouvel ordre sur la table, entre les mains d'Aiden.
– Prenez connaissance, ordonna-t-il.
Aiden décacheta et observa la suite de sa consigne : l'itinéraire, l'horaire et les protagonistes de l'escouade émeraude, dans une longue colonne en pattes de mouche… J'y suis enfin. Il ne fit rien voir de son soulagement, et plia la missive pour la ranger dans un repli de sa veste. Puis il avala son verre de gin d'un trait. À l'extérieur, les pleurs et les vociférations devenaient de plus en plus intenses. Il se leva de sa chaise.
– Ce n'est pas tout, reprit le moustachu. Le contre-ordre ?
– Le Pré aux oiseaux, répondit machinalement Aiden.
Le dandy réfléchit puis, visiblement satisfait, se vêtit en déclarant :
– Couvrez-vous. Et dégainez.
En passant l'encadrement, Du-Lavoir sentit l'un de ses points de suture sauter de la plaie et laissa échapper un imperceptible gémissement de douleur. Il garda le bras fermement serré contre sa hanche, jetant un coup d'œil au dandy qui ne sembla pas l'avoir entendu. D'un geste aimable, il l'invita à abandonner le salon et ensemble, ils quittèrent le cabaret pour gagner les rues, loin du halo frétillant des lampadaires. Mais aussitôt qu'il eut jeté un regard à l'allée étroite où l'autre le conduisait, Aiden regretta d'avoir tourné le dos au bonhomme qui le ceintura d'un bond. Dandy ou pas, le bougre a de la poigne !
– Qui es-tu ? grogna l'héritier d'Andélabre.
Aiden se dégagea d'un coup de coude, la chemise gorgée de sang. Sa blessure à peine pansée lui arracha un gémissement de douleur. L'autre tira un canon de sa poche pour le pointer sur son crâne, et Du-Lavoir fondit aussitôt sur un couvercle de poubelle cabossé qu'il éleva tel un bouclier.
– Parle ! Cet ordre blanc, tu l'as volé ! Un autre agent aurait dû se pointer… Le contre-ordre n'est pas donné aux sous-fifres !
Aiden ne répondit rien. Il avait mis la main sur le document, il ne comptait pas s'en délester.
– J'ai entendu parler de toi, continua le dandy furieux. Des rumeurs, sur un fugitif… Ils disent qu'il y a un espion parmi les espions. Un cavalier seul, à ce qu'il paraît, déserteur et insaisissable ! Qu'est-ce qui te pousse à agir, hein ? Tu veux capturer le sujet toi-même ? Tu espères avoir droit à la plus immense récompense… ? Imaginez un peu ! La taupe, dernier fléau du pays de l'Arbre !
Du-Lavoir, qui ignorait la moitié de ce dont il parlait, garda l'esprit fixé sur la consigne de soie, dans sa poche, et les yeux sur le canon à bout portant.
– Si le sujet s'échappe, reprit le dandy, c'est l'échec de toute la mission. L'échec du plus grand bien…
Il caressa sa gâchette avec envie, quand une masse noire tomba du ciel pour le frapper au crâne. Sans avoir le temps de crier, le dandy s'écroula brutalement, les bras repliés sur son arme, tandis que la brique allait briser le pavé à ses pieds. Ébahi, Aiden vit une silhouette maigrichonne se balader comme un chat sur les murs chancelants et, soulagé, appela dans un souffle :
– Lorcas, tu es là ? Pssst ! Par ici !
Une gamine aux cheveux de paille, les orbites creusées dans un petit minois insolent, se promena jusqu'à lui sans quitter la palissade. Morna !
– Lorcas, il est au pied d'la Divine, 'soir, chanta la fillette. C'moi qui t'ai sauvé !
Toujours furieux de s'être laissé surprendre si aisément, Aiden jeta un œil de chaque côté de la ruelle. Personne. Les troupes bleues se précipitaient vers le cours et, si elles suivaient la piste du Commodore, probablement vers le cul-de-la-Bastide. Il se mit à triturer la suture de sa plaie malmenée. Sa panoplie de Noyeur ne lui suffirait plus. Il lui fallait l'assistance d'une oculie de toute urgence…
– J'ai sauvé le chevalier roux ! J'ai sauvé le chevalier roux ! chantait la gamine. Quand Lorcas va savoir ça… tu vas où ? Tu peux m'emmener avec toi, dis, chevalier ?
– Va-t'en, Morna ! aboya-t-il. Rentre chez toi !
La petite éclata d'un rire moqueur, puis se mit à danser vers le toit du Cabaret. Aiden, palpant la poche qui contenait la missive secrète, laissa le Noyeur assommé à sa sieste surprise et se mit à courir le long de l'allée étroite. À trois reprises, il dut ralentir la cadence et se faufiler – à la façon des anonymes – entre les bâtisses pour ne pas se risquer à tomber sur une patrouille. J'aurai dû finir le bougre, songea-t-il sombrement. S'il se souvient de mon visage, ils n'auront aucun mal à remonter jusqu'à moi.
Selon l'Horloge de la Glorieuse, il avait deux heures à passer avant de s'ajouter à la délégation qui transporterait le sujet. Il en profita pour refaire plus habilement son bandage et (puisqu'il n'y avait pas de moment plus approprié) vida sa flaque d'un trait. Il faut que je me fournisse… Sans cesser d'arpenter la banlieue qui se couvrait peu à peu de lueurs bleuâtres, il gagna le 3e Quart. Parvenu aux Jardins de la Mort, il fit démarrer son motocycle et se jeta le long du sentier, entre les statues amputées. L'aube pointait par-dessus la nécropole aux façades bariolées d'orange et de rose alors que l'horaire de l'échange approchait. Un coup d'œil à l'ouest, au nord ; ici, les lambeaux d'une fumée ; là, les soufflets de la milice… L'interception. Tiens-toi prêt. Alors qu'il n'allait plus tarder à s'impatienter, figé entre les cryptes blanchâtres, un grondement vint le faire tressaillir et il entendit l'explosion impromptue de l'Archedune, à quelques pieds de là. Edric.
Il lança son bolide vers la colline qui renvoyait l'aurore.
11. Régence
Se frottant les mains avec nervosité, le chevalier Du-Fort s'installa dans le fauteuil, près de la cheminée, pendant que Céorn servait deux grandes tasses de café. La cuillère tintait contre la porcelaine, et le bourdonnement de ses oreilles avait repris de plus belle alors qu'il s'évertuait à ne rien perdre des explications précipitées du chevalier. Son Altesse, le Prince Edric, avait bel et bien été menée au Pénitencier, sous l'œil attentif du lieutenant De-Palme, cernée par la garnison du Général et surveillée depuis lors par une horde de geôliers tenaces. La porte était scellée, les fenêtres condamnées et aucune issue forcée. La prison entière, de surcroît, se suspendait aux Potences de plomb et s'agrémentait de six hélices qui ne faiblissaient jamais.
– N'y a-t-il aucun témoin ? Aucune trace d'effraction ? Le Prince se serait-il tout bonnement évaporé ?
Gyron Du-Fort acquiesça avec ferveur.
– Précisément, monseigneur. Personne ne l'a encore ratifié à l'heure qu'il est, mais au moins deux autres disparitions ont été notées (Céorn se redressa avec avidité) : l'un des geôliers, d'abord ; un certain Beltom qui n'était pas affecté à la tourelle. Il n'aurait, semble-t-il, pas pu passer le vestibule sans être vu. Les gars sont en train de chercher une ouverture secrète, dans la chambre…
Céorn s'envoya une goulée de café brûlant, électrisant ses neurones.
– Veillez à garder cela pour vous. Personne d'autre ne doit identifier ce Beltom. A-t-on parlé d'ennemis, de conflits récents ?
– Rien du tout. Un casier vierge. Beaucoup de connexions.
Le Conseiller s'accorda une minute.
– Le geôlier a été corrompu, déduisit-il. Persuadé ou forcé d'obéir à un commanditaire. Le fléau d'Amalric poursuit son héritier. L'ennemi ne se suffisait pas d'un régicide ; il lui fallait mettre la main sur le Prince, et puis, quoi ? L'éliminer, alors même qu'il aurait pu le saigner plus tôt au côté de son père ? L'emmener, plus vraisemblablement ; où ça ? (il pensait à voix haute). Hors les murs de la Cité ? Des frontières de l'Arbre ?
– On a repéré des traces, confirma Du-Fort. Un véhicule lourd, probablement hybride, d'origine militaire. Impossible à ne pas voir dans l'enceinte de la ville ; trois paires de roues en tête de convoi et le poids d'un char d'assaut. J'ai un type à moi sur le coup, qui s'occupe du dégât causé par le passage de la machine dans le Pré aux oiseaux, et deux autres qui arpentent le cul-de-la-Bastide. Pas l'ombre d'un Prince. Mais il y a des restes de lutte et de brûlures dans le ravin des catacombes, près des Jardins d'Aelfric…
– Les catacombes ? s'enquit Céorn.
Il n'avait pas oublié la colonne verte qu'il avait vu s'élever, à l'aube.
Du-Fort l'observa attentivement. Le Conseiller, songeur, n'avait rien récupéré de sa sieste et se sentait déjà nauséeux. Les tragédies à répétition qui frappaient la Bastide le laissaient pantois, et ses efforts malencontreux pour panser les plaies lui donnaient l'impression de se confronter au Dieu-berger en personne, alors qu'il n'était lui-même doté que de force humaine et armé d'une épée. S'il avait naïvement cru pouvoir contenir le massacre à sa seule nuit d'horreur, il voyait maintenant les rouages de son pays se dérober sous le poids de la citadelle meurtrie.
Vingt-huit assassinats et un rapt princier. Pour mettre la main sur l'héritier… ou pour le tenir éloigné de la Bastide ?
– Dites-moi, Gyron, poursuivit-il. Vous avez pris les armes, lors de la Marche des sorcières, il y a vingt-cinq ans ? Les gens de Gris-Robe, et d'autres clans des plages ont été les premiers à combattre, sur la route du Baril, n'est-ce pas ? Que n'avez-vous vu, des séparatistes et des déchues, sur le chemin de Trahen ? Je crois que vous honoriez encore la chevalerie, à l'époque… ?
Bajoues frémissantes, le bonhomme rétorqua avec orgueil :
– Ce sont des cuisses de grenouilles, comme le caissier de la maison, ce Ronon De-la-Cité, qui s'appellent chevaliers de nos jours, mon bon seigneur. Votre cousin, par le fait ! Pardonnez l'engouement. Plus personne que le Fort, à présent, pour lever l'épée et monter comme il se doit ! Le code est désormais à la fraise et au boudoir… Chevalier, je ne le suis plus. Appelez-moi donc votre banneret, s'il vous faut, tant que je peux servir ; à vous, ou au prochain fou qui aura l'audace de s'essayer à débarrasser le bâtiment de ses parasites !
– Alors, servez-moi ; qu'avez-vous vu, des pratiques Anciennes ? Que savez-vous des impies ?
Gyron Du-Fort l'observa, le nez pincé, les sourcils froncés. Puis il répondit :
– J'ai vu du feu, et des mutilations. J'ai vu des femmes qui soulevaient deux fois leurs poids à bout de bras, et des hommes qui remontaient des eaux mortes. J'ai croisé toutes sortes de pratiques qui rappelaient la première dynastie, et d'autres, qui ne rappelaient rien du tout. Des choses qui… déplairaient au Temple.
Céorn lui rendit longtemps son regard, plongé dans d'inextricables réflexions, avant de déclarer sans détour :
– Chevalier Du-Fort, décommandez vos rendez-vous de cette saison ! Vous serez mon commissaire d'enquête. Une fonction que je vous attribue en secret, car l'Académie et le Palais de justice mènent déjà leurs propres recherches. Je n'ai confiance en personne ou presque, dans ce château, et je veux vous savoir à la poursuite du Prince, et de la vérité. Vous disposerez des moyens nécessaires. Personne, je répète, personne ne saura que vous travaillez pour moi. Vous fouillerez et trouverez tout ce qu'il y a à savoir sur chacun des protagonistes de l'affaire, et chacune – car la reine-mère, et son neveu le Juge, ont de l'esprit et de la ressource. Apprenez où était le Capitaine Anton, il y six heures de ça, et s'il a vraiment parcouru le fleuve ainsi qu'il le prétend. Qu'en est-il de son épouse ? Et du Général ? Qui sommeillait, et qui errait durant la nuit, à la cour du roi Amalric ?
– À vos ordres, monseigneur, grommela Gyron en tournant les talons.
– Du-Fort, halte ! Vous ne m'avez encore dit – le second disparu, qui est-il ?
Le chevalier pivota pour répondre :
– Un palefrenier, affecté au sud des Extérieurs, près des arènes, monseigneur… Tony Des-Blés, qu'il s'appelle.
Céorn n'eut pas le temps de réagir qu'une série de coups était frappée à sa porte, accompagnée cette fois par le tintement de sa clochette de bureau (l'envol de l'héritier avait certainement déjà fuité du Pénitencier comme une traînée de poudre répandue sur la Bastide et, pris au dépourvu, il ne comptait pas entretenir le mystère). Remerciant le bonhomme à grands gestes silencieux, il l'invita à s'esquiver par la porte dérobée, et le chevalier disparut dans un claquement de cuir.
Céorn se hâta d'accueillir l'arrivant : Véhan Du-Point, le cheveu hirsute et les lunettes de travers, qui se précipitait vers le bureau, livide. « Monseigneur ! À peine privés du Roi, nous voici embarrassés de la disparition du Prince ! Quelle époque, pour mener le troupeau ! » (et son regard effleura les deux tasses fumantes, sur la table basse). Il y a une effervescence, à la cour, sachez-le bien, et tous croient détenir une réponse idéale aux énigmes qui nous tourmentent ; ceux-là même qui n'ont rien vu des dépouilles ! Rouges, gris et verts s'agitent dans leurs maisons, et misent déjà gros sur la prochaine tragédie qui fendra la Bastide.
– C'est un jour terrible, pour la famille bleue, concéda Céorn avec lenteur, le menant vers son bureau surchargé.
– C'est un jour terrible pour l'Arbre, monseigneur ! chanta précipitamment le Doyen, étalant toute la minutie de ses honorables inquiétudes. Et pour les treize baronnies ! Que dire aux vassaux du berger lorsqu'ils s'en viendront pour l'assemblée ? Qui siégera pour le Fort, pour la Cité, et pour le Temple suprême, au milieu de ce remue-ménage ? (Au fil de ses paroles, il faisait jaillir calepins et stylets de sa robe, pour ne rien omettre de l'échange). Pensez donc, Conseiller ! Comment faire le procès d'un Prince disparu ?
– Autant de questions, monsieur, qu'il me reste à soupeser, trancha Céorn. Car le malin ne m'a laissé subir le coup frappé de la main gauche qu'il a déjà tiré une autre ficelle de la droite. J'avance dans l'obscurité, Doyen, et j'espère pouvoir compter sur vous pour y progresser avec moi…
Véhan Du-Point lissa ses étoffes et s'inclina aussi bas que lui permettaient ses rhumatismes, comme pour lui signifier sa totale disponibilité. Puis il s'élança dans une nouvelle et copieuse tirade sur l'honneur ineffable de la moralité intellectuelle (le 1er Conseiller dut retenir un soupir) en évoquant les treize vertus et les versets à outrance. Céorn lui accorda une minute de démonstration et, ayant épuisé tous ses hochements de tête, l'invita à s'asseoir pour entamer le vif du sujet.
– Cher Doyen, commença-t-il doucement. Je prie le géant que vous n'ayez pas perdu la Foi, car elle est la devise de ma maison.
Il évoquait, ainsi, le sang bleu de ses veines – pas la suzeraineté du Fort.
– J'ai besoin de vous et de vos connaissances (le professeur leva un museau alléché). Il y aura, dans l'heure qui suit, un second conseil à la table de verre, et celui-ci sonnera différemment. Sans l'héritier, nous sommes seuls face au monde. L'assemblée des barons sera vite divisée… Aidez-moi, Monsieur Du-Point, à obtenir la vérité avant que cela n'ait lieu. Soyez l'érudit que vous étiez pour Amalric, et aidez-moi à élucider le mystère de son meurtre. Que dites-vous ?
– Il est évident, répondit Du-Point, que je n'aurai de cesse d'étudier la question ! Et ce, jusqu'à ce que j'en ai la réponse, que la mort me prenne, ou que le Roi en revienne.
Satisfait, Céorn saisit le vaste croquis au fusain qu'il avait réalisé, scellé d'une cordelette de fer, et le déposa entre ses mains potelées. Véhan observa le rouleau de ses yeux bleus écarquillés, sans piper mot. Céorn lui articula calmement ses directives :
– Il y a quelques aspects de votre enquête qu'il vous faudra garder… confidentiels. Vous trouverez, dans ce document, les esquisses d'une arme dont on m'a rapporté les traits et les énigmes. Elle aurait tout à voir dans l'affaire. Je souhaite que vous m'éclaircissiez à son sujet. Son nom, son origine, son langage… Tout ce que vous en comprendrez. Vous seul en êtes capable. S'il vous est possible, bien sûr, d'entreprendre tout cela sans en laisser rien savoir à ceux qui – comme le Général, disons – voudraient parfois… précipiter les choses ? »
Et Du-Point, piqué au vif, embrassa sa mission avec la dignité de l'archimaître. Réajustant ses lunettes, il fila d'un bon pas vers ses confins poussiéreux. En le voyant disparaître à la porte, Céorn, les sourcils froncés, se promit de le faire surveiller avec une attention toute particulière… La Glorieuse frappa dix heures, éjectant du même coup une nuée de pigeons à la robe blanchie de son aiguille.
La litière à vapomoteur qui se balançait sous le téléphérique, douillette et blindée, dressait les bannières du Fort et de la Cité, agrémentée d'un drapeau du Temple suprême qui claquait au vent sur le capot. La carrosserie ciselée de l'habitacle avait été couverte d'une armature de fer, cerclée de dalles de marbre ainsi qu'on en trouvait chez lui et protégée par un vaste pare-brume aux lanternes doucereuses. Six sièges, et son cocher qui prenait les virages à grands coups de freins, occupaient l'espace de la voiture. Céorn se sentit étouffer un instant, enfermé seul dans sa cabine, suspendu au-dessus du cul-de-la-Bastide. C'était comme si la citadelle, ce donjon qu'ils protégeaient comme il les protégeait, s'était trahie de l'intérieur pour se tourner contre eux. La Cité elle-même, embaumée par la mort et baignée d'une lumière glacée, comptait encore ses cadavres ; riches, et pauvres, savants et soldats, adultes et enfants… fauchés au hasard de la fortune. L'Arbre entier voyait s'agiter partout ses seigneurs, au Rouet et à la Forge, à la Baie, à la Tour et au Chenil, sans qu'il ne puisse rien faire qu'attendre leur venue. Pris d'anxiété, il suffoqua, et bondit sur la lucarne qu'il ouvrit d'un coup de coude pour se laisser gifler par la force du vent, s'octroyant la remontrance du cocher (selon qui il ne valait mieux pas, compte-tenu des faits récents, aggraver la situation en faisant décapiter le 1er Conseiller de la fédération).
Le roi Amalric passait son temps à observer son royaume. Partout où il allait, il regardait, s'informait, reniflait. Non pas qu'il eut souvent fait grand cas des doléances de ses interlocuteurs ; mais il entendait avant de choisir, et en cela, il avait souvent devancé ses concurrents quels qu'ils soient. Céorn inspira profondément et, appliquant humblement la méthode de son cousin, étudia lui aussi la Cité. Pour l'heure, la capitale était calfeutrée dans le silence. Les linges humides se balançaient aux fenêtres. Les ateliers avaient cessé de tourner. Quelques poissons venaient fendre la surface irisée du lac. La mine basse, il observa l'est et l'ouest et, à l'angle de la Divine, le nord et le sud. La vallée de Laine s'était tue, d'un bout à l'autre, en hommage simultané au Roi-berger. Avec la force d'un coup de tonnerre, quelques récalcitrants perturbèrent l'air pétrifié de cris gutturaux, au manoir Sûr-la-Corne. Puis la torpeur, de nouveau.
Céorn De-la-Cité se devait d'être vu. Arrivé au-dessus des fabriques Papelard, où la foule contemplait la Bastide, il fit ralentir le véhicule. Le brasero du Réverbère brûlait encore, silencieux, comme un reflet fugace à la lumière du jour ; et les badauds s'étaient rassemblés au pied du Pénitencier, cernés par la milice. Ils cherchaient à apercevoir le 1er Conseiller du roi, ministre du territoire et baron Du-Fort, dernier rescapé du clan bleu et ultime bouclier humain contre le mal de leur dynastie. Tous, bien sûr, ne s'en réjouissaient pas, et il ne doutait pas qu'un certain nombre se laissait espérer à le voir tomber à son tour. Mais pour l'instant, il fallait surtout faire bonne figure (ou du moins, signaler qu'il en avait encore une) et endosser ses responsabilités. Un groupe d'ouvriers perchés sur une grue vacillante le regarda passer, impassible, jusqu'à ce que l'un d'eux, le plus âgé, ne laisse deviner l'ombre d'une moquerie. La litière reprit sa course. Un modeste petit-déjeuner dansait dans son estomac et Céorn menaçait de rendre quand enfin, la voiture s'immobilisa dans un crissement qui résonna aux portes de la rotonde, et il put grimper d'un pas chancelant jusqu'à la chambre bleue. Je préfère l'ascenseur…
L'assemblée qu'il trouva, pâle et glacée, figée dans l'effroi qui alourdissait la matinée, semblait faire écho aux visages rougeauds et ombragés qu'il avait vu la veille, aux lueurs de la nuit. Chacun et chacune avait repris sa position initiale, par habitude et nonchalance, mais il n'y eut, cette fois, ni salut ni révérence. Céorn, qui n'attendait pas de flatterie, traversa la chambre d'un pas décidé et déposa ses effets au pupitre, perché sur une estrade. Les yeux translucides du Juge le toisaient avec insistance, alors que ceux de Mahenn détaillaient maintenant le pourtour des douze faisceaux. Véhan exprimait une loyauté plus mesurée à l'adresse de son Conseiller, attablé à la fenêtre, tournant le dos à l'œuf de marbre qui ornait le parquet. Le Capitaine De-la-Baie, quant à lui, s'envoyait une rasade de son meilleur remontant matinal, à base d'écailles pilées et de nectar Du-Phare, tapotant nerveusement du pouce sur son gobelet. Ronon De-la-Cité, enfin, s'était laissé aller au confort du sofa, le regard encore tout embué d'un petit somme qu'il n'avait pu se refuser. Ce fut le Général De-la-Colline, assis au bar, qui brisa le silence de sa voix rauque :
– Il n'y a donc aucun secrétaire, à cette heure-ci, pour prendre bonne note de vos directives, Conseiller ? Personne pour tirer le levier ? À mon avis, la table de verre peut rester cachée. Il n'y a, pour l'instant, aucune carte qui nous ait donné le chemin, dans ce joyeux bordel ; et voir celle de la fédération s'étaler sous mes yeux, fragile comme le verre qui la dessine, ne fera que me peiner plus encore…
Céorn soutint son regard. Le Général ne se détourna pas.
– Vous savez tous, commença le Conseiller, ce que l'aube nous a ravi. Il est temps de laisser la prudence de côté, et d'agir à la mesure de la catastrophe…
– Excusez, monseigneur ; agir, mais de quelle sorte ? insista le Général. En servant le café aux penseurs et aux chevaliers déchus ?
Du-Point a déjà bavé…
– En obéissant au protocole de ce conseil, Franc De-la-Colline, à défaut de quoi il vous faudra le quitter sur-le-champ (et l'Ami Franc se leva aussitôt). Ralliez les Racines et la garnison fleurie si bon vous semble, et marchez où il vous plaira ; mais il y a un suzerain à la Divine, et j'y représente encore l'autorité de mon clan.
Le Général sembla hésiter à tirer le sabre. Il lorgna une seconde sur le genou brisé de Céorn sans savoir s'il avait, ou non, définitivement absorbé les compétences du baron en matière de duel. Mais face aux visages interdits de l'assemblée, il préféra se rasseoir, lentement, non sans dédaigner Céorn qu'il garda dans sa ligne de mire alors qu'il entamait un cigare à la fumée noirâtre.
– Éteignez, ordonna Mahenn d'une voix claire.
Elle avait revêtu une cape de nuit à l'étoffe fine et volage, qui reflétait l'éclat du matin.
– Madame… ? s'étonna le Général (il désigna le tabac qui s'émiettait sur le comptoir). C'est une activité d'homme, le tabac à fumer, que l'on croise volontiers aux conseils de guerre, et…
– Aux conseils de guerre, peut-être, monsieur, pas à cette tablée. Et s'il vous est inné de mépriser la femme, vous aurez l'esprit d'entendre celle qui finance la plus grande part de votre artillerie. Votre fumée imprègne le plafond et les tapisseries. Amalric a rénové cette chambre à son image, et elle demeurera aussi intacte qu'il nous l'a laissée.
Toute l'attention bondit de Franc à Mahenn, et Ronon tressaillit. Les échanges entre la reine-mère et le Général outrepassaient rarement les formalités. Ne sachant plus à qui se vouer, De-la-Colline écrasa le cigare et se tourna de nouveau vers son Conseiller, les bras croisés. Le Capitaine Anton intervint d'une voix forte :
– Vous parliez, monseigneur, du protocole de votre conseil. Pardonnez-moi… Mais quel est-il, désormais ?
– Il y a, à l'heure où je vous parle, soixante limiers du Chenil répartis dans la Cité. Les pistes qui les mèneront hors de la ville seront suivies par les commandants Du-Flanc et La-Horde. Des avis de recherches seront placardés dans les treize baronnies, et si tant est qu'ils n'y font rien, aux colonies de l'Ouest, à l'Entre-frontières, et partout sur nos eaux. L'héritier est présumé vivant jusqu'à preuve du contraire.
L'auditoire ne paraissait pas franchement convaincu.
– Monseigneur, vos plans de recherches sont habiles, répliqua Anton, mais que ferez-vous, quant à la régence du sceptre-berger ? (et tout le monde le dévisagea).
– La régence, Capitaine ? s'enquit Céorn avec raideur.
– Que disent les lois de la Bastide et du Temple en la matière ? Je parie qu'il n'y a jamais eu de précédent. Quand a-t-on lu pareille histoire ? Le complot a frappé doublement et Amalric – paix à son âme ! – ne nous a laissé que le pauvre Edric pour héritier. Et si le Prince est absent, il ne peut reprendre le sceptre…
– Il semble évident, intervint Véhan, que le 1er Conseiller doive porter le… fardeau du sceptre, et honorer sa promesse de régence, en attendant qu'une solution acceptable soit dégagée de toutes ces tragédies. Nos décrets sont parfaitement clairs, quant à la légitimité du fils aîné De-la-Cité à la souveraineté.
Aimon, tout guindé dans sa toge de Juge, s'en mêla prestement :
– Lequel, à ce jour, demeure le Prince Edric. La cour d'honneur devra juger son Altesse, avec ou sans elle. Ce qui arrivera inévitablement, si son absence venait à se prolonger. Le 1er Pasteur voudra désigner un successeur.
– Ces questions, toutes cruciales, trouveront leurs réponses à la prochaine assemblée des barons, trancha Céorn.
– Et qui la présidera ? chuchota Ronon qui, de son air avide, semblait avoir pensé à voix haute, et Céorn ne prit même pas la peine de croiser son regard en déclarant :
– Il revient, je crois (il s'efforça de maîtriser le battement de son cœur) à la reine-mère d'arbitrer le sujet.
La chambre bleue se figea, alors que Madame Mahenn observait le Conseiller.
– La Bastide, reprit-il, se trouve sans roi, sans reine, sans prince, et vous implore d'en décider. Amalric était mon monarque, cousin, et ami. Je servirai sa cause et son donjon jusqu'à ma fin. Si vous consentez, Madame Mahenn, à me confier les clés de la chambre bleue, j'y veillerai plus que sur ma vie. Mais s'il vous faut siéger à l'alcôve, et mener par vous-même la recherche de votre petit-fils, jusqu'à ce qu'il soit soulagé de ces terribles accusations, alors je vous supplie, par le Dieu-berger, de me laisser vous seconder.
Mahenn, sans froncement ni sourire, parcourut son visage. Puis…
– Soyez béni, baron Du-Fort. Car il vous faudra toute l'aide du géant pour triompher à la tâche.
Il inclina le chef, une main sur le cœur qu'elle lui rendit avec élégance, puis se tourna vers les hommes du conseil, qui contemplaient l'échange d'un œil inquisiteur. De-la-Colline renifla. Enfin, Anton eut l'audace de reprendre la barre :
– Céorn, dit-il, laissez-moi organiser les recherches en mer. J'enverrai les amphibiens écumer chaque courant et visiter chaque radeau depuis Fort-le-Courant. Nous saurons intercepter le Prince avant qu'il ne quitte notre horizon. La famille Du-Phare nous fera bénéficier de sa ressource.
Céorn accepta l'offre d'un hochement et pivota vers De-la-Colline :
– Général, il me faut cinq-cents hommes à la fouille de la vallée.
Le vieux commandant, caressant sa moustache sombre, lui jeta un regard plus noir encore et répliqua d'un ton qu'il tenta bravement de contenir :
– Possible, peut-être. Encore que. Monseigneur souhaite-il rapatrier les gars du Front ? (il avait l'air d'imploser). Des baronnies et de l'Ouest, pour se grouper à la Cité et… renifler le Prince ?
– Faites-venir les recrues des Racines, riposta Céorn, et laissez renifler les limiers.
– Conseiller, chanta alors Ronon, il y a plus d'un point de financement à discuter ! (et Céorn pria le géant à dos de laine qu'un autre de ses ministres intervienne pour le délivrer). C'est en tant que Trésorier et gouverneur, certes, mais aussi en tant que fils bleu (il mit l'emphase) que je dois vous prévenir du risque que nous encourons ! Le coût d'un tel rapatriement, la somme des récompenses… Une dépense pareille ne se peut concevoir sans une consultation poussée des registres…
– Consultez donc, grogna Anton.
– Il n'est pas temps de voir à la dépense, gouverneur ! gronda le Doyen.
– Dès lors qu'elle est assurée par le trésor bleu ! rétorqua Ronon. Il est facile de piocher dans les caisses, quand on ignore tout ce que la Banque… (il s'interrompit brutalement, sous le regard furibond de son cousin). Je veux dire – ce qu'une telle opération…
– Nous dépenserons l'or nécessaire, Trésorier, jusqu'à ce que l'assemblée délibère, insista Céorn, l'après-midi du dimanche 26 Septembre.
Mahenn, faisant virevolter l'étoffe de sa cape, se leva pour la première fois et, à son tour, se servit une tasse au bar immaculé.
– Le clan Rouge financera l'enquête sur le meurtre de mon fils.
Personne n'objecta, et Céorn approuva de bon cœur :
– La Bastide vous en remercie, Madame.
Mais c'était sans compter sur le caractère de Franc De-la-Colline. Reprenant contenance, le Général vint se placer au centre de l'œuf, le bicorne fièrement perché sur ses boucles épaisses. À sa taille scintillaient les lames innombrables dont il avait la compétence. Dévisageant tour à tour les ministres et la reine-mère, pivotant lentement sur lui-même, il entonna à pleins poumons :
– Je ne saurais me contenter, messeigneurs, Madame La-Rouge, de pareilles décisions ! Vous évoquez ce fléau, mais il y a un ennemi que vous refusez de voir ! Un ennemi juré, un adversaire de chair et de sang, qui prend plaisir à frapper la Bastide ! La dernière et indéfectible résistance à la fédération, qui se cache, derrière sa Mer d'émeraude ! Les gens-des-bois gardent jalousement le secret du passage vers l'Est et, jour après jour, bombardent le mur pour les beaux yeux de l'albinos ! Entendez-moi, madame, messeigneurs : il faut se prémunir contre ces sauvages.
Céorn, qui voulut l'interrompre, fut appelé au silence par un poing furieux.
– La garce commande à des mercenaires exilés et des bâtards, réunis contre le sceptre ! Des sorcières de Trahen et des veilleurs corrompus du Pic ! La voilà, votre magie ! Elles sont là, vos mutilations rituelles et vos noires intentions ! Si on veut mettre la main sur le Prince, qu'on envoie les hommes sur le Front, dans l'instant, pour y tenir toutes les issues… ou l'héritier aura quitté le pays de l'Arbre et rejoint les rangs de la Ville-de-fer avant la tombée du jour prochain !
Il y eut un silence de plomb. « La dernière résistance ? marmonna enfin Véhan. Vos troupes ont-elles envahi Terre-priée durant la nuit ? » . Mais le discours avait fait mouche. Céorn pouvait bien abattre toute la paperasse qu'il voulait, seul le pays d'Est menaçait encore la fédération et, autour de lui, les ministres le comprenaient aussi. De-la-Colline approcha du Conseiller :
– Quelles mesures prendrez-vous, contre cet ennemi-là ? souffla-t-il, l'œil flamboyant.
Céorn, dévisagé par ses homologues, inspira profondément et répondit :
– Que ferons-nous, Général, une fois précipités au pied de la Ville-de-fer, lorsque nous nous apercevrons qu'aucun de ses habitants n'a fomenté le complot… ? Quand a-t-on vu pareilles immondices en pays d'Est ? Si l'assemblée venait à se diviser, si la Foi et la Puissance venaient à se contredire, que ferons-nous, une fois face à la Mer d'émeraude et ses homme-des-bois, cernés, dehors, par leur Championne, et manipulés, dedans, par le malin qui en imite la pratique Ancienne ? Vous êtes chef de guerre, Franc. Vous comprenez ce que cela implique. Et si une coalition venait prendre la vallée en cisaille, alors que nous sommes occupés à frapper l'émeraude dans le vide… ?
Il n'avait guère besoin de leur rendre leur regard pour savoir qu'il avait persuadé ses ministres. La rancœur célèbre du Général à l'égard de l'Est desservait sa cause. Céorn ne lui laissa pas le temps de la réflexion :
– Le sceptre-berger doit tenir, et garder les baronnies unies. Pour ça, il faut composer, et concentrer nos forces. Le baron Du-Pic, nous en parlions plus tôt, paraît fort bien s'accommoder de sa condition… Les rapports sont, en l'état, fonctionnels et cordiaux. Heureusement pour nous tous. Imaginez donc un instant que le Pic décide d'ouvrir ses portes à l'envahisseur… ? À mon sens, il ne convient pas d'éveiller toutes les armées alors que certaines sont si volages. L'Obtuse a retiré l'essentiel de ses troupes, au mur, il y a des mois de cela… Peut-être, finalement, le compromis est-il possible ?
Il y eut un silence glacial. Lentement, De-la-Colline articula :
– Vous… envisagez un armistice avec l'Est ?
Ronon, choqué, pivota en tous sens pour s'enquérir des différentes réactions. Aimon n'avait pas bougé d'un pouce, mais Véhan et Anton s'étaient redressés de toute leur hauteur (mesurée pour le premier). Contre toute attente, Mahenn, levant sa tasse au Conseiller, en félicita l'audace :
– Monseigneur, si l'on vous doit une chose, c'est bien le caractère des bleus de sang ! s'exclama-t-elle. Car, accordons-nous à le dire, il y en a peu, parmi les réformistes de la citadelle, qui auraient la bravoure d'honorer leurs idées de si profondes actions ! Un armistice avec l'Est ? Voilà qui secouerait les gouvernements…
Céorn, qui ne savait à quel degré la banquière le raillait, ne répondit pas.
– La bravoure ? éructa le Général en gonflant comme un ballon.
Mais Véhan vint le priver de répartie :
– La paix est, bien sûr, la plus belle des utopies, susurra-t-il. Mais la Ville-de-fer est une aberration, Conseiller. Les hybrides et les scélérats y ont creusé leur propre fosse.
– Cher cousin, reprit Ronon avec ferveur. Les échafaudeurs ne savent parlementer…
– Qu'en savez-vous, Trésorier ? répliqua Anton. Les avez-vous rencontrés ?
De-la-Colline, ulcéré par tant de contradictions, interrompit de sa verve passionnée :
– Je conjure ce conseil d'entendre raison, par le géant ! Cherchez l'héritier, mort ou vif ! Fermez les frontières et basculez à l'Est, et éliminez la Bouche-de-Cheval ! Laissez-moi briser la fanatique et ses disciples, avant qu'ils ne vendent nos secrets à la pire racaille du Continent… ou voyez la Cité sombrer dans l'abysse !
Céorn l'étudia longuement. Franc était nerveux, mais pas téméraire. Il savait bien que le Général ne prendrait pas le risque de le faire destituer de la table de verre sans souverain sur le trône. Ce qu'il veut, c'est implanter son idée parmi le reste… Sans ciller, il répliqua :
– Je refuse de frapper au-delà du mur. Vous concentrerez l'armée bleue dans la vallée.
Il n'avait pas terminé que le commandant bondissait, la respiration furieuse et les traits tordus par le mépris, poing serré sur la garde de sa lame. Céorn ne lui accorda pas le plaisir de son recul et soutint le regard du Général qui lui souffla en plein visage, comme un bœuf, avant de battre lentement en retraite (Ronon laissa échapper un petit cri soulagé). Franc leva un index qui, auprès d'Amalric, aurait certainement valu une exécution spontanée.
– Vous ferez tomber la fédération, monseigneur… Son déclin est en marche ! déclara-t-il, avant d'emporter sa rage hors de la chambre bleue.
12. Fort-le-Courant
Edric resta sonné jusqu'à ce que la vapeur brûlante du pot d'échappement lui fouette le visage. Il voulut se débattre sans sommation, tel un nourrisson fraîchement éveillé mais se risqua à basculer de l'engin cuivré. Le fracas mécanique faisait sauter les gravillons du sentier qui se jetaient sur le ciment comme de la grêle et le lourd moteur pétaradait aux virages. À l'avant du véhicule, le grand type roux couvert de cuir avait les deux mains fermement serrées sur son guidon. Je vais sauter. Il hésita un moment. Je vais sauter. Je peux le faire. Bien qu'y feignant, ses jambes maigres n'exécutèrent pas son ordre. Il avait pourtant osé se jeter sur les rails, ce soir-là, à la station Du-Mortier, dans les pas d'Accroche-Cœur…
Le motocycle amorça une descente et commença à ralentir. Ed, qui s'imaginait égaré dans la vallée de Laine, loin au-delà du Pré aux oiseaux, ne reconnut pas le décor autour de lui à l'exception du bras de fleuve qui noyait les roseaux dans la vase, un peu plus à sa gauche. Il s'accrocha à la selle de cuir, désarçonné, lorsque l'étranger se mit à freiner sec pour les immobiliser. Ed huma l'air : l'effluve écœurante du poisson pas très frais et les relents d'algue séchée. S'il n'avait pas vu les montagnes proches amoncelées autour de lui, qui se couvraient de leur coiffe d'acajou pour finir l'été, il se serait cru à la Baie, près des côtes. Mais la Baie sentait l'iode et la fiente, des senteurs battues par les vents féroces du littoral que l'on ne trouvait pas en Cité. Je n'ai pas encore quitté le fief. Il se trouvait peut-être à Rive-Nord, ou à Grand-Place. Quatre hameaux lacustres annonçaient la Cité, marquant l'enceinte de la capitale à ses points cardinaux, plantés sur les quatre bras de fleuve que la bonne-fortune régurgitait dans la vallée ; et chacun d'eux avait accru sa propre expertise (élevage de brochet, pêche à la teigne ou teinture d'écaille) dans les eaux troubles de l'étang. Les pêcheurs du pâturage, disait Amalric. Ed détailla le coin. Un amas de conteneurs bleuâtres, les portières griffées par le temps, l'empêchait de voir au-delà des chalands alignés dans les vaguelettes, tandis que le rouquin trifouillait le tableau de bord.
Comme l'individu ne parlait pas, et qu'il demeurait résolument fixé sur ses petites affaires, Edric descendit lentement de la bécane et fit quelques pas hésitants. Il n'eut aucune réaction. Prenant son courage à deux mains et ses jambes à son cou, le Prince se mit à courir ; mais, prisonnier d'un élan de panique si vertigineux qu'il eut la sensation de faire du sur place, comme dans un mauvais rêve, il eut un vif regret en se rappelant la terreur qu'il avait ressenti à l'affront d'une monstrueuse locomotive… Il n'avait pas fait dix bonds qu'il se retrouva coincé au bord d'une eau verdâtre, percée par les roseaux et les nénuphars. Échouant à longer le canal, il rebroussa chemin pour tenter une sortie par la pente, mais un ponton envahi par les ronces s'était refermé à leur passage. Affolé, il laissa un moustique entrer dans son gosier béant, désireux mais incapable de hurler. À quelques mètres de lui, l'étranger à poil roux n'avait pas fait un geste dans sa direction, toujours absorbé par le contenu de sa besace.
– C'est sans issue, de ce côté, daigna-t-il enfin siffler.
Ed le jaugea méchamment. Rien qu'à mains nues, le type pouvait le tuer. Or, il n'y paraissait pas décidé. C'était lui qui l'avait tiré, vivant, de la bagarre explosive dans les Jardins d'Aelfric et amené jusqu'ici. Combien d'heures encore vais-je devoir ballotter d'un ravisseur à l'autre ? D'un regard frétillant, il tenta de dénicher un chemin dans la brume odorante, entre les hauts conteneurs métalliques empilés sur le radeau. Maudit ! Il était encerclé par les eaux. Aussi apeuré qu'il fut, il hésita à tenter sa chance dans les courants irréguliers qui portaient les barques et les bateaux-bus au fil d'une mélodie spectrale. Mais si le bougre nageait aussi vite qu'il pilotait, même avec ses lourds effets de cuir, il ne le laisserait pas faire deux brasses. Il vaut mieux parlementer.
Sa gorge se fendit dans l'aigu lorsqu'il demanda :
– Vous allez me tuer ?
Le rouquin le dévisagea, le bas de ses traits couverts du foulard terni ; puis se remit à ses paquetages.
– Apparemment, je suis le seul à ne pas le vouloir.
Il avait une voix basse mais claire ; l'élocution amoindrie par la fatigue, mais le mot bien en place et l'intonation éduquée. Un roquet de l'étang. Un rapt, pour l'argent et le frisson… Qui l'aurait appelé « Altesse » ? Peu probable. Un Autre, originaire du vallon, ou peut-être même un mercenaire du pays d'Est… débarqué dans l'Arbre sur un bolide d'une telle manufacture ? Pourquoi pas ? Les échafaudeurs se fournissaient en carcasses abandonnées et en pièces dérobées… Si rien, dans son accoutrement, n'indiquait la venue de l'un ou l'autre des treize fiefs, son poil roux et sa taille épaisse témoignaient d'un sang des Plaines ou des Racines et ses manières semblaient venir de la Baie. Quant à son engin, il avait l'air d'une fabrication sur-mesure de la Forge, mêlée aux motifs de l'Orgue. Baroudeur, songea Ed. L'autre resserrait un par un les nœuds de son habit.
Sans lui manifester d'intérêt, le conducteur bondit du motocycle et contourna le véhicule pour se mettre à farfouiller dans un coffre latéral en laiton. Edric, confus, le regarda vider son caisson d'un fatras jauni et poisseux, qu'il épura de quelques détritus et d'une poussière de verre brisé, et déharnacher les paquetages scellés qu'il enfourna au fond d'une énorme besace sanglée sous son aisselle. Puis il retira la clé de contact et la glissa dans un revers de son manteau. Sans abandonner le melon, ni le foulard qui masquait son visage, il ouvrit le conteneur le plus proche (les contours d'un blason De-la-Cité encore lisibles sous la peinture écaillée) et poussa le motocycle par le guidon pour le planquer au fond du stock de lentilles d'eau. Edric, qui n'avait manifesté qu'une faible curiosité pour les engins rutilants qu'adoraient Tony, Cédéric, Tête-de-Cul et les autres, se surprit à contempler un instant la carrosserie cuivrée qui avait su se faufiler, au nez d'un char blindé, pour le tirer hors des coups de canon. Des roues à suspension, épaisses et chromées, pendues à un châssis ciselé par une soufflerie horizontale qui lui faisait penser à des branchies ; et un système de guidage à tubes pneumatiques, sur un phare à cadran au coupe-vent dernier cri. Les fiacres à vapeur s'entassaient, à la Cité, et les mécaniques flamboyantes du 1er Quart savaient titiller le portefeuille des plus aisés ; mais jamais Edric n'avait croisé un tel hybride. Le moteur encore tiède cracha quelques dernières lucioles.
Lorsque le rouquin pivota pour revenir à son fatras, Ed aperçut enfin la forme de son nez par-dessous ses grands yeux bruns, et devina la ligne d'une mâchoire à sa contraction. D'un imperceptible mouvement de recul, il manqua trahir sa surprise en croyant – qui est-ce donc ? – reconnaître un air familier. L'étranger lui tourna le dos.
Edric continua de détailler les alentours à petits coups d'œil timides. D'autres îlots de bois flotté, doublés de caisses et de bidons vides, flanquaient le leur par l'est, et plusieurs passerelles desséchées s'élançaient du ponton sud pour traverser les canaux qui sillonnaient les embarcations. La brume froide élevée sur les eaux marécageuses teintait le soleil d'un vacillement d'argent et d'or jusqu'à se joindre aux nuages bombés qui se juchaient sur les cimes. D'ici au bras de fleuve, il ne vit personne, et rien qui eut fait le moindre mouvement, à part l'éclat circulaire d'une tour à l'œil vif qui lançait ses cils vermillons à la faux comme une alarme silencieuse. Le village est-il donc désert ?
– Où sommes-nous ?
– Fort-le-Courant, souffla l'autre. À huit kilomètres de la banlieue. En pleine vallée.
Les barques limitrophes de la Cité. J'avais raison.
– Soit, mais dans quel but ?
Le bougre ne lui répondit pas immédiatement. Tout en réajustant ses gants de cuir, il lui lança un regard impatient :
– On n'ira pas plus loin, par là. C'est ici que le pirate a lancé sa traque. Dans un peu moins de vingt minutes, les amphibiens vont commencer à rappliquer. Les frontières sud du fief seront envahies de soldats. Tout le monde sait que vous avez disparu, à cette heure. C'est là-bas qu'ils vous attendent.
Ed contempla les montagnes verdoyantes, d'est en ouest, et les trois Pics sud (empilés comme les tours de la Bastide) où la bonne-fortune prenait sa source.
– Qu'aurais-je donc trouvé à la frontière ?
– Votre salut, si vous aviez couru plus vite que ceux qui vous cherchent.
Le Prince Edric oublia sa terreur une fraction de seconde, pendu aux lèvres du bouseux à melon et comme happé par la gravité évidente de son expression ; et ne put s'empêcher de le rabrouer d'un rire moqueur :
– J'avais plutôt prévu de rentrer à la Cité, et tâcher de trouver le moyen le plus adapté pour faire le récit de cette mésaventure à ma grand-mère, Madame Mahenn La-Rouge, sans lui causer d'apoplexie.
L'autre ne répondit rien. Lâcher des noms ne me sortira pas de ce pétrin, songea-t-il, déçu. Il essaya de l'aborder par un autre angle, pendant que l'étranger agitait les plus petits rouages de sa montre de poche.
– Vous m'avez sauvé la vie.
Il eut droit à un hochement de tête impatient lorsque le rouquin confirma :
– Je vous ai sauvé la vie.
– Pourquoi ?
Il referma le cadran et désigna la masse qui assombrissait les collines, loin au bout du fleuve, et Edric dut tendre l'oreille pour attraper chaque mot qu'il prononça d'une voix étrangement douce :
– Il y a des assassins, cette nuit, qui ont cherché à vous tirer de la Bastide. D'autres, qui ont voulu les en empêcher.
– Qui sont-ils ? Des Pillards ?
– Des Pillards, mais pas seulement.
Le bonhomme rabattit son épais manteau sur ses épaules et reprit :
– Il faudra remonter le cours du fleuve et partir par le nord, de l'autre côté de la ville.
– Alors, vous me ramenez à la Cité ? Vous êtes là pour m'aider à rentrer chez moi ?
L'étranger lui lança un bref regard de pitié.
– Chez vous ? Non, répliqua-t-il sèchement. Je suis là pour vous garder aussi vivant que vous l'avez été jusqu'ici.
D'un biceps efficace, il se hissa sur le conteneur, les yeux perçant l'horizon, et sortit de sa poche une paire de jumelles plates qu'il tritura minutieusement.
– Le Pré aux oiseaux est compromis par les anonymes… – les masques blancs, précisa-t-il (mais Ed n'avait pas encore cessé de songer au bataillon masqué qui l'avait capturé). Ce sont eux qui ont organisé l'extraction. Ils ont trompé leur commanditaire et l'ont pris à son propre jeu. Pour leur compte.
– Quel commanditaire ?
– Le pirate qui voulait vous acheter. Il vient du Septentrion.
Edric approcha du conteneur.
– Alors, vous savez ce qu'il s'est passé, cette nuit ? Vous savez qui a tué Amalric ? Vous savez pourquoi je suis là ?
– Ce qu'il s'est passé, je l'ai su par morceaux ; ce qui a tué le roi, j'en ai l'idée précise ; et si vous êtes encore là, c'est que j'ai fait mon travail.
– Vous bavassez mille mots, mais ne donnez aucune réponse.
Sans cesser d'espionner, le rouquin haussa le ton :
– Peut-être parce que vous posez mille questions à la fois.
– Fort bien, s'énerva Edric. Alors, une par une, soit, s'il vous faut que ce soit ainsi ! Mais par quoi commencer ? Tiens, essayons – pourquoi a-t-il fallu que Beltom meure ?
L'autre hésita.
– Qui donc ?
– Mon geôlier ! Celui qui m'a sorti de prison !
– L'homme qui vous a extrait du Pénitencier travaillait pour l'Ordre anonyme. Il s'est porté volontaire. Mais le pirate ne s'est pas laissé berner et maintenant, il vous traque.
– Mais pourquoi ? s'égosilla Edric (et l'autre lui ordonna le silence d'un poing rageur). Je n'ai rien fait de mal… ! Je n'ai tué aucun de mes parents !
– Je le sais bien ! Ça, ils s'en sont chargés. Vous, ils vous veulent vivant.
L'étranger troqua sa paire de jumelle pour une loupe télescopique, pourvue d'un écran optique qui clignotait, et changea d'angle de vue. Ed contempla ses gestes méticuleux, qui l'exaspéraient presque autant que le débit avare de ses paroles. Ils me veulent, moi ? Et pourquoi faire, d'abord ? Dans sa panique, il se sentit tiraillé, désireux d'en demander (beaucoup) plus que ça, mais aussi soucieux de fausser compagnie, sans tarder, au plus excentrique de ses ravisseurs… Ses boniments valent-ils la peine de me faire trucider à mon tour ?
– Et vous, que voulez-vous de moi, qui vaille la peine de me protéger ?
Le bouseux tressaillit ; sa soudaine déconcentration donna l'impression qu'il n'avait pas pris le temps d'anticiper la question. Un sourcil orange froncé sur ses rides tannées (Ed l'étudia sans cacher sa méfiance), il répliqua :
– Moi ? Il ne s'est jamais agi de ma volonté…
L'héritier se fendit d'un rire agacé avant de trépigner :
– Alors, parfait. C'est précisément la façon dont j'espérais passer mon anniversaire !
Cherchant à attiser la curiosité du bonhomme, il attendit, en vain. Rien de tout ça n'est une coïncidence. L'étranger le connaissait sans chercher à prétendre le contraire.
– Vous n'êtes pas surpris. Vous le saviez déjà ? Ou vous vous en fichez, peut-être ?
Un goéland vint se poser d'un air sournois sur les cordages, au-dessus de leurs têtes.
– Les deux, grogna le rouquin.
D'un pas souple, il sauta du conteneur pour atterrir à ses pieds, verrouilla les portières et d'un stylet acéré, entreprit de graver un chiffre en pattes de mouche sur le battant. Pus il resserra sa besace et, foulard et chapeau en bonne place, se tourna vers le Prince qui n'avait pas abandonné son air outré.
– Impossible de se séparer du motocycle, si on veut semer les pirates. Mais trop visible, et trop bruyant pour traverser la Cité. Il va falloir quitter la ville à pied, par le nord. On le récupérera là-bas.
– Pour aller où ? J'habite ici !
– Plus maintenant, grommela-t-il. Vous ne retournerez jamais à la Bastide. L'îlot, c'est la gueule du loup. On va contourner la banlieue en suivant le bras est du fleuve. Puis on quittera le radeau pour passer la porte d'Elenn…
Ed, qui n'avait que faire de ses plans, agita la main avec dédain.
– Par le géant, taisez-donc vos itinéraires un instant ! Quel radeau, quelle porte ? Toute la ville est à ma recherche, désormais !
– C'est pourquoi je vous escorte.
– En quel foutu pays… ?
Un grondement retentit lorsqu'une vague gonflante vint secouer les planches du radeau, qui se mit à tanguer alors que le goéland s'envolait d'un coup d'aile rageur. Ed essaya d'apercevoir quelque chose au-dessus de la passerelle agitée de soubresauts.
– Ils arrivent, murmura l'étranger.
– Les pirates ?
– Les Pillards se sont rués à l'est. Les anonymes surveillent le Pré. Ce sont les soldats de la Cité qui m'inquiètent… Venez là (et il ouvrit la marche vers une échelle qui grimpait le mat de pin, au sommet du pilotis). Dépêchez-vous !
Il le poussa vers le haut.
– Quel est ce bruit… ? s'enquit Edric.
– Les amphibiens, dit-il. La garde du fleuve. Ils vont envahir les quais. C'est par ici que les assassins de votre père sont arrivés. Fort-le-Courant est confiné.
– Pourquoi être venus, dans ce cas ? fulmina le Prince en peinant à escalader.
– C'est le seul moyen de remonter le fleuve à la barbe de la milice, sans que j'y perde le motocycle du même coup.
Le bonhomme le rejoignit à l'étage supérieur, pas moins désert que le reste du patelin, en grimaçant un peu. Tandis qu'il donnait l'impression de fumer des oreilles à tant réfléchir, il désigna l'îlot suivant, porté par une bouée à hélice craquelée, couvert d'une toiture de taule qui gisait paisiblement sur les flots. Ed, pétrifié, cru voir l'ombre d'un visage tel un cil perdu sur sa rétine dans l'interstice d'une fenêtre barricadée.
– Et comment comptez-vous passer les portes de la Cité ? chuchota-t-il.
– Ce conteneur-ci (il désigna le motocycle) sera expédié au nord. Celui-là (de son index ganté, il pointa la bouée à hélice) tournera d'abord au relais est. J'y ai un arrangement.
– Un arrangement ?
– La faveur d'un ami radelier.
Une nouvelle fois, il regarda sa montre, laissant aux grenouilles cachées dans les herbes et aux grillons des saules le soin d'habiter le morne silence du hameau. Puis il ordonna :
– Il est temps de sauter.
Ed recula par instinct.
– Sauter ? Et puis quoi, encore ? Vous m'avez pris pour un chevreuil ?
– Faut-il vous ligoter et vous bâillonner pour vous y faire consentir ? geignit l'autre.
– Vous n'êtes pas le premier à le suggérer…
Il fit un pas menaçant vers le Prince.
– Il n'y a qu'un itinéraire qui vous évitera de tomber entre les mains de vos ennemis, et c'est moi qui le détient. La Bastide n'est pas plus sûre que Fort-le-Courant. Quand nous aurons le temps de parler, je vous expliquerai tout ce que vous voulez savoir. Mais d'ici à ce que l'on soit en sécurité, vous allez la fermer, et vous aller m'obéir, entendu ?
Les yeux écarquillés, Ed bredouilla :
– Inutile d'être si malpoli… (et le rouquin ne releva pas).
De sa besace, il attrapa une cordelette fixée à un système rotatif miniature et attacha Edric au niveau de la ceinture. Par le géant, pas encore ! L'étranger l'approcha du bord du radeau, surplombant de trente bons pieds la bouée fissurée, sur l'embarcation voisine qui voguait à deux sauts de biche. Je vais peut-être finir par m'y faire… ! Le souffle d'un vapomoteur gonfla subitement les eaux. Le reflet d'un engin miroitant s'étendit sur la surface, et autour d'eux, parmi les quais lugubres, les roseaux vacillèrent… Au même instant, l'iris rouge du grand phare se mit à scintiller plus fort encore.
– Ils sont là. Surtout… ne criez pas.
Il entraperçut la carrosserie reptilienne, armée de fond en comble, au moment où le rouquin le poussait sans ménagement dans le vide. Edric sentit son cœur éclater lorsqu'il tomba à la renverse pour se retrouver suspendu, tête en bas, par l'élastique. Il n'avait pas hurlé, mais il avait serré les dents à un perdre un éclat. L'autre le rejoignit sans un bruit, réalisa une pirouette pour se dégager et l'aida à s'extirper du filin à son tour. Un homme-des-bois, ma parole…
– Baissez-vous.
Ed se tapit dans l'ombre, alors que les amphibiens contournaient le quai par le canal est et filaient sans les voir. Une minute plus tard, le sifflement étouffé du radeau retentissait sur les rives, une ancre fut tirée de l'eau et, tandis que les hélices agitaient la bouée, leur embarcation se mit à voguer vers le nord, au gré du courant.
L'étranger l'incita à se cacher parmi la marchandise.
– Il y a un boui-boui, en ville, dont le propriétaire me doit une faveur.
Ed renifla sans conviction, caché sous un préau de taule biscornue, envahi par la montagne de poiscaille malodorante… Le type n'avait pas encore daigné retirer son foulard, quand bien même il s'adressait au Prince de la Cité. En l'état, Edric n'avait pas fière allure, cependant : il portait toujours le même uniforme en lin du Pénitencier, et la veste noire et sommaire que Beltom lui avait apporté. Une dent fendue, des bleus, et une griffure impressionnante sur la cheville ajoutaient une touche sinistre au reste.
– Au zénith, les contre-ordres vont tomber et les portes s'ouvriront. On va faire escale au Bistrot du dock. Ensuite, on se faufilera par les portes pour quitter le fief… là où ils ne vous attendront pas.
Le Prince grelottait, malgré le soleil doux qui mordorait les nuages.
– Si on quitte la baronnie, c'est pour en gagner une autre, chuchota-t-il.
– Je vous donnerai le nom, dès que nous serons hors de portée des oreilles invisibles.
Ed répliqua avec mauvaise humeur :
– Et pourquoi, monsieur, devrais-je me contraindre à votre lubie de me faire visiter les baronnies ? Beltom aussi, en son temps récent, prétendait travailler pour mon bien. Ce pirate fou lui a broyé la nuque… Qui me dit que vous n'êtes pas sous ses ordres, à lui… ?
– Ai-je l'air d'un Pillard ?
– Ai-je l'air d'un Prince ?
L'autre l'étudia brièvement.
– Vous avez l'air… d'un enfant, déclara-t-il.
– Et vous, d'un espion. Je ne suis pas dupe ! Vous répondez à l'armée ? Ou à la Ville-de-fer ? Je ne connais même pas votre nom – si le démon vous en a donné un… !
L'étranger se redressa, ses yeux auburn fixés sur lui, et lâcha :
– Aiden Du-Lavoir.
Ed cilla, surpris. Il s'était attendu à quelque chose de moins… typique.
– Du-Lavoir, hein ? Ma foi. C'est déjà quelque chose…
13. L'audience
– Le Lieutenant Abaustus Cabot, annonça le bourgmestre La-Faucille avec froideur. Émissaire de la Bastide et de l'Ouest fédéré… et juge extraordinaire à la cour d'Orbe. Il est 13H05. L'audience peut commencer.
Lys les reconnut un par un, alors qu'ils se déployaient tout autour de l'estrade, tenant en respect la poignée de villageois indignés. Les soldats Rouges, ceux-ci même qui répondaient au bailli de la Cité et qui tourmentaient tant Codric Idéaud… Comment les mauvais bougres avaient-ils, le temps d'une seule nuit, investi le village jusqu'à son sommet d'autorité ? Frappée d'effroi, elle dévisagea lentement les plus assurés, les plus gradés d'entre eux qui contemplaient la foule avec mépris, une main au pommeau. Un bonhomme gras aux cheveux drus, le pif et les oreilles violacés, cherchait à garder le lieutenant près de lui. De l'autre côté de l'estrade, un bellâtre à la longue natte brune la contemplait sans ciller. Le plus jeune, en revanche, gardait ses yeux clairs rivés vers le sol, un drapeau de rubis au poing. Décontenancée, Lys écouta l'officier Cabot déclarer :
– Lyserion Du-Havre. Vous étiez présente, la nuit dernière, à l'hôtel Miteron de Fort-le-fief. De nombreux témoins vous ont vue, ou entendue, vous extirper la première d'une tour en flammes. Tous ces témoins confirment que vous étiez également la dernière à avoir échangé avec Monsieur Idéaud, quelques minutes plus tôt. Niez-vous cela ?
Lys tenta d'atteindre Tassaud d'un regard, sans succès.
– Non, je ne le nie pas, mais…
– L'accusation qui est portée contre vous, interrompit-il, évoque l'incendie volontaire. Monsieur Idéaud a été retrouvé gisant, en proie à une immense détresse émotionnelle. De multiples témoins, une nouvelle fois, ont énoncé que vous et Monsieur Idéaud aviez eu une altercation, quelques heures plus tôt et au sujet, notamment, de votre poste au Miteron. Mirmeya Bouleau, ci-présente, en a fait la description…
La petite Mirmeya, l'air confus, observa tour à tour Lys et l'officier, et se mit à sangloter à chaudes larmes, son visage joufflu enfoui dans les mains ; Lys ne réagit pas. La gamine n'avait probablement pas compris grand-chose des questions dont on l'avait assaillie. Quelqu'un vint épauler la petite éplorée.
– Nous ne nous sommes pas disputés, objecta Lys. Je lui ai rendu service, c'est tout, et…
– Quel genre de service ? demanda aussitôt Cabot.
– Il… j'ai accepté quelques heures supplémentaires, pour…
– Codric Idéaud et vous-mêmes échangiez-vous donc souvent des services de quelques sortes ? De quels autres privilèges avez-vous bénéficié, à l'hôtel Miteron, depuis le jour de votre embauche ?
– Aucun ! s'exclama Lys. Idéaud était simplement… bon avec moi (elle eut le plus grand mal à déglutir). Et je connais bien le…
– De fait, diriez-vous donc que Monsieur Idéaud était meilleur avec vous qu'il ne l'était avec d'autres employées ? Niez-vous avoir eu, sur lui, une influence toute particulière au cours des dernières semaines ? Voire des derniers mois ?
Abasourdie par le débit de ses paroles, Lys répondit avec une raideur mesurée, inspirant profondément entre chaque phrase :
– Je nie avoir reçu le moindre privilège, monsieur, autre que celui de pouvoir travailler plus dur, et plus longtemps, auprès des clients de l'hôtel Miteron. Pour en préserver la qualité et la réputation, et dans le seul but de rembourser ma dette de vie. Je nie avoir influencé mon employeur de quelque manière que ce soit et…
– Il y en a, pourtant, qui prétendent le contraire, Lys Du-Havre. L'administration a reçu plusieurs plaintes à votre sujet, depuis ce matin, dans les bouches de Fort-le-fief – que vous avez fui aux premières lueurs du jour. Deux anonymes et une troisième signée par un autre membre du personnel de ce même hôtel. Toutes mentionnent, de votre part – je cite : « un comportement manipulateur, séducteur et vénal »… Il est assez étrange que ces dénonciations interviennent aujourd'hui. Et avec les temps de conflit qui s'annoncent, chaque sou dérobé au trésor de la fédération a sa valeur ! D'après les registres que nous avons pu consulter, votre dette de vie s'élèverait encore aujourd'hui à plus de onze agrafes d'argent… Niez-vous cela ?
– Oui ! lâcha Lys, à bouts de nerfs. Enfin… Non, mais – je n'ai jamais – qui… ?
Le lieutenant se détourna subitement d'elle pour aller toiser les villageois. Lys lorgna sur le bourgmestre. Il paraissait presque aussi étonné qu'elle.
– Il est aussi apparu que la directrice de votre pension et de fait, votre tutrice, Madame Bergota Véloce Tassaud, venue de la Cité, se revendique adepte d'un certain nombre de pratiques occultes inspirées par un courant de pensée Ancien et… fort dangereusement répandues dans les treize baronnies, ces dernières décennies. Niez-vous cela ?
Les regards délaissèrent l'estrade un moment, pour aller chercher Tassaud sur son banc.
– Oui ! Je n'ai jamais vu…
– Vous n'auriez pas vu ce que le reste d'Orbe a toujours soupçonné alors que vous vivez encore sous son toit ?
L'assistance se mit à trembler. Bombrir, le coutelier, brandit le poing. Lys n'eut pas le temps de se défendre que Cabot répondait lui-même :
– Vous l'avez vu, en effet. Vous en avez même reproduit la pratique. Consciemment ou pas.
Avec majesté, il pointa Tassaud du doigt. Sans un tressaillement, celle-ci fixa le lieutenant de son œil noir, enfoncé sous la capuche de son caban. Le silence qu'elle abattait souvent avant la tempête. Cabot scanda aux magistrats :
– C'est un triangle taillé dans la joue qui attend les oculies souillées ! La matrone a reçu son droit de passage vers les Braises interdites…
– Permettez, lieutenant ! intervint le bourgmestre. Est-ce donc l'audience de la mère Tassaud que nous tenons là ? La bougresse n'a jamais perturbé le village. Les racontars sont des mots en l'air, mais les registres sont vierges. J'en sais quelque chose ! Je réfute donc l'accusation. Bergota n'a mené aucun trouble à Orbe.
– Tous vos registres ? susurra Cabot.
L'archimaître Pandecerf vint s'en mêler, agitant les manches de sa robe :
– Les marques de coups laissées sur le pauvre homme et son état de panique manifeste ne font pas l'ombre d'un doute ; cette racaille a agressé Codric Idéaud. Qu'il s'agisse de vengeance, d'appât du gain ou d'autre vice encore, le Miteron ne se laissera pas jeter l'opprobre si facilement, messeigneurs !
– Personne n'y compte, admit Cabot à mi-voix.
– J'ai une question pour vous, lieutenant, appela le vieux pasteur Vison, qui n'avait pas encore pipé mot depuis son siège rehaussé. Depuis quand n'est-il plus d'usage, au Fort, de convoquer une assemblée pour une audience d'une telle nature ? (Il s'attira nombre regards courroucés, pendant que les villageois manifestaient leur soutien). Vous n'en savez rien, n'est-ce pas ? Nous ne vous blâmons pas. Vous n'êtes pas né ici. N'êtes-vous pas d'ailleurs, vous et vos hommes, attendus à la Bastide ? Quelle mission vous envoie, au nom de la justice, dans ce trou perdu qu'est Orbe… ?
Lys comprit sa manœuvre. Cabot aussi.
– Les lois qui y ont été délaissées ne doivent pas être oubliées, pasteur. Le dossier est plus grave que vous ne le prétendez.
– Seulement si l'enfant est coupable du crime dont vous la blâmez, répliqua le vieillard aux paupières striées de veines bleuâtres. Soixante ans qu'il n'y a plus eu de châtiment, au Talus, et plus encore sans le moindre supplice. Les lois dont vous parlez, que disent-elles ? L'orpheline a-t-elle été vue, jetant les chandelles au tapis ? A-t-elle avoué avoir versé de la poudre sur le parquet ? Comment aurait-elle pu maîtriser la si haute stature de votre illustre comparse ?
– Surveillez votre attitude ! s'écria l'archimaître. La fille est certifiée majeure auprès de la fédération. N'oubliez pas que l'autorité de la Cité est souveraine, pasteur !
Mais le lieutenant Cabot n'avait pas déchanté.
– Cher prieur, annonça-t-il de bon cœur. Vous êtes sage et de précieux conseil. Mais il ne s'agit plus ici d'un délit isolé. C'est un acte de guerre. (Le silence se fit). Les troupes de l'Ouest ont été envoyées pour vous faire passer la terrible nouvelle. Bourgmestre, archimaîtres, notez ceci et répétez : notre Roi-berger, Sa Majesté Amalric 2e De-la-Cité, détenteur du sceptre et meneur du troupeau, a péri au cours de cette nuit. Assassiné. Le baron Céorn, seigneur du Fort, a immédiatement pris ses fonctions à la régence. Au nom de l'armée fédérée de la capitale et du Général, je me présente à vous, habitants d'Orbe, comme émissaire de la 1ère baronnie…
Il fit son effet. De toute évidence, il avait attendu le moment le plus opportun pour secouer l'assistance et le jeune rédacteur du Billet s'en donna à cœur joie. Comme beaucoup, Lys demeura silencieuse. Le roi, mort ?
– Pardonnez, monseigneur, s'enquit Du-Clou d'un air sceptique. Mais où sont les autres représentants du Fort ? Pourquoi n'y a-t-il ici aucun officiel du massif d'argent pour partager la nouvelle ?
Cabot le jaugea avec délice.
– Six cas similaires ont été signalés dans le pays de l'Arbre, au fil des dernières heures, répliqua-t-il. Pas moins de trois établissements honnêtes, fauchés par les flammes d'un mouvement en pleine résurrection, sous le coup de folie d'une rébellion ravivée… L'un a été allumé au Rouet. Les deux autres, ici même, au Fort ; au Plateau et au Carquois. Le massif est assailli.
– Que dites-vous donc ? s'enquit le pasteur. La petite aurait agi sur ordre ?
Cabot répondit sans hésitation :
– Lys Du-Havre, comme ses comparses à travers l'Arbre, aura célébré le régicide qu'elle attendait, sous l'influence de sa tutrice, accusée, en son temps, d'avoir marché contre la fédération et au nom des Veuves noires.
– Non ! s'exclama Lys, ulcérée. C'était un accident ! Je n'ai jamais voulu provoquer le… (elle s'interrompit soudain, croisant le regard incandescent de sa tutrice).
Cabot revint à elle à la vitesse d'un boulet de canon.
– Vous admettez donc votre responsabilité dans l'incendie de cette nuit ?
Et Lys resta béate. L'assistance retint son souffle. Tassaud, imperturbable, était cernée par ses aînés qui l'isolaient du reste des badauds : des visages familiers, inquiets ou hostiles, que Lys avait croisé toute son enfance. Elle les observa avec appréhension. Qui, du boucher Des-Couperets, des enfants Orvyr ou des épicières Gadoue (qui avaient traîné leur aimable clientèle) irait croire qu'elle ait pu s'acoquiner avec un quelconque mouvement ? Ça n'était pas seulement invraisemblable. C'était aussi ridicule. Elle était serveuse, pas militante. Pour ça, ils auraient eu meilleur compte à se tourner vers Vorcemyr, songea-t-elle avec amertume.
– La-Faucille ! appela le vieux pasteur. Vous avez connu l'accusée alors qu'elle était sur le banc d'école. A-t-elle jamais manifesté d'intérêt pour une cause quelle qu'elle soit ? A-t-elle fait preuve d'une prédisposition à l'enrôlement ou à la violence ?
– Pas le moindre, admit le bourgmestre. Du-Havre est une enfant sérieuse. En outre, les nids Moqueurs des Champs ont été repérés et mis sous étroite surveillance depuis belle lurette. J'y ai veillé, et mon père avant moi… !
– La plupart de ces nids ont été désertés, contredit l'archimaître. Mais les cendres de la rébellion sont encore chaudes. Il y a de plus en plus d'attaques et d'incendies, partout dans l'Arbre. Une nouvelle génération s'y est mise. Vous ne devriez ignorer…
Le maître Du-Clou, qui semblait réserver à son opposant un mépris tout à fait personnel, l'interrompit sauvagement :
– Il n'est pas question, encore une fois, de la présence du crime Moqueur sur les sols du Fort, messeigneurs. Il s'agit de cette gamine, et de l'accident déplorable qui nous a tous réunis pour nous faire gaspiller notre temps à la tourmenter ! Laissons l'enfant rentrer chez elle et permettons à Fort-le-fief de mener promptement son enquête ! Et qu'il soit permis à Orbe et à ses habitants de pleurer la perte du roi. N'y-a-t-il pas quelqu'un, par ici, qui devait intervenir ?
À bout de patience, il héla les villageois d'un grand geste. Oradella grimpa sur l'estrade en hâte. Lys la vit rejeter ses cheveux derrière l'épaule, un air de défi sur ses traits barrés d'épais sourcils. Bien qu'elle parut mal à l'aise, elle sut contrôler ses tremblements, les doigts croisés sur le pupitre. La cuisinière jeta un œil aux villageois, entassés sur leurs bancs.
– Oradella Piqueret, née le 19 Juillet 1057 à La-Perle, employée à l'hôtel Miteron, lut le bourgmestre avec attention. C'est ça. Nous vous écoutons.
– Monsieur La-Faucille… je travaille depuis onze ans au Miteron. J'y ai croisé toutes sortes de gens. Des dizaines de serveuses et de commis. Plusieurs ont accusé fleur-de… je veux dire Lyserion, de telle ou telle sottise…
Lys serra les poings, happé par ses paroles.
– Mais presque tous l'ont jalousé. Et aucun n'est resté plus longtemps qu'elle aux halles Le-Tamis…
– Et vous êtes, vous-même ? demanda vertement l'archimaître. L'une des plus proches amies de cette jeune fille, n'est-ce pas ?
– Et à ce titre, répliqua courageusement Oradella, je connais aussi bien Lys que Codric Idéaud. Je sais – quel homme il était.
Lys, plus fascinée par le soutien d'Oradella que par l'accusation gratuite de ces félons rouges, n'osa plus respirer, les yeux braqués sur sa collègue.
– C'est à dire ? s'exclama La-Faucille (et Oradella se recroquevilla légèrement).
– Quel homme était-il, madame ? encouragea le pasteur. N'ayez crainte. Parlez.
– Il… il voulait des choses, monsieur. Qui ne lui appartenaient pas. Alors, il les prenait.
Sa voix se brisa. Lys ne lâcha pas Oradella du regard. Pendant que Mériandre Idéaud s'agitait furieusement sur son siège, l'archimaître bondissait du sien :
– Calomnies ! Mensonge odieux ! Est-ce le procès de mon client, messeigneurs ?
– Codric a tout à voir là-dedans ! gronda La-Faucille. M'est avis qu'il aura eu un verre dans le pif, au moment de l'accident (l'autre leva un poing rageur). Qu'il vienne donc prendre sa part de responsabilité !
Sans effort, l'officier Cabot ramena toute l'attention à lui et le silence s'imposa de nouveau lorsqu'il planta son regard noir dans celui de la cuisinière :
– Vous n'affirmez pas, Madame Piqueret, tout savoir de votre collègue ?
Oradella hésita, méfiante.
– Non.
– Vous connaissiez déjà sa condition d'orpheline, bien entendu… Mais saviez-vous que les registres ont consigné des droits de cités reconnus comme erronés, la concernant, et plus vraisemblablement, falsifiés par leurs propres déclarants ?
Lys, livide, ne put s'empêcher de trahir sa surprise, mais les mots volaient sans qu'elle ait le temps de les peser. Falsifiés ? Le bourgmestre et son pasteur se pétrifièrent à l'identique.
– Il y a des faits, sur l'origine de cette humble hôtesse, que l'on a voulu effacer, déclara le lieutenant. Et une préceptrice au dossier chargé. À quel parti l'enfant a-t-elle fini par vouer allégeance ?
– Cabot, coupa le pasteur. Je suis vieux. J'ai entendu le récit de mille conspirations. Peu m'ont captivé…
– Alors, entendez ceci ! Il y a un défunt monarque, à la Bastide, et un régent qui a fait conduire ses troupes au Fort et dans toutes les baronnies au nom de la capitale, pour passer la nouvelle. Pour contenir les flammes de son embrasement, protéger l'innocent et préserver la paix. C'est ce que fera la garde rouge de l'Ouest.
Alors que le plus jeune des officiers, ses cheveux de paille aplatis sous un béret trop grand pour lui, ramenait Oradella au pied de l'estrade, Cabot se mit à fouiller dans le coffret scellé qu'on lui portât sur-le-champ. Il brandit alors un ouvrage volumineux, enfermé aux contours par des angles liés à des arêtes de fer. L'épaisse liasse de feuillets remplissait le Tertre d'Hanhéel, mais des monceaux de pages entiers se décollaient de la reliure. Lys émit un vif cri de protestation. Quand les scélérats étaient-ils entrés à la pension ? Avaient-ils visité les étages ? Malmené les enfants ? Non… Tassaud n'aurait pas été là, sur son banc, si Bobine ou un autre petit avait été souffrant.
– Reconnaissez-vous cet ouvrage, Lys Du-Havre ? demanda Cabot.
– C'est… c'est le mien, répondit-elle lentement. Ma mère me l'a donné…
Déposant le livre à la vue de tous, Cabot brisa le cadenas d'un coup de crosse et entreprit d'en déplier les pages volantes.
– De quoi s'agit-il, monsieur le juge ? s'impatienta La-Faucille.
– Ceci n'est pas un livre, messeigneurs, mais un transioscript. Une vieille technique de cryptage des eaux de l'Arbre comme on en voyait à la capitale il y a seize ans, lorsqu'ils y étaient à la mode. Et qui ne peut être décodé (il tourna et retourna le volume) qu'une fois son véritable sens de lecture (il tira sur la cordelette du marque-page) entièrement reconstitué (et révéla la pliure interne, qui éclot comme une fleur parcheminée).
Lys contempla l'artefact, prise par surprise. Elle connaissait cette forme. Elle avait déjà vu la carte concentrique, étalée sur l'établi de sa tutrice.
– Le Tertre d'Hanhéel, unique volume de la maison de Dorsoi, que vous aurez la sagesse de reconnaître comme le pamphlet des sorcières, soit le codex maudit le plus prisé des séparatistes… De son nom véritable (et il désigna le titre aux contours irréguliers qu'il avait fait apparaître, au centre de l'ouvrage circulaire) : L'ÉTHER DE TRAHEN.
– Par le géant, siffla La-Faucille.
– Ma pauvre petite, murmura le pasteur, ébahi. Dans quelles folies t'es-tu donc laissé entraîner… ?
Lys observa tour à tour la défense et l'accusation, aussi stupéfaite que les magistrats, alors que les gens d'Orbe s'agitaient de plus en plus. Il y avait, parmi ses sympathisants, plusieurs mines furieuses qui tentaient l'impatience des gardes armés en s'acharnant à essayer de passer les cordons, mais d'autres, alarmés ou excités par la théorie de l'officier Cabot, avaient changé d'allégeance. Les fils d'anciens débusqueurs de Retors et les vétérans du Golfe, qui avaient combattu les oculies déchues sur la voie de Trahen, n'avaient pas les magiciennes à la bonne. Le ciel commençait à se couvrir.
Satisfait, le lieutenant Cabot déclara de plus belle :
– J'accuse la prétendument nommée Lyserion Du-Havre d'actes de Moquerie, et par le fait, de trahison auprès du sceptre-berger, et pour ses crimes, lui réserve le châtiment des Retors, ainsi qu'il en était et est encore ordonné par le Codex.
La foule explosa d'élans contradictoires. Le rédacteur constella ses papelards d'encre bleue. Le bourgmestre quitta les sièges pour en appeler au calme pendant que les soldats serraient les rangs, mais une voix plus lourde vint les faire bondir. Madame Bergota Tassaud, sa silhouette menue dressée de fureur sur le banc, surgit d'une vague de coiffes noirâtres pour interpeller le lieutenant.
– Officier !
Alors que quelques gouttes commençaient à fondre le gravier, elle fut baignée par l'éclat vibrant d'un rayon de soleil diaphane.
– Vous amènerez le chaos sur le Fort ! vociféra Tassaud. Vous et vos sbires, qui plongez le fief dans le déshonneur ! Vos propres vertus sont un mensonge ! Punissez l'enfant, et voyez le juste retour du géant frapper la baronnie-de-granite en premier !
Cabot ne lui accorda qu'un regard impénétrable.
Ramenée brutalement dans le kiosque à outils, Lys alla aussitôt chercher appui contre le mur glacé. La garde s'activait comme une nuée de mouches vermillon autour d'elle, et Pomméaud ne la lâchait plus d'un pas. Alors qu'elle cherchait à apercevoir sa famille, à travers l'interstice de la cloison, une poigne osseuse vint la ramener à terre et elle se trouva face au bonhomme gras, le nez boursouflé, qui flattait l'officier Cabot à chacun de ses gestes. D'un coup étonnamment souple, il lui envoya sa botte en plein estomac et elle se plia en deux sous l'effet de la douleur. « Hé là ! » tonna le maître Du-Clou en bondissant, mais le gradé le tint en respect de son sabre tendu. Lys, peinant à respirer et les yeux embués, chercha une aide inespérée… Elle ne vit que l'officier à la longue tresse noire, ses yeux d'un gris profond plantés sur elle, et le porte-drapeau au regard fuyant. Aucun d'eux ne fit un geste. Pas d'allié à l'horizon.
– Lieutenant, c'est une décision insensée ! insista le pasteur fébrile. Ni le village d'Orbe, ni le Fort ne pourront tolérer ça ! Que dirait le baron ?
– Le baron est à la table de verre, prieur. C'est pour nous défendre contre les brigands et les insurgés qu'il a laissé son massif. C'est à ma juridiction que revient cet arbitrage. Écartez-vous.
Le gradé aux yeux gris amena sa silhouette furtive jusqu'au bourgmestre qu'il toisa d'une bonne tête : « Le lieutenant vous a donné un ordre » ; et Lys resta immobile, le gros joufflu toujours sur elle. Hors du kiosque, près de l'estrade, un cri de contestation retentit, suivi d'un coup sourd, puis un flot d'insultes qui résonna dans toute la ferme.
– Escortez les villageois hors du domaine ! aboya Cabot alors que son comparse menait le bourgmestre par le sabre. Et fermez les grilles !
Puis, tandis que ses gardes se dispersaient dans la cour, il vint approcher pour la seconde fois son haleine aigre des narines de la jeune fille.
– C'est la fin, fleur-de-lys. Tes amis sont bien assez informés à ton sujet, désormais. Orbe ne sera pas dupe. Où que tu ailles, où que tu te faufiles avec tes charmes de sorcière, on saura ce qu'il en est vraiment… On saura quelle veuve noire tu fais.
Terrifiée, Lys n'osa pas demander mais, à son expression, il répondit quand même : « Parce que je peux ». Et d'un geste délicat, arracha le bracelet du baron Céorn à son poignet, qu'il glissa dans sa poche, avant de la reconduire à l'extérieur.
– Qu'on expose le Cénotaphe ! ordonna-t-il.
La foule dispersée harcelait les officiers depuis le grillage et une bille de plomb fut tirée, alors qu'un vent de la Baie venait s'essouffler sur le Talus. L'une des épicières Gadoue, en proie à une véritable crise de rage, avait été mise à terre par la garde de suie. Orvyr se mesurait à l'un des intimidants gardes-champêtres. Le vieux Cory sifflait les magistrats. Oradella passa dans un sens, Mirmeya dans l'autre. Quant à Tassaud, elle avait été tenue à l'arrière par Bernand et Doperic, alors que Vorcemyr allait exprimer toute sa rage auprès des officiers, par-dessus la barrière. Un linceul mordoré recouvrit peu à peu le terril et le ciel s'emplit d'épais nuages grisâtres.
– C'est une magicienne ! Comme sa mère !
– Bannissez-la ! Pour notre salut !
– Foutez-lui la paix, retors de mes burnes !
Démunie, Lys vit sa famille s'évanouir dans la brume alors que Cabot scandait :
– Lyserion Du-Havre, je vous déclare coupable de trahison envers le sceptre-berger, d'incendie volontaire au nom du crime Moqueur et d'acte de barbarie sur la personne de Monsieur Codric Idéaud, et vous condamne au prélèvement immédiat de votre dette et au saint supplice du Cénotaphe ainsi qu'il en était pour les scélérats de votre nature, autrefois, dans les fermes d'Orbe et sur les terres du Fort ! Par la Cité et le géant, il en est ainsi. Foi et Puissance !
« Foi et Puissance ! » chantèrent ses hommes. Personne d'autre. Les villageois commençaient à se battre entre eux. Le supplice du quoi ? Selon Tassaud, Lys risquait de perdre ses économies dans un dédommagement salé. Il s'agissait maintenant d'autre chose. Le maître Du-Clou, toujours tenu, se mit à brailler : « Allons, mon ami ! Ne soyez pas si obstiné ! La gamine n'a rien mérité de tel ! » pendant que le pasteur se contenait d'observer la scène avec béatitude. Lys commençait à réaliser. Cabot ne se contenterait pas de l'humilier publiquement. Le supplice du Cénotaphe, dont elle ne connaissait que peu de choses, remontait à la guerre-de-nos-pères. Or, ce châtiment était désuet depuis longtemps, elle en était sûre. Même Bern, que la garde avait déjà puni, avait eu droit à une chaise d'étouffement à l'arrêt… Elle évitait de le lui rappeler, pour ne pas gâcher l'anecdote.
« Monsieur le juge, enfin ! intervint La-Faucille. Vous n'allez pas faire ça… », mais le lieutenant l'interrompit : « La guerre est déclarée, bourgmestre ».
On abattit un levier. Au beau milieu de la ferme, une faille ouvrit le sol en scindant l'allée boueuses, alors que deux soldats rouges conduisaient Lys à son rebord. Un cercueil étroit, percé de trous, était suspendu au-dessus d'une fosse obscure par quatre câbles qui grinçaient au vent. « La condamnée, déclara Cabot, passera douze heures, sans eau, sans nourriture ni lumière, à l'intérieur du Cénotaphe. Elle en sortira purgée de ses délires hérétiques, et lavée de ses démons. Que le silence et l'obscurité lui pardonnent. Et, comme le préconise la vertu du Fort : Force et devoir ! ».
Paralysée, Lys se laissa amener dans le tombeau et allonger, les bras le long du corps, dans le cercueil métallique. Puis, le levier fut relevé (elle entendit des cris) et les chaînes grincèrent de nouveau pendant que la boîte se refermait lentement sur elle, tel un coquillage vorace. Un instant plus tard, elle était plongée dans les ténèbres.
14. Enquête et contre-enquête
Après que le Général eut emmené, dans son sillage, le reste des ministres hors de la rotonde, à l'issue de leur désastreuse réunion matinale, Céorn s'y était trouvé seul et, le front ridé de soucis, plongé dans ses réflexions, n'avait cessé de contempler les treize bannières que supplantaient les blasons bleu, rouge, vert et gris : la Cité et ses vassaux. La grande puissance du Continent.
Le 1er Conseiller passa l'essentiel de sa matinée confiné dans la chambre. D'une part parce qu'il voulait y rencontrer, un à un, les agents de son enquête et d'autre part, pour s'épargner le déversement de doléances à la porte de ses propres appartements. Après la disparition du Prince, il avait été nécessaire de contenir la panique, l'excitation, puis la fureur des membres de son conseil et veiller à mener l'assemblée jusqu'où elle se devait, sans la laisser envahir par la stupéfaction de leurs subalternes. Plus désolant encore : il lui faudrait tenir une douloureuse conférence de presse pour informer les citéens du massacre et prévenir l'arrivée des barons à la Bastide… Or, il était à peu près aussi confus que le reste de la citadelle.
D'un côté, il avait rendez-vous avec le Doyen pour la quatrième fois en douze heures, car l'archimaître devait lui délivrer ses résultats les plus immédiats et lui offrir quelque chose à se mettre sous la dent quant à la dague du Prince… De l'autre, il voulait s'entretenir de nouveau avec le chevalier Gyron Du-Fort, pour entendre ce qu'il avait à raconter sur ses confrères.
Le conseil des Sept se réunissait une à deux fois par semaine, et une fois toutes les quinzaines si le cahier des charges était clément ; et depuis sa fondation voyait à sa table de verre, aussi ancienne que la chambre, le Roi-berger à la barbute d'argent et au sceptre d'ivoire, meneur du troupeau et berger de la fédération, et ses six ministres à la mission sacrée : le Trésorier, le Juge, le Général, le Doyen, le Capitaine et le Conseiller, à qui il revenait de mener les rouages de la carte. En octroyant à son cousin Céorn la fonction de 1er Conseiller, le monarque avait alourdi son titre de baron Du-Fort (qui s'accompagnait d'une responsabilité de seigneurie locale). Les Rois eux-mêmes, dont Amalric était d'emblée reconnu comme l'un des plus mémorables, présidaient le plus souvent leur propre conseil, mais lui avait pris l'habitude de s'y taire et d'écouter les longues tirades de ses ministres jusqu'à ce que la table soit repliée. Alors, seulement, il invoquait une sentence… le plus souvent irrévocable.
Franc De-la-Colline était Général depuis l'été 1072. Fils bâtard d'un Lieutenant du front Est, à l'époque, il avait été éduqué sur la place Des-Rosiers puis choisi comme caporal-chef à la milice urbaine avant de passer sous-officier à l'Entre-frontières, tout près de la Mer d'émeraude et ses feuillus mystérieux. À l'âge de vingt-huit ans déjà, il avait été écarté du front par le Roi-berger Ulfric, après qu'on l'ait jugé inapte à la mission… Un comportement problématique avait entaché le dossier du Vert qui ne manquait pas d'agacer son propre clan ; et « l'Ami Franc » était retourné aux bancs de l'Académie pour une reprise d'étude forcée. De retour à l'Est, Franc avait fait très forte impression en y décapitant le meneur qui ordonnait aux gens-des-bois, pour reprendre la tour qu'il leur avait subtilisé à la bataille de Terresec. Devenu chevalier Vert puis 1er officier de la Garnison Fleurie, au service du bailli, il avait obtenu le commandement du Corps d'artillerie avant de succéder, enfin, au Général des armées précédent.
Ambitieux, songea Céorn. Mais De-la-Colline ne paraissait pas susceptible de se livrer à la mutinerie. Sa rage était directement adressée à ses adversaires. Le bras en or rose qu'il fixait à son moignon, le trou creusé par une bille de plomb sur sa tempe et le boitillement que lui avait laissé un poignard dans le flanc en témoignaient. Céorn savait ce qui entretenait sa rage d'envahir l'Est : sa mère, qu'avait enlevée Tibérion De-la-Colline, était née échafaudeuse à la Ville-de-fer. Franc n'en était jamais revenu. Des bâtards, hein… ? Comme toi, De-la-Colline. Alors que des décennies d'occupation au pied du mur d'Ordéus avaient habitué l'Entre-frontières à une paix toute relative, où fleurissait un commerce notable et naissait une main d'œuvre bienvenue, le Général voulait déjà profiter de la mort du roi pour reprendre des deux poings le contrôle du front Est.
En dépit de ses frasques, chacun des autres ministres (qui n'avait pas le quart de sa rudesse) semblait un meilleur candidat au régicide. Véhan Du-Point, notamment, en savait beaucoup sur les excursions d'Amalric à travers le Continent et (que le géant le préserve) les vices qu'il en avait ramené. En l'interrogeant sur la dague du Prince, Céorn avait bon espoir de percer la carapace érudite dont le savant entourait sa précieuse Académie. Madame le bailli du 1er Quart, Mahenn La-Rouge, en bonne mère éplorée, ne suscitait que la pitié et Céorn douta profondément qu'elle eut commis le geste ni même qu'elle ait pu le commander… Pour autant, la Banque Rouge ne s'était pas fait que des amis au fil des années. Aimon, neveu et ombre fidèle de la reine-mère, était connu pour suivre ses directives et à eux deux, ils contrôlaient une moitié de la fédération… Celle qu'Amalric n'a jamais tenue.
Son jeune cousin, le Trésorier Ronon De-la-Cité, était lui aussi un suspect tout à fait inconvenant cependant, Céorn le savait très vaniteux et jaloux et bien que les coutumes eurent changé de nature, il y avait eu dans le temps moult souverains égorgés par leur fils, leur frère ou leur oncle. Certes, personne n'aurait parié sur Amalric pour se voir attribuer le même sort ni sur Ronon pour le lui administrer ; néanmoins, Céorn trouvait le freluquet un peu trop surexcité par la tragédie, sans parler du mal fou qu'il avait à feindre l'empathie…
Ne restait, à l'esprit du Conseiller, que le tonitruant Capitaine Anton, et cette étrange manie qu'il avait d'apparaître en retard. Un baron qui faisait encore la loi sur sa terre et ses mers. L'un, ou plusieurs d'entre vous ont-ils conspirés contre Amalric… ? La majorité du Prince Edric. Sa réception annulée, remplacée par les funérailles du Roi-berger. Rien de tout ça n'est une coïncidence, pensa Céorn.
D'ici le 26, en fin de semaine, s'en viendrait à la capitale chaque seigneur de chaque fief et sa délégation, sans compter ceux qui s'y trouvaient déjà. En effet, le Juge fantomatique (qu'Amalric avait lié à Céorn par le sang) s'enorgueillissait d'un titre de baron fédéré et commandait à La-Tour autant que Céorn faisait seigneur Du-Fort. Mais contrairement au Capitaine, ni l'un, ni l'autre n'était natif de ses terres… La baronnie-de-granite, dont Céorn avait hérité l'administration, ne lui était jamais apparu si lointaine. Il n'avait pas revu le massif d'argent depuis deux mois, et les effroyables douze dernières heures semblaient l'avoir propulsé dans une réalité alternative. La maison me manque… S'il n'avait tenu la bride du Fort qu'à la volonté du Roi précédent (puis au consentement d'Amalric, et par son cousinage arrangeant avec les ancêtres Des-Massifs), il y avait cependant passé toute son enfance et à ce jour, continuait d'y couler quelques semaines heureuses un été sur deux.
(À sa demande, on vint lui apporter un déjeuner, peu copieux mais solide, et il se mit à engloutir le pain noir du Fort et le gigot d'agneau à la prune farcie avec café au miel, qu'il commandait par habitude, en parcourant les armes des baronnies, au-dessus de sa tête). Son propre frère, seigneur Du-Chenil, allait courir du sud pour le joindre à sa besogne. Occupé par ses terres boisées et ses jardins verdoyants, le fougueux Fidel De-la-Cité avait un Pavillon à gouverner et une famille à protéger. Une famille, en outre, dont rien d'apparence ne laissait présager le bouillonnement de la folie des bleus : une jeune épouse charmante et deux petites vigoureuses, déjà passées apprenties dans l'art du dressage, agitées sur un parterre de gazon et de bosquets fleuris. Loin des récits macabres de la grande ville. Tant mieux, songea Céorn. Il lui arrivait parfois d'éprouver une pointe d'envie, quand Fidel se faufilait dans ses pensées (ou ses courriers) pour lui rappeler ce que lui-même n'avait pas su construire… Depuis la mort de leurs parents, Céorn et son cadet avaient emprunté deux chemins très différents dans les rouages de la fédération.
Le regard de Céorn bascula de l'empreinte de patte de limier dans son cercle orange, sur le blason de Fidel, à celui de la Baie, avec ses cinq mâts séparés par autant de ronds de feu… Bien que le Capitaine de la flotte, le seigneur Anton, eut droit à ses quartiers personnels à la Bastide, il habitait principalement son domaine, au sud, sur la côte du bassin naturel qui mordait la touffe du houppier pour ouvrir le passage à l'océan comme une mâchoire croquait une pomme. Ses aïeux s'étaient transmis les clés de la muraille qui tenait la ville blanche, et ses canons immergés complétaient le demi-cercle que dessinait la plage dorée, pointés vers l'immensité du large. Anton était natif de sa terre et de ses eaux et à ce titre demeurait (sans compter le maudit Du-Pic) l'unique baron fédéré dont le clan d'origine était encore à la tête de son fief. Ses pères n'avaient jamais cédé ni le Trident, ni le pont de leur Cinq-Mâts et sa famille avait finalement rejoint le conseil… Elle, et son artillerie. Céorn se gratta le menton d'un air contrit. Si les séparatistes se cherchent une idole, Anton est le candidat idéal…
Les autres seigneuries ne lui causaient pas tant d'inquiétude.
Le baron de la Forge était un Gris-Bois de la capitale, pendant que son frère orchestrait le fief de l'Orgue. Ni l'un ni l'autre n'apparaissait plus désormais qu'aux assemblées, à la Cité, et à une poignée d'autres événements annuels… Bien sûr, le Pic, en la personne de Corvus Du-Pic lui-même, représentait un risque perpétuel pour l'équilibre de la fédération puisqu'il régnait sur une région indépendante ; et comme le Capitaine, avait ses propres partisans… Mais les accords passés entre le sceptre et le clan maudit muselait le mutin, et lui interdisait toute autre fantaisie plus délurée que les escapades solitaires et l'approvisionnement d'un marché noir. En outre, Céorn voulait éviter de l'offenser.
Ses yeux effleurèrent l'aiguille de satin de la 7e baronnie. Clodric, un membre du clan Rouge pour qui il éprouvait une estime très limitée, s'était vu confier le Rouet. Quant à la Colline, un (trop) jeune vert de la famille du Général l'administrait depuis son Astropôle… Céorn observa les blasons qui constituaient la ligne inférieure. Les 11e, 12e et 13e baronnies exigeaient leur part d'attention et c'était son cousin coquet, Ronon De-la-Cité, qui en avait la charge. Le Trésorier de la Bastide gouvernait le Moulin évidé de toute seigneurie comme un porc de son sang, et la paire de Racines gelées, le Guet et la Garde, rasées depuis longtemps… Trop de responsabilités, et trop de délégués pour un écervelé.
Treize fiefs aux loyautés morcelées. C'était, à peu de choses près, l'essentiel du pays de l'Arbre. Qu'Amalric avait abandonné.
Céorn laissa les restes de son repas sur le buffet, sonna la clochette et se mit à la rédaction d'un billet succinct à l'adresse d'Abastan pour s'inviter, le soir venu, à dîner en sa compagnie ; et quand il manda un serviteur, il eut encore la stupéfaction de trouver Hobaric sur son seuil. « Porte ça, et va dormir, par le géant ! » ordonna Céorn.
Abastan La-Suie avait été son précepteur et celui de Fidel jusqu'à ce que tout deux prennent leurs armes respectives. Ancien chevalier de suie, natif de la baronnie-de-granite et archimaître honorifique à l'Académie de la Cité, Abastan avait été autant glorifié par la génération précédente qu'il indifférait la nouvelle ; et depuis que Céorn avait repris la bride du Fort, il s'était laissé vieillir en paix dans le massif d'argent. Une année plus tôt, cependant, il avait tenu à rejoindre son protégé à la Bastide. Céorn ne s'en était pas plaint : le bonhomme était toujours de bon conseil, même s'il avait un peu tendance au mélodrame. « Je vais bientôt mourir, répétait-il. Je veux servir aux fils d'Aldric une dernière fois avant de calancher ! ».
Enfin, treize heures sonnèrent quand il termina sa troisième tasse de café (avec un soupçon de cognac). La clochette se mit à frétiller et Véhan Du-Point revint à lui en petites foulées maladroites, les lèvres encore luisantes de son propre repas. Il parut d'emblée évident que l'érudit n'était pas particulièrement à l'aise, au sommet de la fédération, seul avec Céorn. Tant mieux ! De ses observations, Du-Point était tout sauf idiot et s'il venait à trouver quelque chose qu'il souhaitât taire, il valait mieux en apprécier la compagnie en privé pour le pousser à s'épancher. L'archimaître n'avait pas quitté ses piles de feuilles volantes. Qu'on lui couse une autre chemise, par le géant…
– Conseiller, s'inclina Du-Point.
– Doyen, le salua Céorn.
Véhan se fit servir une tasse de thé avec un nuage de lait, ouvragée au rebord pour ne pas humecter son duvet. Puis ils se sondèrent un bref instant.
– Je suis navré que le berger nous ait pourvus d'un Général aussi furibond, chuchota le Doyen. Si vous voulez mon avis…
– Le Général a ses propres sujets sensibles, coupa Céorn. Nos avis sur la question, pour le moment, ne sont pas nécessaires.
Véhan se renfrogna immédiatement, sa touffe filandreuse dressée sur le crâne et ses petits yeux délavés agités de clignements.
– Mais je fais grand cas de vos opinions sur la nuit dernière, reprit Céorn avec douceur.
Le Doyen enfla aussitôt d'importance.
– J'ai, pour commencer, le rapport d'enquête de l'ingénieur-en-chef, Monsieur le bailli De-la-Forge. Le dossier est actualisé toutes les heures aux escaliers de la Galerie.
Il parcourut frénétiquement ses calepins en débitant :
– L'ennemi a passé la frontière de la fédération – nous ignorons laquelle – pour venir à la Cité. Il a établi son relais à Fort-le-Courant, avant de remonter le bras sud du fleuve jusqu'au 4e Quart pour installer son commando supposé au temple Vardent qu'administrait Benoist L'Épis. Le pasteur semble avoir été la première victime de l'itinéraire dessiné. D'après les alchimistes, il aurait été torturé, et battu des heures durant jusqu'à ce qu'il ne soit porté à la Passerelle de Dorcéus pour y mourir. Vraisemblablement, chaque victime a porté le coup de grâce à la suivante et, ainsi, a pu poursuivre la trajectoire de l'ennemi à travers les Lices, les Extérieurs et la Bastide, jusqu'au Réverbère. Il s'agit, selon moi, d'un attentat contre la fédération avec, pour objectif, d'en renverser le pouvoir…
– Parlez-moi des autres victimes.
– Ni poisons, ni vices, ni tortures infligées. Toutes et tous sont morts d'un coup violent et unique, à l'exception du pasteur, et de ce batelier noyé. Nous n'avons rien trouvé qui nous permette d'identifier le commanditaire du passeur… mais il fait partie des rares à avoir été retrouvés sur le lieu de leur assassinat, après dix ou vingt minutes à dériver dans le lac.
– Vous voulez dire que quelques dommages collatéraux auraient traversé sa ligne de mire ? questionna Céorn.
– Le mode opératoire a permis d'infiltrer la ville sans laisser de témoins, et les traces, le procédé et l'arme utilisée dans la foulée indiquent toutes la mort différée, sur le lieu de l'agression suivante, récita Véhan.
– Les pauvres gens auraient donc… arrêté le temps ?
Il savait que la formulation était farfelue ; il savait aussi qu'elle pousserait le Doyen à le corriger au mieux.
– Pas exactement, monseigneur… mais elles l'auraient, en quelque sorte, différé ; pétrifié pour un instant bref et dans un espace déterminé. Chaque coup mortel aurait laissé le battement nécessaire à son receveur pour administrer le suivant… Si je ne m'abuse, et le géant sait que la mégathèque est vaste, aucun de nos archimaîtres n'a jamais connu pareille machination… Il y a tout un département qui étudie la question du rouage nécrologique, monseigneur, à l'Académie ; ils travaillent déjà sur le principe.
Des corps morts, et réanimés ? C'était de ça que parlaient les légendes Anciennes de l'enquêteur Du-Fort. Il ne lâchera donc pas le morceau. Céorn savait que le Doyen ne se risquerait pas à évoquer les mythes de la première dynastie, d'avant le cataclysme, s'il ne l'y autorisait pas en premier lieu par un accord tacite. Lui servant aimablement une autre tasse de thé, il l'interrogea :
– Mais votre département a sûrement déjà croisé les rituels d'autrefois, n'est-ce pas ? Il y a les Illuminés qui vénèrent encore la déité… Les fraîchement convertis, à l'Est, pour les suivre dans leur voie… Et le Général n'a pas manqué d'évoquer les Trahniennes…
– L'Académie est fière de savoir tout ce qu'il y a à savoir des temps Anciens, Conseiller. Mais je suis certain qu'Amalric n'aurait pas songé un instant suivre le plan d'un impie quel qu'il soit…
– Amalric n'y a peut-être été pour rien, répliqua Céorn. Les vingt-sept autres non plus. Pourtant, tous ont eu l'œil arraché, jusqu'à Madame Barbote. Qu'en dites-vous ?
– Que l'assassin a eu recours à une technique étrangère.
– Que tirent vos équipes de ces mutilations ?
– L'Épis, en premier, a été éborgné par une cuillère de plomb ; les autres, mutilés selon la circonstance. Chacun d'eux a laissé des traces caractéristiques, du sang, des viscères, un cœur à l'occasion, un peu partout sur son chemin. Mais tous ont réussi à atteindre leur point de relais suivant sans succomber.
Véhan afficha un air interdit. Céorn insista :
– Ce peut être l'œuvre d'un impie, pensez-vous ?
– Ou peut-être un Moqueur, ou un ordre secret qui chercherait à faire tomber les bleus de sang, monseigneur, pour s'emparer du sceptre ? Ils ne seraient pas les premiers, en effet, à imiter les pratiques Anciennes pour défier le Temple. Pour dire vrai, il n'y a pas le moindre rituel, à Terre-priée ou ailleurs dans l'Ouest, qui implique de telles atrocités et je ne connais que des citéens envieux pour nous y faire croire…
Ses efforts pour décrédibiliser la thèse Ancienne le rendaient fébrile.
– Aucun d'eux n'avait jamais atteint si profondément la Bastide… et l'Obtuse ?
– N'en déplaise au Général, nous n'avons pas trace d'actes semblables à l'Est non plus.
Céorn se redressa pour croiser les mains sur ses genoux.
– Alors, il est possible que le malin vienne de terres inconnues…
Véhan avait l'air particulièrement sceptique. Réajustant sa lunette, il admit :
– Peut-être, monseigneur. Mais l'ennemi a tiré le Prince Edric de la capitale à bord d'un char d'assaut hybride, dérobé aux armées bleues. Il s'agit d'un familier de la fédération, ou d'un observateur assidu, qui connaît ses chemins, ses portes et ses mots de passe…
Me revoilà à mon point de départ, songea Céorn. L'ennemi est partout à la fois. Pour autant qu'il sache, le malin pouvait aussi bien se cacher sous les traits d'un cousin, d'un courtisan, d'un envahisseur ou d'une magicienne, de Terre-priée à la Ville-de-fer, de la Cité à la Divine. Peut-être ai-je moi aussi enfin exprimé mon symptôme de la tare bleue… pensa-t-il tristement. Peut-être ai-je fomenté le complot de toutes pièces, dans un long et lent excès de folie ? Il souffla du nez à sa propre ironie.
– Le Haut Juge a-t-il rencontré l'Inquisiteur ?
– C'est chose faite, monseigneur, et Madame Mahenn, en sa propre qualité, ira allumer le feu du temple pour annoncer les funérailles. Les corps sont à la morgue à l'exception du Roi, bien sûr. Il attend de reposer à la crypte, que l'on enduit à l'instant même…
– Et l'héritier ?
– Des hommes ont été dépêchés aux quatre coins de la fédération, dès la fin de la nuit, monseigneur. Déjà trois-cent-cinquante miliciens et gardes bleus ont été répartis, dans la vallée jusqu'aux frontières du territoire ; deux-cent sont en route de la Garde pour fouiller le Moulin, et une autre centaine par le Fort depuis les colonies vers la Cité. Le Trésorier a fait débloquer les caisses pour y joindre la part de la dame Mahenn ; six-cent sceptres d'or exactement. Quant aux barons, tous ont, bien entendu, répondus présents à l'assemblée de ce dimanche.
– Qu'avez-vous à me dire sur cette esquisse de lame, que je vous ai donnée… ?
Véhan se trémoussa nerveusement. Il avait, visiblement, réservé la question épineuse pour plus tard.
– L'arme utilisée contre le roi n'a pas été retrouvée, et aucune revendication n'a été réceptionnée. Mais d'après le bailli, il s'agirait d'une lame bien spécifique, que l'ennemi a emporté à l'issue du meurtre ; cette même lame que le berger offrit à notre Prince, il y a dix ans, et dont vous m'avez fourni le croquis…
Céorn sentit qu'il n'avait pu cacher son tressaillement.
– Le poignard de l'héritier ?
– La chambre princière a été fouillée de fond en comble. Nous ignorons d'où viennent les litres déversés sur le parquet, mais l'Hôpital soupçonne du sang de porc. Selon moi, il est clair que le malin a cherché à confondre l'héritier, pour le faire conduire hors de la Bastide… Quant au poignard, l'écrin a été forcé par De-la-Forge. Aucune lame.
Du sang de porc et une dague convoitée… Je l'aurais parié.
– Monseigneur, reprit le Doyen avec lenteur. Peut-être souhaiteriez-vous me faire part de… ce qui vous a orienté vers cette arme ?
Céorn s'était bien douté qu'il ferait face à la curiosité de l'archimaître et savait aussi qu'il risquait d'en perdre la faveur s'il se montrait trop méfiant envers lui. Pour ne rien laisser entendre de capital, sans l'écarter de l'enquête, il partagea sa théorie :
– J'ai de bonnes raisons de croire, monsieur, que le Roi se soit, lui aussi, intéressé à la dague… Est-il possible qu'Amalric ait repris son cadeau, avant la nuit dernière ?
– Dans quel but ?
– C'était ma question suivante.
Véhan fut pris au dépourvu, sans trouver de réconfort dans ses carnets.
– Je n'ai eu que quelques heures, Conseiller, pour déposer le croquis à l'Académie…
– Ces heures vous ont-elles suffi à saisir quelque chose de l'ouvrage ?
Rougi d'orgueil, le vieillard chevrotant rétorqua :
– Je suis, moi-même, un expert en la matière. Il y a sur cette lame la trace d'un dialecte Ancien, quasiment intraduisible depuis lors, et inscrit dans un alphabet caractéristique de l'époque… Morcelé, appauvri puis ressoudé, vraisemblablement en une région reculée de la carte, par des contemporains dégénérés de leur civilisation.
– Avez-vous jamais vu d'artefacts semblables ?
– Semblables, certainement ! La mégathèque restaure les plus incroyables spécimens de toutes sortes de legs. Le musée de la première dynastie expose près d'une centaine de lames, de pointes et de boulets encore frappés des symboles de la déité…
– Vous en parlez avec passion, Doyen.
Celle-ci, en revanche, l'archimaître la voyait venir à chaque coup.
– C'est mon travail – et mon honneur, Conseiller, que de veiller à entretenir le savoir de tous les âges.
Céorn le lui concéda avec gratitude, hochant la tête, et reprit :
– Et Amalric ? Vous seul au monde savez ce que le roi a entrepris en la matière. Il n'y a pas d'esprit mieux pourvu pour comprendre les rouages de son projet. Vous l'avez, à vrai dire, accompagné en personne dans maintes campagnes…
– J'ai été au côté du Roi-berger, pour répondre à ses questions, durant ses explorations du Continent… il est vrai. Mais je crains que le souverain ne m'ait jamais offert la clé de son dessein, ni exprimé ledit projet. Vous n'êtes pas sans le savoir, c'est Amalric qui, de tous les rois, a eu la plus vaste connaissance du monde Ancien… Un tel esprit se nourrit de tout ce qu'il peut trouver… Je me retrouve un peu en lui, du temps de ma jeunesse…
Céorn demeura silencieux, et Véhan poursuivit spontanément :
– Je peux vous dire qu'il aura ramené, en tout et pour tout, près d'un millier de petites trouvailles d'autrefois à la Divine ; des colonnades brisées qu'il a juché sur les balcons, des sculptures simiesques à la langue pendue, et des caissons de traces écrites, récoltés un peu partout dans l'Arbre… L'une de ses bagues, en outre, a été taillée dans un éclat d'onyx antérieur à la dynastie-bergère. Le berger se fascinait pour les temps interdits. Quant au Prince Edric, il lui a offert le poignard de la Butte glacée (et Céorn s'efforça de ne pas écarquiller les yeux ; « On y vient… »).
– Quelle butte glacée ? interrogea-t-il.
Véhan s'éclaircit la gorge.
– Il y a des années de cela, le berger et moi visitions La-Garde. Le roi s'en est allé de son côté pour une nuit ; à son retour, au matin, il avait rapporté une dague inconnue, qu'il offrit au jeune Prince. Celle de votre esquisse.
– L'avez-vous vue de vos yeux ? murmura Céorn.
– Évidemment ! De la main d'Amalric, elle est devenu l'écrin d'un bijou… ma foi, assez hideux. Étrange manufacture, scindée en son centre par une fente béante. Une arme sans valeur particulière. Il s'agit sans doute de la lame d'autorité d'un chef Ancien de seconde zone. Solide trace historique, néanmoins.
Céorn observait Véhan avec un intérêt impénétrable.
– Et ses inscriptions ? reprit-il aussitôt. Son âge, son origine… ?
– Il me faut encore travailler à la traduction de ce dialecte maudit, monseigneur. Peut-être, alors, pourrais-je vous donner sa devise et, si elle en a un, son nom…
– Quand aurez-vous un résultat ?
Le Doyen lui lança un regard implorant, tout empêtré dans ses robes, comme un enfant qui rouspète.
– Conseiller, même à moi, il me faudra des jours pour en venir à bout…
– Alors, vous feriez bien de vous y mettre tout de suite, conclut Céorn.
Et l'archimaître se redressa en bougonnant.
– Si j'avais un peu plus d'informations…
– Vous seul pouvez déchiffrer cette relique. Les informations, vous serez le premier à les avoir…
Céorn l'accompagna jusqu'aux portes : « Foi et puissance, Doyen ». Voilà qui n'aura pas été sans intérêt, songea-t-il en regardant le battant se clore sur le savant. Où que soit cette Butte glacée, Amalric y avait déniché plus qu'un simple vestige du temps, c'était certain. Les autres dagues fissurées, les colonnes émiettées qu'il avait ramené des Racines, le Roi-berger ne les avait offertes à personne. Il ne les avait pas non plus découpées, pour en sertir le cou de son seul héritier.
15. Au Bistrot du dock
Le navire descendit mornement le cours du fleuve surplombé aux côtés par les reliefs feuillus de la vallée, alors qu'Ed admirait le paysage dont la quiétude automnale ne laissait rien paraître du deuil qui agitait la capitale. Après qu'ils eurent quitté les eaux de Fort-le-Courant, l'embarcation glissa près de la route des armées qui sillonnait le fief jusqu'à la Ceinture. Des parterres de primevères et de rosiers commençaient à pulluler sur les rives occupées, çà et là, par quelques bergeries. Un bouquetin massif, perché sur son toit de chaume, les contempla d'un air sévère à leur passage.
Le radeau souffla un long panache de fumée rouge, des sifflets résonnèrent et ils entrèrent sur le territoire citéen sans abandonner le fleuve, par la porte d'Acre, qui séparait les 3e et 4e Quarts de la banlieue. Les halles fantômes occupaient une belle part du quartier des Autres, alors que des tavernes naissaient un peu partout sur la rive est ; mais, de chaque côté, les troupes bleues se hâtaient en masse pour superviser les allées et venues. Le radeau fit escale près des quais au niveau d'une guinguette animée, pour s'y soulager de six baquets d'algue scintillante, mais personne ne grimpa à bord.
Midi avait sonné quand ils furent parvenus aux abords de la Cité, et Edric put enfin discerner les trois tours d'ocre qui écrasaient le cul-de-la-Bastide ; et un frisson glacé le traversa de pied en cap, alors qu'il apercevait l'une des Potences au-dessus du Pénitencier. Retour à la case prison, songea-t-il. Aiden Du-Lavoir (si c'est bien son nom…), demeurait pétrifié sous son tonneau de saumons fébriles, et gronda Edric lorsque ce-dernier fut prit d'un glapissement à l'approche de l'imposante Passerelle de Dorcéus. « Silence », murmura-t-il. Le Prince essaya tant bien que mal d'y voir quelque chose, par-dessus le plafond de taule. Le vaste radeau de cargaison, porté par sa bouée plus haute encore, passa aisément sous la passerelle qui se dressait à quarante pieds sur des piliers de marbre, et le soleil disparût. Nous y sommes. Le clapotement du canal projetait de sinistres reflets sur la brique blanchâtre que rongeait la mousse. Un peu plus loin, on avait élevé une tente à la flèche acérée, ornée d'une grande bannière bleue. Quelque lanterne y jetait des ombres grossières. Que font-ils ? Se tassant encore un peu dans sa barrique, Ed observa le remous écumeux qui éclatait au pied de la tente.
– Nous allons de ce côté, susurra Du-Lavoir. Le radeau échangera sa marchandise avec une péniche des Marais, à l'est du lac.
Mais Edric n'avait pas décroché son regard de la bannière bleue.
– Qu'est-ce que c'est ? murmura-t-il.
Du-Lavoir lorgna dans sa direction et haussa les épaules :
– Un dommage collatéral.
Pris de nausée, Edric en refit le décompte. Vingt-huit morts. Vingt-huit victimes (et Beltom) entre Fort-le-Courant et la Bastide desquelles il ne faisait miraculeusement pas partie. Ça, c'est parce qu'ils me veulent vivant… Sûrement pas pour la rançon qu'Amalric aurait pu leur payer, cela dit. Une perle glacée goutta du plafond suintant pour lui éclater sur le crâne et il bondit. Du-Lavoir posa de nouveau l'index sur ses lèvres. « Chut ! ».
– Le Conseiller a déjà fait rouvrir les portes, marmonna Edric, lugubre. Il ne me semble pas si compliqué de se faufiler dans cette forteresse de gruyère…
– J'ai mes contacts, répliqua Du-Lavoir, alors qu'ils débouchaient en pleine lumière.
Le radeau contourna la Cité par le lac sans y faire de mauvaise rencontre, au fil du rempart de pierre qui fendait les eaux comme un barrage et vogua jusqu'au bras est du fleuve où il s'immobilisa à quai. Du-Lavoir s'anima aussitôt et laissa Edric interdit en portant son épaisse carrure auprès d'un type bossu, à l'œil encroûté, qui lui adressa un signe discret du chef. Lui glissant prestement une enveloppe sous le manteau, il fut autorisé à passer et agita la main à l'attention d'Ed, qui le suivit à petits pas précipités. Ce bougre-ci sait-il que je suis fils de roi ?
– Où sommes-nous ?
Du-Lavoir (selon qui, d'après son air contrit, les monarques connaissaient leurs terres et leurs sujets), lui répondit dans un souffle :
– Boulevard jaune, près des ateliers du Citéen. Nous allons grimper l'aérodock.
– Allons donc, maugréa Edric.
Il jeta un coup d'œil de chaque côté de la rue, à la recherche d'une milice, mais Du-Lavoir avait déjà franchi le portillon qui menait à l'escalier Fourretout et s'élança à sa poursuite jusqu'au toit d'une enseigne défraîchie, un énorme « PROPRIÉTÉ PRIVÉE » planté au milieu de la pelouse roussie. Je pourrais m'enfuir, songea Ed. Il lui suffirait de courir, de hurler, d'alerter tous les pêcheurs du fleuve, tous les ouvriers de Fourretout qui allaient et venaient sur le trottoir. Mais combien de temps leur faudrait-il, à ceux-là, pour me jeter en cellule ?
Dans l'élan d'une pulsion, il se ravisa et, les dents serrées, l'incisive fendue, se décida à suivre Du-Lavoir sur le promontoire, sans son habileté cependant à bondir de toit en toit. Étrange façon de vouloir me maintenir en vie ! Il le rejoignit, à bout de souffle, sur la plate-forme qui côtoyait l'aérodock, envahie par les plumes de pigeons.
– Quand vous disiez « par la porte d'Elenn », j'entendais à travers, pas par-dessus.
– Silence, souffla Du-Lavoir (désignant une échelle de corde épaisse, tombée des cieux ambrés, il ajouta) : Grimpez !
Ed poursuivit les échelons abîmés avec un sentiment d'horreur grandissant, et se retrouva à contempler les nuages fauves qui côtoyaient les tourelles de la Bastide. Le Bistrot du dock, suspendu à une paire d'hélices vapomotrices, flottait au-dessus des toits et envoyait une ombre étroite sur le reste du boulevard jaune. L'endroit ressemblait à une grosse boîte de conserve rouillée couverte de bandages rouges et oranges avec une paire d'ailerons garnis de lampes de sécurité. Le Prince s'indigna.
– Et alors quoi, devrais-je aussi sauter dans un cerceau enflammé pour vous satisfaire ? J'ai du mal avec ceux qui me contraignent. Le dernier à avoir essayé, on l'appelle l'Ami Franc, et croyez-moi, lui non plus n'avait rien de franchement amical !
Du-Lavoir le saisit par l'épaule et le souleva comme une pelote de laine pour l'accrocher aux barreaux. « Grimpez ! » répéta-t-il sans attendre pour se mettre à escalader à son tour. Edric progressa tant bien que mal sur les cordages agités de soubresauts, le palpitant comme figé dans une envolée discontinue. Il veut me tuer… ! Il peut parler de promesses comme il veut, le rouquin veut ma peau ! Plus que jamais conscient de sa disposition au vertige, il fixa résolument son regard sur un point flou, quelque part à la base de l'échoppe en essayant de se souvenir qu'au moins, s'il chutait, il emporterait le fauteur de trouble dans sa perte. Il se répétait encore cette idée lorsque sa main rencontra enfin le levier d'une trappe. Tirant par désespoir, il aperçut le volet d'un iris de fer, avant qu'une secousse ne vienne soulever l'échelle par le sol jusqu'à la poulie qui sonna un ding aigu. L'iris s'était refermé, mais Edric attendit que Du-Lavoir le décroche à la main pour oser poser un pied sur le carrelage.
La réserve obscure sentait la poussière et le suif. Le grouillement incessant de la ville était étouffé par les cartons et les caisses empilées contre les murs. Du-Lavoir frappa trois coups lents à la porte scellée qui se mit à vibrer à la caresse d'une serrure horizontale, un barreau épais pivota pour ouvrir le passage et le battant se retira dans un cri strident.
– Aiden, grogna celui qu'Edric considéra, de fait, comme le tenancier.
Il avait une brioche transpirante, sous sa veste jaunâtre et son tablier taché de tout ce qui était possible. Une mâchoire appréciable, mieux coiffée que la couronne de neige filandreuse sur les côtés de son crâne, laissait voir deux dents factices. Une série de torchons sales se balançait à sa ceinture, et ses mains, sillonnées de veines gonflées, portaient de nombreuses estafilades plus ou moins cicatrisées.
– Éorn, répondit Du-Lavoir en passant l'encadrement.
– Crois-moi, c'est par principe que j'ai jeté l'échelle ! tonna-t-il en les invitant dans son bistrot désert. J'y croyais pas une seule seconde…
– Et pourtant, je suis là.
Le gros Éorn se dirigea vers le comptoir surchargé, orné d'un vitrage à damier éclairé de nuances turquoise et dragée par le dessous, à la mode des cabarets du Rouet, et Edric pivota vers le réfectoire exigu pour jauger les quelques pompes à bière, les tabourets vernis et la longue tablée, fixée au sol par des boulons rouillés pour lui éviter le balancement des hélices à vapomoteur. Un tourne-disque crépitait près de la baie couverte de stores, et il jeta un œil en contrebas. L'usine Fourretout bloquait la vue sur le fleuve, mais il put apercevoir les passants minuscules qui se hâtaient le long de la chaussée. On se croirait dans la Divine… Pourtant, le Bistrot du dock était très différent des boudoirs et des salles de banquets que le Prince avait connus.
Éorn repoussa la pile de plateaux vacillante et passa un rapide coup d'éponge sur le bar pour y déposer les poings. Ses yeux se plongèrent dans ceux d'Aiden.
– Tu es là, oui. Et t'es pas tout seul, maugréa-t-il.
Ed ramena vite son attention au comptoir, sans savoir quoi faire de son corps gringalet. Il lui sembla que Du-Lavoir manœuvrait avec parcimonie. Un bras détendu sur le revêtement, de son timbre égal, le rouquin répliqua :
– Il n'y avait pas de clause sur les accompagnateurs, dans l'arrangement. J'ai un travail à faire. Le travail implique un client.
Sans même le regarder, Éorn pointa Edric du doigt.
– Tu crois p'têtre que j'sais pas qui c'est ? Tout le monde en parle, depuis ce matin. À ce qui paraît, le roi s'est fait saigner comme une chèvre. Et toi, tu t'acoquines à des types pas fréquentab', pour me ramener tes emmerdements à domicile ! Et tu s'ras où, quand les foutus enquêteurs de la Bastide vont le flairer jusqu'ici ? Perdu quelqu'part, dans un nouveau pays merveilleux…
– Ni toi, ni moi ne sommes des types fréquentables, Éorn.
Le tenancier croisa les bras, la mâchoire frémissante.
– C'est possib'… Mais ceux-là, ils sont pires. Bien pires.
– Tout ce que je veux, c'est finir le boulot. Tu ne crains rien. Personne ne nous a suivis. J'en suis sûr. Porte nous en haut de l'aérodock comme promis, on filera vers l'ouest, et tu n'entendras plus jamais parler de nous. Tu me connais. Je tiendrai parole.
Tout en parlant, il avait levé l'index au ciel. Ed fronça les sourcils. Le plafond rampant, qui épousait les formes anguleuses de la navette suspendue, était découpé en lamelles d'étain où se mouvait le reflet opaque de leurs visages. Des lampions vieillots se balançaient à intervalles réguliers pendant que les hélices ronronnaient.
Le tenancier hésitait.
– C'est la dernière fois, Du-Lavoir ! Tu m'entends ?
Et Aiden opina avec diplomatie.
– Est-ce que tu as ce que je t'ai demandé ? murmura-t-il.
En lui jetant un regard noir, Éorn tira deux carafes bouchonnées, une pellicule de poussière sur toute la surface, du fond de son bar. Du-Lavoir (qui laissa échapper un soupir de soulagement) jeta une bourse sur le comptoir pendant qu'Éorn enveloppait ses bouteilles dans un sachet.
– Me faut replier l'échelle, maintenant, grogna le bonhomme.
Edric regarda le sol trembler sous son pas lorsqu'Éorn contourna le bar.
– Prenez l'escalier de secours, sur la porte latérale ! ordonna-t-il. Et fermez-la, des fois qu'un des gars passe par là en allant pisser. J'ai trois services à me farcir. Au quatrième étage, vous foutez le camp (puis il alla s'enfermer dans la réserve où ils l'entendirent se défouler à grands coups de jurons exaspérés).
– Comment pouvez-vous faire confiance à un type pareil ? glissa Ed dans un murmure.
Du-Lavoir, refermant soigneusement sa besace, le guida jusqu'au large hublot qui menait à la cage d'escalier de secours et le poussa au-dehors. « Que faites-vous… ? », siffla Edric en recevant de nouveau la gifle âcre des vapeurs de la Cité. « Sur le toit ! », dit Du-Lavoir. Ed se retrouva à demi-accroupi, les bras tendus, alors qu'il peinait à avancer sur la charpente de fer. Derrière lui, Aiden Du-Lavoir se mit à arpenter les lieux comme s'il n'avait pas été dressé de toute sa hauteur sur un dirigeable à hélices capricieuses, le tempérament soumis aux bourrasques et aux nuages acides. Le bougre, avec un sens de l'équilibre parfait, lorgna d'un bout à l'autre du bistrot, sa montre dans une main et sa lunette dans l'autre ; et, enfin satisfait, s'installa près de la rambarde pour une fouille acharnée des poches de son manteau.
Ed le contempla avec effroi, alors qu'un pigeon gras se mettait à lui roucouler après, ses yeux orange écarquillés. Essayant de ne pas inspirer la fumée de Fourretout qui planait sur les immeubles, il gémit :
– N'allez-vous donc pas parler, au nom du foutu berger ?
Du-Lavoir avait défait l'un de ses lourds paquetages, et commencé à en étaler le contenu à ses pieds. Le pigeon roucoula de plus belle.
– N'avez-vous pas entendu le patron, nous conseiller de nous taire ?
– Au démon ce scélérat ! Il n'est pas plus mon allié que vous ne l'êtes !
– Il nous a pourtant ouvert sa porte…
– Sa trappe, vous voulez dire. Et quand bien même… ? Il l'aura fait par intérêt.
Aiden lui jeta un regard surpris et, avec un haussement d'épaule, demanda :
– Qu'est-ce que ça change ?
Alors qu'Edric s'offusquait sans répondre, il lui tendit une première pochette, pliée en quatre et fermée par un cordon de lin que le Prince entreprit de déchirer avec ardeur, friand de la moindre pièce de puzzle manquante à sa mésaventure. Déçu, il eut vite déballé la miche panée, la gourde d'orange pressée et la fine brosse en poil de sanglier qu'elle contenait, jetant à Aiden un froncement de sourcil appuyé.
– Il y a aussi du linge, de la pâte de menthe fraîche et quelques bandages, précisa Du-Lavoir. Il faut vous reposer un peu et vous décrasser, si vous voulez passer les portes…
– Vous voulez que je passe les portes, marmonna Ed.
– Et prenez ça, insista-t-il. Bon anniversaire.
Edric déplia un long pardessus au squelette de cuir, protégé aux coudes et aux genoux, doublé d'une combinaison pourvue d'épaulettes, fendue en queue de pie dans le dos et couverte d'un imperméable doré. Un accessoire de sport, pratique à toutes les températures ; qui ressemblait (sous un certain angle) à l'uniforme officiel des recrues de la milice, au cul-de-la-Bastide.
– Tout à fait mon style, marmonna le Prince. Merci.
Aiden ouvrit un second paquet, duquel (contre toute attente) il révéla un petit accordéon raccommodé. Pire qu'un espion… c'est un musicien ! Il déposa l'instrument avec douceur et se mit à triturer ses boutons. Dans un clac sonore, le soufflet s'ouvrit en son centre et une panoplie immaculée, agencée par un doigté chirurgical, se mit à scintiller au soleil. À leur écrin vide, Edric reconnut l'emplacement de la loupe télescopique, des jumelles et de la montre de poche, que le rouquin leur restitua délicatement. Il enfonça ensuite la clé du motocycle dans une fente à clapet, et vida ses poches du grappin, d'un rouleau de parchemin blanc frappé à la cire et d'une gourde cabossée. Pour finir, il tira une paire de mitaines pliées dans la doublure du clavier, et se ganta à l'aide d'une tige métallique qu'il enfonça sur son pouce. Après quoi, il referma l'accordéon, réajusta son chapeau melon et – il était temps… ! –, retira enfin le foulard de son visage.
Il avait un menton légèrement fuyant mais la gorge gonflée par un certain âge et toute piquée de poils grisonnants. Des lèvres pâles, fines et presque absentes, sur un ovale couleur carotte. À bien l'y regarder, sans masque et loin du motocycle effrayant, il ne semblait pas si menaçant… Cet air familier qu'Ed avait perçu à Fort-le-Courant lui revint aussitôt à l'esprit alors qu'il détaillait le large pif et les pommettes constellées de taches de rousseur, sous d'épaisses valises mauves. Je te connais… Je t'ai déjà vu !
– En voilà, un attirail, souffla le Prince, désignant l'accordéon mystérieux.
Aiden opina du chef, sans mot dire, et Edric poursuivit :
– Noxiculaires, double lorgnette et poudre noire… Tout un arsenal, là-dedans ! Beltom avait à peu près le même, dans sa mallette…
Silence.
– Du-Lavoir, grogna le Prince, allez-vous me dire ce que vous faites de cet instrument ?
– Ce qu'en font habituellement les musiciens. J'en joue.
L'une des hélices vapomotrices se mit à toussoter dans le ciel, et sa pale cracha des étincelles. Le bistrot tangua et Edric s'accroupit plus encore, les joues rosies par le vent. Il continua à l'observer sans rien laisser voir, alors qu'il se triturait les méninges pour se remémorer une rencontre antérieure avec le (presque) étranger. Un garde de la Bastide… ? songea-t-il. Un air de famille avec un courtisan ? Ou bien, j'aurais vu sa tête sur un avis de recherche, au Pénitencier…
– Vous êtes l'aventurier le plus retors que j'ai rencontré, trancha-t-il.
– Vous avez rencontré beaucoup d'aventuriers ? s'enquit Aiden.
– Au moins un de trop, dirais-je !
Le rouquin l'invita à s'installer près de lui ; Ed y consentit de mauvaise grâce, sans cesser de réfléchir, et se mit à exiger :
– Nous avions un accord. Vous deviez tout me dire, une fois en sécurité.
– Tout, sûrement pas, souffla Du-Lavoir. Mais ce qu'il vous faut savoir, du moins. Vous voyez, le sommet du dock ? Le Bistrot y sera en fin d'après-midi. Toutes les heures, Éorn grimpe un étage pour restaurer ses ferrailleurs. Quand il s'arrêtera pour jeter les restes aux caisses des Autres, on passera sur le dock…
Il pointa du doigt les piliers de l'aérodock bondé, qui portaient quatre étages de béton loin au-dessus du bistrot, dans les tours du boulevard jaune. Puis il tira sur la tige qui serrait sa mitaine au poignet comme une attelle, et déroula un papier de soie à trente centimètres de son bras. Les yeux ronds, Edric ne vit d'abord qu'une membrane translucide qui prit le soleil dans ses tons orangés. Puis il réalisa qu'il s'agissait d'une carte, tracée en filigrane et soigneusement attachée à son gantelet.
– Là (Aiden désigna un point émeraude), ce sont les Jardins de la Mort. Et la nécropole. C'était leur point de rendez-vous. Il était convenu que le geôlier vous y conduise, pour vous livrer aux Pillards.
– Ceux du Septentrion ? murmura le Prince en essayant de déchiffrer le document.
– Oui, ceux du Septentrion.
– Quand les pirates, objecta Ed, ont-ils jamais visité le Continent ?
– Hier soir, répondit sombrement Aiden. Et ils ont assassiné vingt-huit personnes, pour vous mettre la main dessus… Ce géant en armure qui vous a poursuivi, jusqu'en dehors de la Cité… Il se fait appeler Commodore. De quelle flotte, je l'ignore. Jusqu'ici, je n'avais guère entendu parler de Pillards organisés et j'ai bien peur qu'il y ait eu coalition. C'est lui qui a causé la mort du Roi-berger ; et fait commanditer votre extraction. Pourquoi, ou pour le compte de qui… ? Reste encore à le découvrir. Mais il vous veut vivant.
Le garçon déglutit avant de protester :
– Pourquoi Beltom a-t-il voulu me livrer à eux, dans ce cas ?
– Beltom La-Haie n'est intervenu qu'au dernier acte d'un plan de longue date. Ce plan s'est constitué de trois étapes successives : infiltration, extraction, interception. Son groupe secret – les masques blancs – a suivi la dernière ordonnance à la lettre… Inviter les pirates dans le château, d'abord, et leur ouvrir les portes… (bien qu'il se donna l'air nonchalant, le rouquin pesa soigneusement ses mots). Et les laisser se risquer à saigner le berger ; sans se rendre coupable du geste. Puis vous intercepter, pour vous emmener à leur tour.
Il glissa son index d'un bout à l'autre de la carte.
– Ici, le Pénitencier (un triangle gris). Il leur fallait vous y enfermer, pour vous en faire sortir de votre plein gré. Voici l'itinéraire choisi par l'ordre pour vous attirer hors de la ville. Celui de l'escouade émeraude. De ce côté (sur un tracé flou), la tour télégraphique et le Pré aux oiseaux, qui ont servi au repli des masques blancs… C'est là que je vous ai récupéré. Et s'ils se décident à suivre les traces que j'ai mises en scène, ils iront droit vers les montagnes. Les deux camps vont se livrer à une course acharnée, désormais.
Edric, qui lisait mal le temps et l'espace lorsqu'il était pris d'angoisse, peinait à suivre la logique de son cheminement dans le flot d'images récentes qui noyaient son esprit. De son évasion, il ne lui restaient que les lointaines paroles d'un Beltom au visage oublié, la course sous la bonne-fortune et les jardins sinistres où gisaient les bustes brisés d'Aelfric. Mais de sa rencontre avec le démon gigantesque, ce Commodore, il voyait encore les fioles scintillantes qui le suivaient, comme des lucioles acharnées, à travers les vapeurs d'une attaque explosive. Puis l'arrivée des troupes anonymes, telle une meute de renards blancs venus l'emmener hors de la nécropole… Les provisions du rouquin ne suffiraient pas à apaiser le vertige lancinant qui agitait son cerveau, depuis qu'on lui avait injecté le géant savait quel produit dans les veines.
Et il n'avait pas encore survécu à sa première journée de majorité… Amalric, à vrai dire, a peut-être fait de son mieux !
– Que savez-vous des masques blancs ?
Aiden souleva son chapeau un instant pour se gratter le crâne. C'était de toute évidence la question qu'il avait cherché à éluder depuis le matin. Sous les hurlements indistincts des aéronefs, agglutinés sur le dock, il déclara :
– Ce sont des Noyeurs.
Mais Edric n'avait jamais entendu parler de « noyeurs » quels qu'ils soient et se contenta de fixer Du-Lavoir, la bouche entrouverte. Mais encore ?
– Depuis toujours, ils balaient leurs multiples appellations et réfutent tout nom formel, reprit Du-Lavoir. Peut-être les connaissez-vous sous le surnom d'anonymes ? Ou bien de sans-visages ? Ils ont croisé pas mal de légendes urbaines. Certains en parlent comme de spectres. D'autres évoquent un coup de l'Est… Vous les avez vraisemblablement déjà croisés, à la Bastide ou ailleurs.
– Ils… ils sont à la Bastide ? bredouilla Ed.
– Ils sont partout.
Edric avait bel et bien entendu quelques rumeurs, sur une caste d'élite secrète et vouée à telle ou telle mission ancestrale. Le plus souvent, elles évoquaient les ducs et les seigneurs de la dynastie-bergère, comme liés à de sombres desseins complotistes, et presque toujours, le ragot fusionnait avec l'exaltante légende que représentait la tare dominatrice des bleus de sang. Il n'en avait jamais pris un traître mot au sérieux.
– Mais qui sont-ils ? souffla-t-il, de plus en plus inquiet.
– À peu près n'importe qui, reprit Aiden. Des marchands. Des ouvriers. Des nobles. Des rois et des reines, parfois. (Il retourna sa carte sur un axe rotatif fixé à la baguette, et le papier se mit à luire plus fort). Sans distinction de classe, d'âge ou de pouvoir. Ce qu'ils veulent, c'est honorer l'ordre.
– Et pour cela, il leur fallait me sortir du château ?
– Pour cela, il leur faut vous tuer.
Ed fut pris d'un mouvement de recul. Toujours incertain quant aux intentions du musicien, il demanda dans un rire nerveux :
– C'est donc pour ça qu'ils voulaient m'épargner les pirates ? Pour pouvoir me liquider eux-mêmes ? N'aurait-il pas fallu me noyer dans mon bain, chez moi, à la Divine ?
– Plus que tout, l'ordre désire empêcher le Commodore de disposer de vous… comme il l'entend, murmura Aiden. Ce qui l'a décidé à vous accorder sursit, jusqu'à maintenant, je l'ignore tout à fait. Mais j'en sais suffisamment pour deviner ce qui vous attend entre ses mains. L'abattoir.
Edric haleta de plus en plus frénétiquement.
– Ce chemin (Du-Lavoir effleura le tracé qui brillait à la convenance des reliefs ocres de la ville, sur la carte translucide) a mené le Commodore de meurtre en meurtre, jusqu'à l'appartement du roi. Et celui-ci (il changea de trajectoire) devait vous conduire loin de la Cité, où l'ennemi aurait pu disposer de vous comme il l'entendait…
Edric renifla sans conviction. L'oiseau agacé commençait à voleter à ses pieds, picorant ses lacets. Le vent s'apaisa un instant et brutalement, les hélices vapomotrices se mirent à siffler quand le Bistrot du dock entier, un bip d'alarme résonnant avec force à son drapeau, s'éleva plus haut dans les étages. À travers la palissade envahie de lierre rembruni, le Prince put apercevoir les quais remplis d'aéronautes, tels des moucherons pressés sur une motte de beurre.
– C'est à cause de moi que mon père est mort, murmura-t-il soudain.
L'autre renifla avec dédain.
– C'est à cause du Commodore, objecta aussitôt Du-Lavoir qui n'avait pourtant pas l'air attendri. Et des Noyeurs, qui l'ont fait entrer en Cité. Peut-être l'ordre vient-il de l'Est, peut-être de la Bastide elle-même… Allez savoir ! En attendant, et pour notre salut à tous les deux, ne commencez pas à vous répandre en remords…
Edric donna un coup de talon à l'oiseau belliqueux et s'impatienta :
– Mais pourquoi en ont-ils tous après moi, s'ils ne veulent ni rançon ni gloire ?
– Le Commodore, je n'en sais rien. Ce que je connais, c'est sa portée de frappe. Si ceux du Septentrion se sont ralliés, c'est autour d'un meneur plus fort, plus ingénieux, plus ambitieux. Un chef d'une autre envergure, pour avoir pu faire passer l'enceinte de la capitale à son char infernal et à ses troupes… Les agents de l'ordre ignorent tout de lui ; de son but ou de sa nature. Seuls ceux à la tête de la mission savent.
– Vous, vous en connaissez un rayon, fit remarquer le Prince. Vous en êtes ?
Ed avança d'un pas (il se sentait ragaillardi maintenant qu'il avait avalé un peu de miche panée) et s'adressa directement au menton fuyant :
– Ce masque blanc… Vous le portez ?
Aiden hésita longuement. Puis, roulant de nouveau la carte à son poignet, il se confia à voix basse :
– J'ai infiltré les rangs dans l'unique but de vous garder à l'œil, jusqu'à ce qu'il me faille intervenir. Je vous l'ai dit. C'est mon travail.
– Alors, vous vouliez me vendre, vous aussi ! Vous n'êtes pas différent de Beltom !
– Bien sûr que non, gronda le bougre.
Et Edric se rappela enfin. En un éclair, il eut la vision limpide d'un grand type bougon, la barbe rousse, les épaules affaissées, qui le sermonnait en plein milieu d'une allée obscure. Du-Lavoir l'avait ramené à la Bastide à coups de pieds au cul quand il avait treize ans. Il l'avait surpris à voguer avec Tony, la nuit, sur les toits de la capitale.
– C'était vous ! beugla-t-il. Le soir du Pot d'or ! Je me souviens !
– Pas si fort ! supplia Aiden.
Le bistrot se figea et une autre nuée de pigeons scandalisés vint les séparer un instant. Au grouillement de nombreux ouvriers affamés, dans la salle sous leurs pieds, se joignit le chant de la vaisselle ; et d'un conduit encrassé s'éleva une forte odeur de haricots en sauce. Aiden reprit calmement :
– Je le répète ; je suis là pour vous surveiller.
– Et depuis combien de temps ? interrogea Edric, buvant ses paroles.
– Depuis que j'en ai fait la promesse.
– À quel demandeur ?
Un soufflet familier sonna au fond du boulevard jaune, annonçant une troupe en pleine ronde, et Ed eut le mauvais réflexe de se pencher en avant pour l'y voir. Alors que Du-Lavoir l'intimait encore au silence, il déclara sournoisement :
– Je pourrais appeler à l'aide, vous savez. Ils m'entendraient, d'ici…
– À votre guise. Ce sera votre fin, et celle de ma mission.
Et Ed, pivotant, se mit à trépigner :
– Allez, Du-Lavoir, crachez donc votre morceau, par le géant ! Il vous reste encore trois étages pour me convaincre… Mettez-y du cœur, je suis tout ouï !
Aiden poussa un soupir, les yeux mi-clos. Il attendit que la milice disparaisse au coin de la rue, puis expliqua précipitamment :
– Comme ces hommes et femmes, j'ai été missionné par une cause plus grande que moi et n'en connais pas le quart du secret. Et tout aussi secrète est la promesse que j'ai faite. C'est à moi qu'est revenu la tâche de vous tenir en vie. Les Noyeurs n'ont pas la même ambition. Aussi longtemps qu'il sera éveillé, l'ordre cherchera à vous exécuter… avant qu'un démon pire encore ne vous trouve.
Ed se rassit lentement, de plus en plus confus.
– Alors, je serais une arme, c'est ça ? Un moyen de s'emparer du sceptre, maintenant que mon père a été égorgé ?
– Peut-être, murmura Aiden, pensif. Ou alors, une monnaie d'échange… ou un cadeau… Ou pire encore. (Ed contempla sa supposition avec effroi). Désolé, ajouta-t-il à la volée. Je voulais dire… la fédération a beaucoup d'ennemis.
Du-Lavoir désigna le pardessus doré :
– Vous devriez vous changer. On sera vite au sommet du dock.
Et en effet, ils arrivèrent promptement au deuxième étage, quand l'Horloge de la Glorieuse sonna quatorze heures. Même repus et quelque peu toiletté, Ed se sentait nauséeux. Sa dent le lançait et chacun de ses membres semblait souffrir d'une blessure différente. Sous l'œil attentif de Du-Lavoir, qui avait ressorti le foulard, il déposa ses vêtements crasseux dans la benne et enfila la combinaison imperméable. Sans surprise, il vit nettement le rouquin lorgner sur la tache rose qui ornait son torse maigrelet d'un étrange arbre renversé.
Du-Lavoir approcha comme on le ferait d'un chiot apeuré et demanda :
- Edric (c'était la première fois qu'il l'appelait par son prénom), qu'est-ce que c'est ?
Ed, qui s'apprêtait déjà à décrire sa tache de vin comme telle, le vit pointer du doigt le long pendentif ciselé qui brillait à sa poitrine. Pris de court, il bégaya :
– Ça ? C'est un cadeau… de mon père.
– Est-il complet ?
Il sait déjà.
– Il y a – un poignard. Dans ma chambre, à la Bastide. C'en est le cœur.
Pour la première fois également depuis l'heure de leur rencontre, Aiden parut intrigué. Sans rien ajouter, il continua d'observer le collier.
– Alors, reprit Edric. Où irons-nous, après ?
– Au nord. Par la porte du…
– Non, je veux dire – dans quelle baronnie ?
Aiden hésita encore, jetant d'incessants regards aux immeubles avoisinants.
– Chez moi, répondit-il en haussant les épaules. En baronnie-précieuse. L'Orgue. J'ai un ami, sur place, qui pourra nous accueillir.
– Un autre aubergiste menaçant ?
– Menaçant, c'est possible… admit Aiden avec l'ombre d'un sourire. Mais pas tout à fait aubergiste. Il tient une belle part de son quartier et a appris à se faire respecter ! Là-bas et jusqu'à ce que nous ayons découvert les plans du Commodore, vous serez en parfaite sécurité et reçu dans un confort plus que bienvenu. Je vous mènerai de gré ou de force, sachez-le. Et vous assommerai encore si nécessaire. Mais voici l'occasion de faire preuve de bonne volonté. Alors, à vous de voir.
Ed s'accorda une minute… Trop de faits dont il avait été le spectateur direct se corrélaient entre eux pour qu'il puisse ignorer les avertissements. Le rouquin lui avait collé au train la moitié de sa vie (peut-être plus) et ne l'avait cogné qu'une seule fois – deux si on comptait la rouste nocturne à l'enfance. À son melon, son teint clair et ses manières, il pouvait bien prétendre à se revendiquer de la 5e baronnie, et le motocycle semblait en provenir car l'Orgue élevait toutes sortes de carrossiers réputés, mais aussi de luthiers aux méthodes prisées. Le nom du Lavoir, en outre, lui rappelait un quartier du fief en question. Peut-être est-il vraiment qui il prétend… Quant aux masques blancs, aux noyeurs de princes et aux pirates gigantesques, il en garderait (s'il survivait au complot qui l'accablait) un souvenir impérissable. Il vaut mieux le suivre. Très conscient de ne pas faire le poids en cas de bagarre, Edric se décida à hocher la tête en se promettant qu'à la première opportunité de valeur, il lui ferait faux bond.
– À la bonne heure, grogna Aiden.
Et le Bistrot du dock se mit à léviter jusqu'au troisième étage. Une camionnette toute cabossée, tirée par un tricycle à l'ancienne mode, était garée sur le quai alors que le dock se muait en pistes d'aérodrome. Se tassant un peu plus pour s'éviter d'être vu, Ed s'étonna d'entendre Aiden s'agiter dans son dos.
– Qu'y a-t-il, Du-Lavoir ?
Le bougre avait tiré un petit cornet biscornu de son chapeau melon et enfonça profondément le bec dans son oreille. Puis il se mit à agiter la collerette dans un sens et puis l'autre. De l'index, il tripota sa molette en fronçant les sourcils, l'appareil rivé vers le hublot. « Simple vérification… chuchota-t-il comme pour lui-même. Il me faut – juste – (il se mordit la lèvre) la bonne fréquence… ». Ed, les yeux fixés sur l'habitacle teinté du tricycle immobile, fut pris d'un mauvais pressentiment.
– Du-Lavoir…
– Changement de plan, annonça celui-ci. C'est notre arrêt.
Il désigna le quai, tout à fait hors de leur portée.
– Qu'avez-vous entendu ? s'alarma Edric et Aiden déclara sans un frémissement :
– Éorn nous a vendus.
– Quoi… ? (Ed se dévissa la nuque pour lui lancer un œil furibond). Ne vous avais-je pas prévenu, Du-Lavoir ? C'est un boulevard mal famé ! Nous n'aurions jamais dû revenir à la Cité, d'abord ! C'était couru d'avance !
– Vous y étiez déterminé, ce matin, marmonna Aiden en repliant son cornet. C'est sans importance, cependant.
– Par quel miracle ?
– Les Noyeurs ont élaboré plus de sept itinéraires potentiels, pour vous tirer hors de la ville. Moins de quatre d'entre eux étaient connus du Commodore. Le reste et peut-être plus encore, il n'en a jamais rien entendu. J'en ai trouvé six (de sa botte, il lui jeta une casquette d'aviateur bombée, dotée de sa propre noxiculaire). Prenez-en soin, ajouta-t-il, ça coûte un bras, ces trucs-là.
– Quel itinéraire emprunterons-nous, alors ? pressa Edric en s'en coiffant.
– L'escouade saphir qui opérait au 3e Quart (et Ed haussa les épaules, confus). Il faudra passer chez les Autres à travers l'Entrecube, remonter le lac et gagner les portes nord, comme c'était prévu.
– Et le coup de mutin de votre ami ventru, vous l'aviez prévu ?
– D'où le plan de secours, répliqua Du-Lavoir.
Le bistrot s'agita de plus en plus alors que ses hélices approchaient de la piste. Un étage au-dessus, sur le quai couvert des ombres morbides d'un dirigeable-à-ciseaux amarré sur toute sa longueur, une foule animée s'était constituée. Edric fut le premier à repérer l'agitation, au sommet des piliers.
– Qu'est-ce que c'est que ça ?
Aiden bondit aussitôt, les yeux plissés. Au-dessus de leurs têtes, on lançait des cris affolés.
– La patrouille est là, murmura-t-il.
Une douzaine de bonhommes bleus, un sabre d'ocre à l'épaule, contenait les passants surexcités, officiels en escorte, gamins en noce et marchands en affaire. Tous s'étaient agglutinés autour des soldats en colère pour glaner de leur hauteur les deux fugitifs – dont l'un princier –, confinés sur les balcons. On leva un loquet, dans leur dos, et une silhouette courtaude se faufila le long de la toiture. « Du… » commença Ed, mais Aiden lui enfonça son gant dans la bouche et cessa lui aussi de respirer. Un homme à la dégaine d'ouvrier, une mine vitreuse, grimpa devant eux sans les voir et, esquivant les latrines odorantes, les contourna pour approcher du rebord de la plate-forme.
Il se soulagea dans la vide, contre le vent, arrosant d'urine les vitres du bistrot, au niveau inférieur. Ed, pétrifié, écouta Du-Lavoir de toute la concentration dont il fut capable : « Ne bougez pas. Éorn ignore peut-être qu'il est là… ». Un coup d'œil à l'horloge qui faisait face aux hélices, au sommet du temple voisin.
– Dans une seconde, le bistrot sera au ponton. Vous voyez, la camionnette ? Un leurre. Elle nous sortira de l'aérodock, et nous aurons foutu le camp avant que les hélices n'aient atteint le sommet.
Ed pointa du doigt l'ouvrier ivre mort :
– Et lui ?
– Il faudra passer au dernier moment.
Au-dessus de leurs têtes, le dirigeable-à-ciseaux se rapprochait et la patrouille bleue fulminait. À l'instant précis où le Bistrot du dock s'amarra, Aiden lui donna un vif coup de coude pour le faire bondir et tous deux se jetèrent, leur gros attirail sur le dos, vers la plate-forme souillée d'urine. D'un saut, ils filèrent sur le quai, renversant le type aviné qui oscillait au rebord. « Il va tomber ! » se glaça Ed. En un éclair, alors qu'un bataillon se jetait à leur poursuite depuis l'étage supérieur, ils furent au tourniquet qui donnait accès aux escamoteurs. Au même instant, le pot d'échappement de l'étrange camionnette explosa, et le véhicule rugit droit vers eux.
Mais Edric perçut nettement l'élan de confusion qui traversa Du-Lavoir quand celui-ci changea brutalement de trajectoire en filant vers le ventre gonflé de l'aéronef ; qui ne semblait pas s'approcher pour autant, aussi vaste et insaisissable qu'un coucher de soleil. Edric eut l'impression de courir dans les dunes. Le dirigeable marchand, de dix étages au moins, avait l'air d'un ancien trois-mâts de la Baie. Son enveloppe d'acier rouge et blanc, aux fenêtres dorées, s'enroulait autour d'un épais ballonnet à cône plat telle une armure de guerre. Les câbles d'amarrage agitaient les deux larges extrémités du vaisseau comme s'il avait eu la faculté de se mouvoir sans intervention humaine… « Par-là ! » s'écria Aiden. Alors que la camionnette bondissait vers l'escamoteur, forcée de revoir son itinéraire, une flopée d'ombres noires vint voleter le long du pilier en déliant les grappins telles des toiles d'araignées. La garde débarquait par toutes les issues. Un coup de canon proche résonna. Aiden souleva Ed par la peau du cou pour le jeter à la passerelle la plus proche. Emporté par le poids des effets dont le musicien l'avait pourvu, le Prince plana jusqu'à l'extrémité du ponton et il n'avait pas exprimé sa douleur que Du-Lavoir le menait au bastingage intermédiaire, à même les filets qui s'étiraient du quai à la coque. Quelqu'un va nous voir ! Les moteurs, doublés d'hélices à peine six fois plus grandes que celles du bistrot, crachaient toujours plus de vapeur depuis ses naseaux scintillants.
– Plus vite ! Il faut traverser jusqu'au quai opposé !
– Vous avez… nos billets… Du-Lavoir ? s'étouffa Edric.
Aiden lui lança un regard méfiant, incapable de savoir s'il ironisait, puis le fit peiner dans le cordage dont les maillons étaient, en outre, bien assez vastes pour le laisser passer aux entrailles de l'aérodock. Ed se demandait si son ravisseur escomptait l'emmener en croisière quand le bougre désigna l'autre extrémité du bastingage. « On descend ! ». À moins de cent pas dans leur dos, les soldats envahissaient le quai telle une vague bleue sur le béton. Ed s'extirpa du chalut pour sauter à terre, fermement agrippé au bollard.
– Et maintenant ?
Comme pour lui répondre, le tricycle aux vitres teintées réapparut en traînant sa camionnette dans un orage d'étincelles, voltigea au pied de l'escamoteur et envoya valser l'écriteau écaillé (« solidaires de l'Autre ») jusqu'aux profondeurs du dock, avant de s'immobiliser devant eux dans un long dérapage.
De nouveau, Ed hésita. Ils sont là. Les soldats ne tarderaient pas. Il n'avait plus qu'à traîner un peu la patte pour se laisser attraper. Et alors, qu'il soit à la Divine, au Pénitencier ou pire, peu importait, tant qu'il était là où il devait ; dans sa citadelle, près du corps égorgé de son Roi de père, aux jupons inondés de larmes de la dame Mahenn ou jugé, pour ses crimes et ses cauchemars, par l'œil incandescent du juge Aimon Le-Rouge. Pour la deuxième fois en douze heures, Edric se surprit à flairer l'option la plus téméraire. Impossible de faire confiance à Aiden Du-Lavoir. Pas tant qu'il ignorait à qui le rouquin adressait ses promesses. Mais la garde bleue – celle qui portait les couleurs de son clan – s'annonçait belliqueuse. Peut-être y a-t-il un moindre mal, pensa-t-il en effet en se décidant à suivre l'organiste. Jusqu'à trouver mieux… Ils se jetèrent d'un même élan dans la remorque défoncée.
– Ils arrivent ! s'écria le Prince.
Le conducteur invisible lança son tacot qui se rua vers le quai inférieur. Encore une machinerie trafiquée, songea Edric. Du-Lavoir lui indiqua l'un des pontons, toisé par le ventre enflé du dirigeable qui surplombait l'étage entier. Il lui sembla que l'aéronef traversé de passerelles se mettait à palpiter comme le cœur du dock lui-même, enfoncé dans sa cage thoracique de béton. La milice y fouillait minutieusement le bastingage.
– On les a semés…
Du-Lavoir avait l'air profondément soulagé.
– La voiture va nous emmener chez les Autres. Sans aucun doute, Éorn les dirigera vers l'ouest. Personne ne viendra fouiller l'Entrecube, croyez-moi. Même la garde redoute le quartier. Aussi, tant que vous me collerez au train, vous y serez en… sécurité.
– Parfait, marmonna Edric.
Il n'osa pas demander à quel degré d'improvisation se livrait Aiden Du-Lavoir, au fil de leur cavale.
16. Le supplice du Cénotaphe
Lys mit un bon moment (bien plus long qu'elle ne l'aurait cru) à ressentir de la rage, enfermée dans une obscurité totale, le front à deux pouces d'une grille minuscule à travers laquelle elle haletait. Les nuages gonflants qui avaient envahi le ciel, pendant son audience, ne s'étaient pas encore déversés sur le terril mais le froid s'était invité dans la ferme. La sidération l'empêchait de respirer, et ses membres fourbus étaient raides comme des planches. Bam, bam ! Elle tambourina de ses poings et de ses genoux, jusqu'à ce qu'elle entende un crac sinistre. Le cercueil était solide. Plus solide que sa rotule. Elle se pétrifia. Une goutte vint se faufiler dans les perforations de l'armature. L'eau commençait à s'écouler dans son dos.
Douze heures. Ça n'était pas si long à rester allongée, immobile dans une boîte en fer. Jadis, les villageois l'auraient fait souffrir le martyr en déversant le pire contenu de leur invention sur le cercueil. Ce jour-là, elle en était dispensée. Ne restait donc plus qu'à attendre sans céder à la panique. Fermant les paupières, elle s'efforça de maîtriser son rythme cardiaque. La lune du crépuscule, ainsi qu'elle apparaissait sur le mur de sa chambre, vint virevolter devant ses yeux. C'est ça… Envahie par la lueur de son familier imaginaire, Lys écouta le silence ; et par-dessus, le clapotement discret des gouttes sur le sol. D'habitude – lorsque Doperic la taquinait, où quand les mille regards du Miteron la dévisageaient –, elle savait se fermer aux élans de passion extérieure. Qu'elle rêvasse ou sifflote, elle trouvait toujours le moyen de visiter les coins sereins de son esprit… Or, en cet instant précis, son paysage mental était envahi de tous côtés par des gerbes de songes obscurs qu'elle ne parvenait plus à esquiver.
Sans autre mesure de temps, Lys se mit à compter les secondes, déterminée à garder ses esprits, pendant que le vent frappait la ferme.
Ça n'était pas son premier séjour dans le noir. À six ans et demi, trop curieuse du mécanisme, elle était tombée au fond du puits à pivot. Si le choc avait été rude, plus dure avait été sa peine car elle savait qu'on l'y avait poussée. Incapable de le prouver, elle avait pourtant une idée très nette de l'identité du coupable et, en gigotant dans l'eau glacée, un œuf sur le crâne, avait écouté ses camarades se gausser. Les ténèbres et l'eau, elle ne les craignait en rien ; mais deviner que Doperic et ses comparses n'étaient que l'échantillon de ce qui l'attendait, dans le vaste monde, lui avait tenaillé l'estomac. Les flatteries permanentes qu'on lui adressait se fanaient aussi vite qu'un lys aurait dû le faire, et se muaient souvent en silence insensible ; à la fin, de ses courtisans ou de ses admiratrices ne le restait souvent personne – excepté Bern et Vorce. Plus Lys était au centre de l'attention et plus elle s'y sentait seule… Et, dans le puits ténébreux agité de cliquetis effrayants, elle avait compris que seuls, ils l'étaient tous. Ce jour-là, Lys avait été tirée du fond par une Nellà outrée après deux heures dans l'eau glacée, sous bonne garde de ses bourreaux. Depuis, non moins attirée par l'océan, elle répugnait au noir et au froid et, qu'un garçon lui brise le cœur, qu'un frère la tourmente ou qu'une hôtesse du Miteron change de siège à son arrivée, elle gardait sa peine pour elle.
Un animal bruyant fureta sur la terre ferme, quelque part au niveau de sa tête. Lys inspira aussi lentement qu'elle put. Elle songea à Oradella, qui semblait avoir déjà rencontré l'autre visage d'Idéaud… Quant à Mirmeya, elle allait devoir brûler un enfant mort-né. Il n'aurait pas alors, la chance qu'on lui avait donnée à elle… Les restes d'un rêve lugubre lui revinrent en mémoire. Ceux d'une forteresse et de sa lueur triste. Sitôt après son réveil, elle était partie pour Fort-le-fief et avait fait la rencontre de l'officier. Le lieutenant Cabot, c'était son nom, et ses hommes citéens. Un rougeaud à la gâchette facile. Un bellâtre aux yeux d'acier. Et un jeune aux cheveux de paille, avec son béret ridicule… Lys s'efforça de ne pas rouvrir les paupières. « Il a été tué ! La faille… la faille va se creuser ! » s'était écrié L'Ortie, avant de se faire bâillonner comme un malpropre. « Le Roi Amalric est mort assassiné ! ».
Ce fut à cet instant que la haine vint la cueillir d'un coup, déferlant par vagues de plus en plus incandescentes, accrues par son incapacité à l'exprimer d'un moindre geste… Elle n'avait rien à faire dans cette boîte. Cabot l'avait châtiée gratuitement. Par loisir, il l'avait arrachée à sa routine pour l'humilier en place publique… Et finalement, personne n'avait réussi à la tirer de son emprise. Personne à l'audience n'avait pu l'innocenter ; ni Tassaud, ni Oradella, ni le bourgmestre. Mais de quoi ? L'hôtel Miteron avait perdu son belvédère – la flèche, essentiellement, soit, et Idéaud vivait ! Qu'avait-elle fait, à part s'enfuir au plus vite ? Lys tenta de se souvenir à quel moment Idéaud avait pris l'apparence du monstre aux yeux de feu ; en vain. Il lui apparaissait toujours comme ce vieil homme joyeux à la moustache fournie. Un ami cordial, dont elle n'avait jamais vraiment croisé le regard. Car c'était bien l'ami qu'elle était venue trouver… C'était de l'aide qu'elle avait quémandé – et qu'elle espérait encore depuis des heures. Elle se sentit comme de retour au fond du puits, où elle avait tant pleuré, comme sur le parvis du temple oublié où on l'avait laissée ; et se mordit la lèvre pour s'empêcher de crier. Elle s'aperçut alors qu'elle n'avait aucune raison de le faire. Depuis son cercueil, elle hurla, et hurla encore à s'en casser la voix, et une partie de sa rage s'envola.
La douleur de ses membres l'empêchaient de se concentrer assez pour mettre ses idées bout à bout, et elle se laissa finalement balancer par le vent, jusqu'à ce qu'elle perçoive, au milieu de sa rêverie, la voix de sa tutrice : « Aucune fleur n'éclot ce soir. C'est un vent marin et capricieux, qui a soufflé, et soufflera toujours sur les collines… ». Lys fronça les sourcils. Bergota avait menti. Elle savait précisément qui elle était, et qui étaient ses parents ; ou du moins, d'où ils venaient. Son histoire de niche givrée avait seulement fait l'affaire pour la faire taire… Pourquoi ? Tassaud l'avait-elle enlevée ? Dérobée à un couple de jeunes mariés, pour compenser sa propre stérilité ?
La première fois qu'elle avait questionné Bergota sur ses parents, Lys avait été sèchement éconduite sous prétexte d'interrompre une séance de travail fondamentale. La deuxième, elle avait éludé en souriant. Mais la troisième enfin, et alors que Lys avait dix ans, sa tutrice avait concédé à lui transmettre ce qu'elle prétendait savoir de ses origines. C'est à dire peu de choses. Bien qu'elle fut née en Cité, Lys avait les avantages caractéristiques d'une beauté du Fort et portait un nom typique de la Baie. Ses parents l'avaient laissée pour lui épargner une vie plus miséreuse encore ; et Bergota s'y était liée. Ça, Lys l'avait toujours cru. Or, maintenant que sa tutrice jetait la malédiction sur le fief, elle n'était plus certaine de rien. La parole du Cabot enragé ne méritait aucune confiance, y compris lorsqu'elle cherchait à incriminer Tassaud. Mais Tassaud avait bel et bien menti. Elle avait falsifié son existence. Elle l'avait confessé elle-même.
Quelques décennies plus tôt, une flopée d'oculies séparatistes avaient marché vers l'île de Trahen pour grossir ses rangs d'expertes en rituels Anciens. Lys avait bien du mal à imaginer sa mère parmi elles. Même si Bergota était efficace aux décoctions, elle n'avait pas l'allure d'une illuminée… Pourtant, les mots de Cabot faisaient sens. Et l'éducation peu traditionnelle qu'elle avait réservée à sa première protégée semblait suspecte… Lys avait toujours constaté qu'elle vivait en marge. Quand elle parlait, on la contemplait ; mais personne ne l'écoutait vraiment. Pourtant, elle avait l'impression de voir clairement autour d'elle, et de lire les sentiments avec facilité… Bergota lui avait appris à déterminer le mensonge, le vice, la peur ; mais aussi l'honnêteté, ou l'amour. Son intuition aiguisée lui jouait souvent des tours, et elle s'attirait des foudres quand elle anticipait un peu trop les élans inavoués ou qu'elle évoquait une tension implicite. Même si la plupart des gens la méprisait, pour ses atours resplendissants (qu'elle se réservait pourtant), les Orbiens les plus bizarres, âgés ou esseulés recherchaient sa compagnie. Lys suscitait l'intérêt de toutes sortes de gens… Tassaud disait qu'elle avait une aura pure. Quoi que ça ait pu vouloir dire…
Alors, si elle était la disciple d'une dangereuse magicienne, que faisait-elle là à se morfondre ? Pourquoi n'avait-elle pas encore fait sauter le verrou du Cénotaphe à la seule force de son esprit ? Elle qui endormait Bobine en un claquement de doigt ; qui savait charmer ses clients ; et qui avait attiré le seigneur Céorn droit sur elle, au beau milieu des halles bondées… Avait-elle réellement le pouvoir de plier qui, ou quoi que ce fût à sa volonté ? Elle chercha, dans ses contes lunaires et ses notes d'escapologie, une idée pour se sortir d'un tombeau en suspension – sans succès. Toute sa concentration projetée sur le couvercle du cercueil, elle essaya sincèrement de l'ouvrir par la seule force de sa pensée… et ne parvint qu'à se filer un mal de crâne. Aucune chanson de son livre n'expliquait comment pourfendre l'acier.
L'ouvrage maudit présenté à l'auditoire était-il authentique, ou fabriqué de toutes pièces par l'accusation ?
Le Tertre d'Hanhéel, que vous aurez la sagesse de reconnaître comme le pamphlet des sorcières… Lys avait vu l'un des officiers, ce bellâtre aux longs cheveux se charger du livre tandis qu'on la portait au Cénotaphe… Tassaud, qui n'ignorait certainement pas la nature réelle du transioscript, l'avait plus impliquée dans ses rituels que Lys n'osait le croire ; à moins bien sûr, que l'officier Cabot n'ait fomenté quelque mensonge odieux. Mais même le lieutenant en savait plus qu'elle sur son compte ; et il ne restait plus à Lys, désormais, la moindre idée à laquelle se raccrocher. Cabot lui avait dérobé jusqu'à son bracelet et avec lui, la perspective d'une vie sur les eaux de la Baie. Elle desserra les poings. Il faut respirer. Se calmer. Quelle existence l'attendrait, à sa sortie du cercueil ? Quelles conséquences son infortune aurait-elle sur le Havre ? Lys n'avait plus peur, à présent, de subir la punition de Tassaud. Ce qu'elle craignait, c'était de voir sa tutrice harcelée ; ou pire, chassée du village. Orbe était vieux-jeu ; et elle était caractérielle… Si la vieille femme ripostait contre les bleus, elle aurait vite fait d'échouer au Pénitencier (et ça, les orphelins n'en avaient pas besoin). Consciemment ou non, Bergota Tassaud savait entretenir l'étincelle du conflit. Une fois expulsée de la maison, que feraient les enfants ? Où irait Nellà ? Serait-il encore possible pour Lys de payer sa dette ? Cabot avait sans nul doute veillé à faire vider ses comptes ; et s'il arrivait quoi que ce fût à sa directrice, elle était seule à pouvoir tenir la pension. Son épopée vers la Baie semblait plus que compromise… Était-ce là l'effet que la mort du Roi avait sur elle ?
Il se mit soudain à pleuvoir tout à fait, et une bourrasque glacée vint traverser le Cénotaphe. Parcourue d'un frisson, Lys s'écorcha le front sur l'armature de fer, alors que la boîte brinquebalante commençait à s'alourdir. Le bras raide, elle alla tâter le fond de sa boîte à la recherche des mêmes perforations qui ornaient le couvercle. Rien. Si la pluie persistait, elle finirait noyée. Et voilà que les voix spectrales lui parvenaient ; celle de Tassaud, encore, mais aussi celles de Bern et Vorce, au loin. « Lys, Lys ! », s'écriaient-elles dans l'obscurité. Une gerbe d'eau glacée lui éclata soudain au visage, et le cercueil se mit en branle. « Lys ! » entendit-elle de nouveau tandis qu'on luttait pour soulever la boîte… Elle n'hallucinait plus. Les voix étaient réelles. On la libérait.
17. Comme une moquerie
Céorn s'avança mollement vers le levier et tira, pour la deuxième fois du jour, la haute table de verre aux enluminures miroitantes. Le fracas de ses rouages jetait un écho des plus sinistres sur les murs de la chambre lorsqu'elle était déserte, sans autre âme que la sienne pour contempler l'ouvrage. Il paraissait également très étrange de le parcourir tout seul. C'était un privilège.
La pièce d'orfèvrerie se déroulait comme un tapis diaphane aux milles reliefs amoncelés, cerclée à chaque bord par un anneau du même marbre que l'œuf sous ses pieds et ceux de la tablée qui se terminaient en huit paires de sabots noirs. Il y avait la griffe élégante d'un artisan à la renommée continentale dont la tâche s'était résumée à réunir, sous une même houlette, les talents de sculpteurs, souffleurs, maquettistes et architectes plus acharnés que lui. Amalric lui-même appréciait beaucoup sa table ; et Céorn n'y dérogeait pas. L'œuvre, peut-être un peu trop tape-à-l'œil, demeurait l'une des créations les plus chères et les plus célèbres de toute la dynastie. En outre, elle était très utile à la chambre bleue.
Le pays de l'Arbre avait la forme d'un tronc noueux, ses deux amas de longues Racines pointant vers les eaux et coiffé d'un houppier généreux ; sa tête en bas, vers le sud, ses pattes gelées loin au nord. Tout autour de La-Baie, on trouvait Le-Fort, Le-Chenil et La-Forge. Sur le côté droit du houppier, on voyait L'Orgue et Le-Pic, puis Le-Rouet. La-Cité, 9e baronnie et capitale souveraine, occupait toute la vallée de Laine, jusqu'à La-Tour qui jaillissait des rivières. Juste au-dessus, La-Colline et Le-Moulin fermé par l'alignement de collines noires qui isolaient Le-Guet et La-Garde.
Le Septentrion mordillait l'extrémité de la table sur toute la longueur, au nord et d'ouest en est, comme un dégueulis de givre sur le lambris étincelant. Depuis un bon moment, on n'avait plus entendu parler des Pillards, venus de confins glacés et hostiles aux moutons de la fédération. Pourtant, ils paraissaient réapparus. Les golems, plantés sur les îlots, ne suffisaient plus à les tenir en respect, et les Racines se voyaient contraintes d'envoyer de plus en plus de recrues repousser leurs radeaux. Céorn (bien qu'il prétendit le contraire) n'était pas adepte de l'idée selon laquelle le Continent tout entier était bâti autour de la Cité avec, pour épicentre, sa Bastide ; et il s'était demandé souvent ce que les pères-de-la-nation auraient trouvé, s'ils avaient mené leur mission chez les pirates au moins un peu plus loin dans le Septentrion… avant que ceux-ci ne se décident à les en chasser. Il n'était plus question d'explorer désormais, tant les raids se multipliaient au Guet et à la Garde.
La Bastide en argent, levée à une bonne tête au-dessus de celle du baron, était le rouage central et le sommet culminant de la miniature. Céorn avait fait apparaître, d'une manivelle, le parcours de l'ennemi entre les bâtisses rétrécies. De petits pointes de verre aiguisées fendaient les rouages du château diaphane pour tracer, en ligne fléchée, l'itinéraire assassin et chacune de ses victimes. Il avait aussi veillé à déplacer la figure de l'héritier depuis les appartements de la Divine aux donjons du Pénitencier. Macabre dessin, pour une si jolie table. Bien incapable de prévenir la fin de son Roi, Céorn n'aurait pu mieux protéger Amalric qu'Amalric ne s'était protégé lui-même mais il continuait à se demander, encore et encore, pourquoi son cousin ne lui avait pas confié ses doutes. Ainsi, peut-être aurait-il pu demeurer à ses côtés ? Je ne peux que me blâmer, en revanche, d'avoir égaré l'héritier, songea-t-il avec ironie.
Après le conseil, Céorn avait reçu le rapport d'un Vernand De-Palme honteux des oreilles aux orteils. Mais son Conseiller, qui le trouvait vaillant et éclairé, lui avait confié de but en blanc : « Officier, libre à vous de démissionner de vos fonctions pour aller vous fustiger au temple ; moi, je préférerais vous compter parmi mes hommes et dans un cercle proche. Il a fallu que je laisse périr le père pour que vous égariez le fils, et ni l'une, ni l'autre de ces catastrophes n'avait été annoncée. Le berger n'était qu'une distraction aux yeux du malin. Une diversion pour s'emparer du Prince. Alors, il faut le retrouver. Allons-nous rester là à nous plaindre ou allons-nous agir à notre tour ? ».
S'éloignant du centre de la table, les édifices rétrécissaient pour disparaître à son rebord. De chaque côté du plateau, on voyait les quatre points cardinaux, ouvragés dans un cercle doré, perché sur une flèche aux arêtes aiguisées comme pour marquer les buts d'un jeu de panse. Céorn se mit à faire les cent pas sur le côté sud de la table, mains jointes dans le dos.
Là, c'était les plages de Braise d'une teinte parfaitement opposée, avec un fil de sable fin au littoral, qui recouvraient la carte. Elles représentaient près de quatre-cent kilomètres de dunes caillouteuses et stériles, parsemées de paille carbonisée, que le hardi Amalric ne voulut surtout pas laisser inexplorées… Entre elles et l'Arbre, une bande d'eau bleue et véritable crachotait paisiblement pour animer l'océan des Reflets, qui séparait les deux plaques du Continent et imbibait le relief de la Baie. C'était ici, sur l'île de Trahen, qu'un clan d'oculies déchues avait élu domicile et là aussi, le Roi-berger s'était entiché d'une menace. Il n'avait peut-être pas tort. Les Trahniennes, déloyales au Pasteur, aux versets du Codex et au géant, prétendaient ressusciter les arts Anciens.
Des envahisseurs du nord… aux séparatistes du sud, songea Céorn. Dis-moi d'où tu viens, démon ?
Sur toute la frange du pays d'Est, au-delà de l'Entre-frontières que tenaient, de chaque côté du mur d'Ordéus, les troupes de la fédération et celles de la Ville-de-fer se dressait la Mer d'émeraude, la cime piquée de gemmes étincelantes. Impénétrable, la forêt servait de poste avancé à l'armée d'Est avec, en première ligne, les fiers hommes-des-bois qui en contrôlaient tous les aspects. À sa lisière opposée, le pays clandestin était nourri chaque jour par un afflux de plus en plus massif de fuyards, de déserteurs et de brigands de l'Arbre et l'Obtuse, qu'ils considéraient comme leur Championne, démontrait un talent sûr pour rallier les échafaudeurs. Amalric avait plusieurs dossiers sur le sujet.
Le Général a peut-être raison… Et si l'ennemi venait de l'Est ?
À l'Ouest, dans le vaste pays qui occupait l'essentiel du Continent connu, il y avait une autre forêt bien plus gigantesque et duveteuse, qu'on appelait le grand Or-feuille ; et les feuillages de la table étaient tressés dans une plume de paon aux reflets bleu et or. Si autrefois, les bois s'étaient étendus jusqu'aux Îles folles, ils avaient laissé déplumée une bonne partie du territoire, calciné, où le verre se mêlait désormais aux cristaux fumés. Les anciennes colonies. Jadis, la fédération avait investi le pays d'Ouest et s'était jointe à la communauté qui vivait là, hors des frontières de l'Arbre. Ensuite, elle avait déclaré la guerre à ceux et celles qui avaient refusé sa visite. Lorsque le souverain en exercice se fut aperçut de leurs idoles Anciennes, et au grand dam de Céorn, il les eut aussitôt condamné… Céorn n'aimait pas l'admettre mais ses pères avaient échoué à traduire le message du berger aux Premiers-Nés, et commis l'irréparable pour le leur faire comprendre. Derrière la lisière noircie du bois, on apercevait la Terre-priée, où les survivants s'étaient réfugiés pour échapper aux volontés de la dynastie-bergère.
Là encore, il y a quelques restes d'alchimie Ancienne… songea-t-il en effleurant d'un regard les contours de la ville, protégée par un grand viaduc immaculé.
Au fond du grand Or-feuille, on n'avait trouvé que des kilomètres de conifères touffus, et pas le moindre signe d'un placement central de la Cité sur la carte stellaire. L'océan qui bordait le pays d'Est ne connaissait pas de fin, et les plages de Braise, au carrefour de Trahen, ne laissaient revenir que des marins enfiévrés et assoiffés… Quoi qu'en ait entendu Aelfric, le géant n'avait sûrement pas prétendu poser la fédération au milieu de l'univers. Leurs ancêtres à eux venaient bien de quelque part, et « le » Continent n'était sûrement pas le seul. À en voir la carte, en tout cas, il semblait y avoir un ennemi à chaque coin.
Dans un élan soudain, Céorn pivota pour jeter un regard tendre au Fort. La table faisait bien honneur à la baronnie-de-granite, car ses collines de graviers et le gris brillant de ses rivières avaient été reproduits à la faveur des perles nacrées et des sentiers ficelés dans l'argent. Sa forteresse s'enfonçait dans la gueule du massif brisé et scindé en mandibules acérées, le noir de son granit traduit par un rideau d'onyx poli sur sa version miniature. Loin d'ici, à des dizaines de kilomètres de la chambre bleue, le véritable Fort attendait son retour depuis des semaines… Sous un écran de verre, au bord de la table (car son fief s'étalait au sud de l'Arbre, coincé entre la Baie, le golfe et l'ouest), un bras mécanique comptait et empilait des jetons colorés, tranchés dans le verre et sculptés dans l'épaisseur. Selon la transparence de ses alignements, on lisait çà et là des données en perpétuelle mise à jour. Céorn savait mieux que personne au monde, désormais, comment lire la cartographie. Les chiffres, liés aux rouages de la table, prenaient leur source aux tours d'avant-garde en voyageant à travers la Bastide, et s'agitaient dès lors qu'une nouvelle de premier plan occupait le fief. Qu'il s'agisse de la naissance du seigneur, de ses noces, ou de son assassinat…
Céorn avait lui-même hérité de l'apanage du Fort de son père, Aldric, prince cadet de leur lignée qui, de renom, avait pris toute la féroce volonté de ses aïeux de la Cité ; et qu'on ne reconnaissait pas au Roi Ulfric (du moins, jusqu'à ce qu'il ait décidé d'épouser Madame Mahenn, fille du clan Rouge). Ulfric et Aldric n'avaient pas apprécié leur fraternité autant que leurs aînés respectifs, Céorn et Amalric, s'étaient entendus à près de vingt ans d'écart. Lié aux gens Du-Fort par sa mère – la généalogie entière était gravée dans l'obélisque noire, au massif – Céorn n'avait pas failli à y établir l'autorité à son tour et ce, bien avant qu'il ne soit désigné comme Conseiller. Le massif, l'armée de suie et ses villageois, de Fort-le-fief au Plateau, avaient immédiatement cédé au fils de prince à la barbe de charbon et à la carrure épaisse, qui portait l'anneau d'Aldric et la glorieuse épée Noire-de-Brume, et le soleil rouge du Fort (si fièrement) dans le dos. Fidel et lui avaient grandi près des rives de galets et des fermes minérales, éduqués comme leurs pairs. Mais leur nom, De-la-Cité, les avaient finalement obligés auprès de la fédération.
Entre deux doigts inconscients, il fit rouler l'anneau nu, d'un argent lumineux, qui lui encerclait l'index. Le Général avait peut-être raison d'accuser l'Est ; mais il avait tort s'il pensait pouvoir radoucir sa hargne contre la moquerie. C'était un feu Moqueur qui lui avait pris ses parents.
Partout sur la carte, de vallons en cités, on avait plantés d'épais badges cuivrés sur des punaises, comme des figurines. Sur chacun d'eux, la plume courbe, dessinée en un rictus, qui servait encore de drapeau aux Moqueurs ragaillardis. À la pointe, la croix bleue symbolique qui indiquait le démantèlement récent d'un nid. Céorn n'avait pas eu besoin d'instaurer lui-même la traque des insurgés. Amalric s'était prouvé conscient, dès son sacre, du danger que représentait la rébellion. Car si les Moqueurs qui avaient percé les pages de l'histoire se réincarnaient en une nouvelle vague d'émeutiers mieux entraînés et plus organisés, la fédération risquait de se voir répandre ses idées dans les quatre coins du pays… ou pire, du Continent. Céorn s'était donné pour mission personnelle d'éradiquer le mal. Loin devant les Pillards du Septentrion et sans même évoquer les déchues de Trahen, c'était le mouvement Moqueur qui occupait son esprit. Bien plus que le font Est, au grand malheur de son commandant.
Il n'entendit pas le chevalier qui se glissait dans son dos. « Céorn », murmura Gyron Du-Fort. Il portait toujours son lourd manteau noir, le pif violacé, les bajoues de nouveau frémissantes. D'une main, il leva son chapeau (un Casquiet bombé de Fort-le-fief) et demanda : « Dois-je ? ». Céorn, s'assurant que la rotonde était déserte, l'invita près de la table en marmonnant :
– J'imagine que vous n'avez pas été suivi…
– On a bien essayé, grommela Du-Fort.
Céorn lui offrit un verre pendant qu'il prenait le siège du Doyen.
– Une trace du Prince, de votre côté ? s'enquit-il.
Gyron agita du chef à contrecœur, chapeau sur les genoux.
– J'ai passé les dernières heures à positionner mes types… Rien à Fort-le-Courant, rien dans le Pré ni dans la vallée. Les pistes ont été camouflées. On a reçu deux témoignages supplémentaires : à la Passerelle et dans le boulevard jaune. J'ai mis quelqu'un sur le coup, au cas où… Peu probant.
Céorn se gratta le menton en observant le plafond peint d'exploits colorés.
– Et ce palefrenier ? Tony… ?
– Des-Blés, monsieur. Le petit a plus été vu après le coucher du soleil, aux écuries, dans les Extérieurs. Rien n'indique qu'il ait croisé le malin. Il a pu être égorgé par un bandit ou poussé dans le lac, ou n'importe quoi. Ou alors, il en a eu sa claque du crottin.
Le Conseiller opina.
– L'ennemi a-t-il appliqué la méthode d'un clan en particulier ?
– Pas à ma connaissance. Des traces de véhicules aux outils utilisés, on n'a rien trouvé qui appartienne à aucune famille de la fédération… Toutes les armes paraissent hors de cause.
– Il est pourtant entré, murmura Céorn.
Il désigna l'itinéraire punaisé sur la table qui étincelait toujours.
– Il est passé par le Hallebardier pour aller dans les Greniers… puis les ascenseurs, sans difficulté. Ses choix ont été altérés ou influencés mais il n'a eu aucun mal à se faufiler… Les cafés n'ont pas subi d'effraction…
Aux cafés d'Ursule, qui régalaient la noblesse de mets typiques de leur vallée, on matraquait toujours le personnel de questions harassantes sur la sécurité du local.
– Peut-être l'ennemi a-t-il acheté son passage ? grogna Du-Fort.
– Ou peut-être une baronnie a-t-elle choisi de se tourner contre le sceptre ?
Du-Fort se mit à maugréer, et Céorn parcourut la Baie scintillante qui creusait la table.
– Le Capitaine ? osa-t-il enfin supposer.
– Pas que j'sache. Le baron a bien quitté le Cinq-Mâts à minuit, pour faire escale à Fort-le-Courant avant de poursuivre vers la Cité. Son passage aurait même pu côtoyer celui de l'ennemi, à une heure près ; mais il est resté accompagné tout du long. Sa délégation n'a pas suivi le parcours de l'assassin, et l'a emmené par le côté ouest du lac.
Céorn soupesa ses déclarations. Le malin a-t-il eu connaissance des plans du baron… ou inversement ?
– Et tous les autres ?
– Rien de bien fascinant. La reine-mère a dîné en compagnie de ses gens au retour de la Banque, après quoi, elle n'a pas quitté son salon. Le Juge y était aussi.
À me faire siffler les oreilles, sans aucun doute…
– Votre Doyen, l'archimaître, il planchait sur une étude nocturne avec pas moins de six autres académiciens. Quant au Général, il a prétendu avoir visité la caserne Rébéus dès le début de la soirée… (Céorn leva un sourcil intrigué). Mais le vieux se la coulait douce, au bordel des Autres.
Sans grande surprise, songea le Conseiller.
– Et le Trésorier ? Mon cousin, Ronon ?
– Au bordel d'en face, monseigneur.
Céorn soupira.
– Alors, aucun d'eux n'aurait planifié le meurtre… Pourtant, Amalric s'y préparait. Que savez-vous des contre-ordres du Roi ?
– Il y a cinq jours, Amalric a modifié le chemin de ronde de la Glorieuse, et ordonné au bailli Gris-Bois de faire fermer les grilles d'Alceste, jusqu'à six heures du matin.
– Fermées à triple tour et sous bonne garde, j'imagine ?
– En effet mais pas seulement ; le roi a fait refaire clés et serrures pour l'occasion.
– Un ennemi qui possédait les codes cryptés… Il a craint un voleur de passe-droits, ou bien quelqu'un de familier. Or, le cadenas de sa chambre a été fondu en un clin d'œil.
Occurrence malhabile, à vrai dire… Le chevalier avait saisi l'astuce, rembruni.
– 'Cas de le dire, 'sieur. Le fourbe avait des codes, des mots de passe et, ça m'étonnerait qu'à moitié, quelques copains dans la Cité… !
Céorn l'intima au silence avec raideur, les sourcils froncés.
– Madame Barbote, le soldat, et ce jeune lampiste… Tous ont eu l'œil droit arraché. Elle, elle tricotait. Lui utilisait un briquet. Ils étaient gauchers.
– Qu'en dites-vous ?
– Rien de précis, si ce n'est que les vingt-quatre droitiers ont perdu l'autre. C'est à vous de m'en dire quelque chose. Qu'avez-vous sur les rituels impies ?
– Pour l'instant, on fouille ! Avec des machins pareils, ça va r'monter jusqu'aux Anciens en passant par les magiciennes, l'émeraude et Terre-priée. P't'être que Trahen a enfin décidé de se met' la Cité à dos, ou p't'être b'en que Lysa l'Obtuse a fomenté le coup avec ses fanatiques Illuminés… Y'a tout un tas d'espions de l'Est, en ville, et j'en ai un paquet sous surveillance. J'attends d'savoir plus. Pour c'qui est de Terre-priée, je pense que les types ont pu' envie d'entendre parler d'ça – s'en dites quoi, vous ?
– Sans doute. J'attends les idées du Doyen sur la question.
Et sur celle d'une certaine dague…
– Et les Moqueurs ? questionna-t-il avec douceur.
Gyron Du-Fort l'étudia sans courtoisie.
– S'agit sûrement pas de Moqueurs, Céorn. Je sais qu'ils ont peur de rien, les roublards, mais aucun nid a jamais eu le dixième de c'que ça a coûté pour mener à bien un attentat pareil… (le Conseiller esquiva son regard, les bras croisés ; Gyron reprit) : De mon côté, j'avoue que je me penche plutôt sur les pirates…
Il se servit un autre godet fumant.
– Les pirates ? répéta Céorn avec surprise en le suivant des yeux. Que disent les Racines à leur sujet ?
– Les Racines, rien. Le Général peut porter autant de noxis qu'il veut, il voit pas grand-chose, sur son territoire…
Au Guet et à la Garde, on tenait la zone armada et le Port de la flotte royale sur lesquels le Capitaine de la Baie n'avait aucun droit. La totalité du territoire, militarisé à la fin du Soulèvement des Racines, servait d'avant-poste de surveillance, d'exploration et de résistance à l'envahisseur. Dans le Septentrion gelé, les pirates des eaux blanches voguaient au gré des tempêtes, mieux équipés que le Roi contre la morsure du vent et la gifle des vagues… Mais du pays de l'Arbre, jamais ils n'avaient foulé le sol.
– Et vous, qu'avez-vous trouvé ?
– On dit qu'un pirate a bien su entrer dans la fédération. Au-delà du Guet… On raconte qu'il aurait réussi à se faufiler sans être vu ni entendu parmi la garde, les sentinelles et les soldats, et p'têtre même, à débarquer ici… Je cherche des témoins directs. Mais en attendant, laissez-moi vous dire que…
Il termina son godet d'un trait.
– Si les Pillards se mettent aux rituels Anciens, on est mal.
– J'admets, concéda Céorn. Mais il y a une trace du massacre qui ne paraît pas venir du Septentrion et c'est à elle que je songe… cette colonne de fumée, aux catacombes…
– Monsieur ? s'enquit Du-Fort.
– Beltom La-Haie. Ce geôlier. Lui seul a pu aider le Prince à se volatiliser ; et disparaître à sa suite. Il avait accès aux codes du Pénitencier et aux clés du bâtiment. Il y a eu des fumées, de l'agitation toute la matinée, en banlieue… Mais impossible de démêler la cause de ses effets, ajouta-t-il. C'est à devenir fou…
– Vous n'avez pas encore mis la main dessus ?
– Et je crois que je n'y parviendrai pas… La Cité est trop vaste.
Céorn se leva de nouveau, pour jeter un œil à la ville.
Il avait été très ennuyé de recevoir soixante-deux dépôts de témoignages – de la part d'autant de bonnes gens qui juraient avoir vu le jeune Edric courir la Cité. Au fil des trois heures qui avaient passé depuis que le brasero brûlait, la moitié de la capitale avait trouvé l'héritier à sa fenêtre : une femme jurait l'avoir vu planer en uniforme d'aéronaute ; un voisin le disait mort, enfoui sous les cryptes ; et un autre prétendait qu'il le détenait captif dans sa cave en attendant que l'on vienne livrer le sceptre-berger, la cape, la couronne et mille barbutes d'argent en échange.
D'une voix sans timbre, il déclara :
– Du Réverbère jusqu'à Fort-le-Courant, il y a une empreinte certaine du malin. C'est là qu'il nous faut commencer. Qu'il travaille pour un Pillard, pour l'Est ou pour Trahen, le geôlier faisait partie du plan. Il faut retrouver son commanditaire.
18. Les Autres
La camionnette fit une violente embardée près du ravin pour éviter, à n'en pas douter, un télescope suspicieux. Ed eut la nausée. On va droit au coupe-gorge…
La Cité, comme le reste de sa baronnie, était réputée pour la prestance de sa bourgeoisie et de sa noblesse, mais la capitale excellait aussi dans l'art de la sécurité. Il y avait douze casernes bleues et un nombre incalculable de tourelles réparties en ville, traditionnellement amarrées aux quelques soixante-seize temples locaux qui piquaient le ciel de leurs houlettes blanches. Dans tout le pays de l'Arbre, du houppier de la Baie aux Racines qui bordaient le Septentrion, on connaissait le récit du sinistre Pénitencier suspendu où pourrissaient les ennemis les plus dangereux de la fédération. Quant aux Autres, que la banlieue recrachait comme des ordures, ils se terraient au 3e Quart, là où le plus gros de la population de la vallée s'agglutinait. Ed ne connaissait que trop bien les Autres qui mendiaient à tout-va : Amalric les avait souvent observés, ou contenus depuis ses bastions, Ed lui-même avait dû se soumettre aux quelques visites de charité que les oculies réformées avaient réussi à obtenir du Roi. Il ne les aimait pas beaucoup.
Beaucoup d'entre eux, débarqués d'un autre fief, avaient échoué à la capitale sans droit de cité et quémandaient leur pain. Certains erraient dans les rues, parfois mutilés, estropiés par un contrat temporaire, interdits de passage au 1er, au 2e Quart ou au cul-de-la-Bastide qui réservait ses échelons à une élite soigneusement hiérarchisée. Au 3e Quart, la garde tenait la révolte en respect, mais la piété circulait sans rencontrer de résistance. Un marché avait pris forme au fil des dernières décennies, jusqu'à ce que la foule ait épuisé toutes ses ressources et laissé le quartier à l'abandon. Avec ces gens-là, Edric savait à quoi s'attendre…
Aiden ne dit pas un mot jusqu'à ce que le tricycle freine brutalement pour les jeter sur un sentier.
– On descend !
Le ciel commençait à se barder d'orange, flamboyant de plus en plus derrière les tours de la Bastide qui se dressaient désormais au nord-ouest, loin dans son dos. Du-Lavoir frappa trois coups distincts sur la portière et la camionnette se remit à sa course pendant qu'Edric observait les alentours. Ils avaient rejoint les bas-quartiers de la ville, dont la banlieue s'étendait au flanc de la colline où trônait la bonne-fortune, et l'air qui les entourait semblait s'être changé en relent de putréfaction. La Guirlande aux poulies périphérique grondait au-dessus de leurs têtes, allumée de phares clignotants, étendue comme un arc-en-ciel grisâtre et gigantesque, et allait se perdre dans les immeubles de la banlieue voisine. En contrebas, les chantiers où des cases délabrées poussaient telle la mauvaise herbe en cultivant les gravats qui se gorgeaient des rejets de la fortune.
– Je n'aime pas cet endroit, chuchota Ed.
– Personne ne l'aime, rétorqua Du-Lavoir. C'est pourquoi l'on s'y rend.
– Et ce chauffeur ? Pourquoi n'irait-il pas nous dénoncer, comme votre ami du Bistrot ?
Un sans-abri verruqueux, presque édenté, les alpagua immédiatement.
– Z'avez quelque chose, les gars ?
En détaillant son teint pâlot, ses pieds nus et sa combinaison lacérée, Edric eut un mouvement de recul, mais Aiden glissa une barbute argentée entre ses doigts et le vieillard posa un index sur sa tempe : « Merci, ch'valier, mais t'as pas aut' chose pour l'instant ? ». Aiden soupira. Tirant l'une des deux bouteilles empaquetées par Éorn, au Bistrot du dock, il la déposa dans son chariot et murmura : « File prévenir tes gens, Onyr, les soldats vont bientôt fouiller le Quart ». Le vieux s'exécuta sur-le-champ.
– Vous avez donc des accointances avec tous les scélérats du pays ? murmura Ed.
– Onyr est un ouvrier, répliqua Du-Lavoir en tirant une flasque de sa poche.
– Un ouvrier ivre, objecta le Prince. Que lui avez-vous donné-là ? De quoi se vêtir, aller au temple et faire amende honorable, peut-être ?
En le faisant peiner dans les gravats, Aiden s'envoya une gorgée et murmura :
– Un soulagement temporaire à la misère continue. Venez par là…
Il le conduisit au sommet d'un talus jonché de verre brisé qui surplombait les chantiers pour lui faire voir au-delà du périphérique. Edric connaissait l'Entrecube – il l'avait contourné souvent en longeant le Quart. C'était une citadelle enfoncée dans une enclave carrée tout à fait distincte du reste de la banlieue, tel un monolithe rapiécé aux milles extensions et siècles de raccommodages, perché sur une arête unique tel un bloc de pyrite. Il n'avait jamais approché aussi près des portes, bouchées par la taule et les encablures que régurgitaient les bâtiments agglomérés. Et maintenant qu'il était là, il s'aperçut de la courbure légère, à la base du mur d'enceinte, que six pythons de fer s'efforçaient de contenir. La citadelle s'effondrait. Si j'entre là-dedans, je n'en sortirai pas vivant, songea Ed. Il observa les balcons alignés sur le béton et les plafonds qui jetaient leurs ombres tailladées à ses pieds. D'un pas de plus, il se départit de l'illusion qui brouillait sa vue : ce qu'il venait de prendre pour une ligne d'appartements modestes en était au moins quatre, ridiculement étroits, entassés telles les alvéoles d'une ruche géante. Une fillette, perchée sur les sommets, l'observait de loin.
– Vous êtes sûr de votre coup, Du-Lavoir ?
– Non, répondit froidement le musicien. On n'est jamais sûr de rien. Mais à cette heure-ci, toute la Cité est sous contrôle. Les soldats ont pris le pré, le fleuve et le dock. C'est la seule option qu'il nous reste.
– Et si un coquin décide de nous trancher la gorge ?
Aiden parut surpris. Cette fois, il rangea la flasque au fond de sa botte.
– Je l'empêcherai. Ce sont plutôt les Noyeurs qui m'inquiètent. Ils ont des agents dans tous les recoins de la bonne-fortune, probablement jusqu'au cube.
– Alors, marmonna Ed, il y a des choses qui vous inquiètent…
Ils approchèrent d'un pas vif vers l'amoncellement de carcasses vapomotrices qui ornait l'encadrement et, quittant la caresse braisée du soir, s'enfoncèrent dans les bâtiments. Quelques percées tremblantes traversaient les étages empilés en posant de petits points diaphanes sur le chemin et Edric cligna frénétiquement des yeux pour les habituer à la noirceur environnante. Les ruelles qui s'insinuaient dans le cube, comme des plantes auraient enfoncé leurs racines en terre, entraient par l'immeuble le plus proche pour les emmener au-dessus d'une douve bouillante. Le fossé qui les accueillit ensuite avait l'air découpé dans le gras d'une décharge publique, et la planche qu'on les força à traverser, moisie jusqu'à la moelle. Ils furent vite épiés de part et d'autre de la route par des types suspicieux, en haillons d'ouvriers pour la plupart. S'ils étaient plusieurs à errer dans l'ombre de la tuyauterie, sans avoir l'air de s'être déterminé une destination précise, le reste des Autres tourbillonnait d'une ruelle à l'autre dans un vif commerce, affairé par des chariots qu'ils faisaient grincer sur les parterres de taule… Les échoppes du coin ne ressemblaient pas aux cafés citéens. Elles avaient de courtes façades bariolées de rouille, de longues tables extérieures et une clientèle momentanée qui oscillait sur les trottoirs. Sur la chaussée, tracée dans les décombres amassés de chaque côté, filait une longue procession de motocycles (d'un gabarit très inférieur à celui d'Aiden, cependant) et de fiacres luxueux, sans doute volés à la Cité. D'une pensée pour Tony, Ed regretta sa planchette à sustentation. Au-dessus de leurs têtes, comme suspendu dans le vide, un convoi misérable à la locomotive fatiguée fendit l'air en traversant le cube. Il leva le nez et aperçut une foule d'Autres braillards, accrochée aux portes du véhicule qui risquait à tout instant d'aller se perdre dans le précipice…
Ed n'avait jamais visité l'Entrecube de l'intérieur et une fois qu'on s'y trouvait, il n'y avait plus d'extérieur à glaner tant les immeubles donnaient l'impression d'aller se vautrer à leur jonction, écrasés par leur propre poids, au point que les toits des uns faisaient la ruelle des autres. De hautes panières s'entassaient aux portes pour contenir le ruissellement continu qui s'invitait par la plomberie éclatée, sur les murs de l'étage supérieur. Au fil du corridor, une série d'escaliers perpendiculaires scindaient la rue en deux niveaux, laissant voir quelques enseignes mortes, entassées dans un fossé couvert d'ordures. L'odeur était nauséabonde ; humide, et âcre à la fois. Du-Lavoir promena Ed jusqu'à une placette bouchonnée qui conduisait à un pont vertigineux, à mi-hauteur de l'édifice branlant, ses pieds de béton profondément enfoncés dans les profondeurs. La place était noire de monde et ses cris se mêlaient, telle une prière, aux échos humides qui frappaient les piliers. Ed déglutit avec difficulté, la gorge sèche et le front de plus en plus suintant. Il observa des bonhommes, à l'affût d'une chance de passer le pont ; quelques vieillardes pendues aux lucarnes ; et des gamins qui filaient pour fureter dans les poches sans qu'on les y prenne. Il resserra les poings sur sa bandoulière tandis que Du-Lavoir expliquait :
– L'ancien caniveau de la Cité. Les habitants du pont étaient les premiers à vivre ici, le long de la passerelle, avant que le cube ne s'y greffe. Et ne l'avale totalement…
Il l'attrapa par le bras pour le faire approcher et reprit :
– Restez bien près de moi.
Il leur fallut dix bonnes minutes pour se frayer un chemin sur le pont de béton sans offenser qui que ce fût. À leur passage, un grand type aux cheveux d'un roux bien plus chatoyant que la tignasse clairsemée d'Aiden, un coquard de la taille du poing qui l'avait infligé sur l'œil droit, laissa son molosse baveux grogner à leurs semelles…
– Que faisons-nous s'ils nous attaquent ? siffla Edric qui rentrait la tête dans les épaules comme une tortue affolée, pendant que le clébard allait renifler quelqu'un d'autre.
Le musicien claqua la langue.
– Ils n'attaqueront que si on attaque les premiers…
Un festival de tonneaux, que poussaient de lourds gaillards en combinaisons étanches, rythmait l'allée étroite où une cantine misérable s'était constituée à même les parpaings. De ce côté-ci, on alignait des sacs de toile tout imbibés de graisse ; et de celui-là, on distribuait le riz et l'orge, sous un préau inondé de vapeur. L'odeur était toujours insoutenable pour le Prince qui, en fronçant le nez, songea à ce qui ne serait jamais son dix-huitième banquet d'anniversaire.
À sept heures du matin, Amalric et lui auraient dû quitter la capitale avec leur délégation pour le long Parcours des baronnies qui suivait la route vers la Tour, le Fort, le Chenil et la Baie ; et passer une nuit au conservatoire De-L'Orgue avant de revenir en Cité au lendemain soir, après avoir traversé Rouet, Colline et Moulin. Les Racines, bien sûr, n'étaient pas au programme ; pas plus évidemment que les confins maudits du baron-mutin. Au retour, la splendide Galerie des Globes où se dressait le trône du Roi aurait dû les accueillir dans le faste et l'élégance, pour que le Prince y reçoive les messages, les félicitations et les présents rituels de sa majorité ; un cadeau de chaque baron, pour chacun des neuf rouages de l'Arbre : la pointe, le sifflet, l'ardillon, la lyre, l'enclume, l'étoffe, la plume, le manteau et le compas. C'était la tradition, au dix-huitième anniversaire du premier-né bleu, comme auprès d'Amalric autrefois… Et, plus intéressant encore : en fin de cérémonie, le banquet incroyable, plus savoureux, plus onéreux qu'à l'habitude. Salade automnale Du-Chenil, pintade farcie au foie gras et huile de truffe, dés d'agneau, faisan et brochet, crème d'avocat à la vanille des Braises et tarte au caramel ; le tout arrosé d'un mousseux Du-Fort, d'aigre-doux Du-Rouet, de liqueurs multicolores et pour la garde, de la meilleure bière de la Forge. Les mets les plus typiques, et surtout les plus chers venaient de toute la fédération pour garnir la carte. Il n'y a qu'à choisir. Edric avait déjà préparé sa petite sélection et distendu une culotte pour l'occasion.
Sur le pont de l'Entrecube, le long de l'allée exiguë tailladée dans les bâtisses qui donnaient l'impression de tanguer vers le vide, la douceur des oignons sucrés et le parfum de la menthe fraîche avaient été remplacés par une odeur d'ail tenace et germé depuis trop longtemps. Par-dessus les tonneaux de riz grisâtre, imbibé d'une eau mal filtrée, de jeunes hommes aux allures de pêcheurs clouaient les serpents par la queue. D'autres tranchaient de gros quartier de chair dans un mouton encore laineux. Trois garçons lancèrent à Aiden un coup d'œil appuyé. « Piété ? murmura l'un d'eux. À peine distillée, monsieur… ». Le rouquin esquiva les regards, agitant la paume près de son oreille en une négation nonchalante. « Rev'nez nous voir » ! siffla un autre.
– C'est un marché noir, marmonna le Prince, en gardant les yeux résolument posés sur ses chaussures. N'y a-t-il rien à vendre, ici, que de la mécanique volée et des denrées périmées ?
– Le cube entier est dans le noir, fit remarquer Aiden. La plupart d'entre eux passent la grille vers la Cité ou du moins, vers le Quart d'à côté pour prêter main-forte aux usines, en pleine saison. Mais ils en reviennent tous les jours, avec juste assez d'agrafes pour repasser le lendemain. Peu ont obtenu le droit de vendre de la marchandise… Alors, ils vendent à la sauvette.
– Marchandise, reprit Edric, comme cette bouteille que vous avez dans votre sacoche ? (Aiden s'immobilisa sur le coup). Vous pensez que je ne vous ai pas reniflé, à frétiller, tout nerveux, un peu plus tôt dans la camionnette, tandis que vous échangiez un soupçon de peu-importe-l'un avec peu-importe-l'autre ? Qu'avez-vous versé dans cette flasque, hein ? C'est illégal, n'est-ce pas ? Ça fait partie de vos nombreuses activités ?
Le rouquin parut résister à un vif désir de le jeter par-dessus la rambarde, sans cesser de marcher le long de la passerelle.
– Si on m'avait dit, reprit le Prince, que mon sauveur et bienfaiteur en ce monde était un ancien militaire, joueur d'accordéon et siffleur de piété, je n'aurais pas…
Du-Lavoir le saisit à l'épaule avec une telle violence que la clavicule d'Ed, sous la cuirasse, craqua comme une vieille branche. Son rictus s'évapora de ses lèvres et il sentit une vive chaleur lui parcourir la poitrine. L'œil brillant de fureur, Aiden le jeta dans un coin pour aboyer :
– Comment savez-vous… ?
Suspendu par le col à dix centimètres au-dessus du sol, Edric bredouilla :
– Je… Je vous ai vu, boire dans –
– Peu importe la piété ! Je ne vous ai jamais confié avoir été dans l'armée. Comment le savez-vous ? Qui vous l'a dit ?
Il avait l'air plus furieux qu'il ne l'avait été jusqu'à leur rencontre au matin ; et d'ailleurs, il ne l'avait jamais été tout à fait… Sa posture, à présent, ne lui donnait plus l'air d'un musicien mais bien d'un soldat en pleine débâcle. Se rappelant abruptement qu'il était encore son ravisseur, Edric réfléchit en toute hâte :
– Je l'ai… je l'ai déduit ! L'attirail, le grappin…
Près du mur, quelques Autres avaient cessé de hurler pour regarder le face-à-face avec intérêt. Ils savent discerner les citéens des banlieusards…
– Il n'y a que l'armée fédérée pour fabriquer de tels engins ! ajouta le Prince.
– Aucun de ces outils ne me vient de l'armée.
– Vous pilotez, vous savez vous battre… Aiden, s'il vous plaît…
Du-Lavoir le déposa lentement au sol, sans cesser de le fusiller du regard.
– Est-ce si difficile, Altesse, de comprendre enfin ce que suggère ce besoin d'exaspérer la seule et unique personne capable de vous garder en vie ? Avez-vous envisagé que je puisse avoir autre chose à faire ?
D'un geste impatient, il le ramena en pleine lumière. Un tabatier chargé revint lentement sur ses pas le long du trottoir pour les lorgner de nouveau. Quelqu'un va nous reconnaître, pensa Edric. Lui, moi, ou l'un des deux… Il se massa mollement la clavicule. Qu'est-ce qui le met dans de tels états, le bougre ? Le rouquin avait assez de sang-froid pour enlever l'héritier et le conduire à travers les quartiers les plus mal famés du pays. Pour autant, il était assez susceptible, lorsqu'on abordait ce qui paraissait évident, pour jeter son petit protégé à l'eau…
– Avancez, grogna Aiden en le poussant méchamment entre les côtes.
– Eh, doucement !
Il le conduisit vers l'escalier pour le faire grimper vers l'étage supérieur, que les lampes de la rambarde ne couvraient d'aucun halo. De là, ils pouvaient voir toute la passerelle qui ne semblait pas capable de les voir en retour.
– Qu'est-ce qui vous a pris ? marmonna Ed. Ils auraient pu nous arrêter !
– Avancez, répéta l'autre.
– Pourquoi cette allure ?
Il n'eut pas besoin d'Aiden pour connaître la réponse. En bas, sur le pont, on perçut le fracas des sabots contre la taule qui servait de parterre. Six ou sept cavaliers, montés sur des bêtes volumineuses, avaient passé le portail, de l'autre côté de l'allée. Entre les pattes musclées des étalons, les enfants fusaient comme des étoiles tandis que des cris de colère emplissaient la ruelle. Pris au dépourvu, Ed chuchota :
– Je croyais que la garde n'entrait pas dans le cube ?
– Ils sont là pour vous, répondit le musicien avec mauvaise humeur.
Le long du couloir aux chambres amoncelées, qui débordaient sur la ruelle, on claquait les portes une à une alors que les lampions suspendus se mettaient à grésiller. Que se passe-t-il ? Aiden l'attrapa de nouveau par le col pour le tenir à son rythme et Ed sentit ses jambes voltiger ; d'un dernier regard, il put discerner les silhouettes bleues qui arpentèrent le marché, leurs voix caverneuses résonnant dans tout l'immeuble et (en un torrent d'injures) se mirent à secouer, frapper, abattre les piles de tonneaux et les sacs de riz. L'un d'eux entreprit de balancer la marchandise dans le caniveau.
– Par le géant ! s'exclama Ed, alors que la passerelle disparaissait. Ils jettent les vivres à l'eau… !
– C'était bien le moins qu'ils puissent faire, grommela Du-Lavoir. Plus vite !
L'immeuble voisin était désert. D'après le rouquin, les guetteurs du pont s'en étaient allés prévenir leurs comparses des édifices mitoyens. « Pas de bruit », susurra-t-il. C'est bien la peine de me le rappeler, pensa Edric avec amertume. Comme s'il pouvait un seul instant cesser de songer aux tourments qui l'occupaient, et à son épaule qui avait rejoint la liste interminable des parties de son corps malmenées durant le jour. Et toute cette nourriture mise à sac… Me cherchaient-ils dans un tonneau ?
On posait le pied où l'on pouvait, à la citadelle. Le sol dur était noyé d'urine et d'eaux noirâtres, parfois boueux et glissant. Les restes de lampions brisés voltigeaient à leurs fils distendus au-dessus de leurs têtes, en liant deux, parfois trois étages de la structure. Quelques boîtes à lettres défoncées ornaient les paliers qui s'affalaient sur les suivants comme si tout l'immeuble menaçait de s'effondrer. Ed chercha d'instinct une issue, une cour ouverte, un accès au plafond gigantesque qui couvrait la citadelle d'une seule coiffe. Rien… C'était pire que le Pénitencier, en un sens. Passant une vitrine au fronton enchâssé dans un large tunnel circulaire, il aperçut son propre reflet. Nulle trace des mèches noires et hirsutes, sous sa casquette surmontée d'une capuche d'ocre, ni des pupilles de givre derrière les lunettes. Ses joues creuses et livides trahissaient encore son effroi, cependant. De sa démarche maladroite, sous le poids du baluchon, il prouvait sa mauvaise forme. Si le costume offert par Aiden faisait son effet (même dans les couloirs biscornus de l'Entrecube), Edric ne s'y sentait pas tout à fait légitime et nageait un peu dans la combinaison qui lui donnait la sensation d'un déguisement. À son côté, le chapeau en place et le menton roussi, Du-Lavoir n'avait pas l'air essoufflé pour un sou. Dans les ombres, les Autres épiaient leur progression.
Ils étaient de plus en plus nombreux à apparaître sur les balcons que le couloir déroulait. De l'autre côté des escaliers, un petit groupe errait dans les allées sans cesser de les observer. Un vieillard approcha de sa fenêtre étroite à leur passage, les yeux plissés, habités par la lueur jaune dont sa lampe le couvrait pour moitié.
– Ils sont partout… murmura Ed.
– L'essentiel de la population du Quart est réuni dans le cube, expliqua Aiden. Au moins quatre milles Autres entassés sur les balcons. La citadelle est tellement repliée sur elle-même que la milice n'y a plus patrouillé qu'une fois par an depuis le siècle dernier… du moins, jusqu'à aujourd'hui.
C'est pour ça que les halles sont désertes.
– Pourquoi n'en sortent-ils donc pas ? insista Edric.
– Pour aller où ?
Son Altesse ne sut répondre et l'autre en profita pour le faire tourner à l'angle. Un étrange vrombissement émergea des entrailles du cube, comme si une machinerie creusait en son noyau ; puis ce fut un sifflement, un acouphène à peine perceptible. Un grincement se faufila à travers la plomberie alors qu'Ed agitait l'index dans son oreille. « Vous entendez ? ». Aiden acquiesça sans ralentir le pas. « Avancez. Ne les regardez pas dans les yeux ». Ils grimpèrent l'escamoteur hors-service (où le vieux qui roupillait souleva une paupière soupçonneuse), puis s'aventurèrent dans un couloir identique. Le grincement s'accompagnait à présent d'une ligne de basse de plus en plus sonore qui fit vibrer les murs. Le Prince pressa l'allure. Est-ce que c'est de la musique ?
Parmi les Autres amassés dans les coins, Ed aperçut une lueur fixe. Il se figea pour voir encore et scruta une première paire d'yeux bleutés, anormalement vastes et d'un éclat surnaturel, pointés droit sur lui depuis l'un des balcons. C'est tout noir, dans ce trou ! Je ne les entendrai même pas arriver dans mon dos qu'ils m'auront déjà zigouillé… À cette idée, il croisa le regard d'une paire d'yeux supplémentaire, du même azur translucide. Il voulut prévenir Du-Lavoir et réalisa que le rouquin étudiait lui-même, à distance, un troisième espion. Aussitôt, l'étrange mélodie s'intensifia pour s'y voir ajouter un lent tambourin qui résonna jusque dans ses os et Ed sursauta.
– Silence, siffla Du-Lavoir.
Sur leur gauche, près de l'escalier, une bande de débraillés aux poings saillants tenait la garde. À droite, quelques attroupements contigus s'étaient mués en une foule unie, confondue dans les ténèbres, sans voix et sans visage. Le tambour résonna encore plus fort quand les regards bleutés se mirent à ciller tels des papillons sous un clair de lune en agitant leurs paupières invisibles. Ils étaient encerclés.
– Cela devait-il se produire ? murmura Ed, les dents serrées.
– Vous ne risquez rien tant que vous resterez près de moi, chuchota Du-Lavoir. C'est le moment de faire un effort.
– Pour quoi faire ?
– Pour vous taire.
De son aplomb infaillible, Aiden marcha droit dans l'allée, dont il parut que les murs rétrécissaient lorsque les foules vinrent se joindre en son centre pour lui bloquer la route ; et Du-Lavoir ralentit sans pour autant se laisser voir troublé. Edric eut plus de difficulté à contenir sa panique. Au fond du corridor, ceinturé par une meute d'Autres aux yeux parés de verres luisants, un vieil homme était assis… Il avait les deux jambes liées à un fauteuil pourvu de roues métalliques. Ses mains tachées étaient jointes aux genoux. Ils furent à six pieds, et le cœur d'Ed au bord de l'explosion quand le rouquin consentit enfin à s'arrêter… Lui et le bonhomme se jaugèrent un moment ; sans autre bruit que la sombre musique. Le vieillard, une mandibule étrangement fuyante, avait la silhouette tassée aux épaules et oscillait à gauche, le bassin harnaché au fauteuil. L'un de ses yeux fixait un point vide, quelque part au plafond. Il était assisté par une femme sinistre aux paupières noires, le visage couvert d'une longue voilette.
– Voleur, dit-on, déclara l'estropié. Passeur. Receleur. Et d'après certains… musicien. À c'qu'il paraît, y' t'arrive aussi d'te promener en Aut'. De te déguiser en l'un de nous.
– Nous ne faisons que passer, répondit Aiden.
Ed frissonna de dégoût en voyant le vieil éclopé faire sauter sa mandibule dans un éclat de rire. À la Bastide ou ailleurs, il n'avait jamais rien vu de pareil.
– T'es beaucoup passé par ici, ces derniers jours, répliqua le type. Et je sais que t'as pris un tacot volé, pour débarquer, ce soir. Un tacot qu'avaient récupéré mes gars.
Aiden demanda poliment :
– Pour quel motif m'a-t-on vendu ?
– Vendu ? Oh, non. Personne n'a eu besoin de balancer que t'étais là. Je sais tout, ici, dans le cube. Je vois tout. Et personne passe sans ma permission.
Du-Lavoir le laissa poursuivre.
– Ce que je veux vraiment savoir, c'est si tu travailles sur mon terrain, garçon. On t'a donné un paquet de surnoms, à force d'te voir roder dans le coin. Le dandy du 3e… le chevalier roux, y paraît même ! Sacrée réputation.
Aiden s'abstint de tout commentaire et Ed fut désigné.
– Et lui, c'est qui ? Ton gamin ? Tu l'as entraîné à tes méfaits ? Non. Z'avez pas le même poil, ça s'dit. Un rejeton de putain que t'as ramassé au cul-de-la-foutue-Bastide, p'têtre, pour te servir de fourre-tout ? Vous faites la paire, en tout cas. Fais voir plus près…
Il claqua des doigts et la femme à voilette le fit rouler sur le sol humide jusqu'à ce qu'il frôle Aiden, réduit à en contempler le foulard qui couvrait son menton. Alors qu'Edric reculait d'un pas, le vieux pointa Du-Lavoir de l'index et déclara en souriant :
– T'es un malin. Ça se voit. T'as survécu trop longtemps à la Cité, pour un mouton ordinaire. T'es pas né ici. T'as à voir avec le roi qu'est mort, c'est ça ?
– Je n'ai pas pris part à la disparition du roi, répondit lentement Aiden.
– À quoi t'as pris part, alors ?
– À rien qui ait pu porter préjudice à tes projets.
– Mes projets, tiens donc ! Et tu connais quoi de mes projets, chevalier roux ?
Il rit de nouveau, le dentier agité de soubresauts.
– T'as pas la moindre idée de ce que j'peux faire. Dans le cube, et dehors. Moi non plus, j'suis pas né ici, garçon. Pense bien que j'ai vu du pays ! Les gars qui sont là, ils savent tous de quoi j'suis capab', pour protéger ma famille ! Et toi, dandy, tu m'as l'air d'un bel emmerdement ! Tu sais comment on m'appelle, dans l'coin ?
– Je n'ai pas eu l'honneur, mais j'imagine que tu es Roprad le Crieur.
Le vieux opina avec ferveur.
– T'imagine bien. T'imagine aussi combien de types dans ton genre j'ai fait jeter dans la fosse ? Les enquêtes sont pas courantes, par ici… J'pense que tu t'es cru un peu trop lib' de circuler dans le cube, garçon… Les pauv' gens du quartier, 'y sont pas rassurés si y'a un type comme toi qui s'promène tranquillement, tu vois ?
– Les troupes de la Cité sont dans le cube, lâcha subitement Aiden.
Roprad agita sa main décharnée.
– Et alors quoi ? Qui fournit la piété aux miliciens, à ton avis ? J'ai rien à craindre d'eux. Toi, par cont', tu m'as l'air en pleine mésaventure. Qu'est-ce que tu leur a volé ?
Moi, pensa tristement Ed en mesurant, par-dessus son épaule, la distance qui le séparait des Autres amassés derrière eux. Roprad adressa un petit signe du menton à ses compagnons, son œil inhabité planté sur Edric qui fit tout possible pour l'esquiver ; et l'un de ses sbires mit genou à terre, près du vieillard.
– Où en sont les bleus ? souffla Roprad.
– Au petit temple. Dans le bloc 5. Ils ont fouillé le pont et le reste du rez-de-chaussée.
– Très bien… (Il désigna les citéens de l'index). Prenez-les.
Les Autres aux yeux translucides approchèrent alors qu'Aiden, enfin, adoptait une posture défensive. Ed se tassa dans son dos. Sors-nous de là, le rouquin, je t'en supplie ! Roprad leur jeta un regard mauvais.
– Ne tente rien, musicien ! Ou c'est la fosse. Voilà c'qu'il va s'passer. On va t'emmener sans gueuler jusqu'à mon pavillon. Là-bas, tu vas m'expliquer très gentiment c'que tu sais. Tu vois ? Ensuite, et selon ce que t'as à m'dire, on verra si je te fais ressortir en un seul morceau, ou pas, de ce cube pourri, tu comprends ?
Une voix fluette intervint alors qu'une gamine blonde, les yeux écarquillés, se mettait à danser devant eux d'un air furieux.
– Il valait mieux m'prendre avec toi, chevalier roux ! J't'ai vu, te battre avec le dandy, au Cabaret, et j'ai tout dit à Rop ! Tant pis pour toi ! Maintenant, t'iras dans la fosse !
– Morna ! souffla Aiden, désemparé, pendant qu'Edric alternait les coups d'œil entre la fillette et son protecteur.
Elle lui adressa un signe obscène de la main et se remit à frétiller de colère. Le vieux Roprad reprit :
– La gamine a passé une sale journée. Tu connais son frère, le petit Lorcas, j'crois bien ? Trucidé dans la soirée. Un œil en moins, laissé pour mort, à la Bastide. Tu savais ?
Aiden resta parfaitement silencieux, les sourcils froncés.
– Un pauv' petit. Tout ça pour une histoire de sceptre… On dit qu'il y a qu'des sauvages, au cube. C'est pas vrai. Les vrais sauvages, ils sont à la Cité, tu crois pas ?
– C'est possible, chuchota Du-Lavoir, sans retirer la main de son ceinturon.
– Son corps est t'jours là-bas, poursuivit l'Autre. Les soldats bleus nous ont pas laissé le voir. Personne ne nous dit rien. Mais toi, t'en sais un rayon ! T'y étais aussi pour sûr, Morna t'a vu. Tu connais les gens de la Bastide. Alors, tu vas causer.
Avec une brutalité peu nécessaire, cinq d'entre eux leurs arrachèrent besaces et baluchon, gantelets, capuche et ceinturon, et Aiden les laissa faire à contrecœur. Ed n'eut qu'à voir le rouquin obtempérer, bien qu'il eut encore les poings serrés, pour comprendre qu'il n'avait plus qu'à faire de même… Alors, il suivit sans faire d'histoire, les bras raidis de long du corps, les dents serrées et le fessier plus encore. Les Autres ignoraient peut-être ce qu'il était advenu de l'héritier, au petit matin… Ils ne tarderont plus à le savoir. Lui à qui l'on interdisait le moindre écart, il ne s'était pas imaginé finir égorgé, dans les poubelles de ses propres sujets, au fond d'un caniveau boueux.
Menant les fugitifs parmi les guetteurs telle une paire de plongeurs cramoisis au milieu d'un banc de truites, Roprad conduisit le groupe au coin de la rue qui jouxtait un préau plus étendu. Son large pavillon avait le plafond plat et tout fissuré, d'énormes gouttières cabossées et de longues fentes drapées de franges métalliques pour fenêtres. Une lampe unique clignotait par-dessus le préau alors que quelques éclats verdâtres s'échappaient de l'intérieur… Ed entra dans le vestibule. Des ombres dansaient sur les paravents, découpées par la lueur émeraude des tubes phosphorescents suspendus à la poutre centrale. Les murs de fer suintaient l'humidité. Sur le palier central, une cloison s'ouvrit brutalement. La troupe pénétra un salon encombré, et Edric se retrouva cerné entre le comptoir et le tapis à coupettes, étouffé par la fumée d'une planchette rouge où grillait un gros saumon huileux. Deux femmes et deux hommes y étaient occupés à cuisiner. Leur arrivée chassa des lieux toutes celles qui n'étaient pas de l'escorte.
Roprad roula jusqu'à l'incinérateur où brûlait un énorme tas de journaux.
– Le Citéen, dit-il d'une voix douce.
Il se fit servir un plateau de saumon arrosé de bière pendant qu'on menait Ed et Aiden au milieu du salon, à la lueur spectrale des tubes.
– Ils évitent soigneusement de donner les détails de cette nuit. Mais Morna t'a vu, avec cet homme, au Cabaret Pugnace. J'sais que tu as quelque chose à voir avec le massacre, à ta manière particulière… J'avais prévu de te supprimer, chevalier roux, mais j'ai b'soin que quelqu'un m'en dise un peu plus sur le berger et (il désigna la gamine) sur le petit Lorcas.
– J'ai travaillé pour toi, dans le temps, interrompit Du-Lavoir, en saisissant sa chance. Il y a huit ans. Au 2e Quart, auprès d'un partenaire…
– 'Me souviens pas…
– Sous un autre nom.
– Comme c'est dommage !
Roprad éclata de rire tandis que son étrange compagne voilée allait s'enfoncer dans un coin obscur ; sans que le Prince ne parvienne à savoir si elle le dévisageait ou pas. Les guetteurs avaient cessé de faire luire leurs lunettes.
– Le Crieur a embauché beaucoup d'monde, rouquin. S'tu veux m'faire plaisir, il faudra me convaincre d'aut' chose… le projet Titan, ça te parle ?
En enfournant une belle part de saumon dans sa mâchoire désarticulée, il lui adressa un sourcil inquisiteur.
– Avant que ton roi ne soit étripé, il a pris l'temps de faire quelques tours, par ici. Aux dernières nouvelles, 'y s'intéressait pas mal au pont ouest, à la lisière de la citadelle. Le plus profond du cube. Dis-moi, tu saurais pas, des fois, c'qu'il voulait faire, l'Amalric, de ce tronçon-là ? Le tomber, comme le bloc 6, pour ses jardins ?
– Jamais entendu parler, gronda Aiden. Rien à voir avec ça. On quitte la Cité.
– Réfléchis un peu, je suis sûr que ça peut te revenir, reprit l'éclopé. Moi, je sais qu'il se serait bien payé l'terrain pour son artillerie, ton berger. Et tu sais où vont finir tous ces gens ? À la Bastide ? Non. On va les jeter dans les halles ou directement à la fosse. Là où y' auront tout l'espace qu'y faut pour s'arracher de quoi tenir les uns aux autres jusqu'à mourir de faim… Tu le sais, n'est-ce pas… déserteur ?
Aiden fronça du nez.
– D'après mes gars, tu as même rencontré les baillis, murmura Roprad.
– Un bailli, une fois… répliqua Du-Lavoir avec agacement.
– Un bailli, une fois, et le comte Pugnace, hier soir. C'est du joli monde.
Aiden s'approcha vivement du vieillard, et deux de ses sbires s'interposèrent pour le tenir aux épaules.
– Je n'ai pas eu connaissance d'un Roi qui confie ses projets aux criminels et s'il l'était, cet Amalric, alors, il ne m'a pas compté parmi ses favoris. Je ne sais rien du projet Titan, et ne compte pas m'en approcher ou m'approcher de quiconque à la Bastide…
Roprad déclara dans un rictus :
– Heureusement pour nous, je n'ai pas besoin de te croire sur parole… Lithian, ma très chère, peut faire des choses que personne d'aut' peut faire… (il désigna sa compagne). Elle avait une vie, tu sais, et beaucoup de talent… On l'a bannie, pour ça. Va, ajouta-t-il dans un souffle. Rapporte-moi la vérité…
Et la femme voilée contourna le fauteuil pour approcher Du-Lavoir. D'un geste tendre, elle retira l'étoffe et observa le fuyard d'un œil exorbité. Sur sa beauté froide et anguleuse se lisait le stigmate de décennies de misère. Elle avait la joue droite barrée d'une cicatrice disgracieuse, et les arêtes du nez frémissantes. Tout son corps fébrile, couvert de la même soie mauve, rappelait une araignée venimeuse. Lithian leva des mains sillonnées de veines bleuâtres, et se mit à chantonner de la gorge sur la ligne de basse qui ne cessait de résonner dans le cube. Edric la regarda agiter ses soieries autour d'Aiden qui, à sa manière, sembla décontenancé. Elle fit danser ses doigts crochus à ses tempes, à ses épaules et à ses mains sans cesser de chuchoter. Enfin, elle se retira.
– Le chevalier roux parle vrai, articula-t-elle. Pas un mensonge. Il est qui il dit être…
– Le chevalier sait omettre, répliqua Roprad avec malice. Qu'en est-il du gamin ?
Edric se pétrifia sous le regard percent de l'araignée qui commença à s'agiter devant lui. Aiden hocha lentement la tête pour l'inciter à la laisser faire et subitement, dans un grand geste, ses ongles noirs lui griffèrent la peau. Il voulut se dérober mais au même moment, la voix surexcitée de la petite Morna se mit à résonner dans le salon : « 'tendez… J'le connais, lui ! ». Tous les Autres se tournèrent vers l'enfant.
– C'est lui ! C'est le 'sieur ! C'est le fils du roi, c'ui qu'a disparu, ce matin !
Roprad se fendit d'un sourire d'extase. Main en l'air, il s'apprêta à claquer des doigts de nouveau quand un froncement alerte traversa son visage. De son œil valide, il observa la façade aux mille balcons, à travers la fente verdâtre. Ses troupes, figées dans un élan grotesque, attendirent sans bruit tandis qu'Aiden écoutait le couloir, les taches de rousseur livides, prêt à dégainer on ne savait quel outil… Ed s'aperçut soudain que la musique avait cessé.
– Que se passe-t-il ?
Dans un silence assourdissant, le long corridor explosa par le haut, de la place extérieure, et le verre se répandit sur leurs têtes.
En envoyant valser les tuiles et les restes de taule, la palissade s'écrasa à leurs pieds. Les Autres détalèrent comme des lièvres. Un fumigène roula à leurs bottes, et un nuage épais s'étendit dans le pavillon tandis que, de chaque côté de la rue, un troupeau bleu (ou du moins, sa silhouette estompée par le brouillard) fusait vers le préau.
– Vous les avez appelés ? aboya Aiden, fou de rage, en saisissant le vieillard par le col.
Sa compagne lui donna un violent coup à l'épaule, et tira le fauteuil hors de sa portée tandis que Roprad éructait à son tour :
– Moi ? C'est à cause de vous qu'ils sont là !
Ed contempla le mur effondré, qui creusait un trou béant dans le salon pour y conduire la garde. Il pivota vers Du-Lavoir d'un air effaré, incapable de réagir, pendant que le rouquin saisissait leurs baluchons non sans assener un lourd coup de coude à un guetteur belliqueux. Le reste de la bande, Roprad en tête, en profita pour filer derrière le bar et, dans un tournoiement de brume, les Autres se volatilisèrent. Les traits tordus par la rage et la surprise, Aiden se mit à fouiller le vestibule à la recherche d'une issue, et prit le temps de s'enfoncer dans le corridor en martelant les murs pendant qu'Edric, paralysé, regardait les soldats bleus et les mendiants se rencontrer aux escaliers. Et le temps d'une seconde, le Prince se retrouva seul.
Pour une fois, il avait vu ce que Du-Lavoir lui-même avait omis de voir, dans la fumée des explosions… Sous la taule délabrée, une lucarne escamotable donnait l'accès direct à l'étage inférieur. Ed se pencha en avant… Roprad avait aménagé sa sortie. Une occasion de valeur ? Le Prince hésita. Comment réagirait le musicien, s'il le surprenait à tenter de s'enfuir ? Jetant un œil à la porte, au cas où Aiden accourrait, il se décida. J'y vais. Si c'est assez bien pour l'Autre, songea-t-il, c'est assez bien pour moi.
Edric plongea. L'air était plus respirable en bas, bien que toujours saturé d'une humidité étouffante. Plusieurs couches de béton le séparaient des volutes rouges et des soldats furieux dont il percevait pourtant toujours le martèlement. Personne. Pris d'une folle hardiesse, fier de sa combinaison et de son casque serré au front, il se mit à courir, emporté par le poids de son sac. De ses premiers pas en solitaire, enfin débarrassé de la surveillance de son ravisseur, il ne ressentit plus la moindre sensation de peur ; tel un bambin inconscient qui aurait tout juste appris à marcher… Puis, finalement, il manqua se pisser dessus lorsqu'il déboucha sur une rue putride dont les soldats envahissaient déjà les issues. Deux bleus surgirent du néant pour le jeter à terre. Merde !
– Toi ! Le petit rat, lève-toi et avance ! et Edric, interdit, se laissa conduire au bout du couloir où la garde entassait les habitants comme des ordures.
– Restez groupés ! beugla l'autre. Fouille aléatoire du bloc, et on la ferme !
Certains, téméraires, résistaient et la garde (plus téméraire encore) se lançait aussitôt à leur poursuite. Edric essaya de se réfugier derrière ses camarades, comme s'il voulait s'enfoncer dans le mur de béton. Pas une journée avant d'être rattrapé… et pas deux minutes seul ! Il dut admettre qu'Aiden Du-Lavoir faisait preuve d'un savoir-faire dont il ignorait la nature…
Parmi les riverains insurgés, Ed nota la présence des habitants qui d'ordinaire, ne quittaient probablement pas les murs de leur maison. De jeunes filles, des femmes, des vieux et des enfants arrachés au berceau. Alors qu'on les extrayait de leur maisons, le Prince eut un aperçu de l'intérieur : mais ne discerna que quelques matelas entassés et des éviers surchargés. Pas des maisons… ce sont des niches. Dans l'une des cabanes, un milicien s'acharnait à faire passer le palier à un habitacle de ferraille, fixé sur roulettes. Ed dut plisser des yeux pour réaliser la présence d'un garçon, plus désarticulé encore, bruyant et baveux jusqu'au cou ; et, dans la débandade, il lui fallut encore un instant pour comprendre qu'il s'agissait d'un éclopé qui n'avait pas toute sa tête. Il se figea, en regardant le milicien briser l'une des pattes de l'appareil pour passer l'encadrement. Derrière lui, la mère folle de rage martelait la garde de ses poings serrés.
Ainsi que leurs collègues avaient saccagé les vivres de la passerelle, les soldats, particulièrement tendus, frappaient et repoussaient volontiers les Autres collés au mur pour les forcer au silence. Tout n'est pas encore joué, songea Ed. Ces types-là n'ont peut-être jamais vu mon visage. C'était peu probable, en réalité. Son visage avait fait la couverture de nombreuses revues. Et il ne tarderait pas à se retrouver placardé sur dix-mille avis de recherche…
– On avance, les galeux !
La foule compacte fut brisée en parts distinctes, et canalisée par un portillon à piques acérées qui laissait passer les habitants deux à deux. Ils vont me démasquer, pensa Edric avec effroi, sans cesser d'avancer, le cœur battant. C'est terminé… !
Dans la ruelle obscure et humide, une petite voix chuchota :
– Ed !
Sans y croire, il pivota, bousculé çà et là par les riverains en essayant d'y voir le long des paravents brisés. Une main le saisit par le col et, tirant la besace, l'amena à l'intérieur d'une cabine délabrée. Convaincu d'avoir été rattrapé par le rouquin, Ed fut jeté sans ménagement sur le parterre de taule ; et alors que le sol vacillait dans un lent axe rotatif, bascula au travers pour se mettre à glisser le long d'un conduit, non sans écorcher chaque pouce de son corps qui n'était pas couvert au passage. Il tourneboula dans le tuyau de plus en plus étroit jusqu'à s'écrouler, penaud, sur le béton mouillé. Derrière lui, la grâce et l'agilité menèrent un garçon aux cheveux blonds, sa boucle d'or au front, jusqu'au bout du tunnel sans encombre.
D'allure plus intimidante encore, avec son uniforme d'ouvrier noir par-dessus la chemise de palefrenier, un ceinturon presque aussi équipé que celui d'Aiden et un casque d'ocre sur le chef, Tony Des-Blés lui lança un regard qui le fit oublier tout ce qui avait fait sa journée d'horreur. Accroche-Cœur.
19. Le précepteur
On adressa de longues missives à Céorn tout au long de l'après-midi. Lui qui, le premier, savait ce qu'il signifiait de gouverner, pouvait affirmer sans rougir n'avoir à aucun moment désiré le pouvoir qui lui incombait et il se trouvait forcé de trancher les nœuds les plus épineux de sa capitale, à la fois pour fournir les troupes en ordres et en informations, mais aussi pour satisfaire des conflits d'une autre ère et de la moindre importance ; surgis comme par sorcellerie pour se faufiler dans la faille qu'avait causé la tragédie. Après la combustion du Brasero, toute la fédération avait eu à lui causer et là, les membres du conseil des Sept s'étaient subitement occupés de leurs affaires.
Il se vit accorder grâce, enfin, aux alentours de dix-neuf heures. Toujours nulle trace de l'héritier. À ses appartements, il prit une autre douche brûlante, revêtit un habit plus confortable et déposa ses lourds effets dans l'armoire cryptée, avant de prendre la route vers la chambre du vieil Abastan.
Bien que d'un âge encore supérieur, Abastan La-Suie était de la même trempe que son enquêteur Gyron. Maître de maison du prince Aldric dès son arrivée au Fort, loyal et dévoué à sa baronnie-de-granite, le précepteur avait la mâchoire carrée et jadis, la barbe drue des hommes du massif. Désormais râblé et blanchi, du teint cireux au poil hirsute de ses oreilles, il portait toujours le veston ceinturé des gens de son époque et, par-dessus, sa robe de chambre à fines rayures. Ses dernières dents étaient d'un cuivre sombre.
– Céorn, entre, entre, s'il te plaît ! appela le vieillard depuis le lit qu'il n'avait pas quitté en près de six semaines.
Le Conseiller pénétra l'appartement modeste, à la base interne de la Glorieuse où logeait l'aïeul. Abastan, qui trouvait les lieux excessivement criards et fastueux, se plaignait souvent d'un intense mal du pays ; mais il bénéficiait à la Cité de la médecine la plus avancée du pays de l'Arbre. Sur la table de chevet, une pile de livres parsemés de notes et de marque-pages projetait son ombre immense au mur de pierre, parcouru de tuyaux et de manivelles agités… L'avènement de la machine à vapeur, longtemps auparavant, avait ravivé l'engouement pour l'art du rouage sous toutes ses formes. La tour Glorieuse, comme ses sœurs Loyale et Divine, n'avait pas pu fuir devant la mode ressuscitée par les architectes du Rouet et cliquetait à tout-va, depuis ses couloirs à moquette azur aux motifs ambrées jusqu'au laiton qui encerclait le bois et tendait le cuir de ses ameublements. Abastan avait plutôt le goût du roc brut et des plafonds bas, portés par le marbre du massif.
– J'ai lu un peu ! chantonna-t-il.
– Les Tribulations de l'Ermite, décoda Céorn à l'envers, prenant place à la table de bois qui jouxtait la fenêtre. Ou L'histoire d'un Illuminé. S'agit-il du codex inversé ?
– Celui-là même. Sous sa version révisée, bien sûr. L'Ermite aurait fui ses démons pour apprendre à mieux les combattre, seul, dans sa caverne, là où il prétend avoir embrassé sa quête. L'idole des marginaux.
– Très aventureux, marmonna Céorn.
– Ce sont des semaines aventureuses qui se profilent !
La chambre, bardée de fauteuils et d'oreillers, sentait le renfermé. Le feu ne brûlait pas. Le 1er Conseiller jeta une bûche dans l'âtre et actionna le levier qui allumait l'étincelle. Il se redressa tant bien que mal, à bout de souffle.
– Toi aussi, tu vieillis, mon petit.
– Et toi, tu t'attardes. D'ici peu, tu nous auras tous mis à la crypte.
Le précepteur lui lança un regard noir.
– Ne suis-je plus le conseiller du Conseiller ?
– Plus que tout autre… concéda le régent.
– Alors, s'amusa Abastan, dansant des orteils sous le couvre-lit, on peut dire que je suis celui qui tire vraiment les ficelles. Sers-moi donc un verre.
– Voilà une attitude peu protocolaire, objecta Céorn. L'air enfumé de la Cité commence peut-être à t'embrumer la cervelle…
– Je n'en ferai que de plus fantasques prédictions ! Alors sers ce verre, et je me laisserai aussi tenter par… disons, cette galette de fèves et… le lapin du Chenil, dans une assiette creuse… Avec un vin de chez moi – silence, j'ai encore droit à mon rougeaud ! –, là, dans la coupette en fer. Pas la grande. Elle me glisse des mains.
– Je le sais bien ! aboya Céorn avec impatience.
Alors qu'il étalait les mets fumants sur un plateau d'argent pour les porter au précepteur alité, Abastan l'observa de ses petits yeux humides :
– Comment te sens-tu ?
– Vivant, répondit sombrement Céorn. D'autres n'ont pas eu cette chance…
Il servit minutieusement les deux coupettes (veillant bien à modérer celle du bonhomme) et s'installa à son côté près de la table de chevet. Abastan grommela :
– Quelles sont les nouvelles ?
– Les pires, et en bataille.
– Commence donc par celle qui te plaira.
Haussant les épaules, Céorn déclara sans vigueur :
– Les catastrophes vont par paires et à la chaîne. L'assemblée des barons décidera de ce qu'il convient de faire, selon les volontés d'Amalric et du Temple suprême. Mais d'ici là et à toute heure, j'ai sur le dos un Doyen fort suspicieux, un Trésorier insolent et un Général déterminé à raser l'Est d'un seul et même coup par simple vengeance d'y avoir été conçu…
– Et la reine-mère ?
– Madame pleure son fils. C'est tout ce que j'en ai vu.
Abastan l'étudia avec une tendre sévérité.
– Voilà qui te ressemble, de ne pas te précipiter.
– Serait-ce l'ombre d'un reproche ?
– D'une mise en garde, tout au plus. L'assassin d'Amalric n'a pas eu la même patience.
– J'ai mes raisons.
Entre deux gorgées de vin, le vieillard répliqua :
– Des raisons de te faire tuer. Les De-la-Cité ont passé un sale quart d'heure, cette nuit… Il s'agirait pour toi de ne pas être le prochain aux aurores qui viennent.
Le précepteur laissa son idée fleurir au milieu d'un silence.
– Que racontent tes enquêteurs ?
– Tant de choses, et rien à la fois… Il n'y a pas eu une minute sans que ne sonne une cloche, à la Cité, aujourd'hui. On vide encore des cadavres en ce moment-même…
– Agréable, grogna Abastan dans une mastication acharnée. Et Du-Point, quant à ça ?
– Il patauge.
Le vieillard soupira puis, d'un œil sombre, guetta sa réaction en murmurant :
– Que feras-tu des dépouilles ?
– Honorées, à la Crypte de Dorcéus.
– Comme des martyrs de guerre… ? Eh bien. Honorées, en effet. Ceux qui n'ont pas été éborgnés ont eu moins de chance, alors ! L'amariolle et la famine sont plus avares, elles
ne nous laissent que des corps candidats à la fosse.
Céorn serra les dents, le genou agité de soubresauts.
– Que devrais-je faire d'autre, selon vous ?
– Quant à tes Vingt-sept idoles, je l'ignore. Mon avis, bien sûr, est que tu devrais écrire à Fidel au plus vite.
– Fidel a déjà été prévenu. Il a un siège à l'assemblée des barons.
– Il devrait venir plus tôt pour te seconder. Le-Chenil se porte à merveille et ton frère, dans son fief bienheureux, oublie ses devoirs envers son sang. Ramène donc cette tête de bois et fais en sorte qu'elle te serve à quelque chose ici.
Céorn ne répondit rien. Fidel était aussi malin qu'élégant et il ne serait pas embarrassé d'un bleu de plus à la Bastide qui ne soit pas un dandy à mouche. Mais il était également père de famille et baron d'apanage et avait sa part d'occupation. Je lui écrirai, ma foi. Soit, Céorn s'y jura d'un élan et opina. Peut-être son frère déciderait-il de garder son épouse et ses fillettes près de lui ? Il n'avait pas revue l'aînée depuis son été au Chenil, un an plus tôt, et attendait encore de rencontrer la petite dernière…
– Fidel ne sied pas à la cour, murmura-t-il d'un air absent.
– Pas moins que toi, fût un temps. Et aujourd'hui, t'y voilà habitué.
Abastan réclama une miche de pain noir et maugréa :
– Depuis que j'ai repris les brides de ton éducation, tu n'as eu de cesse de vouloir faire comme ton père. Aldric par-ci, Aldric par-là ; toujours à vouloir contenter le disparu… Il y a eu, chaque jour que le berger a fait, de bonnes raisons de se comparer au prince. Lui aussi était loyal à son roi et à son fief. Lui aussi protégeait ses gens.
– J'ai échoué à cela.
– Je ne parle pas d'Amalric. Il n'était pas tes gens. Je parle des ouvriers, des marchands, hommes et femmes, et des enfants, et des Autres… Alors que les rois et les reines tuent au bon plaisir de leurs allégeances, ceux-là pourrissent à la fosse commune. C'est eux qu'Amalric a oublié… Les as-tu oublié toi aussi ?
Céorn ouvrit la bouche, la referma et l'ouvrit de nouveau, ainsi qu'il le faisait à l'âge d'enfant, lorsque le vieil Abastan le réprimandait dans les couloirs du massif. Et à ce sujet, le précepteur reprit aussitôt :
– Le massif d'argent m'envoie encore toutes ses directives. Il y a eu plusieurs incendies volontaires, au Fort, dans la matinée. Simultanés, ou presque, pour la majorité. Ne l'as-tu pas vu, sur ta table de verre ?
Il fit une pause dans son repas, non sans une rasade de rougeaud.
– Il y a toutes les autorités nécessaires pour contenir les rebelles, prévint Céorn.
– Vraiment ? J'ai également été le malheureux destinataire d'un étrange courrier. Moins malheureux que son autrice cependant, à en croire la verve. Une pension pour enfants orphelins d'Orbe, envahie par la garde. La gérante s'en serait prise à la tour du fief puis aux portes du Rempart pour obtenir audience. Et à l'en croire, on aurait fait accuser, à tort, sa fille aînée de Moquerie.
Céorn redressa le chef si brutalement qu'il manqua se dévisser la nuque.
– Quel condamné n'a pas prétendu être accusé à tort ?
– Je l'ignore. Peut-être faudrait-il vérifier ?
– La justice du gouverneur est apte à discerner ses droits de ses devoirs.
– Il est vrai, il est vrai… Mais la justice s'est prononcée en faveur de la petite qui a passé la journée au Cénotaphe malgré tout.
Le Conseiller fronça les sourcils.
– Les Orbiens usent-ils encore du supplice ?
Abastan agita la tête, faisant gigoter le gras distendu de son menton, et porta encore sa fourchette entre ses dents de cuivre qu'il fit grincer à la déglutition.
– Pas à ma connaissance. Et ce n'est pas tout. Une émeute a pris l'atelier du Plateau. Il a semblé que la garde de suie ait peiné à la contenir, jusqu'à ce que les soldats de l'Ouest y arrivent en renfort. Quant à la Cité, en neuf décennies, je ne l'ai jamais vu si agitée…
– Que puis-je faire que je n'ai déjà fait pour éteindre le feu Moqueur ?
– Tu crois que ce sont des Moqueurs, qui ont lancé ces pétards et brûlé ces fiacres ? Dix barbutes que c'étaient les Autres ! Ils sont en colère. Peux-tu les en blâmer ? La Cité n'a pas connu pareille famine depuis le Zénith, ou peu s'en faut. L'Aurore leur a repris tout ce que l'âge de laine leur avait offert… (il tenta de se redresser sur ses oreillers). Céorn, il te faut craindre bien pire que les Moqueurs, désormais.
Celui-ci pivota instinctivement vers la fenêtre.
– Je n'exclue aucune hypothèse…
– Tu les exclues toutes si, comme ton Général furibond, tu ne vois que l'ennemi que tu as choisi de voir… Mais pour le reste, tu risques de passer à côté de quelque chose, en t'acharnant à idolâtrer ton bellâtre de cousin…
– Choisi de voir, répliqua Céorn, n'est pas exactement le terme que j'aurais employé ! Ils se sont rendus très visibles…
– Tu as délibérément choisi de traquer les coupables. Tu as choisi de les jeter au bûcher comme tu as choisi de t'en vouloir de l'avoir fait. Ton père n'aurait pas tant tergiversé. Il aurait coupé le mal à la racine ! Il aurait pris des décisions !
Céorn le contempla avec effarement. Aldric et son épouse, asphyxiés dans leur chambre seigneuriale, n'avaient pas eu le temps d'échapper au brasier qui avait envahi la tour, au massif. Fidel et lui avaient vu passer leurs cadavres raidis, sur des brancards couverts de suie pour être conduits à l'obélisque. Aurait-il fallu gracier leurs bourreaux ?
– Je prends des décisions, Abastan ! À chaque instant !
– Auprès de conseils aveugles et de menteurs notoires.
– Alors, que devrais-je faire ? Mettre le corps d'Amalric en crypte, laisser le Prince pour mort quelque part dans la vallée et passer au-dessus de Mahenn pour forcer le Pasteur à me confier son sceptre-berger ? Si là était mon but, j'aurais pu aussi bien trancher la gorge du berger moi-même… !
– Sûrement pas, mais il y a des forces bleues à raviver si tu veux garder la place qui est la tienne. Sans Amalric et son garçon, tu es vulnérable. Madame La-Rouge est disposée à se choisir un héritier…
– Jusqu'à ce qu'on me ramène son cadavre, Edric est présumé vivant.
Abastan éclata d'un rire à la fois jaune et sournois.
– Le bougre, il aurait dû enfanter plus… Amalric ! ajouta-t-il. Jusqu'à ce qu'il ait trois ou quatre petits gars pour se risquer à prendre la relève une fois tombé. Mais non… Ce Roi n'a jamais voulu la paternité. Un héritier, un seul, unique, pour la Foi et la Puissance… ! Mais pas plus car ils auraient été, pour lui, autant d'adversaires potentiels. Ou bien, pas d'héritier du tout, et le sceptre pour lui tout seul… !
Céorn s'offusqua :
– Vous êtes bien aigre. Adversaire ? Edric, son propre enfant ?
– Peut-être, petit… Ou pas. A-t-il donné l'impression d'aimer son fils ?
Amalric mériterait donc son sort… ?
– Il ne nous appartient pas d'en juger les apparences – et Amalric n'a jamais eu d'égard pour celles-ci, précisa-t-il.
– Bien sûr qu'il t'appartient ! C'est ta responsabilité, fiston, à présent…
Abastan désigna la bannière à l'ourlet élimé qui ornait le mur opposé, sous la lucarne. Les deux courants du fleuve-de-bonne-fortune, qui allaient se jeter dans le lac du même nom, se croisaient au centre du blason peinturluré au pigment d'indigotier ; et la toile de fond, aux couleurs de neige du Temple suprême, portait la devise sacrée de la Cité. Habitué aux leçons du précepteur, Céorn vit Abastan arriver avec la subtilité d'un charretier sur la Guirlande aux poulies :
– Aussi timbré qu'il ait pu l'être, Amalric était le plus fort d'entre nous… Il est tombé. Son seul et unique héritier s'est fait la malle et toi, tu as commis la bêtise d'en informer les treize baronnies, qui grondent déjà de faim et d'épuisement.
– Vous êtes convaincu, murmura Céorn, que le sceptre est en péril.
– Il y a deux couleurs, sur les armes de votre Bastide, reprit Abastan. Les baillis de la capitale et les clans fédérés ont prêté allégeance à l'alliance de la Foi et de la Puissance. Ces rouges, verts, gris ; c'est à la royauté du sang bleu qu'ils répondent, et du conseil des Sept qu'ils dépendent. À qui se vouer, si le fils a vaincu le père ? Et vers qui se tourner, si l'héritier a disparu ? Tu crois que les promesses suffisent à prévenir la traîtrise…
– S'il s'agit du régicide, j'en trouverai l'auteur…
– Sauf qu'il ne s'agit plus du régicide, mais de ses conséquences… Ouvre grand les yeux. Qu'importe la couleur du clan ! La fédération est tenue par celui qui détient le sceptre-berger. Et qui détient le sceptre-berger, à présent, petit ?
Les yeux fixés sur l'étendard, Céorn répondit : « Personne… ».
– Cela ne tardera pas à changer, prévint le vieillard. Vois le coup venir.
20. Loin du massif d'argent
Lys n'eut pas le temps de s'en persuader que le cercueil s'ouvrait enfin et elle trouva Bernand et Vorcemyr, bien sûr, qui l'attendaient sur la terre ferme. Il l'aida à s'extirper de la boîte tandis qu'elle posait une couverture sur ses épaules tremblantes, avant de s'employer à briser sangles et menottes à grands coups de cisailles. Hébétée, elle jeta aussitôt un regard avide aux alentours. La flamme d'autorité s'épuisait sous un vent mordant dans la cour déserte aux sols détrempés. Le clocher, planté au sommet du Talus, indiquait déjà neuf heures du soir et au-delà, une poignée d'étoiles timides piquaient la toile obscure traversée de nuées orangées. Lys interrogea simultanément ses deux comparses qui la dévisageaient.
– Où est Tassaud ? demanda-t-elle d'une voix rauque. Les villageois ?
– Pas de panique, répondit Bern. Les fils de Bombrir gardent la maison. Les petits sont terrifiés. Personne ne viendra leur chercher querelle, crois-moi…
Ils l'entraînèrent jusqu'au portail alors que la pluie les martelait sans égards.
– Et la garde ? poursuivit-elle d'une voix tremblante. Les soldats rouges ?
– Il n'y a plus personne, dit Bern en réajustant son bras engourdi sur ses épaules.
Vorce ouvrit la grille d'un coup de pied et aboya :
– Pourquoi faire ? L'officier a eu ce qu'il voulait. Tu es libre de crever.
– La-Faucille a posté deux soldats au Cénotaphe, expliqua Bern.
– Que leur avez-vous fait ? s'inquiéta Lys.
– Rien du tout ! grogna Vorce. Ils ont déguerpis dès qu'ils en ont eu la chance.
– Mais où est le lieutenant ? insista Lys. Mes affaires, mon livre…
– Du calme, l'amie ! Trop tard pour ça. Au verdict, l'audition a tourné à la lutte. Bern et Dop ont emmené Tassaud au départ des hostilités… (Elle lui tendit sa gourde au goulot fumant). Moi, je suis restée prendre quelques coups, mais les soldats rouges ont fini par calmer tout le monde. Des amendes ! ajouta-t-elle en voyant sa mine inquiète. Ah, et pis Bombrir qui va finir sa nuit à la tour de garde… Ce sera jamais que la sixième fois…
– Le lieutenant, celui dont tu parles, reprit Bern. Il a filé avec ses gars. Il est monté dans une litière et a foutu le camp.
– Vers Fort-le-fief ? compléta Lys.
Vorce acquiesça en épongeant son front brûlant. Le Cabot, ses trois officiers et leurs sous-fifres avaient rejoint le chef-lieu et mettraient sûrement vite les voiles vers la capitale, avec son Tertre, son bracelet et le reste de ses économies…
– Tu as de la fièvre, l'informa Vorce.
– Qui a ordonné ma libération ?
– Nous, répondit sombrement Bernand en la conduisant hors de la ferme. Vorce et moi. Lurion nous a filé sa technique de crochetage. Il est temps de partir.
S'immobilisant sur le sentier, Lys l'observa sans ciller : « Partir ? ».
– Dans l'ouest, gronda Vorcemyr. Nous sommes prêts.
– Je… bégaya Lys. Je ne sais pas…
– Qu'est-ce que tu comptes faire ? Personne, au fief, ne t'emploiera désormais ! Et tout le monde sera sur le qui-vive, maintenant qu'le berger s'est fait saigner !
La détermination des deux comparses émanait d'eux comme un feu sous la pluie… Il était difficile de ne pas se laisser embraser.
– Vorce a raison, insista Bern. La pension n'est plus sûre. Et Tassaud est compromise. Il faut trouver le pivot, au pied des montagnes, sauter dans le convoi et disparaître. On a tout prévu (il effleura son portefeuille). C'est Ropric qui fait le service de nuit jusqu'en ville, alors on prendra sa roulotte. Mais on changera de route avant Fort-le-fief. Puis on continuera droit vers le déraillement, dans les Mille. Il y a deux voitures prévues, qui partiront peu avant minuit. D'après Bombrir, la douane sera fermée dès demain matin. À cause du Roi qu'on a massacré. Lys, C'est notre seule chance de quitter le Fort…
– D'accord, je… oui…
Et elle se laissa emporter vers le flanc du terril, boitillant dans l'allée boueuse où l'on discernait encore les traces des villageois, sans un regard en arrière. Bernand et Vorcemyr l'épaulaient de chaque côté en bravant la pluie battante. Ses jambes étaient faibles et la douleur de sa rotule lui tira une grimace, mais elle reprenait ses esprits. Peinant au bord du canal qui ondulait parmi un amoncellement de bâtisses identiques, elle sentit du mouvement, dans les pommiers… un chat, peut-être, ou un oiseau de nuit qui se cachait du déluge ? Alors qu'ils approchaient du flanc nord, les bottes enfoncées dans la gadoue, les chausses de Lys gorgées jusqu'aux chevilles, Vorce se mit à agiter ses cisailles à la truffe d'un coyote en fuite et l'animal s'évanouit dans les bosquets. Ils poursuivirent vers l'épingle qui menait à la roulotte sans qu'un soldat ne vienne à leur rencontre, mais une bourrasque électrique frappa soudain les chaumières de calcaire… Quelques instants plus tard, Orbe était battu par la tempête.
Sans un mot, Bern alla s'immobiliser au milieu d'une bifurcation, sous la borne routière qui surplombait le chemin, et tira trois gros sacs à dos d'une bouche d'égout tandis que Vorce, casquette de mineur sur le front pour contenir sa chevelure sauvage, faisait le guet près du ravin. Je dois aller à la pension, pensa Lys, gelée dans son uniforme aux sangles déchirées, les épaules alourdies par la couverture.
– L'orphelinat ! cria-t-elle pour couvrir le vacarme qui s'abattait sur les maisons.
Vorcemyr la jaugea avec colère.
– Non ! s'exclama Bern en lui jetant l'un des trois bagages solidement ficelés. C'est trop tard, on ne peut plus attendre ! Les autorités vont débarquer au Talus pour mettre fin à ton supplice ! On va rater le convoi ! C'est maintenant ou jamais, t'entends ?
La jeune fille voulut rétorquer, mais fut brutalement saisie par le bras et Vorce l'envoya valser dans le ravin, derrière la borne de pierre. « On a de la compagnie ! ». Bern bondit aussitôt à leurs pieds, souple comme un félin, et tout trois se tassèrent dans les herbes pendant qu'une voix tonitruante s'élevait de l'autre côté de la route, aux portes du moulin Jappesec. Lys ne put saisir les mots, mais elle reconnut le timbre rauque du garde-champêtre Pomméaud. Un chien furieux aboya au vent, alors même qu'un éclair blanc scindait le ciel. « Ils te cherchent… ! », dit Bern à son oreille. Une lueur jaunâtre vint parcourir le sentier et le chien aboya de nouveau. Un instant plus tard, le museau noiraud de l'animal apparaissait au bout de l'épingle.
– Ne bougez pas, articula Vorce.
D'un geste lent et précautionneux, elle sortit un paquet craquelé de son gilet ; Lys, démunie, la vit brandir un canon à la crosse d'ivoire, frappée des armes de la Cité.
– Qu'est-ce que – Vorce ! D'où sors-tu ça ?
– Silence, répliqua-t-elle, le bras tendu, un œil sur le ciel.
– Ils vont t'entendre ! fulmina Bern en cherchant à s'emparer du pistolet.
Elle le repoussa d'un violent coup au poitrail, au moment où la foudre jetait un voile sur son visage crispé.
– Si on est débusqués par le clébard, c'est foutu pour nous !
Et elle s'arma de nouveau, comptant à voix haute :
– Un… Deux… Trois… Quatre…
Lys comprit ce qu'elle allait faire une seconde avant qu'elle ne s'exécute et se jeta sur Vorce avec le peu de force qui lui restait. La détonation se perdit dans le fracas du tonnerre, alors que le limier retournait à son maître sans demander son reste.
– Qu'est-ce qui t'as pris ? fulmina Vorcemyr. Il aurait pu renifler jusqu'ici ! On se serait fait coincer pour de bon ! Tu veux rester à Orbe pour le restant de tes jours, c'est ça ?
Lys s'apprêtait à répliquer quand Bern, perché sur la borne, l'interrompit :
– Ils sont partis ! Il ne nous reste plus beaucoup de temps ! Allez !
Mais Lys, secouée, les observa sans bouger.
– Dépêche-toi ! gronda Vorce.
– Partez sans moi. Fichez le camp ! Je vous rejoindrai. Je connais un raccourci.
Tous deux la contemplèrent avec un désarmement identique.
– Tu plaisantes ? grogna Vorce, les yeux plissés. On ne…
– Partez, je vous dis… ! J'attraperai le convoi, mais j'ai besoin de passer à l'orphelinat ! Foncez vers la roulotte, avant que Pomméaud ne vous tombe dessus. Allez !
Vorce voulut insister, mais Bern attrapa sa main et l'entraîna hors du ravin. Elle ne résista pas et le jeune homme jeta un dernier regard d'émeraude par-dessus son épaule. « Fais attention », lut-elle sur ses lèvres et Lys lui adressa un sourire, avant qu'ils ne disparaissent ensemble dans la tempête. Le chien aboya une nouvelle fois, beaucoup plus loin de la borne de pierre. Oubliant le froid et la peur, Lys tira serra les sangles de son propre sac et, sans hésiter plus encore, quitta les hautes herbes, bondit à travers la route et s'élança vers la pension Du-Havre.
L'orphelinat était plongé dans l'obscurité. Dès qu'elle eut approché l'allée, Lys reconnut la silhouette massive de Badric, l'aîné du vieux Bombrir. Il dégoulinait sur le trottoir, dans son manteau de suie tout élimé par le temps, éclairé par un unique bulbe et muni d'épaisses lunettes. « Noxiculaires », pensa-t-elle en détaillant le contremaître. Bergota Tassaud avait, quoi qu'on en dise, réussi à se faire quelques amis fidèles, à Orbe et Fort-le-fief. Et Lys savait que si l'un des fils du coutelier la surprenait, elle se verrait ramenée à Tassaud par la peau du cou. Le sommet du chevalement brillait comme un phare dans la brume ; Bergota y veillait sûrement, les doigts crispés sur la manette du tableau de commande, les yeux plissés, comme tant de soirs où l'un de ses enfants tentait de faire le mur.
Laissant le bougre à son portail, Lys rejoignit les bosquets, souleva la planche moisie qui colmatait la clôture (et dont les orphelins successifs s'étaient communiqué l'emplacement) et se faufila sans mal dans l'arrière-cour, où la cuisine amoncelait les ordures. Clédron, le cadet de Barduc, surveillait le mur nord qui bouchait l'impasse de la langue de Bille, trahi par les contours éclairés de sa silhouette. Lys avait été privée de son trousseau, mais elle savait depuis longtemps comment déverrouiller la porte branlante à la main et elle se précipita, confiante, sur le battant. Elle sursauta au crac qui résonna tout près de là alors qu'elle faisait sauter le verrou. Cherchant l'origine du craquement suspect, elle trouva un garçon de courte taille, les cheveux blonds noués en un épais catogan, appuyé contre le réverbère de la cour. D'une main, il portait son parapluie et de l'autre, il jouait avec un vieux briquet qu'il s'amusait à éprouver sous le déluge. Lys l'interpella :
– Doperic ? Qu'est-ce que tu fais-là ?
– Je pourrais te poser la même question, rétorqua l'orphelin.
Il vint sur le perron en repliant le parapluie tandis qu'elle se débarrassait de sa couverture imbibée d'eau. De son ton le plus pernicieux, il cracha :
– Tu devrais être dans une boîte, à l'heure qu'il est.
– Plus maintenant, répliqua-t-elle avec froideur.
Embarrassée par sa proximité douteuse, Lys s'aplatit contre la porte. Le jeune homme ne la lâcha pas du regard.
– Pas tout à fait, fleur-de-lys. Bergota est toujours là-haut, à s'éreinter pour tes beaux yeux. Je sais pas ce qu'elle prépare, mais elle a l'air mal en point. Elle est prête à te faire récupérer par les molosses du vieux Bombrir… Je savais que ça arriverait. Je savais que tu finirais par semer la zizanie dans ma maison. Depuis que t'as commencé à travailler dans la grande ville, pour ton patron bien-aimé, t'en fais plus qu'à ta jolie petite tête…
Lys ne détourna pas le regard.
– Je ne t'ai rien fait, Dop.
Il embrasa encore la mèche de son briquet, les prunelles flamboyantes.
– T'as jamais rien fait à personne, petit fleur, railla-t-il. Rien. Tout ce qu'il te faut, c'est un sourire, ou un battement de cil pour obtenir c'que tu veux. Codric Idéaud, Bombrir, et le bourgmestre en personne, bon sang ! Ils sont tous à tes pieds. Ils te donnent c'que tu demandes, sans que t'aies à dire merci… Ce sera facile, pour toi, de quitter ce trou.
– J'imagine, gronda Lys, que j'aurais dû te remercier, toi aussi, pour les années passées à me courir après et à m'effrayer ? Et pour toutes les fois, même, où tu m'as vendu à la mère Tassaud ? Pour m'avoir balancé dans le puits ?
Doperic ne broncha pas. Son visage réjoui faisait office d'aveu.
– Et ça, reprit-elle, simplement parce que Vorce et Bern m'ont toujours préférée à toi… Simplement parce que notre mère m'a recueillie en premier.
– Ta mère. Pas la mienne. Je vais lui annoncer que tu es rentrée… on verra bien ce qu'il advient, alors, de la fleur-de-lys.
Il tendit la main pour ouvrir la porte, et Lys lui rentra dedans sans une once de doute. Serrant les poings, elle lui martela l'estomac pendant que sa tête allait cogner le muret de brique. Surpris et furieux, il la repoussa d'un coup d'épaule et l'immobilisa de ses bras ; elle mordit profondément dans un doigt charnu. Le tonnerre gronda, Doperic gémit de douleur et Lys se dégagea à son tour. La main ensanglantée, il lui adressa un geste obscène. « Tu m'empêcheras pas ! », s'écria-t-il. Lys le regarda pénétrer la cuisine avec ce même air de jubilation sournoise qu'il avait arboré durant des années passées à la tourmenter. La dénoncer à Tassaud l'excitait profondément. Dop était resté ce petit garçon, capricieux et narquois, qui moquait ses contes avec tant de plaisir… Guidée par une haine corrosive, à bout de patience, Lys se précipita pour attraper le garçon par la manche ; et, comme s'il n'avait pas pesé plus lourd qu'une corbeille de linge, l'envoya valser sur le sol de la cuisine.
Son sang se mit à couler entre les dalles, dilué dans une grande flaque de pluie argentée, et Lys se figea. Il avait le bras tordu dans un angle inquiétant, coincé sous le parapluie. Ses yeux étaient clos.
– Dop ?
Frappée d'horreur, et sans prendre le temps de se demander comment elle s'y était prise, Lys s'agenouilla près du jeune homme. Avec un soupir de soulagement, elle vit Doperic remuer de nouveau. Le liquide brunâtre n'abondait que de son doigt et ses paupières battaient encore. Sonné, pour sûr… mais entier. « Attends », chuchota Lys en l'aidant à s'appuyer contre le mur. Essayant tant bien que mal de ne rien renverser, elle s'efforça de l'allonger sur le plan de travail, au creux d'une montagne de marmites de cuivre. « Je – vais prévenir les autres », susurra-t-elle. Doperic, hagard, ne répondit rien et elle pivota. Son cœur manqua un battement. Dans l'encadrement de la porte, une femme, stupéfaite, contemplait les deux enfants. Lys sursauta. Mais ça n'était pas Tassaud. C'était Nellà.
La nourrice de l'orphelinat, qui vivait dans l'abri, au fond du jardin, avait l'air plus épuisé qu'à l'accoutumée si toutefois c'était possible. Ses cheveux blancs de neige bataillaient hors de leur filet en troupes inégales et son regard timide bondissait de Lys, trempée et blessée, à Doperic gisant dans les marmites.
– Nellà, je t'en supplie… commença la jeune fille.
Mais la muette posa l'index sur ses lèvres et fila droit vers le garçon. Avec une douceur extrême, elle se mit à l'ausculter. Les yeux écarquillés, Lys insista :
– Je ne voulais pas… Il… essayait de m'empêcher…
La nourrice, sans cesser de faire courir ses mains osseuses sur le corps de Dop, agita la tête pour la faire taire et ne revint à elle que lorsqu'il eut cessé de grogner. Puis elle désigna le sac, sur son dos, et Lys recula aussitôt vers la porte, les joues humides… Elle qui avait passé sa vie à rechercher l'indulgence de Nellà, lorsque Bergota implosait, ne put trouver les mots. Mais les mots indifféraient la nourrice. Sans un bruit, celle-ci posa une paume sur son cœur, désigna la fenêtre et agita les doigts en une vaguelette qui désignait le vent. Le zéphyr migrateur, comprit aussitôt Lys. Elle leva ensuite sa main gauche, et tapota cinq de ses phalanges. Puis elle mima une longue griffure, à la base de son front. Décontenancée, Lys resta silencieuse à son tour.
Pour autant qu'elle s'en souvint, Nellà n'avait jamais utilisé ce signe.
– Qu'est-ce que ça veut dire ? murmura la jeune fille.
Mais Nellà haussa les épaules, le regard triste. Tassaud te dit tout. L'oculie était-elle dans la confidence des secrets de sa tutrice ? Lys ne bougea pas du seuil, consciente du temps précieux qu'elle se risquait à perdre. D'une voix faible, elle demanda :
– Nellà… Est-ce que Bergota a falsifié mon livret ?
La nourrice fit mine de revenir au pauvre Doperic et Lys insista :
– Tu sais qui étaient mes parents, n'est-ce pas ?
Sans réponse, Nellà lui adressa un sourire mélancolique, et agita la main vers la porte quand un nouvel éclair violacé frappa la pension. Elle veut que je m'en aille… Lys le savait. Il était trop tard pour interroger la nourrice. Bern et Vorce ne l'attendraient pas éternellement… Un sanglot dans la gorge, l'œil sur la pendule, elle gratifia l'oculie d'un salut. Au revoir. Puis, sans une larme, elle pivota et quitta prestement la cuisine.
Lys noua ses cheveux avec un cordon arraché de sa combinaison et se faufila dans la maison endormie – ou presque. Des petits pas précipités dans le dortoir ouest. Un sceau vidé dans les gouttières, à la lingerie. Elle passa tout près du miroir rongé de rouille qui ornait l'escalier et croisa son propre regard. Sale mine. Du sang, de la boue et des litres d'eau la couvraient de pied en cap, des mèches collaient à son front livide et ses yeux clairs étaient rougis jusqu'aux joues. La manche malmenée par la poigne de Vorcemyr tombait en lambeau dans son dos. Elle déchira l'autre, fit un nœud autour de sa taille et emprunta l'épais caban de voyage de sa tutrice au portemanteau, avant de serrer la sangle du sac à dos sous son aisselle… Tassaud n'appréciait pas le style d'Orbe et se couvrait le plus souvent d'une étoffe brune et confortable qu'on ne fabriquait pas au Fort. C'était sûrement de meilleur ton, pour prétendre à visiter la fédération, de se promener en habit de berger plutôt que de filer en tenue de captive ou en uniforme de mineur aux allures vagabondes. (d'ailleurs, elle savait qu'elle trouverait, dans la poche intérieure, des lunettes et des gants de laine). Constatant un résultat plutôt malhabile mais au moins fonctionnel, elle couvrit son visage pour grimper l'escalier. Ses chausses suintaient sur le plancher… Elle laisserait des traces identifiables. Plus d'importance, à présent… Respirant à peine, la jeune fille gagna le bureau directorial.
La lumière était éteinte. Mais Lys savait que Tassaud ne dormait pas.
– Lych ?
Bobine, les yeux ronds tels des écus, se tenait au milieu du couloir biscornu. D'une main, il portait un oreiller et de l'autre, un automate de bois. La foudre fendit le ciel de nouveau et le petit, horrifié, se précipita vers sa sirène. « Aime pas, Lych ! Aime pas le bruit ! » pleura-t-il à son oreille pendant qu'elle le prenait dans ses bras. « Chut, Bobine, s'il te plaît », supplia-t-elle en le portant vers le placard. « Ne pleure pas, je t'en prie ! ». Elle lui chatouilla affectueusement la nuque, comme elle le faisait chaque fois qu'il veillait trop tard. Comblé, l'enfant cessa de chouiner et se mit à la dévisager avec curiosité.
– T'étais où, Lych ? C'est quoi tes habits ?
Elle réfléchit un instant, le cœur et la cervelle engagés dans un ballet effréné.
– J'étais en train de… Bobine, j'ai besoin que tu m'aides. Est-ce que tu peux faire ça ?
Le petit, qui d'ordinaire se faisait ordonner de retourner promptement au lit, à des heures pareilles, hocha vigoureusement du chef.
– Il ne faut surtout pas dire à Madame Bergota que je suis rentrée… J'ai quelque chose d'important à faire à la maison. Il faut que tu ailles voir Madame dans son bureau pour lui dire que Doperic… Doperic s'est fait mal, d'accord ? Tu comprends ça, Bob ?
– Il est où, Doperic ? chantonna le bambin.
Elle hésita une seconde.
– Il est quelque part, en bas. Répète-lui ça. Mais surtout : ne lui dis pas que tu m'as vu… c'est un secret.
– Oui !
Et il voulut se précipiter pour foncer à sa mission, mais Lys s'accorda quelques secondes d'étreinte supplémentaires. « Pas de bêtises, d'accord, Bob ? Je reviendrai te voir, dit-elle. Promis ». Et, l'air très sérieux, le bonhomme fila à la porte de Tassaud. Lys s'enferma dans son placard, et juste à temps, car Bobine avait à peine frappé du pied sur le battant que la tutrice emplissait le couloir de sa fébrilité. « Viens là, mon enfant. Parle donc ! C'est l'orage qui t'effraie ? » ; Lys, le cœur lourd, écouta Bobine répéter son mensonge. La vieille réagit au quart de tour : « Dop a quoi ? » cria-t-elle en l'emmenant aussitôt dans l'escalier. « Par les temps Anciens, si ces chiens galeux ont osé pénétrer ma maison… ». Rapide et silencieuse, Lys entra dans le bureau. Soit elle y trouverait le moyen de partir (et peut-être, quelques réponses aux questions dont on la préservait), soit elle ressortirait bredouille, à la merci de Tassaud, de Bombrir, et du reste de Fort-le-fief. Bern et Vorce ne lui avaient laissé aucun moyen de traverser la frontière : si elle tardait encore, elle n'irait nulle part. Maintenant ou jamais.
La pièce étroite était éclairée de lucioles bleues et violettes qui flottaient dans leurs bocaux. Tassaud avait déplié ses carnets et étalé une jolie part de sa paperasse à même les tabourets. Sur la table, une cartographie, et quelques notes punaisées çà ou là. La fédération de l'Arbre. Ici, le Fort. Et là, la Cité. Une pendule invisible répétait son inlassable tic-tac… Lys frissonna. La roue du chevalement, telle la couronne d'un géant plantée dans le plancher, émettait une légère vibration. Tout au bord du bureau, Lys et le baron Céorn, resplendissants au milieu des halles, devant le Secret. Plus loin, une très jeune Bergota vêtue de noir, entourée d'un groupe de femmes souriantes dans un vaste pré. Enfin, l'unique cliché familial de la pension, obtenu à prix fort six ans plus tôt, où treize enfants railleurs ou maussades s'alignaient devant la maison. Lys songea à Bern et Vorce, qui la contemplaient d'un air joyeux pour lui, boudeur pour elle… Derrière eux, Doperic, sa toison blonde nouée sur le crâne.
Dans sa colère, Dop avait probablement parlé vrai… Lys avait eu beaucoup de monde à ses pieds, ces derniers temps… Jusqu'au petit Bobine, qu'elle n'avait pas hésité à entourlouper. Si je délirais ? Elle sentit une sueur froide lui caresser l'échine. Si j'étais coupable ? Idéaud avait-il seulement levé la main sur elle… ? Chancelante, elle constata son poignet contusionné. Pas de bracelet. À la place, une ecchymose bleuâtre. Le cœur brisé, elle se remit à sa fouille. Elle approcha du tableau de commande compliqué, où d'inextricables filins prenaient racine. La baie circulaire offrait un panorama complet de la langue de Bille et une longue-vue pointait vers le portail. Lys tira lentement la manette du puits mécanique, qu'elle mit en marche, puis revint vers le seuil. Dérobant la clé suspendue, elle approcha des casiers et, sur la pointe des pieds, ouvrit le boîtier qui portait son nom. LYSERION DU-HAVRE. Était-elle seulement digne de sa maison, elle qui était réduite à la voler ? Elle attrapa l'unique enveloppe jaunie et poussiéreuse, ornée du tampon de l'institut et liée par un cordon, ainsi qu'une bourse de cuir légère. En enfonçant son butin dans la poche intérieure du manteau, elle ne put s'empêcher d'imaginer la réaction de Tassaud, si elle la voyait en cet instant… « Où est mon caban, bande de canailles ? » beugla celle-ci, comme si elle se trouvait dans la pièce. Une lueur se mit à virevolter dans le jardin, et Lys aperçut sa tutrice qui trottinait vers le portail. Tassaud entama un échange houleux avec un pauvre Barduc stupéfait. C'est le moment. Attrapant le cabas et quelques linges au hasard, Lys fourra l'ensemble dans son sac et, vacillant sous le poids de la cargaison, se rua dans le couloir… Elle aperçut la lanterne par le vitrail miteux qui tremblait sous les bourrasques.
Barduc et Clédron étaient repérés de part et d'autre du domaine, mais les deux autres garçons de Bombrir restaient invisibles. Si Lys connaissait Bergota, Vadrir serait au poulailler et Mordeau près du ruisseau (ou vice-versa). Sans la lunette de son phare, Tassaud ne pouvait observer tout le chevalement et Lys aurait saisi l'occasion de sauter le portillon s'il n'avait pas fallu, pour cela, croiser celle-ci en sens inverse. Ne lui restait plus qu'à tâcher de descendre par la toiture et jusqu'au puits, avant de se faufiler entre Mordeau et Vadrir. Pour ça, elle devait passer par la fenêtre de Vorcemyr. Décidée, elle rebroussa chemin – et tomba nez-à-nez avec sa directrice
Bergota Tassaud, les arêtes du nez frémissantes, les cheveux en cascade, avait l'air offensé.
– N'aies pas l'air si surprise, petite. C'est moi qui t'aies élevée.
Lys recula d'un pas, pendant que Tassaud observait le manteau, la capuche, et le reste de son arsenal de fortune. Elle-même gouttait sur le tapis.
– Cette fois, c'est la bonne, c'est ça ?
– Je n'écouterai pas ! s'exclama Lys. Je n'écouterai rien qui puisse me faire rester.
Tassaud opina sans objecter et attendit.
– Ils m'ont tout pris ! insista Lys.
– Tu m'abandonnes donc ?
Lys ne se laissa pas démonter. Sans cesser de reculer, elle répliqua :
– J'y suis contrainte. Et m'y résigne. Je sais que vous ne pourrez m'en empêcher… aussi fort que je sais combien je suis désolée.
Tassaud fit un imperceptible pas vers elle.
– Tu y laisseras la vie.
Dans l'escalier, la botte des fils de Bombrir résonnait déjà. Quelle vie… ? songea Lys. Alors que Tassaud se ruait sur elle, elle se précipita au fond du couloir, et se jeta à travers le vitrail abîmé qui céda entier à son passage. Le hurlement de Bergota résonna tout l'instant qu'elle mit à rouler sur la toiture… Une tuile aiguisée entre les omoplates, elle eut le souffle coupé net. Elle se serait tuée sur le coup s'il n'y avait pas eu le sac à dos de Bernand. Relève-toi ! s'ordonna-t-elle. Boitillant sous le poids de ses affaires, peu confiante en sa rotule, elle escalada le plafond du puits mécanique.
– Ne fais pas ça ! s'écria Tassaud dans la tempête.
C'était déjà fait. Lys bondit dans le vide, ses mains gantées fermement serrées sur le câble grinçant. La molette du chevalement se mit à rugir et, alors que le tonnerre frappait Orbe, l'édifice trembla sur ses fondations. Plusieurs cris apeurés résonnèrent d'un côté et de l'autre de la maison. Le caisson qui avait jadis mené à la mine, à présent investi par les bûches de l'hiver, quitta les sols inondés pour s'élever hors de la fosse et Lys se laissa voltiger à travers les étages… Par bonheur, la cage alla gagner son sommet sans faire céder la corde, qui la laissa cependant à plus d'un mètre cinquante au-dessus des dalles boueuses.
Elle n'eut pas le temps de se décider à lâcher prise que ses mains glissaient, et son coude heurta fermement la gouttière alors qu'elle échouait sans contrôle dans la paillasse trempée. Plus claudicante que Monsieur L'Ortie, la jeune femme s'éloigna de l'édifice. « Lys ! » beuglait Tassaud. Mais Lys chancelait déjà vers la rive est du ruisseau. Lorsque les quatre gaillards de Bombrir apparurent, furieux, sur le perron de l'édifice, elle avait quitté le sentier pour s'égarer dans les flaques. La pluie couvrit le bruit de ses pas. Son rideau de fer masquait sa silhouette. Orbe ne la vit pas s'esquiver. Qu'ai-je fait ? Il lui fallut parcourir un kilomètre avant que son esprit ne réalise tout à fait ce que son corps avait pleinement décidé pour elle. Elle jeta enfin un coup d'œil en arrière. Plus de retour possible…
Lys ne cessa de gambader qu'aux abords du village, plus au nord ; où Bern et Vorce étaient sûrement passés une demi-heure plus tôt. Là, elle s'autorisa à respirer, le nez vers les étoiles voilées de brume. Prise d'une inquiétude subite, elle se mit à tâter la poche qui contenait toujours l'enveloppe jaunie. Il était au moins vingt-deux heures. La probabilité qu'elle puisse atteindre le pivot, au pied de la montagne, avant le départ de la dernière navette avait été drastiquement amoindrie. Cependant, Lys était prise d'une certitude absolue, et nécessaire, quant au triomphe de sa mission. Il faut partir. Un peu plus loin sur la chaussée, un éboulis d'argent obstruait le passage inondé par l'eau qui érodait le terril. Sans hésiter, elle se jeta au bord de la route abandonnée à la saucée, les talons plantés dans une plaque de roc brisé qui se mit à glisser sur le flanc émietté et, ainsi que le lui avait soigneusement enseigné Vorcemyr, dévala la colline à vive allure. Le vent occidental, qui gonflait son manteau, et les flots cristallins déroulés sous ses chausses trempées lui servirent de voile et de courant alors qu'elle atterrissait de nouveau à une boucle du chemin, deux niveaux plus bas. Cette technique-là n'avait d'autre expertise que celle des gamins du terril.
Le ciel se dégageait. Les astres dansaient de nouveau. Le déversement du canal s'étouffait et le terril argenté d'Orbe s'éloignait, dans son dos, pendant qu'elle creusait son chemin à travers la caillasse aiguisée des Champs. Elle ne croisa pas âme qui vive. Ni ouvriers, ni livreurs, ni soldats du Fort ou de la Cité, pour protéger le fief. Comme si tous ceux qui l'avaient tourmenté s'étaient volatilisés. Pourtant (elle le savait) d'autres se feraient un plaisir de la trouver pour la ramener à la pension. Alors, elle continua à avancer dans une semi-obscurité, suffisamment balayée par la lune pleine qui semblait gracieusement l'accompagner. Lys observa les sentiers sinueux, autour des monticules qui parsemaient le vallon. Plus jeune, avant qu'elle n'accumule les responsabilités, elle avait pris grand plaisir (comme ses camarades) à courir les rails désaffectés et à dévaler les dunes de fer. Puis elle en avait perdu l'habitude, car il était inconvenant de voir une si jolie jeune fille couverte de poussière… À présent, l'inconvenance était lointaine ; et Lys se sentait criminelle, sous sa panoplie de mineur et son caban volé. Bergota donnera-t-elle l'alerte ? Non. La matrone n'allait pas se risquer à envoyer, à ses trousses, ceux-là même dont elle voulait la protéger… Mais qui étaient ceux-là ? Lys s'efforça de ne pas y songer, pour rester concentrée sur chaque pas de son évasion nocturne.
Si fuir Orbe n'avait pas été une mince affaire, sortir du Fort ne s'annonçait pas plus heureux pour Lys, et elle avait promis à Bern et Vorce de les rattraper avant qu'ils ne s'évaporent dans la nature. Il lui fallait passer Barrière levant à la barbe de la garde et rejoindre la montagne sans qu'on ne l'intercepte. Dangereux itinéraire… Parvenue loin des Champs, elle gagna la chaussée ; et par chance, y rencontra une vapocycliste qui la promena tout au long du chemin, sans un mot, pour la déposer à Fort-le-fief. Barrière levant fermait ses portes, au versant ouest du massif ; et Lys attrapa le dernier chariot qui circulait entre les rails. Les voitures traversaient en pleine Voie de côte pour partir en direction de la Baie, à l'est, et vers la Cité, à l'ouest… C'était le seul moyen, pour Lys, de parcourir d'une traite la distance qui séparait Fort-le-fief de la montagne. Sans oser regarder le billetier dans les yeux, elle fouilla sa bourse pour céder les six agrafes que coûtaient sa traversée et fut autorisée à monter. Je l'ai fait, s'étonna-t-elle – un peu vite. Une troupe de sentinelles à l'air sévère vint inspecter l'extérieur du véhicule. Lorgnant par la vitre, le souffle court, elle écouta sans bouger :
– Fin du service de nuit ! L'itinéraire est interrompu jusqu'à demain midi. Ordre direct du Fort. Le baron a pris les commandes à la Bastide. C'est clair ?
– C'est que j'ai encore du monde, moi ! aboya le chauffeur.
Le soldat de suie frappa la carrosserie de son fourreau.
– Dépêche de les emmener ou le démon les appelle et rentre ton tacot à la station. On ferme la barrière à minuit pétante, que tu sois dedans ou dehors.
Lys expira lentement… Le wagon se mit à brinquebaler jusqu'aux pontons qui perçaient le volet de la muraille, et traversa Barrière levant. Plus vif que les voiturettes d'Orbe, le véhicule dansa avec souplesse sur le chemin de fer qui semblait avoir épousé les formes de la baronnie. D'un virage, il abandonna Fort-le-fief, puis grimpa le massif d'argent. De là, et sans s'y attendre, Lys put voir la maison du seigneur Céorn.
Le Fort qui donnait son nom à la baronnie-de-granite trônait sur le pic fendu, à l'intérieur même d'une haute crête qui s'était scindée en deux mandibules affaissées. Il y avait un pâle halo scintillant, parsemé d'éclats roses dont elle ignorait la nature qui émanait de la butte, taillée au flanc par les passerelles du château. Derrière le rempart de granit noir, haut comme le bouclier du géant, le reste de la maison-forte demeurait secret, enfoncé dans ses galeries. (« Troglodyte », selon Tassaud, ce jour où elle lui avait tout raconté sur le baron Céorn, en revenant de l'exposition). Dans la nuit, le Fort ne ressemblait qu'à une ombre anguleuse, enfoncée dans le massif, ses lanternes agitées par le vent. Lys n'avait jamais vu l'édifice de si près et avant qu'elle n'ait pu le détailler plus encore, il disparut.
Elle prit enfin le temps de s'assurer qu'elle était en sécurité. Deux bonhommes en uniforme ronflaient abondamment sur la couchette arrière. Ils n'avaient pas ouvert un œil depuis leur départ du chef-lieu. Et personne d'autre, dans la rame. Soulagée, Lys observa les Mille, obscures, bossues et amoncelées à l'horizon comme un parterre de champignons. Ses amis la cherchaient peut-être à l'instant même, quelque part autour du pivot ? Peut-être espéraient-ils toujours l'emmener avec eux ? Elle soupesa son sac puis l'entrouvrit pour en déterminer le contenu. Une boîte à glacière. Du linge, du pain à l'eau. Quelques cordages et ustensiles. Elle devina aussi les contours d'une boussole. Bern avait sans doute pensé à tout. Pleine d'une gratitude coupable, elle fit l'inventaire des conserves, de l'encre et du caban dérobés à sa tutrice. Voleuse, pensa-t-elle.
D'une main dans la poche, elle empoigna l'enveloppe que Bergota Tassaud lui avait adressée et dont elle n'avait techniquement pas mérité le contenu. Ça, elle n'osait pas encore l'ouvrir.
Lorsque le chariot se pétrifia dans les Mille, Lys rassembla les derniers espoirs qu'il lui restait pour détaler sur les quais. La lune ondulait derrière un plafond laiteux. Le pivot, dont les trois vastes stations de déchargement servaient de plaque tournante au commerce du fief, grondait à toute heure du jour et de la nuit. Le sol était couvert de charbon, et l'air enfumé éclairé de lanternes-à-miroir. Des ouvriers, pour la plupart affectés à la maintenance, s'affairaient en agitant leurs drapeaux. Lys retint son souffle pour s'épargner les vapeurs qui s'élevaient, mais aussi de surprise, devant le vaisseau fastueux qui lui coupa la route en fonçant vers le fronton. Au Miteron, elle avait accrue sa capacité à se faufiler, et à se pousser des yeux derrière la tête pour anticiper toutes sortes de menaces. Mais cette effervescence-là prenait une ampleur quasi-militaire. Un grand panneau, qu'elle lut avec attention, indiquait :
« Point central du commerce inter-seigneurial dans la région des Massifs depuis le règne des pères-de-la-nation, les Mille constituent la première gare ferroviaire à relier La-Baie (110km), Le-Chenil (84km), La-Tour (139km) et la Cité (125km) dès le sixième siècle de la dynastie-bergère.
Le relais du Pivot est inauguré le 9 Mars 825, en pleine Aurore du Pays de l'Arbre, par l'ingénieur Marthéaud Du-Lac, l'architecte Alban De-Palme et le Commandant en chef de l'Armée de Suie, Fidel Du-Plateau (767-860). Le Pivot se complète de sa célèbre plaque tournante, financée par l'Institut Gris-Bois et le laboratoire Des-Ronciers, en l'an 998. »
Persuadée d'être la voyageuse la plus indiscrète de la station, Lys eut presque le tournis en traînassant devant le circuit blindé qui éjectait ses conteneurs à la force centrifuge ; jusqu'à se faire bousculer par un chevalier vert, produit d'un clan, de toute évidence, dont elle n'avait même jamais approché le parfum. Conduisant la déroute du wagonnet chargé de marchandises qui s'ensuivait, il poursuivit sans s'excuser. Ceux-ci, ils vont à la Forge, pensa-t-elle en plissant les yeux pour apercevoir le blason de rouille. Et ceux-là, ils en reviennent. Ça, ça part pour la Tour… au nord. Enfin, un escalier qui menait à l'étage supérieur, où deux autres voies s'alignaient comme une paire de corne.
Une grosse horloge sonna. Le cadran lui indiqua minuit moins cinq lorsqu'un poinçonneur s'apprêta à fermer la grille de l'escalier. Sur le quai ouest, un blason bleu annonçait le départ vers La-Cité ; à l'est, celui vers La-Tour, qui se détournerait pour lâcher quelques passagers dans l'Ouest interdit. C'était là. Bern, Vorce ! Fondant sur le billetier qu'elle faillit renverser, Lys s'attira sa réprimande : « Regardez où vous allez, par le… ». Puis, découvrant son visage, sous la capuche :
– Oh, madame… ? Vous faut-il de l'aide ?
Elle saisit aussitôt l'occasion.
– Je dois monter dans ce convoi ! Là ! La voiture pour La-Tour, j'ai un billet !
– Où est-il ? insista le billetier.
À travers la vitre, un étage plus haut, Lys aperçut le profil de Bern. Elle voulut filer sans laisser au bonhomme le temps de composer, mais il s'y opposa aussitôt :
– Madame, vous ne pouvez pas accéder au quai sans billet.
– Ce sont mes amis qui l'ont – je ne l'ai pas sur moi… ! Si seulement vous me laissiez…
– Je vous demande de reculer.
Furieuse, elle voulut déverser le contenu restant de sa bourse dans la main du billetier, mais il soupesa ses agrafes avec un mépris de plus en plus évident.
– Les correspondances vers la capitale sont très prisées, déclara-t-il.
À l'étage, Bern la scrutait en agitant les bras, incapable de s'en faire entendre. Un cornet souffla. Lys eut un frisson. Il ne lui restait plus qu'une option… Elle tira de sa poche l'enveloppe dérobée, qu'elle ouvrit en brisant le cordon. Le sceau Du-Havre se déchira. Le papier desséché se craquela et elle en sortit… un minuscule ticket élimé.
C'était la réponse à la question qu'elle avait posé, toute sa vie, à sa tutrice. La raison pour laquelle elle travaillait jour après jour, pour laquelle elle se levait chaque matin, et qu'elle se répétait chaque soir. Car Bergota Véloce Tassaud lui offrait l'unique cadeau qu'elle eût jamais désiré : un passe-partout, tamponné par les services de Fort-le-fief, à usage unique et sans délai de validité. Un document qui lui permettait, et peu importe ses droits de cité, de se rendre où bon lui semblait dans la fédération des treize baronnies, y compris la Baie et ses eaux ensoleillées. Lys tendit le billet au poinçonneur incrédule. Muet, l'agent écorna le papier et lui indiqua l'escalier d'un geste nonchalant. Sans croire à sa chance, Lys bondit sur le quai.
Elle traversa le tourniquet qui conduisait aux voies et s'avança jusqu'aux rails. Bernand et Vorcemyr, serrés dans leur voiture, la hélaient à grands gestes. Grimpant le marchepied du train qui s'ornait du blason de la capitale, et leva une paume à l'adresse de ses comparses. Bern fut le premier à comprendre. L'air déçu, il baissa le bras. Vorce, elle, adopta une expression de pur effroi.
– Au revoir, dit Lys dans un souffle.
Bern hocha la tête mais Vorce agitait le poing. Un second sifflet retentit et ils furent noyés dans un panache de vapeur. Lys les regarda s'éloigner alors que sa propre voiture commençait à cliqueter… Mais, une fraction de seconde plus tard, une violente pétarade éclatait sur le quai, et un éclair noir passa à toute allure devant son siège. Lys scruta le flot sombre qui inondait la station. Deux, quatre, six et plus de soldats de suie affluèrent près des rails en dégainant. Venait-on pour elle ? L'avait-on dénoncée ?
Or, personne ne monta à bord de sa voiture qui quittait déjà le pivot.
– Non, attendez ! hurla-t-elle à un chauffeur invisible. Attendez !
Lys se jeta sur les portières sans en venir à bout, mais put glaner Vorce, le bras tendu vers ses assaillants, et Bern, allongé à même le quai, la tête sous une botte… Puis son train plongea dans la montagne, alors qu'un coup de feu éclatait… « Non ! » cria-t-elle aux ténèbres. Enfin, elle ne perçut plus rien qu'un silence bourdonnant. Les doigts serrés sur le ticket écorné, elle se laissa tomber dans un siège, béate, sans voir la route qui l'emmenait droit vers la capitale.
ÉPISODE 3.
Pour la foi et la puissance
21. Le Feu suprême
Madame Mahenn La-Rouge, enveloppée dans son corset et parée de ses perles, se fit porter en litière jusqu'au Temple suprême. Toute la ville, à présent, savait que le Roi avait rejoint la bergerie du géant à dos de laine ; mais aucune annonce officielle ne confirmerait la tragédie tant qu'elle n'aurait pas signifié son départ par le grand phare du Pasteur, en haut de l'édifice. Une fois allumé, il porterait l'esprit d'Amalric au géant, ne leur laissant que le glorieux souvenir de ses exploits.
Pendant que le Brasero rougeoyait au-dessus du haut Réverbère, le Temple suprême (en marquant l'un des points cardinaux de la Bastide) était resté plongé dans une obscurité immobile. La pipe blanche qui ornait le fronton de l'édifice s'apprêtait à cracher sa fumée pétillante ainsi qu'elle l'avait fait trente ans plus tôt, en l'honneur d'Ulfric, pour déplorer la mort du berger et le deuil de son troupeau. Mahenn voulait allumer le feu de sa main. Et personne n'aurait songé à lui en retirer la responsabilité : c'était son dû, après le trépas d'Ulfric, de Merwenn et de Lisbeth… Après la disparition de Tristan, et la mise en cause d'Edric. C'était son devoir de survivante.
Mahenn n'avait pas eu le moindre mal à obtenir le feu du temple de son petit-neveu, et c'était un cadeau heureux car elle l'aurait pris quoi qu'il en fût des décrets du Conseiller. Le sang bleu Céorn De-la-Cité était le seul candidat immédiat à la régence à présent que le féroce Amalric avait péri. Elle n'imaginait pas une seule seconde que son petit-fils ait pu prendre part à l'assassinat, et encore moins qu'il ait porté le coup fatal ; mais le garçon avait eu son rôle à jouer, même inconscient, dans la machination qui lui avait ravi son premier-né… Et laissait, de ce fait, le pupitre de l'assemblée à Céorn seul. Bien qu'il soit du clan bleu, Edric n'avait pris d'Amalric que les traits émaciés et l'œil délavé. De ses aptitudes et de son talent, de son autorité, il ne démontrait rien. Mahenn l'avait cerné, à l'enfance, en observant ses faits et gestes pour tenter d'y reconnaître la fibre ambitieuse du clan Rouge ou la prestance des pères-de-la-nation – peine perdue. L'héritier était tristement ordinaire. Puis elle l'avait égaré, quelque part au début de l'adolescence, lorsqu'il avait commencé à se désintéresser de ses titres. Le Prince, qui aimait bien lui tenir la main, à six ans, ne lui accordait aujourd'hui plus que de vagues sourires protocolaires, dans les couloirs du château…
Presque autant de ses propres soldats rouges que de soldats bleus, sous l'ordre souverain, avaient gagné le Pénitencier. Céorn s'était montré docile, en conviant les bannerets de chaque famille comme il avait convoqué l'inquisition du temple. Il avait veillé à n'écarter aucun ministre, délégué ou bailli, et à communiquer chaque pas de son enquête auprès de chaque institution. De l'enquête officielle, du moins. Tous les quarts d'heure, une secrétaire lui apportait un petit billet roulé sur un plateau et Mahenn ne le lisait que d'un œil, moitié mieux informée par la meute d'espions personnels qu'elle avait envoyé aux quatre coins du domaine.
Presque aussitôt, l'invitation très cordiale du 1er Conseiller à le rejoindre pour un entretien privé, hors de la chambre bleue et loin des affaires de l'état. Il veut me tenir écartée du conseil… Mais Céorn administrait déjà le Fort, et il fallait un septième membre à la chambre, ainsi qu'exigeait la loi. Elle avait donc revêtu son habit le plus formel, et s'était rendue de pied ferme jusqu'à la table de verre pour y représenter la Cité. Contre la moquerie, contre les mutins, contre vents et marées…
Elle avait évidemment cédé la régence à Céorn. Avec l'héritier retrouvé dans une mare de sang, elle aurait été peu inspirée de vouloir s'empêtrer d'un sceptre quel qu'il soit, et comptait bien sur le 1er Conseiller pour prendre le temps de s'en remettre à ses barons. Ses querelles avec le Général De-la-Colline au sujet du front, l'audace de Ronon et les théories farfelues du Doyen Véhan lui occuperaient l'esprit, si bien qu'elle aurait la liberté de fouiller elle-même les profondeurs de la Bastide. L'un de tes ennemis t'a supplanté, mon fils… Lequel ? Le Trésorier était un imbécile, au même titre que l'avait été son père Adric De-la-Cité. Fidel, le cadet de Céorn, se comportait comme un chien de garde avec les siens, mais il était loin dans son Chenil. Avec le Prince, ils étaient les derniers bleus de souche, la lignée centrale de Cordéus. Les héritiers de Gerdric. Je ne manquerai pas d'offenser tout le cousinage si, par malheur, j'en venais à offrir le trône au clan de mon père… Elle aurait bien été la première à y parvenir.
Le réformiste Céorn De-la-Cité, aîné du prince cadet Aldric, était ministre du territoire et 1er Conseiller à la table de verre, ce qu'elle ne s'était jamais expliqué. En outre, il ordonnait au Fort qui comptait parmi les baronnies de main les plus riches et les plus armées. Amalric, pour des raisons qui n'appartenaient qu'à lui, semblait lui avoir trouvé quelque intérêt… Elle savait bien que Céorn était intelligent – oh, ça oui ! – mais elle n'appréciait pas la manie qu'il avait de vouloir contenter tout le monde en permanence. Il n'avait pas les épaules d'un Roi. Pourtant, c'est le plus proche de tenir le sceptre… Si le cousin De-la-Cité prenait la place de berger à la place d'Edric, elle-même n'aurait plus aucun lien de sang avec le trône. Mais s'il y échouait, c'était les généraux, les gouverneurs et les capitaines natifs qui risquaient de lui prendre le pouvoir sous le nez sans hésiter à l'arracher au cadavre d'Amalric… Aucun d'eux n'est de sang royal. Il me faut garder l'œil sur le petit… Et, par le biais d'Aimon, sur son procès en cour d'honneur. Son talon frappa le sentier quand Madame La-Rouge s'extirpa de sa litière, et le Juge émergea doucement de l'obscurité pour l'accueillir.
Comme souvent, Aimon ne s'était embarrassé d'aucune délégation. Mahenn avait pris la tutelle de son neveu quand Gidéon, son propre frère, avait passé l'arme à gauche. Tel le prince Aldric et son épouse, tués au Fort dans un incendie Moqueur, Gidéon était parti sous le coup d'un orage assassin, égaré dans les Îles folles de l'Ouest. Depuis, Mahenn s'était chargée d'éduquer le Rouge aux yeux brillants. Sa peau laiteuse et son sourire carnivore rebutaient les autres enfants, et on l'appelait souvent l'albinos – ce qu'il n'était pas. Né de père citéen et de mère De-la-Tour, Aimon avait combiné la pâleur spectrale de la vallée à la blondeur du huitième fief… Avec les rubis étincelants de son clan et son uniforme de neige, il s'était fait une réputation d'homme menaçant. Et il entretenait son aura pour ne pas perdre une once d'autorité, ainsi que Mahenn le lui avait vaillamment enseigné…
– Madame, murmura-t-il. La dépouille du Roi est au Temple. L'onguent a été appliqué. La crypte sera bénie par les prieurs tout au long du jour. Ils sont prêts à faire brûler le Feu suprême…
– Nous ne serons prêts pour une telle chose, mon neveu, que lorsque j'aurais parlé avec le Pasteur, souffla-t-elle. A-t-il été prévenu de notre arrivée ?
– Bien sûr, Madame…
La passerelle, qui liait directement la tour Divine au perron du Temple, n'allait pas plus loin au nord et il fallait, comme tout pèlerin, traverser le domaine à pied pour parvenir à la chambre funéraire. Mahenn, prenant Aimon par le bras, chassa l'escorte rouge qui voletait telle une nuée de moustiques gorgés de sang autour de ses soieries ; il y eut de solides contestations et la dame dût user de son autorité suprême pour faire taire les plus zélés. Ni sa secrétaire, ni ses soldats, ni ceux du Conseiller ne devaient entendre ce qu'elle avait à divulguer. De longues traînées rosâtres, tartinées de nuages aux pliures cotonneuses, traversaient la vallée par l'est et découpaient l'ombre de la Cité sur le Pré aux oiseaux, pendant que l'air charriait un doux parfum de bois mort et humide. Les rayons du soleil avaient envahi l'horizon sans s'annoncer pendant qu'elle s'était trouvée à bord du véhicule. Ç'aurait dû être une belle journée.
À travers le mur de briques cloutées, un escalier aux lampions faiblards guida les visiteurs jusqu'au parc invariablement fleuri qui s'étalait sur le plateau central en surélevant l'édifice d'un blanc immaculé. Leur Temple suprême agençait son domaine d'autant de façons créatives et subtiles qui y laissaient voir la griffe du Fort, du Moulin et du Rouet, de la Tour et de l'Orgue parfois ; et sur la flèche diaphane de son chapiteau principal, dans la pierre sèche la plus éclatante, le chamois de roc que l'on connaissait dans la vallée. De petites chapelles pullulaient sur le gazon gondolé (où travaillaient les jardiniers, avant que le Pasteur n'y soit conduit pour sa balade digestive du matin), et quelques-unes arboraient les vitraux orangés de la Forge, ou reflétaient l'aube de leurs coquillages incrustés dans le mortier, comme à la Baie. Tout un tas de statues élancées toisaient la reine-mère et son neveu, alignées en un hémisphère d'élans pétrifiés sur un cadran solaire gigantesque. Des Pasteurs, des pasteurs à ne plus savoir qu'en faire, pensa Mahenn, maussade, en croisant le regard vide de Rédric, Védric, Baelfric et Gaelborn, qui donnaient l'heure avec dédain, leur longue robe de satin cousue de marbre. À tour de rôle, ils avaient passé le sceptre au nouveau berger… Aucun de vous n'a connu le plus intrépide. Aucun de vous n'a eu à dompter Amalric.
Au milieu du parc strié par un ruisseau chuchotant se tenait un pont ogival en lattes de bois, éclairé à la torche, avec un large préau qui constituait la sublime stature du Dieu-berger en personne. Ses membres forts, érigés dans le cuivre et animés par les rouages, bandaient le muscle de l'automate étincelant comme s'il s'apprêtait à se jeter sur le chemin. Nul autre sentier que celui du géant pour trouver les portes du salut, et nul autre passage que le petit pont garni d'un millier d'offrandes… Manteaux de laine, paires de gants et écharpes, dés à coudre, gibier et ragoûts ; autant que pouvaient en laisser les (nombreux) fidèles des treize baronnies. D'un bâton aux mêmes proportions, dont l'extrémité servait de luminaire invisible au soleil, le géant à dos de laine, aux sabots de fer et à la botte de paille (et une dizaine d'autres attributs tout aussi ridicules) dominait le jardin. Un Continent minuscule lui hérissait le dos.
– Foi et Puissance, murmurèrent Mahenn et Aimon d'une seule voix, en passant sous ses genoux pliés par le poids du monde.
De l'autre côté du pont reposait le chapiteau somptueux, tendu dans la toile la plus pure et la plus solide comme un heaume de papier sur un visage de pierre. Autour des portes (dont l'arc uni pointait vers la Divine), la longue bannière du berger – un fil de laine serré autour d'un index qui désignait le ciel – ornait les arches à angles droits et les piliers de marbre, desquels on avait déployé deux balises lumineuses d'un bleu azur aux motifs dorés. Le chapiteau, de sa haute rotonde plus bombée encore que celle de la Bastide, s'enfonçait dans le sol comme un bulbe géant, les couches façonnées par de grands arcs de cercle en briquette d'albâtre. Tout en largeur enfin, deux galeries à colonnades courraient de gauche à droite pour encercler le parvis de l'édifice.
Sous ses airs impénétrables, qu'elle savait décoder, la dame sentit que le Juge était nerveux. Si la fin d'Amalric représentait la fin d'un monde, pour elle – le sien –, il en était autrement pour le jeune magistrat. Rouge de souche, dernier légataire de leur clan et prochain héritier de la Banque, Aimon avait grandi dans l'ombre du souverain, et il avait tout intérêt à faire un pas en avant s'il voulait entrer dans la lumière. Calme-toi, songea Mahenn. Il n'est pas temps d'être ambitieux. En écartant Roi et Prince, l'ennemi avait ouvert la chambre aux autorités Vertes De-la-Colline, et leurs alliés Des-Rosiers ; aux Gris-Bois qu'avait représenté Lisbeth ; et aux cousinages bleus. Elle était la seule à pouvoir défendre la famille Rouge à la Bastide… Pour cela, il valait mieux distribuer les honneurs plutôt que les demandes – à l'exception, bien entendu, du feu suprême.
D'un côté, elle voulait mourir en ayant porté elle-même la triste nouvelle d'un zénith en déclin, à la chute d'Amalric ; et reposer auprès de lui dans la crypte royale du château, quand s'en viendrait le crépuscule. Mais elle voulait, de l'autre, se rapprocher du prieur et s'assurer de sa posture, avant de laisser le monde avaler son héritage. Pour la Foi et la Puissance.
Mahenn leva des narines froncées vers le nef vrombissant qui couvrait le front du temple comme un furoncle. La voilà, la vraie reine…
Une gigantesque roue horizontale agitée de pales grinçait au vent en pivotant sur un axe de chêne, tandis que six hélices vapomotrices en portaient l'habitacle, paré de verrières et de vitrail bullé. Le nef laissait choir de lourds sacs de sable aux quatre extrémités de ses pontons. Comme le Roi-berger, enfermé dans un Réverbère, l'Oculie suprême logeait parmi les brumes, suspendue dans sa grande lanterne rougeoyante qui battait l'air vaporeux. Vulgaire… Grimpant les marches quatre à quatre, le jupon relevé, elle s'avança jusqu'aux battants. Au-dessus du panneau, le tampon du temple quadrillé par la bonne-fortune que l'on retrouvait sur les armes de son bataillon, le galon de ses paladins et la face de son propre sou-berger.
– Ouvrez.
Derrière les portes aux heurtoirs à têtes de béliers, le sanctuaire principal de la dynastie-bergère osait un dégradé de couleurs que les murs extérieurs ne laissaient pas deviner. L'autel consacré, doublé de laine, était flanqué de deux bassins où filaient les têtards et les lucioles. À mi-hauteur du plafond, le spectrodrome jetait une lumière brûlante sur le large pupitre où reposait le Codex. Des versets de celui-ci défilaient sans un bruit le long des murs, gravés sur une série de panneaux en lamelles de bronze aux parcours interchangeables. Deux piles de gradins se faisaient face, au milieu desquelles Amalric, enfermé sous une cloche invisible, commençait à noircir. Elle se précipita.
Aimon tenta de la ceinturer ; « Je veux le voir », grogna-t-elle.
La dame fit sonner son escarpin du sol carrelé aux boiseries peintes de blanc qui supportaient la toiture effilée de la bergerie, comme le pont fermé d'un navire. En dépit de l'heure matinale, plusieurs prieurs aux allures apeurées arpentaient le couloir et sans un murmure, filèrent entre les chandeliers pour retourner à leurs profondeurs monastiques. Une prédiction entière signée par Albaran couvrait le spectrodrome d'où de vives lueurs bondissaient pour faire scintiller la bulle d'Amalric… Madame Mahenn, le cœur lourd, observa son premier et dernier né.
La mâchoire anguleuse et les lèvres fines, délavées, deux yeux profondément enfoncés dans leurs orbites et un grand front soucieux, découvert par un chignon aux barrettes étroites qui lissaient sa toison d'argent. Le tout couvert d'un uniforme bardé de médailles, de galons et de broches remises à neuf, dans une cape où s'entassaient les étoffes bleues, rouges et blanches de ses ancêtres, de son clan et de son titre. Plusieurs montres et bijoux, une paire de gants de cuir, un sabre d'ocre cérémoniel et une lourde liasse de correspondances personnelles ornaient, ainsi que de coutume, le tombeau du Roi-berger. S'il vivait encore, il étoufferait, sous ce tas de babioles…
En dépit de son visage aux contours bleus, c'était le sang-froid et l'aura de sa mère qu'Amalric avait pris. Plus jeunes, ils avaient arboré la même toison caramel.
L'expression qu'elle lui attribuait, dans la mort, s'apparentait à de la surprise. Ton bourreau t'était-il familier, mon garçon ? Pour rehausser un peu le teint de ses cernes profonds et de ses pommettes décharnées, les prunelles du temple l'avaient maquillé à outrance, et coiffé d'un diadème qui subirait la crémation sur son illustre chef. Sans une respiration, la dame recula pour le contempler tout entier.
Mahenn savait bien qu'Amalric s'était détourné d'elle, il y a longtemps. Il avait eu beau la considérer avec tous les égards qu'il devait à sa reine-mère, à son bailli et à sa Banque, il n'en était pas moins devenu boudeur, depuis une vingtaine d'années.
Autrefois, il avait fait le bonheur fou de son père Ulfric. Le berger, en épousant la fille Rouge, avait scellé un pacte puissant entre le clan bourgeois et la famille royale, qui se côtoyaient sur l'îlot artificiel depuis la fondation de la Cité. Pour la première fois de l'Histoire, le porteur du sceptre à naître serait mi-bleu, mi-rouge. Pour la première fois, le meneur du troupeau régnerait tant sur la Cité qu'à la Banque, et sur l'ensemble du Continent en cumulant plus de pouvoir qu'aucun duc, aucun roi et aucun baron eut jamais détenu… Finalement, Mahenn avait produit non pas un, mais deux garçons, une fille entre chaque, et même un petit-fils qui, à son tour, hériterait du sceptre (et de la gouvernance Gris-Bois, resserrant encore les alliances de la capitale…). La reine-mère avait mené la bannière de son clan aussi haut qu'il était possible. Bien qu'Ulfric se soit révélé un époux médiocre, elle avait cru son destin de mère et de reine définitivement accompli, et s'était réjouie d'avoir porté le monarque le plus illustre de son époque. Et ce, jusqu'à ce que la tare bleue, logée dans la semence d'Ulfric, ne la rattrape.
Tristan, né sur le tard et mal pourvu, lui avait causé bien des souffrances, dès la délivrance et au-delà ; mais il demeurait présent dans l'ordre de succession, et très haut placé. Quant à la princesse Merwenn, qui n'avait pas eu de prétention sur les clés de la chambre, elle était morte avant de se marier. En lui prenant Amalric et Edric au cours d'une seule nuit, l'ennemi avait piétiné ce que Mahenn La-Rouge avait passé sa vie entière à construire. Plus d'époux, plus d'enfants. Plus de raison d'être. Je ne suis qu'une plaisanterie…
Elle-même n'avait jamais voulu donner la vie. Admirative de son père Gereth (dont elle avait appris à gagner l'estime jusqu'à ce qu'il lui offre les clés Rouges, au détriment de Gidéon), Mahenn était avant tout une dame d'esprit et de calcul qui rêvait d'anoblir le nom de son clan, et pour ses propres faits d'armes. Mais, esseulée à la Bastide, privée de tout ce qui la liait au sceptre, elle n'était plus que veuve ; la veuve, seule et fatiguée.
– Madame ?
Aimon l'avait suivi à pas timides jusqu'au tombeau. Elle frotta discrètement la goutte invisible qui perlait à sa paupière.
– Souhaitez-vous rester seule en compagnie du Pasteur ?
– Pas le moins du monde, marmonna Mahenn.
Elle lui lança un regard froid, tandis qu'il l'observait derrière l'écran de fumée d'encens boisé, et rappela dans un souffle :
– J'ai besoin, mon neveu, que vous soyez sur le qui-vive. C'est à vous, désormais, que je m'en remettrai quand viendra le temps de rendre les clés de la Banque… D'ici à ce que ce jour singulier arrive, vous aurez encore moult à apprendre de cette Bastide. Restez-donc. Écoutez-bien. N'omettez rien. Sans quoi il pourrait vous venir plus d'idées aussi habiles que celle d'aujourd'hui…
– Une idée, Madame ?
– Quel coup de génie, reprit-elle sitôt, de jeter le baron-mutin dans la balance. Pensiez-vous faire là un trait d'esprit ? Ne croyez pas les flatteries de la chambre bleue une fois enveloppé de ses murs, neveu, car elle ira en flatter d'autres à vos dépends dès lors que vous n'y serez plus convié… à commencer par ce maudit sorcier !
Aimon se défendit d'un hochement de tête contrarié.
– Madame ! J'espérais simplement rappeler au Conseiller ce qu'il oubliait de voir… Et ne pas lui laisser l'occasion de s'en prendre à ceux de notre clan !
Elle leva un rubis au nez du magistrat, les lèvres pincées, les yeux habités par le mépris ; comme un avertissement.
– Je suis de la maison De-la-Cité, encore et jusqu'à ma fin ! Souvenez-vous en, à l'avenir, surtout quand il s'agira de parler hors les murs du 1er Quart ! Et vous-même êtes baron à son assemblée… En agissant ainsi, vous étiez le tout premier à jeter l'opprobre sur l'un des nôtres, au lieu de faire profil-bas pour laisser les seigneurs se désigner entre eux… (elle jeta un regard soupçonneux au petit prieur qui passa près d'Amalric). Mon père et ses aïeux ont-ils gagné leurs honneurs par la rumeur et la délation ? Ou en jetant sur les rails le premier venu, pour en tirer quelques piécettes… ? La question est rhétorique, ne vous y fendez pas la tête. Non. Nous nous quémandons pas, n'oublions pas, et ne faisons pas d'esclandre. Nous sommes la tête pensante et le cœur de cette Cité. Le conflit vain et abscons entre les bleus et les gens Du-Pic continue, sans faillir, à occuper l'esprit de ces messieurs qui s'agitent comme dans un bac à sable. Je ne tomberai pas assez bas pour m'intéresser à leur affaire.
Aimon, qui avait pris de l'assurance avec l'âge, maugréa tout de même :
– Le mutin fait cependant un excellent suspect…
– Un suspect haut perché dans son Manoir, au sommet d'une montagne gelée et à deux baronnies de la vallée ! Les excellents suspects sont ici, mon neveu, à la Bastide ! Nous en sommes, vous et moi, autant que le reste de ses résidents…
– Vous ne croyez pas aux délires hérétiques ?
Mahenn jeta un regard attendri à Amalric, les yeux humides.
– Il y a un mal qui a surpris le Roi, cette nuit. Qu'il se soit entiché d'oculies, d'ermites ou de fées, ou que le Dieu-berger en personne soit intervenu dans l'affaire, je n'y accorde, pour l'heure, pas grand intérêt…
Elle désigna les treize poutres qui s'alignaient au plafond. Sur chacune d'elle et d'une écriture fine et adroite s'étalaient deux des vertus de leur fédération. Treize devises élémentaires, qu'un demi-millénaire de transhumance avait ancrées dans les mœurs. Toutes louaient les qualités capitales du Codex que l'on trouvait dans un fief ou l'autre. Le Force et Devoir du Fort avait remplacé l'ancien Honneur et courage. Au Chenil, la baronnie-du-flair, c'était désormais Dévotion et Détermination. Silences et Harmonies à l'Orgue. Patience et Tempérance à la Tour. Celles des Racines, bien sûr, étaient couvertes par une banderole de soie…
Mahenn pointa du doigt le Foi et Puissance citéen, encadré par deux houlettes du même blanc que les briquettes du mur. Aimon regarda, muet.
– C'est là que se joue le vrai conseil, murmura-t-elle. Pas auprès de l'État. Ne soyons pas hâtifs de tourner le dos à la chambre bleue, mon cher neveu. Il nous faudra agir au bon moment, quand il y aura tout à sauver. Je ne me contenterai pas des miettes de la lignée bleue. L'ennemi a déblayé le chemin vers le sceptre. Mais pour cela, il s'est donné pour but de massacrer mon fils… Et je n'aime pas qu'on touche à mes affaires. Laissons les De-la-Cité se jeter la honte, s'accuser, et se déchirer entre cousins et lorsque l'un d'eux aura commis un faux pas irréversible, et quand la fédération aura fait la lumière sur ce drame, nous n'aurons qu'à nous servir dans les cendres chaudes de leur conflit. Qu'en pensez-vous, Monsieur le Juge ?
– Je suis à vos ordres, Madame, dit Aimon en s'inclinant aussitôt.
Tu le prétends. Mais n'as pas la carrure de mon fils.
Un grincement de porte les interrompit pour laisser entrer la bedaine et l'air à peine nonchalant de sa Sainteté, le Pasteur Daelric 2e. Élu Pasteur du Temple suprême par le consul près d'une décennie plus tôt, le Grand prieur s'était laissé aller à un jovial embonpoint et à une calvitie filandreuse. Sa tête ronde et ridée abritait deux yeux plus gris encore que ceux du Roi défunt, plus perçants que ceux d'Aimon, plus sévères que ceux de Mahenn. Un petit rictus jaunâtre et un nez aux larges narines lui donnaient un visage de pantin habité. Dandelion Tisserand, de son nom de naissance, avait connu soixante-seize hivers et aurait dû, pour la première fois de son règne, passer le sceptre-berger à l'héritier… Probablement ce qui l'a tiré du lit !
Il ne portait pas encore l'habit pastoral, mais une élégante robe de chambre à coutures d'argent sur laquelle il avait passé le manteau de laine, et tenait du poing son propre sceptre, la houlette blanche à clochettes d'or. Ses bajoues frémissaient.
– Madame La-Rouge, pardonnez mon accoutrement… !
Quelques minutes d'oreiller supplémentaires ?
– Grand prieur, je vous suis reconnaissante d'être venu si vite. Vous savez quel mal me ronge… ajouta-t-elle en désignant la dépouille, sous la cloche étincelante.
– J'ai été informé par mon aimable Intendant. Le consul s'est mis au travail à la minute même de son arrivée. La cérémonie de passation est un rituel à la fois long et complexe, Madame, mais nous autres, porteurs de houlette, avons œuvré dès la macabre nouvelle pour rendre à Sa Majesté la dignité qui lui est due…
– Et vous l'avez fait sans faute ! (à l'exception du maquillage, et de la robe de chambre…).
– Son Altesse sera-t-elle bientôt prête à prendre le sceptre, Madame ?
Elle sortit le mouchoir de son corset et, l'air accablé, se mit à frotter le coin de ses yeux givrés avec une irréprochable authenticité.
– C'est une question pour notre Haut Juge, Pasteur…
Aimon inclina du chef devant l'autel consacré sans cesser d'observer le prieur, et ajouta deux doigts rutilants à sa poitrine.
– Monseigneur Rouge De-la-Tour, salua le Pasteur. C'est avec une grande tristesse que nous vous accueillons au sanctuaire… J'espère que l'Intendant ne vous a pas précipité à la crypte. Le pauvre homme est assailli de prieurs paniqués.
– Le Roi et moi-même avons été reçus avec la meilleure distinction, Sainteté. Quant au jeune Prince, il est détenu au Pénitencier, dans l'attente de son jugement…
– J'ai entendu cela… J'ose espérer qu'il sera vite réhabilité ?
Alors que le Juge restait en retrait, planté comme un piquet au côté de la bulle de verre, Mahenn plia le mouchoir pour mener son Pasteur vers le spectrodrome. D'un pas mesuré, elle se fit accompagner par le septuagénaire odorant (la sueur et l'ivresse) à la statue qui occultait le mur du fond, automatisée aux articulations telle une imitation aux proportions plus réalistes du Dieu-berger, dans le parc.
– Aelfric Du-Lac, le Pasteur originel, qui a emmené le sceptre-berger en pays de l'Arbre, chevrota le prieur. Vous connaissez bien sûr son histoire, Madame… ?
Elle décrocha son regard de la statue pour revenir au Roi défunt, dans le rayon de soleil mordoré que le Juge continuait à esquiver.
– Aelfric a délivré le message du géant aux Ducs de l'Arbre, il y a cinq siècles. Quand le Duc Amalric 1er a péri d'une fièvre, le prophète a reconnu le premier Roi-berger en son neveu Modric. Le temple fut édifié la décennie suivante et ainsi naquit la fédération des treize baronnies.
– Peu se souviennent encore qu'Amalric 1er était destiné à porter le sceptre…
– Ma mère était pieuse.
– Et vous ne l'êtes pas ?
La dame ne se détourna pas du beau visage, pâle et pétrifié, de son aîné.
– Le clan Rouge a-t-il jamais failli aux offrandes du berger ? interrogea-t-elle.
Par offrande, elle entendait étrennes exorbitantes.
– Pas une fois en cinq-cents ans. Les gens de rubis sont les fiers agneaux du géant.
– C'est au géant qu'ils doivent tout, Grand prieur (elle récita) : « Pendant que toi, paysan, tu laboureras le sol qui t'a été confié, toi, le chevalier, lèveras la bannière contre l'ennemi de ton protégé… ». Livre 4 du Contrat au Mérite…
– Pièce 3, Lettre 15. Combien de fois avez-vous lu le Codex, Madame ?
– Chaque matin de chaque année, du Pot d'or au printemps. Mais je ne me présente pas à vous seulement en qualité de reine-mère, Sainteté. Je suis aussi bailli, et très inquiète pour notre Cité.
Il la considéra avec une chaleur blanche.
– Que le berger vous a-t-il murmuré, mon agneau ?
– J'ai appris l'autre langage du berger. Celui des nombres. Celui qui scinde le roc, et qui coupe le textile, et qui distribue l'orge et la paillasse… Celui qui récompense l'honnête mouton pour son labeur, et qui se dilue dans les rouages de la fédération pour tenir, et entretenir la Foi et la Puissance. Car c'est ainsi que s'est élevé notre parti pastoral au fil de sa dynastie, n'est-ce pas ? C'est ainsi que la Banque a réparti les dons du géant à dos de laine sur le Continent. Grâce aux comptes, aux billets garnis de chiffres tels les mots habitent le Codex…
– Votre efficacité à l'entreprise, Madame, dépasse les souhaits du géant. Mais de quelle inquiétude parlez-vous donc ?
– Une dette écrasante oblige le sceptre auprès du Temple. Je crains que mon fils le Roi, dans sa folle ambition, n'ait point dépensé ses trésors avec autant de parcimonie que votre Intendant ait pu le faire. Une dette, selon mes registres, élevée à plus vingt-cinq mille sous-bergers ; convertis en six billets d'une valeur de dix milles sceptres chacun, très exactement, et par mes soins.
– Nul ne peut vous cacher ses finances, admit le prieur avec douceur.
– Je les protège et les alimente, comme un feu que l'on ne peut laisser mourir. Je suis, si vous le voulez, l'oculie de nos dépenses, Sainteté…
Le Pasteur tenta de la rassurer :
– J'ai bon espoir, Madame, de voir les fidèles s'en venir à notre secours, car il serait très embarrassant d'importuner le Conseiller en de pareils temps de malheur… Le seigneur Céorn devra préserver les joyaux d'Amalric jusqu'à ce que l'héritier tienne le sceptre et la tâche est assez lourde, quand on sait comment son père a honoré sa bannière !
Elle le remercia en battant des cils.
– Le berger bénisse votre patience, Pasteur. Mais les dons n'y suffiront pas… Le trésor bleu ne pourra rembourser sa dette qu'au crédit de la Banque, sans Amalric à sa tête. Et l'actuel régent, Céorn, n'a pas une goutte de sang rouge…
Et elle se tût subitement. Le prieur la dévisagea, sans se départir de son rictus, puis demanda humblement :
– Que puis-je faire, Madame, qui vous soulagerait d'un peu de votre peine ?
Sans cesser de faire trembloter sa lèvre, le regard éteint, Mahenn répondit :
– Je souhaiterais vous recevoir chez moi, au plus vite et dès lors que vous aurez eu tout le temps nécessaire pour préparer les funérailles. Jamais je ne retrouverai le courage et l'entrain qui m'animait du vivant d'Amalric et ne peux me résoudre à errer, seule, sans aucun de mes trois trésors les plus bénis, dans les gradins du Temple. À l'autel que j'ai à disposition, en Divine, défilent les dames de la cour les plus éplorées… J'ai besoin de vous, Grand prieur ; de vos lumières et votre sagesse. J'ai besoin du Dieu-berger ; en ce jour plus que jamais, et ne pourrai le trouver seule dans les méandres de mon chagrin… J'ai peur. J'ai peur de perdre son soutien. Nul autre que vous ne peut lui parler comme vous le faites… Laissez-moi l'implorer à travers vous. Par pitié.
– Madame, si vous désirez l'isolement, c'est avec joie et discrétion que je vous recevrai dans mes quartiers…
– J'en conviendrais, s'il n'y avait pas, Sainteté, tant de prieurs dévoués à autant d'idoles et prêts à remettre en cause les dernières convictions du Roi…
Il parut légèrement surpris. Déposant une main charnue sur son épaule sertie de perles, le prieur murmura :
– Les autres partis ? Sont-ce les moines du temple Noir qui vous effraient ?
– Les Lusanthiers, plutôt, répliqua-t-elle. J'ai ouï dire qu'on en trouvait encore, en ville, pour traduire le déchu. J'ai entendu des larmes et des hurlements, à la cour. J'ai vu plusieurs des dépouilles abandonnées par l'ennemi… C'est un massacre odieux, Votre Sainteté. Le crime contre-nature d'un démon. Je n'ai pas oublié les oculies dévouées aux versets de Lusanth… Et vous ? Vous souvenez-vous des impies ?
– C'était il y a trois siècles au moins…
– Et pourtant, l'un de ces rituels m'a arraché mon aîné il y quelques heures à peine.
Le Pasteur leva l'index à son front pour en appeler au géant.
– Madame La-Rouge, entre ces murs, vous n'avez rien à craindre des Lusanthiers, de la pensée Du-Phare ou de quelque sous-ordre que ce soit ! Le géant surveille sa maison !
– Ce sont des soldats de rubis qui gardent la mienne. Et ils resteront à mes côtés jusqu'à ce que la Bastide soit purgée de toute sa vermine Ancienne…
Le Pasteur, à l'évidence, répugnait à évoquer la première dynastie à l'intérieur de son sanctuaire. D'un air contrit, il déclara :
– Soit. Nous nous entretiendront où il vous plaira…
Elle porta encore la main à son cœur.
– Le géant bénisse le consul de vous avoir choisi, Grand prieur. Vous seul saurez passer le sceptre à son prochain porteur… Est-il temps pour moi de faire brûler le feu suprême du Temple ?
– Le consul vient de contresigner l'acte de décès, Madame, chuchota Daelric, la mine basse. De ce côté, si vous le voulez bien.
Le vieillard fit accourir deux prieurs minuscules pour amener la dame vers un boîtier suspendu, enchâssé dans une longue cage de fer forgé, étroite et verticale. D'un coup de clé, il ouvrit le loquet et extirpa un levier aux doubles manettes de cuir blanc, pendant que les gamins tiraient les chevillettes qui bloquaient le mécanisme aux côtés. Mahenn empoigna le guidon et s'y appuya de tout son poids.
La pipe titanesque qui ornait le fronton leur parvint jusque-là tandis qu'elle hurlait sa vapeur blanche et crépitante dans le ciel de la Cité. Au-dessus de leurs têtes, au sommet de la bergerie, le phare qui soutenait la flèche se mit à geindre, puis à rugir et soudain, explosa dans un torrent de lumière blanche. Le Continent savait, à présent, qu'elle avait perdu tout sens à sa vie. À moins de le récupérer, pensa-t-elle, en retournant d'un pas lent vers le Haut Juge. Le Pasteur, doucereux, ordonna la note du rendez-vous et, l'ornement de sa robe de chambre scintillant sous le jour, voleta hors du sanctuaire. Aimon attendit qu'ait résonné la troisième porte pour murmurer :
– Qu'espérez-vous de lui, Madame ?
– Son amitié, mon bon neveu.
22. L'essence de piété
L'effluve acide et les effets abrutissants de la liqueur interdite avaient mené le rouquin à un état d'hébétude avancé.
– J'te r'mets la même chose, Norton ?
Aiden, se redressant, le gratifia d'un long regard vitreux. Comment il m'a appelé, celui-ci ? Le barman était flou et dédoublé comme un calque et il voyait ses quatre yeux (de ses propres globes injectés de sang) le dévisager avec inquiétude.
– Norton, hein ? grogna-t-il dans un souffle dont il perçut lui-même l'aigreur.
Il s'enfila une autre rasade d'un verre qu'il déroba à tâtons et scanda :
– Norton Des-Sables, la pince-de-crabe, et plongeur de la Baie ! C'est bien ! C'est le nom qu'on me donne, par ici, au… (Où ça, exactement ?)
Oscillant sur son tabouret, il essaya de détailler les contours phosphorescents du bar enfumé où il avait lamentablement échoué. Ah, oui ! La miniature d'un aérostat à l'échine de toile en guise de lustre, les globes suspendus aux poutres, et des conserves empilées sur chaque table pliable qui s'ornait de sa propre tireuse à bière. Le barman s'appelait Brod… ou Drob. Ou peut-être bien Valcefier. À force de mentir, tu as fini par t'y perdre ! Un duvet auburn sur les tempes et un menton à y percher du linge par beau temps avec un vieil uniforme reprisé du café, de l'âge d'or où il prospérait à ciel ouvert. L'Ermite, voilà ! se souvint-il. Un petit salon clandestin, dans les sous-sols du 1er Quart. Son prénom, c'est Boderic.
– Vas-y, Bod, rempile ! J'ai l'intention d'aller nulle part.
Aiden se fit servir un nouvel hydromel et reprit sa dégustation en détaillant la clientèle d'un œil discret. En général, il ne débarquait à L'Ermite que lorsqu'il lui fallait s'isoler drastiquement de l'ordre car il n'y accueillait pas de membres (du moins, à sa connaissance). C'était là que le musicien menait à bien les affaires dont il ne voulait pas voir la trace sur son dossier anonyme. S'y était-il rendu d'instinct après avoir égaré l'héritier… ?
Quelqu'un l'effleura en passant près du bar et Aiden porta doucement la main au ceinturon. Vas-y. Essaye-donc. Un ivrogne avec un baluchon bien généreux, ma foi ! Voilà c'que tu te dis… Sans même déposer son verre, il caressa délicatement l'étui attaché à sa cuisse. L'autre perçut son geste et s'évapora comme un fantôme. À d'autres ! Puis il tâta le fond de sa poche, pour en extraire l'ordonnance. Le tracé laborieux de l'ennemi, sa trajectoire de repli et l'itinéraire respectif des escouades saphir, rubis et émeraude ; et l'horaire supposé de l'évasion, et le positionnement des neuf factions prêtes à prendre le relais, et autant d'autres équipes réparties aux croisements stratégiques de la ville…. Il y avait quelque chose de désespérément méticuleux dans le plan d'extraction, qui laissait entendre une préméditation de longue date et moult points d'entente entre le Commodore et l'ordre Noyeur. Au moins cent membres dévoués s'étaient positionnés dans la Cité, prêts à utiliser la clé, le mot de passe ou le code qu'on leur avait attribué. Le geôlier qu'Edric avait prénommé Beltom, d'ailleurs, ne semblait avoir trépassé qu'au caprice du hasard… Il avait appelé sa troupe en renfort à l'approche de la nécropole, et mené à bien l'interception ; qui constituait la deuxième étape du plan. La troisième étape se résumait à la condamnation rituelle qui donnait à l'ordre Noyeur son sens le plus ancien.
Aiden lorgna sous sa chemise, dont la tâche rougeâtre commençait à sentir. Il n'avait pas pris le temps de nettoyer sa hanche velue, qu'il avait aussitôt bandée par un tissu régénérant dont le contact lui réchauffait la peau en réparant les chairs. Et depuis, il n'avait cessé de frictionner et de tirer sur l'écharpe qui peinait à faire son œuvre. Comme le reste de son arsenal précieux, dissimulé dans l'octoluth, la trousse médicale lui venait de ses généreux Sénéchaux, et s'accompagnait d'une rangée de fioles dont le contenu permettait au bas mot six transmutations différentes : pâte de vision noxiculaire, colorisation de fumée, reconstruction des tissus et autres merveilles dont il avait (depuis) bien du mal à se passer. Ainsi que le faisait l'essence de piété qu'il s'envoyait par litres (distillée grâce à la treizième transmutation que prohibait l'Académie), l'ordre exerçait sur lui fascination et accoutumance ; et il devenait de plus en plus difficile d'y évoluer sans susciter le soupçon. En outre, Aiden se laissait souvent prendre au jeu du mystère, quand les rouages de l'ordre résistaient à ses enquêtes…
Tout en sirotant, il contempla son visage pétri d'épuisement dans le miroir. Il avait prodigieusement vieilli ces dernières années ; des ridules tannées et des mouches brunâtres envahissaient ses tempes. Son sourire, départi d'une prémolaire, avait jauni avec le temps passé à consommer et il ne restait plus grand-chose de sa toison roussie, aux quelques pelades contournées de gris.
Te mettre la tête à l'envers, voilà qui t'aidera à retrouver le petit !
Ils étaient fort nombreux à se mutiner contre tel ou tel organe de la Bastide, et à intriguer autour des quatre clans de la Cité. Aiden Du-Lavoir était bien placé pour le savoir. Conducteur de bus à vapeur, il en avait entendu de belles sur les maîtres de l'Académie et leurs habitudes frivoles au cours Rivet. Comptable du 2e Quart, il avait lu les livrets bancaires d'un gouverneur aux notes de frais singulières. À Rive-Nord, il œuvra un temps à la manutention d'un cargo qui ne portait pas que de la marchandise. Au fil des années, il avait serré quelques mains influentes (dont celle d'un bailli, il était vrai) et lentement pénétré les cercles restreints de la Cité, si bien qu'il s'en était vite aperçu : on convoitait l'héritier. Que le jeune Edric soit le sujet parce qu'il était Prince, ou Prince parce qu'il était le sujet… il y avait un destin trop grand qui s'apprêtait à tomber sur les frêles épaules du gamin.
Jusqu'à lors, il avait grandi sous l'œil attentif d'Amalric. À présent, ses chances de survie se voyaient sévèrement amoindries. Qu'a donc su le Roi, de l'Arbre inversé qui marque la peau de son fils ?
Le jour où Aiden découvrit le Prince, l'enfant était âgé d'un an. Il faisait là sa première sortie officielle, après une naissance difficile qui avait laissée pour morte la mère du rejeton. L'insatiable tare des bleus. De son vivant, l'épouse d'Amalric apaisait son berger de mari à la façon des Gris-Bois ; et le monarque réduisit considérablement ses sorties publiques une fois qu'elle eut expiré. L'unique héritier du clan bleu se retrouva seul avec son père ; et c'était une oculie qui le portait au sein lorsqu'il parada, bambin et apeuré, au pied de la Bastide et au balcon de la Galerie des Globes. Nouveau-né déjà, Aiden nota l'œil bleu profond et les joues creuses, qui donnaient au garçon une allure d'oisillon affamé.
Sans parler d'attachement, il avait fini par développer une certaine obsession du devoir, car les jeunes années du Prince s'étaient succédé sous ses yeux indirects. Il avait croisé l'héritier à une dizaine de reprises, au fil des banquets et des tournois, en visite diplomatique dans les fiefs ou au passage d'un défilé interminable à la capitale… Et par trois fois, il lui avait parlé de front, sans rien laisser voir de son intérêt singulier. L'une d'elles, Edric avait six ans et ouvrait, aux côtés de son père et de sa nourrice, le nouvel orphelinat financé par le généreux bailli Gris-Bois. Ce jour-là, Aiden se disait agent de presse. La lunette en place, son calepin à la main, il s'était chaleureusement adressé au père comme au fils ; et si, à leur manière, tout deux portaient un regard froid sur leurs pairs, celui du gamin avait surtout paru habité par la peur.
À leur dernier face-à-face (le rouquin s'était par la suite contenté d'en suivre les faits et gestes dans les pages de l'Unicité), le Prince avait environ douze ans et Aiden l'avait pris à batifoler sur les toits, au cul-de-la-Bastide, sans escorte ni surveillance. Les excès de la jeunesse, sans doute ! Que sais-je des passe-temps d'un monarque, à vrai dire ? Il avait eu du mal à ignorer l'hypocrisie qui riait dans sa tête alors que lui-même passait son temps à courir les chemins et à varier les déguisements, au fil des dangers les plus spectaculaires. Mais il n'était pas Prince… et surtout, il n'était pas le sujet. (Et si on le cherchait de fond en comble dans les baronnies de la fédération, c'était sous plusieurs noms et pans de vie plus ou moins fictifs, à différentes époques et pour des raisons très variées). Edric suscitait la convoitise d'un tout autre danger… Il l'avait donc interpellé, roué de reproches et ramené jusqu'aux portes de la Bastide avec en prime, un sermon parental dont il ne se serait jamais cru capable. « Rentrez chez votre père et dites-y bien de vous rappeler ce que ça veut dire d'être… vous ! ». Le gamin, pâlot et arrogant, n'avait pas semblé bien méchant ni même (et ça lui était resté à l'esprit telle une fausse note dans une mélodie millimétrée) particulièrement malin. Il n'avait même pas osé le regarder dans les yeux quand Aiden l'avait jeté sur le perron, sifflant la garde comme un berger appelait son chien pour leur livrer l'héritier.
Puis il avait attendu. Sa mission et la promesse qui l'y avait lié l'avaient forcé à s'installer en Cité, plusieurs faux papiers sous le coude pour passer au gré des ordres les fermetures successives des portails de la capitale, et il avait élu domicile dans une bicoque décente du 4e Quart, où il se terrait quand il ne logeait pas au Bistrot du dock, ou bien chez les Autres pour y récupérer quelques pièces de mécanique prohibée. Durant tout ce temps et comme si ses nombreux crimes passés avaient fini par tomber dans l'indifférence de l'opinion public, personne ne lui avait cherché de noises au point qu'il n'avait, en dix-sept ans, jamais été si loin dans son intégration à l'ordre Noyeur.
Aiden avait identifié la horde du Commodore bien avant les têtes de l'ordre, il en était certain. Il avait devancé l'instructrice de trois semaines (une certaine Première qui s'était empressée de diffuser la nouvelle au reste de sa toile) et avait guetté le char d'assaut, tapis dans les collines de la vallée, jusqu'à ce que le pirate passe à l'action. Un cyclofourche, sans aucun doute. Dérobé à la Garde ; ou récupéré sur le champ désolé de Terresec… Peu importait, à vrai dire : par la grâce de L'Archet, Aiden montait un bolide beaucoup plus discret, plus agile et plus rapide. D'ailleurs, il s'était plutôt illustré à la tâche, dans la mesure où il avait réussi à tirer Edric, vivant, de l'interception. Puis il ne l'avait plus lâché d'une semelle. C'était justement ce qui l'agaçait tant : il ne s'était pas imaginé égarer le Prince. En fuyant de la sorte, l'héritier avait mis leurs vies en péril. Il avait interrompu l'itinéraire que même Roprad, au cube, n'aurait pu compromettre et du même coup, laissé son précieux motocycle au fond d'un conteneur jeté à la réserve de Rive-Nord. Au moment même, le véhicule était peut-être déboulonné par les Autres, ou bien réquisitionné par la milice. Foutu gamin ! De tout son temps à la capitale, Du-Lavoir n'avait pas fait usage du motocycle, bien enfermé dans son garage, aux fosses de Portedure. Il s'était contenté d'attendre et de l'y laisser dormir : s'il avait grillé la cartouche trop tôt, son engin n'aurait plus eu d'utilité. Ç'avait été un soulagement, pour le pilote qu'il était, de se remettre en selle. Et ça aussi, il l'avait perdu.
La perspective d'une existence faite de secrets et de mensonges, dans l'attente interminable de l'attentat le plus élaboré de la dynastie, n'avait rien eu de très excitant pour lui ; mais, dans son entêtement, Aiden avait puisé force et patience de son gage. Il s'était trouvé, en Edric, une mission et un moteur à sa nouvelle vie. Or, à présent qu'il en avait révélé la nature à l'héritier, et qu'il l'avait avisé, armé et guidé, pour le perdre au hasard de l'infortune, il avait la sensation d'avoir failli à sa parole, certes ; mais aussi trahi sa propre confiance en lui. Son assurance dessoûlait. C'était un peu comme après la veillée du pot d'Or où l'on chantait, dansait et riait en festoyant pour le berger avant de basculer de l'autre côté, décevant, du calendrier. Il lui fallut six verres et plusieurs goulées de sa propre flasque pour s'en apercevoir : concentré sur l'instant crucial, il ne s'était pas laissé songer à l'après. Devrais-je le pourchasser en attendant de le voir apparaître dans la nécrologie de l'Unicité ? Lui faudrait-il dépenser le reste de sa vie à l'espionner, et le traquer, pour lui éviter l'assassinat ? Et quand bien même, s'il parvenait à l'isoler du monde avide qui le menaçait, aurait-il ensuite à le conseiller, le mettre en garde et s'il avait peur, le border et lui donner la becquée… ? Une promesse empoisonnée, songea-t-il. Un travail sans fin. Et son Altesse, en outre, qui représentait un défi à part entière : Aiden n'avait pas imaginé que le gamin ait jamais pu être si bavard, candide, et têtu à la fois. Au moins autant que chacun de ses ravisseurs…
Affalé sur son bar, le chapeau de travers, Aiden plia délicatement la copie qu'il avait faite de l'ordonnance, la déposa dans le cendrier et de son briquet, y mit le feu à son tour. La soie crépita un instant avant d'être avalée par la flamme blanchie.
À sa demande, Boderic lui servit un autre verre, et il l'avala cul-sec.
– Doucement ! aboya Bod. J'ai pas ce qu'il faut pour porter un type de ta taille, moi !
Aiden lui adressa un signe obscène auquel Bod n'accorda qu'un haussement d'épaule. Autour de lui murmuraient quelques bandits tendus qui ne cherchaient pas à espionner son affaire, trop occupés à protéger jalousement la leur. Un groupe jouait à la roulette, sur la table à sa gauche. À droite, sous la tireuse magistrale qui moussait comme une fontaine, trois hommes et une femme s'entretenaient derrière un paravent qui laissait entrevoir leurs silhouettes avachies. Personne de l'ordre. Personne de la Bastide. Je pourrais m'envoyer tout le bar et aller crever dans un caniveau…
– Tout ça pour rien, murmura-t-il. Tu te rends comptes, Neilyn… ? Dix-huit ans dans ce trou, pour perdre le petit dans une décharge… Sans même savoir pourquoi… Ont-ils cru bon de m'tenir informé de ça, hein ? Non ! Ils m'ont dit : « Va, et garde-le en vie ! ». Et c'est c'que j'ai essayé de faire… mais à quoi bon ?
Fouillant sa flasque, il n'en tira qu'une goutte. De son air le plus élogieux, il se mit à flatter le barman occupé.
– Merci bien, p'tit Bod, chantonna-t-il. Y'a pas à dire, tu sers les meilleures gueules de bois de toute la vallée.
– Heureux que t'aies apprécié le service, parce que c'est terminé pour ce soir.
– Bien sûr ! assura Aiden. Je décolle sur-le-champ… (il sortit sa bourse élimée et en tira deux sceptres d'or flambant neufs). Mais d'abord, j'ai b'soin de trouver quelque chose… pour la route, tu comprends ?
– Si tu consommes dehors et qu'on remonte à moi, tu finiras sans tes dents, Norton.
Aiden leva les paumes en signe de paix.
– Aucun risque, mon gars. J'ai une demi-douzaine de dossiers sur le dos, alors, si je suis capturé, ton échoppe, ce sera le tout dernier de leurs problèmes… Pense bien que j'vais pas me laisser attraper comme ça.
– Vue la couche que tu tiens, m'étonnerait pas que tu t'écroules sur le perron. Tu viens pas d'en finir un demi-litre, par-dessus le gin et l'hydromel ?
Mais il obtempéra quand Aiden doubla la mise.
– Sous le manteau, tout de suite.
– Merci, Bod…
Du-Lavoir rangea deux lourdes bouteilles dans son paquetage, salua le barman et quitta L'Ermite d'un pas morne et chancelant. Les cocktails de Bod étaient brûlants à l'arrivée, mais la piété qu'il avait sifflé bardait la toile de son esprit de nuages colorés, tout en huilant les rouages de sa cervelle d'une lente effusion laiteuse. Il regrettait déjà d'avoir succombé tout au long de la soirée. Du moment où il avait perdu le Prince, dans les couloirs de l'Entrecube, jusqu'à son point de repli du 1er Quart, il avait descendu son stock avec une voracité proche de l'indécence. La colère et la frustration le tenaient.
« Et j'aurais dû protéger le gamin… ? Je te l'avais dit. Je ferais un père désastreux… ».
En jaillissant de l'escalier dérobé qui occultait l'entrée du brasseur, Aiden fila droit vers l'avenue Pourpre, le long du mur d'enceinte nord de la Banque Rouge, sans se préoccuper des badauds. Il était plus de minuit et il n'y avait toujours pas d'alarme ni de feu pour annoncer le retour de Son Altesse dans les tours de la Cité. Le garçon a eu un plan. Il a manigancé son coup. Aiden tourna à l'angle Dulierre et sentit l'attaquant plus qu'il ne le vit. Ivre ou pas, il savait parer les coups en traître, et esquiva adroitement ; mais il ne s'attendit pas à trouver la demi-douzaine de types qui paradait autour de lui. La mort du berger a échauffé les esprits, pensa-t-il avec amertume. Les gens seront de plus en plus téméraires… Que faire d'eux ? Les tuer ? Il pouvait en contenir trois, peut-être quatre, et faire japper le reste avec un feu d'artifice. Il aurait probablement déjà agi, sans cette foutue plaie… Le bandage régénérant n'avait pas de quoi travailler, imbibé qu'il était. Le plus petit, et le plus fier de ses nouveaux amis, tendit un pied-de-biche à son gosier.
– Pose le sac, le casque, le manteau et les bottes. Maintenant.
Ennuyé, Aiden prit le temps d'extraire une bouteille pour s'enfiler une gorgée, le nez dans son fatras, oublia son interlocuteur une fraction de seconde puis revint à l'assaillant, la voix fatiguée :
– Fous l'camp, mon gars… C'est mes affaires.
Ceux-là, ils n'avaient pas le temps de marchander et Aiden le comprit vite, à la tête que fit le meneur de l'opération :
– Maintenant, ou je t'égorge.
Le cercle viril se resserra autour de lui. Aiden hocha la tête à contrecœur.
– D'accord, chuchota-t-il en retirant délicatement son melon, les pieds profondément ancrés au sol. C'est toi qui demande…
Le petit bagarreur lança son pied-de-biche et il fondit.
Sans ressentir aucune douleur, seulement la caresse des effluves entêtantes de la piété qui rembourraient son esprit, il laissa ses membres s'élancer selon leur propre mémoire pour aller frapper les deux, puis les trois bandits les plus proches, à la gorge, et aux testicules, et à la tempe ; et roula pour esquiver la lance dentelée qui siffla à son oreille. Guidé par l'instinct, il laissa sa rage parler pour lui. Quatre d'entre eux furent à terre alors qu'il faisait craquer la mâchoire du cinquième, le poing serré sur le manche d'un stylet acéré. Ainsi qu'il l'avait fait, sur le front Est. Vous me voulez, je suis là… Mais le dernier gredin ne capitulait pas. Dansant d'un pied à l'autre pour tenir le fou à distance, Du-Lavoir perdit l'équilibre et reçut un crochet fulgurant ; entourée de quelques chandelles, il croisa la prunelle chocolat de Neilyn. Pas maintenant ! Elle venait le culpabiliser au pire moment. Sans pouvoir distinguer plus encore le souvenir de la réalité, il chancela, et l'autre en profita pour frapper à l'estomac. Aiden sentit la suture céder, sous son bandage, et la plaie se rouvrit de tout son long. Avec un rugissement, il se laissa tomber, tel un lutteur, sur le bandit maigrichon pour lui briser la colonne.
Aiden faillit ne pas se relever. Peinant sur le pavé, il se traîna, loin de l'avenue Pourpre, les deux mains serrées sur la hanche. Plus rien pour me bander… Sa vision était floue mais cette fois, l'alcool n'y était pas pour l'essentiel. Pas une seconde il ne songea à s'attarder pour dissimuler le tas de corps, ni le cadavre du plus retors d'entre eux. Le peu de sang qui lui restait dans les veines était noyé de piété, et le regard charbonneux de sa femme continuait de lui apparaître par éclairs. Les Noyeurs l'espionnaient peut-être à cet instant même… Pris de paranoïa, il chaussa ses noxi ; quitte à y voir flou, il préférait regarder la signature thermique, bien nette et colorée, de ceux qu'il croisait. Personne. Rue du Ponceau, déchiffra-t-il. Et ce fut sa dernière découverte. Il avala une ultime goulée de sa flasque, pour la forme, et s'écroula tel un sac de pommes de terre.
23. Au Repaire
Edric contempla Tony, la bouche entrouverte, tout le long du conduit au bout duquel ils surgirent de l'Entrecube, à l'air libre. Les questions qui fusaient dans sa tête commençaient toutes par « comment », « quand » et « pourquoi » sans qu'il fut capable d'en déterminer la suite, et ses jambes minces le portèrent d'elles-mêmes jusqu'au mur d'enceinte, au bord du 3e Quart où Accroche-Cœur cessa enfin de le faire gambader.
Tony Des-Blés portait une veste noire et, à sa dégaine et ses effets, aurait pu se faire passer pour un Autre très facilement s'il n'avait pas arboré cette toison de boucles dorées, trop légère, trop éclatante pour un habitant de la citadelle qui trahissait le soin qu'on s'octroyait au cul-de-la-Bastide et autour de son îlot. Rien n'avait changé, sur le visage fin à l'œil noisette, parsemé de quelques grains de beauté. La moue un tantinet nonchalante, qu'il affichait à la commissure d'un sourire charnu, accentuait le pli de sa fossette alors qu'il décochait les regards alertés de tous côtés et sa main de grimpeur, costaude et agile, tripotait les pochettes de son ceinturon ; l'anneau y brillait du même éclat qu'au premier jour. Ed manqua trébucher un paquet de fois, en suivant le bellâtre sans oser s'en détourner. Comme s'il pouvait disparaître à la moindre inattention.
Dans la nuit paisible qui avait recouvert la Cité, plus un hurlement et plus une pétarade. Une journée aura suffi à lasser les gens de l'actualité, songea le garçon. Les Autres, derrière eux, s'étaient fondus dans la masse métallique et indistincte du cube, perdu au milieu d'une cuvette de gravats marécageux. Le bras ouest du fleuve ronronnait, bondé de pêcheurs du soir et de prieurs de quartier. Des Jardins d'Aelfric aux halles fantômes, Edric en avait vu plus du 3e Quart en un jour que durant le reste de sa vie ; et en sortir ne lui aurait pas déplu, mais les portes étaient criblées de soldats. S'extirpant enfin de l'émerveillement que lui inspirait le blondinet, il se mit à trépigner.
– Tony… murmura-t-il. Tony, s'il te plaît. Je dois…
Accroche-Cœur lui saisit doucement le bras et Ed crut le perdre.
– Il faut passer le trottoir.
Un groupe de marcheurs endeuillés longeait le cours d'eau en portant sur leur drapeau la houlette et le sceptre, en l'honneur des disparus. Tony emmena Edric vers la foule abattue et, d'un pas vif, le conduisit à droite du convoi, dans les ruelles. Quand ils eurent rejoint la rive du lac, les trois tours de la glorieuse Bastide lui réapparurent, hautaines et pointues comme les voyaient, d'en bas, les sujets d'Amalric… Pas les miens, en tout cas. Une douzaine de passerelles liait la Cité du lac artificiel à son plus misérable territoire, tenues par autant de veilleurs et un cor d'alarme haut comme trois hommes planté à l'étage supérieur du ponceau central, mais une grande barrière de barbelés se dressait entre elles et le mur d'enceinte en s'enfonçant dans les eaux.
– Pas de grappin, souffla Edric, et Tony lui jeta un regard confus.
– Quoi ?
– Je ne veux pas escalader les grilles !
– Je n'y comptais pas non plus, répliqua Tony.
Edric, en désignant la Divine aux projecteurs oranges, s'enquit lentement :
– On ne rentre pas à la Bastide… ?
– Non. Trop dangereux.
Il fronça les sourcils sans cesser de haleter.
– Je ne peux pas rester ici !
– Alors, il te faut t'échapper ! Mais sans escalader les grilles ? Son Altesse vire de bord… Que dirais-tu de me laisser te conduire en lieu sûr ? Il y a cette rue, à la jonction des 1er et 3e Quart, sous la surveillance de la milice Rouge et des guetteurs Autres. On l'appelle l'Angle, et on y trouve le portail d'Ithieste. C'est là que Grand-Place livre la capitale. Il y a des officiers, des agents de la Banque et des chefs d'atelier qui ont installés leur main d'œuvre à deux pas… L'un des coins les plus chers de la vallée.
– Et alors ? s'impatienta le Prince.
– C'est une placette toute enfoncée sur la rive et il faut se farcir ses pilotis pour accéder au campement du Repaire. Les Logeurs nous laisseront entrer. On pourra t'y reposer…
– Me… comment ? s'étrangla Ed. Je suis parfaitement reposé, à vrai dire, merci !
– Tu préfères rester ici ?
Ed ne sut que répondre. Seul, dans le cube, il s'était imaginé rentrer chez lui à pas de loup, espérant raisonner les régents et les juges de sa maison ; et peut-être bien, trouver l'Accroche-Cœur, de nouveau aux barreaux de sa suite pastorale pour lui faire le récit de son incroyable enlèvement. Mais Tony était venu à lui et, comme Du-Lavoir, le mettait en garde contre son propre clan… Les vagues projets de l'héritier, balayés par l'apparition miraculeuse du palefrenier, s'échappèrent furtivement de sa tête.
Ils poursuivirent la route tracée par Accroche-Cœur au fil de la plage, bardée de déchets métalliques mêlés aux dunes de cailloux sombres, jusqu'à une arche de roc dont le fronton disait « Bienvenue au Repaire » à l'aide d'un tissage de branches mortes et de bois flotté liés dans le cuir. Ed songea à Aiden, qui flairait probablement sa trace en ce moment même… Aux côtés du rouquin, il avait déjà failli y laisser sa peau un joli paquet de fois, pour sûr. Mais Accroche-Cœur avait son propre caractère irrésistible et d'ailleurs, il n'espérait plus rien que de le suivre le plus longtemps possible. Tony ignore que des pirates et des masques blancs me traquent sur tout le fief, pensa le Prince, une alarme stridente au fond de la cervelle. Ainsi qu'il en avait pris l'habitude, Edric détailla les environs pour se définir une issue de repli ; mais il perdit sa trajectoire en passant le fronton biscornu, croisant l'éclat vacillant de mille chandelles, sur les balcons.
L'Angle que formait le mur d'enceinte des deux Quarts mitoyens était investi par une résidence verticale à la charpente malhabile ; lorgnée sur la gauche par les avertissements peinturlurés des Autres, et à droite par la bannière du clan Rouge. À ses pieds d'acier, les eaux verdâtres de la bonne-fortune clapotaient joyeusement et, d'étages en étages, protégés par les barbelés qui fermaient le lac, les lanternes bleues et jaunes s'amoncelaient comme des guirlandes de lucioles. D'une aile à l'autre, il vit de petites coursives en rondins de bois, parés de télescopes ou de lierre brun, et des voiles de navires raccommodées pour bâcher les potagers suspendus. Quelques pins touffus, plantés de guingois et mouchetés par la fin de saison, rongeaient la chaussée fermée d'une petite barrière en embaumant les premiers vents d'automne.
C'est comme si les quatre Quarts avaient craché au même endroit…
– Qui vit là ? chuchota Ed.
– Personne. Les Logeurs ne sont que de passage, comme nous. Ils y reçoivent les Autres blessés que les Rouges ont balancés par-dessus le mur, les oculies abandonnées et tous ceux qui ont perdu l'esprit en errant sans savoir pourquoi ils sont ici. C'est un havre de paix pour les gens égarés dans la Cité.
Ed hésita à lui demander comment il en connaissait l'existence puis se souvint que le palefrenier courait les rues, grimpait les échafaudages et visitait les toits depuis l'enfance. J'ignorais peut-être à quoi ressemblait la ville, jusqu'à aujourd'hui…
Au pied de l'édifice, il y avait du mouvement. Des hommes, des femmes et quelques enfants qui n'avaient les atours d'aucun des quatre Quarts : des coiffes de guérisseurs, des vestes d'ouvriers et des jupes à corset de seconde main, reprisées pour la vie dans le caniveau. Les godasses étaient larges, faites pour la marche. Edric ne discerna ni bourgmestre, ni patriarche, ni semblant de chef dans la masse animée qui s'était établie comme une foire au pied de la résidence, autour d'une platée commune de tourte au poulet et de petits pois qui fumait dans le soir. Les voix étaient basses et agitées et les ombres dansaient un ballet d'allées et venues. Ed se mit à flanquer Tony comme un chiot effrayé. La jeune fille (peut-être encore plus jeune que lui) qui les reçut avait l'air au moins aussi sûre d'elle que l'Accroche-Cœur. D'après ce que le Prince put comprendre, elle passait régulièrement à l'Angle où elle distribuait quelques vivres périmés jetés aux ordures par les hôtels du vieux centre.
– La quatrième chambre, au dernier étage, est encore disponible. La pièce est meublée. J'espère que vous avez de quoi vous couvrir, parce qu'il y fait un peu… frisquet. Mais la vue est sacrément belle. La tourte est chaude, si le cœur vous dit, profitez-en. Demain, nous mettons les voiles pour le sud de la vallée.
Elle ne posa aucune question. Ed se demanda si ces gens-là avaient le moindre intérêt pour Son Altesse, le Prince évaporé. Des Moqueurs, des Noyeurs, et des Logeurs, il y en avait pour tous les goûts, dans la capitale… Comment Tony-t-il pouvait-il assurer sa sécurité, en un endroit pareil ? Sans oser croiser un regard, il suivit le palefrenier au vestibule de la maisonnée. Une unique volée de marche circulaire serpentait autour du tronc d'un platane, abrité par la bâtisse, et ils grimpèrent cinq étages dont les couloirs désassortis se constituaient principalement de fines tentures de lin aux motifs colorés. Le grondement de plusieurs vapomoteurs de fortune ajoutait une basse lugubre aux murmures de l'écume, loin sous leurs pieds. Du point où il se trouva, Edric aperçut la plus vaste partie de la capitale : le Palais de justice du Haut Juge et la Banque chérie de sa grand-mère ; les toitures aiguës de l'Académie du Doyen et le clocher du faubourg bleu ; dans son dos, les pistes de l'aérodock, et la face nord de l'Entrecube. Entre les deux, cernée par la Divine mais révélée par le boyau ouvert de sa sœur Glorieuse, la silhouette blanchâtre du Temple suprême, envahi par la brume de la pipe funéraire… Son phare brillait dans les ténèbres, alors que le Réverbère s'était tu.
– Ils ont renoncé, murmura-t-il pour lui-même.
Un petit panier, surgi de la trappe béante qui trouait le plafond, vint sonner à leur attention quand Tony tira le battant à roulettes du dernier couloir, et le garçon au cheveu d'or déposa délicatement sa bourse d'agrafes. « Ed ? » murmura-t-il. Edric pesa l'essentiel de ses possessions personnelles : l'anneau d'Accroche-Cœur (hors de question) et le pendentif de son père (presque autant…). Après un temps de réflexion, il arracha la petite languette d'argent de sa casquette noxiculaire et s'en délesta. Puis il suivit Tony dans une grande pièce éventrée par le fond, et pour moitié ouverte aux cieux obscurs.
Il n'y avait rien autour du Repaire et dans le voisinage immédiat de l'Angle que l'obscur portail d'Ithieste, les barbelés pétrifiés dans l'air et le mur des Rouges qui fermait le passage à son quartier résidentiel. Ni hôtel, ni bistrot, ni tourelle, ni phare à proximité pour égayer l'immeuble à pilotis qui se dressait dans son coin, si bien que la pollution lumineuse caractéristique de la Cité (peinte d'ambre et d'ocre, et de gris et de blanc et de traînées de feu par ses artistes) y était considérablement réduite. Là aussi, un télescope rabiboché par une bonne volonté maladroite pointait vers les étoiles et au-dessus du lac étincelant. Le platane avait posé sa cime comme un couvercle sur la chambrée scindée par le vide, et ses rameaux effeuillés chatouillaient le parquet brut qui grinçait sous leurs pieds. Une barrière fermait l'un des canaux tirés du fleuve pour filtrer son eau jusqu'au réservoir du 1er Quart, détourné par le Repaire qui garnissait son bassin de grenouilles et de poissons rouges, de tanches et de carpes échappées du lac. De longs tuyaux pompaient la mare pour aller répandre leurs crachotements dans la nuée de fontaines aux mélodies différées auxquelles s'ajoutait, dans leur chambre, une cascade éternelle aux petits éclats de diamant. Edric traversa l'eau glacée de ses doigts pâles. Elle était claire, et propre, et chantante comme la pluie. Il se mit à boire à grandes gorgées.
Tony, lui, s'aventura jusqu'au bord du parquet effondré, sans hésiter à aller se suspendre à la plomberie. Cesse donc de faire le malin, l'écureuil ! De la poutre qui pointait inutilement vers le ciel, il tira un long paquet et découvrit la planche à sustentation pliable dont il usait pour dévaler les voies de chemin de fer.
– Les soldats ont quitté le cube, déclara-t-il, le boulevard jaune et l'aérodock. Ils vont orienter leurs recherches vers l'est, maintenant.
Ed le regarda comme s'il voyait Aiden, en filigrane, à travers lui. À sa ceinture, il paraissait cacher presque autant d'accessoires farfelus et sur son habit ne se lisait aucune allégeance. En outre, il se mit à opérer quelque aménagement bizarre dans leur cabane ; tirant un filin invisible au palier, amenant la coiffe du platane au rebord de la pièce et dépliant les paravents.
– Qu'est-ce que tu fais ?
– Je nous prémunis contre les intrus.
C'est plutôt avec lui que Du-Lavoir se serait entendu… comme tout le monde, d'ailleurs ! Lorsqu'il eut terminé d'étaler son fatras, Accroche-Cœur retira le casque de sa tête et une autre fontaine, blonde comme le blé, s'ajouta au spectacle. Edric le regarda s'installer sur le divan et desserrer une par une les attaches de sa combinaison. Il lui adressa un sourire compatissant :
– Tu devrais te déshabiller, toi aussi.
Ed le jaugea avec une méfiance teintée d'incrédulité, les bras ballants.
De toutes ses stupéfactions du jour, l'apparition éclatante de Tony Des-Blés au milieu des Autres avait été sa plus grande joie, sa plus profonde confusion et son plus sombre effroi. De sa simple présence, il avait chassé les tourments de son esprit, et le char d'assaut, et l'affreux Pénitencier et l'ombre du démon pernicieux que le Prince ne s'était pas encore choisi d'explication à l'hallucination de chair et de sang. Si beau, et si agile dans tous ses uniformes, l'Accroche-Cœur lui fit brutalement prendre conscience de la chemise poisseuse et des manches imprégnées de vapeur qui couvraient son propre corps maigrichon ; de la sauvagerie de sa tignasse et des gouttelettes rouges qui perlaient sur les déchirures de sa peau. À gestes lents, il déposa son baluchon harnaché de poches et de sachets, puis il retira sa casquette, dégrafa la combinaison dorée et se répandit sur le tapis… pour y sangloter.
– J'ai passé mon temps, en prison, à douter du Dieu-berger. Je n'aurais pas dû.
Il frotta son nez rougi d'un poignet fébrile et reprit :
– C'est lui qui t'a placé sur mon chemin !
Tony se mit à pouffer de son aisance la plus déconcertante, deux épingles aux coins des lèvres, et répliqua :
– D'abord, je ne céderais le crédit d'un triomphe pareil à personne d'autre que moi. Et ensuite, tu es resté trois heures derrière les barreaux, c'est bien ça… ?
Ed s'effondra au sol, riant et pleurant à moitié, étouffé par sa propre salive, et serra sa main hâlée de l'aplomb le plus chevaleresque dont il fut capable.
– Merci… C'était… C'était…
Il hésita franchement, incapable de résumer son calvaire.
– C'était le pire anniversaire de ma vie.
– Attends voir, chuchota Tony. Il t'en reste d'autres à surmonter.
Edric se redressa et, les yeux brillants, souffla d'exaspération :
– Tony Des-Blés, palefrenier des Extérieurs de la capitale, garçon du Moulin, et pupille d'un amiral ! Vagabond de l'Entrecube ; sauveur d'héritiers stupides… Qu'est-ce que tu fais ici ?
Accroche-Cœur illustra son surnom, en ramenant la boucle à son oreille.
– Je suis venu pour toi.
Le silence qui s'ensuivit parut durer jusqu'à l'aube. Venu pour moi. Qu'Aiden se présente au Prince tel l'angelot du Dieu-berger envoyé pour le guider sur la voie de son destin était une notion ébouriffante ; mais le fait que Tony s'y mette aussi relevait de la pure fantasmagorie. Capable de haut vol et de bonds audacieux, la silhouette élancée et les bras constellés de petits grains de beauté, le sourire enjôleur et la toison d'or ; Tony aurait pu faire la couverture d'une farce à images dans l'Unicité nationale, qui se serait employée à raconter les folles aventures du jeune cavalier amateur de planchette. Et tu vivrais ces aventures-là… pour moi ?
– Aurais-tu démissionné des écuries ?
– Il y avait plus important à faire, se gaussa-t-il. Tu n'allais pas te sauver tout seul… !
Le Prince leva un sourcil agacé. Et pourquoi pas ?
– Que se passe-t-il, à la Bastide ? C'est Céorn qui t'envoie ?
– Le Conseiller ? Pas le moins du monde…
– Alors qui ?
– Personne ! C'est moi. Seulement moi.
Edric, de plus en plus nerveux, sentit son allégresse disparaître à la vitesse des ascenseurs qui parcouraient le Promontoire. Un instant, il se demanda si Tony Des-Blés (et depuis les courses interdites, depuis les leçons du Général, depuis le premier jour…) ne se moquait pas de lui.
– Pourquoi faire ? murmura-t-il.
Le palefrenier déballa son sourire le plus confus.
– Pour te savoir sain et sauf !
Il est complètement à côté de la plaque !
– Tony, c'est toi qui ne comprends pas. Il y a un enjeu beaucoup plus vaste que ma seule existence (le palefrenier cessa de rire). Tous ceux qui demeurent près de moi risquent leur vie. Ce qui s'est passé la nuit dernière était prévu de longue date.
– Voudrais-tu que j'aille te dénoncer pour la récompense, en partant… ? Ou seulement que je te laisse profiter seul de la chambre pour laquelle j'ai versé mes agrafes ?
– J'ai cédé de l'argent !
– C'était du toc.
Foutu Du-Lavoir !
– Je veux simplement, articula Ed, t'éviter des ennuis…
Tony le toisa avec une assurance singulièrement énervante.
– Réponds-moi et sois honnête : crois-tu une seconde que je te serais inutile ?
– Bien sûr que non ! Il ne s'agit pas de ça !
– Il s'agit de ça s'il s'agit de ta survie ! Je doute que les ennemis d'Amalric aient jamais eut besoin de s'en prendre à lui… du moment qu'ils te tenaient captif. Les baronnies se sont réveillées d'un même sursaut, je sais ce que ça signifie. C'est ce qui s'est passé dans le temps, au Moulin : des feux, des émeutes et des exigences… Les descendants de chefs destitués se sont ligués entre eux… Un rapt d'une telle ampleur ne peut être le dessein que d'un fou furieux, Ed – furieux et puissant.
– Si tu t'en rends compte, repars donc d'où tu viens !
– Je vais où bon me semble ; et c'est ici que j'ai choisi de faire ma part.
Ed percevait chaque battement de son cœur enflé, qui le suppliait de se laisser emmener par l'Accroche-Cœur héroïque.
– Les feux, les émeutes… d'où tiens-tu cela ?
– Ne l'as-tu pas vu de tes yeux, ce soir, chez les Autres ?
Le Prince se mordit la lèvre inférieure. Il dit vrai. Les vingt-neuf cadavres du 21 Septembre 1082 avaient marqué son jour de naissance d'un bien lugubre anniversaire mais la Cité, depuis ses bas-fonds, ses cahutes et ses bistrots, semblait ployer l'échine à la faveur de la misère et de sa piété depuis bien plus longtemps… Qu'avait fait Amalric, de ces heures passées à gouverner ?
Accroche-Cœur retira son veston trempé de sueur et noua ses cheveux.
– Tu vas profiter de cette nuit pour reprendre des forces, dit-il, t'alimenter, laver cette combinaison et si tu permets, faire un petit tour à l'eau toi aussi (il ajouta un clin d'œil) parce qu'apparemment, tu n'as pas traversé que des rosiers…
Edric retira ses chausses nauséabondes tandis que Tony, sur la table branlante, s'affairait à un casse-croûte fort bienvenu.
– Comment m'as-tu trouvé ? murmura Ed et, désignant la maison libre d'autorité : Par quel miracle m'as-tu mené jusque-là ? C'est la débandade de bleus, rouges et verts, à la Cité… Je n'ai pas réussi à fuir pour ma vie cinq minutes, tout seul…
– Alors où étais-tu, ces seize dernières heures ?
Il a tenu le compte !
– J'ai… (Edric hésita). J'ai rencontré du monde. Beltom, le geôlier, m'a sorti de prison et m'a conduit aux catacombes… Il – il a été tué.
– Par ton ravisseur ? susurra Tony en lui servant un bol énorme de soupe à l'oignon, et une demi-tomme de fromage (approchant le vapomoteur brûlant qui animait la pompe du divan, il se frotta les mains et reprit) : Tu as rencontré le meurtrier… ?
– … de mon père ? Et de tous les autres. Je crois que oui.
– Comment en es-tu sorti ? murmura le Tony.
– Il y a eu – une bagarre. Des gens de la ville. Je ne les ai pas reconnu.
L'éphèbe lui accorda un regard brillant, l'accroche-cœur de son front agité par la brise. Puis il se leva pour allumer les chandelles, comme au reste des balcons.
– Et tu as fui seul ?
Ed, pour une raison inconnue, ne ressentit pas tout à fait le besoin de partager à Tony l'existence d'Aiden Du-Lavoir, ni la part invisible qu'il avait pris à sa traque (et à sa vie entière, par ailleurs). Il hocha lentement la tête et, entre deux lampées d'oignon fumant, répéta :
– Comment savais-tu où me trouver ?
– J'ai passé pas mal de temps dans la Cité. L'avantage d'un tuteur absent, tu sais… Mes maîtres ont rarement gardé l'œil sur moi. Il m'a suffi de suivre les gardes pour espérer te dénicher là où ils où ils n'ont pas su le faire. Alors, j'ai fait mon paquetage, j'ai piqué tous les gadgets des gars (par « gars », Tony entendait Du-Bois, Tête-de-Cul et le reste de leur clique de délinquants) et je me suis lancé à tes trousses. J'ai bien failli t'avoir, ce matin, dans le boulevard jaune ; peine perdue, tu avais disparu à mon arrivée ! D'après les résidents, deux bandits ont été aperçus sur le dock… Puis j'ai suivi les soldats jusque chez les Autres… et je t'ai guetté à la sortie du pont, là où ils se sont mis à rassembler les gens… Quel parcours pour Son Altesse ! Même moi, j'évite le cube.
Ed, ébahi un instant, peina à articuler :
– Qu'est-ce qui t'as pris… ? Ton poste, tes bêtes… Tes amis, à la Bastide ? Et ton droit de cité ? Que fais-tu de tout ça ?
Tony contourna le baldaquin de lin suspendu au plafond où rampait le lierre, pour revenir vers lui avec une habile précaution.
– Qu'ai-je à attendre de plus des écuries, et de la Cité ? Je suis majeur depuis longtemps, ma dette est remboursée (Déjà… ? songea Edric). Les gars ont une carrière toute tracée. Je sais qu'Amalric a subi un sort terrible, comme je sais à quel point la ville a souffert ; mais, moi, je n'ai personne à pleurer. Ceux que j'ai connu sont partis. À part toi.
Le Prince cilla frénétiquement, incapable de soutenir son regard.
– J'ai décidé de ficher le camp. Alors, je m'y colle. Surtout si j'ai la chance de pouvoir le faire avec un ami.
Edric se figea. Un ami. Sans doute, plus agréable que le rouquin et son accordéon… Il se prit à regretter les tenues qui l'embarrassaient autrefois ; sa chemise en lin noir, les longues chausses de flanelle, le veston à épaulettes bleues et les bottines, le tout orné sans modération de têtes de béliers furieux, dans lesquelles il étouffait. Les haillons de ce jour ne le flattaient pas. Il aurait préféré que Tony ne le voit pas dans cet état.
– Où veux-tu aller ? murmura-t-il enfin, les dents serrées.
– Dans l'Ouest. Près des lisières du grand Or-feuille. D'après ce qu'on dit, on y trouvera des colonies reprises par quelques troupes de déserteurs. Ils se rassemblent, à l'orée du bois, pour échapper aux sentinelles du gouverneur.
– Tu veux vivre au milieu des séparatistes ?
– Vivre, pour commencer, serait satisfaisant, tu ne crois pas ?
– Probablement. Encore que. J'ai vécu au plus près d'un général qui m'a donné quelque envie de combustion spontanée. Mais ce n'est pas la question. Comment trouverais-je le meurtrier d'Amalric et comment faire valoir mon droit sur le sceptre-berger, si je m'en allais dans l'Ouest ?
Tony se pétrifia à son tour.
– Tu entends rester à la Cité ? (et Ed lambina à sa pensée)…
Qu'entends-je faire, à vrai dire ? Du-Lavoir prévoyait de le conduire à l'Orgue. Et Tony, en Ouest. Chacun d'eux voulait lui éviter de finir éborgné et assassiné à son tour, que ce soit de la main de Pillards, ou de conspirationnistes masqués comme en avaient été Beltom et Du-Lavoir lui-même. Chacun avait dessiné un itinéraire de fuite adapté et arrangé un refuge improvisé pour le garder en lieu sûr. Mais les tours de la Bastide ne sont plus sûres, désormais, pas plus que le reste de la vallée – ni même de l'Arbre. Où se rendre, sans un risque d'être égorgé ou condamné par un tribunal ? Comment rétablir l'honneur de son nom, de son clan ; loin du rouquin qui le manipulait à son propre bénéfice, sans aucun doute, et du blondinet qu'il mettait en danger à son tour ?
Il murmura dans un débit hésitant :
– J'entends enfermer le profanateur et si j'ai de la chance, récupérer ce qui est mien.
Tony agita la tête en signe de dénégation.
– C'est insensé. Ce mercenaire est bien trop dangereux. Même les hommes de ton père échouent à l'attraper… J'ai besoin que tu m'accompagnes.
Ed recula. Besoin ? S'il y avait un fait d'établi, c'était bien l'indépendance dont jouissait Tony, qui maîtrisait les arts de la fuite, de l'escalade ou bien de la navigation et, tout humble qu'il était, exhibait à la fois le charme du bagarreur, du marchand et du beau-parleur. Il n'a jamais eu besoin de personne. Et tout le monde s'en est épris. Même moi…
– J'ai survécu, jusqu'à maintenant… Peut-être survivrai-je demain ?
Le Prince savait qu'il n'était que peu persuasif, et Tony le lui démontra. De son sac, il fit jaillir un document élimé, ou son propre portrait le fixait à l'encre noire. Ses yeux bleus étaient évidés, ses cernes loyalement reproduites et ses joues maigres, de la main de l'artiste, plus creusées encore. Au moins, j'ai le nez en place… D'un regard, il nota l'exaltante récompense qui ornait l'avis de recherche.
– Tu es jaloux, répliqua Ed, parce que je suis une célébrité, voilà tout…
Tony hésita une seconde avant de se laisser éclater de rire.
– Parfait, Votre Altesse. Mais une célébrité ne se peut concevoir d'une telle apparence et d'un parfum à faire pleurer les yeux.
Edric lui frappa vigoureusement l'épaule (il parut ne rien sentir) et fila vers les éviers qui coulaient sur le parquet. Il entreprit de se décrasser des couches de sueur, d'urine pissée au vent, de poussière de gravats et de la vase qui bouchait les tuyaux de l'Entrecube. Il frotta son cuir chevelu, plongea dans la bassine et gratta chacune de ses estafilades au savon. Des cadeaux d'Aiden, il tira brosse, pâte de menthe et changes. Et, l'estomac plein et les aisselles fraîches, il retrouva une chambre très différente de celle qu'il venait de quitter.
C'était comme émerger d'un cauchemar pour être projeté dans un rêve. À la lueur des innombrables chandelles, on ne voyait de la pièce que ses reliefs de bois et de ferraille, agités par le soubresaut des flammes ; et le reflet de la lune et des étoiles sur le lac-de-la-bonne-fortune, arc-bouté autour de l'îlot. Les édifices les plus hauts et les plus menaçants cernaient le refuge, pourtant l'Angle paraissait invisible aux remparts. À la surface du bassin, cinq étages plus bas, le chant des canaux et l'écho des fontaines s'unissaient comme si poissons, grenouilles et canards s'étaient pris à danser. Un coup de vent frappa le platane, toute une volée de feuilles mortes couvrit les nuages ; puis ce fut l'érable, le pin et le cerisier qui sanglotèrent aiguilles et pétales. Dans l'étang, au fil du canal, le coulis duveteux de l'automne glissa sur les eaux calmes quand les lucioles véritables commencèrent à virevolter. Edric rejoignit Tony au bord du vide.
– Pourquoi n'ai-je jamais entendu parler d'un coin pareil ?
– J'ai vu mieux, rétorqua Tony. Mais c'est un bel endroit. Un endroit bon, pour les gens comme nous.
Edric pinça les lèvres en s'efforçant de garder les yeux rivés sur l'horizon. Il avait revêtu une chemise neuve, fine mais confortable, qui préservait Tony de la vision désagréable que représentait son torse pâlot taché d'une rougeur au cœur et orné d'un bijou odieusement acéré. À chaque seconde passée, sa main se baladait sur le parquet.
Il fut saisi par le « Chut ! » que Tony souffla. Au pied du platane, sous l'arc de pierre, une bande d'Autres se précipitait vers la résidence muette. Deux adolescents, une femme au teint grisâtre et trois bonhommes flétris. Ils n'avaient pas l'air en bien meilleure posture que les fuyards de la Bastide, et tenaient leurs sacs de jute et la laisse d'une chèvre d'un poing de fer, en espionnant chaque recoin de l'Angle lui-même.
Les deux adolescents menèrent le reste du groupe à l'intérieur.
– Délogés de la passerelle, dans le cube… murmura Tony. Ils ne pourront pas rester très longtemps.
Ed se renfrogna. Il aurait préféré qu'ils soient seuls.
Ça n'était pas la première fois qu'il observait le ciel en compagnie de Tony. Ils avaient respectivement treize et quinze ans lorsque, sur les toits de la Cité, lui et le joli Accroche-Cœur s'étaient laissés aller à décrire les nuages tels deux oiseaux rêveurs. Ce fut l'unique fois où Tony s'épancha sur son propre passé ; la mort de ses parents et l'éducation autoritaire de son amiral, puis la vie morne et répétitive, à la Cité… Quand Ed avait senti l'impulsion qui l'incitait à approcher plus près encore, il s'était reçu une raclée par le col et retrouvé, éberlué, devant celui qui portait le nom d'Aiden Du-Lavoir. Le rustre l'avait rossé (à son propre péril) et ramené aux portes du château, la honte en prime. Les deux garçons n'avaient jamais évoqué cette veillée du Pot d'or.
À quelques dizaines de mètres à peine, dans l'ombre des cerisiers plus épars, il aperçut la carcasse au fracas régulier d'un vieux wagonnet turquoise, éclairé d'un pot à la gueule bardée d'étincelles, qui glissait sur un monorail dissimulé dans les rameaux.
– Tony, murmura-t-il, avec une douceur qui ne lui était pas coutumière. Je ne peux pas aller à l'Ouest. Voilà mes deux options : rentrer à la Bastide, pour implorer le pardon et le bénéfice du doute à ma grand-mère, à son neveu, et au 1er Conseiller… ou quitter la ville pour trouver quelqu'un qui sera… apte à plaider en ma faveur.
Accroche-Cœur trahit une première once de curiosité.
– Et à qui songes-tu ?
Edric, pour dire vrai, n'y avait pas songé. À présent, il avait une idée nette de la personne qu'il aurait interroger, s'il en avait eu le moyen…
Corvus Du-Pic était le mouton noir d'une portée de barons colorés ; le corbeau de malheur et l'héritier des Anciens. Son clan avait déterré les legs maudits à son profit et, depuis la guerre-de-nos-pères, régnait sur le Pic sans jamais en quitter son Manoir. La fois où Ed l'avait rencontré à l'issue d'un banquet des seigneurs qui avait conclu une assemblée des barons de mauvaise augure, Du-Pic lui avait fait une terrible impression. Aussi sombre que son fief et plus malicieux que tous les autres, il filait la chair de poule même aux barons, et aux dames, et aux domestiques. Amalric ne semblait pas le porter dans son cœur non plus, de son vivant. Le Prince avait fini par demander (à sa bonne nourrice Yvia, pas à son père !) : « Pourquoi n'obéit-il pas à ses ordres, puisqu'il prend part à la fédération ? ». La nourrice avait ronchonné : « Parce qu'il a vendu sa foi à son démon, mon petit Prince, voilà pourquoi ! (elle s'était retournée dans un sens et dans l'autre) Parce qu'il a volé un pouvoir interdit ! C'est ce qu'il advient de ceux qui fouillent les affaires des autres ! ». Son excitation romanesque n'avait pas duré. Avec les années, Edric avait saisi la nature plus vraisemblable du baron-mutin : comme ses pères avant lui, Corvus avait hérité du Traité du Pic qui liait inextricablement la Bastide au fief de l'ombre et gardait secrète la rançon de cet accord. À l'image d'Ulfric, et de tous les Rois avant lui, Amalric avait pris connaissance du Traité confidentiel que le porteur du sceptre héritait de son aîné et signé son silence dans le sang. C'était un chantage qui préservait le Pic de la toute-puissance citéenne. Quant aux récits de nécromancie et de vampirisme, ils relevaient de la passion des écrivains populaires, rien de plus.
Pourtant, il n'avait jamais oublié cette rencontre ; le sourire goguenard et l'œil fourbe ; l'air calculateur, et la démarche nonchalante du seigneur… « Votre Altesse », avait-il chanté. Ed avait bafouillé quelques inintelligibles politesses ; c'était la première fois qu'ils échangeaient directement et il avait manqué prononcer le quolibet de mutin qu'on lui attribuait dans son dos. « M – monseigneur Du-Pic, cher baron ! ». Corvus avait serré une main moite et enfoncé ses yeux noirs dans les siens. « Nous ne nous sommes jamais parlés de vive voix, Altesse… à croire qu'Amalric voudrait vous garder rien que pour lui ! ». Et il s'était fendu d'un grand rire : « Vous avez l'œil plein. Passez donc, me visiter au Manoir, à l'occasion… ? ». Puis il s'était envolé telle une chauve-souris.
Depuis l'Angle, les grands airs du sorcier semblaient singulièrement lointains.
– Je pense que le seigneur Corvus Du-Pic sait quelque chose, déclara Ed.
Tony faillit basculer du plancher pour se vautrer dans le bassin.
– Le baron-mutin ?
– Cette mutinerie dont tout le monde parle… n'a-t-elle rien à voir avec le Roi ?
Accroche-Cœur réfléchit un instant, fronçant ses sourcils blonds. Puis il reprit à voix basse :
– Le Pic, ça n'est pas la porte à côté. Et tu devrais t'en méfier.
– Autant que je devrais me méfier des mercenaires et des pirates… ? Peut-être bien. La question est – m'y accompagneras-tu ?
De nouveau, Edric bouda quand Tony Des-Blés lui répondit :
– Comme si tu pouvais t'y rendre sans moi…
24. La Banque Rouge
Lorsque la première annonce de la disparition princière retentit à la Bastide, il n'y eut pour toute réponse qu'une étrange atmosphère de repli et de dédain, de la part d'une cour terrifiée. Surtout parce que la capitale passa l'essentiel du jour à hurler et à pleurer l'assassinat, pas du berger seulement, mais aussi des vingt-sept autres victimes qui plongeait la Bastide dans un chaos total. Alors que la nuit la plus dévastatrice de ce siècle s'achevait à grand peine, les familles, les amis, les collègues, les badauds et avec eux, les prieurs, les miliciens et les alchimistes prenaient les rues ou hélaient la garde, allant jusqu'à se battre avec les rédacteurs des feuilles de chou qui exigeaient aussi des informations… Beaucoup s'estimaient peu informés par l'autorité et tous cherchaient à comprendre ce qui leur avait ravi un être cher… Des Autres aux bourgeois, en passant par les aubergistes et les officiers, toute la Cité était meurtrie. Fortune et classe sociale ne signifiaient plus rien. Ça reviendra, songea la dame Rouge.
Peu après dix heures, quand tout le cul-de-la-Bastide eut glané, de près ou de loin, la disparition (la mort, l'enlèvement ou l'évasion selon les versions) du jeune Edric, et une fois les fumées crépitantes du suprême évanouies dans le ciel, les plus curieux de ses sujets se mirent à trépigner et Mahenn entendit, ici et là, quelques théories intéressantes. « Y' disent que le petit est coupable du meurtre de son père ! Y' disent qu'il l'a coupé en morceau avec une épée qu'il lui avait offerte et s'est barbouillé de son sang en hurlant de rire à la fenêtre… la tare, encore une fois ! ». « Sottise ! C'est le Roi qui a pris la fuite pour s'éviter la guerre ! Il a mis le géant en colère avec ses histoires de rituels magiques ! M'est avis qu'il a embarqué son disciple au passage… ». « Le rejeton a pas quitté la Cité, je vous dis ! Ils font des expériences sur lui, à l'Académie… c'est Brob qui l'a vu ! ». Madame La-Rouge ignorait qui était ce Brob mais, à l'évidence, il ne visitait pas la même Académie qu'elle. À la fin d'après-midi du 21 Septembre enfin, tout le pays de l'Arbre sembla se targuer de savoir ce qu'il était advenu de l'un, ou de l'autre des fils De-la-Cité.
Une semaine d'exposition morbide attendait Amalric, sous sa cloche. Non pas qu'il en eut quelque chose à faire. Lorsque les barons se seraient réunis autour de leur souverain pour la dernière fois, le berger irait enfin à la crémation, puis en crypte, aux profondeurs du lac-de-la-bonne-fortune, en compagnie de ses ancêtres. C'était Amalric De-la-Cité, aîné bleu, qu'elle enfouissait dans la cuvette artificielle avec son père et son père à lui ; et rien, de son sang Rouge, ne le suivrait à la grande bergerie. J'ai été effacée.
Mahenn avait soigneusement veillé à rappeler au Pasteur qui, à la Cité, avait le contrôle des finances ainsi qu'elle l'avait informé des pratiques Anciennes qu'on voyait ressurgir subitement, entre deux incendies Moqueurs. La dame n'escomptait sûrement pas se laisser subir les soupçons, les interrogatoires ou les fouilles importunes que les enquêteurs du Conseiller prévoyaient d'imposer à la Bastide pendant que (et elle savait qu'elle avait raison) chaque ministre, gouverneur et baron du pays se frottait les mains en se demandant quelle part du trésor lui reviendrait. La rumeur sur les bleus de sang, finalement, ne l'avait pas épargnée non plus, toute écarlate qu'elle était. Désormais, les courtisans qu'elle croisait la dévisageaient avec une insistance qu'ils n'auraient jamais osé manifester du vivant de son fils. Ils l'avaient jugée, déjà, lorsque la princesse s'en était allée. « C'était sa fille ! », avait-on dit. « Je me serais jetée par la fenêtre si ma fille à moi était née comme ça… » ; « C'est tout ce luxe qui lui est monté à la tête ! ». « Et elle n'a même pas pleuré aux funérailles… ». Tous, dans leur immense sagesse, avaient su mieux qu'elle la manière dont il convenait de réagir. Puis était venu le tour de Tristan, laissé pour mort par l'armée dans le grand nord gelé. « Comme par hasard, l'un est revenu et l'autre pas ! » ; « C'est le deuxième gamin qu'elle met en crypte… enfin, façon de parler ! ». Cette fois, elle avait été rappelée à l'ordre en pleine face par les prieurs et les bourgeoises qui lui répétaient encore et encore qu'il n'y avait « pire douleur que de perdre son petit dernier »… À présent qu'il s'agissait de faire le deuil de l'aîné, elle offenserait vraisemblablement une oculie ou deux en ne versant pas la quantité de larmes appropriée… ? Mahenn s'était souvent demandée pourquoi ses sujets, sa cour et son conseil n'assénaient pas le bon Ulfric des mêmes condoléances. Son époux, lui, avait pu noyer ses maux et chanter son chagrin dans le vin, la musique et la chasse ; et passer une semaine sur le pont du Cinq-Mâts, en Baie, tandis qu'elle-même mettait de l'ordre dans les affaires de Merwenn. À la mort de Tristan, on l'avait carrément alité, car il s'était fait vieux et la perte de son second fils lui avait pétrifié le cœur une demi-douzaine de minutes… La dame Rouge vit une larme qu'elle n'avait pas senti goutter de son menton pour éclater sur la table.
Mahenn ne pleurait pas souvent. De mémoire, elle n'avait pas pleuré depuis la mise en crypte de Merwenn (et en secret, dans la salle d'eau à la Banque Rouge). Elle ne s'était laissée aller ni à l'annonce de la découverte du corps, ni à son examen, ni même aux funérailles. Ce jour-là, la clé de son institution brillait à la ceinture de son corset. Ses bracelets piqués du rubis de son clan ornaient ses poignets décharnés. Ses cheveux relevés à la nuque et son nez aquilin faisaient d'elle la femme la plus remarquable, la plus élégante, la plus puissante de la salle. « Si tu veux la Banque, ma fille, tu devras t'en montrer digne ; ou tu la perdras ». C'était le conseil de son patriarche. Alors, Mahenn était restée de marbre, devant ses courtisans. Elle avait vécu, avant ses enfants… Elle ne se laisserait pas tuer parce qu'ils n'étaient plus là.
Après que Gidéon le stupide se fut écroulé dans les Îles folles, Madame avait fait tout ce qu'il était possible de faire pour prouver à son père la valeur de son service à la Banque Rouge. Lui aussi souhaitait plus que tout la pérennité de leur institution, et lorsque l'orphelin qu'était devenu Aimon fut revenue à sa garde, le Rougeaud s'était décidé à lui laisser, du même coup, la responsabilité de l'éduquer à l'art du rubis : « Tu formeras le petit ; et quand je partirai, tu lui donneras les clés… ». Comme promis, elle avait sévèrement initié son neveu aux billets, aux rouages, aux codes et aux calculs non sans noter chez lui l'exaspérant caractère de Gidéon. La dame Mahenn pensait chaque mot qu'elle avait prononcé devant le Pasteur Daelric, bien qu'elle en eut altéré les tonalités. Elle croyait à l'alliance qui obligeait la Bastide et la Banque Rouge l'une à l'autre.
L'édifice se tenait à trois boulevards du triangle que formaient l'Académie, le Palais de justice et le Temple suprême, aux abords du lac artificiel qui faisaient face au portail du 1er Quart. Alors que les hautes administrations citéennes encerclaient le cul-de-la-Bastide, les caisses dont toutes dépendaient se rangeaient par dizaines en un lieu très différent. Maison officielle du bailli local (un poste traditionnellement attribué au propriétaire de la Banque), la demeure épousait la forme des résidences latérales avec la délicatesse d'une coulée de cire pourpre, et dominait la rue Carat de six tourelles au style néorfèvre, épaisses et anguleuses, fermées de cages lustrées, parées de rambardes alignées comme une volée de sourcils sur le visage joufflu des doubles portes, en haut de l'escalier. Aux yeux de Madame, cette banque était ce qu'il y avait de plus beau au Continent. L'aile droite servait d'hôtel et de boudoir aux visiteurs ; la gauche abritait les bureaux et les appartements. Au centre, le bâtiment où l'on trouvait les caissons et les salles d'enchères. De pied en cap, l'édifice s'habillait du velours le plus sanglant, et s'élevait avec une grâce d'une symétrie absolue. De la plinthe de marbre qui traçait le parcours labyrinthique du sanctuaire jusqu'aux lustres de cristal suspendus à plusieurs dizaines de pied des moulures, tout, ici, ne faisait que resplendir luxe et bon goût. Des jardinets, sur le parquet luisant, piquaient même les angles pour donner une touche de vert et de rose au temple écarlate.
Mahenn siffla trois ou quatre de ses secrétaires.
– Conviez le Haut Juge à me rejoindre après son rendez-vous de dix-huit heures.
Nous avons à parler…
La dame Rouge n'avait pas prévu un seul instant la disparition de son petit-fils et d'ailleurs, s'en voulait d'une telle candeur… Pire encore – c'était en Edric, et en Edric seulement, que son sang pouvait prétendre à côtoyer le sceptre. Alors, dans la foulée de son départ, elle avait fait avancer l'heure de son échange avec Daelric.
L'Artère frontale offrait une vue spectaculaire sur le vestibule, ses ascenseurs rénovés un peu plus tôt (plus coûteux que les vieilleries de la Divine) et ses rangées de valves individuelles, menées çà et là dans les conduits et agitées par le vif claquement de leurs mâchoires. Les tapis de brocart qu'on envoyait dans les couloirs comme tant de Veines, ainsi qu'on les appelait, conduisaient en chambre de plainte, en petite cour de Quart et au salon du Bailli. Sur le mur du fond, traversé par d'immenses poteaux de fer blanc où déboulaient les notes de service, treize portes Succursales laissaient voir les annexes et, d'un coup d'œil, Mahenn étudia ses travailleurs. Les hommes et les femmes en uniforme (à la nuance de son nom) échangeaient à toute heure, par coursier, pigeon ou télégramme avec les responsables financiers de chacun des fiefs. Au Chenil, les plus gentils bouseux se félicitaient d'un vif développement de leurs jardins et ne coûtaient pas plus qu'ils ne rapportaient. La Baie, bien entendu, avait droit à ses aménagements adaptés à la propriété exclusive que le Capitaine Anton conservait sur une partie du patrimoine citéen ; tel le Pic, trois rangs plus loin, dont l'allée était désertée depuis le premier jour… L'Orgue prospérait grâce aux partitions pendant que la Forge voisine produisait plus de charbon qu'elle ne l'avait fait en un demi-siècle. Le Rouet et la Tour fournissaient le textile et la haute magistrature. Au Moulin (dépouillé par la capitale de son titre de seigneurie), c'était cet énergumène de Ronon De-la-Cité qui gouvernait ; et à sa joie de l'importuner à domicile, œuvrait à distance en entretenant ses délégués du Guet et de la Garde, aux Racines. Le système fonctionnait.
Des pièces de joaillerie et des statuettes, des cadeaux plus rares et plus secrets que les trésors du clan bleu couvraient le mobilier et les nappes de satin, tout près des trois arches de briques qui couvraient les guichets. Ils s'agitaient comme des fourmis, à la file des Droits : on y achetait à prix fort les droits de cité. Une foule s'amassait à la file des Livrets ; des gens du Quart ou d'ailleurs, de la nouvelle bourgeoisie du Zénith, suffisamment aisés pour entreposer leur fortune chez elle mais trop peu pour accéder au coffre-fort d'élite. Et à la la file des Billets, on administrait les taxes. La Banque (n'en déplaise aux prieurs et aux régents) était le cœur de la fédération des treize baronnies. En ville, on la surnommait « petite Bastide ». Personne avant elle n'avait jamais eu tant de pouvoir. Personne, avant Mahenn, n'avait su ce qu'il faisait de siéger à la Banque et sur le trône.
Aimon la rejoignit prestement, à peine dix-huit heures passé, dans son bureau foisonnant de plantes éclatantes, dessiné par les architectes et les décorateurs les plus habiles de son réseau. En lui servant un thé fumant, elle déclara :
– Eh bien… ce plateau-ci a été sauvagement retourné.
Le Haut Juge resta silencieux, sa tasse de porcelaine entre les doigts, appuyé sur le bord de la cheminée. Il avait déjà l'air exténué…
– Je n'ai pas besoin de vous exprimer, bien entendu, à quel point nos affaires sont mises à mal, mon cher neveu ?
Le baron l'observa attentivement, comme s'il hésitait à prendre un risque.
– Sommes-nous… disposés à converser librement ?
– Soyez rassuré, cher Juge ! La Bastide et son Temple sacré regorgent bien de menteurs et d'envieux, mais pas notre maison. Nous sommes chez nous, là où nous sommes nés, là où nos aïeux ont extrait le rubis et posé leurs fondations. Ici, nous sommes Rouges de nouveau… Parlez comme vous l'entendiez hier, neveu, de vos idées sur le sujet ! Quel serait votre ordre, si vous aviez le plein pouvoir ?
– Si j'avais le pouvoir, Madame, nous n'aurions pas à en parler…
– Et si vous étiez le foutu Dieu-berger en personne, susurra-t-elle, vous auriez déjà guéri l'Arbre de la faim, de la misère et de l'amariolle, sans doute !
– Lui-même ne l'a pas fait…
Elle éclata de rire ; tirant, de son bureau, les calculs récents qui l'intéressaient.
– Vous avez raison de le souligner. Mais, si le pasteur vous y prenait, vous passeriez un sale quart d'heure ! Pensez-donc… Le Grand prieur n'est pourtant pas notre ennemi. Ce bonhomme-là n'a rien à craindre du rubis. Foi et Puissance sont les mots de la Cité, vous le savez ; et savez aussi que nous autres en avons porté la bannière depuis toujours… et avant l'Exode, avant le prophète – avant tout le reste !
– Mais à qui convient-il de le voir passer le sceptre, sans l'héritier ?
Elle se tourna vers la fenêtre en sirotant sa propre infusion.
– C'est exactement la question qu'il faut aborder. Exactement. Daelric n'est pas idiot et, s'il l'avait été, ne se serait pas retrouvé là. Il sait combien les Rouges ont donné pour la capitale. Le Pasteur doit comprendre que nous sommes ses alliés naturels… Il y a toutes ces petites gens, là, dehors, qui courent partout et pas un convoi, pas un train, pas une livraison ne s'est interrompu plus d'une journée… Amalric est sous sa cloche, pendant que les ouvriers piochent, que les marchands bonimentent, que les pêcheurs pêchent autant de poisson qu'ils en pêchaient hier. Et cette agitation, elle me rend folle, mon bon neveu… ! Au lieu de chercher le Prince, que font-ils, tous ceux-là ? Ils colportent les pires rumeurs sur la tare bleue et s'excitent dans leurs bas-fonds alors même qu'ils ont, sur le dos, le sceau de ma famille… Je me souviens de Mauric Rhubarbe, et vous ? Solide. Taciturne. Déterminé à rendre le sceptre aux Nouveaux Autres de l'Entrecube ! Il n'a pas fallu plus d'une promesse pour le faire basculer. Et ce Soulèvement, vous savez, celui qui a fait plus de victimes dans les Racines que n'importe quel décret royal… ? À chaque meneur, il y a un nouveau tyran potentiel. Et tous en blâment le fer de lance. Ils étaient plus prompts à ployer le genou et à remercier leurs seigneurs du temps de mon père et de mon grand-père. Aucune doléance ne résonnait, lorsque les Ducs faisaient entrer le peuple en masse, sur l'îlot et dans la vallée, et que les Rouges payaient la Cité qu'ils ont construite… Vous comprenez ?
Aimon fut saisi par sa question. Approchant de la fenêtre à son tour, il prit une seconde pour répondre :
– Il nous faut être ici pour qu'ils soient là.
– Il nous faut être en haut pour qu'ils soient en bas, mon neveu. Je connais les comptes, évidemment. Je sais quel parti oculiste et quel baron est un mauvais payeur ; je sais le trésor exact des fiefs et dresse leurs relevés. Je peux faire l'inventaire de tous les biens Volenfleur de simple mémoire… De tout cela, il n'y a qu'un dessein qui transparaît. Et toujours le même. En dépit des noms, des titres, en dépit des jours et des heures, des émotions et des vœux… C'est celui de la ressource. Celui du champ et de la mine, et de la science, et de l'esprit. Pendant que nous bavassons à la chambre, chaque semaine, le Dieu-berger s'étend sur le Continent… Amalric devait une grande somme au Temple, et j'étais sa garante. À présent, le suprême a besoin de nous pour se voir restituer son dû.
De sa poche, elle tira un billet de banque, d'une valeur de dix sceptres d'or. La signature en filigrane du dernier roi, et ses titres, et ses vertus ornaient le coupon qui, au marché virtuel, aurait pu assurer six ans de vapomoteur bon-marché.
– Le Dieu-berger n'est pas un géant aux sabots de fer, à la lunette d'écaille et à je ne sais quelles bretelles à ressorts. Le Dieu-berger est un guide invisible. Un canal immatériel, dont l'élan ne peut être renversé, ni son courant remonté. Que le Général me pardonne mais… les Anciens n'ont pas démérité quant à l'étude de ce sujet. Et les legs sont clairs comme de l'eau de roche. Quand ils voulaient la liberté, ils la prenaient au prix du sang de l'autre ; et quand ce prix devenait trop élevé, ils le contournaient. L'argent est vite devenu virtuel. Et le monde, dévasté par leur folie.
– Leur étude n'a-t-elle pas été leur blasphème ? objecta Aimon avec pertinence.
– Les Anciens n'ont pas pris le bon biais. Cette folie déitique n'était qu'une bifurcation, et l'autre face de ce que le Continent a à offrir. Les timides études de Lusanth ne disent pas comment la transcender. J'aimais à croire qu'Amalric s'en chargerait… Je pensais, à vrai dire, qu'il serait le premier à supplanter les lois universelles et à conduire le zénith vers une nouvelle ère bénie. Je pensais qu'il tirerait le pouvoir de la foudre et du soleil, et qu'il en ferait fleurir ses propres bouquets de billets. J'ai eu tort… Au lieu de ça, mon fils a préféré dépenser sa fortune dans l'artillerie de ce malappris de Général. Comme si les titans avaient la moindre chance de percer l'immatériel.
Les yeux pétillants, Mahenn observa la vitre, garnie de coussins de velours, où l'on exposait le premier exemplaire de chaque tirage de billets et de lettres de crédit : il y avait l'agrafe de cuivre, la barbute d'argent et le sceptre d'or (que sa famille avait su imposer dans l'Arbre), mais aussi de lourds lingots, de plus en plus épais, de bronze, de perle, d'ivoire, de platine et d'onyx, tirés des eaux fédérées et des montagnes, taillés dans l'os, le métal et la pierre les plus purs et les plus anciens du Continent. Les casiers de chêne lustré ornaient son héritage financier de leur date d'extraction, d'acquisition, de découverte ou d'impression. La dame inspira lentement, l'air très calme.
– La dynastie-bergère ne connaîtra pas le même destin. Elle n'en a pas pris le chemin. Il aura fallu un millénaire à la maison Rouge pour éclairer les sentiers du Dieu-berger. Et aucun clan n'a été si près de lui. Pensez-vous qu'il faille aller jusqu'au Temple pour le voir ? Croyez-vous à cet être aux mensurations rocambolesques, mon cher Juge ?
– Je crois à son dessein, Madame, plus qu'à l'apparence qu'Aelfric lui a dépeinte…
– C'est sage, en effet. Les chiffres sont moins sujets à interprétation que les prières. Il y a un berger, et il est partout, c'est vrai. Et l'essentiel de son pouvoir, dans les coffres de cette Banque. Lorsque vous en hériterez la clé, il vous faudra contenir ce pouvoir.
– Madame, ne croyez-vous donc pas au retour de votre petit-fils ?
– S'il revenait, neveu, il ne serait plus Prince, mais le simple souvenir de ce qu'il aurait dû être à la suite d'Amalric. C'est à votre lignée désormais qu'incombera la tâche, ainsi que votre grand-père le souhaitait sur son lit de mort. C'est vous qui ferez tourner la roue, encore, et encore… Vous aurez ainsi le délice d'en découvrir les paradoxes… D'ici là, considérez-nous en guerre. Une guerre à domicile, bien entendu, et une hémorragie interne en plus grande part. Mais une guerre néanmoins.
Enfin, le Pasteur Daelric 2e fut annoncé aux portes de la Banque et, cette fois, il avait pris grand soin de se parer ; longue robe blanche et épaules de laine, calotte sur le crâne parfumé et houlette à rubans dans sa main bardée de bagues. Ses yeux, enfoncés comme deux billes d'eau dans l'ovale ridé de son visage, étaient couverts de lunettes. Il s'était fait suivre par deux prieurs-en-chef, six oculies, quatre gardes du Bataillon et une flopée de mendiants qui furent arrêtés aux portes de l'édifice. Daelric entra dans le bureau et, face aux deux rubis qui l'observaient, parut très peu à l'aise. Mahenn avait pris soin d'allonger son exemplaire du Codex sur le bois ciré.
– Vous voici chez moi, Grand prieur. Aucun remerciement ne suffira jamais.
– Tous les agneaux sont mes agneaux, Madame, déclara-t-il. À votre demande, je suis là et près de vous, à la maison de vos illustres parents, pour vous entendre. La disparition de l'héritier est un drame à la hauteur du meurtre de son père. Le Temple est déchiré… Les membres du consul sont dévastés… Alors, je donnerai la parole du géant à tous et à toutes à la cour, et la vallée, et l'Arbre entier, même s'il me faut m'y rendre seul.
De quelques gestes rapides, elle fit déposer thé, café et sucreries sur la table et, près du bureau, un fauteuil moelleux pour son dodu séant. Comme à l'habitude, Aimon resta debout, dans son coin.
– Votre foi vous honore. Mais j'ai pires circonstances aux nouvelles dont vous parlez… Je crains que mon petit-fils ne revienne pas. Et s'il s'y essayait, c'est sous une forme si terrible que je ne saurais le regarder…
– Le retour des impies, Madame ?
– Ceux-ci mêmes. Notre 1er Conseiller aura la sagesse de ne rien précipiter pour étudier à sa guise le rituel déitique qui a égorgé mon fils…
Daelric se mit à réfléchir, ses mains courtes portées au menton. Mahenn, selon qui le Pasteur savait ce que la piste Ancienne impliquait, attendit qu'il se décide.
– Êtes-vous, vous-mêmes, partisane de telles bêtises ?
– Je ne suis partisane que du berger, et mon neveu également.
Il hocha lentement la tête, méfiant, comme pour dire : « Alors quoi… ? ».
– Avez-vous consulté vos extraits, Pasteur ?
Bien sûr que tu l'as fait…
– Je l'ai fait, et ce fut sans penser à mal, Madame, que j'y ai constaté le… crédit du clan bleu. Une somme rondelette, sans doute, qui n'est pas à prendre à la légère.
– Vous comprenez mon trouble. Voilà qui nous lie par contrat, désormais. Je serai ainsi engagée à rendre au Temple ce qui lui revient. J'attends donc du Temple qu'il rende, à ma maison, ce dont elle a besoin.
Il répliqua sans hésiter :
– Quelle est cette dette que le berger ait à vous rembourser, très chère Madame ?
– Oh, mais il ne s'agit pas d'une dette, Grand prieur ! Au géant à dos de laine, il n'y a que trop peu d'offrandes, car tout ce qui est à lui revient à lui… (« Inutile donc, songea-t-elle, de le lui offrir, puisqu'il lui reviendra de toute manière – avec de la patience ! »). Du Temple, je ne demanderai que de l'aide, et très précieuse. Vous êtes le passeur du sceptre. En fait, je veux que vous désigniez le prochain souverain.
Elle l'aurait giflé qu'il aurait eu le même air.
– Madame… ? C'est le géant qui en décide, bien sûr, avant et à travers son Pasteur. Si le Prince Edric ne nous est pas rendu – et je prie le berger de s'y résoudre –, notre consul devra se joindre à l'assemblée des barons pour choisir le successeur. Mais en attendant, n'avez-vous pas déjà honoré le Conseiller d'une fonction de régent ?
– En attendant de savoir qui, à la table de verre, peut prétendre à succéder. Si j'offre au seigneur Du-Fort mon respect et ma gratitude pour sa loyale défense, je me demande à qui il pourrait transmettre le sceptre lui-même, compte tenu de son – célibat.
– Le fils du Roi serait préférable au cousin, il va s'en dire, marmonna le prieur.
Mahenn haussa légèrement le ton, pour empêcher sa voix de flancher.
– Aimon ci-présent, en sa qualité de Haut Juge du tribunal, doit juger le Prince en cour d'honneur. Si mon petit-fils n'est pas réapparu à la fin du délai, ses droits de cité seront signés comme nuls, et l'assemblée des barons se trouvera face au choix draconien d'un sacrement ou d'un autre. C'est l'équilibre de la Bastide qui est en jeu… Vous seul avez le pouvoir de faire savoir la volonté du géant aux seigneurs de l'Arbre. Prenez votre place à la chambre et parlez pour lui. Désignez le porteur. Guidez les clans vers la lumière.
Il la contempla, toujours silencieux.
– Ainsi, nous serons quitte, ajouta-t-elle.
25. Et son quartier écarlate
Lys ne souvenait pas du moment où elle avait choisi de monter à bord du train qui partait pour la Cité. La décision s'était imposée à elle, progressivement, entre son départ d'Orbe et son arrivée sur le quai. Assurément, le passe-droit certifié sans limite dans la fédération citoyenne de l'Arbre entier lui offrait le passage du fief de son choix, comme si son livret s'était garni des plus hautes distinctions, pour une durée de douze heures à compter de son premier chronopostage. Trop tard pour changer d'avis. C'étaient peut-être les possibilités nombreuses et leur absolue immédiateté qui l'avaient poussée à se diriger vers la capitale, par instinct, et comme un bambin cherche sa mère ; là-bas, elle aurait bien de quoi faire. En quittant Bernand et Vorcemyr, sur le pivot envahi par la garde bleue, elle avait immédiatement regretté son choix. Furieuse et frustrée de ne pas pouvoir se joindre à la bagarre – avec moins de panache que ses acolytes, mais sans démériter à l'engagement cependant –, elle avait sombré dans son siège inconfortable, un bras sur l'accoudoir, la tête dans la main, se demandant ce qu'il convenait de faire.
Finalement, elle avait renoncé. Utiliser le billet pour rentrer à Orbe n'était pas envisageable : la frontière s'était fermée derrière elle et elle ne serait d'aucune utilité à la paire d'oiseaux, dans leur lutte, si ce n'était pour égayer leur cellule. Quant à la Baie, elle s'y trouverait bien sotte, sans une barbute en poche.
Vorce a utilisé son arme, se répétait-elle. Elle a ouvert le feu sur les soldats.
Bern, lui, avait subi la contention d'une dizaine de silhouettes casquées… Tous deux étaient privés, désormais, de la fuite qu'ils avaient soigneusement planifiée et des merveilles que promettait la rébellion de l'Ouest, alors qu'elle-même poursuivait seule son rêve interdit. Le convoi portait surtout de la marchandise de métal mais réservait trois wagons latéraux aux derniers veilleurs de la baronnie-de-granite qui se rendaient par la route commerciale au pied de la Bastide, et elle compta six étrangers ; trois types en uniforme du Pivot ; un chevalier gris, avec ses mallettes scellées ; et deux dames de la Cité enfermées dans leur jolie cabine sécurisée. Tout le monde est paniqué, avec la mort du roi… Lys s'enfonça dans le moelleux de son fauteuil, écoutant l'orage de taule que provoquait le train. D'ici sept heures, elle aurait tout le loisir de fouiller le passé.
Bergota Tassaud était une femme pleine de mystère. D'un côté, elle la ligotait, l'espionnait et la droguait pour l'empêcher de fuir le fief et de l'autre, elle lui offrait le droit de passage vers toutes les baronnies qu'elle la suppliait de ne pas visiter… Il était clair, à présent, que la vieille oculie s'était gardé de lui révéler quoi que ce fût de sa véritable origine, à l'exception – peut-être ! – de son prénom. Auprès de Bombrir, elle s'était laissé parler : si elle l'avait recueillie, c'était pour une raison bien précise. Selon le lieutenant Cabot, elle l'avait élevée et éduquée à la façon des Trahniennes, et bercée de contes qui, sous leur forme originale, louaient la déité des femmes du sud. L'Éther de Trahen, de son vrai nom, lui avait été dérobé par l'officier, à la ferme minérale, avant qu'elle n'ait eu le temps de le consulter sous son véritable jour ; ainsi que le bracelet étincelant que le cher baron Céorn, seigneur du Fort, voulait se voir restituer le jour où elle aurait appris à naviguer. Tu parles, pensa-t-elle. Elle avait renoncé à la Baie quand elle avait choisi la grandeur étouffante de la célèbre capitale. Lys n'avait d'autre moyen de récupérer son livre, son bracelet et la dignité de sa tutrice. Tu m'écouteras, Céorn De-la-Cité !
Elle songeait encore à Codric Idéaud, les yeux révulsés, et aux bougies qui s'en allaient faire flamber les parquets. À la flèche du Miteron qui explosait vers le ciel. Et à la foule qui la huait, et la calomniait dans la ferme, avant de la laisser jeter au fond d'un Cénotaphe désaffecté. Et ça, parce que Cabot le pouvait. Lys n'avait retenu aucun nom, parmi les trois officiers (boursouflé, rachitique ou apeuré) qui s'étaient joint à lui, mais elle avait conservé le souvenir très net de leurs visages. Quant à Doperic, elle se forçait à croire en Nellà, qui n'avait probablement eu aucun mal à le remettre sur pied… Seule à son hublot, plongée dans un silence rompu par le fracas des rails, Lys se demandait quelle part véritable elle avait pris à sa brutale déchéance. En un laps de temps futile, elle s'était laissé embourber dans les pires ennuis de sa vie. C'était comme si la mort du Roi-berger, la venue du lieutenant à Orbe et Codric Idéaud s'étaient joints en un même plan pour déloger la jeune femme du quotidien où elle travaillait pour sa délivrance et ce, en dépit de toutes ses volontés. Ensuite, le cercueil, puis l'orage ; la chasse, et le vol du cadeau – dont elle s'était montrée indigne. Puisque j'en suis réduite à ça, autant aller de l'avant…
Les lampes, au plafond, tremblaient en dessinant des ombres éphémères et les lambris ornés de bulbes violets aux angles arrondis de la cabine ajoutaient leur touche de lugubre. Un cliquetis incessant résonnait derrière la porte épaisse dont la grille du bas faisait passer une légère vapeur crépitante. Lys se contorsionna pour jeter un coup d'œil à ses compagnons de voyage. Ils dorment tous… En dépit de son épuisement, elle-même ne parvint pas à somnoler. Les issues scellées, le cri aigu des rails et les sursauts répétés de l'appareil la gardaient exagérément alerte. Son siège au dossier de laiton rembourré commençait à lui ankyloser les articulations. Une clochette, suspendue aux cordelettes d'osier qui se promenaient dans leurs anneaux, au plafond, ne cessait de tinter. Lys remarqua alors la vitre circulaire qui lui rendait son regard, comme une iris de métal au-dessus de sa tête. Le hublot, large, translucide, laissait la lumière exclusive de la lune passer le verre pour faire briller son cadran intermédiaire, telle une horloge éclairée, d'un goût spectral et déroutant. Elle comprit qu'il s'agissait d'une boussole, bardée de sentiers et de bifurcations, qui indiquait l'heure, la vitesse et la direction du convoi. Route marchande Le-Fort, La-Cité, La-Tour. 01H30 du matin…
Lys se força à fermer les yeux, pour en soulager, au moins, le picotement. Une heure dont elle ne vit jamais la fin s'écoula avant qu'elle ne soit brutalement secouée à un virage et elle put discerner le contour obscur des pics qui dominaient le Chenil, vers le sud-est enfoncé dans la noirceur. La locomotive poursuivit sa route au nord, tout au long de la route marchande qui longeait les trois fiefs mitoyens ; arrivée au croisement qui marquait l'entrée en territoire citéen, à la frontière de la 9e baronnie, elle se mit à ralentir et enfin, se pétrifia totalement près d'un quai esseulé, élevé sur quelques lattes blanches dépecées par le temps. Une volée de drapeaux flottait au-dessus de sa toiture de bois et de chaume, ornée de têtes de moutons à chaque pied du périmètre ; Lys y vit la bannière du Fort, le soleil rouge, et les médailles et les galons qui brillaient à l'épaule de Céorn, reproduits sur l'étoffe imperméable. Elle ne reconnut presque aucun des dix autres blasons qui avaient autorité sur le relais : des rosiers et des collines, un cercle et une houlette, un sceptre et un fleuve de tailles variables et à hauteurs différentes… Il y avait les armes célèbres du clan bleu, mais elles s'égaraient dans la marée d'allégeances et de distinctions. Celui qui claquait au vent, en revanche, elle ne le connaissait que trop bien ; sous la canne diaphane et à côté du sceptre étincelait le rubis du 1er Quart. Les officiers Rouges.
Comme les autres voyageurs, qui ne lui accordèrent pas plus d'attention qu'un vague regard soupçonneux, à la file, Lys patienta près de la porte pour quitter le train sans avoir la moindre idée de ce qu'il lui fallait faire ensuite. Elle suivit spontanément les deux dames en robes pelucheuses mais s'immobilisa aussitôt, en les voyant se faire inviter dans une sublime voiturette de voyage, cernée par deux bicycles à vapomoteur qui grondaient en agitant l'éclat de leurs phares. Pivotant sur elle-même, elle regarda les deux manutentionnaires abattus qui erraient sur le quai blanchâtre, pendant que la voiturette pétaradait pour se lancer, à sa guise, dans les tréfonds de l'Arbre.
Imitant ses guides fortuits, Lys attendit et deux heures plus tard, alors qu'elle ne sentait plus ses épaules sous le poids de ses sacs et du manteau dérobé, un panache de vapeur s'essouffla au-dessus de leurs têtes, un parfum de charbon lui chatouilla les narines et elle pénétra le fourgon (beaucoup plus étroit mais bien plus confortable) qui prenait la relève du train de marchandise. Le chauffeur exténué qui les accueillit se mit à râler, à grand renfort de jurons de cheminot dont elle ne détenait pas les secrets, en voyant les trois voyageurs atterrés. « Même pas de quoi remplir un bol avec une cervelle pareille, j'vous dis, moi ! Une fourgonnette pour trois pauvres paumés alors qu'ils manquent tout le charbon du monde, au point La-Tour ! Allez, grimpez ! Je ne sais pas quel mauvais vent vous envoie en Cité cette nuit, mais puisqu'y' vous faut y aller… ». Il avait tout un côté du visage – celui qui côtoyait la fenêtre – tanné et craquelé par le soleil. Frigorifiée, les jambes raides, Lys ne se fit pas prier pour aller se cacher comme une souris près du chauffage. Arrivée à destination, elle se retrouva seule, et ne revit jamais aucun de ses deux comparses. D'autres promeneurs, de l'Orgue ou de la Forge, la rejoignirent en revanche près du kiosque militaire qui bloquait la route. Elle suivit le mouvement. J'aurais pu venir ici à pied, en deux heures ! songea-t-elle avec amertume, entraînée à chasser le coyote et à tenir un carré de quinze tables à la fois dans une salle de réception bondée.
La douane s'éclairait de deux énormes piliers de pierre noire, et s'étendait du nord-ouest au sud-est sur une distance imprécise, avalée par la nuit. Lys se demanda si il était courant d'y voir vingt-cinq soldats, armés de sabre-fendus à la lame d'ocre, les casques fixés aux mâchoires et le plastron-cisailleur à la main, en train de monter une garde féroce. Trois gros soufflets, plantés sur des piquets, et un projecteur embrasé de la taille d'un fiacre dominaient l'entrée enfumée. Un guichet, derrière un triple vitrage aux petites perforations en étoiles, ne cessait d'empiler de longs courriers qui venaient d'un tuyau, rattaché aux murs du kiosque et envoyé sur les chemins par les poteaux de bois qui ponctuaient la vallée. De surcroît, une antenne grésillait sur le toit.
Lys n'avait, de son existence, jamais vu un tel appareillage alchimique.
– Billet et livret ! appela le type maigrelet aux bajoues fondues jusqu'aux épaules.
Elle marcha, en bousculant quelques bonhommes offensés de son baluchon. Le guichetier posa un regard surpris sur son visage. Sans se laisser déstabiliser, la jeune femme tira son capuchon sur ses yeux bleus et son nez en trompette pour s'éviter tout compliment et lorsqu'elle lui tendit le billet écorné qu'elle avait poinçonné presque six heures plus tôt, il la dévisagea d'un air plus étonné encore. « Bienvenue à la Cité, Lyserion Du-Havre, Madame… ». En se demandant comment il l'aurait accueillie, si elle n'avait pas fui Orbe avant que le lieutenant Cabot ne puisse faire ajouter le supplice à son dossier, elle reprit courageusement le livret, le billet et son air déterminé pour passer le portail sans éveiller les curiosités.
– Excusez-moi… euh… monseigneur ? Pouvez-vous m'indiquer le chemin de la Cité, s'il vous plaît ?
Le chevalier vert qu'elle interpella sembla prêt à lui retourner une claque, l'air indisposé, et il ne lui fallut qu'une fraction de seconde de trop pour s'en cacher avant de se mettre à sourire comme un coureur d'échafaudages :
– Juste ici, ma chère… Vous êtes chargée comme une mule, ma parole ! Bien qu'aucune mule n'ait jamais eu un si joli minois. J'ai mon propre fiacre, de ce côté. Nous pourrions nous y rendre ensemble… et se distraire mutuellement !
– Sans façon, marmonna-t-elle en se joignant vivement au groupe de routiers qui allait en sens inverse.
Elle commençait à sentir poindre la peur. Si les correspondances continuaient à se succéder, le billet serait périmé avant qu'elle n'ait passé les portes de la ville… Où sont Bern et Vorce, à cette heure-ci ?
Le second train dans lequel elle grimpa se rendait en banlieue, au pied de leur capitale, en suivant le parcours d'une longue route de béton ponctuée de tourelles aux sommets éclairés. Tout le pays est aux abois… Il était déjà presque huit heures quand son convoi s'engouffra dans la faille béante d'une crête herbeuse et fut plongé dans le noir. Sans les globes, au plafond, Lys se serait crue de retour au Cénotaphe.
Le train finit par bondir hors du tunnel qui creusait la montagne pour jaillir à son flanc, percé de plusieurs arcs de roc. Le système d'aiguillage envoya la locomotive vers la Cité, tandis que les rails voisins filaient droit vers le nord, à la Tour. Lys aperçut les prairies de l'Arbre pour la première fois, par la vitre indéchiffrable de poussière, de traces de doigts et de fiente sèche. Un soleil d'été habitait encore le ciel gonflé de cumulonimbus, qui s'attardaient comme s'il voulaient la suivre de leurs pluies, et de vents des massifs, violents et salés, envoyés par la mer ; ses rayons épais frappaient les lucarnes teintées de plein fouet, pour s'infiltrer tels des doigts d'or dans leurs fissures sinueuses. Lys se colla au store pour attraper quelques collines, émeraudes ici, roussies par-là, et mêlées d'orange et de brun sur leurs chapeaux bombés. Une tache d'un blanc d'œuf fila au hublot, et fut suivie de deux, puis trois comparses avant qu'elle ne réalise qu'il s'agissait de bergers, un long bâton en main, qui bondissaient au-dessus des voies en se laissant glisser le long de leurs perches. Des bergeries, des laineries, et quelques hôtels de route commencèrent à apparaître dans la vallée qui hésitait entre chaud et froid, balayée par les brises de l'automne mais alourdie par une étrange moiteur.
Contre toute attente, bercée par les remous du wagon et réchauffée par le ciel d'ambre, Lys ne se sentit pas basculer au sommeil et s'accorda quelques minutes, avant que la voix fluette ne résonne dans la cabine :
– Arrêt : Tour de garde, Le Serpent de mer !
Un long chant, suraigu et fantomatique s'éleva dans les pâturages alors qu'une bergère appelait son troupeau. Lys se tourna vers la porte.
Une mêlée de garçons, imberbes pour la plupart, investit le train à grand bruit et elle se tassa instinctivement sur son siège suspendu. Ils furent quatre, six puis neuf à se jeter dans les cabines en faisant briller leurs sabres, la casquette en place et un galon de marin sur l'épaule gauche. Trois d'entre eux s'étaient coiffés d'un béret biscornu, du même bleu que l'océan sous un ciel de foudre et percé de deux épingles où brillaient, à l'une, un minuscule trident d'argent et à l'autre, une tourelle couronnée qui avait l'air d'un phare. L'œil rivé sur le plus grand (et le plus discret) des nouveaux passagers, Lys détailla son col, décoré, et son sourire du blanc le plus naturel, comme s'il n'avait pas déchaussé ses dents de lait. Un noble ? De la Baie ? Ou du Port royal ? Elle aurait pu croire qu'ils joignaient la garde du défunt roi, s'ils n'avaient pas été confiants et rieurs.
– Pas de panique, braves gens ! scanda l'un d'eux. Vous êtes saufs, et nous autres, nous sommes là pour nous en assurer ! (Il dressa son sabre-fendu) : Matelot, survis…
Et ses camarades chantèrent joyeusement :
– Ou meurs dans la tempête !
– Ferme-la, Morton ! riposta un autre. Tu as bavassé tout le voyage !
– Parce que c'est un jour spectaculaire, mon Bassinet ! Première campagne de la division 1082 ! Sors un peu de tes livres et profite-en ! Tu crois que le berger aurait souhaité que tu te morfondes… ?
– Ne parle pas du Roi comme s'il était de ta famille, objecta un plus petit.
– Et puis, c'est ta première campagne, ajouta un autre. Certains d'entre nous n'ont pas attendu d'avoir du gras au bide pour se mettre au boulot…
Le dénommé Morton lui offrit une gifle derrière la nuque en représailles.
Lys n'avait jamais remarqué de différence particulière entre elle et le reste des Orbiens. Mais en espionnant la bande, elle reconnut des caractéristiques communes à ses membres : des cheveux auburn, noir de jais, épais et bouclés, un nez pointu ou en trompette sur un visage fin aux traits tannés, hâlés ou rouquins. Elle en déduisit qu'ils débarquaient tous de la côte sud, et de clans prestigieux d'une seule ville, même si leur accent pointu trahissait une fréquentation prolongée de la Cité. Rien qu'une bande de jeunes idiots recrutés par l'armée. S'ils étaient moitié moins magnanimes que l'officier Cabot, la fédération était perdue. Elle déroulait ses pensées sans décrocher son regard du plus haut marin, qui avait pourtant la carrure fragile et deux joues rondes, basanées et rougies aux fossettes. L'ombre d'une barbe avait mordu sa mâchoire saillante, et ses yeux bleu-vert étaient couverts d'une toison aile de corbeau, dont la senteur huileuse parvint même jusqu'à elle. Tu as pris le temps de te parfumer, pour aller à la guerre…
– Par le berger écailleux ! siffla Morton, de nouveau, en lorgnant dans sa direction.
Lys se jeta sur son siège pour ne pas en croiser le regard. Mince !
– Mais il y a des passagers aux yeux de merlan, dans ce rafiot, ma parole ! Ou, devrais-je dire plutôt, des passagères…
Amenant sa carcasse jusqu'à elle, il se mit à lui souffler de tendres baisers de sa main potelée ; et Lys, qui voulut afficher un air de défi, ne put retenir le soupir de dégoût qui la traversa. Incapable, désormais, de deviner si elle faisait face à un danger sordide ou non, elle resta sans réponse et demeura résolument tournée vers le hublot, les lèvres pincées. Le jeune soldat éclata d'un grand rire.
– Par ma Foi et ma Puissance ! Voilà qu'elle m'a mis une ancre ! (Il adressa un salut à ses camarades). Ainsi chavire Morton De-la-Dune, mes garçons !
Et il mima une brasse sur le parquet du wagon.
– Tu sais pas ce que tu rates, la prunelle ! Avec un gros poisson comme ça, t'en aurais eu pour toute la vie.
– Fous-lui la paix, intervint le matelot au sourire blanc. Ça ne l'amuse pas.
– Oh, oh, reprit Morton. Mais c'est toi, qu'elle reluque ! T'as déjà vu une sirène pareille à terre, toi, Du-Phare ?
Alors que le regard de Codric Idéaud flottait devant elle, Lys ne parvint pas à réprimer la fureur qui s'agitait dans sa poitrine. Elle avait grandi parmi une fratrie d'au moins treize orphelins, selon les années, et avait subi plus de coups, de punitions et de corvées qu'on pouvait en compter. Elle était restée des heures au fond d'un puits. Puis au fond d'une boîte. Et sa tutrice, qui avait voulu la préparer, n'y était pas pour rien… Allait-elle se laisser intimider par un imbécile ordinaire ?
Elle se leva brusquement de son siège et, en avançant droit vers le bonhomme, lui jeta au visage :
– Parce que tu crois que j'ai pu regarder un seul d'entre vous pour autre chose que les brailleurs que vous êtes ? Je ne suis pas de ta capitale. Je ne vais pas attendre qu'un de tes copains chevaliers vienne me sauver de toi en agitant sa fraise. Alors bouge.
Morton se régala de sa rebuffade, hurlant comme un loup à la lune, et celui qui s'appelait Du-Phare le fit taire d'un coup d'épaule dans le dos. Lui adressant un sourire, auquel elle ne répondit pas, il ne la lâcha pas des yeux pendant qu'elle se rasseyait. Au même instant, le convoi se mit à freiner de nouveau, la bande trépignante porta le bon Morton sur le quai, et dans le reflet de la boussole, Lys aperçut le grand matelot qui lui lançait un dernier regard appuyé. Fiche donc le camp, soldat !
– Arrêt : Grand-Place !
Lys se colla immédiatement au carreau. C'est donc ça, la vallée de Laine.
Un fleuve formidable, claironnant et tempétueux, débordait sur la berge aux mille couleurs et autant de senteurs, en croquant la caillasse de ses dents d'écume. Des fleurs de saison et du thym, du lierre et des coquelicots, des hêtres et des ifs poussaient sur les quais successifs tantôt grandioses, tantôt délabrés, qui avaient tous cette même apparence de bois et de pierre, aux gouttières trop fines, aux toits pointus, aux portes brodées de laine et ornées de moutons et de bouquetins. Elle vit un campement avec de hauts poteaux de toile tendue aux motifs clairs et verdoyants, qui groupait du bétail et balayait les feuilles mortes. Quand le train ralentit, au virage et près du long canal bouchonné, on se mit à l'alpaguer au hublot pour lui proposer du saumon, des huîtres et des « algues aux propriétés rajeunissantes » dont elle n'avait jamais entendu parler. Au potager à semi-immergé dans le bassin mitoyen, ça sentait le nénuphar et la lentille d'eau. À la ferme verticale qui servait de passerelle, par-dessus le fleuve, elle faillit se laisser attraper la gorge d'une pauvre pintade terrifiée par la main qu'elle tendait vers l'extérieur. Le lac-de-la-bonne-fortune, qu'ils disent… J'ai hâte de voir ça.
Et elle le vit très bientôt. D'abord, ce fut la tour centrale de la Bastide, comme un pic de glace à travers un soleil de feu, couronnée par des nuages aux vapeurs d'or. Il y avait aussi une horloge phénoménale, dont elle distingua la largeur plus que le détail, sur l'édifice d'en-dessous. Autour d'elle, l'océan d'édifices disparates et miroitants de la Cité, qui donnait l'impression de bouger tel un automate en faisant gigoter poulies et cordages. Prestement, on lui fit passer le mur (dont le vaste panneau indiquait : Premier Quartier du Territoire Citéen) et le train s'immobilisa tout à fait en Gare de Portedouce. Elle fit l'inventaire scrupuleux de ses affaires.
– Arrêt : 1er Quart ! 08H15, tout le monde descend !
Ni une, ni deux, elle bondit sur le quai et, poussée par les passants impatients, se retrouva projetée sur le trottoir, à la fois confuse et émerveillée.
Il était aussi fascinant que bouleversant de découvrir le berceau, et encore à ce jour, vaisseau-mère de la fédération. Quatre bras de fleuve se croisaient en gorgeant le lac de leurs eaux bleutées, envahis à la berge de tavernes et de marchés, de temples et de radeaux. Les caisses de marchandise passaient de bras en bras pour s'empiler sur de hautes cargaisons qui démarraient en trombe en effrayant les merles d'eau, tandis que les mouettes et les goélands se disputaient les rats en battant les ailes d'agacement. Un peu plus loin sur la route de dalles blanches, le long des canaux, un épaulement bondé conduisait à une nouvelle arche qu'il fallait traverser pour rejoindre l'avenue voisine.
L'odeur du coin, cependant, n'en avait pas le charme : crottin de cheval, fiente de pigeons, eau croupie et excréments brûlés ; et l'égout qui ondulait tout près de ses chausses abîmées. D'après les anciens d'Orbe, la bonne-fortune servait de cuvette et de décharge à la Bastide. Bergota, en particulier, méprisait la vallée : « La Cité est un coupe-gorge aux bannières bleues… ». Sur les dalles, Lys aperçut çà et là quelques gravures aux contours parfois obscènes, profondément enfoncées dans le roc, et un certain nombre d'entre elles représentaient de petits phallus pointus et prodigieusement couillus qui, à n'en pas douter, indiquaient aux riverains le chemin discret des bordels.
Lys ne s'attendit pas à être brutalement arrêtée par une barrière de chêne aux tisons acérés, le long d'une file où s'agglutinaient soldats et baroudeurs, marchands et clientèle, charrettes de paillasse et petits troupeaux de moutons qui bêlaient de peur… « Livret ! » exigea-t-on encore d'elle ; elle avait déjà dégainé le carnet que les citéens ne cessaient de lui réclamer. En voyant la page vierge qu'il destinait à la Cité, le portier l'envoya dans une file annexe, quasiment déserte.
– Aucun tampon ? s'étonna le type parcheminé, en observant son livret et son billet de train à la louche pour en vérifier l'authenticité. Premier séjour à la Cité ?
Elle opina silencieusement, et il cueillit sa timidité évidente au passage :
– Qu'est-ce qui vous amène à la capitale, Madame… Lyserion Du-Havre ? Du Havre… ? Je ne connais pas. C'est une famille du Fort ? D'après le registre, vous êtes employée dans un hôtel de Fort-le-fief, n'est-ce pas ? Native, ou débauchée… ?
Essayant tant bien que mal de hausser la voix, pour faire taire la litanie de ses questions, elle répliqua le tout en une seule fois pendant qu'il prenait note :
– J'ai donné ma démission, en réglant ma dette de vie, et je viens visiter la capitale (elle tapota le livret de l'index) où je suis née.
– Et c'est mot pour mot, répliqua-t-il, ce que m'a servi le garçon avant vous. Et les trois jeunes fermières du Chenil, ce matin. Vous croyez tous pouvoir vous en sortir avec ça ; comme si c'était ce qu'on voulait entendre… Née à la Cité, hein ? Alors, pourquoi s'être enfuie dans les massifs ?
– Je suis orpheline, souffla-t-elle, à la fois surprise et consternée.
– Ah, ça… J'en ai vu passer, des orphelins ; dans un sens, et pis dans l'autre…
Il mesura sa taille, lui ordonna de grimper sur la balance et nota la teinte de sa peau, ses yeux et ses cheveux, puis il lui fit signer le bas de page avant de tamponner d'un grand coup sourd.
– Combien de temps comptez-vous séjourner à la Cité ?
Apparemment, rien n'obligeait Lys à subir à son interrogatoire dès lors qu'elle répondait comme il se devait aux critères des liasses administratives qui le noyaient à son pupitre. Elle reprit d'un ton qu'elle voulut plus dur :
– J'ai un passe-droit pour toutes les baronnies citoyennes de la fédération (elle agita le billet écorné sous ses narines poilues). Je dois rencontrer le seigneur Du-Fort.
Le portier fronça les sourcils.
– Le seigneur – qui… ?
– Monseigneur Céorn Du-Fort.
Il posa délicatement son stylet et lui lança un regard confus.
– Céorn De-la-Cité ? Le 1er Conseiller du Roi-berger ?
– Et seigneur de la baronnie Du-Fort, lui-même.
Son rictus enfla comme une bulle de savon alors qu'il matait sa dégaine.
– Vous venez rencontrer le cousin de feu Amalric (il leva un index au ciel), ministre du territoire et actuel régent du sceptre, Céorn De-la-Cité ?
– Oui ! s'écria-t-elle, impatiente Qu'y a-t-il de si amusant à ça… ?
– Rien, rien, grogna-t-il avec nonchalance, sans quitter son sourire moqueur. Allez donc à la Bastide, Madame Lyserion (il revint à son stylet). Il faudra marcher un peu, certes, mais vous irez probablement aussi guillerette que vous l'êtes (Il se paye ma tête, songea-t-elle). Ma foi, vous paraissez un peu sauvage, apparue de votre contrée, mais peut-être Céorn De-la-Cité sera-t-il sensible à vos atours… Attention ! J'éviterais le 3e Quart et les faubourgs nord, si j'étais vous. Des fuyards de votre âge, en quête de gloire, j'en croise tous les jours… La plupart finissent mal.
Enfin, il la libéra de son interminable sermon pour lui ouvrir le passage vers l'avenue. Réajustant le sac à dos sur ses épaules brûlantes, elle se faufila sans demander son reste.
– Ah ! ajouta-t-il. Et une dernière chose. N'oubliez pas votre horaire (il désigna le ticket serré entre ses doigts tremblants). À votre place, je trouverais un poste entre les murs, pour avoir le temps de… faire ce que j'ai à faire. Tic-tac.
Prise au dépourvu, elle hocha la tête et s'en alla. Estimant que le portier avait, au moins, eu raison sur le point du délai, elle se mit à filer aussi vite qu'elle put dans la foule. La rue grandiose, encadrée par deux longues suites d'édifices resplendissants, ne ressemblait à rien qu'elle avait jamais connu de par chez elle. Les bâtisses de la capitale s'entassaient en amas de constructions compliquées, couvertes d'échafaudages et liées par de petits ponceaux ; en mêlant les tourelles vétustes et les anciens moulins à eau à d'immenses manoirs d'acier et de planches, aux porches octogonaux, ornés de cadrans astronomiques et d'automates à l'effigie du géant. Quelques boîtes à lettres en fer forgé décorées de rameaux et de lierre métallique fermaient les portails, alors que la route se fendait d'un long et harmonieux sentier de bosquets. De ce côté-ci, l'odeur atroce du caniveau disparaissait, prise dans le canal couvert, et remplacée par le parfum du pain frais et du chocolat fondu (que Lys connaissait bien). Quant aux passants, ils étaient vêtus de costumes de velours et de longues robes à corset agrémentées d'ombrelles à circonvolution qui sifflaient en tournoyant. J'espère qu'il s'agit des beaux quartiers, se dit-elle. Sinon, même les latrines des beaux quartiers seront faits d'or pur.
Un orage de feu explosa au-dessus de sa tête et elle sursauta, béate, en voyant passer dans le ciel, comme une baleine fendait la mer, le plus grand aéronef qu'elle eut jamais croisé. Un ballon strié de noir et de jaune, couvert d'un filet d'argent, portait le museau de l'appareil qui crachait sa vapeur comme un taureau furieux ; et Lys attendit que le vaisseau disparaisse, lentement, pour se remettre en chemin.
Le quartier se parait par pans entiers de tentures rouges et de rubis. De vastes résidences aux longues baies vitrées s'alignaient, tronçonnées en maisons individuelles qui toisaient la chaussée avec dédain. Chaque muret de brique orange faisait pousser des fraises, des cerises et des citrons en laissant la mousse humide serpenter entre ses interstices. Une fumée éternelle se glissait dans les ruelles tels des spectres frappés par le soleil. Malgré l'heure matinale, toute la part de la ville qu'elle eut sous les yeux était noire de monde et elle compta un nombre effrayant de véhicules à vapomoteurs sur la route étroite : bicycles, tricycles, taxis et fiacres en pagaille. Les clochers valsèrent avec elle dans le tournis vertigineux qu'elle s'infligea en pivotant sur elle-même.
Il me faut une carte.
De la bourse qu'elle avait pris (ou volé…) de son casier, à la pension de Bergota, ne lui restait plus qu'une douzaine de barbutes d'argent. Elle se choisit un plan en trois pliures bon-marché, qui ne dessinait que les grandes artères de la Cité en noir et blanc, et essaya tant bien que mal de s'y retrouver dans le brouillamini de la ville. La Cité était deux fois plus vaste que Fort-le-fief, six si l'on comptait les quatre rives mordues par la banlieue qui s'étendait, et s'étendait encore, par-dessus et au-delà des murets. Chacun de ses Quarts affichait un grand encadré d'encre baveuse qui résumait l'essentiel de ses informations touristiques :
LE VOYAGE PITTORESQUE DE LA CITÉ
ou indication de ce qu'il y a de plus beau à la grande ville
(Premier Quartier du Territoire Citéen – Maison Rouge)
Dès la croix que dessinait la Gare de Portedouce, les pointillés se baladaient de ruelles en avenues et en boulevards, au fil d'un établissement historique qui la happait toute entière. Lys oscillait entre l'émerveillement qu'inspirait la Cité à la jeune touriste échevelée à laquelle elle devait sûrement ressembler (et elle croisa d'autres silhouettes menues, égarées sur les trottoirs) et la nervosité croissante qui avait chassé Monsieur Idéaud, Tassaud et le belliqueux Doperic de son esprit. Les soldats au rubis, à l'inverse, lui apparaissaient à chaque coin de rue : des miliciens et des portiers au galon écarlate, casque jusqu'aux épaules, qui ressemblaient à de grosses cerises noyées dans un océan de bonhommes bleus. Il a fallu que j'atterrisse ici… Elle n'eut aucun besoin de la carte aux rebords élimés pour reconnaître la Banque Rouge, qui ressemblait à l'âtre d'un géant, avec ses coulées de cires le long de colonnes effilées, ses paliers bondés de dandys aux vestons de daim, d'hommes d'affaires en redingote et de familles bourgeoises dont le vêtement, les accessoires et le port de tête ne rappelaient rien du Fort. En contrebas, là où le quartier dévalait la pente douce qui courait aux rives du lac, la bonne-fortune ne cessait de briller en renvoyant le soleil, et les flammes perdues dans l'éclat du jour et la multitude de soufflets qui traversaient le vent. Un grand rempart, roux tel une carotte, encerclait l'îlot artificiel d'une série de douves successives. De sa placette, Lys voyait la contrée rose et verte qui s'étalait à l'est ; et le quartier Gris, comme un amas de perles, enfoncé un peu plus au sud. La Bastide trônait au centre, impénétrable.
C'est là que travaille le baron… Ignorant la Banque et ses coquins, elle fila de son pas décidé vers le lac.
– Livret, ordonna le portier qui l'accabla d'un long regard maussade, en parcourant son cabas fatigué et la capuche qui couvrait son visage.
La carte enfoncée sous le bras, Lys tendit, d'une seule main, le carnet agrafé et le passe-partout écorné.
– Vous n'avez pas accès au cul-de-la-Bastide, Madame…
– Au – quoi ?
Sans l'ombre d'un sourire, et d'un débit plus rapide que le parler d'Orbe, avec un accent tranchant, il récita :
– Le centre historique de la Cité est accessible aux classes une à quatre ; la Passerelle du Rougeaud est réservée aux riverains et aux marchands ; les civils qui désirent rejoindre l'îlot sont tenus de présenter leur droit de passage certifié par la chambre des baillis et tamponné par le contre-ordre du 21 Septembre 1082, au kiosque voisin.
Déboussolée, Lys insista poliment en lui désignant le ticket de train.
– J'ai un passe-droit…
Son expression de dédain se mua en pitié.
– Madame, le passe vous fournit l'accès aux gares de tous les partenaires de la firme, et dans tous le pays de l'Arbre jusqu'à ce jour du 22 Septembre à midi et six minutes. Pour entrer sur l'îlot, veuillez vous rendre au kiosque voisin.
– Mais… je dois voir le seigneur Céorn De-la-Cité ! C'est important !
– Si vous souhaitez déposer plainte, signaler un dysfonctionnement de nos services ou contacter un haut officiel de la Bastide fédérée, je vous invite à vous rendre en cour de ruelle la plus proche. Suivant !
Et on l'éjecta de la file sans ménagement.
Lys ne s'était pas imaginée être éconduite ainsi. Dans son esprit, il aurait été à peu près aussi de facile de parler à Céorn, en Cité, que de le laisser traverser la foule en liesse, aux halles Le-Tamis, pour le voir planer jusqu'à elle dans sa cape de suie. Mais la capitale ne semblait pas si pressée de lui révéler le mystère de ses rouages. Au guichet voisin, une petite femme boutonneuse, de longs cils blonds sur ses pattes d'oie veinées, agitait frénétiquement ses dossiers. Mimant l'aplomb, Lys approcha.
– Bonjour. J'ai besoin d'aller au… cul-de-la-Bastide. J'ai un ticket d'entrée mais je ne suis pas… euh… certifiée par le bailli.
– Motif de la visite ? pressa l'employée sans la regarder.
– Je – je dois rencontrer les représentants du 1er Conseiller De-la-Cité. Je connais Céorn, le baron du Fort.
– Garde de suie, garde bleue ou doléance ?
Lys ouvrit lentement la bouche, puis la referma. L'autre n'attendit pas :
– Prenez ça (elle lui jeta un nouveau formulaire, constitué de lignes et de cases noires à l'impression grasse et tassée), remplissez les pages deux et six, et déposez le document à la cour de ruelle Du-Festin, à deux rues sur votre droite. Bonne journée.
– Merci, murmura-t-elle en gagnant la débandade.
Lys esquiva la petite foule qui se pressait devant une lingerie à la face carrelée, où un panneau suspendu à une corde appelait à de « NOUVELLES LESSIVEUSES ».
Dans la cohue, elle aperçut la grande bannière blanche, l'index vers le ciel, qui honorait vraisemblablement le défunt Roi-berger. En-dessous, deux pleureuses avaient poussé la chansonnette, accompagnée d'un luth et d'une harpe, à s'en briser la voix. Le cœur battant et les yeux écarquillés, Lys finit par dénicher la cour de ruelle, qui avait à peu près l'apparence de l'hôtel de ville, à Orbe, à la seule différence que sa brique était d'un sinistre vermillon. Cette fois, elle étala aussitôt ses documents sur le bureau.
– Je dois faire parvenir un message au Conseiller Céorn De-la-Cité.
– Pour les dépôts de témoignages, c'est à côté…
– Non ! Ça n'a rien à voir avec le Roi-berger. Le seigneur est baron Du-Fort.
– Si vous voulez joindre la garde de suie du baron, il faut vous rendre à l'ambassade Du-Fort, au Palais de justice, chambre des affectations…
– Où est le Palais de justice ?
– Accès civil par l'avenue Sanglante, rive nord-ouest de l'îlot.
– L'îlot ? Mais… c'est là-bas que je dois – ça n'a aucun sens !
Le guichetier n'avait pas levé l'œil sur elle.
– Si vous souhaitez faire entendre une doléance à la Bastide, revenez demain, à partir de onze heures, à l'ouverture de la cour.
Furieuse, elle se retrouva seule, l'air sot, au milieu du trottoir…
Et maintenant ? Peut-être aurait-elle dû demeurer avec Bern et Vorce, en fin de compte ; ou trouver un chemin vers la Baie, pour y dépenser son passe-droit. À présent qu'elle avait daté le billet, elle n'avait plus d'autre option que persévérer… Difficile de croire que je suis des leurs, songea-t-elle en observant les citéens.
Fort-le-fief élevait ses rejetons avec la frénésie du chauvinisme et, aussi belle, aussi glorieuse que pouvait être la Cité, Lys s'y sentit soudain minuscule, telle la proie piégée dans la gueule du coyote. La ville était trop vaste, trop haute, trop bondée et ses habitants couraient sans cesse ; elle se surprit à rêver d'Orbe, à son air pur et froid, ses maisons de roc envahies de hautes herbes et ses rivières entremêlées. Je n'entrerai pas à la Bastide aujourd'hui, comprit-elle enfin, dépitée. Il ne lui restait qu'à peine deux heures pour se trouver une bonne raison de rester (et en obtenir le droit), après quoi elle irait sûrement se faire balader par la garde jusque chez les Autres. Ce sera pour une autre fois, Monseigneur Céorn… Caressant instinctivement le bracelet absent, à son poignet, elle se mit en quête d'une auberge acceptable : elle avait un besoin urgent de toilettes.
Pour une barbute, elle eut droit à un baquet d'eau tiède, une brique de savon et dix étroites minutes d'intimité dans un dortoir effervescent. Profitant de la salle des sels pour se coiffer d'une queue-de-cheval, plonger ses égratignures dans la crème et masser ses articulations endolories à l'éponge exfoliante, elle réajusta chaque outil de son apparat, resserra sa ceinture, recracha un bain de bouche acide dans l'évier rouillé et quitta le relais d'un pas conquérant. Avec une barbute supplémentaire (le café noir d'Orbe coûtait généralement deux à trois agrafes de cuivre), elle s'offrit un gobelet au couvercle fumant, parfumé de cerise et de cannelle, avec un petit sachet de brioches au sucre dans un salon de thé fastueux. Propre et ragaillardie, elle observa la capitale sous un angle différent. Pas de bêtises, ma grande. Tu n'auras qu'une seule chance. Elle revint sur ses pas pour retrouver la lingerie. À côté de grands paniers d'osier, empilés comme les pierres d'un fort, s'alignaient des bacs à eau agités de remous. Une odeur de soude, de détergeant et d'agrume envahissait la buanderie.
– Bonjour, murmura-t-elle. D'après la vitrine, vous recrutez des lessiveuses ?
Un grand dadais osseux, les yeux bas et écartés, lui jeta aussitôt un sourire aux dents longues. L'incisive d'argent s'accordait merveilleusement bien à l'anneau qu'il avait à l'oreille. Il considéra son apparence d'un seul regard :
– Que oui, Madame ! Vous savez coudre, aussi, je parie ?
Elle hocha la tête et déclara :
– Et le crochet. Je peux laver, colorer et repriser.
– Qui vous a formée ?
– Ce n'est pas dans mon livret, répliqua-t-elle. Mais je sais de quoi je parle… J'ai treize frères et sœurs.
Il lui lança un coup d'œil amusé.
– J'ai également passé quatre ans à la réception du… euh… du Feutre noir, aux halles Le-Tamis de Fort-le-fief ; en tant qu'hôtesse, serveuse et nettoyeuse.
– Épatant. Vous comptez vous installer au quartier ?
– Seulement si j'obtiens le droit de cité.
Le tenancier la reluqua avec une étrange appréhension.
– 'Tiendrait qu'à moi, je vous embaucherais tout de suite… L'ennui, si vous voulez, c'est que mon épouse doit – disons – approuver le contrat et j'ai bien peur qu'elle n'apprécie par la… concurrence que vous pourriez représenter. Pour les autres filles, j'entends !
Lys l'écouta avec une méfiance mesurée. Le bonhomme bondit quand la porte, dans son dos, s'ouvrit avec fracas pour laisser entrer une dame élégante au nez froncé. Elle se pétrifia en apercevant la jeune fille.
– Vous êtes candidate ? interrogea-t-elle aussitôt.
Elle lorgna son cheveu noir, le bleu clair de son œil, et le contour de sa lèvre… Lys opina poliment. Le bonhomme s'agita nerveusement :
– J'expliquais justement qu'il nous fallait attendre de –
– Tu rigoles, tête de nœud ? aboya la matrone en frappant sur son crâne d'une brosse à poils épais. Tu l'as bien r'gardée ? Des mines comme ça, on en fait pas, par ici ! On va se dépêcher de l'envoyer au siège. À la commission. Tu verras, la prime qui tombera, à la fin de l'automne ! Viens par-là, gamine… On va se débarrasser de la paperasse…
Conduite à un bureau exigu envahi par autant de linge que de dossiers, Lys eut du mal à passer son paquetage à travers la porte. Claquant le battant au visage de son mari, la dame, un épais monocle sur son nez aux deux ailes frémissantes, alla s'enfouir sous le fatras de son établi. Une machinerie clinquante sifflait dans le coin. Enfonçant un petit carton dans la fente de l'appareil, elle y imprima son numéro d'accréditation.
– Tiens ! Tu sais écrire, j'imagine… ? Remplis ce papelard. Nom de clan, prénom, taille, poids, couleur des yeux et cheveux, date et fief de naissance… Moi, c'est Giarda, et mon époux, Todderic La-Panse. Nous sommes gérants de la laverie, pour le compte de ceux qui portent le nom de « grandes Lingeries Volages ». Il y a sept établissements en tout, répartis dans la capitale. Le siège s'occupe en grande partie des livraisons. Avec ça, ma petite, tu pourras rester aussi longtemps que tu voudras… Parce qu'en voyant ta jolie frimousse, ils te catapulteront directement coursière Volages.
Coursière ? C'était inespéré, pour fureter dans la Cité.
Lys se hâta de signer le document d'une main fébrile.
– Et où se trouve le siège, Madame La-Panse ?
– Sur l'îlot. Au cul-de-la-Bastide.
Dehors, une cloche sonna midi.
26. Prunelle-de-verre
Quand Aiden revint à lui, il paniqua un bref instant. Puis, au fil des trop lentes secondes qu'il lui fallut pour mettre la main sur sa combinaison, son casque, ses gants et son manteau, il comprit qu'il n'avait vraisemblablement pas grand chose à craindre. En mettant sa culotte (qui s'était permis de le découvrir ainsi ?), il s'aperçut que son bandage malmené avait été remplacé par une écharpe propre et neuve, tout autour de sa hanche. En enfilant ses chausses, il vit qu'on ne l'avait privé d'aucune de ses armes. À la lumière du soleil, par la fenêtre, Aiden estima qu'il était resté approximativement six heures dans un coma total, à la merci du bienfaiteur. De la chance, pure et simple. La piété flottait encore sous son crâne dégarni.
La chambrette était modeste et ordonnée, avec des murs blancs et trois lits de paillasse couverts de draps et de couvertures. Le carrelage, orné de houlettes, dessinait un parterre d'alvéoles fissurées qui ressemblait à une vieille ruche. C'est un temple. Du-Lavoir approcha du balcon. Le clocher, à l'ouest ; et la Maison Bruine, à l'est : il était quelque part dans le 2e Quart, entre Terrefuite et Châteaubourg. En pleine journée, ce segment du quartier avait bonne réputation. Peu de chances d'y voir surgir un char d'assaut. Le temple réformé de – Baillard, ou Bollard… Peu importait. Il saisit son sac.
Une jeune femme mince poussa la porte ; et, le voyant debout, la referma avec un glapissement. Aiden recula (pour son confort à elle plus que pour le sien propre) et gagna le coin de la chambre, les deux mains levées.
– Je ne vous ferai rien, assura-t-il du timbre éraillé de sa voix qu'il avait noyée d'alcools et de fumées tout le jour de la veille.
Elle lorgna derrière le battant sans déloger ses pieds du seuil. Ses yeux noirs et ses cheveux d'un brun clair qui lui cachaient le front d'une frange carrée lui donnaient des airs sérieux, par-dessus les joues gonflées de fraîcheur de sa mine crédule. Pas plus de seize ou dix-sept ans, songea-t-il. Une jolie jeune femme, bien éduquée et formée à se répandre en services désintéressés au profit des moutons qui louaient le Dieu-berger.
Confiant mais pas stupide, Aiden évalua la hauteur qui séparait le toit en lattes de bois de la chaussée clairsemée de livreurs à bicycle.
– Mon nom, reprit-il avec douceur, c'est Norton. Comment t'appelles-tu ?
Elle entra timidement, un plateau de victuailles dans les mains.
– Phibenn, murmura-t-elle.
– Eh bien, je te dois une fière chandelle, n'est-ce pas, Phibenn ?
Sans dissimuler son soulagement, elle lui adressa le début d'un sourire. De son entrain matinal, l'oculie déposa le plateau sur la table de chevet ou se trouvaient déjà un pot de fleurs séchées et un exemplaire miniature du Codex, et s'employa à lui servir un thé brûlant, de la bouillie d'avoine aux raisins secs et une grande tartine de beurre doré. Puis elle parla d'un ton claironnant :
– C'était mon devoir. Et tu peux m'appeler Phi !
S'employant à retirer les draps dans lesquels le rouquin avait sué sang et eau, la jeune fille reprit fièrement :
– Je t'ai trouvé sur le trottoir, et presque mort, quand je suis rentrée du don nocturne. J'ai cru que quelqu'un irait à ta rencontre, des miliciens, ou des passants ; personne ! Lorsque je suis revenu avec la brouette, tu n'avais pas bougé. Du sang jusqu'aux égouts et des habits tout abîmés. J'ai bien cru qu'on me poserait des questions, sur le chemin ; rien du tout ! C'est la houlette, brodée sur la poitrine. Elle rappelle la mission du géant, et la loyauté des oculies. Les gens savent quelle foi nous anime !
En voilà, une belle idée, pour ne souffrir d'aucune curiosité intempestive : le pagne des oculies !
– Le berger sait que je suis guérisseuse, et ta plaie ne date pas de cette nuit. Tu dois être sacrément costaud pour avoir tenu si longtemps…
– Si c'est la foi qui t'a incitée à me sortir du caniveau, répondit-il, alors, peut-être que je devrais aller allumer l'encens en ton honneur. Tu m'as sauvé la vie.
– C'est le géant qui l'a voulu ainsi, dans sa Puissance ! Oh, j'aimerais bien savoir ce qu'il a décidé pour toi… Mais il ne m'appartient pas d'en connaître le dessein. Le berger à dos de laine t'a mis sur ma route, et moi sur la tienne ; c'est tout ce qu'on saura !
Les jonquilles, les coquelicots et les pavots qui décrépissaient dans leurs vases exaltaient encore la fin d'une senteur estivale, alors que s'en dégageaient des brins et des feuilles brunâtres qui joignaient la poussière aux rayons de feu d'un jour vivace. Au centre de la pièce, encerclée d'une grille aux maillons étroits, la statuette qui imitait l'automate gigantesque, dans le parc du Temple suprême, espionnait leur rencontre de son œil d'étain. Or, Aiden savait que plupart des temples locaux ornaient le regard du géant de deux perles blanches ; c'était le tribut du Pasteur, à chaque maison du divin.
– Tu es réformée, c'est ça ?
Phi hocha vigoureusement du chef, comme si elle donnait la bonne réponse à un examen important. Reniflant le déjeuner qu'elle lui avait concocté, et examinant la mixture grumeleuse à la recherche d'une coloration suspecte, il ne dissimula pas la précaution qu'il s'imposait. Phi lui adressa un grand sourire pour l'encourager ; puis il se mit à grignoter, pour ne pas brusquer son estomac abîmé.
– Je t'ai chauffé un baquet, dans la salle d'eau, et emprunté quelques linges propres… Ils appartiennent au pasteur, chuchota-t-elle. J'ai aussi pensé que tu voudrais laver ton manteau et le reste de tes vêtements. Ils sentent le tabac et l'alcool que tu t'es renversé sur le poitrail… Je m'en chargerai, pendant ton bain.
Pris au dépourvu, Aiden lui adressa des excuses silencieuses.
– Oh, pas de panique ! Je ne te dénoncerai pas. Tu sais, je ne suis pas ignare ! J'ai déjà bu la bière de ma cousine Urwenn, à l'internat.
Aiden l'observa avec attention. À l'évidence, la religieuse était ravie de leur rencontre et en attribuait le miracle au géant qui guidait les moutons. Elle ne paraissait ni idiote, ni dangereuse. Néanmoins, il lui fallait quitter l'endroit au plus vite et sans s'y faire prendre ; et valait mieux, pour cela, s'éviter une vexation.
– Dis-moi, Phi, est-ce qu'il y a quelqu'un, ici, avec toi ?
– Le pasteur est au Suprême, auprès de Sa Sainteté. Le 1er Quart a mobilisé l'essentiel de ses prieurs pour les Vingt-sept. Fridat est au jardin, Belhenn au clocher, et je m'occupe de l'autel. Tu ne crains rien, voyageur !
Nous y sommes : les Vingt-sept, martyrs de la Cité, victimes souillées, bafouées par les ennemis du géant…
– Vais-je pouvoir m'en aller sans encombre ?
– J'ai déjà tout prévu ! chanta la petite. Quand Fridat aura terminé de compter les dons, elle ira remettre sa table à la remise. Tu sortiras par la porte principale.
Il observa de nouveau la fenêtre.
– Combien de temps, avant qu'elle ne s'y rende ?
– D'ici le repas, à treize heures. De toute façon, tu devrais rester allongé… Tu as perdu une quantité de sang effroyable.
Chaque seconde est une perte de temps précieux, siffla une petite voix dans sa tête. Et ça ne m'a pas empêché de passer la soirée à boire et à cogner. La pauvre Phi était joviale, mais elle ignorait qu'il venait de laisser le cadavre brisé d'un type sur les dalles de son quartier. Si on amenait la nouvelle de sa mort jusqu'à elle, et qu'elle faisait le lien avec la plaie et les vêtements tachés de sang, elle irait le dénoncer sur-le-champ…
Phi s'installa au bord du lit voisin.
– Est-ce que tu as rencontré le malin ?
Aiden lui jeta un regard effaré. Que sais-tu de cela ?
– J'ai lu la presse, dit-elle comme pour lui répondre. Les Vingt-sept ont tous perdu l'œil à l'exception du Porteur du sceptre lui-même. Toi aussi, tu as tes deux yeux. Est-ce que tu as rencontré l'ennemi ? Ou seulement un brigand affamé ?
– Ils n'avaient rien d'affamé, marmonna-t-il. Mais ils voulaient ma besace, assurément.
– J'ai entendu dire que le Prince avait été enlevé.
Sans une once de surprise, il acquiesça :
– C'est ce qu'on dit.
– Et toi, d'où tu viens ? Tu as une drôle d'allure…
Cette oculie-ci pose beaucoup de questions. En se demandant si leur dieu, quel qu'il soit, lui avait octroyé le don de s'attirer la fougueuse curiosité des enfants de la Cité, il esquiva son interrogation par une autre :
– De loin. Phi, Dis-moi… quelles sont les vertus du parti réformé ?
Elle se frotta le menton, ses iris sombres levées au plafond.
– Nous sommes Lusanthiers. Ça veut dire que notre faction brûle l'encens comme l'eut fait, dans son temps, le Pasteur Lusanth. Tu sais qui était Sa Sainteté, bien sûr ?
– Vaguement, confessa-t-il. Pasteur du temps de l'Aurore, c'est bien ça ?
– Du tout début. Lusanth la Grâce a récité la prière du Berger en Chacun.
Ça me revient. Son bienfaisant pasteur avait voulu rendre à chaque mouton son propre bâton, en dilapidant les trésors du Temple suprême. S'il s'était attiré un amour et une popularité sans précédent au pays de l'Arbre, ses successeurs n'avaient pas eu la même tendresse : les caisses vides et les forces amoindries de leur faction avaient cédé la place de passeur au parti qui prônait la puissance centralisée du 1er Pasteur. Dès lors, les partisans de Lusanth furent ralliés à l'ordre suzerain pour leur connaissance accrue des racines du Codex et depuis, deux Lusanthiers, accompagnées d'oculies réformées, participaient au consul du Suprême. Les pastoraux, ou d'autres factions plus sévères, en déploraient cependant l'influence car ils arboraient encore l'œil d'étain des petites gens sur leurs idoles. Voilà qui explique la curiosité de la gamine.
– Ton temple étudie l'origine du géant, n'est-ce pas ? demanda-t-il poliment.
– C'est bien ce qui effraie les autres factions.
Il la jaugea avec un intérêt subit.
– Phi, je crois que tu en sais plus que moi sur un certain sujet qui me passionne.
Elle se laissa croire dupe aussi vaillamment qu'elle put, surexcitée de pouvoir lui faire le récit de ses travaux. « De quoi s'agit-il ? » demanda-t-elle en feignant très mal la nonchalance.
– Tu as lu le récit du régicide. Tu as compris de quoi il en retourne, n'est-ce pas ?
Sans cligner de ses paupières dénuées de charbon, ses longs cils d'un noir tout naturel, elle se pencha légèrement vers lui.
– J'ai lu ce que la Bastide a pu en dire…
– Mais tu en as compris une belle part.
Elle hocha lentement la tête, la demi-couronne tressée sur sa nuque baignée de reflets roux à travers le verre opaque de la fenêtre.
– Que dis ton pasteur des Vingt-sept assassinés ? murmura Aiden.
– Le prieur Mordeau est un fervent défenseur de l'opprimé. C'est lui qui se bat, chaque jour, pour faire financer le droit de cité des pieux de Lusanth. Il est bon et patient, et va très souvent au Suprême pour prier le consul de gracier les Autres, les déserteurs et les oubliés de la vallée… Il échange fort bien avec le seigneur Céorn. C'est lui qui entend la raison de ses venues, à la Bastide, pour le compte des réformés.
– Un cœur généreux. Qu'a-t-il pensé de l'attentat ?
L'oculie inspira profondément, une oreille tendue vers l'escalier.
– Il interdit de l'évoquer. Il dit que le consul ne voudra pas parler de rituels…
Elle s'interrompit.
– Anciens ? acheva Aiden, sans la lâcher du regard. Pourquoi ?
– Lusanth… Lusanth ne croyait pas à la première dynastie… Non, je veux dire (elle avait vu son froncement de sourcils), le Pasteur étudiait l'avant, et tout ce qui a précédé la dynastie-bergère. Pour lui, les Anciens n'étaient pas un peuple, et le cataclysme qui les a balayés, pas une catastrophe seulement. J'en connais qui détestent cette théorie. Et toutes les théories, d'ailleurs. Et j'ai vu des oculies qui se bouchent les oreilles quand un prêcheur en parle ! Tu sais qu'il n'y a pas de terme pour « hypothèse », dans le dialecte d'Aelfric… ? Alors que chaque jour, les Premiers-Nés continuent d'utiliser les sciences Anciennes. Lusanth voulait comprendre et répandre ces sciences. Il voulait que chaque mouton puisse trouver son propre berger. Mais le Codex a été pris littéralement par les aveugles qui ont récupéré son siège…
Il la dévisagea, semi-amusé, semi-consterné.
– Je connais des prieurs qui te traiteraient d'Illuminée, pour ça. D'autres qui te feraient jeter en prison par le Bataillon.
D'abord effrayée une seconde, elle se gonfla d'orgueil.
– Qu'on me grave le triangle des magiciennes sur la joue, alors ! Je continuerai de prier le géant aux yeux d'étain.
Quel caractère ! La gamine avait la fougue d'une soldate au front. Voyant qu'il ne réagissait pas, elle reprit plus calmement :
– Tu sais, le parti a été le premier à faire fonctionner le Disque d'Arbor ! Le pays entier a passé six siècles à se casser les méninges dessus avant qu'un Lusanthier ne parvienne à résoudre le calcul. Et bien sûr, c'est devenu la douzième transmutation révélée par le Pasteur Védric. Encore un mensonge… C'est grâce à nous que les deux Javelots d'Arbor ont été érigés, et qu'on a compris, à leur ombre, que le dos du berger était bossu…
Aiden n'éprouvait qu'un intérêt très limité pour le conflit entre pasteurs. Mais les connaissances de la petite l'intéressaient beaucoup. D'un air curieux, il demanda :
– Qu'est-ce qui t'a conduit ici, Phi ? Étais-tu destinée à l'oculisme ?
– Peut-être bien ! s'enjoua-t-elle. Puisque j'en suis venue à tomber sur toi, avec tes sacs et ton vêtement bizarre, et tes blessures et tes questions… (de nouveau, elle approcha de sa mine déconfite). C'est le géant qui voulait que je t'aide à poursuivre ton projet…
Il lui concéda un regard dubitatif.
– Tu penses que le berger est omniscient ?
– Je pense qu'il est tout. Tout le temps, et partout à la fois. Il n'a pas de début, ni de fin ; ni de porte-documents qui résument chaque siècle de sa Puissance sur un bureau verni et médaillé ! Il n'a qu'à être pour faire son œuvre. Les Anciens appelaient ça la déité… Et Aelfric en a fait un géant… mais il est beaucoup plus que ça.
– Alors, notre rencontre était écrite ?
Elle se caressa encore le menton.
– Écrite, ou inévitable ? Quelle différence y a-t-il, vraiment, entre l'un et l'autre ?
– Selon toi, rien n'est de mon fait ou de ma volonté. Ton dieu décide pour moi.
– Dans son Codex, Lusanth consacre une lettre entière à la temporalisation.
C'est la troisième transmutation, songea Du-Lavoir. L'étude d'excellence du temps et de l'espace, à travers la mue de l'un en l'autre, dans la discipline alchimique. Il avait appris par cœur la liste des métamorphoses sacrées. Phi se lança :
– D'après lui, le libre arbitre est une notion qui n'entre pas en opposition avec la loi du destin. À l'en croire, le Dieu-berger existerait par-delà le temps, l'espace et la matière, quelque part dans un cercle. Les choix du troupeau ne seraient que la conséquence de leur propre cause… Le géant résiderait au suprême, certes ; mais aussi dans le grain de riz, d'orge et d'avoine, dans l'argile, la terre… dans l'air et la poussière. Son cours serait plus irrévocable que la nature elle-même. C'est ce qui ennuie les pastoraux.
– Alors, Lusanth a bâti sa faction sur les croyances Anciennes ?
– Sur leur héritage, plutôt.
Il était de notoriété publique que le vif Amalric avait eût le goût de l'aventure et des escapades, obsédé par l'idée de traquer la richesse de terres inexplorées ; tantôt à l'Ouest, dans l'Or-feuille infini, tantôt sur les plages du sud, près de Trahen, et parfois à la bordure du Septentrion, par le grand nord. Ce que le Temple suprême ne voyait pas d'un bon œil… Chaque frontière qu'il repoussait épuisait l'emprise du culte Saint sur la fédération comme on étalerait de la confiture sur une tartine trop grande.
Aiden demanda de son ton le plus égal :
– Tu connais ce rituel-là ? Celui de l'éborgnement ?
Phi agita furieusement sa couronne brune.
– La faction étudie le dialecte d'Aelfric, pas les langages Anciens. Le Lusanthier certifié, en Cité, sait quel mauvais chemin il ne doit pas emprunter !
Évidemment. Et elle n'aura rien sur un certain poignard, j'imagine… Il soupira.
– Mais il y a ce conte, reprit-elle aussitôt, qu'on récitait aux enfants de militaires, dans mon village. À la Garde, la nuit tombée, on dit qu'un monstre terrifiant vient punir les enfants qui refusent de bien se tenir… Il passe par la fenêtre pour approcher du lit des petites victimes, et en profite pour les – mutiler !
Elle hésita un instant, guettant sa réaction.
– On l'appelle le gobe-œil.
Bien qu'elle eût cessé de parler, Aiden la dévisagea une longue minute.
– Tu as mieux creusé la question que toutes sortes de gens que j'ai rencontré en près de vingt ans. Tu lis comme les érudits. Tu tiens la chambrée de ton temple. Pourquoi n'es-tu pas à la ville, dehors ? Es-tu fille de soldat, prieur ou miséreux ?
– Mes parents sont pieux et bienheureux, répliqua-t-elle. Ils ont voulu que je remercie le berger pour eux…
– Alors, tu prêches et tu pleures pour les défunts ? Tu soignes les balourds comme moi, et tu brûles l'encens, jour après jour ?
– Les oculies ne prêchent pas, murmura-t-elle. Elles prient en silence.
Les yeux baissés sur ses chausses de laine, elle ajouta tout bas :
– Le Codex ne veut pas voir la femme au pupitre. Elle est le vassal du Grand prieur, et sa place est au Temple qu'elle purifie de son aura (sa bouche récitait, mais sa moue criait « Balivernes ! »)… Je suis prunelle-de-verre.
Du-Lavoir déglutit avec difficulté, mal assis sur son lit de paille. Les pasteurs à houlette, très souvent, s'entichaient d'un groupuscule de pleureuses, de sages-femmes et de gouvernantes dévotes qui servait de lumière naturelle à l'autel consacré et il était courant que certaines d'entre elles, traditionnellement vierges, vivent sur place – pour faire voir à leur berger la beauté de ses moutons. Aiden avait une idée controversée sur la question. Sa propre mère, de son temps, s'était fermement opposée à son intégration à la moindre faction… Elle en avait tiré une sale réputation.
Aiden termina son déjeuner et remercia Phi d'un nouveau signe de tête. Puis il vérifia la cicatrisation de sa plaie. Il me faudra des jours pour recouvrer la santé… si je ne crève pas avant. Maussade, il désigna sa pile de vêtements sales :
– Montre-moi la lingerie, et la salle d'eau, que je puisse t'épargner tout ça…
– Norton, reprit-elle soudain (il lui fallut un instant pour se rappeler quel pseudonyme il avait choisi, dans ce quartier). Avant que tu partes, je veux te poser une question, et j'aimerais que tu me dises la vérité. Moi, je ne t'ai fait aucun mensonge…
Encore une question ?
– Demande toujours.
– Tout ce dont je t'ai parlé… T'en serviras-tu pour faire le bien, ou le mal ?
Il se figea sur sa paillasse. La chaussée continuait de ronronner, en bas. Petite maligne.
– Ce que je crois être bien, répondit-il.
Elle lui adressa un sourire resplendissant.
– Alors, je suis sûre que ça ira.
Et, lentement, elle approcha ses lèvres de sa barbe clairsemée.
– Qu'est-ce que… Phi ! Non ! (elle se ratatina sur place). Je n'ai pas… tu pourrais être ma fille, par le géant ! N'as-tu pas juré l'abstinence ? Ressaisis-toi, petite !
– Je sais ce que je fais ! gronda-t-elle, en allant croiser les bras près de la porte. J'ai déjà embrassé Venaud et on a recommencé pour savoir si ça s'améliorait. Derrière le préau, à l'école ! Et même qu'une fois, j'ai essayé avec Belhenn, pour voir si…
– D'accord, d'accord, ça ira ! coupa Aiden. Restons-en là, tu veux ?
Elle avait l'air peiné.
– Je veux dire… Merci pour ton hospitalité. Et tes soins. Mais je dois partir.
Il n'avait pas prononcé ses gratitudes qu'elle retrouvait déjà sa jovialité.
– Fridat a sûrement terminé, déclara-t-elle. Je vais au jardin pour l'empêcher de passer par le couloir. Profites-en pour te glisser dans l'escalier. Au revoir, Norton du 2e Quart ! Le pèlerin ivre… !
27. Les lingeries Volages
De sa vie, Lys n'était jamais allée plus loin que le golfe de Protéus… Bergota Tassaud l'y avait conduite ; elle, et tous les orphelins, pour une excursion dans les hautes vagues. Elle avait fait un saut à La-Conque et au Plateau, aussi, sans y rester bien longtemps. Et elle avait approché les pics du Chenil dans le plus grand secret, en la bonne compagnie de Bern et Vorce. Rien de ce qu'elle avait vu ne ressemblait au 9e fief.
Madame La-Panse, qui ne cessait de vociférer ou de s'impatienter, conduisit Lyserion jusqu'à la Passerelle du Rougeaud et fit valoir ses propres droits de cité, en se portant garante de sa jeune recrue, pour lui faire pénétrer le centre historique de la capitale. Lys ne put s'empêcher de lancer un sourire radieux au portier qui la regarda entrer. Elles n'empruntèrent pas la Passerelle réservée aux voiturettes et aux résidents du territoire, et allèrent par une allée serrée, enchâssée dans le mur de soutènement parallèle au rempart. D'autres piétons hâtifs, jeunes dandys, agents de la Banque Rouge et coursiers à cyclomoteur gagnaient l'îlot. Un énième guichet les invita à présenter leurs livrets ; puis Lys posa, enfin, le pied sur la rive.
Vue de si près, sous l'éclat du jour, la Bastide semblait plus imposante encore… Sa silhouette acérée, ponctuée d'arcs brisés, d'ogives et de vitraux ancestraux, donnait parfois l'impression de se mouvoir dans le ciel bleu lorsque s'agitaient les ascenseurs à ses créneaux, l'aiguillage de ses rails suspendus et la grande horloge compliquée qui ne cessait de tinter et clignoter, à son ventre gonflé. Sur l'îlot, les manifestations de deuil, de panique et de méfiance prenaient soudain une autre ampleur et la houlette blanche, les miliciens sans expression et les portes condamnées se multipliaient. Il y avait cette tente surveillée par deux soldats Rouges qui se dressait sur le trottoir, protégée par un ruban et gardée par un limier aux abois…
– La ville ne ressemble pas toujours à ça ! s'écria Giarda, qui devina sa pensée. La mort du roi a secoué les quatre Quarts. Mais nous autres, nous avons encore du pain sur la planche, pas vrai… ?
Elle la mena à la rue pentue, traversée d'un funiculaire qui crachotait, pour lui faire pénétrer les lingeries Volages. L'édifice était ancien, sa brique d'ambre délavée et fissurée par endroits. Le fronton en demi-cercle était orné de bas-reliefs et de bulbes bleutés qui attendaient le soir pour s'embraser. Lys aurait cru à un bâtiment officiel, et pas au siège d'une franchise de blanchisseur. À travers les vitrines immaculées, de fins mannequins automatisés arboraient des étoffes précieuses de blanc, de bleu et de rose, pour l'essentiel ; et de longs rideaux à fleurs, tissées dans un brocart épais, ornaient le palier aux six marches ciselées. Les lettres en fer blanc découpées selon la typographie élégante de l'établissement vantaient les « Anciennes Lingeries de Madame Volages et son époux ; de mère en fille depuis 996 ». Des trophées (médailles, livre d'or et photographies mouchetées) laissaient savoir la clientèle prestigieuse qui visitait l'endroit. Giarda La-Panse secoua une clochette en passant les battants et Lys se précipita derrière elle.
L'intérieur était plus saisissant encore. Haut, large et confortable, on pouvait y circuler par de petits chemins qui scindaient les baquets de bulles parfumées tout au long du vestibule. Sous les fenêtres vers la rue opposée, perchées en demi-lune, il y avait un ancien meuble d'apothicaire aux airs de vaisselier alchimique comme on en voyait chez les guérisseurs ; mais plus garni encore, d'où émanait tant la bonne odeur du bois vieilli que celle des bocaux de lavande, de citron et d'huiles essentielles. Sur le plan de travail aussi long que six hommes s'entassaient de la soie, du chanvre et du lin, des chutes de velours et des outils de découpe. Trois filles vêtues d'un uniforme blanc, à la coiffe haute, s'affairaient autour d'une table à repasser où deux fers lançaient leurs panaches. Lys trottina timidement jusqu'au comptoir où un millier de petites clés à la tête étiquetée s'alignait dans de superbes écrins verts. Avec un rire nerveux, elle eut la vision soudaine de Vorcemyr, sauvage et sceptique, errant dans un endroit pareil… À Orbe, l'unique lavoir public se constituait d'une planche à tréteaux et d'un bassin, sous un préau de pierre. Giarda appuya de sa main potelée sur la sonnette de la réception et Lys, intimidée, s'efforça de déglutir.
– Je vous emmène Lyserion Du-Havre. Fraîchement débarquée de son fort lointain pour visiter la capitale. La petite sait tout faire et d'une seule main ; la cuisine, le balayage, la lessive, la teinture et l'adoucissant. Elle a utilisé un puits, un fer, une machine à vapeur et tout le barda. Et ce n'est pas tout… Ancienne hôtesse du Feutre noir, à Fort-le-fief. Aux halles. Elle a appris à s'adresser à toutes les classes et à rester à sa place.
– Pourquoi nous l'offrir, si c'est un tel cadeau ? répliqua la patronne acariâtre.
Giarda poussa Lys entre les omoplates et elle fut aussitôt dévisagée. La dame la considéra avec une surprise exaspérante.
– Je vois. J'en ai trouvé de moins jolies dans les pages du Citéen. Elle a déjà signé… ? Soit. Tiens… (elle fit jaillir un tas de tissu de sous l'établi). Enfile-ça ; derrière le paravent, là-bas, et montre-moi ce que ça donne.
Et Lys s'exécuta, en silence.
Comme beaucoup de vêtements qui n'étaient pas taillés pour elle, Lys porta la jupe, les sandales, le tablier blanc et la coiffe à bicorne, sur sa queue-de-cheval d'ébène, avec une aisance déconcertante. Les épaules nues, mais le chemisier boutonné au col, il y avait quelque chose d'un peu trop révélateur et à la fois étouffant dans l'uniforme. La propriétaire des lieux se mit à luire de l'œil.
– En voilà, un très beau morceau… Tu étais faite pour ça (d'un geste envahissant, elle lui lia le deuxième tour du tablier aux hanches, pour resserrer sa taille fine, en laissant le bouffant de ses manches rehausser sa poitrine). Parfaite. Ton nom de livraison, ce sera Ondine – pour cette paire de billes océan dont tu me fusilles. Personne n'oubliera ni un tel nom, ni un tel visage… Tu seras coursière, compris ? Pas de lessive, pas de savon ni de bâton pour toi. Et reste loin des vapeurs. Je te veux parfumée (elle étudia la série de bocaux, sur le vaisselier)… à la lavande. Oui. Ça t'ira bien. Ta mission consistera à aller récupérer le linge du client, et à le lui ramener en temps et en heure, entendu ? Je vais te fournir la clé du casier, tu y trouveras le mot de passe du jour… Approche donc, que je puisse t'ajuster… (d'un doigt sévère, elle commença à dénouer le bouton de son col).
Lys se rebiffa aussitôt, les deux mains serrées sur la poitrine, le menton bas. Il y avait une raison précise pour laquelle elle n'envisageait pas de se changer en public et ses gestes inopportuns lui rappelèrent douloureusement les nombreuses paires de mains, toutes indésirables, qui s'étaient posé sur elle ces deux derniers jours.
– Allons, ne sois pas timide ! insista la dame blonde.
D'un coup fulgurant, qui laissait deviner une expérience en la matière, celle-ci arracha le bouton et, pendant que les autres visiteurs de la laverie se baladaient entre les baquets, Lys se retrouva presque seins nus, sa gorge blanche et découverte ornée de quelques grains de beauté, à la merci des deux femmes. Pendant une terrible seconde, celles-ci ne pipèrent mot, les yeux écarquillés. Ni l'une ni l'autre, en étudiant les traits de son harmonieux visage, ne s'était préparée au spectacle désolant de sa poitrine, que seules Tassaud, Nellà et Vorcemyr connaissaient : trois longues taches brunes comme des hématomes la couvraient d'une clavicule au téton, depuis qu'elle s'était renversé un bol de lait bouillant sur le torse, à la petite enfance.
– En voilà, de belles cicatrices, marmonna Madame La-Panse qui paraissait déçue.
Lys fit tout son possible pour contenir son halètement. Elle aurait voulu que le sol s'ouvre en deux pour l'avaler. Pourtant, elle avait l'habitude d'être reluquée. Le Miteron aussi, jusqu'à l'avant-veille, avait mis son minois à profit. C'était ce qu'on attendait d'elle, le plus souvent, et elle s'y était faite, comme le charpentier qui s'était résigné à muscler ses bras fourbus, l'oculie qui travaillait ses harmonies ou l'érudit qui récitait ses transmutations. Mais elle n'avait jamais laissé voir plus que son visage ; du reste de sa personne, elle voulait disposer seule. En outre, Lys évitait les questions. Elle ne se souvenait pas de l'accident, du breuvage fumant et de la morsure sur sa peau.
En se tassant encore un peu plus derrière le paravent, Lys se hâta de refermer son chemisier, interdite. La dame blonde plissa les yeux d'un air intrigué.
– Comme tu voudras… C'est déjà mieux que le reste. Et voilà ton badge, Ondine… Sois-en digne. Tu représentes la maison Volages, maintenant !
La jeune fille fut guidée par une collègue le long de l'établi, aux baquets, puis à l'étage, où on lui montra la réserve. D'un débit volontaire, la lingère au teint malade, le sourire feint, lui décrivit la laverie et ses alentours immédiats. Puis elle lui fournit une carte minuscule, une sacoche d'un blanc de lait et une veste serrée au corps qui n'avait rien à voir avec le cabas de Bergota, avant d'enfoncer la clé des vestiaires dans sa main moite. « Bienvenue chez Volages », murmura-t-elle. Le travail de Lys commença presque aussitôt. D'abord, on lui offrit un déjeuner modeste au siège de la franchise, puis on lui récita les règles de courtoisie ; et enfin, le protocole qui s'appliquait à sa traversée de la capitale. Grâce à son nouvel emploi, Lys pouvait circuler librement dans la Cité, tant qu'elle fournissait des notes de frais cohérentes. Avec ça, je pourrais chercher le temple où je suis née aussi longtemps qu'il me faudra. Une grande panière couverte de papier brun entre les bras, elle emprunta l'un de ces funiculaires qui remontaient le boulevard sans quitter des yeux la carte épinglée au paquetage, une étiquette calligraphiée au nom de MME. TEBENN DES-RONCIERS dans la marge.
Lys mesura aisément la facilité avec laquelle elle avait obtenu son contrat. Il y avait plus d'yeux qui l'observaient, en cet instant, qu'elle n'en avait ressenti de sa vie. Des hommes, bien sûr et essentiellement, de tous âges, de toutes carrures et de toutes redingotes ; mais aussi de nombreuses dames chargées d'ombrelles, la lunette sur un nez retroussé. Un ouvrier siffla à son passage. Lys jeta un regard aux baies vitrées qui ornaient le mur : sa chevelure lisse, ses formes moulées dans l'uniforme de neige et les senteurs de lavande qui s'échappaient de sa nuque et de ses mains lui donnaient l'aura d'une princesse, décorée tel un Pot d'or à la veillée d'Aelfric. Je suis ridicule… Lys avait parfaitement compris ce que les lingeries attendaient d'elle ; pourtant, elle n'hésita pas à emprunter la rue la plus étroite et la plus déserte.
Cette Cité est trop grande. On peut se cacher partout, et nulle part à la fois… Tebenn Des-Ronciers habitait le 4e Quart, entre un disquaire De-l'Orgue et le canal des Cloches qui traversait la placette résidentielle. Un endroit où il faisait bon vivre, à la propreté de ses trottoirs et au vert de ses jardinets. Il avait fallu près d'une demi-heure à Lys pour atteindre le perron, où elle fut escortée par le maître d'hôtel rabougri qui agita sa cloche à l'attention de ses employeurs. Madame Des-Ronciers ne lui jeta qu'un regard maussade lorsqu'elle déposa sa poche de linge sur le buffet. Monsieur Des-Ronciers, pour sa part, lui glissa une barbute d'argent dans la main avec un clin d'œil appuyé…
Le paquet suivant avait le nom OF. RUBRIC LE-COL agrafé à sa facturette. Lys croisa d'autres coursières, d'autres établissements ou du sien qui se baladaient dans les artères fumantes du Quart avant de dénicher la résidence du client : une petite maison-forte, sur son socle d'autrefois, qui s'agrémentait d'une hélice et d'un bastion réinvesti en luxueuse véranda en lui donnant un aspect hybride d'ancien et de neuf. Le n°4, allée des Glycines, attendait son linge.
Alors qu'elle observait la tourelle modeste et grasse qui alourdissait la maison, un clocher proche se mit à sonner. À deux rues de là, un temple, haut et décoré, criait à la foi et à la ponctualité. Lys hésita. Il semblait facile de trouver une oculie à qui faire le récit de sa mésaventure, dans la capitale. Et peut-être même, à qui demander l'acte de naissance, sans falsification, qu'on avait enregistré à son nom dix-huit ans plus tôt. Il était primordial de ne pas trop s'attarder avant d'aller à la rencontre du 1er Conseiller car, plus Lys lambinait, plus elle risquait de s'enfoncer dans les ennuis. Elle observa la carte épinglée. « Avec ça, ma petite, tu pourras rester aussi longtemps que tu voudras… ». Lys se décida. Rubric Le-Col attendrait un peu.
Elle tourna les talons et fila droit vers le clocher.
Lys s'aperçut rapidement de son erreur. Elle avait terriblement mal estimé les proportions réelles que suggérait la cartographie en patte de mouches et plus elle allait de l'avant, plus le temple semblait s'éloigner. Coincée dans une impasse, elle rebroussa chemin, et demanda sa direction à deux reprises. C'est comme tourner autour sans jamais le trouver vraiment ! Quand enfin, elle atteignit le parvis couvert de pigeons furieux, elle se mit à respirer plus calmement.
Un autel splendide était présenté au front du bâtiment, comme le joyau absolu d'un humble trésor. Les murs étaient plus épurés, et de chaux où coulaient des rideaux sanguinolents aux pompons dorés. L'automate du Dieu-berger servait aussi de fontaine en déversant une eau limpide de son bâton miniature, entre les deux gradins de bois. Il n'y avait pas un chat. Hésitante, son panier sur la hanche, Lys avança jusqu'au fond de la bâtisse et, enfin, attira l'attention d'une oculie toute fragile, avec de longs yeux noirs et une houlette au ceinturon qui jardinait sur la terrasse latérale. « Madame ! » ; et elle se précipita pour l'amener au gradin. « Je ne vous ai pas entendue entrer… Venez ! ».
S'asseyant à son côté en rehaussant sa coiffe, elle entama :
– J'ignorais que le pasteur attendait du linge !
Lys hésita. Dehors, la cohue citéenne résonnait comme un champ de bataille.
– Il – il n'est pas pour votre pasteur. Je suis venue livrer près d'ici…
– Et qu'est-ce qui vous a poussé à entrer, ma chère?
Lys commença à détailler, si brièvement qu'elle put, le motif de sa visite. Ravie de l'entendre, l'oculie l'écouta avec attention, sans l'interrompre une seule fois.
– Je viens du Fort, mais je suis née à la Cité. Ma mère d'adoption a falsifié le registre qui consigne ma dette de naissance. Je cherche le temple où j'ai été… déposée. Peut-être y trouverais-je quelque chose sur mes parents, vous comprenez… ?
La prieuse réfléchit un instant.
– Il y a un endroit, en Cité, qui abrite les archives. C'est là-bas qu'on déclarait l'enfant à naître, il y a encore une quinzaine d'années. Le temple Vardent de Benoist L'Épis, dans ce Quart. Un lieu isolé mais prestigieux. Fervents pastoraux. Bonne réputation… Enfin, jusqu'à maintenant.
Lys jeta un œil à sa carte, et songea au pourboire de Monsieur Des-Ronciers. Si elle réglait le trajet en fiacre ou en train, à ses propres frais, elle n'aurait qu'à se priver du défraiement protocolaire pour prétendre avoir achevé sa course à pied et utiliser le temps gagné à trouver le temple Vardent. La culpabilité le tenaillait… En quatre ans au Miteron, elle n'avait jamais menti à Codric Idéaud ; pour quelque motif que ce fût.
– Je devrais m'en aller… (la prieuse lui jeta des yeux ronds). Je n'aurais pas dû venir ici, de toute façon.
– Mais vous l'avez fait. S'il y a un point sur lequel toutes les oculies s'entendent, c'est qu'on ne rencontre jamais un agneau par hasard. Il se peut que le géant vous ait appelée dans son sanctuaire… N'avez-vous rien à dire, ou à entendre de lui ?
Lys baissa le regard, pendant que l'oculie tapotait le dos de sa main sur le banc de bois : « Il fait bon de se soulager, de temps à autres. Vous m'avez l'air exténué. Très belle, naturellement ; je n'imagine pas que cela vous ait échappé. Pourtant, je vois là un souci, qui se cache en-dessous… ».
La jeune femme l'observa encore.
– Je ne crois pas être suffisamment familière avec le géant.
– Avec le Codex, en vérité. Le berger est familier de tous ses agneaux. Il porte les océans et les montagnes sur son dos, et se couvre d'un manteau qui protège le Continent. Nul besoin de le voir pour le savoir auprès de soi…
Lys essaya de se rappeler si elle avait perçu la présence d'un dieu bienfaisant à son côté, lorsque Monsieur Idéaud avait tenté d'arracher son chemisier.
– Et si j'avais commis un crime ? murmura-t-elle.
Elle s'était attendue à effrayer la prieuse qui lui accorda un doute bienveillant.
– Avez-vous intentionnellement meurtri quelqu'un ? Dénoncé, ou trahi ?
– J'ai volé.
– Pourquoi l'avoir fait, dites-moi ?
– Je… (Lys réfléchit). J'en avais besoin. Si les choses n'avaient pas si mal tournées, je ne m'y serais pas résignée.
– Pouvez-vous rendre ce bien ?
Elle agita la tête, honteuse.
– Alors, il vous faudra vous racheter auprès de la victime. Rembourser votre dette et lui adresser des excuses véritables. Et le géant vous pardonnera à son tour.
– Il y a eu autre chose, répliqua-t-elle lentement. C'était involontaire, je… J'ai blessé…
Puis elle se tût, incapable de traduire la suite de sa triste pensée ; mais l'oculie n'insista pas et, sans cesser de tapoter sa main, lui accorda quelques secondes avant de compléter d'elle-même :
– Un homme ?
Lys opina alors qu'une larme qu'elle n'avait pas senti poindre venait humecter le coin de son œil. En révélant autant de son périple à la pieuse étrangère, elle se sentit soudain plus vulnérable qu'elle ne l'avait été depuis son arrivée en Cité, comme si elle flottait, de nouveau, au-dessus de son propre corps. Les encens, sur l'autel, n'allaient pas tarder à lui donner mal au crâne. L'oculie murmura :
– Il y a des blessures que l'on ne peut pas voir. Tant d'entre nous attendent une justice qu'ils n'obtiendront jamais, si personne ne la leur concède. Vous l'a-t-on concédée ?
– Non, articula Lys.
– Alors, prenez-la.
Facile à dire, pensa Lys. L'oculie ajouta :
– Mais ne vous perdez pas à la traque. Où alliez-vous, avant de croiser cet homme ?
Lys frotta ses cils humides.
– J'allais… à la Baie.
– C'est peut-être la Baie qu'il vous faut gagner, en ce cas.
Mais d'abord, je veux savoir la vérité. Lys hocha la tête une nouvelle fois et, se souvenant soudain, marmonna encore :
– J'ai une dernière question.
– Ma chère ? s'enquit la prieuse.
Lys imita le coup de griffes que Nellà avait mimé à son front, le soir de sa fuite. Pleine d'espoir, elle lui lança sans détour :
– Ce geste vous est-il familier ? Le reconnaissez-vous, du Codex, ou de rituels Anciens ?
L'oculie, les joues rouges, resta béate un instant.
– Je ne connais rien des rituels dont vous parlez, Madame… Quant au Codex, je n'y ai lu nulle mention d'un tel signe. Êtes-vous bien sûre de l'exécuter correctement ? Il se peut que vous ayez mal vu.
J'ai très bien vu.
– Ma nourrice me l'a montré. Je me demandais s'il avait un lien avec les Veuves noires.
La prieuse retira vivement sa paume amicale du banc de bois, pour se pétrifier dans une position de repli. Trahen n'a pas le vent en poupe…
– Votre nourrice, argua sévèrement l'oculie, aurait dû se rappeler ce que le Codex nous a enseigné. Ceux qui ont précédé les pères-de-la-nation se sont damnés. La résurgence de leurs pratiques plongerait le Continent dans l'abysse… Attention à vos fréquentions, jeune fille.
Lys fronça les sourcils, surprise et déçue.
– Merci pour votre aide, dit-elle ; puis ajouta machinalement : « Force et Devoir ».
– Foi et Puissance, corrigea l'oculie en levant un index au Dieu-berger.
Lys quitta l'endroit avec, si c'était possible, plus de questions qu'à l'arrivée. Il paraissait évident que les citéens exécraient la dynastie Ancienne. C'était quelque chose de plutôt étonnant, quand on connaissait l'entrain avec lequel les gamins du Fort et les braves gens d'Orbe exploraient les gravures, les fresques et les statues de jadis. De par chez elle, les différents partis du berger se réunissaient en un même temple, humble et chaleureux, pour les funérailles, les noces ou les naissances (du moins désirées) de tous et de toutes. Pas étonnant que Bergota n'ait pas fait long feu, à la Cité…
Son plan sous les yeux, elle fila vers le temple du pasteur Benoist L'Épis, qui se dressait au fond d'une impasse coquette. Elle ne fit pas un pas de plus. L'endroit était tenu par une douzaine de soldats bleus répartis sur tout le domaine. Un soufflet perché au-dessus des lices de fortune, un ruban jaunâtre qui interdisait l'accès principal et une nouvelle tente rayée surplombée d'une balise lumineuse. Lys attrapa l'œil d'un jeune livreur de journaux qui lui expliqua dans un éclair :
– C'est là qu'a commencé la tuerie des Vingt-sept ! s'écria-t-il. Un bain de sang ! L'Épis a été massacré comme un porc !
Et il détala sur la chaussée. Effarée, Lys contempla la rue.
Elle était venue à la capitale pour dénicher son lit de naissance. Certainement pas pour effectuer plus de corvées. Si le temple Vardent ne lui était pas accessible, il lui faudrait trouver un autre moyen d'atteindre les archives de la Cité. Levant bien haut sa panière, elle quitta les lieux, déterminée, pour retourner vers l'allée des Glycines.
Le domaine bardé de tuyaux de cuivre et de manivelles était plus luxueux que le Miteron, et au moins deux fois plus large que le chevalement où Tassaud logeait ses treize rejetons. Lys longea un corridor à ciel ouvert, puis un vestibule orné de plantes et de torses rouges, éclairés par trois longues meurtrières. Lugubre, comme décoration… Délicatement, elle posa le paquet sur la table du salon désert. Parvenue près du porche tout aussi désert, elle entendit l'écho d'un aboiement frénétique, dans les profondeurs de la bâtisse et, curieuse, entrevit la portière métallique qui découpait le mur en laissant passer un rayon de lumière jaune. Tu as livré le linge. Il faut partir. Elle fit un pas supplémentaire et l'aboiement se mua en jappement d'agonie.
– Il y a quelqu'un ? appela-t-elle. Monsieur Le-Col ?
Aucune réponse.
Lys était totalement incapable de déterminer ce qui relevait de la norme, dans cette Cité folle… De quoi tu te mêles ? Cette ville a vécu mille ans, avant que tu ne t'y exiles… Le hurlement de douleur ne cessait pas.
Sans se voir faire, Lys déposa la panière sur le tapis et traversa le salon. Depuis le seuil de la portière, ajoutée à la charpente antérieure, elle perçut les chants, les rires et les accolades qui s'unissaient aux aboiements désespérés. Ce mot de passe t'a été confié par la maison Volages ; sers t'en ainsi, et tu seras licenciée sur l'instant… La curiosité et la pure souffrance du cri animal la guidèrent instinctivement vers l'escalier qui s'enfonçait au pied de la tourelle tassée. Une douzaine de marches plus bas, à travers le soubassement aux piliers lourds, s'étendait un jardin aménagé à mi-hauteur du domaine, dans le flanc du talus et protégé à l'est par une haute lice de peuplier. Au milieu du jardin, un bassin circulaire au parterre de sable, creusé comme une arène enfermée dans une cage de fer aux arêtes innombrables… Lys osa poser le pied sur la dernière marche.
Au cœur de l'arène, deux molosses, l'un beaucoup plus imposant que l'autre se lacéraient le museau à coups de crocs. Abrité par une tenture qui claquait au vent, un groupe de bonhommes avinés et surexcités applaudissaient ou sifflaient les chiens à la fourrure ensanglantée. Abrutie par le choc, Lys regarda le berger tacheté baver sur la plaie du limier d'en face.
– Qui est le crétin, chanta l'un des types, qui a misé sur ce raton du Chenil ?
Lys nota des galons similaires à ceux qu'elle avait vus lors de son audience, à Orbe. Ce sont des officiers…
Une langue rappeuse commença à lécher le dos de sa main et elle faillit lâcher un cri de stupeur. Une chien croisé et rachitique la regardait avec attention depuis ses barreaux, ses longues oreilles piquées de poils blancs. Elle sut sitôt qu'il s'agissait d'une femelle. Ses sourcils tombaient sur sa truffe, mordue par une brûlure profonde, et sa moustache hirsute grisonnait comme celle d'un vieil érudit. Son œil unique brillait de supplication. La pouilleuse se mit à japper et Lys s'empressa de la caresser : « Chut ! Tais-toi, je t'en supplie ! ». Mais il y avait une telle démonstration de rage, dans l'arène, que personne ne l'entendit. La chienne se tût. Bonne fille. Lys fit un encore un pas pour entrevoir l'hôte de la maison qui trônait sur un fauteuil rehaussé, face aux clébards lacérés du crâne à la queue ; et reconnut soudain le visage boursouflé, gonflé aux coins du nez, le regard sadique et la bedaine qu'elle n'avait vue, jusqu'à lors, que couverte d'une cuirasse ornée de rubis. Officier Le-Col…
Rubric Le-Col, second du lieutenant Cabot, hurlait de joie, le poing serré sur une bourse plate garnie de billets de banque. C'était comme si le coup de talon qu'il lui avait décoché, à la fin de son jugement, la frappait au ventre pour la seconde fois.
28. La pluie de blé
Il était déjà plus de quatorze heures quand l'héritier s'éveilla repu, courbaturé et étrangement décontracté ; les doigts roulés dans les mailles du tissu, serrés sur le fil en rêvant qu'il soit d'or…
Edric sortit d'un sommeil lourd, gorgé de tisanes et humide d'onguents. Tony, encore une fois, avait pris soin de Son Altesse, et requinqué le Prince en quelques tours de sa confection. Il avait même appliqué une pâte brunâtre sur son incisive pour en soulager le mal. Leurs combinaisons séchaient au soleil, les pigeons virevoltaient dans les rameaux du platane et le cerisier, en bas, avait perdu tous ses pétales. Deux œufs grésillaient sur une plaque de cuisson sommaire, garnis d'une avalanche de haricots et de lentilles. L'odeur d'un café métallique. Et les vapeurs du Quart qui passaient le mur pour gifler le Repaire. Pas de crise de somnambulisme ni de cauchemars ensanglantés… Pas même le début d'une ombre aux yeux blancs, dressée dans l'obscurité. Rien que les chants de la nuit et le flux des canaux.
Ed se laissa traînasser dans son duvet, profondément enfoncé dans la paillasse et les yeux couverts par un oreiller. Et moi qui pensais que je ne réussirais pas à m'endormir, tu parles ! Il s'était effondré en une demi-minute, comme si la présence de Tony lui était suffisante. Accroche-Cœur avait ronflé près de là et son odeur, suave et fouillée, ancrée dans les draps, venait lui chatouiller les narines. Sans lever les paupières, il inspira une bouffée – et s'étrangla quand Tony appela : « Ed ? ».
– Oui, je – je suis debout !
Il s'extirpa du baldaquin pour rejoindre le divan, les joues empourprées.
– Alors ? demanda Tony en lui servant un jaune d'œuf coulant.
Le jeune homme s'attabla, l'air très sérieux. Aucun d'eux n'avait plus évoqué le plan d'Edric jusqu'à ce qu'ils finissent par tomber d'épuisement (et il n'aurait pu dire combien d'heures Tony avait veillé après qu'il ait sombré lui-même).
– Comment irons-nous au Pic ? claironna le jeune homme.
Mâchonnant avec appétit, le Prince songea à Du-Lavoir.
– Eh bien, à vrai dire, je pensais… il y a la Porte Nord, tu sais… Si les conteneurs de Fort-le-Courant passent par-là, on pourrait peut-être…
Il s'interrompit devant le regard attendri d'Accroche-Cœur. Je suis lamentable.
– Si tu permets, je pense que nous aurions tout à gagner à sortir par les sous-sols. C'est un peu étroit, c'est vrai ; mais avec le bon crochetage, c'est sans impasse… Il faudrait, je crois, décoller à la tombée du jour, quand les portails seront fermés et la milice étalée, loin des casernes. On a le bon gabarit pour se faufiler dans l'égout…
– Oui, approuva le Prince. C'est beaucoup mieux. Et une fois dehors ?
Tony secoua ses mèches avec nonchalance.
– Nous passerons les baronnies avec de faux livrets, sur une paire de mules que j'ai tiré aux écuries… (Ed s'offusqua, scandalisé). Oh, aucune importance, ces bêtes n'ont pas de valeur pour la Cité. Elles seront mortes l'hiver prochain. Si je trouve le bon pigeon, je pourrais nous en tirer quelques barbutes, pour entrer au Pic… (Escroc !).
Ed hésita. L'idée de quitter le fief en compagnie d'Accroche-Cœur n'avait sans doute pas la même saveur que celle qu'il avait goûtée, brièvement, auprès d'Aiden. Dès lors qu'il ne pouvait se retenir de croiser l'iris brune du palefrenier, il en oubliait ses cauchemars. Mais à chaque fois qu'ils lui revenaient, il se sentait plus coupable encore. Autour de lui, le refuge confortable se couvrait d'une lueur chaude au halo roussi de Septembre, le ciel grisonnant déjà par-dessus le platane dégarni. Le jour raccourcit. Le blondinet ne le lâchait pas du regard, et Ed eut très envie de laisser définitivement filer le Pillard de son esprit. Il hocha lentement la tête. D'accord. Je te suis.
Hors de la chambrée, un éclat de voix soudain brisa leur entente silencieuse. Il y eut un choc sourd, une réprimande stridente et un coup en représailles. Tony se figea en pointant un index méfiant vers Edric : « Ne bouge pas », murmura-t-il et Ed, comme à l'habitude, obéit au jeune cavalier. C'était trop beau pour être vrai, songea-t-il aussitôt. Il s'y était attendu : la garde bleue avait retrouvé sa trace avant qu'il n'ait eu le temps de se décider à suivre Tony loin du danger… Pourtant, celui-ci fronçait les sourcils, lèvres entrouvertes, sans se décider à réagir. De quoi s'agit-il ? Rapidement, Edric s'aperçut que les cris n'avaient rien à voir avec lui. Une dispute divisait les Logeurs. Et quand il y eut un coup plus violent qui résonna contre le mur, Tony Des-Blés ne put y résister.
– Où vas-tu ? marmonna Ed en le voyant pousser le battant pour gagner le couloir.
Agacé par sa témérité maladive, il le poursuivit instinctivement.
Un tollé général avait envahi la cage d'escalier. D'un côté, la femme au cheveu brun, à la mine fatiguée, encadrée par ses acolytes décrépis et les deux adolescents aux airs menaçants, poilus et bien bâtis. Même la chèvre qu'ils baladaient avec eux se mit à bêler à tout-va pour se joindre à la chorale. De l'autre, la jeune fille à la tourte, et neuf de ses Logeurs, le visage barré d'une fureur consternée. Les deux camps étaient munis de battes, de pioches et d'une houlette rafistolée pour intimider l'adversaire. Pas de sabre-fendu, cette fois. Le plus grand des Logeurs avait déjà le nez ensanglanté.
– Vous n'êtes plus les bienvenus au Repaire, gronda la fille à la tourte.
La matrone de la bande soufflait comme un taureau.
– Qui est mort et t'a faite Reine de l'Angle, pisseuse ?
– La maison est ouverte à tout ceux qui la respectent. Vous et vos fils avez bafoué cette unique règle, alors qu'elle vous a ouvert ses portes quand vous étiez dans le besoin ; et ça, en dépit du risque que représente la garde. On ne règle rien à la force des poings, ici.
L'un des deux garçons poilus éclata d'un rire sonore.
– Alors, à la force de quoi ? Qu'est-ce qui nous empêche de la prendre, cette baraque ?
Les Logeurs se pétrifièrent et Tony Des-Blés, beau et déterminé, bondit dans le duel. C'est pas vrai ! Mais qu'est-ce que tu comptes foutre, par le géant ? De sa décontraction désarmante, le blondinet interpella les gaillards :
– Il faut partir, maintenant.
Le plus large des deux, face à Tony, sourit lentement ; l'autre en était loin.
– T'es pas d'ici, toi, hein ?
– Moulin, l'un et l'autre, répondit Tony sans faire un geste. Vous ? 2e Quart ? Cube ?
– C'est pas tes affaires, ça.
Son comparse amorça un pas tranquille vers le Prince, pétrifié.
– Qu'est-ce qui t'amène au R'paire ? T'as fait des bêtises ?
– Quelques-unes.
L'Autre jeta sa grosse paluche sur l'épaule de Tony en riant :
– Pas bien, ça ! Ta mère doit pas êt' contente ! (et Tony repoussa la main chatouilleuse d'un coup de menton, sans ciller, pour reprendre aussitôt) :
– J'espère que le géant se garde de lui dire. La Cité a racheté notre échoppe. On rentre à Beau-Moulin…
Mais le bougre avait déjà interrompu son mensonge :
– Et ça, c'est qui ? Ta petite femme ?
Edric entrouvrit la bouche, incapable de réagir, pendant que l'autre type se mettait à lui tourner autour.
– Mon ami, répliqua Tony (et l'autre se gaussa, sceptique).
– C'est à ça que sert le R'paire, maint'nant ? scanda-t-il.
– Il nous sert autant qu'à toi.
Le type approcha son menton piqué de poils auburn du visage de Tony, qui se redressa pour dominer ses épaules gonflées.
– Y' nous sert pas pareil, j'crois bien, grogna l'Autre.
Il porta la main à son veston. Tony l'imita pour lui faire voir son ceinturon et, derrière lui, les Logeurs bandèrent le muscle, en alerte. « Tente-le », murmura-t-il.
L'Autre oscilla de sa taille à ses yeux bruns, perçants comme deux canons. Et il se ravisa lentement. Sifflant son collègue, qui cracha au pied d'Edric au passage, ils s'en furent vers l'escalier. Tony, Edric et les Logeurs stupéfaits regardèrent la matrone et sa troupe suivre la marche, non sans leur jeter de profonds regards de dégoût. La chèvre hurla à la mort en passant le vestibule.
Tony parut se remettre merveilleusement de leur mésaventure et revint à Ed, qui n'avait pas encore soufflé sa panique, avec un indéfectible enthousiasme. Devant le visage rougeaud du Prince, il assura gentiment :
– On n'a rien à craindre d'eux.
– Toi, peut-être, marmonna Ed.
La fille à la tourte et ses bonhommes effrayés félicitèrent et remercièrent avec force le jeune palefrenier, et Edric le laissa en pâture à la bande soulagée qui donnait de vigoureuses poignées de main et de petits coups à l'épaule d'un Tony confus par les effusions de gratitude. Durant une interminable minute, les Logeurs offrirent à Tony Des-Blés l'éloge traditionnel qu'il s'attirait à chacun de ses exploits et comme si c'était la toute première fois, comme s'il n'avait jamais connu pareille effervescence, il accusa le coup par une chaleureuse humilité. Ed le perdit dans le groupe qui ne laissait voir que les éclats de sa chevelure, par à-coups d'étreintes et de bises. Deux jeunes femmes, sans compter le meneuse éperdue, se pressaient à ses côtés, battant des cils.
Edric rejoignit la chambre, la tête baissée. Il n'avait pas passé la porte que son idée avait germé. Peut-être fallait-il quitter Accroche-Cœur sans tarder, comme il avait quitté Aiden Du-Lavoir ? Après tout, Tony était fait pour briller, par pour disparaître au fin fond d'un Pic obscur, pétrifié de neiges éternelles… Les gens l'adorent. Il n'a pas besoin de gaspiller sa vie à se coltiner un fuyard. Pourtant, derrière lui, Des-Blés accourut presque aussitôt, l'air ravi.
– Tu ne restes pas avec tes nouveaux amis ? marmonna Ed.
– Quoi ? Non… (il approcha gaiement). J'avais plutôt prévu autre chose, pour nous, cette après-midi.
Ed se figea. Les épingles de ses commissures faisaient palpiter son cœur avec la force d'un tambourin. Pour nous ?
– Alors, à quoi songes-tu ?
D'un index assuré, Tony pointa la planche à sustentation, abandonnée dans le coin. Son vapomoteur miniature étincelait toujours, malgré de longues années de bons et loyaux services. Accroche-Cœur sourit. Puis, le prenant par la main, il lui fit dévaler six étages d'un saut. « Mon petit-déjeuner ! » vociféra Edric. Ils contournèrent les bassins pour se ruer vers le canal de béton, empêtré de bois mort et de fleurs séchées, où Tony balança son engin. Tu n'as rien trouvé de mieux pour me faire mordre la poussière… ?
– À toi l'honneur.
– Moi ? chanta Edric. Je ne sais même pas comment le mettre en marche !
– Tu n'as pas étudié l'alchimie élémentaire, à l'Académie ? railla Accroche-Cœur. L'effet de sustentation est invoqué par l'opposition. Tu as retenu les vingt-neuf transmutations, n'est-ce pas ?
– Les… quoi ?
Tony le ramena brutalement aux heures de cours particuliers, où les leçons d'arithmétique, d'astronomie et d'alchimie lui avaient résisté jour après jour, pour demeurer à jamais fades et nébuleuses. Il doit me prendre pour un sot.
– Les vingt-neuf transmutations alchimiques déterminées par les Doyens successifs, au fil des siècles. Les procédés d'invocation qui provoquent l'altération. Ici, il s'agit d'une opposition magnétique. (Et tu te prétends palefrenier, mon bon compère…?).
– Oui, le remercia Ed. Ça ne m'explique pas comment l'allumer…
Tony tira une plaquette de charbon blanc de son ceinturon et la balança dans le moteur, puis déplia la manivelle. La planche se mit à crachoter des étincelles, tandis que Tony pressait ses boutons. D'un bond, l'engin démoniaque gagna les airs, à hauteur du genou.
– Tu vois ? Opposition.
Ed fit danser la machine d'un pied méfiant, au bord de l'eau. Ce serait pratique de savoir s'y prendre ! Inspirant profondément, il donna un coup de talon ; la machinerie glissa aussitôt et, les bras tendus, le Prince vogua le long du canal. Droit devant. Parvenu à la barrière, il s'immobilisa, soulagé. Dans son dos, Tony se mit à siffler à son adresse pour l'encourager :
– Recommence !
Pour la seconde fois, Ed frôla le bord du bassin sans un frisson, de plus en plus hardi. Ça n'est pas si compliqué, une fois habitué… En esquivant les luminaires, il plana le long du muret puis rebroussa chemin pour revenir à la jetée.
– Impressionnant ! chanta Tony.
– Par le géant, cesse-donc tes flatteries un instant, que je puisse m'entendre penser !
Tony lui adressa un geste obscène qu'Edric imita avant de se lancer pour un troisième tour du Repaire. La sensation d'accélération, en elle-même, n'était pas tout à fait désagréable. La brise qui effleurait son visage sentait bon la pluie et le potager. Le Prince inspirait à plein poumon quand son pied glissa de l'appareil. Il tendit les bras et, sans rien saisir que de l'air tiède, frappa de plein fouet un luminaire pour s'étendre dans l'eau. Sa paume droite laissa échapper un filet écarlate.
Il entendit le rire jovial de Tony, dans son dos, et oublia un instant l'Accroche-Cœur et ses politesses ; pour se souvenir du blondinet flagorneur qui flanquait Tête-de-Cul et ses sbires boutonneux. Il se moque de moi. Les oreilles rosies, le regard fuyant, Ed s'extirpa du canal, glissant un peu au bord. Des-Blés ne cessa de se fendre qu'en voyant le visage blême et le rictus forcé du garçon, la planche sous le bras (occupée à crépiter de sa propre raillerie métallique). « Et ça, c'est qui ? Ta petite femme ? » revint sonner dans l'esprit du Prince. Tony rabroua aussitôt :
– Allons, Ed ! Tu as vécu pire que ça…
– Autant ne pas en parler.
Le palefrenier se mit à le talonner vers les portes.
– Je ne voulais pas te vexer. Tu t'améliores !
Edric lui lança un regard aigre. M'améliorer ? Vous autres, vous avez grandi sur ces maudites planches !
– Tu ne comprends pas… (il hésita une seconde en approchant l'escalier). Je ne sais rien piloter. Je n'ai décroché aucun permis (et de nouveau, Tony réprima un esclaffement). Tu vois ? Même toi, tu trouves ça ridicule…
– Tu as toujours tes pieds pour marcher !
– Mes pieds ne me porteront pas bien loin, avec le Commodore à ma poursuite…
Tony l'arrêta subitement, son bras barrant la cage étroite.
– Qui ?
– Celui qui me traque.
– Alors, c'est de ça qu'il s'agit. De fuite ?
Ed repoussa son bras et d'un coup d'épaule, se fraya le passage dans l'escalier. Qu'est-ce que tu racontes… ? Je veux survivre, c'est tout !
– C'est facile, pour toi, qui arpente la Cité comme un cabri sur les tuiles ! D'autres n'ont pas eu la chance d'être si bien munis, et éduqués, et habitués à – à se battre et à grimper les échafaudages !
– De quoi est-ce que tu parles ? murmura Tony, stupéfait. Tu es Prince !
Ed lui lança un regard dédaigneux et, enfonçant la planche dans sa poitrine, il rétorqua :
– Et regarde où ça m'a conduit (il s'entendit prononcer les mots alors que Tony reculait d'un pas imperceptible). Ici, avec toi !
Accroche-Cœur lui lança un regard noir.
– Navré que la situation soit si insupportable… J'aurais dû mieux protéger monseigneur et faire prédiction de l'avenir.
– C'est exactement ce que je voulais éviter de – oh, passons à autre chose, veux-tu ?
Il gagna la chambrée et alla se laisser choir, furieux, au bord du précipice. Il ne perçut pas l'ombre de Tony dans l'escalier. Qu'est-ce qui m'a pris ? Avait-il voulu créer une bonne raison d'expulser l'Accroche-Cœur de son sillage ? Il ne saisit pas. Je serai un poids, pour lui, d'ici au Pic. Et qu'adviendra-t-il de moi, quand il se lassera de cette aventure-ci, à mi-parcours vers le Manoir ?
Inquiet, Ed alla passer la tête par l'entrebâillement, la main serrée sur la toile du paravent, l'autre attachée à son médaillon. Personne. Accroche-Cœur avait-il choisi de le laisser ruminer seul dans sa tourelle en errant au fil des étages, ou l'avait-il quitté pour toujours, abandonné, face à sa propre consternation ?
L'Horloge de la Glorieuse sonna ses heures, une par une.
Le Prince ne parvenait pas à apaiser sa colère. Il savait qu'il en avait trop fait, auprès de son acolyte qui ne méritait pas un tel traitement. Mais il trouvait aussi que le beau palefrenier avait l'optimisme facile et la chance d'un cocu. Certes, Edric était né Prince, baigné dans le faste et l'aisance, mais il n'avait connu que règles et protocoles et ce, dès la petite enfance ; après qu'il ait sucé le téton d'une oculie et grandi aux côtés de sa bonne nourrice Yvia. Sa mère, Lisbeth, du clan de Gris-Bois, la quatrième grande famille de la fédération des treize baronnies, avait péri en couche. Il ne se blâmait pas. Dès les langes, on lui avait parlé de sa mère encore et encore, pour lui en conter la fière stature, le cœur généreux et le minois charmant. Il possédait des photographies. Et, à son grand étonnement, il n'avait pas eu de mal particulier à questionner Amalric sur la question. Pourtant, on n'oubliait pas qui, en venant au monde, avait délaissé sur son lit de mort la jeune reine la plus prometteuse du siècle.
Les symptômes d'une rancune s'étaient faits plus flagrants dans l'adolescence, lorsqu'il avait échoué à imiter les compétences célèbres de son glorieux père. Franc De-la-Colline était toujours le premier à l'évoquer : « Madame serait mortifiée, si elle voyait cela… ». Dès la fin de la puberté, Ed avait riposté. Je n'ai pas tué ma mère. Et je ne leur dois rien, ni à elle, ni aux autres. Je n'ai pas demandé à naître. Sa bonne Yvia, d'un âge déjà très mûr, avait fini par dévaler le colimaçon et Ed s'était trouvé devant sa nourrice brisée, la bouche béante, le front contusionné, au pied de l'escalier où papillonnaient la garde et les voyeurs. Amalric, la main sur son épaule frêle, l'avait guidé droit vers le cadavre pour lui en faire voir la couleur. « Une stupide erreur, une seconde d'inattention et te voilà fini », lui avait-il murmuré à l'oreille. « Reste sur tes gardes, mon fils. Il n'y a pas que le front, à craindre. La Cité aussi est un front ». La Cité est un front… Et son clan avait perdu.
De la bergerie du géant, Yvia l'observait sans doute, sans cesser de lui donner des coups de canne imaginaire. Edric n'avait jamais compris comment cette vieille bique s'y était prise pour se rompre le cou de la sorte. Telle qu'il la connaissait, il aurait jugé la nourrice fondamentalement increvable. C'était plutôt le carrelage, en bas des marches, qui aurait dû trembler… Il l'avait beaucoup pleuré ; car elle l'avait éduqué, fermement et souvent en maugréant, certes, mais avec une tendresse, une écoute et une attention que ni Amalric, ni Mahenn La-Rouge ne lui avaient donné. Puis il s'était décidé à ne rien laisser voir de son chagrin, sinon, on l'accuserait encore d'avoir préféré la nourrice à sa mère ; comme quand il lui avait déchiré les entrailles pour venir au monde. C'était à Yvia qu'il avait rapporté les escapades interdites des autres garçons du cours d'entraînement. « Ils sont ignorants et dangereux, car s'ils savaient ce que vous… ». Qu'auraient-ils donc pu savoir de plus… ? De quel autre fait auraient-ils pu le brimer ? La vieille jacassait souvent, mais savait se taire quand le sujet était épineux. Ed essuya une unique larme, brûlante de colère.
Sa mère, son oncle, sa tante et sa nourrice avaient gagné la bergerie du géant un par un, et son père venait de les y rejoindre… Qu'y avait-il de si étonnant à le voir se refuser à prendre le blâme ?
Tony était fort, fier et beau garçon, adulé de tous et désiré de toutes. L'amiral qui lui servait de tuteur finançait sa formation, à l'Extérieur de la Bastide, et il avait une aptitude étonnante à réussir à peu près tout ce qu'il entreprenait, passionnément ou pas. De plus, il avait la dévotion de Tête-de-Cul et ses sous-fifres, ce qui agaçait Edric au plus haut point. Comme eux, il paradait, séduisait, prenait des risques inconsidérés pour s'amuser. Lorsque ce genre de choses arrivaient, le Prince se réfugiait auprès de sa bonne et lui intimait d'empêcher leurs excursions. Une fois, il avait même tenté une approche insensée du morose Amalric, qui l'avait désarçonné du tac au tac : « Et toi, Ed, ne t'arrive-t-il pas de faire le mur, pour grimper les tours et courir les filles… ? ».
Mais Tony était différent. Sous ses airs mystérieux, il était le seul, à la Bastide, à ne l'avoir dédaigné ou repoussé d'un rire. Le seul ami, sans qu'il eut jamais compris pourquoi, à l'avoir écouté et accompagné, sans chercher à tirer profit de son titre, ni le lui reprocher… jusqu'à aujourd'hui. Une oculie du Pénitencier avait confié à Edric son désespoir inéluctable. Quant à Beltom, il l'avait livré comme une pile de linge au Pirate. Les conseils qu'ils lui insufflaient de mémoire ou de la mort l'invitaient tous à esquiver les malins qui le traquaient sur le Continent ; pirates, rouquins ou masques blancs. Jurés à eux-mêmes…
Tony ne réapparut qu'à la fin de l'après-midi, et sans une once de gêne dans le bagage. Des fruits frais, une nouvelle miche de pain et une louchée de pétards-poivrés entassés dans une panière d'osier garnissait ses bras saillants. Les cheveux propres, les chausses lacées et la combinaison sur le dos, il avait repris ses airs valeureux. Ed, muet, s'empressa de l'imiter en réajustant l'ossature de cuir, le long de son échine, et la paire de jambières, et de coudières, de gants, et le casque d'aéronaute à noxiculaire intégrée. Il jeta le sac ficelé de paquets sur son épaule et, à bonne distance, marmonna :
– Je suis désolé.
– N'en parlons plus, trancha Des-Blés.
Il lui tendit un petit livret agrafé à la pliure, fourni d'écritures empressées.
– Ta nouvelle identité, ajouta-t-il. Bellevin La-Cohorte. Du Moulin. Neveu du bailli de la place Des-Rosiers – pour l'élocution et l'accent –, et écrivain public – pour le parler. Un homme honnête et travailleur, qui a fait son beurre au Citéen, en tant qu'émissaire de la Bastide. L'habit et les traits correspondent. Ça t'ira comme une chaussette neuve.
Ed s'empara du carnet parfaitement répliqué, à la recherche des descriptions physiques de l'intéressé :
– C'est amusant. Bellevin est identique à l'héritier.
Oubliant momentanément la tension qui coupait l'air au couteau, Tony donna son plus beau haussement de fossette et Edric en profita pour le lui rendre aussitôt. La chambrée frissonna sous la bise du soir, baignée par la lueur gelée d'une lune en plein essor. Je ne veux pas y mêler l'Accroche-Cœur. Mais comment me résoudre à le laisser… ?
Tony parut saisir son dilemme.
– De quoi as-tu si peur, Ed ? Pas du Commodore. Il est loin, à présent. Ni de la garde. Tu as grandi à ses côtés. Dis-moi ce que tu penses…
– J'ai tout dit, d'accord ? se rembrunit le Prince. Et je ne peux rien y ajouter, car j'ignore moi-même le plus gros de ce qui me tombe dessus… ! Et toi, tu es là, et tu… tu…
– Je quoi ?
Ed s'interrompit.
– Tu ne comprends pas.
– Au contraire, je comprends très bien. Je t'ai vu faire pendant des années, avec les gars et De-la-Colline (Edric sursauta à l'évocation impromptue du Général). Et je t'ai vu faire avec moi, autant qu'aux autres… Tu prétends les détester parce qu'ils te font peur.
Le Prince, piqué au vif, leva légèrement la voix.
– Peur ? Tu crois que j'ai peur de Tête-de-Cul et de ses automates ?
Et Tony déplora son invective d'un hochement de tête agité de boucles.
– Tête-de-Cul, tu t'entends ? Cobric a vingt-deux ans. Il commande une tour, au front !
– Quelle glorieuse réussite !
– Qui ne mérite sûrement pas de quolibet…
– Force de l'habitude. Je l'appelle comme ça depuis que le balourd m'a jeté au fossé.
– Non, Ed ; il t'a jeté au fossé parce que tu l'appelais comme ça.
Le Prince perdit ses mots. Qu'est-ce que ça peut bien faire ?
– Il… je ne faisais que me défendre !
– De qui te défends-tu, à présent ? Des meurtriers de ton père, ou de moi ?
Il posa, cette fois, une main sur son épaule. Ses lèvres étaient roses comme les gerbes découpées du crépuscule tenace.
– Il faut que tu me fasses confiance.
Et Ed décida de le faire. Tony était meilleur avec lui que quiconque l'avait été. Il lui avait offert l'anneau de bronze, forgé par ses soins à l'écurie mécanique, pour son seizième anniversaire, et en portait un similaire. Un ami seulement, se dit-il d'une voix muette. Mais un ami sincère. Après tout, pourquoi ne pas aller en bonne compagnie, vers l'incommensurable danger ?
– Je te fais confiance, murmura-t-il.
Sans prévenir, Tony Des-Blés posa un baiser sur sa joue pâle ; le fourmillement qui s'ensuivit l'accompagna tout au long du colimaçon et il se sentit planer comme un aéronaute vers les bassins, de nouveau éclairés de chandelles. Pendant un instant, son baluchon ne lui sembla plus si lourd et il arpenta l'allée d'un pas leste, droit sur l'arche qui s'extirpait de l'Angle. Ce crépuscule était presque aussi beau que le précédent.
Sa botte se perdit dans le marchepied quand il jeta un regard en arrière pour appeler Tony. Dans le couchant orageux et veiné d'arcs incandescents s'élevait une poussière âcre venue des ateliers, qui balayait le paysage d'une traînée d'orange brûlé. Sous le voile, il aperçut la silhouette du palefrenier, aussi souple qu'à l'habitude, suspendue dans l'air. Le vent emporta sa fumée loin de l'Angle et Ed trouva le Pillard, dressé comme une statue de pierre sur la place déserte, aussi vrai qu'il avait croisé son regard blanc et vide, la première fois. Tony était pendu à sa poigne d'acier.
Baigné par un dernier rayon de soleil, les cheveux lâchés en une pluie de blé, il s'agita tant bien que mal et de son ceinturon, tira une lame rétractable qu'il envoya de toute sa force à la gorge du monstre harnaché de fourrure. Le pirate attrapa l'acier par les dents et, d'une paire de canines si spectaculaires qu'elles ressemblaient à des crocs, brisa net le poignard. Resserrant les doigts sur sa gorge, il envoya sa voix caverneuse résonner comme une malédiction parmi les eaux :
– Où est le sujet ?
– Parti, s'étrangla Tony.
Edric, les jambes en coton, se mit à vaciller. Le démon…
Il s'apprêtait à hurler lorsqu'une paume rugueuse s'abattit sur ses lèvres. D'un seul coup, le jambon qui servait de bras à Aiden Du-Lavoir lui enserra la poitrine et l'emporta au pied de l'arche de pierre. Ed faillit perdre l'équilibre quand il croisa les yeux durs et inquiets du rouquin, toujours visibles par-dessus le foulard à son menton. Dans l'embardée, il sentit la vapeur et l'alcool. Tenu par le musicien, Edric regarda le Commodore serrer le poing et briser, lentement, la nuque fine du palefrenier. Même sous le rideau de brume qui s'était emparé de l'Angle, Ed n'esquiva rien des filets de sang écarlates qui bullaient entre ses lèvres. Sa gorge se fendit, le craquement résonna comme le premier glas du tonnerre approchant et son bourreau jeta Accroche-Cœur misérablement, tel un pantin désarticulé abandonné dans la terre.
29. Le boudoir des baronnets
Au petit salon d'Aréus, au fond du Palais de justice, se tenait chaque semaine la chambre des baillis qu'on surnommait boudoir-des-baronnets, du sobriquet dont on les affligeait à la cour. Dans les faits, la plaisanterie n'était pas inadéquate puisque chaque administrateur de la banlieue, qu'il soit Rouge du 1er Quart, Vert du 2e, Gris du 4e ou De-la-Forge, chez les Autres, avait au moins autant de travail à abattre que les barons de la fédération. C'était eux qui, pour le Roi, gouvernaient aux quatre coins de la capitale.
Mahenn y siégeait en tant que fédératrice de l'économie locale (et du reste du territoire par le biais de sa Banque) et représentait le clan Rouge à la cour depuis la fin tragique de Gidéon. Un quart de la vallée de Laine était sous sa protection. Ce quart-ci, en l'occurrence, resplendissait sur l'Arbre automnal tel un joyau cramoisi à sa main asséchée. De toute la ville, elle était la dame la plus riche et la plus influente, et même sa bru Gris-Bois n'avait pas imité une fraction de son style, durant son (court) règne auprès d'Amalric. C'était pourquoi elle s'était imposée au conseil des Sept (qui, sans avoir refusé de femme à sa table, n'en avait pourtant jamais accueillies). La tension entre Céorn et la reine-mère avait fait tourner les têtes… Mahenn ne se berçait pas de chimères : elle était l'indésirable, l'araignée, le vampire venu aspirer la joie et l'entrain de ces messieurs en leur jetant des notes de frais sous le pif. Les uns la considéraient comme un vase, fragile et célèbre, du sang du Rougeaud ; et pour les autres, elle n'était qu'une mégère qui se mêlait de tout. Comme s'il y avait un mal à me mêler de la vie de mon fils. Et du sien après lui ! Comme si j'avais choisi d'élever Aimon ! Mais, même là où Mahenn aurait dû paraître charitable, on l'avait traitée de tante esseulée, de méchante tutrice et enfin, de « forniqueuse d'enfants ». Eh bien, chacun sa tare… !
Elle n'avait cependant pas déçu le souhait de ses aînés : la Banque Rouge, plus que jamais, prospérait à grand bruit. Tout le monde avait vu le digne Pasteur Daelric 2e, débarqué d'un Temple en deuil pour visiter la Reine-mère à sa vaste demeure, la veille au soir. Tout le monde savait qu'elle tenait les brides de la Bastide ; avec une dévotion dont parfois, on critiquait l'intensité. Mais les gens du quartier savaient aussi que pour leur bien et des quatre baillis, elle était incontestablement la plus féroce…
Sur la terrasse semi-couverte de son appartement, Mahenn prit un bain tout à fait raffiné, parfumé de jasmin et de santal, plongée dans les sels effervescents. En ville, on la décrivait comme une dame élégante d'esprit et d'apparence qui savait sans effort conjuguer sobriété de circonstance et haute-couture. Le genre sans précédent qu'elle se donnait (sanglant et effilé, serré au genou, pelucheux autour du cou) reprenait les codes du corset traditionnel avec plus d'audace et attirait souvent la flatterie. Parfois, on la raillait, au contraire ; et on la critiquait pour ses talons bombés, ses coiffes hautes et sa veste à manches longues, tronquée de carreaux d'or. Mahenn n'y accordait pas d'intérêt, car trois générations séparait la dame Rouge de ses examinatrices acerbes à la peau neuve ; et aucune n'avait vu passer, comme la Reine, les modes et les courants, les humeurs des peintres et le renouveau des architectes… Depuis trente ans, sa stature sévère et fatale provoquait, chez ses interlocuteurs masculins, tout ce qu'il fallait de curiosité, de crainte et de désir… Intemporelle. Reine bicolore, Banquière et veuve, elle puisait son charme de tous ses statuts ; en entretenant minutieusement ses habits, ses ornements et ses senteurs. Lorsqu'elle entrait dans une pièce, il ne lui restait souvent plus que la moitié du travail à faire.
Mahenn quitta le bassin fumant pour gagner la glace qui occupait le mur.
Il fallait un aplomb très particulier pour composer l'aura indéchiffrable que Sa Majesté La-Rouge savait exhaler. Subir les ragots du peuple et les mensonges de la cour l'épuisait, mais elle feignait cette indifférence qui la plaçait au-dessus des envieux… Et en tirant les ficelles de la Banque, répondait à leur ignominie par d'autres armes. Puis, il y avait les deux bannières : celles des Rouges, dont elle se laissait jalouser depuis son trône, presque amusée par la frustration de ses propres cousins, et celles des bleus qui lui avaient emprunté sein et entrailles sans jamais lui accorder la place qu'elle méritait parmi leur clan… Pourtant, Ulfric avait laissé sa marque sur le corps maigre de la dame. De pâles cicatrices sur les bras, les hanches et le bassin. La trace de sa possession. Le Roi-berger, pernicieux, n'avait jamais séduit son épouse. Lui, en revanche, l'avait aimée ; ou du moins, son teint pâle, sa chevelure épaisse comme une cascade de miel, et la fortune que son père le Rougeaud avait laissé en héritage à son neveu… Et il avait disposé d'elle comme il l'entendait. Mahenn, toute jeune Reine, avait exprimé son ultime candeur lorsqu'elle avait osé murmurer le récit de ses nuits de douleur à sa propre mère : « N'en dis pas plus, ma fille, où tu verras se soulever les foules qui rêveraient d'être à ta place ! » avait grondé Behenn. Et elle avait eu raison. Car les marques et les coupures, notées par ses courtisans, ne l'accablèrent que plus encore : « De c'que j'ai entendu, la reine se serait mise à s'taper la tête cont' le mur ! Hystérique, pour une histoire de gros sous perdus ! ». Personne ne la croyait. Ulfric aurait pu l'abattre en public qu'ils n'auraient pas bronché.
Mahenn observa les stigmates d'une gestation tardive, dans le miroir. Trois grossesses (dont l'expulsion compliquée de son dernier, Tristan) avaient tiré la peau à sa taille, déchiré ses chairs et laissé un orifice cicatrisé qu'Ulfric avait dédaigné sur sa fin. Ce dont la Reine avait été grandement soulagée… Ensuite, Madame avait vieilli. Son magnétisme animal, complété par l'assurance exacerbée dont elle faisait preuve, avait commencé à se ternir comme une gemme délavée… Plus le temps avait passé, et plus elle avait vu sa liberté restreinte. Fille de bailli, Mahenn s'était illustrée et amusée plus qu'elle n'aurait jamais pu le faire sa couronne sur la tête ; et le sceptre à quelques pas… Or, une fois devenue tutrice de son neveu, elle s'était trouvée écartée des cercles bleus. Mon dernier héritier n'a que peu de cervelle ! C'est un fardeau quotidien que de tenir son Palais pour lui ; sans en tirer crédit, par ailleurs !
Comme prévu, Amalric avait cédé le poste de Haut Juge du conseil des Sept à son cousin de rubis… En un sens, c'était peut-être ça, la tare bleue. L'erreur de laisser régner les hommes. J'aurais dû rester vierge… Et devenir prunelle-de-verre ! J'aurais évité la bêtise des courtisans… pour subir celle d'un pasteur ! Mahenn savait l'existence d'un groupe autonome, constitués de résidus de soldates au idéaux trempés dans la lâcheté. Il fallait être femme bafouée pour poser un pied sur la plage de Trahen. Comme le Pic, enfermé dans ses tempêtes, et comme l'Est qui servait de repaire aux scélérats et aux fuyards, Trahen avait son propre moyen d'isoler son territoire du joug citéen… Tant mieux pour elles. Mais Mahenn n'avait pas pour ambition de se terrer parmi les folles, les oculies déchues et les putains soûlées à la piété. Elle voulait dominer l'espèce.
Avec une froide dignité, dont elle se couvrait même seule, Sa Majesté enfila la tenue qu'elle avait composée pour l'occasion, lissant l'étoffe et réajustant ses bagues. Il y avait un bon moment qu'elle sentait poindre cette douleur, dans sa cheville, et quand elle fatiguait, il lui arrivait de se reposer sur la canne d'if et d'or, héritée de son arrière-grand-mère. Pas aujourd'hui. Les trois roublards du boudoir ne pouvaient percevoir en elle la moindre faiblesse, physique ou morale.
Mahenn gravit la tour qui avait copié le style de la Bastide comme la Glorieuse avait volé son Horloge éternelle à l'Astropôle. Elle veilla à afficher une mine abattue. S'ils ne me voient pas fondue en larmes à me traîner sur le tapis, ils auront vite fait de m'accuser moi-même d'infanticide. Dans son cœur, la dame souffrait le manque d'Amalric ; mais son esprit songeait aux volontés du Conseiller. Céorn avait été convié au boudoir, par le biais d'un vilain billet de la main de Gris-Bois – qui, depuis l'union de Lisbeth à son Roi-berger, n'avait cessé de s'enorgueillir. Voilà quelque chose qui ne plairait pas au baron très occupé. C'était l'occasion de se mettre dans les bonnes grâces des baronnets en laissant Céorn s'empêtrer dans ses propres contradictions.
Le boudoir-des-baronnets, à l'arrière-cour du Palais, était plus modeste que la chambre bleue et sa carte aux mille merveilles. On y trouvait quatre sièges, autour d'une table ronde, ornée d'un bouquet de saison et surmontée d'une lampe à huile. Sur la fenêtre immense, fendue comme une meurtrière, on voyait encore le roc qu'avait posé l'architecte initial ; noyé sous un flot de livres, de feuilles de soie, de chemises et de dossiers empilés sur les étagères. Une forte odeur de poussière imprégnait rideaux et coussins, jusqu'à l'angle de papier-peint décollé du mur. Devant chaque bailli, son pupitre, une plume et un encrier frappé par le sceau du Palais. Mahenn s'installa avec une indiscutable légèreté.
Le fébrile d'âge mur qui reniflait en face d'elle rappelait à chaque détail de son vêtement qu'il régnait sur les chemins de fer. De-la-Forge était un homme repoussant, de haut en bas, qui œuvrait tant comme bailli du 3e Quart (celui des Autres) que comme ingénieur-en-chef à la cour. Elle avait rarement méprisé quelqu'un à ce point : il fallait s'être sévèrement perdu pour s'emplir de fierté à l'idée d'administrer, tel un roitelet, le quartier le plus misérable et le plus criminel de la Cité. Le bailli des ordures, se dit-elle en une plaisanterie solitaire. D'après Aimon, elle ne l'aimait pas parce qu'il était nouveau riche et à ce sujet, avait des réticences irrémédiables. Mais selon elle, Silas la répugnait précisément à cause desdits préjugés qu'il illustrait inévitablement. Vaniteux et criard, il n'avait pas acquis la moitié du protocole élémentaire mais allait librement à la cour, au palais et dans la Galerie… Et jusqu'au Réverbère même (et avant elle) pour s'y voir confier l'enquête sur le régicide. Il portait avec lui cette affreuse odeur de tabac froid et ses sourires flagorneurs, à la différence de Ronon, n'avaient rien de séduisant, avec ses boutons et ses cavités brunâtres. Mauvaise dentition. Addictions. Et culot en affaires. Une ascension mémorable !
L'homme à sa gauche avait un visage parfaitement ordinaire. Le sourcil pâle et presque une moustache, le regard d'un brun terni, elle oublierait chaque semaine son nom si elle ne se le faisait pas rappeler. Le bailli vert, du clan du Général, affichait aussi l'emblème Des-Rosiers, de la place qu'avait investi la 10e baronnie au 2e Quart. Dorcéus De-la-Colline était un jeune maître du contrefort qui entraînait miliciens et chevaliers. À sa gauche à elle, c'était le bon Cédéric Gris-Bois, qui tenait la butte de Gris-courtil au bout du 4e Quart. Au-dessus des têtes planaient le rubis, le rosier au teint de pêche, le stylet de leurs familles respectives et, pour De-la-Forge, le cube des Autres. Trois chefs de clans et un marchand de ferraille. La ville est sauve.
– Madame, entonna le fier Gris-Bois. Les choses n'ont pas été comme elles auraient dû ! Il n'y a eu aucun bilan de la part du conseil, ni la moindre consigne sur les directions à emprunter. La moitié de mes dossiers sera gelée tant qu'il n'y aura pas de nouvelles du petit héritier… !
– Son Altesse, le Prince Edric, corrigea Mahenn.
Contrairement aux membres du conseil, aux dames de la cour, à sa famille et à ses secrétaires, les baillis ne lui avaient pas adressé de condoléances.
– Son Altesse, bien entendu, corrigea Gris-Bois. J'entendais seulement… Nous sommes tous très attristés par l'évasion du Prince. Mais la Cité ne s'est pas arrêtée de tourner et nous a lessivés au passage ! Combien de temps va-t-il falloir garder ces tentes au milieu de nos avenues, avec ces rédacteurs et ces espions qui vagabondent…?
Dorcéus De-la-Colline répliqua :
– Ce sont bien peu de maux, quelques campements, à côté de ce qui m'attend. Il y a, à la louche, une belle demi-douzaine de cadavres, dans l'Académie, qui portent les couleurs de la place Des-Rosiers ! (« À la louche… ? » s'indigna Gris-Bois).
– Inutile de se disputer les victimes, monsieur ! Le malin a passé par toute la ville…
– Le portail d'Alceste est chez vous, bailli Gris-Bois, ajouta Silas De-la-Forge.
– Et j'ai fait fermer le passage, la veille, ainsi que me l'a demandé mon Roi ! Je ne suis pas le seul que l'ennemi a visité… il a fait un carnage chez les Autres, n'est-ce pas ?
– Le 3e Quart ne dispose pas de vos moyens !
Mahenn expira silencieusement, les yeux mi-clos. Sous le jupon, sa cheville se mit à enfler, lacérée par le talon dont elle s'était chaussée. Bande de manchots… Peut-être aurais-je dû laisser Aimon gouverner le Quart, après tout… ? Elle aurait très bien pu offrir le siège à son neveu, et mettre son temps libre au profit de sa passion pour la mode et la peinture jusqu'à ce qu'elle expire… Seigneur De-la-Tour et grand magistrat, voilà des titres qui suffiraient largement au boudoir. Elle y avait songé puis s'était rétractée. Il te faudra encore quelques hivers pour apprendre à te tenir correctement… Ce jour-là, le bougre, loyal à ses manies, n'avait pas bronché et continué à empiler, un par un, les contrats qu'elle signait nonchalamment à son bureau. Il était fort nécessaire qu'Aimon maîtrise les lois de la banque, s'ils voulaient éviter que Son Altesse en hérite les clés sinon quoi Edric (qui passait plus de temps à cueillir des bouquets et à chantonner) aurait plongé l'établissement dans un chaos guilleret. En outre, Aimon n'avait pas suscité les faveurs de la gent féminine, lui non plus… Son teint pâle, ses yeux d'une luisance surnaturelle et sa haute taille auraient pu lui valoir de tendres intérêts, si le seigneur n'avait pas été sourd à toute approche et drapé d'un halo de froide méfiance, comme s'il soupçonnait chaque sujet du royaume d'un délit particulier… À force, même, de les voir collés l'un à l'autre, tel un chien albinos et sa riche maîtresse, on avait susurré d'affreuses histoires sur leur compte. On disait d'elle que son neveu lui baisait les pieds et qu'il massait ses épaules flétries, et lavait ses cheveux, et maints autres détails sordides – dont elle ne se défendait jamais. Infirmer, c'est ployer…
La voix du bailli De-la-Colline lui emplit de nouveau les oreilles.
– Qu'en dites-vous, ma chère Madame ?
Mahenn, ennuyée, fendit la tablée d'un ton de glace :
– J'ai vu, mes chers collègues, le cadavre de mon fils, étendu sous sa cloche et égorgé de l'oreille à la clavicule. D'un même coup, j'ai perdu toute trace de mon petit-fils. Que me reste-t-il à dire, monsieur ?
Le silence fut lourd.
– Veuillez m'excuser, chers baillis, se reprit-elle. La journée a été longue.
– Bien sûr, dame Mahenn, bien sûr… Souhaitez-vous une tasse de thé ?
J'ai déjà envie de pisser. Vessie fatiguée.
– Non, merci. Revenons-en au fait.
– Certes, madame. Les bilans de la nuit sont catastrophiques, s'ils laissent présager des mesures qui viendraient à durer. Il n'y aura pas moins de seize activités fluviales et six terrestres, dans les quatre quarts, interrompues pour la semaine, et un certain nombre de décrets violés par le retard accumulé… Si le rouage de la Cité rouille, c'est celui de la fédération qui s'abîme ! Vous avez siégé au conseil, n'est-ce pas ? N'y est-il de nouveau que question de front Est et d'explorations magiques ? Nos soucis sont ici.
– Et que pourrait faire le régent, vis-à-vis de ces inquiétudes ? répliqua Mahenn.
– Peut-être fournira-t-il de quoi faire tenir les hommes pour leurs recherches ! scanda De-la-Colline en tapant du poing sur la table.
Elle contempla le vert avec scepticisme.
– Notre 1er Conseiller n'en aura guère le temps, avec tout ce qui l'accable… C'est à nous, baillis, que reviennent ces décisions…
– Le temps ? À quoi nous sert-il, alors, le bleu de sang, s'il ne règne pas pour Amalric ?
Silas De-la-Forge intervint de nouveau :
– Monseigneur De-la-Cité a son propre fief, et le reste de l'Arbre à commander !
– Justement, grogna Gris-Bois. Voilà qui fait trop.
Mahenn dut s'empêcher de rire, tant ils étaient faciles.
Au même moment, les portes du boudoir s'ouvrirent avec fracas et un Céorn à l'air passablement agacé s'invita auprès des quatre baronnets. Les traits tirés et l'œil injecté de sang comme s'il n'avait pas dormi d'une quinzaine, il restait élégant, avec sa lame au pommeau de charbon et le soleil du Fort dans le dos. Mahenn nota qu'il n'avait pas pris le temps de se raser. Sans attendre, Céorn grogna :
– Navré de mon retard, chers baillis.
La voix étrangement basse, il se dirigea droit vers le bar surchargé.
– J'avoue avoir été surpris d'une telle sommation. Je croyais le boudoir capable de faire sa propre lumière sur les événements récents ?
De-la-Forge et De-la-Colline se tassèrent, mais Gris-Bois chanta aussitôt :
– Il faut un briquet, pour faire de la lumière, monseigneur !
– Ou un poil d'inventivité…
– Soyez donc inventif vous-même, grogna le patriarche de la défunte Lisbeth.
Mahenn savait que seule son estime pour feu l'épouse d'Amalric l'aidait à se tenir quand Céorn débita avec froideur :
– Messieurs, Madame, je vous remercie pour votre accueil ; faites-moi penser à tenir ce genre de congrès plus souvent, c'est toujours un plaisir. Ah, du café !
Il se servit sa propre tasse et planta son regard sur le visage de chaque bailli.
– Je vous écoute. Qu'y a-t-il de si urgent à débattre au salon ?
– Vous n'ignorez pourtant rien, monseigneur ! répondit De-la-Colline.
– J'ignore la raison de ma présence ici…
– Les soldats ont besoin de ravitaillement et de repos, 1er Conseiller. Le Marché flottant des quatre Quarts est tiraillé à chaque station, disputé par les uns et les autres…
De-la-Cité avala une lampée brûlante et rétorqua :
– Je crois, monsieur, que tout cela relève de votre fonction.
– Comment la remplir, dans de telles conditions ? éructa Dorcéus.
Céorn le dévisagea et Mahenn se demanda s'il ne songeait pas à assassiner l'un des De-la-Colline à son tour ; Dorcéus ou l'Ami Franc.
– N'étiez-vous pas vous-même, bailli, supposé approvisionner les casernes Des-Rosiers pour ce type de cas précis ?
Dorcéus De-la-Colline ne pipa mot, bouchée bée. Céorn céda un sourire triste.
– Votre propre cousin, le Général, m'en a vanté l'efficacité… Dommage ; c'est bien cela ?
Quant à vous, Cédéric, vous êtes gardien de toutes les clés, grâce aux Trousseaux Gris-Courtil… Et je n'ai pas à vous présenter Sa Majesté qui, j'en suis sûr, préférerait vaquer à d'autres terribles obligations…
Pourtant, tu voulais me coincer ici, pendant ton conseil, espèce d'hypocrite…
– Dites-moi, Monsieur De-la-Forge, poursuivit promptement le Conseiller. Amalric a eu l'idée de vous mettre à ce boudoir pour vous y voir utiliser votre science et votre talent dans la maintenance ferroviaire, n'est-ce pas ?
– Absolument, monseigneur.
– Alors, vous savez probablement pourquoi le Monorail a démarré une demi-heure plus tôt que prévu, à la gare, ce matin, et cela en dépit de mes ordres ?
De-la-Forge essaya tant bien que mal de s'affirmer mais, sous le pli de sa peau fripée, on lisait la honte – celle du roturier que l'on renvoie à sa ferme. Les yeux sur la table, il murmura d'une voix doucereuse :
– Monseigneur m'a donné d'autres ordres. Monseigneur m'a envoyé trouver l'arme du crime… J'ai considéré la tâche comme capitale.
– Ainsi, vous savez comme il est aisé d'entreprendre plusieurs tâches capitales à la fois.
De-la-Colline, prenant son camarade de pitié, revint à l'assaut :
– C'est peut-être vrai, Conseiller, mais que faites-vous de l'opprobre qui est jeté sur les familles des victimes ? Les clans doivent être préservés !
– Et c'est l'assemblée qui se chargera de les soulager, dans cinq jours.
De toute évidence, au moins deux des quatre baillis (De-la-Forge restait muet) hésitèrent à insister. Cinq jours sans supervision, c'est une éternité pour un incapable… pensa Mahenn. Gris-Bois renonça, mais le rustre Dorcéus (bénis soient les De-la-Colline !) reprit presque aussitôt :
– Et pour le Marché, alors ?
Céorn frotta ses yeux rougis.
– J'ignore profondément comment vous faire comprendre que je n'en sais rien.
Les trois hommes l'observèrent avec une méfiance qui tendait au mépris.
– Nous voilà donc forcés de venir à bout de cette tragédie, conclut Céorn. J'ai fait porter les dossiers de vos Quarts à vos places respectives ; vous les trouverez sur votre bureau en fin de soirée. Quant à Edric, je vous communiquerai ses nouvelles en personne et ce, dès qu'il y en aura. Mais d'ici là, je vous invite à faire votre travail et à œuvrer avec moi, et non contre moi. Madame, ajouta-t-il à la banquière, avec une révérence.
Céorn tourna les talons et quitta le Palais de justice dans une tempête de suie. Mahenn haussa un sourcil. Le bleu s'est-il fait pousser une paire ?
– Eh bien, c'était agréable, grogna Gris-Bois.
Mahenn, comme le bailli Silas, resta pétrifiée. Mais De-la-Colline cracha :
– Avec tout le respect qui est dû au régent, Messeigneurs, Madame, je ne lui ai pas prêté serment. S'il refuse de nous dire ce qui a pris le Roi et s'il ignore où est le Prince, il n'y a rien plus rien à se raconter, mes baronnets ! 1er Conseiller et monseigneur Du-Fort, voilà qui fait moult responsabilités pour un seul homme.
Et la dame dissimula un éclat de rire intérieur. Finalement, le deuil ne lui allait pas si mal au teint.
ÉPISODE 4.
Un concert de hurlements
30. J'apprécie votre compagnie
Le jour où Céorn fut convoqué au Réverbère par le Roi Amalric en personne, il devina d'emblée qu'il y avait là quelque enjeu important, car le berger ne l'appelait pas à de pareilles heures ni en de tels termes. Lorsqu'il vit le souverain, planté à sa fenêtre, il sut aussitôt qu'il avait raison.
Amalric était aussi intimidant que d'ordinaire ; peut-être plus encore, si c'était possible. Devant une cour fournie qui tressaillait de soumission pour le Roi-berger, les regards orageux du souverain se partageaient avec équité entre chacun de ses sujets et il était alors plus facile d'en esquiver, ou d'en soutenir brièvement l'intensité ; seul en compagnie du monarque, la tension était différente. Lorsqu'il entrait dans une salle, on se taisait sur-le-champ ; à la fois par respect du protocole mais aussi pour ne pas attirer ses foudres, des fois que le sujet de conversation lui déplaise. Céorn lui-même, qui avait eu affaire au roi toute sa vie durant (de la Bastide à l'armée en passant par les Racines), gardait une aimable distance entre lui et son cousin qu'il connaissait pourtant bien. Ils échangeaient poliment et avec un engagement authentique que les autres ministres lui enviaient, bien qu'ils ne l'eussent jamais admis. Lui-même ne s'expliquait toujours pas l'intérêt que le berger avait porté à sa personne, les dix dernières années de son règne. À l'enfance, ils n'avaient pas été très proches car leurs pères respectifs, Ulfric et Aldric, s'étaient déchirés sur un certain nombre des cas les plus épineux du conseil. Lorsqu'Aldric et son épouse avaient péri dans les flammes du crime Moqueur, ni Ulfric, ni Amalric ne s'était rendu en crypte. C'était presque un aussi grand déshonneur de ne pas trouver le Roi-berger aux funérailles de son seigneur que l'aîné à la crémation de son cadet… Cette rancune, Céorn ne l'avait jamais vraiment digérée (quant à Fidel, il en fulminait encore) et s'efforçait de la garder loin, à distance de ses fonctions, dans un tiroir scellé de son esprit.
Ce jour-là, il n'était pas difficile de pardonner au fier Amalric, dressé de toute sa hauteur face à la fenêtre qu'il contemplait souvent, avec ses armes et ses effets et sa longue cape de velours. Quand il le convoquait de la sorte, en tête à tête, pour lui faire part de certains de ses projets ou de ses idées, Céorn était particulièrement docile. Sans jamais chercher à flatter son cousin, il n'en restait pas moins ébloui par sa carrure et sa prestance, la froide intelligence de ses paroles et sa propension sincère à ne guère s'épancher sur quoi que ce fût… Amalric donnait l'impression de savoir tant et tant de choses que très peu, à la Cité, osaient prétendre à lui tenir tête sur un sujet quelconque – et bien entendu, jamais en sa présence. Sans s'attarder en politesses, le Roi-berger faisait, le plus souvent, de fines et fulgurantes déclarations à l'issue des discours, sur le ton de l'affirmation, et concluait les échanges par un déploiement de vérités dont nul n'affirmait douter. Parfois, il avait l'air impatient, ou donnait simplement l'impression de s'ennuyer ; mais à chaque instant, le visage taillé à la serpe, les sourcils grisonnants et le regard glacé tenaient en respect son interlocuteur quel qu'il fut. Céorn ne faisait aucunement exception et en arpentant le Réverbère, le seigneur se prit à mépriser sa propre fascination pour le monarque.
– J'ai ouï dire que vous aviez compromis les plans du Général De-la-Colline, baron.
Amalric quitta la fenêtre et s'installa à son large bureau pour fusiller Céorn de ses billes pâles ; ce qui, dans ses habitudes informelles, signifiait qu'il en avait fini avec son étude du paysage et qu'il était prêt à lui accorder sa totale attention. Le seigneur fit quelques pas supplémentaires dans la lanterne immense, et répondit de sa voix la plus assurée :
– J'ai cru bien faire, Votre Majesté.
Bien entendu, depuis qu'Amalric avait reçu le sceptre, Céorn le vouvoyait. Au début, il avait trouvé cela étrange et malhabile ; puis, au fil des campagnes et des rencontres cérémonielles, s'y était habitué au point de trouver la manie complètement naturelle. S'adresser au Roi tel un cousin était incompatible avec sa fonction.
– Vous avez bien fait, monseigneur, déclara Amalric.
Sa voix était franche, dure, intelligible.
– Qu'est-ce qui vous a poussé à agir, dites-moi… ?
– Les habitants, Votre Majesté. Une centaine d'innocents aurait pu être blessée ou bien pire, si nous avions fait sauter le nid.
– C'était pourtant l'ordre du Général.
– Le commandant connaissait parfaitement l'état de cette passerelle. En débusquant les Moqueurs de la sorte, il y aurait eu des morts.
– C'est pourquoi vous y êtes allé ; quitte à y rester vous-même, n'est-ce pas ?
Céorn réfléchit un instant.
– Il était impératif de démanteler le nid. Mais il y avait une foule immense sous le pont. Nombre de ces villageois ont déjà été meurtris par les agissements du groupe local. En détruisant le seul moyen de passer le fleuve, nous aurions provoqué leur colère et leur détresse. Trente-cinq miliciens m'escortaient, et j'ai fait venir vingt soldats de suie en renfort. En y ajoutant les citéens concernés qui ont levé la faux, nous nous sommes trouvés à bien plus que nécessaire pour vider la passerelle sans une égratignure.
– Monsieur De-la-Colline aurait donc, selon vous, cherché à faire exploser le pont par simple plaisir ? se gaussa Amalric.
Contrarié, Céorn répliqua de vive-voix :
– Le Général avait fort à parier que les rebelles se comptaient par cinq dizaines de plus. Les Moqueurs prévoyaient de riposter…
– Une fausse information ?
– Les rebelles étaient nombreux, Votre Majesté… mais nous les avons fait décamper, en prétendant faire flamber l'immeuble avec quelques fumigènes. Les têtes de l'opération ont rapidement déposé les armes.
– Vous avez donc décapité le serpent sans faire d'esclandre et en laissant filer les petits sous-fifres. Ne vouliez-vous donc pas leur tête, à eux aussi ?
– J'ai jugé préférable de débusquer les chefs, et de préserver la passerelle, sans susciter la terreur des villageois. En détruisant le nid, nous aurions attisé la rancœur du peuple et risqué sa sécurité. Mais en déboutant les initiateurs à ses côtés, lui avons prouvé que c'est bien des Moqueurs dont il faut se méfier, et pas de leur berger.
– Et pour cela, vous avez mis la bande de fermiers à profit.
– Le capitaine Du-Fort avait déjà sécurisé le périmètre, par l'arrière, quand les citéens ont posé le pied sur la passerelle. Nous n'avons pas manqué les remercier de bon cœur, néanmoins. Et en laissant libres les jeunes recrues influençables qui se sont échappées, nous leur avons montré que leurs fils n'étaient pas nos ennemis.
Le visage d'Amalric dessina une moue épatée.
– Ainsi, vous avez doublé le commandant, évité une perte matérielle gigantesque qu'il nous aurait fallu dédommager, fait démonstration de bravoure, de pitié et de fraternité et terrassé les fauteurs de troubles par vous-même. Et l'ensemble, en sauvant quelques vies au passage. Pourtant, toutes ces belles excuses, bien qu'elles me ravissent, n'auront pas le même effet sur le Général. Je vais devoir passer un instant à l'écouter vous tailler en pièces, monseigneur ; cela me semble inévitable (Céorn baissa les yeux), et tenter de lui faire comprendre vos raisons. Mais je crains fort, je l'admets, qu'il ne puisse jamais en saisir la toute première… C'est pour ces gens, que vous avez agi, baron. Pas pour ces pertes de bois et de béton. C'est à eux, que vous pensiez, n'est-ce pas… ?
Céorn resta pantois, ne sachant qu'ajouter de plus. Puis il s'autorisa :
– Je crois savoir que Sa Majesté entend régner sur des vivants.
Amalric eut un petit sourire entendu.
– Alors, la compassion… ?
– Je… n'y ai pas réfléchi. Il s'est simplement agi d'être efficace.
– Ainsi, vous avez protégé tous ceux que vous avez pu… en dépit de vos rancœurs.
Céorn afficha un regard confus auquel Amalric répondit par une question :
– Vous êtes très familier de la Moquerie, n'est-il pas, mon cher cousin ?
Il acquiesça lentement. Depuis les funérailles de votre oncle et de votre tante… Celles auxquelles vous n'avez pas assisté, Majesté… Amalric reprit d'une voix douce :
– Je connais bien ce sentiment. Ça s'appelle de la haine. Certains assurent sans trembler qu'il faut se débarrasser, promptement, de toute la haine qui nous habite ; pour réussir à s'extirper de la prison qui constitue notre humanité. Je ne suis pas d'accord. La colère et le ressentiment sont des poisons, c'est vrai ; pas la haine.
Comme il ne poursuivait pas, Céorn, désarmé, répondit lentement :
– Que dois-je comprendre, Votre Majesté ?
Amalric revint brutalement à lui, tel un chat qui se serait égaré à fixer le mur, et débita d'un ton franc, presque inconvenant :
– Ce que je cherche à vous faire comprendre, mon cousin, c'est l'importance de tout ce que cette haine implique. Vous savez quel parfum a le désir de la vengeance. Vous savez l'odeur de la pierre, et du bois, et des chairs brûlées. Vous avez vu les tortures que nous ont infligé les gens-des-bois et les échafaudeurs, et celles que nous leur avons fait subir en retour. Vous connaissez tout cela, et pertinemment ; et pourtant, vous avez choisi de plonger dans le premier nid Moqueur venu.
– Si je peux me permettre, Majesté, ça n'était certainement pas le premier.
De nouveau, Amalric eut un rictus.
– De toute ma cour, il a fallu que le seul à avoir de l'esprit soit mon cousin.
Céorn s'inclina aussi bas que ses larges épaules le lui permettaient ; c'était son argument d'humilité, quand le Roi s'amusait de lui.
– Ne soyez pas si timide, baron… Vous les croisez tous les jours. Ces bleus, gris, rouges et verts ! Vous qui êtes couvert de suie, souhaiteriez-vous être à ma place… au sommet du monde, à les gouverner depuis la table de verre ?
– Je souhaite servir mon Roi, et son héritier après lui.
À ce propos, Amalric le musela d'un air de défi.
– Il y aura bien l'un ou l'autre à servir, c'est certain, mais pas les deux.
Et une fois encore, Céorn perdit un peu de sa superbe, de plus en plus confus.
– Dites-moi ce que vous pensez des clans, reprit sérieusement le Roi.
– Les clans, Majesté ?
– Les quatre bannières dont s'arborent nos baillis. Le rouge écœurant de ma mère, et le vert du Général, et le gris de ma défunte épouse. Les Autres, au-delà de la fortune… Ces disputes incessantes, entre une famille et l'autre… Que dites-vous ? Que devrais-je faire pour assurer la prospérité de la dynastie-bergère, et éviter le déclin de mon nom ?
C'était là une toute autre question à laquelle Céorn ne s'était guère préparé.
– Sa Majesté me prend sur le vif, murmura-t-il.
– Allez-y, insista Amalric. Servez-vous un verre, si cela vous aide à vous détendre. Moi, j'attendrai. Je me demande ce que vous vous chantonnez, la nuit tombée, sur cette cour et ces familles. Je vous donne donc l'ordre de me le faire savoir…
Et, hochant la tête, Céorn opta pour le verre, qu'il piocha du buffet et remplit d'un hydromel parfumé. Le Roi, les mains jointes, attendait sa réponse.
– Les fiefs défendaient leurs intérêts propres, il y a un cinq siècles, déclara Céorn. Mais les seigneurs sont d'apanage, à présent. Tant que la Cité insuffle la vie aux baronnies, je n'ai rien à craindre de mes frères et de mes sœurs. Les idéaux d'autrefois n'ont plus de sens ; ils sonnaient dans l'air, lorsque les vieilles familles se disputaient les honneurs de la Cité et que leurs barons étaient encore…
Il s'interrompit subitement, de peur d'avoir trop bavassé.
– Lorsque leurs barons étaient encore quoi… ?
– Lorsqu'ils étaient natifs, et qu'ils avaient quelque chose à défendre, Majesté.
De nouveau, il s'inclina. L'œil bleu d'Amalric le dévisagea avant de bondir vers son épaule (et Céorn savait qu'il venait de vérifier son galon) puis revint sur lui, habité par une sagacité inhabituelle. Sa voix rauque s'éleva dans l'ombre :
– Allez dire ça à ma garce de mère.
Céorn recula d'un pas, un bras levé, le nez au tapis : « Majesté ! », mais Amalric agita la main avec impatience :
– Céorn, épargnez-moi vos inepties, par le géant et toutes les idoles Anciennes !
– Votre Majesté, par la volonté du Dieu-berger, vous et moi sommes cousins. Pour cela, je vous ai assisté dans vos conquêtes, secondé dans vos batailles et acclamé dans toutes vos victoires. Peu importe la teinte de mon habit, c'est au sceptre-berger et à vous que je suis dévoué. Ma tâche est de vous épauler en honorant mon devoir le plus essentiel : servir vos baronnies.
– Y compris lorsque, et ce bien souvent, vous vous opposez à mes manières.
– Si j'ai commis l'outrage de laisser voir mon désaccord, Majesté, vous admettrez que je n'ai jamais eu à recevoir le même ordre deux fois.
– J'admets.
– Quant aux lois du sang, je n'y prête plus guère attention. De sa mère, la dame Rouge, Sa Majesté est rubis pour moitié, alors que je suis moi-même de Suie par la mienne ; et, permettez encore, pour une part De-la-Colline et cousin d'un certain Ami Franc… Il n'y a plus de frontières pour servir à ces armoiries, je le crains.
Amalric pinça les lèvres, les yeux plissés. Puis il annonça tout de go :
– J'apprécie votre compagnie, Céorn. Ou plutôt, devrais-je dire, compagnie et conseil… Et devrais-je dire aussi, monseigneur Céorn. Vous êtes un baron réputé, après tout. Enfin. Cette époque est révolue. Le temps seul me révélera si la décision était avisée ; mais j'ai réfléchi longtemps à ce sujet qui revêt une importance de premier plan, et j'ai tranché. Veuillez me retrouver demain, ici même, à l'heure du déjeuner, avec un notaire et un panier garni. Le notaire sera là pour ratifier votre prise de fonction immédiate.
– Ma… fonction, Majesté ?
– De 1er Conseiller, monseigneur. Vous quitterez le poste de lieutenant sur le champ et porterez l'épingle qui va avec le pupitre, dans la chambre bleue, et organiserez toute la cohésion territoriale de ma fédération. Qu'en dites-vous ?
Le 1er Conseiller revint du boudoir-des-baronnets en maugréant.
Le conseil des Sept reposait sur le baron Céorn depuis si longtemps, et la cour de la Bastide s'était tellement habituée à le voir à la table, au four et au moulin que ses prédispositions à porter la charge majoritaire de la fédération, de son marché et de ses conflits étaient désormais tenues pour acquises. Chef de guerre, cavalier charismatique et duelliste de renom, expert du commerce minier, il s'attirait l'admiration des dames célibataires – ou pas – de la tour Divine, et se voyait régulièrement forcé d'aborder le sujet de sa propre abstinence ; car le Conseiller, meilleur parti de l'Arbre, était presque aussi beau qu'il était riche, sans héritier ni bâtard connu, et portait ses effets avec une élégance irréfutable. D'ailleurs, il était encore assez jeune pour prétendre à prendre la fille Des-Ronciers, la belle dame Selhenn ou sa cousine pour épouse, ce qui augmentait la valeur de l'enjeu. Aîné des fils bleus, cousins de la lignée de Cordéus, il était aussi un candidat très sérieux à la royauté, car on savait la famille immédiate d'Amalric presque entièrement décimée. (Après la disparition du Prince, Mahenn n'avait eu d'autre choix que de le nommer régent, et il savait qu'elle n'y avait pas consenti de bon cœur).
Un beau jour, Amalric l'avait désigné comme 1er Conseiller du sceptre-berger, en lui octroyant de ce fait la responsabilité d'administrer la gouvernance de l'Arbre, et la bonne tenue des treize baronnies, et la prospérité de la fédération sur le Continent… Il s'était soudain retrouvé avec plus de pouvoir et d'honneur que son père Aldric n'en avait jamais possédé et, de sa vie (aussi loin qu'il pouvait se souvenir et selon sa propre mémoire) n'en fit jamais le moindre profit personnel. Amalric 2e l'avait distingué de sa confiance exclusive et l'avait pourvu d'une formidable autorité qui s'était révélée, avec le temps, un vrai cadeau empoisonné. D'abord, il y avait le conseil de la chambre bleue, et il y tempérait les ardeurs du Général, esquivait les remontrances du Trésorier, tenait en respect l'engouement natif du Capitaine. Ensuite, les réunions hebdomadaires, dans le boudoir-des-baronnets, où le bailli de chacun des quatre Quarts citéens l'assommait d'ordonnances et de requêtes liées à sa propre place. C'était au petit salon d'Aréus que l'on échangeait sur l'administration de la banlieue, et dans ce même salon qu'il venait de perdre son calme, alors que Gris-Bois, De-la-Colline et De-la-Forge se rependaient en complaintes inutiles devant une dame en plein deuil. Enfin, et sans parler du Fort qui languissait ses rares visites, il lui fallait s'entretenir avec l'hôpital, les barons, la presse et bien sûr, le 1er Pasteur du Temple suprême. Lui qui venait de la région des Massifs, il n'avait plus foulé le sol d'une mine depuis six bonnes années…
Dès l'assaut du Réverbère, on l'avait traqué de questions, on l'avait appelé, on l'avait supplié parfois, et il mettait un point d'honneur à soulager toutes les terreurs. Il était tristement habitué aux variations d'humeurs et aux excès temporaires de loyauté, et savait qu'il n'avait pas le droit de tenir compte de la girouette qui s'agitait au-dessus de la tête de chacun de ses sujets ; sinon, il aurait tôt fait de tomber dans la méfiance vorace qui caractérisait les bleus de sang. Au gré des rumeurs, on l'avait célébré puis calomnié ; et on lui mettait sur les épaules le plus gros des maux de l'Arbre, quelle qu'en soit sa part de responsabilité. Quand la Cité brillait, c'était malgré ses bourdes et ses frasques réformatrices ; lorsqu'elle sombrait, c'était de son fait. Il l'avait compris et ne s'en offusquait d'aucune manière. Le régicide, cependant, avait renversé le banc de la politique, et alors que chaque famille défendait sa propre couleur, il se trouvait seul à œuvrer pour le Continent. La banquière pleurait son fils défunt, les seigneurs paniquaient dans leurs fiefs, le Prince héritier s'était tout bonnement fait la malle et il appartenait à Céorn de préserver la fédération. Il ne se sentait pas aidé (et surtout pas par ses baillis).
À eux seuls, Silas De-la-Forge (qui dirigeait la commission d'enquête), Mahenn (membre honoraire du conseil) et De-la-Colline (cousin du Général) détenaient plus d'informations que le reste du monde et pourtant, ils ne cessaient de l'interpeller à tort et à travers pour lui faire signer il-ne-savait quel document. Amalric, cousin, je n'ai jamais voulu cette place. L'héritier n'avait pas donné signe de vie, et ses baillis le savaient comme lui. Ne serait-ce que par leurs espions personnels. Lui-même avait convié Fidel, sous l'insistance du vieil Abastan, à le rejoindre au plus vite en Cité ; ce à quoi son frère s'était empressé de renvoyer un billet pour assurer sa présence dès le crépuscule du jour même. Céorn avait grand hâte de lui faire part de ses idées. Il y avait, bien sûr, la présence inexpliquée du poignard tronqué, souillé du sang d'Amalric, les recherches entamées par un Doyen suspicieux à ce sujet, et la question du rituel Ancien qui laissait ses victimes éborgnées. Mais il espérait aussi lui parler du conseil et de ses membres ; à commencer par le Capitaine De-la-Baie.
Le char constitué pour le départ du Parcours des baronnies avait été démonté, et les festivités prestement annulées. Dès le matin, une nuée de chapardeurs venus des presses de l'Unicité, du Citéen ou d'autres papiers locaux s'était mise à bouchonner les entrées de la Bastide. Certains voulaient l'entendre donner l'ordre absolu de confiner toutes les rues et tous les boulevards, fermer les douanes et bloquer les frontières en déversant le flot bleu de la garde citéenne autour du périmètre. D'autres, au contraire, exigeaient la réouverture immédiate des portes, et une compensation peu timide pour les pertes engrangées dans la nuit. Il était fort étrange de constater l'effet que pouvait avoir, en quelques heures, un coup porté à une cible déterminée. En dehors du roi lui-même (qui avait pris maintes dispositions testamentaires) et de son héritier (qui, selon Céorn, n'avait sûrement pas quitté la capitale), ces Vingt-sept martyrs (comme titraient les journaux) provoquaient un chaos dont se régalait sans doute leur assassin. Cinq-cents soldats pouvaient bien mourir au front et en obtenir l'honneur sans que le citéen soit impacté, comme s'ils n'avaient pas coûté plus qu'une pile d'automates. Mais en étripant quelques nobles et quelques enfants misérables, on attisait la colère de toutes les castes, de tous les âges ; de tout le monde. La fédération était effrayée, décapitée et châtrée du même coup et l'orphelin qu'il était devait garder la menton haut.
Céorn aurait même voulu traquer Edric lui-même à pied, si ça lui avait évité de se retrouver enfermer dans son bureau en compagnie du Trésorier, son cousin Ronon De-la-Cité, pour l'écouter bavasser sur les aspects financiers de l'enquête…
C'était le 22 Septembre 1082, la Cité se remettait à peine du choc de la veille et les coins les plus reculés du pays de l'Arbre recevaient seulement le récit du régicide. Il était clair que la fédération ne pouvait cesser de faire rugir sa mécanique, avec ou sans monarque ; et sans, c'était Céorn que l'on accablait de boudoirs en tourelles. Ronon De-la-Cité était semblable à son apparat précédent, agrémenté d'une redingote d'un rose soutenu qu'il avait complétée par un col à volant turquoise pour ne pas laisser croire aux couleurs Des-Rosiers. Son sourire candide et ses yeux stupides, eux, restaient identiques. Depuis déjà une demi-heure, il le martelait de nombres.
– Soixante-dix-neuf réclamations pour dépôt de témoignage, d'une valeur de six à trente barbutes d'argent, sur l'ensemble de la zone. Ils sont treize à prétendre avoir vu le Prince dans le boulevard jaune, au niveau de l'aérodock, et chacun d'eux exige de recevoir sa récompense. Les gardes ont dû distribuer quelques claques pour calmer les gourmands… Considérant l'absence totale d'effectivité de ces témoignages, ils seront bénéficiaires des remerciements de l'ordre juste. Rien de plus.
Ronon affichait un air particulièrement zélé pour l'occasion. Le bilan financier était le paroxysme de sa semaine.
– Les récompenses sont trop élevées, Conseiller. À cette cadence, nous aurons dilapidé le trésor bleu pour retrouver un cada – (il s'interrompit). Je veux dire ; les récompenses excitent l'illusion du peuple. Ces appels nous coûtent plus qu'ils nous rapportent. Et la milice… elle commence à s'épuiser.
Tiens-donc ?
– Notre jeune cousin n'est vraisemblablement plus de ce monde, ajouta Ronon.
– Cette hypothèse reste à prouver, dit Céorn. Poursuivez les récompenses. Qu'avez-vous d'autre ?
– Les dettes, monseigneur, reprit le Trésorier. Vingt-cinq milles sceptres d'or au crédit du Temple. Le Roi était débiteur de la plus grande part. Sans lui, le trésor est endetté à la Banque Rouge, et sérieusement. J'ai un entretien avec Madame Mahenn, à ce sujet, à la première heure demain matin. J'espère que Sa Majesté se montrera… clémente.
Clémente, elle devra l'être, songea Céorn, si elle veut que la fédération tienne.
– Veillez à ne pas l'offenser sur la question. Sa Majesté obtiendra ce qu'elle désire.
Et Ronon pris congé de sa démarche insouciante. Céorn fronça les sourcils, en regardant disparaître le bellâtre. Son sentiment concernant le Trésorier était partagé… En premier lieu, Ronon était un bleu de sang, cousin du Roi, gouverneur des territoires annexés par la Cité et membre du conseil des Sept ; ce qui le distinguait d'une jolie part de la cour. Mais par d'autres aspects, il s'attirait les foudres de ses homologues. Le fait, bien sûr, qu'il n'ait encore pris femme suscitait l'étonnement et elles étaient un paquet à virevolter autour de lui… Céorn, en l'occurrence, n'était pas le mieux placé pour s'en offusquer, mais s'il savait pourquoi il n'enfantait pas, les raisons de Ronon paraissaient plus troubles, car il tirait un plaisir apparent des émois qu'il provoquait et ne semblait pas s'inquiéter outre-mesure des rumeurs sur la tare bleue. Le dandy était trop occupé à entretenir ses atours et ses médailles, et à parader dans les couloirs en affichant dignement les armes De-la-Cité. À l'inverse du reste de ses cousins, il ne s'était honoré d'aucun certificat d'archimaître, et s'enorgueillissait de faits d'armes parfaitement inexistants. Jamais jusqu'à lors Céorn n'avait observé son Trésorier avec l'intensité de ce jour ; Ronon n'en valait probablement pas l'effort. Mais à présent, la mort du Roi jetait un éclairage très peu flatteur ses chacun de ses héritiers potentiels, et Ronon s'amusait trop de la situation pour ne pas semer le doute.
Le Conseiller eut, à ce propos, la désagréable de surprise de recevoir un billet de l'ingénieur-en-chef et bailli De-la-Forge qui avait fait passer la chambre princière au peigne fin, sans y retrouver l'arme Ancienne perforée au cœur, qui aurait dû se trouver dans son buffet au fond d'un écrin somptueux. Céorn ne regrettait pas son choix – ou, plutôt, sa réaction – de s'emparer du poignard (car il avait de graves pressentiments sur le sujet) ; mais il commençait à sentir l'étau du mensonge se resserrer autour de lui. Il fallait impérativement trouver le point final de cette histoire avant que trop d'esprits à l'intuition aiguisée ne se mettent à fureter dans son affaire… Enfin, et dans un registre tout à fait différent, il songea au retard du Capitaine Anton, lors du premier conseil de la nuit ; et à son parcours parallèle, en temps et en espace, à celui de l'ennemi.
À quinze heures lui furent délivrés les derniers éléments de Gyron Du-Fort qui courait toute la Cité à la recherche d'indices inédits. De nouveau, les traces fraîches de l'héritier s'étaient muées en nuées d'itinéraires épars dont la milice n'avait rien tiré d'utile. Les limiers Du-Chenil semblaient avoir perdu leur flair dans les catacombes, à la nécropole inondée par les eaux, où débouchait le tunnel secret que le Pénitencier jetait de son donjon jusqu'aux rives du lac, par le dessous. Tout le monde en ville avait croisé le Prince quelque part, mais étrangement, personne ne semblait avoir aperçu l'énorme char d'assaut fourchu qui avait détruit l'Archedune et strié le Pré aux oiseaux. Aucune nouvelle non plus du Guet et de la Garde, qui n'avaient surpris aucune invasion.
Sa seule piste tangible, c'était le geôlier, Beltom La-Haie, retrouvé ni vivant, ni mort, ni borgne. Gyron récitait à ce sujet :
– Affecté au Pénitencier depuis vingt-cinq ans. Au bagne, pas au donjon. Veuf, et un fils enrôlé au Guet. Son domicile a été surveillé toute la nuit et toute la matinée ; il n'y est pas revenu. À midi, les gars sont entrés et ont fouillé. Pas de trace d'activité suspecte. À l'exception d'un très étrange pactole…
– Des sceptres ?
– Non. C'est bien ce qui m'intrigue. Pas d'or ni d'argent. Mais un acte de propriété dont on ne parvient pas à remonter le cours. Aucun héritage de ses vieux, morts il y a trente ans. Le terrain lui a été cédé le 15 Octobre 1071. Une bergerie désaffectée, au nord de la vallée, qu'il ne semble pas utiliser. Je m'attends à du recel. Vernand De-Palme est en route avec un mandat…
– Et le Bistrot du dock ? Que dit son gérant ? demanda Céorn.
– Il prétend avoir caché le Prince sur son propre toit. Il en a décrit l'apparence, certes… mais le visage de l'héritier est placardé partout. Il le dit escorté par un mercenaire aux maintes casquettes, dont il assure connaître le nom. Un faux, sans aucun doute. Rien dans les registres…
– Et les autres pistes ? L'Incinérateur ? La Guirlande ?
– Rien non plus de ce côté-là…
Quand Céorn fut de nouveau seul, il eut l'audace de faire sonner son Doyen Véhan pour l'inciter à accélérer ses recherches sur la dague tronquée, toujours enfouie dans le caisson dérobé de son luxurieux appartement. S'il avait dû désigner à l'aveugle, et par instinct, la pièce maîtresse de l'enquête, il aurait choisi la lame… C'était d'autant plus frustrant de devoir en taire l'existence au plus grand nombre, en laissant à Véhan le soin capital d'en déterminer le but et l'origine. Si les autres membres de son conseil, de Mahenn à Anton, apprenaient que l'arme du crime supposée appartenait à l'héritier et en cadeau de son propre père, le sort du Prince serait scellé. Ni procès, ni clémence pour Son Altesse Edric, et une passation de sceptre immédiate au prochain Roi-berger. Lui-même, peut-être ? Sûrement pas Ronon… Mais s'ils comprenaient, alors, qu'il avait dérobé cette preuve décisive, il aurait tôt fait de prendre la place de l'héritier à la chambre de Balréon. Le Trésorier se retrouverait ainsi en tête de liste.
C'était à cela qu'il songeait, la mine basse, lorsqu'il piocha dans la pile de notes que le petit Hobaric lui porta. Il dépliait les feuillets de demandes, de questions et de condoléances que le messager avait regagné le couloir et Céorn dut courir, une missive noire à la main, pour le rattraper. Sa mèche de cheveux lui chatouilla le front alors qu'il agitait l'enveloppe vierge au nez du gamin :
– D'où vient cette lettre ?
Le garçon bafouilla qu'il n'en savait rien ; qu'il avait cueilli le courrier du midi, à la boîte privée du Conseiller, à laquelle seuls les dignitaires de la Divine avaient accès et ainsi qu'il le faisait chaque après-midi. Aucun cachet, aucun tampon ni signature sur la missive, cependant. Céorn chassa le rouquin et contempla le billet étroit, rédigé dans une encre blanche et fine, qui déclarait sept mots : « JE SAIS CE QUE TU AS FAIT ».
31. Le gardien
La poussière orange qui flottait dans l'air, comme si elle ne se soumettait plus à la gravité, était devenue bleue et pâle telles des pellicules de cendre, à la lueur faible et blafarde des lampadaires qui s'alignaient tout le long du quai d'Ambric. Rive-Nord, un humble hameau de paillasse et de radeaux, imitait Fort-le-Courant à la faveur de sa propre ressource. Les pêcheurs étaient légions, souvent perchés sur leurs échasses, protégés de l'humidité par de larges parapluies. Loin de la vallée, le soleil disparaissait derrière la masse des Îles folles, dans l'ouest lointain. L'air gela brutalement. Enfin, un nuage noir couvrit le ciel. Les tempêtes automnales de la Baie s'étaient répandues de la région des massifs jusqu'à la capitale…
S'il avait un sens de l'orientation désastreux, Edric était doté d'une notion du temps précise et souvent, n'avait guère besoin de consulter les horloges pour savoir où il en était dans le déroulement de sa journée. Pourtant, la nuit qui s'étendait sur le pays de l'Arbre lui sembla neuve et fraîche et aussi longue à la fois ; à faire défiler de vastes tentures de bleu, et de noir, puis de bleu encore. C'était comme si un autre plan de la réalité s'était emparé de sa vision ; un dédoublement flou, vacillant, qui reflétait toutes les nuances obscures du matin. L'été parut enfin s'évaporer tout à fait en cette aube du 23 Septembre.
Quelqu'un (avec une toison rousse et un chapeau d'excentrique) remuait sans cesse, quelque part à sa gauche. Ed détailla un instant Aiden Du-Lavoir, tout empêtré et impatient, les mains pleines de charbon enfoncées dans les entrailles d'un motocycle étincelant dont il peina à se remémorer l'origine. Il s'aperçut alors qu'il était assoiffé… Une mèche noire et hirsute s'était rabattue sur son front enfiévré et plusieurs petites écorchures mordillaient ses doigts. La combinaison dorée, en revanche, n'avait pas une tache ni un accroc. Son baluchon, lourd et excessivement serré sur ses épaules, brûlait son dos maigrichon et ses jambes étaient raides comme deux bâtons. Sans souffrir plus encore, il se laissa tomber contre la palissade. Il était de retour à son point de départ : esseulé et cerné par la mort.
Aiden approcha aussitôt pour lui fourrer une gourde dans les mains.
– Buvez. Finissez-la.
Il obéit. Aiden se remit à parler, mais Ed peina à percevoir la fin de sa phrase.
–… vais devoir cheminer seul, pour un temps bref, déclara le rouquin. À mon retour, il se peut que le jour soit levé tout à fait. Vous serez en sécurité, ici ; si vous consentez à ne pas quitter le quai. J'ai un contact qui ne laissera personne approcher la barrière… Mais il ne vous empêchera pas de vous en aller. Si vous choisissez de partir, eh bien… je ne m'y opposerai pas.
Ses mots n'avaient pas le moindre sens. Choisir ? Partir ? En sécurité… ?
Le gaillard s'évanouit à l'angle du quai, de l'autre côté de la palissade d'où Ed ne perçut rien que le battement d'ailes belliqueux de quelques mouettes affamées. Il ne fit pas un geste en direction de la barrière, ni aucun autre d'ailleurs ; et attendit, à l'affût d'un bruit, d'une voix, d'une ombre d'Accroche-Cœur. Rien. Les heures avaient beau se répéter, tourner en rond et ressasser ses cauchemars, le meurtre de Tony Des-Blés était gravé au fond de sa rétine comme s'il s'agissait de la seule constante dans le tourbillon de son effroi. Vingt-neuf martyrs, pour un Prince… Allait-il voir l'Arbre tomber, brûler, et la Cité condamner toutes ses baronnies libres avant que l'ennemi ne décide enfin d'arrêter la traque ? Amalric paraissait déjà appartenir à une autre vie. Le spectre de son père n'avait cessé de virevolter au-dessus de sa tête pour le prévenir, l'accabler, ou le damner de le voir au côté d'un palefrenier de basse naissance, à se soumettre à de si bas instincts… Il venait de disparaître totalement, avec les restes tardifs de la belle saison. Son retour, finalement, n'était pas plus plausible que celui d'Accroche-Cœur. La guerre citéenne n'était plus une hypothèse. Quand à son ennemi, ce Malin anonyme, il avait finalement un visage très clair : celui du Commodore.
Lorsque Du-Lavoir fut de retour, en effet, le soleil avait point sur les tourelles. Edric avait gardé les yeux rivés sur l'horizon froid et brumeux, et il voyait, au sud, les trois flèches dorées de la Bastide qui donnaient l'impression de lui rendre son regard. D'est en ouest, tout autour de la Cité profondément enfoncée dans la vallée pointaient les montagnes brunes de la région des Plaines. À quelque distance des Pics Est, un amas de poussière indistinct, en mouvement, tachait le paysage gris-roux. Il aurait tout à fait pu s'agir du char fourchu des pirates, s'ils couraient vers la Baie. Edric se mit à parler, pour la première fois depuis le crépuscule :
– Où allons-nous ?
Aiden nota le brusque changement d'humeur. Il n'avait pas empiété sur le lent état de léthargie du garçon et, en l'entendant s'exprimer autrement que par soupirs, le considéra aussitôt avec précaution :
– Le motocycle est arrivé à bon port et n'a pas quitté le quai d'Ambric depuis. C'est une chance folle. Nous traverserons la vallée, et utiliserons de faux papiers à la frontière de l'Orgue. Puis nous irons nous cacher.
Se cacher… Comment ? Edric contempla l'engin. Du-Lavoir avait risqué sa perte, pour venir le chercher. Il avait risqué toute sa vie, en fait. Comme Tony avait joué, puis perdu la sienne. Rien que pour lui…
– Comment vous m'avez retrouvé ?
– En suivant le Commodore. Qui a suivi le garçon.
Le musicien reprit avec une douceur qui ne lui était pas coutumière :
– J'ai fait un saut… à l'Angle.
Le cœur d'Edric, qui n'avait cessé de faiblir, se remit à battre la chamade.
– Le Repaire est désert. J'ai pris quelques dispositions pour… votre ami.
Mon ami ?
– Vous avez… vous l'avez ramené ? murmura-t-il, sans savoir si une réponse affirmative n'était, finalement, pas plus terrible encore.
– Non. Mais j'ai fait en sorte qu'il ne soit pas dérangé par qui que ce soit, en attendant que les autorités – disons, compétentes – se rendent sur les lieux… J'ai certes envisagé de mettre moi-même en terre la dépouille (le mot frappa Ed à l'estomac) ; mais selon moi, la Bastide déterminera la culpabilité de l'ennemi, et prendra à charge ses funérailles. Il sera honoré comme un héros de guerre. C'est ce que le régent réserve aux victimes… Je pensais que vous préféreriez le savoir entre de nobles mains, et célébré en son nom.
Edric ne put s'empêcher de poser la question :
– Avait-il… ? Est-ce que le pirate a… A-t-il… ?
Il n'y parvenait pas et sa voix se brisa en un fragment de sanglot. Du-Lavoir ne semblait guère apte au faux-semblant. D'un lent hochement de tête, il confirma la pire de ses craintes – la plus immédiate, en tout cas. Une fraction de seconde, Ed imagina les traits fins et rosés de Tony, figés dans la douleur, et l'accroche-cœur doré répandu sur une orbite vide et sanguinolente ; et il dégueula une impressionnante quantité de bile par-dessus le radeau. Qui que ce soit le Pillard, d'où qu'il vienne et peu importe son but final, il avait souillé Tony Des-Blés pour son propre dessein.
– Je l'ai tué. Mon père et ses sujets, ils ont été conduits à la mort à cause de moi. Tony… lui, je l'ai tué.
– En aucune façon, grogna Aiden, les yeux plissés.
– Je n'ai même pas (encore une fois, sa voix se fendit et il faillit ne pas poursuivre) ; je… je suis resté là, sans bouger. Je l'ai regardé faire. Je n'ai rien fait pour l'empêcher…
– Oui, répliqua le musicien. C'est pour ça que vous respirez encore. Instinct de survie.
Ed voulut lui lancer un regard de mépris qui ne ressembla qu'à un vague air de surprise consternée. Il ne se sentait ni instinct, ni intuition depuis belle lurette, et avait la sensation désagréable de se laisser piloter comme on conduirait de la mécanique. Au plus près du danger, face au Commodore, c'était la peur et l'ahurissement qui l'avaient possédé tout entier. Alors que Tony Des-Blés rendait son dernier souffle, mentant l'œil dans l'œil au pirate immense, il achetait un peu de temps à son ami. Alors qu'il avait le réflexe viscéral de laisser Edric aller de l'avant pour tenter d'abattre seul le monstre de métal, il n'hésitait pas (pas même une seconde) à se laisser broyer pour le préserver du même sort. Lui n'avait pas eu une once de cette chevalerie. Il avait piétiné, failli hurler, puis s'était laissé sauver, ainsi qu'il savait manifestement le faire, par le bonhomme qui s'évertuait envers et contre tous à le garder en vie. Sous l'épaisse couche de chagrin qui alourdissait sa poitrine, Ed dénicha une forte et insidieuse sensation de honte.
– J'aurais dû… être à sa place. J'aurais dû la prendre… (il cessa d'observer le matin). Mon père l'aurait fait, ajouta-t-il.
– Votre père n'aurait rien fait de tel. Très peu l'auraient fait… Ça s'appelle la culpabilité du survivant. C'est comme ça.
Avec des gestes plus aimables que le ton, il approcha précautionneusement du garçon et déposa, à ses genoux, l'épaisse besace d'Accroche-Cœur.
– Ses affaires. J'ai laissé les effets de son habit, pour qu'il soit identifié rapidement.
Ed s'empara aussitôt du baluchon, mais il le garda clos. C'était comme si Aiden lui rendait un morceau du palefrenier ; car il savait le bagage plein d'armes et d'outils, d'œufs frais et de ses biscuits préférés, de papiers et de gris-gris qui appartenaient à Tony… et, désormais, n'avait d'autres tristes mains que les siennes pour le déballer. S'il gardait le sac intact, Tony Des-Blés ne pouvait être parti… Il souriait encore.
– Certains éléments, reprit Du-Lavoir, contenus dans ce sac sont d'une nature délicate. Il vous faudra veiller à ne pas vous en laisser délester. Et pour le reste, vous trouverez, je pense, quelques réponses aux questions quant auxquelles je vous ai laissé insatisfait.
Ed lui lança un regard confus, certain d'avoir de nouveau perdu le fil de leurs échanges clairsemés. « Quoi ? », chuchota-t-il.
– À propos de l'ordre Noyeur.
– Qu'est-ce que les Noyeurs ont à voir avec Tony ?
Du-Lavoir fronça les sourcils.
– Tout, puisqu'il en était.
Ed faillit rétorquer du tac-au-tac, avant de s'interrompre brutalement, comme à mi-parcours d'une inspiration. Son propre front imita celui du rouquin. Il attendit un bref instant avant de souffler :
– Il était quoi ?
L'expression de Du-Lavoir ne prêtait pourtant pas à confusion… Il attendit que le musicien formule une sentence claire, en vain ; et fut laissé à ses calculs solitaires. Le fait que l'Accroche-Cœur, Tony Des-Blés, orphelin né au Moulin et élevé en Cité, ai été formé aux écuries royales et sur le cours d'entraînement du Général vert De-la-Colline aurait constitué, sans doute, le meilleur grain à moudre d'un esprit complotiste… Et Ed veillait à ne pas en devenir, sinon quoi il aurait encouragé les légendes de la tare bleue. Mais la révélation brutale d'Aiden changeait toute sa perspective. Au fil de la minute qui s'ensuivit, la théorie devint une évidence ; et l'évidence un orage.
Une formation assurée par l'amiral bienfaiteur et anonyme ; une liberté à faire pâlir les oiseaux ; un esprit vif, et une impressionnante capacité physique. Les pièges et les pièces d'armement, les pétards, les faux livrets et le ceinturon : tout faisait de Tony Des-Blés l'agent secret idéal. Mais ses facultés et ses gadgets n'étaient que de passage, dans l'esprit d'Edric. Ce qui restait au premier plan le secouait plus profondément : les soirées passées sur les toits de la capitale, les courses de planchettes sur les rails de chemins de fer et l'anneau nu, qu'il avait confectionné de ses mains, à son annulaire… c'était cette part-là d'Accroche-Cœur qui refusait d'entendre la vérité.
– Il était là pour moi ? murmura-t-il enfin.
– Comme j'étais là, hors les murs de la Bastide.
– Pourquoi lui ?
Aiden se gratta le menton en débitant l'une de ses occultes réponses :
– Je ne crois pas qu'il se soit agi de le choisir. Votre ami a été élevé par l'ordre. Éduqué pour la cause.
Ed faillit vomir une seconde fois.
– Cela étant dit, reprit Du-Lavoir, le garçon a visiblement décidé de s'excommunier. Il a déserté son poste, pour vous trouver de son plein gré. C'est ce que j'ai fait, moi aussi…
Le jeune homme se demanda si Du-Lavoir essayait de le réconforter. D'un côté, le bougre avait raison : Tony semblait s'être désolidarisé du groupe durant ses derniers instants… et l'avait mené à l'abri de tout Noyeur à l'affût. Mais de l'autre, il n'en restait pas moins qu'Accroche-Cœur lui avait menti toute sa vie, et surtout, feint une affection qu'on lui avait expressément commandée, dès le jour de leur rencontre. Ed avait mis le temps, mais Tony était devenu son ancrage dans un monde hostile et mouvant… Alors, en découvrant qu'il n'avait rien fait d'autre que ce qu'on attendait de lui, son sentiment de trahison s'intensifia.
– C'est impossible, grogna-t-il. Ça n'a pas de sens.
Aiden n'insista pas, les lèvres pincées, et Ed l'interrogea d'un regard avide.
– Pas besoin de sens, répondit le rouquin.
– Alors pourquoi perdre notre temps à en discutailler ? répliqua Edric. N'avons-nous pas une folle route à faire, jusqu'à la baronnie De-L'Orgue… ? Chauffez donc votre moteur !
– Je sais que la perte de votre ami est une terrible tragédie, mais…
– Il n'était pas mon ami ! hurla Ed, les yeux pleins de larmes, dont il s'était cru asséché depuis sa nuit de cauchemar… (Aiden resta silencieux un moment ; et une mouette très ennuyée effleura son crâne rouquin lorsqu'elle décolla pour un coin plus tranquille).
– Soit, déclara-t-il enfin. Il était plus que cela, ou moins, et selon votre convenance ; je ne l'ai pas connu et n'aurai jamais cette chance. Vos affections vous concernent mais du reste, il était aussi beaucoup de choses dangereuses et je n'aurais pas l'hypocrisie de le juger pour celles-là. En ce qui concerne l'ordre, jamais ses agents n'auraient cessé de le traquer, à son tour, pour punir sa désertion. C'est à vous que revient sa panoplie. Alors, il ne faudra laisser personne s'en emparer. Qui sait ce qu'un malin en ferait ?
Ed le toisa en réussissant, enfin, à traduire son mépris habituel.
– Parce que vous croyez que j'en veux… ? Vous m'avez pris pour un initié ?
– Votre volonté n'importe plus.
Cela paraît être le mot d'ordre, depuis trois nuits !
– Je ne me baladerai pas en masque blanc, si c'est votre idée !
Du-Lavoir fut pris d'une soudaine impatience.
– Mon idée, c'est de vous voir profiter du sursis qu'il vous a accordé, en donnant sa vie pour sauver la vôtre ! De mon point de vue, je crois que Monsieur Des-Blés a commencé à travailler pour son propre compte, loin des ordres et des missions. Je crois que le plus grand bien et la tâche sacrée, et le millier de gens qu'ils ont subjugués, il n'y accordait plus d'intérêt ; à moins qu'ils ne lui aient permis de retrouver votre trace… Pourquoi se rappeler de lui à travers la part exacte à laquelle il a renoncé, pour vous témoigner son sentiment ?
C'était trop facile, trop rapide, trop ficelé pour contenter Edric. À penser de la sorte, Tony serait vite remercié, emballé puis oublié… D'ailleurs, les mots de Du-Lavoir donnaient l'impression qu'un destin omnipotent avait ravi l'Accroche-Cœur, comme si le masque de Noyeur avait justifié son passe-droit vers le néant. C'est faux. Le Pillard l'a étranglé de sang-froid. Néanmoins, l'argument avait fait mouche. En menant le Pirate au nord, et en le laissant fuir l'Angle envahi, Tony s'était sacrifié pour le sauver.
– Et pourquoi, d'abord, a-t-il fallu qu'il meure du tout ?
Aiden, abasourdi, laissa flotter la vaste question. Ed poursuivit :
– Tony et vous vous ressembliez plus que je n'imaginais, Monsieur Du-Lavoir ! Tous les deux menteurs et espions. Tous les deux sur mes talons et parfois l'un derrière l'autre ! Pourtant, aucun de vous n'a jamais eu la moindre idée de ce qui m'attend… Et aucun de vous n'a su le secret de ses maîtres ! L'un et l'autre avez promis, et promis à foison ; et sans comprendre à quoi vous vous juriez ! Je vous suis reconnaissant pour ces dix-huit années de harcèlement, et m'avoue enjoué à l'idée de vivre encore mais n'aurai jamais votre patience ni votre inépuisable loyauté… Qui a pu tirer pareille soumission de vous ?
Imperturbable, Aiden refusa d'en dire plus.
– J'ai juré de me taire. Ce seul point sera sans compromis. L'enjeu en dépend.
– Cet enjeu vous a-t-il été révélé ?
Le rouquin hésita, puis hocha la tête en signe de dépit.
– Vous êtes un automate, alors, poursuivit le Prince. Une marionnette, et entre les mains de ceux qui me tourmentent, peut-être bien… Dites-moi un peu : si vous n'avez jamais eu connaissance du fameux secret qui vous a conduit jusqu'à moi, quelle preuve avez-vous, vous-même, du bien-fondé de vos mystérieux commanditaires ? Comment être sûr que vous travaillez pour le bon camp ?
Aiden réfléchit un instant et, enfin, répondit simplement :
– Je n'en suis pas certain.
– Donc, me borderez-vous chaque soir, dans ma cachette, à l'Orgue, en attendant qu'ils vous rappellent pour vous dire quoi faire de ma personne ?
– Je prie le géant de ne pas avoir à m'y contraindre une fois.
– Vous croyez au Dieu-berger ?
La question avait fusé et Aiden fut béat de nouveau… La répartie n'est pas son fort, pensa Edric. Le musicien n'avait pas prévu la suite de leur périple. Il réagissait aux événements et furetait depuis des années et des années sans songer à creuser (plus que nécessaire qu'il ne fallait pour surveiller le Prince) dans le grand dossier Noyeur. Quant à la question de la Foi, elle ne paraissait pas beaucoup l'inspirer.
– Je crois à des principes. Et à certaines vertus que j'ai rencontrées.
La réponse était vague, mais suffisante pour se faire une idée de son opinion.
– Vous n'en avez guère fait la démonstration, jusqu'à maintenant ; si ce n'est, bien sûr, à vous épuiser pour m'éviter la mort. Pour ce que je sais, vous vous soûlez, chaque jour que fait le berger, à la piété que vous achetez aux brigands de la ville. Vous avez tué, et n'hésiterez pas à tuer encore – et croyez-bien que je sais apprécier vos talents de garde du corps, par ailleurs ! Mais vous êtes aussi un déserteur de l'armée bleue. Moi, je m'en fiche comme d'un pet de porc. Ce que je voudrais connaître, c'est la raison de toutes les susceptibilités que vous en gardez. Vous avez tabassé un lieutenant, c'est ça… ? Trahi vos troupes en passant à l'ennemi ? D'où sortez-vous, exactement ?
Sa voix résonna tout autour du quai. Aiden hésita franchement. Puis, avec un soupir, il obtempéra.
– Mon nom, c'est bien Du-Lavoir. Le Lavoir n'est pas vraiment le centre de l'Orgue mais c'est un joli quartier de la ville, où il fait bon vivre à l'âge d'enfant. J'ai grandi là-bas.
– Par tous les Pasteurs, vous allez me faire entendre votre biographie ! Vous n'avez pas le sens de la demi-mesure, Monsieur.
Aiden poussa un grognement d'exaspération, presque inaudible, et fit jaillir de sa poche la flasque métallique qu'il conservait tout contre son cœur. Il leva la flasque à hauteur d'yeux, hocha la tête d'un air entendu et, à travers un rictus résigné, avala une belle lampée de piété tiédasse tandis qu'Edric le contemplait avec dégoût.
– Qu'est-ce qui a transformé le joyeux bambin des rues du Lavoir en… vous ?
Sans relever l'insulte, il geignit une seconde fois tel un cerf blessé et extirpa à vive allure un cigare jaunâtre de son chapeau melon. Puis il s'installa au sol à son tour, se frotta longuement les cernes et alluma le cône malodorant. Tant qu'à faire !
– Cet instrument, reprit-il mollement en tapotant l'accordéon désarticulé qu'il gardait à son épaule, est un octoluth. Un octoluth a huit branches principales, seize battants et vingt-quatre manchettes de clavier. Cet octoluth, à vrai dire, est le dernier exemplaire ; et rien qu'un prototype… Quand mon père a mis le feu à son atelier, il a détruit toute la collection. Et les contre-cors à vapeur, et la grosse lyre tricéphale…
Ed chercha quelque chose à répondre au bonhomme, mais il ne trouva rien.
– C'est un appareil hybride, à base de luth circulaire, sur soufflets à ressorts. C'est aussi ce qui a valu à mon père sa déchéance, puis sa perte. Il n'a pas supporté la façon dont le Conservatoire a traité ses expérimentations… et il a fini totalement seul. Sans compter ma pauvre mère, qui l'a soutenu tant qu'elle a pu. Elle n'a jamais douté, à vrai dire, de la pertinence de ses recherches. Mon père travaillait à introduire le savoir alchimique à son artisanat. Il voulait utiliser les transmutations pour inventer un tout autre genre de musique… Il rêvait de fabriquer de nouvelles notes, de nouveaux souffles… et de nouvelles couleurs, que l'on verrait comme on les entendrait ; des formes, des rêves, aussi éphémères qu'une composition ordinaire. Ça n'a pas séduit grand monde, je dois le dire… Ses tentatives s'inspiraient trop des techniques Anciennes… Et ses ambitions mettaient au défi le géant de produire pareilles merveilles. Le Temple local a fini par s'en mêler, et Vaden a été traité de fou pour le restant de ses jours…
Il hésita un court instant, puis ajouta :
– Il est mort il y a trente ans. Ma mère l'a suivi l'année d'après.
– Alors, j'imagine que vous n'avez pas repris l'entreprise familiale ? marmonna Edric.
– J'ai fait la seule chose qu'on pouvait laisser faire à Aiden Du-Lavoir. Je me suis enrôlé. Un précepteur aurait bien voulu me garder, comme choriste, pour son école de rue – et j'y aurais peut-être été heureux… À la place, j'ai décroché ma place dans l'armée bleue et me suis rapidement fait recruter par le département d'aéronautique des Racines… Six mois plus tard, j'étais apprenti-artificier sur un ancien Porte-Foudre. J'y suis resté trois ans. À la fin de notre service, mon camarade Cornéaud et moi n'avions pas dix-sept ans. Celui qui m'a élevé… après l'âge d'homme, à l'Orgue, s'appelle Ivan. L'Archet. Un pilleur-mécanique de la Forge, autrefois. Il m'a appris tout ce que je sais sur le sujet. C'est lui qui a fabriqué ce motocycle…
Pour la première fois, Ed s'oublia un peu, tout à fait captivé.
Aiden reprit, le regard fuyant :
– Mais à vingt-quatre ans (Ed se demanda s'il avait passé sept automnes à rouler à bord de son vapomoteur de malheur), l'armée m'a rappelé. Le commandant Du-Sommet m'a désigné sous-officier espion dans un commando d'élite, supposé frapper l'émeraude. Je devais – nous devions – repérer l'emplacement de leur armada, en pleine forêt. Mais les gens-des-bois ont fini par nous tomber dessus et nous avons été démasqués… Deux des intrus ont tenté de donner l'alerte ; je ceinturai l'un alors que mes camarades partaient à la poursuite du second. J'ai définitivement perdu leur trace. La Mer d'émeraude est un foutu endroit. Les gens-des-bois savent la manipuler comme un horloger manipule ses rouages… C'est un lieu de damnation.
Il inspira profondément. Visiblement, le récit lui coûtait ; et sa voix s'efforçait de maintenir le même ton monotone. Il avala une autre gorgée d'alcool.
– Vous savez ce que la piété fait à l'organisme, n'est-ce pas ? intervint Edric.
Aiden lui adressa l'un de ses rares, et étranges sourires consternés.
– Je sais bien. Les gens-des-bois la brassent différemment. C'est mon otage, dans le bois sauvage, qui m'en a préparé pour me sauver de fièvre. Durant neuf jours et neuf nuits, j'ai erré, sans lâcher des yeux le prisonnier, qui n'a pas révélé un mot sur ses confrères, ni sur l'armada, ni sur le sentier à parcourir pour s'extirper de ce cauchemar… La forêt est hostile à nous autres gens de l'Ouest (Ed n'avait pas l'habitude de s'entendre appeler « gens de l'Ouest » et fronça les narines). Mais il ne m'a pas laissé périr – du moins tant que j'en faisais autant. Une vie pour une vie. Un contrat clair. Quand nous avons, enfin, gagné la lisière de l'émeraude, j'ai livré le prisonnier comme il se devait… C'est là-bas que j'ai retrouvé mes camarades disparus ; et ceux-là, ils m'ont accusé d'avoir fui, avec l'otage, pour mon propre profit auprès du chef-des-bois… Un traître au sceptre-berger, en somme… Mes supérieurs avaient déjà tiré tout ce dont ils avaient besoin du pauvre captif qu'avaient ramené ces salauds. Alors, ils m'ont ordonné d'exécuter mon otage.
– Vous ne l'avez pas fait, murmura Edric, les yeux écarquillés. Vous ne l'avez pas tué. C'est ce qu'Amalric racontait, quand il lui en prenait l'envie d'énerver le Général, à la cour. Le Déserteur de la 6e Tour ! Vous avez assassiné les officiers et fui le front ! Bien sûr ! Aiden Du-Lavoir !
Comme Du-Lavoir ne disait rien, Ed continua de le dévisager d'un air presque émerveillé, la bouche entrouverte, en répétant : « Incroyable… ».
Le musicien tira une bouffée de son cigare, impénétrable. Ed reprit aussitôt :
– Donc, vous avez pris des vies humaines, et alors ? Tous les soldats l'ont fait.
– Oh, non ! Pas tous. Loin de là. Vous n'avez pas connu de vraie guerre, Altesse.
Il avait presque l'air désolé pour lui… Edric ne répondit pas. Les mots d'Amalric résonnaient toujours dans son esprit comme s'il murmurait à son oreille : « Reste sur tes gardes. Il n'y a pas que le front, à craindre. La Cité est un front ». Aiden poursuivit :
– Ce que j'ai fait, à la lisière de l'émeraude, a causé tous mes malheurs. C'est ce qui m'a tenu éloigné ; de mon fief, de ma maison, de – (il s'interrompit subitement). J'ai tout perdu.
Edric voulut manifester un peu de compassion, et peut-être de gratitude aussi, mais la question lui brûlait la langue :
– C'est là que vous avez été missionné ?
– Peu s'en faut. À quelques années près. J'ai vagabondé dans les Racines, en Pic, en Baie ou bien ailleurs… Mais j'ai fini par les rencontrer, c'est vrai. Ma promesse est simple, en vérité. J'y suis muselé. Quoi qu'il me coûte et jusqu'à ce que j'y succombe, je serai votre gardien.
Il écrasa le cul de son cigare sur le plancher du radeau, se releva et souffla un dernier panache de fumée jaune vers le ciel réchauffé. Avec un coup d'œil à sa montre, il déclara enfin :
– Ce sont mes vérités. Le géant, ou un autre, me garde de m'en éloigner ! Il est presque l'heure de quitter le hameau. Je vais chauffer mon moteur, si vous permettez. Et quand ce sera fait, je laisserai Rive-Nord, et la Cité, et toute la baronnie derrière moi… Peut-être qu'en chemin, je tomberai sur un moyen de châtier le meurtrier de Tony Des-Blés, et des vingt-huit autres, pour ses crimes. Peut-être pas.
Et il alla faire rugir le véhicule. Edric le contempla un instant ; puis il se mit à fouiller dans la besace d'Accroche-Cœur. Le musicien n'avait pas menti : le bagage était plein de pétards-poivrés, de ficelle et de tubes phosphorescents, c'était vrai ; mais il contenait aussi des documents scellés, le masque blanc (son sang ne fit qu'un tour) et une paire de stylets effilés, enfoncés dans l'écrin de velours crocheté au repli du sac… Il dégaina les deux lames, pointues comme des aiguilles, dépourvues de garde et aussi acérées qu'un dard de moustique Des-Marais. Palefrenier. Noyeur. Combattant…
Du-Lavoir ramena le motocycle à lui et pointa le ciel du doigt, alors qu'un clocher de campagne sonnait dix heures et demie. La fumée des usines nocturnes s'estompait dans les pans de diamant que crachait le soleil tandis que les ateliers de la Cité reprenaient leur unisson désaccordé. Ed observa les Pics Ouest.
– Il y a une route tranquille, que les sentinelles n'empruntent plus. Elle laisse passer les marchands modestes et les ouvriers, d'un fief à l'autre, depuis la Cité et jusqu'à trois baronnies de distance, au Rouet, au Pic et à la Forge. À mi-chemin entre ces territoires, l'Orgue nous sera accessible par le nord – du moment que nous avons de faux livrets à présenter… J'en ai pour vous, si vous le souhaitez. Mais Monsieur Des-Blés a, je dois l'avouer, opéré un travail admirable avec cette identité-ci : Bellevin La-Cohorte. Très épaisse couverture. Bien meilleure que celles à ma disposition… Alors, va pour le bon Bellevin ! Une fois parvenus à l'Orgue, nous irons chez cet ami particulier qui, j'en suis sûr, saura nous offrir quelques nuitées bien méritées dans son établissement… Il n'y aura aucun Commodore à des kilomètres à la ronde. Là-bas, vous aurez l'esprit libre de pleurer votre père, Des-Blés, et tous les défunts que vous avez connu ; et aurez accès à tout ce qui vous paraîtra nécessaire pour rétablir votre nom. Voilà mon plan. À vous de décider de le suivre – ou non.
Edric tourna le livret de Bellevin La-Cohorte entre ses doigts griffés. Il trouva aussi la planchette à sustentation, empaquetée à la va-vite… C'était, tout compte fait, le meilleur plan à sa disposition. Allons-y, alors, et trouvons les réponses.
Aiden Du-Lavoir fit reculer l'engin rutilant et, tandis que les vapeurs criaient à ses flancs, jeta un regard au jeune homme, puis actionna une manivelle près du guidon secondaire. Le véhicule s'étendit soudain sur la longueur comme un bicycle en tandem. Le siège accueillait un passager, qui tenait une partie désarticulée du gouvernail ; et par-dessus leurs têtes, un long tube pneumatique, qui reliait les casques, permettait la communication entre les deux conducteurs.
– La place arrière pivote sur son axe, prévint le pilote. Ne retirez pas le cran, si vous ne voulez pas voltiger sur la route… Mais les freins sont indistincts. Ce sera suffisant, pour débuter. Est-ce que ça ira à Edric De-la-Cité ? (et il enfonça le casque sur son crâne).
Ça ira très bien. Ed accepta l'offre, et grimpa sur le motocycle baigné de vapeur. Il ne pensait plus, cependant, ni aux Noyeurs, ni à Amalric. Son esprit était obsédé, pris par l'image du Pillard qui étranglait Tony Des-Blés. Il n'était pas pressé de l'annoncer à Du-Lavoir, mais s'il sortait vainqueur de sa mésaventure, quelque qu'elle soit, c'était avec un seul objectif : détruire le Commodore.
32. Un parfum de lavande
En quittant le n°4, allée des Glycines, Lys se martela l'esprit de regrets presque immédiats. Rubric Le-Col avait l'air plus joyeux, plus satisfait qu'il n'avait paru lors de son audience à Orbe. Loin de son lieutenant, de toute évidence. Personne, de ces douze bonhommes furieux ou euphoriques, et ivres pour la plupart ne semblait supplanter le gros officier au pif boursouflé qui faisait autorité parmi la bande de délinquants. Leurs chiens respectifs aboyaient de rage et de terreur, enfermés dans des cages minuscules, tout autour de l'arène couverte de plumes de coqs et de tâches de sang chaud. C'était, de ce qu'elle avait pu voir, un jour d'amusement, de célébration et de sacrifice. De son pas souple et rapide, Lys s'était faufilée hors de la maison-forte et, dans l'élan, y avait laissé le paquet de linge frais… Il lui était apparu préférable, sur l'instant, d'honorer sa course en prétendant n'avoir rien vu des jardins. Maintenant qu'elle errait dans la rue, sans réussir à effacer de sa rétine l'image des cabots forcés de s'entre-déchiqueter, une désagréable sensation de fourmillement la grignotait du crâne aux orteils. Peut-être, en fait, aurais-je dû garder le colis et mentir, en prétextant n'avoir trouvé personne pour m'inviter à entrer… Elle ne pouvait plus nier avoir pénétré la maison.
Quelques cloches différées sonnèrent quinze heures, au-dessus de sa tête. Elle était en retard. À pas précipités, elle traversa la foule compacte pour rejoindre au plus vite la station de chemin de fer la plus proche ; guidée à la fois par le cri métallique des wagons sur les rails et les panaches de vapeur qui empourpraient le ciel, non sans jeter quelques regards inquiets à la carte étiquetée à sa panière. Elle s'étonna quand elle s'aperçut avoir trouvé, par hasard, la Gare Centrale de la Cité. Là où elle s'attendait à dénicher l'une des nombreuses stations qui pullulaient parmi les Quarts et une petite locomotive sur son quai de proximité apparut un palace pointu, à la charpente de bois couverte de verrières plus hautes que celles des halles Le-Tamis, au Fort. Un énorme rail d'acier enfoncé dans les gravats et la poussière de charbon, couvert de détritus, parcourait l'édifice d'est en ouest à travers ses battants étincelants percés de boulons deux fois plus larges que son crâne. Sur le fronton principal, enfoncé dans une avenue pentue, les lettres : « GARE CENTRALE DE LA CITÉ – MONORAIL DE-LA-FORGE – DEPUIS 1061 » accueillaient ses visiteurs. Lys fit tout son possible pour atteindre l'édifice sans bousculer les nombreux chevaliers, verts, gris et noirs ; les marchands autoritaires, et leur bedaine entretenue ; les dames élégantes et leurs oiseaux domestiques, criards ou ténébreux qui voletaient au bout d'une laisse ; et les passagers chargés de bagages qui s'essoufflaient sur le quai…
Deux étages au-dessus, une piste battue par le vent s'étendait sur les toits telle une portion d'aérodock pour y laisser amarrer quelque nef d'une ampleur et d'un faste dont on n'était peu témoin au Fort. Plusieurs portes latérales menaient, d'apparence, à la Guirlande – suspendue dans les airs –, au Tronçon de chrome – qui rugissait sur l'îlot – et aux institutions souveraines de la capitale, vers l'Académie ou le Temple suprême.
L'horloge aux treize aiguilles donnait l'heure, la température et les conditions de trajet vers chacun des fiefs. Lys, la panière sur une hanche, enfonça la main dans sa poche pour en extraire les quelques agrafes de cuivre qu'allait (vraisemblablement) lui coûter son retour aux Lingeries Volages ; puis se hâta vers l'escalier en fer forgé, sur la gauche, qui s'enfonçait dans les sous-sols. Au même instant, un orage éclata derrière elle et elle pivota avec effroi pour accueillir la tempête approchante. La locomotive du monorail pharamineux (surgie d'un tunnel de brique noire, flanqué d'une barrière plus sombre encore) entra en gare en faisait crisser des freins d'un tel volume qu'il n'aurait pas déplu à Vorcemyr de les escalader comme un chevalement mystérieux. Sept étages et un habitacle large de trente pieds, criblé de cheminées essoufflées, longèrent le quai en soulevant d'étouffants nuages de braises (Lys s'expliqua la hauteur du plafond resplendissant). Une série de battants asymétriques s'ouvrit avec fracas et la foule de passagers, en jupettes et redingotes dorées, s'extirpa du convoi comme les bulles d'une bouteille de mousseux éclataient de son goulot pour se répandre à terre… Le train avait l'air d'une petite ville ; et la langue de Bille toute entière aurait pu y embarquer.
Dans le reflet des verrières, de l'autre côté du quai, Lys discerna quelques silhouettes agglutinées ; les membres harnachés à chaque parcelle atteignable du convoi telle une nuée de moustiques. Leurs habits paraissaient de chanvre et de laine, taillés pour l'uniforme d'ouvrier, et leur allure malmenée donnait l'idée de les voir tomber à tout moment dans la crevasse noirâtre du monorail. Certains sautèrent ; ceux qui restaient resserrèrent leur prise ; et le titan de fer s'engouffra dans un tunnel opposé, emmenant avec lui les Autres collés au véhicule pour s'éviter d'être broyés par la muraille… Lys reprit son chemin vers l'escalier, son livret et ses pièces dans la main. Au bas des marches, elle ne trouva qu'un dédale obscur qui la laissa confuse… Installée sur un banc, dans le couloir, une silhouette voûtée paraissait observer les passagers en retard. Lys approcha.
– Monsieur ? Pourriez-vous m'indiquer le quai pour l'îlot, s'il vous plaît ?
Ce ne fut qu'en fin de phrase qu'elle remarqua le regard laiteux, enfoncé dans deux orbites ridées que le vieillard cachait sous son large chapeau de feutre. Un veston de seconde main un peu rapiécé habillait ses frêles épaules et une montre cliquetante oscillait à sa poche. Entre ses doigts noueux, une canne à peine poncée qu'il plantait au sol avec fermeté. Avec un sourire, le hère sembla la humer en reniflant l'air autour de lui. D'un geste calme, il tendit la main pour effleurer celle de Lys… et la jeune femme recula d'un pas vif.
– Mes excuses ! chanta le vieil homme. Loin de moi l'idée de vous effrayer. J'ai perdu l'habitude d'être vu autant que celle de voir ! Même les petits Autres n'ont plus peur de ma carcasse, à présent. Ils viennent me jeter des gobelets aux pieds et me chatouiller la nuque… Il leur est arrivé de me croire mort ! ajouta-t-il en riant. J'ai simplement voulu savoir si nous… nous connaissions (et son rictus s'élargit).
– Je… Je suis très en retard, bégaya Lys. Je dois aller en ville.
– Un détour, seulement. Le reste sera plus excitant !
Elle le contempla sans savoir que répondre, incapable de traduire la joie de ses yeux infirmes.
– Vous trouverez l'îlot, reprit le bougre, en passant l'arche bleue, au bout de ce couloir. Deux quais l'occupent. L'un file au cul-de-la-Bastide, l'autre repart vers la vallée.
Elle le remercia avec empressement, mais il l'arrêta d'un appel :
– Madame ! (et il tendit de nouveau sa patte parcheminée). Si par hasard, vous veniez à… vous égarer de nouveau ! Prenez ceci. C'est très utile, lorsqu'on sait s'en servir…
– J'ignore comment…
Elle s'interrompit en recevant la petite balayette en frêne, à brindilles épaisses de bouleau rose. En se demandant s'il se moquait d'elle, ou de son parfum de lingère, Lys ne sut que dire du peigne rugueux qu'elle enfonça dans une poche. Ne comptez pas sur moi pour garder cette chose. Qui sait quels nouveaux ennuis je vais m'attirer en utilisant une brosse maudite ? Alors qu'il lui adressait un salut rayonnant, elle s'éloigna et sans un regard en arrière, courut vers l'arche. Elle déboucha sur un quai étroit et aménagé le long d'une galerie circulaire, ses demi-lunes façonnées dans une brique noire de jais ou blanc d'albâtre. Un panneau de bois indiquait : « STATION CENTRALE, LE-PARQUET ». Une seconde plus tard, un wagon vint se mettre à crisser à ses pieds derrière un long ruban jaunâtre, et Lys se hâta à l'intérieur.
Lorsqu'elle parvint aux lingeries, la gérante l'y reçut avec une méfiance tout à fait affichée. De nouveau, elle n'hésita pas à la tripoter et à la renifler pour constater le dégât de sa course. Une odeur âcre imprégnait son tablier et ses cheveux se dressaient en quelques épis maladroits sur ses tempes. La bonne femme déclara : « À la bourre, gamine. Une escale à la brasserie ? Ou une rencontre fort bien conclue avec l'un de ces messieurs… ? ». Lys agita la tête avec vigueur : « Perdue. Je n'avais jamais vu la Cité auparavant ». Volages ne sembla pas la croire sur parole, et la jeune fille fut congédiée pour la journée… Elle se précipita vers le dortoir. Son contrat lui donnait accès à une chambre de bonne, à l'étage du bâtiment, où quelques lingères logeaient à la saison. Le couloir exigu était édifié dans le même bois délicat qu'il y avait en bas, sur le comptoir ; mais c'était tout le luxe que Volages lui accordait. La moquette semblait spongieuse sous le talon et moisie par endroits. On y trouvait la réserve, et ses amas vacillants de lessive, de détergeant, de savons et de fioles de bain… L'odeur n'était pas étrangère à Lys, qui inspira à plein poumons alors qu'elle gagnait sa cabine.
Le sommier pliable se dressait à l'angle de la pièce, dont la superficie totale ne dépassait pas celle d'un tonneau aplati, et un long volet vertical filtrait les rares éclats de jour qui s'infiltraient dans la tanière. Lys retira ses attributs, dénoua ses cheveux et, avec un long soupir, se laissa glisser le long du mur pour se trouver fesse au plancher… J'aurais tant à raconter à Bern et Vorce, et tant à leur demander ! Avant de voir les deux amis rattrapés par le danger de leur quête, Lys avait cru pouvoir obtenir le soutien du baron et revenir, triomphante, parmi les siens désolés. Elle aurait alors pu rétablir l'honneur de tous ses alliés (les deux oiseaux et Tassaud comme Oradella) et laisser la justice faire cas de Monsieur Codric Idéaud. Désormais, elle n'était même plus certaine de les revoir un jour, ni eux, ni sa tutrice. Les officiers s'étaient acharnés, de toute leur ingéniosité, à la châtier pour la laisser paria et mendiant son pain, sur le terril. Fort-le-fief n'aurait jamais plus la moindre place pour elle.
Concentrée sur son exploration de la Cité, Lys ne s'était pas attendue à faire la rencontre d'un visage connu – à l'exception de celui du baron Céorn. Rubric Le-Col lui avait fait forte impression, à la ferme du Talus. Sa botte lui avait martelé poitrine et estomac et son œil torve s'était laissé vagabonder le long de ses formes. Combien de ses propres économies le sale type avait-il dépensé en paris barbares, dans l'arène de sa cave ? Avait-il seulement compté, avant de s'emparer du fruit de son labeur, pour le jeter en liasses à la gueule des chiens lacérés de pied en cap ? Se souvenait-il même de son visage… ? Le bourgmestre d'Orbe, La-Faucille, ne tolérait évidemment pas ce genre de divertissement. Les limiers étaient de fiers alliés, dans les mines du Fort, et souvent dressés au Chenil que gouvernait l'un des cousins du roi défunt. Les chevaux, surtout, étaient honorés car ils représentaient l'ordre de cavalerie glorieux de la lignée de suie. Quant aux taureaux et aux coyotes, ils faisaient partie du paysage. De tous les crimes dont elle avait entendu parler, en région des massifs, Lys ne se souvenait d'aucun qui ait usé de cruauté gratuite. Pouvait-elle vraiment prétendre n'avoir rien vu, et laisser les bêtes se faire massacrer pour le jeu ? Mon seigneur a beau régenter la ville, je n'en reste pas moins une étrangère… Comment savoir ce qu'il est admis de faire ou pas, dans une telle cité ? L'anxiété lui enserra la gorge. Il semblait sage de se tenir aussi éloignée que possible des officiers ; et de tout ceux qui haïssaient les déités Anciennes et les oculies déchues.
D'une part, elle risquerait sa place à la maison Volages, en jouant la justicière ; et de l'autre, elle avait à faire en ville. Il lui fallait enfin accéder aux archives du temple Vardent de Benoist L'Épis si elle voulait comprendre ce que Bergota Tassaud lui cachait – et que le lieutenant Cabot avait si fermement condamné.
Le lendemain, Lys fut appelée aux aurores. « Ondine ! » scandait la voix sourde de sa patronne, au rez-de-chaussée. Il lui fallut une minute avant de s'apercevoir qu'il s'agissait d'elle, quand l'une de ses collègues agacée vint à sa porte pour lui rappeler son pseudonyme. « C'est toi, Ondine ! Petite pimbêche à la lavande… », et elle fila. Lys, qui n'avait fait la rencontre que d'une seule des employées, ne s'étonna pas d'être déjà rabrouée. C'était son lot, où qu'elle se rende. En couvrant prestement ses cicatrices, sur sa poitrine, elle se précipita dans l'escalier.
– Approche, petite ! siffla Madame Volages d'un air glouton. Bonne nouvelle !
Lys ajusta sa tenue et lissa son tablier en écoutant la gérante :
– Ton minois a fait de l'effet. Et le parfum, presque autant. Il m'a même décrit l'effluve, et la recette exacte de l'essence de lavande ! Je peux te l'assurer, aucune de mes filles n'a provoqué pareil engouement dès son premier jour. Il leur faut des semaines pour mettre un pied dans la famille…
– Il… ? répéta Lys d'une voix éteinte.
La patronne se mit à parcourir ses notes, lunette sur le nez.
– Rubric Le-Col. Maison-forte des Glycines. Et un officier Rouge, ma parole ! Quel est ton secret, petite ?
Lys sentit un frisson lui parcourir l'échine alors qu'elle s'évertuait à livrer une réaction crédible. Le mensonge n'était pas son fort.
– Je n'ai rien fait que déposer le paquet, Madame. Peut-être manquait-il du linge…
– Allons donc ! Ce n'est pas de linge qu'il est question dans le billet ! C'est bien toi que la maison veut voir revenir. Surtout, fais preuve de modestie, quand tu seras sur place ; et n'oublies pas de saluer bien bas chaque membre du clan que tu rencontreras. Mais si tu es invitée à prendre le thé, ou à visiter la collection privée de la famille, tu devras, bien sûr, t'y atteler avec gratitude. Et n'hésites pas à montrer un peu plus de peau ! (et, ainsi que l'aurait fait Tassaud, mais dans l'autre sens, elle chercha encore à dévoiler l'épaule de Lys d'un index inquisiteur). Tu verras qu'en moins d'un mois, tu doubleras ta solde, ma fille, rien qu'en pourboires…
Avec la sensation étouffante de n'être qu'un morceau de chair – sensation à laquelle elle s'était pourtant crue habituée –, Lys fila, fraîche comme la rosée de l'aube, vers la maison-forte Le-Col. La ville (plus ordonnée et respirable, au petit matin, qu'à la tombée du jour) paraissait moins menaçante après qu'elle y eut passé sa première nuit, mais la route qui la conduisit à l'officier Rouge lui donnait l'impression de marcher de son plein gré vers le pire de ses ennuis. Si Volages était folle de joie, elle ignorait tout de ce qui liait Rubric Le-Col à la jeune fille. Il a reniflé mon parfum… Peut-être voulait-on la sermonner, pour avoir déposé le paquet sans prendre la peine de s'annoncer ?
Les pétunias tremblaient sous la bise, alors qu'ils écrasaient un tas de glycines aux pétales rembrunis, tout autour du perron. Lys frappa au battant. Il est encore temps de fuir la Cité. Je pourrais tourner les talons, sur-le-champ… Trop tard. La porte s'ouvrit dans un envol bruyant et une gouvernante affolée l'accueillit en maugréant.
Éberluée, Lys hésita.
– Bonjour. Je – J'ai été invitée.
La femme, haute et maigrichonne, plissa les yeux.
– Invitée, à quoi donc ? s'emporta la domestique en agitant son torchon. Aux cuisines ? Au poulailler ? Au grilloir ? À la tablée du maître, peut-être… ? C'est une réception qui se prépare, ma chère, pas un goûter d'anniversaire ! (Elle reluqua son tablier). Vous venez des lingeries, c'est ça ? Vous êtes là pour les napperons ? Parce que j'ai tout un caisson, là-haut, qui est infesté de cafards, ma bonne dame… ! (Lys agita la tête).
– J'ai déposé un paquet, hier après-midi. Monsieur Le-Col a demandé à me parler.
– Demandé à vous… ? s'étrangla la gouvernante. À vous parler ? Qu'il est chanceux !
Elle poussa de nouveau la porte, rabattue sous le choc, de sa hanche osseuse et convia Lys à entrer, non sans la couvrir d'un regard hostile. À l'intérieur, la maison n'avait plus grand-chose de la demeure vide et silencieuse… Un carnaval de valets et de femmes de chambre passait d'une pièce à l'autre, occupés à la besogne des festivités, et la gouvernante conduisit Lys (la tête enfoncée dans les épaules) jusqu'à la bibliothèque, au fond du grand salon. Huit armoires distinctes liées par une échelle coulissante, et un âtre noir de suie qui n'avait pas servi depuis longtemps constituaient l'antichambre du bureau où (aux dorures de l'encadrement suivant) œuvrait sûrement le châtelain… Lys ne pouvait plus y échapper. Rubric Le-Col l'attendait. Dans son fauteuil, tourné vers les bûches calcinées, une silhouette invisible crachait la fumée d'une pipe gigantesque qui dépassait du dossier rembourré vers le haut plafond blanc. Mais la silhouette n'avait, à bien y regarder, rien de rustre ni de gonflé. Un long bras à la manchette immaculée se laissait apercevoir par à-coups, alors qu'il soupesait un verre.
– Allez voir Topaze ! beugla la gouvernante. C'est lui qui administre la maison…
Et elle se jeta dans un concert d'ordres tonitruants. Lys approcha du fauteuil. Le majordome se leva.
Il portait de fins gants de soie, une cravate assortie et un gilet rayé, gris fer, au col pointu comme la langue fourchue d'un serpent. D'un âge mur mais difficile à saisir, il avait quelques brins argentés dans sa toison claire, élégamment mise de côté ; et une mâchoire carrée, décorée de lèvres livides, à la fossette adolescente. Son œil était brun, à gauche, mais l'autre tendait vers un vert bouteille léger, au bord de la pupille. Malgré les traits symétriques, la tenue impeccable et le parfum boisé, l'individu dégageait une aura doucereuse et indélicate, telle l'effluve d'un vice dissimulé. Lys le jaugea un court instant, puis s'inclina aussi bas que Madame Volages le lui avait ordonné.
– Monsieur Topaze…
– Presque, sourit-il. Topaze La-Crique. Maître comptable de la maison-forte Le-Col.
Il lui tendit une main gantée, que Lys serra avec toute la conviction qu'elle put feindre. Elle chuchota : « Maître La-Crique – pardonnez-moi… », et il reprit aussitôt :
– Monsieur fera l'affaire. Le seul maître, ici, est notre bon Rubric, héritier Le-Col !
Décidément… Lys inspira profondément et demanda :
– Le maître a ordonné ma venue, Monsieur ?
– Ordonné ? Non ! Non, enfin ! C'est une invitation, que vous avez reçu ; et c'est moi, pas le maître, qui vous ai contacté. La coursière qui vous a précédé avait toute mon estime ; et nous avons pris commande auprès de Volages pendant trois générations, ici, depuis le temps où c'était mon grand-oncle qui secondait le châtelain. J'ai toute une volée de domestiques à occuper, voyez-vous… et Monsieur Le-Col aime le travail bien fait.
Alors, peut-être ne serais-je pas licenciée ?
– Comment puis-je vous aider, Monsieur ?
Le majordome éteignit sa pipe et approcha d'une étagère, où une réplique très détaillée de la Bastide, en miniature, agrémentait la série de livres poussiéreux. Et il en tira une bouteille épaisse, le goulot cerclé de fer, la gravure fine et nette et le datage de sa distillerie sur son ventre bombé, pour lui servir un verre d'eau-de-vie rosâtre. Il n'est pas onze heures… Avec une pensée pour Madame Volages, Lys accepta la boisson. Si elle parvenait à quitter le domaine sans rencontrer Rubric, il lui était encore possible de se tirer de là. S'envoyant une lampée qui lui brûla le gosier, elle garda l'œil sur le regard presque bicolore de son interlocuteur. Il lui répondit avec douceur :
– Je n'ai pas pu m'empêcher de noter votre passage, durant la journée d'hier… Oh, je ne parle même pas du linge. J'ai d'abord perçu… ce parfum de lavande, très inhabituel, très délicat aussi. Ce n'est que plus tard que Lomélia a trouvé le paquet. Le service avait été, à vrai dire, exceptionnellement réduit pour la journée. Madame Volages a dû omettre de lire la note…
Lys sentit son estomac faire une nouvelle cabriole ; qui avait peu à voir avec le piquant de l'alcool.
– Je suis navrée, Monsieur, si j'ai outrepassé le domaine. C'était… mon premier jour à la tâche, au service des lingeries. Je n'ai rencontré personne et n'ai pas voulu m'imposer.
– Oh, par le géant, pas le moins du monde, jeune fille ! Vous n'avez passé nulle limite. Seulement abattu votre travail, et en toute discrétion. C'est une qualité rare, d'ailleurs, chez les domestiques. Vous m'êtes agréable, Madame… ?
Il attendit en souriant, les jambes croisées.
– Ondine, répondit-elle lentement.
– Ondine, bien sûr, murmura-t-il avec intérêt. Votre collègue s'appelait Luciole. Je dois avouer que Volages semble peiner à trouver de nouvelles inspirations…
Lys se força à rire. Ça ne doit pas être très convaincant.
– Cela étant, reprit-il de cette même voix de velours, je suis honteux, et coupable de ne vous avoir reçue ainsi que vous auriez dû l'être. Même les hauts officiers connaissent le labeur des petites gens… La tâche ne doit pas vous être alourdie. J'accueille mes invités comme les laquais, et l'alchimiste comme le jardinier, et les dames comme les lingères : avec un breuvage réconfortant, une présentation en bonne et due forme, et tout ce qu'il faut aux prémices d'une amitié ! C'est ainsi que s'établit la confiance.
– Je vous suis reconnaissante, susurra Lys, sans porter de nouveau le verre à ses lèvres.
– Parfait. Cela signifie que nous nous comprenons.
Il lui lança un regard brillant de curiosité, aussi entendu qu'il le laissait voir. Il ne connaît pas mon nom. Ni mon visage. Il ne peut pas savoir qui je suis…
– Il vous faudra aussi visiter le domaine, chère Ondine, poursuivit-il. Vous n'avez pas encore découvert grand-chose de notre maison, n'est-ce pas ?
Ne tremble pas.
– Seulement le salon où j'ai déposé le linge, Monsieur.
– Bien entendu. J'espère que nous saurons y remédier. Pas aujourd'hui, hélas ! Il y a des nobles et des bourgeois, ce soir, qui dîneront aux Glycines. Beaucoup trop d'affaires, et à régler en vitesse ! Nous remettrons ce plaisir à une fois prochaine… pardonnez ma rudesse. Si nous nous entendons aussi bien que je le pressens, alors, chère Ondine, vous deviendrez la coursière établie de la maison ; et ne manquerez pas d'aller réclamer à Volages la prime qui accompagne la fonction !
Et, avec une assurance presque vulgaire, qui dénotait avec son apparence fort élégante, il lui glissa un billet de banque dans la paume de la main. Quoi…?
– Une travailleuse humble et bien tenue, qui sait honorer ses maîtres, voilà ce dont ont besoin les habitants de cette maison !
Lys fut reconduite au salon, puis jetée sur le perron par le coup de bottine de Lomélia, la gouvernante. L'air était toujours aussi frais, piqué de senteurs estivales en déclin ; de nénuphars et de vin chaud, diffusées dans les ruelles du Quart. Elle repartit vers le cul-de-la-Bastide, à pied, en tournant et retournant ses pensées. Une travailleuse humble et bien tenue qui sait honorer ses maîtres. Comment avait-elle réussi à s'extirper de son foyer, où elle avait œuvré toute sa vie au ménage, pour se laisser embaucher par la maison-mère des lessiveuses ? Quand avait-elle manifesté le désir de s'engager pour de bon dans l'industrie de la blanchisserie… ? De sa naissance à sa majorité, en passant par les bancs d'école, et le Miteron, avait-elle jamais eu le choix ? Pourtant, Lys démontrait quelques prédispositions : une facilité phénoménale à cerner les gens, et une créativité sans bornes. Sans doute, Tassaud avait joué un rôle décisif dans le développement de ses aspirations… Les comptines du Tertre, l'escapologie, la tenue de la pension du puits au sommet de son chevalement… Lys en connaissait un rayon, désormais. Mais de ces qualités, on ne lui parlait jamais, car on préférait lui expliquer pourquoi elle était belle.
D'un geste rageur, elle sortit le pourboire au poids de pot-de-vin, et observa la note qui portait la signature du Roi-berger. Elle n'aurait pu le prouver à quiconque, car on ne lui en aurait guère laissé l'occasion, mais elle reconnut le billet, à son filigrane et à la froissure de ses angles. Elle avait reçu, et repassé, et plié, et rangé le document qui, sur tout le pays de l'Arbre, valait ses cinq sceptres d'or. La Banque Rouge avait laissé le tampon de son institution sur le côté gauche mais la frange de droite était poinçonnée par Fort-le-fief et, selon sa valeur et son parcours, le billet avait transité par les halles Le-Tamis. Seul un riche marchand du Fort pouvait avoir dépensé cet argent.
Il s'agissait soit d'une terrible coïncidence – soit d'une menace. Le majordome, pourtant, n'avait pas semblé la reconnaître, ni paru hâtif d'informer le maître des lieux de leur entretien. Aucun cliché n'avait immortalisé son audience précipitée. Et s'il avait reçu cet argent de Rubric lui-même ? Il était possible qu'il ait entendu une description orale, ou vu une esquisse de son visage… Furieuse de se sentir si aisément manipulée par la maison des Glycines, Lys donna un coup de pied dans un lampadaire ; et lâcha un cri au passage. « C'est une réception qui se prépare, ma chère ! ». Il y aurait du monde, et du beau, ce soir-là, sur le domaine… D'éminents bourgeois. De vieilles oculies. S'ils étaient amenés à voir ce qu'elle-même avait vu, la veille, peut-être n'aurait-elle pas besoin de dénoncer quiconque… ? D'ailleurs, il valait probablement mieux laisser les nobles gens se punir entre eux… Elle, de son côté, avait un temple à passer au peigne fin. L'officier Cabot, Rubric et son majordome pouvaient bien essayer de l'y forcer, Lys ne comptait plus nettoyer le linge de personne. Et sûrement pas celui de ses propres tourmenteurs. Ce qu'elle voulait, c'était voguer, et découvrir le fief du seigneur de la Baie… Elle n'était pas plus un brin de lavande qu'une fleur de lys.
33. Le baron Du-Chenil
– Saviez-vous, cher Conseiller, que si toutes les baronnies décidaient d'unir leurs forces pour faire tomber le sceptre, elles seraient en supériorité face à l'armée royale ?
C'était une bien étrange question de la part d'Amalric.
Céorn le savait, sans nul doute ; et il savait une bonne part, à vrai dire, de tout ce qui constituait le territoire de l'Arbre. En près de quatre années au service du Roi, à la fonction de 1er Conseiller, le seigneur Du-Fort s'était creusé son trou et avait mené le bilan exhaustif des treize baronnies, et des colonies de l'Ouest, et de l'Entre-frontières, et des sentinelles affectés aux Braises et aux golems, dans le Septentrion. En outre, ses connaissances historiques étaient considérables ; il tenait le compte précis de chacune des armées, étudiait la mécanique de son artillerie et lisait les rouleaux de stratégies.
Cependant, l'information était d'une moindre pertinence. Amalric régnait sur douze territoires annexés en plus de sa propre maison citéenne : deux d'entre eux, Fort et Chenil, étaient tenus par ses propres cousins De-la-Cité. Aimon Le-Rouge, son Haut Juge, administrait la caste de magistrats qui dominait la Tour. Quant à la Garde et au Guet, elles étaient la charge du jeune Ronon. Les barons restants – Anton, les frères Gris-Bois, Olive De-la-Colline, Clodric Le-Rouge et bien sûr, le mutin du Pic – avaient juré allégeance au berger.
– Il faudrait, pour cela, que tout le pays se coalise contre la Bastide.
Amalric lui jeta un regard surpris.
– Et vous pensez que cela ne se peut ?
– Bien sûr que non, Majesté, murmura Céorn, étonné à son tour.
– J'envie votre optimisme…
Le Roi-berger, de nouveau, l'entretenait en privé, dans un Réverbère obscur. Et de nouveau, il contemplait la Cité.
– Mais je n'en possède aucun, reprit-il. Et de sombres pensées me sont venues en tête, ces jours-ci. Des réflexions désagréables. Me qualifierez-vous de fou, si je vous disais que je me sens épié… ?
– Je ne vous qualifierai de fou même si vous trouviez cent espions à vos portes. Comme mon Roi, je sais les dangers qui guettent la fédération. La Ville-de-fer est prête à tout.
– Je ne parle pas de l'Obtuse. Ses échafaudeurs ne m'effraient guère. J'ai quelques Titans d'excellente manufacture à leur faire parvenir, à l'occasion. D'ici là, j'ai un autre souci sur lequel me questionner…
Il agitait nonchalamment sa tasse de café au miel ; breuvage auquel il avait, à la longue, converti son Conseiller. Amalric évitait l'alcool le plus souvent ; même s'il ne rechignait pas, de temps à autres, à l'ingestion de quelque substance destinée à élargir son esprit et abreuver sa pensée.
– Soupçonnez-vous quelqu'un de votre maison, Majesté ?
– Tous, en vérité, murmura Amalric. C'est ainsi que je tiens la fédération en place : par la friabilité de leur serment ; et c'est ce qui me garde alerte. Qu'il soit dit – entre nous – que chacun de ces ministres, de ces valets et de ces sujets me hérisse le poil. C'est leur cupidité, mon bon cousin, et leur effort pour conserver le pouvoir qui les incite à obéir à mon commandement…
– Ne nous sommes pas alors, nous-mêmes, coupables de fomenter ?
Et Amalric le dévisagea de nouveau, et longtemps, sans se soucier de le gêner.
– Vos idées sont vastes, Conseiller, et belles aussi, souvent. Mais naïves. Et contraires à ma volonté, parfois. Pourtant, vous êtes toujours là, devant moi. Vous m'épaulez, et me laissez entendre vos avis. C'est pour cette raison, précisément, que je vous ai mis à mon service et m'en félicite déjà car en dépit de tout nos différends, vous m'avez été loyal… de bout en bout. Veillez à le rester (Céorn s'inclina machinalement).
– C'était une question stupide, Majesté.
– Non ; c'était une question dangereuse. Vos réformes sont bienvenues et votre conseil, d'un grand secours. Mais certaines de vos idées pourraient vous conduire là où je n'irai pas vous repêcher, malgré tous mes bons sentiments à votre égard… Ces porcs anoblis, ces truies voraces et leur marmaille, je les connais depuis toujours, et mieux que vous ! Ils se bâfrent à ma table et sifflent mes vins, piétinent les tapis et souillent le plancher, à chacune de leurs visites. De toutes les couleurs et de toutes les vanités… Selon vous, que faudrait-il faire ? Rendre les baronnies à leurs clans d'origine ? Offrir un Traité, à la façon Du-Pic, à tous les autres fiefs ? Se rallier aux gens-des-bois et à Lysa l'Obtuse ?
– Rien de tout cela, répliqua Céorn, ne me paraît de bonne augure.
– Vous avez bien raison.
Caressant sa lèvre d'un long doigt blafard, Amalric demanda soudain :
– Vous avez lu l'histoire d'Eberac, n'est-ce pas, monseigneur ?
– Bien sûr, Majesté.
– Faites m'en la synthèse.
– Le Roi Eberac a réunifié le pouvoir, lors du grand Égorgement. Il a brisé les rebelles et les séparatistes, et a redoré le blason de la fédération.
– Foutaises, répliqua doucement Amalric. Eberac était un vieux renard sadique, atteint de sénilité. Paranoïaque et avide de contrôle, comme beaucoup d'entre nous… Vous le savez très bien. Il a menti, triché, pillé pour reprendre l'Arbre. Fratricide, pots-de-vin, exécutions en pagaille et feu de tout bois. Vous savez qui écrit l'histoire, Céorn. Votre idée de l'utopie est un mirage. Même vous devriez rendre votre seigneurie ! Ne vous sentez-vous pas pourtant Du-Fort… ? Vous voyez. Personne n'a le sang pur… à part cet Anton, évidemment (le nom lui arracha une grimace). I se trouve néanmoins qu'Eberac a vu juste… C'est ce qui lui a permis de centraliser le pouvoir. De sa folie, trois siècles de notre dynastie ont émergés, sous la houlette du Suprême et son sceptre-berger.
– Dois-je prendre Eberac en exemple, Votre Majesté ?
Impatient, le souverain ignora l'insolence.
– Dites-moi ce que vous pensez de mon règne, 1er Conseiller. Et veillez à m'épargner les interminables flatteries…
– Sa Majesté compte-t-elle se jouer de moi ?
– Pas ce soir, cousin. Je vous ai demandé quelque chose. Que diriez-vous de ma façon de tenir la fédération ? Que feriez-vous à ma place, d'ailleurs, si vous aviez le pouvoir sur cette cité, et la vallée de Laine, et le reste de l'Arbre… ? S'il vous incombait la tâche de juger ma souveraineté, à la chambre des doléances… ? Qu'en serait-il ?
– Sa Majesté a toujours fait ce qu'elle a cru bon et juste (et Amalric l'interrompit de son soupir le plus interminable).
– Par le géant, cousin ! N'éteins-tu donc jamais cette manie, que tu as, à jouer les preux chevaliers… ? Je t'ai mis à ma table pour entendre tes idées ; y compris et surtout celles qui s'opposent aux miennes. Et je pensais bien avoir choisi le seul à ma cour capable de marcher et parler en même temps sans se mettre à saigner du nez… Tu vieillis. Ta verve s'est tarie… C'est grâce à elle, pourtant, que je ne t'ai eu en horreur, comme le reste des poules qui gigotent sous mes yeux à longueurs d'années !
– Mon Roi veut-il m'entendre dire que je n'approuve pas ses méthodes ?
– Ton Roi t'ordonne de parler.
Le tutoiement sévère jeta un froid entre les deux hommes. En se servant, ainsi qu'il en avait pris le coup de main, un verre ambré au bar étincelant, Céorn inspira son pesant d'air. Puis il déclara à Amalric, droit dans les yeux :
– À votre place, j'envisagerais une amnistie avec le pays d'Est.
– Nous y voilà enfin… Vous parlez. Pourtant, vous rougissez d'évoquer la paix qui vous paraît si salutaire. Dans le fond, vous savez ce qui tient la fédération unie… Et c'est son ennemi commun. Sans la haine, la pyramide s'écroule. Imaginez les fiefs indépendants, et la Cité, esseulée, morcelée, face aux baronnies séparatistes ? Il n'y a jamais eu autant de Moqueurs que depuis le repli de nos troupes, au retour de la 4e Tour. Et vous savez, mieux que quiconque, de quoi ils sont capables.
– Tous ne sont pas Moqueurs. Il y a de fidèles natifs.
– Votre volonté est admirable. Mais dépassée. L'Arbre est habité par des dizaines et des dizaines de milliers de moutons. Croyez-vous qu'ils sauraient traverser la prairie, sans un guide et un Pasteur… ? Croyez-vous qu'ils entretiendraient leur enclos, livrés à leur propre compte ? La dignité que vous voulez leur offrir les mènerait à la mort.
Il y eut un silence.
– Alors, voilà un point qui nous divise, répondit Céorn avec sincérité.
– Et vous en êtes convaincu. N'avez-vous pas veillé à cacher cette entrevue à notre bon Ami Franc… ?
Pour la première fois, Céorn perdit une bribe de son sang-froid :
– Je n'ai rien à cacher au Général, Votre Majesté ! Le commandant se doit d'être estimé, et respecté par ses collègues. Pour autant, et le géant m'en soit témoin, jamais je ne me suis rendu coupable de couardise !
Amalric afficha un air provocateur.
– Si un jour, vous veniez à régner, cher cousin – et ce jour, à vrai dire, pourrait bien se produire, à mon grand dam ; mais, peut-être, pour le plus grand bien –, il vous faudrait comprendre de quoi sont faits les hommes. Leur esprit et leur âme sont prisonniers de cette chair, mortelle, pourrissante… Vous, vous avez un grand cœur. Trop grand, peut-être, pour porter le sceptre. Si cela devait se produire… J'espère que vous ferez face.
Le convoi de Fidel fut annoncé à la frontière de sa baronnie avant d'apparaître à l'horizon, comme un buisson sec virevoltant au gré des brises. Céorn s'arrangea pour régler ses affaires, de manière à se libérer au plus vite. L'arrivée du baron du Chenil, le vivace Fidel De-la-Cité, fit grand bruit en capitale. Les citéens tiraient toujours une fête des visites seigneuriales, et en de pareils temps de malheur, ce fut d'une sombre célébration qu'ils l'accueillirent. Il y avait aussi ceux qui s'en méfiaient, et de Céorn, et du jeune Edric, et colportaient d'affreuses histoires sur l'implication des trois bleus de sang dans le régicide. D'après ces malappris, la lignée cousine du souverain resserrait les rangs pour s'emparer du sceptre… Céorn n'y accordait nulle attention. Qu'il soit en avance, en retard ou à l'heure pile, son cadet aurait attiré la suspicion tout pareil.
Un crépuscule rougeoyant bardé de vents tièdes tomba sur la Cité dès dix-neuf heures, et les milliers de lampes qui éclairaient le lac-de-la-bonne-fortune se mirent à luire d'un même éclat lorsque le chariot Du-Chenil parvint à la Passerelle de Dorcéus et gagna l'îlot artificiel. Comme à son habitude, Fidel ne s'embarrassait pas à appliquer les règles du protocole et débarqua au cul-de-la-Bastide sur une calèche à automate, avec deux officiers aux flancs et une horde de limiers sur ses talons. Son convoi bifurqua à la maison des Pluies pour s'engouffrer dans un passage voûté, sous la cour des houlettes, et se faufila sans tapage aux portes de la Loyale, en faisant planer un haut cerf-volant à la gueule écartée de son porte-drapeau.
L'escalier déroulait cent marches depuis la base de la Loyale, perchée sur ses trois pieds d'acier, jusqu'au sol dallé qui constituait le perron immédiat du château ; et où se pressaient des rédacteurs et des badauds, hommes, femmes et gamins surexcités à l'idée d'apercevoir le baron qui joignait les bancs de l'assemblée. La Loyale avalait le palier sous un préau de bois lustré et de marbre aux veines peinturlurées d'argent, si haut qu'il allait presque chatouiller l'Horloge éternelle de sa cadette en laissant passer l'air à travers huit pans de toiture enchâssés dans les arcades ouvertes de l'édifice comme une piste d'aéronef ; et c'est là que grimpèrent quatre à quatre les articulations stridentes du chariot fatigué pour se pétrifier enfin en crachant quelques dernières bouffées. L'étendard orné d'une empreinte de patte orangée disparut un instant sous les panaches de vapeur, alors que le chariot dépliait un marchepied et qu'apparaissait, de sa meilleure forme, le jeune et impétueux Fidel De-la-Cité. Leurs yeux étaient de la même teinte (de leur père) mais le sien avait quelque chose de tombant, avec un sourcil brun-roux foncé et une ride profonde au coin de l'orbite. Son nez plus rondelet se chaussait d'un bouc frais et auburn, piqué lui aussi de points grisonnants et sa lèvre supérieure charnue et gercée, telle une moustache de craie rose, laissait apparaître le sourire pointu d'un carnivore. Avec sa toison brune encore sauvage et des traits plus fins, constellés d'imperceptibles taches de son, Fidel n'avait rien à envier à l'apparat de son frère, et savait user de son regard percent et sa fossette rouquine à son avantage. Derrière lui se pressa sa chère et tendre épouse, l'élégante Alcestia née Le-Tailleur, qui arborait de longs cheveux blonds sur un visage pointu aux pommettes charnues ; si tôt suivie d'un laquais, d'une jeune nourrice autoritaire et de deux fillettes, l'une encore dans les langes, à la mine réjouie.
À la différence des citéens, qui portaient de la laine et du brocart, la famille du Chenil était vêtue d'un lin blanc d'œuf, dépourvu de perles et de soieries mais tissé à la main la plus délicate et la plus habile. Fidel s'en était constitué sa chemise, lisse et bien attachée à ses culottes légèrement bouffantes, et ajoutait à son gambison un plastron de saule gravé de motifs champêtres ; Alcestia en avait tiré une longue jupe à la jambe fendue, surmontée d'un corset brodé de lierre et d'écorces au reflet de bronze. Quant à la paire de bambins, elle était toute emmitouflée dans ses linges et ses voiles. Le baron, bien sûr, n'avait pas omis d'ajouter les épaulettes bleues de son clan, sa veste à lacets et ses gantelets, et son couvre-chef à plume de faisan. Sur l'ensemble détonnait un savant mélange de blanc et de vert, mais un vert très différent de l'émeraude De-la-Colline ; un vert foncé, terreux et tâché d'un roux de vieille citrouille.
Fidel fut immédiatement talonné par ses limiers qui soufflaient abondamment à leurs bottines, quand il rejoignit Céorn sur la piste. Il fut le seul, de sa petite troupe, à ne pas s'étonner de ne pas voir accourir toutes les hautes figures de la Cité pour les y accueillir ; et Alcestia fronçait les sourcils en jaugeant l'Escalier où n'officiaient que des membres de la garde. Céorn lui-même ne s'était paré que de l'uniforme de Conseiller et affichait la suie noire et rouge du Fort, comme Fidel arborait le vert et l'orange de son propre fief. C'était bien peu de choses, pour recevoir le seigneur de la 2e baronnie et ses trois trésors, qui n'avaient plus remis les pieds en Cité depuis un bout de temps.
Ils s'étreignirent de bon cœur.
– Tu as fait vite, mon frère. Je m'en veux de t'arracher au Chenil.
– Le Chenil se porte bien. J'ai apprécié le billet. Ravi que tu aies eu la bonne idée de me siffler ; même si j'avais déjà commencé le paquetage… ! Tu croyais que j'attendrai trois jours, pour parader en même temps que les autres au milieu des citéens ? Nous avons à parler, seuls, avant cette assemblée…
Alcestia, de haute stature et le regard intelligent, salua Céorn sans y mettre un effort ; et Fidel, avec un rire maussade, jeta son épouse dans les bras de son frère en se mêlant à la ruade. « Pas de manières entre nous ! C'est la famille ! » rugit-il soudain. Ce fut la première attitude inappropriée dont il fit la démonstration. La nourrice emmena alors les petites jusqu'à leur oncle. Céorn se rappelait de sa rencontre avec l'aînée, Aurore, copie conforme de sa mère âgée de sept étés, au minois bagarreur. Il n'avait pas encore découvert la frimousse auburn à tâches discrètes que la jeune Ambre, née deux hivers plus tôt, avait pris de Fidel. Chacune tripota la joue de Céorn avec curiosité. « Bonjour, chère nièce », murmura-t-il à la cadette.
En temps normal, le régent et seigneur Du-Fort aurait dû accueillir sa famille à cheval, accompagné d'un gouverneur ou d'un membre de son conseil ; avec une grande parade lumineuse pour entrée et sous un concert de luths, de harpes et de trompettes. Mais ce n'étaient pas des temps normaux. À la simple lueur des bulbes bleutés, il mena le baron et son clan à la passerelle qui conduisait aux corridors de la Loyale. Escortés par quinze hommes en alerte, décidés à ne plus voir tomber quiconque entre les murs de la forteresse, ils grimpèrent les nombreux étages de la Bastide. Alcestia et les petites furent amenées aux Chambres d'honneur de la Glorieuse, par-dessus l'éternelle, où se trouvaient les jardins d'agrément et les serres qu'affectionnaient les limiers. Une salle d'eau magnifique et un boudoir, façonné dans un chêne lisse ; une gouvernante, une secrétaire et un valet plantés aux coins de l'appartement ; et une toiture transparente qui filtrait la lumière nocturne en halo tamisé, pour laisser ces dames se requinquer du trajet. Fidel, lui, n'attendit pas pour emboîter le pas de son frère vers la Divine.
– D'ordinaire, aboya-t-il, j'aime à esquiver les drames de la Cité. Je n'ai jamais trouvé, à vrai dire, beaucoup plus d'intérêt aux intrigues de la cour qu'à la chasse au cor, l'art du papier ou la technique du cerf-volant. Oh, tu devrais t'acheter une maisonnette dans le Jardin, près du Vaillant ; ou au nord du Bouleau ; je t'y trouverai une cahute fleurie, et tout ce qu'il lui faut pour te contenter. Tu verrais le soleil, ces jours-ci, dans les collines et les marais ! Terre-sous-bois a l'air couverte de rouille. C'est presque plus admirable qu'au printemps. Toujours plus admirable que ce tas de briques, en tout cas…
L'alchimiste-en-chef, qui passait par là, entendit sa description de la Bastide. Deuxième faux-pas…
– Tu oublies, mon frère, que j'ai déjà délaissé une baronnie.
– Je le sais bien ! Et pourtant, cette forteresse-là, c'était ta seule femme.
Céorn souffla d'exaspération ; ce qui n'avait pas mis longtemps à arriver.
– Tu t'es empâté, dans tes sous-bois. Tu étais le plus fanfaron de nous tous, autrefois. Et maintenant, voilà que tu discutailles de la pluie et du beau temps…
– Oh, banal préambule ! chanta Fidel, en pénétrant le bureau du 1er Conseiller. Ce que je souhaite, c'est te convaincre de ne pas te laisser avaler par ta glorieuse Cité. D'après les dernières nouvelles, c'est l'hécatombe, à la 9e baronnie.
Tirant une chaise moelleuse à son côté, Céorn invita silencieusement Fidel à le rejoindre près des fenêtres. Celui-ci cessa ses airs enjoués et, retirant ses chausses, se mit à la page, les yeux fixés sur son aîné.
– Le cousin ?
– La version officielle est véridique. Égorgé dans sa chambre. Il savait.
– Et les Vingt-sept ? (Céorn cilla).
– Ils sont notre seule piste officielle, répondit le Conseiller.
Fidel s'étendit sur sa chaise, la nuque dévissée.
– Eh bien… C'est une page étrangement sombre dans l'histoire de l'Arbre. À qui penses-tu, maintenant ? Qui s'est chargé d'écourter le règne d'Amalric le terrible ?
– Je pense à tous à la fois.
– Moqueurs ? demanda spontanément Fidel.
Céorn pinça les lèvres, sans cesser de se triturer les mains.
– Non. Mais il y a eu quelques réactions, c'est vrai… Des… incendies, notamment.
– Alors, qui ? Un gredin de ta cour ?
– Toutes les théories publiques sont impensables. La préméditation aiguisée et la mise à exécution du plan relèvent du génie. Un malin génie, puissant et invisible… C'est ce qui m'a conduit à m'intéresser d'un peu plus près aux légendes Anciennes. La collection du Roi est considérable, et ses excursions furent nombreuses. Voilà pourquoi je pense que l'ennemi vient de l'extérieur…
–… de la Cité ?
– Du Continent. Des Pillards auraient pénétré la capitale.
Fidel accueillit la nouvelle par une mine franchement incrédule. Sa routine de baron méridional ne rencontrait pas souvent l'ombre des envahisseurs du nord.
– Des pirates ? Du Septentrion, ici ? Aucune chance. Comment auraient-ils pu passer les Racines et le Moulin, et s'engouffrer jusque-là, dans la suie et la vapeur, loin des océans et des glaciers ; et gros comme ils sont, et puants aussi, et aussi barbares qu'une bande de loups affamés… ?
– Et comment ont-ils pu égorger Amalric, enfermé seul dans son donjon, au sommet de la Bastide ? C'est la question qui m'obsède depuis deux jours…
Fidel parut seulement réaliser la gravité de la situation.
– Tu es bien sûr qu'il ne s'est pas agi d'un coup d'état ?
– Sans aucun doute.
– Je veux dire, de l'intérieur ; une vile tentative de prendre le sceptre… (il baissa le ton) de la part de notre chère tante. Ou de son neveu.
Céorn agita la tête d'un air lugubre.
– Le vieux chevalier Gyron est sur l'affaire… D'après lui, rien ne met en cause la reine-mère, ni le Haut Juge. À défaut de piste, je me suis tourné vers notre bon Doyen Véhan. L'archimaître en sait long sur les aventures du berger. Et je crois qu'il est en mesure de détenir quelques informations qui pourraient – je n'en suis pas encore sûr – innocenter le Prince Edric.
– Alors, tu ne le crois pas coupable ?
– Le crois-tu ?
Fidel hésita un peu.
– Le petit Ed n'a jamais été très… facile. Un sale caractère, et une grande gueule comme son père. Mais pas la même jugeote. N'aurait-il pu être influencé, de quelque façon que ce soit… ? Ces Vingt-sept n'ont-ils pas accepté de tuer l'Amalric, et de s'y laisser mourir aussi, pour s'élever en martyrs ?
– Influencé, j'en suis convaincu ; manipulé, poussé à croire à sa propre infamie. C'est ce qui est apparu des preuves collectées. Le Prince a été emmené par un mercenaire aux dons particuliers, informé par la Bastide, et certainement aidé, sur place, par quelque espion de longue date. Nous enquêtons sur le sujet.
Le baron Du-Chenil reprit de vive voix :
– Que dit Abastan de tout cela ?
– Il me supplie de te demander conseil.
Fidel esquissa un sourire. « Ah oui ? C'est bien vrai ? » marmonna-t-il. De son pas lent et misérable, Céorn gagna le pan de mur dérobé où tombaient les plantes fanées et en révéla le paquet serré, dont il tira si tôt la dague tronquée du Prince Edric. Amenant l'artefact à son cadet, il déposa l'arme sur la table basse, et attendit.
Enfin, après une minute de silence réfléchi, Fidel demanda :
– Le médaillon de Son Altesse ? (et Céorn hocha la tête).
Fidel s'empara délicatement du poignard, où suintait encore une trace de sang séché que Céorn avait pris soin de ne pas effacer, en soupesant son emballage.
– Tu l'as trouvé près d'Amalric ?
– Bien en place, à son côté.
Le silence reprit pour un instant encore et les cris de la nuit vinrent se mêler à leurs pensées conjointes. Grattouillant son menton auburn, Fidel s'amusa :
– Et on dit encore que c'est moi, le délinquant de la fratrie. Si j'en crois mes yeux, je suis peut-être le plus sage d'entre nous. Le-Chenil est un fief bien tranquille, comparé à vos donjons. D'Ulfric à Ed, en passant par Amalric, ils ont tous plongé comme il faut. Et toi, tu voles les preuves de l'assassinat. Eh bien ! Il me faudra des années pour me rattraper.
– Il n'est plus temps d'en rire, Fidel. À chaque seconde qui s'écoule, Edric s'éloigne et la dette du clan bleu enfle auprès de la Banque. Et j'ai quelques baillis qui veulent me coller leur misère sur le dos… Abastan est convaincu que tu sauras y faire. Aide-moi.
Fidel croisa les bras et, en jetant un coup d'œil absent à travers le carreau, lui répondit avec mesure :
– Qui sont ceux en qui tu as confiance, à la Bastide ?
La liste était courte.
– Gyron Du-Fort. Vernand De-Palme. Abastan. Et toi… (et après un instant de réflexion) ah ! Et mon valet, Hobaric. C'est sûrement le garçon le plus malin de ce château.
– Cela fait peu d'alliés. Notre cousin Ronon n'en fait donc pas partie ?
– Ronon est dangereux. Pas volontairement. Mais sa stupidité le perdra, ou nous perdra tous. Cela dépendra du destin (et Fidel acquiesça sans surprise).
– Alors, réunis ta fine équipe – y compris ton petit valet – et dis-leur, à chacun et d'une seule tirade, au même entretien, ce que tu viens de me révéler. Si tu es plus sûr de leur loyauté que tu n'étais certain de la tienne propre et pour ton Roi, dis-leur la vérité.
Sans douter de leur honneur, Céorn répugnait cependant à impliquer ses amis dans son mensonge ; surtout le jeune rouquin… Il avait eu bon espoir – candide, peut-être – d'en venir à bout seul.
– Ce n'est pas tout, murmura-t-il.
– Plus encore ? glapit Fidel.
De la poche de son gilet, Céorn sortit le billet noir qu'il avait réceptionné dans l'après-midi.
– « Je sais ce que tu as fait » ? lut Fidel à haute voix. Par le géant à l'épaule de bois… As-tu deviné l'identité de son auteur ?
– J'y ai songé.
– Du chantage, sûrement… ?
– J'en doute. Il n'est pas question de transaction. J'y vois une tentative d'intimidation, de la part d'une taupe bien tapie. J'ignore, pour être honnête, ce que la note entend par « ce que » j'ai fait, mais je suis sûr de n'avoir nul crime, ni outrage à dissimuler. À part, peut-être… (de sa main épaisse, il désigna la dague trouée) ceci.
– Quelqu'un t'auras vu t'en emparer, alors…
– Cela ne me paraît pas vraisemblable non plus. Je pense plutôt que l'arme a été utilisée ou consciemment déposée près de la dépouille du Roi, alors qu'elle aurait dû rester à sa place, chez l'héritier. Je pense qu'il fallait la trouver là et que j'ai mis à mal le plan de l'ennemi, en l'ôtant de la scène. Celui ou celle qui cherchait à accabler Edric n'a pas eu le temps de la voir réapparaître… Sinon, pourquoi ne pas m'accuser publiquement ? La taupe cherche à me déstabiliser. Mais elle n'en fera rien. Elle-même ne peut pas nier mon innocence sans se trahir.
– Tu garderas donc la dague pour toi ?
– Jusqu'à ce que le Doyen m'en révèle le sens premier.
Fidel fronça les sourcils.
– Et s'il n'y en avait pas ? S'il ne s'agissait que d'une lame ordinaire et assez tranchante pour égorger le Roi ?
Certainement pas, songea Céorn.
Amalric l'avait choisi pour sa droiture, et son bon cœur. En admettant qu'il ne se soit pas contenté de si banales vertus, le berger voulait soit qu'il découvre un secret, soit qu'il reste le seul à ne pas le percer. Tout ce que Céorn entreprenait pouvait tantôt honorer les mystérieuses volontés du berger, tantôt en trahir les espoirs : jeter Ed au Pénitencier, hors d'atteinte du Général ; céder un siège à la dame Rouge ; vilipender les baillis ; et dissimuler la dague tronquée de Son Altesse… L'arme lui ferait savoir si oui, ou non, il avait eu raison de faire confiance à son souverain.
Céorn rétorqua mollement :
– Amalric n'a jamais rien fait d'ordinaire.
Dubitatif, son frère se mit à maugréer :
– Tu vénérais ce pervers, depuis le jour de votre rencontre…
– J'obéissais aux ordres de mon Roi, répliqua Céorn. Toi, tu ne l'a jamais aimé.
– Amalric n'aimait personne…
– Il aimait Lisbeth, j'en suis sûr. Et Edric, à sa manière. Et il avait quelque affection pour sa mère, je pense bien ; malgré le temps…
Un ange délicat passa.
– Qu'as-tu à me dire de ton fief ? reprit poliment le 1er Conseiller.
– De ces dernier mois, que des merveilles… Mais un tourbillon s'est mis à secouer les marais, lundi dernier. Un mort, deux blessés et une cargaison qui ne remontera jamais des eaux. Depuis hier, une sale panique. J'ai tenu six procès de Moquerie, en personne. Deux d'entre eux ont vandalisé le temple. Un autre a tenté de gagner l'Ouest. Les nids se reconstituent peu à peu, et le régicide ne fera que les échauffer.
– Tu as dis que le Chenil se portait bien.
– Des broutilles. Je tiens les rangs. Et ton massif d'argent, alors ?
– Le Fort est bien gardé, répondit Céorn dans un souffle.
Il songea à la fille, jetée au Cénotaphe, dont leur précepteur lui avait parlé. Elle a sûrement joué avec le feu, elle aussi… L'Horloge de la Glorieuse sonna vingt-deux heures.
– Il me faut voir Abastan, déclara justement Fidel. Si je ne vais pas le saluer dès ce soir, le vieillard se chargera de me trouver (il reboutonna son veston). J'espère que tu nous accorderas l'honneur de ta présence, à mon épouse et à moi, demain, pour le déjeuner. On a pris, dans le paquetage, quelques pièces de gibier qui te redonneront de l'aplomb. Et je veux que tu connaisses tes nièces (il réajusta son chapeau à plume). Deux têtes de mules, comme on en fait plus !
34. La Fête des fanfares
Au bout de deux heures de route ininterrompue, Edric se sentit comme un peu plus confiant à bord du motocycle. Il accompagnait les virages sans hésiter à freiner un peu lorsque Du-Lavoir s'oubliait sur l'accélérateur ; mais le rouquin lui intima, dans le tube qui reliait leurs casques, de ne plus s'y employer jusqu'à ce qu'ils aient quitté la Cité et ses chemins tortueux. De Rive-Nord, ils roulèrent droit vers les Pics Est, qu'ils se hâtèrent de contourner pour se perdre dans la région des Plaines et là encore, Edric fut autorisé à participer à la conduite de l'engin sans risquer de provoquer une embardée ou un carambolage. Ses deux paumes gantées sur la portion de guidon, la capuche dans le vent, le garçon se concentrait sur les soubresauts du véhicule comme s'il était le seul à en tenir les commandes… La tâche estompait la fossette d'Accroche-Cœur qui flottait à tout moment devant ses yeux et donnait l'impression de le suivre depuis le ciel.
Le garçon ne cessait de tourner et retourner les dernières images qu'il avait de Tony. « C'est facile pour toi qui arpente la Cité comme un cabri sur les tuiles ! D'autres n'ont pas eu la chance d'être si bien munis, habitués à se battre et à grimper les échafaudages… ». Avait-il vraiment prononcé ces mots ? Avait-il eu le cran de reprocher à Des-Blés sa liberté ; lui qui n'avait connu que la solitude des allégeances secrètes…? S'était-il employé à faire la démonstration de son égoïsme, encore et encore ; jusqu'à ce qu'Accroche-Cœur lui soit finalement arraché ? « Les gens comme nous », disait Tony…
Midi avait passé depuis longtemps lorsque le motocycle quitta définitivement la vallée de Laine pour traverser les bosquets feuillus qui parsemaient la prairie, et les vignes jaunes, rouges et vertes qui occupaient les rives du lac La-Mare. C'était un chemin rural qu'Ed n'avait jamais emprunté, et qui épousait la forme des vallons et des collines pour serpenter entre les fiefs ; fort loin du Parcours des treize baronnies. Leurs livrets ne leur furent réclamés qu'au kiosque de Galhenn qui ne gaspillait pas de temps à la paperasse, et le motocycle, à l'arrêt, ne suscita qu'une curiosité momentanée à son expert mécanique. Il était déjà près de quinze heures lorsque Du-Lavoir se mit à longer la route inter-seigneuriale qui conduisait à la 4e baronnie, depuis le sentier couvert ; et à bonne distance du large chemin pavé. Aussi loin des Pics Est, la garde bleue paraissait disparue. Ed ne doutait pas qu'elle puisse l'y détromper à tout moment.
La borne routière qu'ils croisèrent – un gros bloc de granit, fendu et tortueux, à semi-enfoncé dans le ravin peuplé de nénuphars – n'affichait que d'étranges graphèmes gravés en caractères d'or sur une ligne du même éclat. Elle avait déjà disparu au virage lorsque Ed en saisit la nature et comprit qu'il s'agissait d'un segment de partition dont il était incapable de traduire les notes. Comme s'il avait perçu sa confusion à travers le tube pneumatique, Aiden lui expliqua dans un souffle : « Encore vingt temps avant d'arriver en Orgue. En battement de Paiden, ça signifie moins de huit milles à allure de fanfaron… ». « Vous connaissez le parler-fédéré, Du-Lavoir ? » soupira Edric. « Un peu plus de douze kilomètres », traduisit le musicien.
Il sembla que le paysage se transformait soudain et faisait muer ses collines en vergers plats et en amas d'arbousiers taillés avec soin par le hameau des Cristaux, cinq dômes de lave dure comme le roc, d'un gris acier où les pins et les oliviers étrangement vivaces continuaient à pulluler. Le soleil était grandi, de ce côté du territoire ; plus fort, et plus haut dans le ciel aussi, même à l'ouest couchant. Les brumes de la Cité laissaient la place à un miroitement léger, et à une fraîcheur boisée qui soufflait du Chenil… Ed se souvenait de ses leçons de géographie et de la distance qui séparait les fiefs. À peu près trois heures de plein galop, sur un bon étalon du Fort, auraient suffi au voyage (mais le véhicule était trop bruyant pour être utilisé à pleine puissance). Pourtant, la baronnie jouissait d'une température clémente, et de nombreuses floraisons tardives… comme si elle ne répondait pas aux mêmes lois que la vallée de Laine.
Ils ralentirent enfin l'allure, aux remparts du Bourg-de-l'Orgue.
– Là-bas, déclara Aiden dans le tube, en désignant une masse bleue et or, affalée au pied du mur d'enceinte à quelques centaines de pieds du chemin. Sur les rives de la Lampée. Il y a un portail que traverse la route du Lavoir. C'est là que j'ai pris le départ quand j'ai été enrôlé… Nous allons contourner le rempart et rejoindre la Fanfare…
– Pourquoi ? demanda aussitôt Edric.
– Le motocycle attirera trop l'attention, au Bourg. J'ai besoin de l'entreposer, avant de vous conduire en lieu sûr. Pour ça, il faudra retrouver la parade, qui fait tout le tour du fief, de La-Harpe à Bel-Orme en passant par Roitelet… Le convoi devrait avoir quitté La-Pince, à l'heure qu'il est. Il trouvera le Cirque et terminera sa course au Conservatoire… Ce sera le moment de s'en aller.
La Fête des fanfares n'était pas l'exclusivité du fief ; mais la baronnie-précieuse, telle qu'on l'appelait en Cité, avait vu naître le Cirque Allégresse dont il était la source, et bâtir sa réputation de meilleur spectacle du Continent : puces, chats et limiers du Chenil, bien sûr, parmi les races les plus futées ; aigles, paons albinos, colombelles à bec de feu et d'autres volatiles, rares et magnifiques ; chevaux de compétition (achetés partout, à l'exception du Fort qui ne jugeait la piste digne de ses étalons) ; et même de grosses poiscailles septentrionales, aussi laides que fascinantes. En-dehors du dressage de bêtes, le cirque disposait d'un cabinet de curiosités ; d'une flopée d'acrobates, de jongleurs et de ventriloques ; mais aussi d'un orchestre, à la renommée indépassable (dont l'origine populaire n'avait pas les faveurs classiques des archimaîtres du Conservatoire, mais qui avait su ravir le cœur de ses riverains). L'Orgue n'était pas l'unique baronnie dite d'esprit, en territoire fédéré, mais – à la différence de la Tour et du Rouet – elle était la seule à tirer tout son trésor de son expertise absolue. Le fief avait vu fleurir, dans la prairie et parmi les fourrés de la région, les plus grands musiciens de la dynastie. Ed, Prince et amateur de toutes sortes d'arts, avait souvent eu affaire à leurs équivalents contemporains et en particulier les luthistes, flûtistes et clavicordistes blindés de certificats pointilleux qui venaient fort volontiers présenter leurs œuvres à la cour. Lui-même n'avait jamais eu ni la discipline, ni le talent pour y persister ; et avait brisé les espoirs de sa bonne Yvia, qui grimaçait encore des heures après l'avoir entendu chanter. Il appréciait néanmoins la minutie et la créativité que nécessitaient pareilles inventions… Le fait que Du-Lavoir ait été élevé ici expliquait, en outre, beaucoup de sa rude excentricité… On disait de ces musiciens, souvent, qu'ils étaient plus étranges que leurs propres instruments. Les notes et les harmonies leurs auraient été inspirées du rossignol, du canard-paluchon et de la pincette dorée et les percussions, des avalanches de roc et du tonnerre… La plupart des citéens restaient indifférents à leur chauvine poésie ; tant qu'ils éduquaient, à chaque génération, quelques sensibles à écrire de nouvelles frasques, et qu'ils représentaient la fédération lorsqu'il s'agissait de cor de cavalerie, de cérémonies nationales ou de radiophonie.
L'immaculée Route des Fanfares ramenait son convoi (après une longue visite du fief) jusqu'à son point de départ, le Cirque Allégresse, où s'achevaient également les festivités. Toujours à belle distance du rempart crénelé, Aiden bifurqua vers le chemin où il se planta soudain sans retirer son casque, et attendit, l'index agité de soubresauts impatients. Edric l'imita, silencieux. Une minute plus tard et alors que le soleil encore chaud se mettait à caresser les Pics Est, le chahut de la fanfare apparut depuis le toit de la colline…. Mais il était bien différent des célébrations habituelles. Lors de sa première visite, à cinq ans, l'héritier avait été émerveillé par une arène de motocyclistes montée sur roues ; une aéronaute – plutôt une trapéziste, en fait – à ailes en lamelles d'étain, qui bondissait d'un char au suivant ; et une contorsionniste probablement masochiste… La fois suivante, à huit ans, il s'était trouvé bouleversé par un costume de lapin géant vêtu d'une redingote et couvert de montres, qui hantait toujours ses songes. La procession semblait beaucoup moins riante, cette année.
Régicide oblige, l'événement avait pris la couleur du deuil, mais la fanfare ne demeurait pas moins inévitable. En tout autre fief, une pareille démonstration aurait à coup sûr déclenché un scandale. À l'Orgue, il était très important de célébrer les dates en jouant de l'aube au crépuscule les jours de fête, équinoxes et anniversaires célèbres – décès compris. Mais c'était la première fois qu'Edric assistait à un défilé automnal, et les nuances rousses et ocres de la colline apportaient une touche de douceur solennelle à l'ensemble. Un flot de blanc, décliné en teintes d'œuf, de lait et de gris cendré noyait le sentier plus clair encore tandis que quelques bulbes phosphorescents piquaient la toile de pigments contradictoires. Edric, le temps d'un battement de cœur, crut y voir les anonymes de l'ordre Noyeur. Mais c'était bien des musiciens, perchés sur une dizaine de chars lumineux, à brides ou à vapeur, fleuris et parés d'offrandes. Il aperçut un danseur de feu qui claquait son fouet en répandant de hautes gerbes de braises, une ribambelle d'automates et sans surprise, les effigies du Dieu-berger (ou d'Amalric en personne). Pour clore la parade, un cheval de fer, et son cavalier qui portait le blason tranché du fief : deux colonnes blanches, brodées sur un ciel azur et un sol de sauge.
Avec un douloureux pincement au cœur, Ed pensa à Tony, comme si l'étrange événement lui tenait lieu de funérailles. Des-Blés aurait-il voulu de pareilles obsèques ? Il aurait voulu vivre, plutôt…
– On va se glisser là-dedans, chuchota Du-Lavoir (avant de faire rouler le motocycle sur la pente légère qui creusait le sentier, pour se positionner sous un petit pont de pierre ; désuet depuis que sa rivière s'était changée en fosse à mauvaises herbes).
Au milieu du cortège, un bonhomme perché sur échasses agitait un fumigène qui répandait quelques volutes turquoises, oranges et émeraudes, accueillies en dômes de couleurs poussiéreux plus arrière, telle une multitude de voiles gonflées par un vent épicé. Les chanteurs, évanouis dans le brouillard, résonnaient encore en un unisson brisé par quelques échos disparates et d'autres mélodies plus légères. Trois soufflets fantomatiques accompagnaient le chœur qui se répandait par les airs jusqu'au bourg… Quand les musiciens eurent quitté la colline, la lune fut découverte et toute la fanfare se mit à briller d'un éclat phosphorescent, comme une méduse de la Baie, en envoyant derrière elle un nuage de lucioles artificielles. La procession arpentait le chemin seule, alors qu'à l'habitude, les habitants de Bel-Orme, La-Pince et Roitelet suivaient les chars jusqu'au cirque.
– Il va falloir se mêler aux circassiens, déclara Aiden ; et, la mine basse, il fouilla son octoluth avec acharnement (cette fois, Edric eut le temps de le voir faire et essaya, tant bien que mal, de glaner le code qui verrouillait l'instrument – en vain).
D'une main gantée, Aiden exhiba le masque blanc de l'ordre Noyeur. Edric se décomposa sur-le-champ.
– C'est une plaisanterie ?
– Regardez-les ! maugréa le musicien. Vous avez une meilleure idée ?
Force était de constater qu'ils étaient nombreux à porter parures, cagoules et voiles de satin, de soie et de laine. Ed grimaça en songeant au masque de Tony, au fond de son propre sac. Pour une raison qu'il avait du mal à se figurer, déballer cette partie de lui et s'en servir pour couvrir sa caboche lui paraissait odieux et ridicule. Mais il n'avait rien d'autre à proposer et, les pensées fixées sur le Commodore assassin, se fit à l'idée de mauvaise grâce. Quand il eut déplié l'étrange effet à la texture de liège et de cuir, il s'aperçut qu'il ne se constituait pas que d'étoffe et de ficelle… Dans la face intérieure, une ossature d'acier rembourrée dessinait le contour du visage, et sa paire de globes concaves semblaient servir de loupes noxiculaires. Deux attaches solides, au niveau des oreilles, émirent un clic sonore quand il les ferma. Au poids de l'appareil, Ed comprit qu'il s'agissait plutôt d'un casque de guerre que d'une simple capuche.
Aiden, à son côté, ne cessait de gambiller. De son bras musculeux, il alluma la mèche d'un bâton de fumigène violet qui se mit à crépiter dans la brise infiltrée sous le ponceau. Edric, de plus en plus habitué aux facéties du rouquin patibulaire, ne posa pas de question mais contempla la colonne de fumée mauve avec un certain agacement. La minute suivante, il avait mis le bâton en terre pour en étouffer le crachotement, quand la foule compacte et synchronisée fut parvenue près du pont. Du-Lavoir donna un coup d'accélérateur qui les propulsa au milieu du convoi ; et en un clin d'œil, ils firent partie intégrante de la fanfare d'automne. À gauche du motocycle, une araignée vapomotrice se baladait en faisant bondir vite et loin son conducteur, à chacun de ses larges sauts. À droite, une locomotive factice bardée de cheminées laissait sur le sol les traces de sa combustion blanchie par une transmutation quelconque. Devant et derrière, deux gros chars à franges de soie étaient tractés par quelques canassons vigoureux, en jetant vers le ciel de grandes bulles de savon étincelantes qui semblaient ne jamais éclater.
Une nouvelle borne routière annonça la « BARONNIE-PRÉCIEUSE DE-L'ORGUE, et son EXTRAORDINAIRE CONSERVATOIRE-FÉDÉRÉ » lorsque le convoi approcha enfin des remparts du bourg, et Du-Lavoir donna quelques coups d'accélérateur bien sentis à l'adresse du char qui les précédait. L'engin lumineux se mit aussitôt à rugir et l'un de ses volets, à l'arrière, souleva un pan peinturluré de la remorque. Alors qu'un nouvel essaim de lucioles parcourait la fanfare, suivi d'un panache de fumée de plus en plus suffocante, Du-Lavoir fit bondir le motocycle à l'intérieur du char, et laissa la portière dérobée se refermer sur eux pour les plonger dans l'obscurité. Une terrible odeur de soufre emplissait l'espace et Edric retira le masque dans lequel il suait déjà.
– Bellevin La-Cohorte n'est-il pas le bienvenu en baronnie-précieuse ?
– Les livrets ne seront d'aucune utilité à l'entrée du chef-lieu… Pas par les temps qui courent, répondit le rouquin.
– La mort du Roi, vous voulez dire ?
– Entre autres choses. Les seigneuries se méfient de plus en plus…
Sans plus de précision, il alluma le gros bulbe bleu qui se balançait au plafond ; quinze pouces trop bas pour Aiden qui alla accroupi de l'autre côté de la remorque, et se mit à scruter à travers un interstice béant de la carrosserie déboulonnée par le long voyage. Il dénicha un miroir de sa poche et installa l'objet dans un angle propice à ses observations, les sourcils froncés (comme il les avait, Ed l'avait noté, quand il était plus inquiet qu'il ne voulait le laisser savoir).
– Vous n'avez pas confiance, déclara Ed, et le rouquin lui jeta un regard sévère.
– Je sais ce que je fais.
– Alors, qu'est-ce qui vous rend si nerveux ?
Aiden resta impassible, toujours occupé à son minuscule miroir. Beltom avait le même… J'imagine que j'en trouverai un similaire dans la trousse de Tony. Il est utile d'espionner ses arrières, quand on passe sa vie à mentir et à conspirer…
– Combien avez-vous payé ces passeurs ?
– Pas un sou, grommela Du-Lavoir, l'œil fixe, en s'envoyant une unique rasade de piété entre deux fouilles de ses poches. Je ne connais pas ces types… Ce n'est pas à moi qu'ils sont loyaux ; mais je sais à quoi ils sont dévoués, et plus que tout…
Ed eut besoin d'un instant pour lier les informations entre elles ; et son visage s'éclaira d'une lueur froide et vorace.
– Ce sont des Noyeurs ? murmura-t-il.
Aiden haussa des épaules nonchalantes.
– Vous n'avez pas cessé d'y prendre part ? gronda Edric. Voilà trois jours que l'ennemi me traque ; et que ces anonymes maudits me cherchent à chaque recoin du pays ! Tony lui-même n'était qu'un pion dans leur réseau… et un foutu menteur, par ailleurs ! (Bien sûr, il s'efforçait de croire à ses propres mots ; comme si blâmer Tony le rendait moins digne d'être aimé). Ils ont failli me mettre la main dessus, et pour de bon, à la nécropole ! Et ils vous savent en fuite ! Je croyais en fait qu'il vous incombait de me protéger, par monts et par vaux, en dépit de vos secrets ? C'est à moi, finalement, de vous enseigner la précaution ? Vous ne pouvez arpenter les baronnies sous mille identités… ! Déserteur, et criminel, et vagabond ; un jour où l'autre, tout ça finira par vous rattraper !
Ed ne sut pas si sa rancœur lui venait des attitudes d'Aiden ou du mensonge qui l'avait lié à Accroche-Cœur pendant près de six années, mais il maintint le ton :
– C'est donc ça, que vous êtes allé faire à l'aube ? Vous avez missionné un comparse ?
– J'ai falsifié l'ordonnance d'un membre-instructeur. L'exécutant ne saura jamais qui il a fait passer dans le bourg. Il se contentera d'obéir. C'est sa mission.
– Comment a-t-il mis la main sur ce char ?
– La remorque sert au trafic de feux d'artifices, répondit-il et Ed s'en aperçut soudain, la pestilentielle odeur de soufre émanait du plancher.
– Vous êtes complètement malade, déclara-t-il. Et si on prenait feu ?
– Ne soyez pas idiot.
– Idiot ? Je croyais qu'on entrerait par la grande porte, en plein air, avec deux livrets de droits ! Vous saviez que des Noyeurs avaient investi cette fanfare, et vous vouliez me faire porter ce masque blanc dès le départ, n'est-ce pas… ? Vous avez mené votre plan à bien, en me laissant croire que j'y avais le choix. Vous n'avez pas un instant cessé de me manipuler pour…
– Silence ! ordonna Du-Lavoir.
– Ben voyons.
Le convoi passait enfin les colonnades immenses du Bourg-de-l'Orgue, et toute la fanfare fut enregistrée sous une même immatriculation en pénétrant le chef-lieu. Ed se pétrifia, accroché à son propre interstice, alors qu'il sentait sa température grimper en flèche… Une vaste foule de riverains âgés et élégants se joignait aux harmonies de la parade en jetant de part et d'autre de la chaussée quelques notes de cuivre, de soufflet et de harpe improvisées. Les demeures du quartier, alignées au-dessus du trottoir large et truffé de sculptures végétales, semblaient plus humbles que les résidences citéennes auxquelles le garçon était habitué, mais elles n'hésitaient pas à s'arborer de tourelles à l'ancienne mode, de kiosques haut-perchés et de flèches d'ocre typiques de la capitale. Les étages s'empilaient en couches bleu nuit, rosâtres et émeraudes sur des barrières rondes comme l'œil ; où quelques oiseaux de nuit picoraient le grain épars des jardins soigneusement entretenus. Encore une fois, les bulbes furent légions, et Edric supposa qu'ils servaient de décoration à la fanfare et qu'ils disparaîtraient le matin venu.
L'Orgue (qu'on disait construit un peu moins de mille ans plus tôt, tout autour du légendaire atelier de l'Oiseau-lyre) prenait son nom de l'instrument titanesque dont se vantaient ses habitants, et qui constituait, à lui seul, une bonne part de son bourg ; à la manière d'un château-fort. Le clavier de l'orgue lui-même, et ses tubes de cent pieds de long, restait cloîtré au sommet du Conservatoire : l'école de musique la plus prisée et la plus chère du Continent. Le directeur du Conservatoire, d'ailleurs, jouait le rôle de chef d'orchestre en la présence du Roi-berger, lors des cérémonies officielles.
– Préparez-vous à descendre, murmura Du-Lavoir (et Ed approcha de la portière). Non ! Par là, ajouta-t-il en désignant le plancher. Il y a une trappe qui permet de faire entrer et sortir la cargaison embarrassante…
Le garçon fureta entre les lames du parquet et aperçut les caisses ficelées qui tremblaient au fond du compartiment secret, empilées dans les angles, pendant que le rouquin se couvrait de son foulard.
– Et votre engin ?
– Il subira la fouille comme propriété du cirque, puis il sera conduit à destination. Vous et moi le retrouverons à pied, par des chemins plus tranquilles… Allez-y, maintenant !
Il n'avait pas contesté plus encore que Du-Lavoir le poussait à travers le sol, là où le plancher s'éventrait en deux pans comme une porte horizontale ; et tous deux se mirent à rouler dans une terre humide et parfumée, près d'une bifurcation aux grands boulevards plantés en étoile. Dans les concerts de versets et de chants populaires qui se déversaient de la fanfare, personne ne croisa l'ombre des deux fugitifs qui rampèrent sous le porche d'un tailleur pour se laisser choir dans le caniveau… Le chapeau bien en place, les yeux plissés dans une attention perpétuelle, Du-Lavoir le conduisit de son pas vif à travers le dédale de rues endeuillées et Ed s'acharna à suivre l'allure.
Bourg-de-l'Orgue était lié à la capitale par la route du Lavoir où Aiden avait vu le jour (sous un nom répandu et ancré dans la région). La Lampée bordait le coin nord-ouest du rempart où guettaient les soldats-trompettiers, telles des mouches vertes sur une tranche de viande mordue par la baie, en donnant accès au quartier populaire de la ville. Au sud, par la porte qu'ils avaient emprunté en gagnant le chef-lieu, le quartier du Parterre accueillait le Cirque Allégresse, et le plus gros de la communauté organiste. Dans la courbe que dessinait la ville, en ouest, on voyait la Grande Corde et, plein nord, de l'autre côté de la boucle, le Luth fortifié. Edric connaissait les lieux (mieux que La-Forge ou les Racines, en tout cas) et savait que les beaux quartiers s'articulaient autour du Conservatoire, sur une immense place de la Corde qu'on appelait l'Antichambre. Les cinq zones étaient fermées par de hautes palissades à colonnes de granit et le Cirque Allégresse (sous un chapiteau de métal vaste comme le faubourg bleu) resplendissait à la lueur de la lune, avec ses arêtes d'argent et ses drapeaux levés aux vents. Mais Du-Lavoir et lui s'en éloignèrent aussitôt, en se précipitant vers le nord, au plus près de la maison-forte.
Le fief était soumis à sa Cité depuis sa fondation. L'Orgue avait été annexée 4e baronnie de la fédération lors du règne de Modric, et avait perpétué son expertise de l'industrie musicale sous la houlette des De-L'Orgue, des Bel-Orme et des De-la-Harpe jusqu'à ce que la région soit définitivement mise à disposition des apanages. On ne trouvait désormais plus aucun De-L'Orgue de souche, à part la branche cousine de Madame Frisson Suborgue qui s'en était allée dépérir en pays d'Ouest. Le baron Gris-Bois tenait désormais la seigneurie, selon la loi de son assemblée, et rendait visite à la cour chaque fois que son confrère, le bailli gris, le sommait à sa table. Le reste de sa fonction, il l'exécutait depuis sa maison-forte, enfermée derrière la palissade au centre de la ville, qui jouxtait le Lavoir, le Luth, le Parterre et la Grande Corde de tous côtés. À l'Antichambre (parées de joailliers et d'opéras à la devanture lumineuse) se trouvaient les portes du Conservatoire que le Boyau, une artère indépendante et fortifiée, reliait à la place de la maison. Sur les cartes, l'institution de l'Orgue ressemblait au nerf central dans une belle pièce de boucherie.
Edric appréciait peu les charmes du seigneur De-L'Orgue : Rory Gris-Bois, de la branche grise de la capitale. En réalité, il n'appréciait aucun baron, par nature et par principe… D'abord, parce qu'il avait grandi au contact d'un Roi-berger aux élans un tantinet tyranniques (et Amalric, qui ne jasait jamais pour le plaisir, s'était laissé aller à casser du sucre sur le dos de chacun des barons). Ensuite, parce qu'ils étaient à la fois bannerets du clan bleu – en versant dans la cajolerie –, et chefs de leur propre terre, ce qui les gonflait d'un orgueil à peine supportable. Enfin, il répugnait à discuter avec les politiques, qu'ils soient rachitiques et fatigués, comme cet Allistaire, l'aîné de Rory ; ou aussi athlétiques que le fier Clodric Le-Rouge. D'ailleurs, il avait rencontré le seigneur de chaque fief et s'était senti source de déception. Un peu comme si l'on attendait du fils d'Amalric qu'il soit extraordinaire à son tour…
Les bâtisses se changèrent en hautes pointes, blanches et noires, carrelées aux fenêtres circulaires. Des pics de tuile pourpre et des globes translucides, taillés dans les Cristaux, couvrirent soudain les toits et les colonnes pendant que les fugitifs passaient du Parterre au Lavoir. L'attitude d'Aiden sembla changer automatiquement et de façon quasi-insouciante. Sa carrure parut moins imposante et sa démarche moins nerveuse alors qu'il se faufilait sur la place entravée par un amas de maisonnettes vieillottes, en brique d'argile, ouvertes sur la rue par de petites arches avachies. Une jolie fontaine hexagonale, occupée par le buste du baron Adrian L'Archet (fauché depuis longtemps) se trouvait au centre de la place ; et Aiden lui jeta un bref regard machinal, celui d'une habitude d'autrefois, en contournant le bassin orné de tournesols fatigués. Une grande brasserie de village qui semblait être le cœur du quartier étalait ses tablées et quelques tonneaux sur le trottoir, tandis que les bicycles nocturnes fusaient sur la chaussée sans s'annoncer. Aucune trace d'un train, d'une gare ou du moindre fiacre à vapeur dans un coin pareil… L'hémicycle nord de la place grimpait sur une pente raide, et le fossé dont on avait excavée la rue surélevait le fameux Lavoir au-dessus des toits : Ed vit qu'Aiden ne pouvait réprimer un sourire – ou plutôt, un rictus mélancolique, accompagné par le froncement de sourcils d'un esprit soucieux. Il se porta spontanément vers le couple de hérons sereins qui se baladait dans l'abreuvoir. Depuis le moulin, totalement obsolète, Ed perçut le chant des crapauds à babille, comme on n'en trouvait qu'au fief. Les bancs et l'étendoir de fer encerclaient le préau (couvert de mousse et de nids d'oiseaux) dont la lueur artificielle émanait de lampadaires suspendus à la poutre principale. C'était assez étrange (du moins, il le songea) que personne ne lui ai jamais montré l'endroit.
Quelques soûlards jouaient d'un luth aux harmonies plus ou moins heureuses à la plus grande table de la brasserie, vingt pieds derrière eux.
– Ça vous fait quelque chose, hein ?
Du-Lavoir ne répondit rien, alors qu'un vol de flamants roses traversait le ciel en effleurant le sommet du préau.
– Il faut continuer, reprit-il, la voix faible. Par ici…
À peine se fut-il écarté du Lavoir qu'Aiden reprit ses airs inquisiteurs. Menant Edric dans la rue plus étroite qui grimpait la pente dallée, il se raidit à l'approche d'un homme trapu emmitouflé dans un pardessus ciré, sur le trottoir opposé. Puis ce furent les deux jouvencelles, visiblement rentrées de la fanfare elles aussi, qui s'attirèrent son œil suspicieux. Ed sentit l'entourloupe.
– Je croyais que vous ne craigniez pas de voir le… pirate débarquer en Orgue ?
– C'était la vérité. Un cyclofourche ne passerait même pas la grande porte. Il détruirait la moitié du bourg en entrant.
Soudain, une salve d'applaudissements différés s'éleva dans les airs, venue des allées du Parterre, de l'autre côté de la palissade ; plusieurs pétards fendirent le ciel et enfin, une mélodie grave, douce mais terrible, qui s'accompagna de tambours et de lyre cristalline. « C'est la fin de la fanfare », souffla Du-Lavoir. « Ils chantent la levée… ».
Cet hommage, il était pour Amalric, Edric le savait. Du-Lavoir le conduisit dans une rue perpendiculaire, qui se terminait par une impasse cossue et fleurie à outrance, avec pour seule issue sur la terre ferme une allée couverte qui y reliait la rue voisine (à condition de pas piloter d'engin plus large qu'un homme). Quatre tourelles de fer, plus laides mais plus solides que les baraques avachies, prenaient leur base contre le mur d'enceinte et allaient côtoyer les bas nuages en portant leurs cabines aux sommets du Lavoir. Aiden parut anxieux de nouveau lorsqu'il chuchota :
– Avancez. Grimpez la tour. Ne me suivez pas. Ne vous retournez pas.
En d'autres temps, hélas, Edric se serait offusqué de l'usage de l'impératif, et il aurait questionné le pourquoi du comment de cet ordre. Il était, désormais, au fait des dernières tendances citéennes, et presque passé apprenti dans l'ordre Noyeur qui avait tant cherché à le détruire. A présent que Tony était tombé, il prenait les indications du déserteur très au sérieux… Ed sentit son estomac se contorsionner à son tour alors qu'il accélérait la cadence sans un regard en arrière (s'efforçant de ne pas courir) et il gravit quatre à quatre la volée de marches qui épousait le mur au fond de l'impasse. Là, enfin, il s'autorisa un coup d'œil en contrebas et vit la bande de dandys élégants qui se précipitait à la rencontre du rouquin. Du-Lavoir ne ralentit pas, et arpenta l'impasse de sa démarche penaude jusqu'à ce qu'il soit totalement encerclé par six bonhommes aux habits pompeux, armés de masses, de fouets et de chaînes à pics de fer.
Le plus assuré d'entre eux, blond comme l'or et pâle comme un fantôme, deux mains gantées sur sa batte, leva l'arme au pif du musicien.
– Je t'avais prévenu, déclara-t-il, que je te tomberai dessus, Aiden, si tu revenais dans le coin… Je savais que tu serais de retour au Lavoir, un jour où l'autre…
– Jaborn, répondit doucement Du-Lavoir, si bas qu'Edric devina ses paroles à ses lèvres. Je ne pensais pas te revoir. Ça fait… quoi ? Huit ans ? Tu es en grande forme…
– Ferme-là ! grogna l'autre. Aucune envie de t'entendre bavasser, pas vrai, les gars ?
Ses acolytes ressemèrent l'étau sur le musicien.
– Tu t'es cru malin, j'en suis certain, reprit l'organiste courroucé. Mais ton petit tour de passe-passe ne restera pas impuni. Tu t'es fait plus de dix sceptres d'or, et sur mon dos, par-dessus le marché !
– Je suis navré, répliqua Aiden, sans ironie. Je te rendrai tes sceptres, Jab, c'est promis… Mais pas aujourd'hui. J'ai une course beaucoup plus urgente à faire…
Edric se tapit dans l'ombre, à son balcon. Ce ne sont pas des brigands, songea-t-il, détaillant leurs parures onéreuses et le port malhabile de leurs armes. Du-Lavoir ne les craignait pas… L'un d'eux, plus grand et plus mince que son meneur, se mit à fureter dans le dos d'Aiden qui lui parla comme à un vieil ami :
– Salut, Oden. Toi non plus, tu n'as pas changé. À part ce galon, sur ton épaule… Soldat-trompettier de l'Orgue, hein ? Joli plan de retraite… Tu as choisi ton moment pour faire l'armée. Les choses ne vont pas tarder à se compliquer.
Jaborn agita sa batte au visage d'Aiden.
– Je veux mes sceptres, plus les intérêts. Tu vas venir avec nous, dès le matin, au guichet le plus proche, tu entends ?
– Et passer la nuit avec toi… ? s'étonna Du-Lavoir. Sans façon.
Pour une fois, Edric vit le coup venir avant le musicien, qui n'avait pas semblé prendre très au sérieux la menace de son accointance, et Jaborn jeta la batte en travers de son visage. Le rictus d'Aiden disparut alors qu'il recevait le coup dans la mâchoire et il se mit à osciller sur les pavés, sonné. Ed serra les dents, le cœur battant, en regardant le dénommé Oden enfoncer sa lame de poche dans le mollet qu'il put atteindre… Aiden laissa échapper un cri de douleur stupéfaite, roula au sol et se redressa d'un air rageur, à quelques pieds de son assaillant interdit. Il retira vivement son manteau qu'il balança dans les feuilles mortes, et se mit à charger les poings, roulant des épaules en soufflant comme un taureau furieux. Jaborn et ses sbires ne se firent pas prier pour reculer vers l'allée, sans baisser les armes cependant… et Oden fut le premier à tomber sous le coup de masse que les phalanges du rouquin abattirent à sa tempe.
Edric se recroquevilla, intimidé. Ça n'était pas la première fois du déserteur… Il espérait que ça ne soit pas sa dernière.
Le tapage fut brutalement étouffé par un vapomoteur capricieux, et l'impasse bouchée par une ombre rectangulaire qui couvrit Aiden et ses rivaux. Le char venait de s'engager dans la rue, mais il avait éteint ses globes et ses guirlandes ; et son idole, en état d'arrêt, ne ressemblait plus qu'à un horrible épouvantail. La porte, à l'arrière de la remorque, déroula une rampe et le motocycle rutilant glissa sur les dalles, tandis que le cocher au visage masqué s'extirpait de l'habitacle… Même privé d'expression, il parut étonné. Jaborn cracha ses ordres : et trois de ses types lui tombèrent dessus dans la foulée.
– Un L'Archet authentique, n'est-ce pas, Du-Lavoir ? lança le chef en désignant le gros motocycle. Ça, ça vaut plus que dix sceptres d'or… Là, on est quittes !
Et il leva sa batte une nouvelle fois. Aiden bondit et lui décocha un grand coup de pied au thorax qui le jeta à terre. Dans un premier temps, il domina la rixe, de ses poings massifs et de sa formidable rapidité. Puis, lorsqu'il eut reçu quelques coups de fouet hurleur à travers le flanc (et alors que son mollet ruisselait), le grand nombre de ses adversaires prit le dessus. Edric se mit à trépigner… Comme Tony, le rouquin allait tomber sous ses yeux.
Aiden Du-Lavoir – qui avait soigneusement préparé l'escapade de sa vie – était pris de court par son passé ; et, loin de tout Commodore aux dons surnaturels, loin de la Cité ou de ses instructeurs anonymes, fut mis à terre par une meute de rancuniers. Edric le regarda cracher une molaire sur le pavé. Il faut faire quelque chose. Les membres tremblants, incapable de contenir la frénésie de son palpitant, il plongea dans la besace d'Accroche-Cœur et y trouva les stylets sans garde qui étincelaient dans leur écrin. Allez ! Mais son corps refusa de lui obéir. La bande ne s'embarrasserait pas de lui. S'ils ne le laissaient pas pour mort, à l'instar de son gardien , ils le livreraient à la Bastide… Pourtant, il songeait à Tony – et à Codric Des-Anses, à sa bonne Yvia, et à Amalric qui l'avaient vu comme ce qu'il était : un trouillard et un lâche. Alors, il saisit les dagues effilées. Ce faisant, il trouva, surpris, une fine arbalète de poing montée sur un canon pas plus gros qu'un briquet et son long rouleau de fléchettes à pointe d'acier, agrafé à la doublure de la poche. Pendant qu'il se laissait hésiter, Aiden lâcha un nouveau gémissement de douleur, arraché à l'estomac.
Le garçon, depuis son balcon ténébreux, chargea le fût, banda l'arbalète et se mit à viser la jambe du bonhomme le plus enjoué à la castagne ; soucieux de délivrer le rouquin de ses bourreaux, mais presque plus attentif à ne pas tuer le pauvre hère, et dans ses tremblements, toucha la cuisse potelée. S'il rugit de douleur, le type continua de ruer Aiden de coups de talon. Ed arma encore. Sa deuxième cible vrilla en jurant de toute la force de sa voix. Le garçon lança vite un troisième carreau qui alla frapper les dalles, à bonne distance de ses ennemis. Merde ! Aiden, l'œil enflé et la lèvre fendue, se tenait la hanche à deux mains, poisseuses de sang. Pas plus gros qu'un briquet… Un briquet, il y en avait un, dans le sac ; mais pas d'huile, pas de mèche à confectionner, et rien à enfoncer dans la cage torsadée qui n'aurait tenu aucune étoffe hors du vent… Hormis quelques pétards-poivrés, que Tony avait confectionné. C'est du suicide. Edric attrapa une capsule empaquetée de feuillet, introduisit le pétard dans la panse de sa flèche, et enflamma l'extrémité de son projectile. Une seconde plus tard, les paupières mi-closes et le souffle haletant, il tirait le carreau en direction du char.
La traînée de fumée crépitante qui traversa les airs depuis les balcons attrapa la curiosité des malotrus, Aiden roula sur le sol, et tous contemplèrent un bref instant la carrosserie percée d'un point rougeoyant… Puis, dans une déflagration, la remorque bondit sur ses roues et explosa en plein vol, comme si un géant l'avait écartelé de ses poings destructeurs. Le souffle jeta les organistes à terre et le Noyeur en profita pour filer dans l'allée couverte. L'un des types se mit à ramper sur les dalles, la manche en feu, tandis que la carcasse du char continuait à crépiter. Toute l'impasse s'illumina de concert pendant que les habitants du Lavoir se précipitaient à leurs fenêtres – et une seconde plus tard, le premier feu d'artifice fusa vers le ciel. Il se rompit en mille arcs d'or et d'émeraude à la hauteur des clochers, et cracha ses gerbes mourantes sur les toits du bourg.
Se précipitant au fond de l'impasse, Ed trouva un Du-Lavoir épargné par le feu mais salement amoché par ses assaillants. Sans prendre le temps d'évaluer les bleus et les coupures, il tenta de le soulever ; et ne parvint pas à porter plus qu'un bras velu et gonflé de veines. Foutu rouquin, on croirait le poids d'un cachalot ! Le motocycle, renversé par la bourrasque sulfureuse, n'attendait plus que lui. Arrachant la clé de combustion à la ceinture du corps inanimé, il se précipita vers le véhicule qu'il fit vrombir aussitôt… Froid et fatigué, le moteur se mit à contester en crachant ses propres étincelles, et une vapeur grisâtre s'échappa des branchies. S'il te plaît ! pria Edric. Alors qu'il s'efforçait de faire grimper Aiden sur le siège arrière, celui-ci murmura : « La tourelle ». Ed suivit son regard vitreux jusqu'au sommet de la plus haute tour, qui dominait l'impasse, puis vers l'ascenseur qui parcourait le mur d'enceinte. Compris ! D'un coup de pied, il ouvrit les grilles retorses en ajoutant quelques cris de taule à la panique qui régnait au-dessus de leurs têtes. Les feux d'artifices de plus en plus hauts et bruyants jetaient dans le ciel de grands panaches de fumée et d'étincelles. Ed poussa le motocycle au fond de la cabine obscure, tira à lui la jambe du musicien qui refusait de passer la grille, et enfonça le bouton écaillé.
À cette hauteur, le Lavoir peuplé d'oiseaux nocturnes, les toits en cristal de la ville et le ciel frappé d'éclairs colorés offraient un spectacle à couper le souffle ; s'il lui en restait aucun. Ed éteignit le moteur du motocycle, arma l'arbalète une nouvelle fois et se planta à l'angle de la cabine, les yeux rivés sur l'impasse dont on n'apercevait plus que les tuiles violettes, presque noires, à la lueur des artifices… Ils n'étaient pas arrivés au sommet de l'édifice que le projecteur orangé des trompettiers, déjà là, se joignait au concert lumineux. « Aiden ! » souffla le garçon en tapotant la joue du rouquin. « Aiden, réveillez-vous ! Que dois-je faire ? » mais Du-Lavoir ne répondit pas. Quand l'ascenseur s'immobilisa, Edric eut l'impression de sentir tout le bâtiment osciller. Allez, du nerf ! Les poings sur le guidon, il poussa aussi vaillamment qu'il le put ; et imita le motocycle lorsqu'il s'effondra enfin sur le sol de béton.
35. La brosse de Lusanth
Il apparut très vite à Lys que la Cité était criblée de temples de quartiers, et il lui fallut en envahir quatre pour obtenir une réponse claire. « Tant qu'le temp' de c'pauv' L'Épis s'ra p'rquisitionné, les archives s'ront pas accessib' ! » marmonna un vieil édenté, très occupé à lustrer l'autel du berger. « Mais L'Épis était chargé d'transférer les copies au temp' annexe, dans l'fond d'l'arrière pays ! ». Elle dut lui arracher les vers du nez quelque minute encore pour comprendre ce qu'il entendait par « fond de l'arrière pays » : « Un bureau d'sauvegard', au nord d'la vallée… 'Sert de temp' de route ! Si Benoist a bien fait l'travail, j'pense qu'vous trouv'rez les mêmes papiers, après la montagne ! ». C'était plus qu'elle n'avait osé en espérer. Elle remercia chaleureusement le prieur ; et se dépêcha de gagner la chaussée, où elle héla un fiacre à vapeur bon marché qui la ramènerait fissa à la lingerie. L'ombre d'une lune timide se dessinait déjà derrière les nuages cramoisis.
Voilà, en un sens, le signe du destin – si destin il y avait – qu'elle attendait. Et si, bien sûr, tout ceci avait le moindre sens. C'était au temple Vardent que le régicide et ennemi de la fédération avait frappé en premier lieu, pour répandre sa folie sur la Cité ; et c'était là également que se trouvait son acte de naissance véritable – s'il avait jamais existé. La mort du roi (dont elle était pourtant aussi éloignée qu'on pouvait l'être) avait eu un impact indéniable et immédiat sur son existence… et participé à mettre en relief le discours incohérent de Tassaud à son sujet ; le tout, quelques jours seulement après qu'elle ait atteint l'âge de sa majorité. Comme Tassaud elle-même, Lys considérait avec méfiance ce que les autres appelaient le « hasard ».
Alors qu'elle s'apercevait de l'itinéraire inconnu que le cocher empruntait, Lys tendit le cou par la fenêtre pour s'y retrouver. Elle discerna le contour d'une forteresse de pierre sombre, tenue par une série d'hélices gigantesques perchées dans les nuages, et étrangement familière. Peut-être un air des bâtisses du fief, songea-t-elle avec nostalgie. Le fiacre cracha ses vapeurs jusqu'à la maison Volages et la jeune coursière se hâta vers sa chambrette. Aussi promptement qu'elle put, elle s'immergea dans son baquet et se mit en quête de vêtements acceptables. Avec les deux sceptres d'or que représentait le billet de suie, Lys pouvait aisément se remplir la panse, puis un baluchon de nourriture fraîche et négocier le transport et un abri au temple annexe de la vallée de Laine. Mais elle n'avait rien d'autre que l'uniforme à porter et si elle dépensait son argent pour des parures, elle se trouverait aussi niaise que belle, coincée en Cité sans espoir d'avancée.
– Est-ce que je pourrais t'emprunter une tenue ? Volages m'a donné ma matinée, et j'ai prévu d'aller – euh, visiter la ville, expliqua-t-elle à une jeune collègue (la fillette, de son air querelleur, la reluqua vite fait).
– Et qu'est-ce qui te fait croire que mes vêtements vont t'aller… ? Tu es trop maigre. Ce sont des étoffes à remplir, tu sais…
– Je voudrais simplement, poursuivit Lys, avoir l'air normal… Je ne connais pas la Cité. Il y a tellement de modes différentes… Toi, tu maîtrises le style des Quarts. J'ai même vu tes créations. Volages en est folle.
La couturière accueillit le compliment sans une once de crédulité.
– Ce sont des pièces superbes, c'est vrai. Si tu en veux, va donc les tricoter toi-même !
Et elle lui claqua le battant au nez.
Deux autres tentatives lui valurent le même accueil. Muette, et un peu peinée, Lys se glissa dans la réserve pour fouiller les piles de textiles odorants. Elle avait un sûr savoir-faire en la matière, et connaissait les moyens de lier, de détacher, de brûler ou, à l'inverse, d'ignifuger une étoffe. En revanche, elle n'avait guère eu l'occasion de porter meilleurs atours que ceux du Miteron ; les robes et les corsets lui étaient étrangers. Elle ne recherchait, dans son habillement, que le confort et la praticité et sans la formation d'élite de l'hôtel, n'aurait probablement jamais découvert les subtilités de la mode… En réalité et aussi loin que remontait sa mémoire, Lys n'avait eu besoin de se maquiller ni de prêter attention à son habit pour attirer les regards. Elle dénicha une tunique, un voile du même bleu clair qu'elle jeta sur ses épaules puis lia sa chevelure en une longue natte bien raide avant de contempler le résultat dans le miroir de la buanderie.
– Tu n'es pas complètement ignare, déclara une voix forte et éraillée.
Dans l'ombre de la réserve se dressa une silhouette menue et tirée à quatre épingles. Lys sursauta.
– Qui est là ? rugit-elle.
– Rien que moi, grogna la voix, qui s'incarna en la personne d'une jeune employée aux yeux luisants. Volages elle-même a fini par oublier ma présence, je pense bien…
Elle avait un front bas et d'épais cheveux roux, bouclés et jetés sur une épaule. Comme les autres lingères de la maison, son vêtement se constituait d'une jupe longue, d'un chemisier à manches bouffantes et du tablier blanc, noué à la taille ; mais le reste de son aspect n'évoquait en rien les coquettes jouvencelles qui faisaient la fierté de la laverie. Une fente béante, disgracieuse, scindait sa lèvre supérieure rehaussée jusqu'au nez rougeaud et aplati qui alourdissait sa face. À ses doigts, une demi-douzaine de dés à coudre couvrait ses phalanges, et un nécessaire de couture large comme une bouée à sa ceinture laissait dépasser de petits instruments acérés.
– Tu portes bien tes atours, reprit-elle. Et tu sais manipuler le textile.
– Je m'y suis essayée, répliqua Lys, à bout de patience.
– Alors comme ça, tu as besoin d'une tenue de ville, pour aller te promener ?
Lys acquiesça lentement.
– C'est possible…
– Il ne faut compter sur aucune de ces gamines, reprit la fille au bec-de-lièvre. Elles sont trop jeunes. La plupart ne se bonifieront pas avec l'âge, d'ailleurs, mais peut-être que quelques-unes apprendront à respecter leur prochain… Il faut dire, tu as secoué la maison ! Elles ne parlent que de toi. Personne ne prêtera quoi que ce soit à la petite Ondine de lavande, débarquée du Fort, polie et innocente, crois-moi sur parole… ! Une dégaine pareille, elles l'ont haïe dès qu'elle a passé le seuil…
– Je n'ai cherché querelle à personne, se renfrogna Lys, sans détourner le regard.
– Ai-je affirmé le contraire ?
Elle approcha pour lui tendre sa main couverte de brûlures et de cicatrices, un dé de cuivre au bout de l'index. Lys la serra avec méfiance.
– Et toi, tu ne me détestes pas ?
La couturière lâcha un grand rire rauque.
– Que non ! Pourquoi faire ? En aurais-je seulement le temps ? (elle désigna du menton la grande table à repasser, couverte d'outils délicats, et de rouleaux de tissu, de velours et de cuir tanné). J'ai des corvées plus urgentes, et plus utiles… Comme toi, j'ai quelque travail à accomplir. Comme toi, j'ai peu de temps pour les commérages…
Elle se mit à fouiller sa table, un mètre ruban autour du cou.
– Nous sommes très similaires, toutes les deux, je crois.
– Similaires ? répéta Lys.
– Oh, dans des genres très différents, c'est certain. Mais ce n'est pas l'essentiel ! (et elle tira une paire de ciseaux gigantesques). La nature ne nous a certes pas dotées du même – attribut de naissance (elle sourit de sa lèvre fendue), mais elle a fait de nous des parias.
– Que sais-tu de qui je suis ? répliqua Lys, de plus en plus irritée.
– Seulement ce que j'en ai vu. Une fleur parfaite n'est pas plus appréciable qu'un sac de mauvaise herbe, si elle affadit le reste du jardin ! Les parterres sont oubliés. Moi, je n'ai que faire de tout cela. C'est pour mes mains que la maison Volages m'a embauchée, pas pour mon visage.
Convaincue de l'insulte, Lys ne montra aucun signe de faiblesse.
– Qu'est-ce que ça peut bien te faire, ce pourquoi Volages m'a embauchée ?
– C'est plutôt ce que Madame n'a pas vu qui m'intéresse ; ou, disons, ce qu'elle a choisi de ne pas voir… C'est ton premier séjour à la capitale, n'est-ce pas ? Les filles disent que tu es venue du Fort, d'un ancien village de mineurs au sud-ouest de l'Arbre. Elles disent aussi que tu as… obtenu une formation experte dans un hôtel de première classe.
– Elles disent beaucoup de choses, apparemment.
Sans s'interrompre, la couturière entreprit de trancher de longs pans d'étoffe.
– Et pourtant, ce caban boueux que tu as ramené sur ton dos… il n'est pas très en vogue à Fort-le-fief. C'est une vieille pièce. D'un style méridional, je dirais.
– Si tu as terminé ton interrogatoire, j'aimerais m'en aller, répliqua Lys.
– Oh, tu es libre de le faire… mais je voudrais d'abord essayer ceci (et elle n'hésita pas à venir appliquer son œuvre sur les hanches de la coursière). Tu vois ? Un brin de soie au col, bien serré, et un cerceau de dentelle au genou pour gonfler un peu l'ensemble et le tour est joué ! Il ne manque plus que… ça (elle lui tendit une paire de bas clairs). Si tu as besoin de relever le jupon pour courir un peu. Rehausse les cheveux sur la nuque, pour me faire voir… ? Parfait. Une jeune citéenne, libre et respectable.
Lys ne pouvait la contredire. Dans la glace rouillée, elle aperçut le reflet d'une femme élégante, toute de blanc et de bleu azur vêtue, son chignon d'ébène et ses lèvres roses très assorties à l'océan de ses iris. La jupe de lingère soulevée à la cuisse et le col serré lui donnaient l'air d'une bergère, modeste mais au fait du style citéen, dépourvue de couleurs fédérées ou de signes distinctifs de sa classe. Une colombe, dans une marée d'oiseaux pressés.
– Si ça ne tenait qu'à moi, je mettrai ces liquettes de mineurs et ce manteau au feu ! dit la couturière avec panache. Mais j'imagine que tu en auras besoin de nouveau. D'ici là, te voilà prête à parader dans la capitale… Qu'est-ce que c'est que ça ?
En secouant ses vêtements, elle avait laissé choir une petite brosse de bouleau dont Lys avait complètement oublié l'existence ; et la jeune fille se pencha pour étudier l'objet d'un air sceptique.
– Rien qu'une vieille brosse… Un homme me l'a donné, à la gare.
La couturière lui lança un regard incrédule.
– Un homme te l'a donné à la gare ? répéta-t-elle avec un sourire moqueur.
– C'est la vérité ! Le bougre ne devait plus avoir toute sa tête, pour m'offrir un balai…
– Ça n'est pas un balai. C'est une brosse en frêne, en bouleau rose et en rameaux d'osier fin, liés à la colle de crapaud.
– Navrée de n'avoir pas su apprécier l'ouvrage…
– On appelle ça une « brosse de Lusanth ». Ça faisait partie de la panoplie d'oculie, dans le temps… quand les Lusanthiers tenaient le Temple du berger. Avant qu'elles ne soient brûlées et leur fabrication proscrite, lorsque le parti pastoral a repris la houlette… Les déchues et les rebelles les utilisaient pour balayer les démons Anciens.
– Et alors ? insista Lys.
– Alors, c'est un outil de sorcière.
Lys se pétrifia devant son miroir. Celle-ci, je ne l'ai pas vue venir…
Le vieil aveugle de la Gare centrale lui avait-il refilé le premier déchet qu'il eut trouvé à sa disposition, dément qu'il était ? Ou quelqu'un cherchait-il à la faire accuser, encore une fois, d'avoir repris le flambeau maudit des Veuves noires… ?
– Je ne suis pas une sorcière.
– Bien sûr que non. Personne ne l'est. Mais cette babiole, elle représente beaucoup.
– Je te la donne, si tu veux, répliqua Lys en haussant les épaules.
– Que non ! Je n'en veux pas. Mais à toi, elle pourrait servir… Il te faudra la garder bien cachée, si tu ne veux pas t'attirer d'ennuis.
Et Lys enfonça la balayette dans sa poche avec indifférence.
– Comment t'appelles-tu ? murmura-t-elle.
– Véra, répondit la couturière en souriant. Et toi ?
Lys hésita un instant ; car la jeune lingère ne semblait rien ignorer d'elle. Alors, elle répondit lentement : « Lyserion » et reprit :
– Pourquoi m'aider, dis-moi ?
Le sourire de Véra s'accentua.
– Je te l'ai déjà dit. Toi et moi, on est pareilles…
La nuit, pourtant tardive, était déjà tombée quand Lys traversa la chaussée, en trouvant par là le même fiacre qu'elle avait emprunté plus tôt dans la journée. Elle fut saluée par le cocher morose lorsqu'elle glissa sa dernière barbute dans la fente d'acier, sur la portière, et pénétra la litière de fortune en ressassant ses objectifs. Parcourue de frissons d'adrénaline, elle oublia complètement sa peur en parvenant aux Glycines. Un rassemblement de voiturettes, à brides ou à vapomoteur, bloquait une partie de l'allée. Quelques bulbes phosphorescents avaient été dressés sur les piliers de la maison-forte, et une immense bannière, ornée d'un rubis effilé, claquait au vent sur le fronton.
Lys serra les dents, alors qu'un goût de bile amère lui montait à la gorge ; mais le fiacre bifurqua et alla se pétrifier devant la ruelle latérale, enfoncée dans le noir. Lys, un peu étonnée, ouvrit la portière pour poser le pied à terre sans réussir à s'introduire entre le véhicule et le muret de brique, coincée dans la ruelle. Le cocher tourna la tête, comme s'il ne la voyait pas, une paire de noxis sur les yeux. À quoi joue-t-il ? Aussitôt, le bruit de pas lents et légers s'éleva dans son dos. Elle pivota de nouveau pour regarder le visage de Topaze, le majordome guindé dans son manteau de daim, qui avançait tranquillement vers elle en retirant son chapeau brun. Il la salua.
– Bonsoir, Ondine.
Les sourcils légèrement froncés, les poings serrés, Lys répliqua :
– Monsieur La-Crique.
– C'est un plaisir de vous revoir si tôt. Je comprends votre impatience… Moi non plus, je n'aurais tardé bien longtemps… Vous me pardonnerez de ne pas vous ouvrir les portes principales, ma chère ? J'aimerais préserver le maître de cette entrevue…
– J'avais à faire dans le quartier, répondit-elle à la question qu'il n'avait pas posé.
– À faire ? Une lingère devrait sûrement profiter d'un repos bien mérité, après une dure journée de courses effrénées. Quelles affaires conduiraient jusqu'ici une jeune touriste, fraîchement débarquée de son fief reculé, au crépuscule ?
Reculé ? pensa Lys en songeant au 1er Conseiller Céorn Du-Fort.
– La lingerie ne laisse à ses employées que peu de soirées libres. J'ai prévu de visiter la Cité de fond en comble, pour ne pas en perdre une miette… et n'ai pas encore trouvé de points de repère… Votre maison est si vaste, et si haute, qu'elle est impossible à égarer.
– Magnifique, susurra le majordome. Ce serait presque crédible. Lyserion.
Lys recula d'un pas, cessant de feindre toute politesse.
– J'imagine que le plan était faillible, mais déterminé ? reprit-il en avançant encore.
– Je n'ai aucun plan.
– Oh, pas de grande stratégie, sans doute. Mais une idée, malgré tout. Vous avez vu les… aménagements privés que le maître a fait édifier dans ses jardins ?
– J'ai vu l'arène, si c'est ce dont vous parlez.
Il se laissa aller au ravissement.
– Alors, vous savez qui est Rubric Le-Col… Bien sûr, vous l'avez déjà rencontré, n'est-ce pas, et sur vos propres terres ? Oh, non, je n'étais pas sur place. Et je n'ai eu de vous que la description verbale – dénuée de toute subtilité, mais précise – du bon Rubric. Cela a été largement suffisant, pour reconnaître la Veuve noire du Miteron.
Sans cesser d'osciller entre crainte et rage, Lys rétorqua du tac-au-tac :
– Si vous n'y étiez pas, vous ignorez donc tout de ma culpabilité…
– Je me fiche de vos culpabilités. Ce sont vos talents qui me passionnent. Et ce parfum de lavande entêtant… Qu'auriez-vous donc fait, dites-moi ? Vous vous seriez glissée par un trou de souris, jusqu'aux jardins, pour libérer les bêtes au milieu de la réception ?
– Dans les grandes lignes, admit Lys.
– Et vous auriez probablement réussi – si je n'étais pas dévoué à ma maison ! (Il désigna le cocher sourd à leur dialogue). Herbor ne vous pas lâchée d'une semelle. Et moi, je ne vous ai lâchée des yeux. Une telle beauté ne se peut délaisser du regard…
– Qu'attendez-vous de moi ? cracha-t-elle.
– Vos affections, répondit-il, sans qu'elle ne soit surprise le moins du monde. Soyez-en sûre, je tairai votre intrusion au maître. Tant que vous travaillerez à me contenter, vos primes, à la maison Volages, ne cesseront d'augmenter, et vous serez en totale sécurité à la capitale… Vous serez ma prunelle.
– Et si je vous les refuse ? dit-elle avec répugnance.
Il traversa les derniers pieds qui les séparaient en rétorquant :
– Vous ne me refuserez pas.
Lys s'arrêta, essoufflée, au bout de la ruelle plongée dans le noir. Derrière elle, l'ombre massive du cocher, Herbor, s'agitait comme un démon à la recherche du corps inconscient de Topaze La-Crique. Sans chercher à saisir ce qu'il venait de se passer, elle se faufila hors de l'allée pour s'abriter sous un kiosque délabré, dans l'avenue voisine, ses yeux bleus accrochés au couloir exigu dont elle avait surgi. Herbor ne mit pas plus d'une minute à bondir sur la chaussée perpendiculaire, une lampe rouge à la main, l'air pernicieux accentué par ses noxiculaires aux lentilles fantomatiques… Incapable de la débusquer sur l'avenue bondée, bardée de lumières aveuglantes et de fumées épaisses, il fit demi-tour et s'engouffra de nouveau dans l'artère obscure ; et elle s'autorisa enfin à lâcher un long soupir de soulagement. Ses yeux larmoyaient un peu bien qu'elle n'eut ressenti aucune tristesse. Ses mains tremblaient. Autour d'elle, le hurlement incessant des fiacres et des convois résonnait comme un concert de peur et de douleur.
Elle ne s'était pas vu étendre le majordome. Sa poigne ferme, gantée de blanc, lui avait enserré la gorge si brutalement qu'elle s'était retrouvée à terre sur le coup… Il s'était penché sur elle et, l'air effroyablement calme, les lèvres pincées et la respiration contenue, avait bleuit sa poitrine, jusqu'à ce qu'elle crache un filet de sang à son visage impassible. D'un geste sauvage, elle avait griffé et cinq estafilades de longueurs variées était apparues sur son front. Le majordome avait soudain perdu de sa vigueur. Il avait commencé à trépigner, puis à tousser, et finalement, s'étouffer à son tour. Lorsqu'il eut compris qu'il se meurtrissait comme s'il serrait l'étau sur sa propre gorge alors qu'il ne cessait d'étrangler Lys, ses yeux s'étaient révulsés et la jeune femme avait repris le contrôle de ses membres… Sans rien y comprendre, elle s'était précipitée loin dans la ruelle, avant que le cocher ne lui mette la main dessus à son tour.
Les paupières closes, le dos appuyé sur son sac à dos, elle s'efforça de réfléchir.
Si La-Crique souhaitait garder pour lui l'embuscade qu'il lui avait préparée, ce cocher ne le conduirait sûrement pas à la maison-forte, où il aurait gâché la réception que l'acariâtre Lomélia avait organisée pour son maître. Ainsi, et pour un laps de temps très bref, la résidence des Glycines demeurait accessible. Si elle se dépêchait… L'officier Rubric Le-Col ignore complètement que je suis à la Cité, songea-t-elle. Mais ce Topaze le lui confessera très bientôt… Le second boursouflé du Lieutenant Cabot lui offrait une jolie occasion de reprendre ce qu'il lui avait dérobé, là-bas, au fin fond du village d'Orbe. Et il y avait une douzaine d'animaux mutilés qui attendaient d'être secourus ; misérables, et pas plus dangereux, à vrai dire, qu'elle ne l'avait été, enfermée au Cénotaphe.
Si ses heures à la Cité étaient comptées, autant partir avec panache.
Puisqu'il n'était absolument pas envisageable de rebrousser chemin par la rue ténébreuse, Lys choisit de contourner la Place La-Guirlande pour retrouver la maison-forte de l'autre côté du domaine. En un éclair, elle se perdit. La ville s'était de nouveau laissée couvrir d'une chaleur nocturne étouffante aux relents d'alcool et d'urine, et elle peina à distinguer lequel de ces escamoteurs, de ces colimaçons suspendus et de toutes ces allées entrelacées la ramènerait aux Glycines… Chaque seconde rapprochait Topaze de son retour à la résidence ; et, pour ce qu'elle en savait, le bougre s'y trouvait déjà. Si le majordome l'attendait à la porte, elle était cuite. Prise de panique – et sans plus oser demander son chemin –, elle observa les reliefs de la Bastide, les mains dans les poches. Elle en tira la brosse de Lusanth. Si Bern me voyait, il me traiterait de folle…
Sans savoir comment s'y prendre, Lys tourna et retourna sa balayette de bois. Il n'y avait rien de bien exaltant dans l'objet disgracieux. Aucune griffe ni emblème. Une pellicule de poussière sur ses rameaux d'osier. Un artefact artisanal, sans doute, et purement traditionnel… Lys n'avait pas oublié les paroles du vieil aveugle, à la gare centrale, le jour précédent : « Si par hasard vous veniez à vous égarer de nouveau… ». Mais elle ne pouvait ignorer les mises en garde de Véra, la couturière au bec-de-lièvre, à propos d'un tel outil. Veuves noires, sorcières, oculies déchues, illuminées et guérisseuses maudites… C'était ainsi qu'on parlait des femmes qui tournaient le dos au berger, de quelque manière que ce fût. Cabot, Rubric et Topaze ne faisaient que le lui rappeler. Pourtant, les conseils de Bergota et ses apprentissages lui avaient été utiles. Son Éther était devenu son codex. Et le billet qu'elle aurait dû attendre de se voir offrir lui avait ouvert la voie vers la Cité aux mille questions… Lys pensa à Dop (qu'elle avait assommé comme elle venait d'abasourdir le majordome Topaze), et à sa nourrice Nellà. L'un comme l'autre, pour des raisons différentes, avaient souhaité la voir quitter l'institut.
Avec la sensation d'avoir l'air parfaitement ridicule, elle épousseta le sol, sans conviction et, sans cesser de songer au vieil infirme, fendit la terre battue de l'allée du trottoir est au mur qui la toisait à l'ouest, comme le monorail avait glissé sur les voies à travers la gare centrale. Tassaud balayait toujours d'est en ouest, machinalement. Une minute durant, il ne se passa rien. La minute suivante, il n'arriva rien non plus et Lys, à bout de patience, rangea la brosse en cherchant autour d'elle la moindre manifestation de magie. Déçue, elle se mit à danser sur elle-même, les yeux bondissant d'une ruelle à l'autre… C'est alors qu'elle aperçut, comme prise d'un électrochoc, une demi-lune fine, rougeoyante et parfaitement acérée, qui flottait à travers un canal étroit, immergée au ceinturon tel un croissant vertical. Elle cligna des yeux pour réaliser qu'il s'agissait, en réalité, d'un pont de pierre, modeste et couvert de mousse, qui enjambait le canal d'un unique arc anguleux, à trente pieds de là. La voûte interne du ponceau, éclairée à la torche, se reflétait sur les eaux en dessinant un astre rouillé piqué d'étoiles lointaines. La lune rousse. Sans hésiter, Lys se mit à courir vers le caniveau.
Lorsqu'elle l'eut franchi, le mur d'enceinte de la résidence des Glycines surgit encore tout près d'elle et, presque hilare, elle se précipita vers le parement en fruit qui protégeait la maison-forte. Les alentours n'étaient foulés que par quelques familles, à l'habit de valeur, et de jeunes miliciens en permission venus jouer aux cartes dans les quartiers huppés de la ville. L'arrière-cour du domaine était plus vaste et plus fleurie, à bien y voir, que l'entrée principale. Le bruit sourd de la musique qui battait son plein ; la vaisselle qui cliquetait ; les conversations enjouées des protagonistes de l'affaire… Si Lys en croyait ses oreilles, le majordome n'avait pas interrompu les festivités.
Il était étrange de constater qu'une telle demeure, élevée à plus de vingt pieds au-dessus de la chaussée, ait pu être si mal protégée… Même le chevalement du Havre semblait mieux équipé en la matière. Le corps de logis, fermé par un grillage, n'avait pas de porte à sa base, mais dix fenêtres ornaient le mur à colombage comme un chalet alors qu'une passerelle liait la tour pointue à sa grange, au fond du domaine. De hautes haies oranges foisonnaient au pied de l'édifice, où une barrière crénelée donnait accès au chemin. Il y avait un temple, à la base de la tour qui supplantait une course close. Et Lys le savait, à quelques pas, se trouvait le soubassement secret… La silhouette d'un vigile se baladait sur les remparts, à mi-hauteur de la tour, et disparaissait à intervalles réguliers au fil de sa ronde. Le bâtiment n'était guère plus surveillé. Toute l'attention, portée sur la façade de l'édifice, servait à flatter les bourgeois rassemblés. Lys cessa de réfléchir et passa à l'action.
Tirant le châle sur ses avant-bras, pour ne pas abîmer sa tenue de repli, elle se mit en tâter la gouttière. Solide. Le parapet qui jouxtait la demeure voisine, moderne et verticale, s'étendait en affichant un collier de peupliers, rembrunis à la lueur de la lune et du réverbère. C'était le seul moyen de grimper la bâtisse en restant à couvert, dans l'angle mort de la garde. Il y avait un puits de la taille d'une mare et une pente fleurie qui ondulait jusqu'à la porte sud. Quelques bulbes faiblissants. Personne. Une fois qu'un dernier badaud se fut éloigné dans l'avenue, Lys posa le pied sur la tuile la plus proche et commença à grimper. Après tant d'années aux côtés de Vorce et de Bern à escalader le Talus et ses excavateurs, le chevalement et le terril, elle avait acquis une maîtrise certaine de la pratique. Par ailleurs, le muret était défraîchi, colmaté à ses nombreuses fissures et trapu en son milieu éprouvé par des décennies de pluie. La prise était aisée, dans les crevasses ; et, à la faveur d'épaisses touffes d'herbes et de lierre sec, Lys gravit le mur pentu, sans autre anicroche qu'un léger glissement de talon sur le roc effrité. Quand elle fut parvenue au parapet, elle faillit se cogner contre un haut panneau de verre, presque invisible, qui doublait la clôture d'un loquet translucide. Avec des gestes méthodiques, la langue serrée entre les dents, elle tira une épingle de sa chevelure et força la serrure. Un instant plus tard, elle traversait le grillage… La lanterne refit son apparition, autour de la tourelle, et la jeune coursière se précipita en direction des bosquets. Les éclats de lumière, par les fenêtres, avaient le bon sens de lui décrire la fête en laissant voir les pièces les plus occupées et Lys, le cœur prêt à s'extirper de sa poitrine, se mit à courir droit vers le couloir qui longeait le mur d'enceinte.
Ce fut dans une obscurité quasi-totale qu'elle dénicha l'arène qui ressemblait à une énorme araignée. Une bâche malodorante couvrait le centre de la charpente, sans retomber tout à fait sur ses pieds boulonnés au sol. Un relent de sueur, de poil mouillé et de crottin empestait le préau. Huit niches biscornues, grossièrement empilées les unes sur les autres, abritaient autant de molosses, à peine visibles au soulèvement de leur poitrail alors qu'ils respiraient lentement. Lys avança tel le spectre de Cavenuit, à Orbe, qui rôdait dans les jardins pour fouetter les enfants malhonnêtes… Deux chiens agitaient la patte, langue pendue, paupières closes, dans l'enclos qui constituait le côté sud de l'hexagone. Des autres bêtes enragées, que Lys avait vues à l'intérieur et autour de l'arène, ne restait plus une trace. Dès qu'elle eut approché de l'enclos, un jappement léger s'éleva. Lys, horrifiée, chercha le coupable de ses yeux de plus en plus habitués à la noirceur, et trouva la vieille femelle moustachue et fatiguée, qui s'efforçait d'attirer son attention. À travers les barreaux, Lys caressa la truffe de l'animal et ainsi qu'elle s'y attendait, la pouilleuse se mit à léchouiller le bout de ses doigts. Tes congénères n'ont pas l'air facile… Deux terriers-forgerons, un limier Du-Chenil et un mâtin de prairie, plus large qu'elle n'en avait jamais vu, ronflaient bruyamment… Au-dessus de la pouilleuse, un fantassin donnait l'impression de faire un cauchemar… Et aucun de ceux-là n'eut la moindre réaction à son arrivée. Bizarre, pour des chiens de combat… Ne servaient-ils donc même pas à protéger le domaine ? N'étaient-ils là que pour le jeu ?
Avant qu'elle n'ait terminé de libérer (en préambule) la femelle apeurée, qui cherchait à s'extirper de sa niche pour la rejoindre, Lys fut saisie par un violent jet de lumière qui explosa au-dessus de sa tête pour filer jusqu'au bout du préau… « Qu'est-ce que… ? ». Elle se précipita au sol, alors qu'un brasero s'enflammait sur-le-champ pour couvrir tout le soubassement d'un linceul doré. Depuis l'escalier, un sourire gonflé sur ses lèvres molles et larges, l'officier Rubric Le-Col, maître de la résidence des Glycines, la dévisageait avec délice… Son sabre-fendu, la garde d'ocre et la lame épaisse, scindée au milieu, lui occupait les deux bras. Par-dessus le fil du rasoir, un canon épais.
– Lys Du-Havre, hein… ? Tu cours après les ennuis, ma parole.
36. Un Capitaine à la traîne
Le 23 Septembre au matin, Céorn trouva aussitôt la note de Gyron Du-Fort, qui lui promettait de fraîches nouvelles quant à Beltom La-Haie (qu'il ne citait pas), tandis qu'il se hâtait à son bureau surchargé. Le chevalier épuisé vint prestement souffler de ses naseaux poilus à son palier, son œil globuleux et injecté de sang, tout larmoyant de fatigue et de tabac, pour lui étaler sous le pif une épaisse liasse de documents raturés et taponnés à tout-va, agrafés par de petits crochets noirs.
– D'après De-Palme, bougonna-t-il, la bergerie est vide. Probablement déblayée dans la journée, peu avant son arrivée. Quelqu'un s'est chargé d'effacer toute trace d'usage du terrain. Peut-être La-Haie lui-même, allez savoir. Mais pas tout seul. Le geôlier a trempé dans un trafic, pour sûr.
– Ou pire encore, murmura Céorn.
– Et ce n'est pas tout. Les gars ont trouvé le signature d'une belle clause de substitution dans le contrat. La-Haie s'est fait offrir le bien par un propriétaire anonyme, en passant par l'intermédiaire d'une agence de logement citéen, tenue par quelque Gris-Bois….
– Le bailli ? s'étonna le Conseiller.
– Non. Un nouveau riche, de la branche d'Elsabeth, retranché au 2e Quart. Rien qui ne vaille la peine d'y perdre une matinée. Le jeune bourgeois n'a saisi du fonctionnement immobilier que sa valeur en sceptres d'or. De la paperasse, il ne sait que faire… Ce sont ses agents, qui m'intéressent. L'un d'entre eux a supervisé la transaction, et donné son aval – et, par conséquent, tamponné le contrat, le 15 Octobre 1071. L'établissement n'a pas souhaité fournir le nom de l'employé, arguant qu'il ne collaborerait qu'à force de lois. J'ai demandé le mandat auprès de la commission d'enquête – votre bailli Gris-Bois ferait bien de ne pas trop me voler dans les plumes, à ce sujet –, et renvoyé deux types sur le terrain. Mais, de son côté, De-Palme a déniché quelque chose…
Il tapota furieusement les documents jaunis.
– Trois autres ventes du même genre, toutes anonymes, et toutes excentrées de la Cité ont été réalisées entre Mai 1071 et Février 1072. Chacun des trois dossiers – quatre, si je compte la bergerie La-Haie – comporte le même tampon. L'un d'eux, celui de Novembre 1071, donne l'adresse d'une barque, au milieu des radeaux, à Fort-le-Courant… D'après les gars qui pêchaient là, la barque transportait les bocaux de l'alchimiste Volmyr Des-Arceaux, positionné sur le Courant pour le compte des Laboratoires De-Suif.
– Croyez-vous donc toujours à la théorie du recel de marchandises ? s'enquit Céorn.
– De la bergerie, je n'en démords pas. Des bocaux, j'aurais reniflé un passeur.
– Alors, ce laboratoire aurait tout un tas de crimes à son actif…
– Pour dire vrai, monseigneur, seule l'annexe 3 du labo apparaît sur le dossier. Il s'agit d'un partenaire indépendant, financé par l'officiel de sa propre baronnie.
– Laquelle est ?
– La-Baie, monseigneur. Anton De-la-Baie.
Céorn leva haut le sourcil. Le fait qu'un simple geôlier tel que Beltom La-Haie reçoive d'étranges cadeaux ne prouvait pas que les Laboratoires aient eu quoi que ce fût à voir avec Amalric, et la propriété du baron De-la-Baie sur une annexe citéenne ne signifiait pas qu'il s'était rendu coupable de régicide… Néanmoins, la coïncidence de voir apparaître le nom du baron dans le rapport de Gyron (un seigneur, en outre, venu par Fort-le-Courant au soir du meurtre – « des meurtres ») ne put lui échapper. Dès lors qu'il avait reçu le billet menaçant, qui prétendait savoir ce qu'il avait fait, Céorn avait eu une pensée pour Véhan, son Doyen vieillissant. À moins que la note ne soit totalement inventée, et seulement destinée à lui faire perdre ses moyens, celui qui l'avait envoyée l'accusait d'avoir dérobé la lame tronquée du Prince Edric à la scène de crime. Aucune de ses actions passées ne lui inspirait la même culpabilité ; en ce sens, il s'était emballé en songeant à la probabilité de voir Véhan le faire chanter… Puis il s'était calmé. Véhan Du-Point, tout chevrotant qu'il était, aimait les sciences et les arts, et cultivait le savoir et répandait la connaissance. Mais il était plus amoureux encore de sa propre érudition. Ce qui le mettait en liesse, et par-dessus tout, se résumait à étaler ses certificats sous le nez de ses confrères ignares et dépassés. Jamais l'archimaître ne se serait tourné contre Amalric, tant qu'il en était la cervelle de service. Lorsqu'il s'en était remis à lui – sur les questions de langages et de légendes –, Céorn l'avait attiré de son côté. Pour un temps, en tout cas… Quant à Sa Majesté, Madame Mahenn, elle signait tout ce qu'elle faisait, et principalement ses pires méfaits, à l'encre rouge de son écriture acérée. Le Haut Juge, lui, servait généralement d'extension de son bras. Le Général, enfin, n'était pas homme à envoyer des mots quels qu'ils soient…
Seuls les membres de la commission d'enquête et les plus hauts dignitaires de la Bastide – soit les ministres et leurs familles – avaient accès la boîte à lettre que Céorn destinait à ce type d'urgences, et le 1er Conseiller s'étonnait même que le furtif Hobaric et son flair de limier n'ait pu surprendre le félon. De toutes ses hypothèses, il n'en vit qu'une alors, qui se distinguait du lot : celle d'un Capitaine à la traîne.
Il est temps d'aller dire deux mots à Anton De-la-Baie.
– Autre chose ? demanda-t-il à Gyron.
– C'est tout, monseigneur. Je vous ferai vite savoir le nom de l'agent impliqué.
Céorn lui donna congé pour réfléchir en silence.
Il revoyait encore son visage courroucé d'innocence, la nuit de leur conseil, et se rappelait avoir défendu lui-même la bonne volonté du Capitaine. Comme tous leurs pères avant eux, les fils De-la-Cité se méfiaient de l'engeance native et caractérielle de la Baie… Pendant que six baronnies de main et trois baronnies d'esprit se partageaient l'adoration de la toute-puissante Cité (et que Corvus Du-Pic s'isolait dans son Manoir), la Baie, fief de pêcheurs et d'eaux indomptables, répondait à la capitale fédérée en son autorité propre. Durant la guerre-de-nos-pères, le clan s'était illustré auprès de la cité souveraine en envoyant par le fond tous les adversaires marins du roi. Si la principauté avait été annexée comme 3e fief, elle n'avait pas cédé sa flotte, à peu près deux fois plus fournie que celle du clan bleu, et son seigneur, depuis lors, siégeait à la table comme Capitaine des eaux. Sa condition de baron natif le poussait à accorder une miséricorde prononcée aux Moqueurs qui ne cessaient de mettre l'Arbre à feu et à sang. C'était un problème que Fidel avait souligné et un fait qui ne pouvait plus être ignoré.
Si Céorn ne feignait même pas l'inquiétude, l'auteur du billet aurait tôt fait de se chercher une nouvelle lubie pour le faire vaciller ; il valait donc mieux lui accorder toute l'attention qu'il réclamait. Mais il ne pouvait laisser entendre son larcin à Anton. Si le Capitaine et Véhan Du-Point en venaient à échanger subrepticement sur le sujet, c'était lui qui se retrouverait fissa en position de faiblesse. Il me faudra tout dire, et rien à la fois… La mine sombre, il sortit de sa poche la note dont il ne se séparait pas.
– Regarde ! s'écria Fidel, incapable de rester assis une minute. Regarde comme elle file ! On l'enverra renifler le chevreuil, à la place des chiens, dans quelques années !
Le jeune baron Du-Chenil contemplait sa fille aînée avec une ardeur dévorante et insista lourdement, jusqu'à ce que Céorn admette la vigueur de la petite Aurore, qui courait, roulait et grimpait dans le jardinet cloîtré au cœur de la Glorieuse. La fillette, il était vrai, démontrait un talent sûr en la matière. Ambre, sa cadette, sommeillait entre les bras de sa mère. Alcestia portait un chignon bouclé, et une ombrelle de dentelle qui la cachait du soleil pâlot, et s'efforçait de rester aussi éloignée que possible de l'odeur écœurante du gibier qu'avait fait cuisiner Fidel, en l'honneur de leurs retrouvailles : gros civet de cerf aux oignions bleus et à la truffe d'eau accompagné d'une feuillet-de-beurre aux légumes, conclu par une tarte à la crème de violette, cultivée dans les Prés de son fief.
– Cette vision sublime ne te fait donc rien ?
– Aurore est très capable, répondit solennellement Céorn.
– Alors, quand t'y mettras-tu… ?
– Fidel, je t'en supplie, souffla son frère. Pas aujourd'hui…
– Un marmot te ramènerait à la réalité ! s'écria Fidel. Ce sont ces rumeurs de tare bleue ou je ne sais quoi qui te montent à la tête… Prend femme, au château du Fort, donne au monde quelques bleus De-la-Cité et laisse un peu cette maudite forteresse !
– Je suis 1er Conseiller de la Bastide ! répliqua Céorn. Je suis régent !
– Pour le moment ! Je ne t'exhorte pas à quitter ta fonction sur-le-champ. Mais viendra un jour où tu apercevras une porte de sortie… et j'espère que tu la passera !
– Peut-être, intervint Alcestia, devriez-vous laisser votre frère s'occuper de ses affaires à sa manière, compagnon… ?
– Cesse-donc de me vouvoyer de la sorte, épouse ! Nous sommes en famille.
– Lorsque vous cesserez de me rabrouer ! s'emporta Alcestia, les lèvres pincées.
S'envoyant une volumineuse part de tarte dans le gosier, Fidel se réjouit :
– Tu vois ? Elle ne me passe rien. C'est le caractère Vaillant qui ressort.
Alcestia, en effet, était fille d'Hoberic, descendant direct du chasseur Vancéon, figure de commandement légendaire en région des massifs. Vancéon Vaillant-Les-Prés, qui portait si bien le nom de ses aïeux paternels que maternels, avait été lié par le sang à la 1ère baronnie, en la personne de la dame Melya Du-Fort, des décennies plus tôt. Et il avait repris, après des siècles d'apanage, la gouvernance de son fief que les Terrevieille avaient laissé depuis si longtemps entre les mains de la Cité. En épousant Alcestia, née Le-Tailleur, petite-fille d'Alcéron Vaillant Les-Prés, Fidel De-la-Cité avait gagné le cœur de son territoire. Pourtant, c'était au Rouet qu'il avait fait la rencontre de sa femme, et là-bas qu'il l'avait courtisée, s'y reprenant à six fois (entre quinze et dix-neuf ans) pour obtenir sa main. Rien n'avait prédestiné le cousin du Roi à des noces Le-Tailleur, lui qui arpentait plus volontiers les bois, les crevasses et les rivières de la baronnie-de-granite que les cabarets et les ateliers du Rouet. Pourtant, la jeune femme s'était bien entichée de lui, finalement ; et Fidel, voisin de Céorn, s'était vu confier le Chenil par Amalric, au côté de sa native épouse, en administrant le territoire d'une main de maître.
– J'ai à faire, déclara Céorn. Prenez vos aises. Je repasserai dans la soirée… (il se tourna vers sa belle-sœur). Alcestia, je vous souhaite la bonne journée.
– Essaie de revenir vivant ! rétorqua Fidel.
Et le régent se dirigea vers la tour de Barton.
Céorn trouva le Capitaine là où il logeait, quand il se rendait en Cité. Le baron profitait d'un appartement à la hauteur sa fonction, presque aussi fastueux que la suite du 1er Conseiller qui, lui aussi, administrait son propre bureau. Anton n'habitait pas la Divine, comme les autres nobles de la cour, mais dans un creux de la Loyale, tout en bas de l'édifice où il avait fait aménager son quai personnel et son bassin d'eau pure. Le lac-de-la-bonne-fortune ceignait le hangar de vagues mousseuses, mais quatre murs de béton armé fermaient aux reflux la tourelle à toit plat qui abritait le havre. Dans la cuvette étincelante tanguait un splendide voilier (pourtant ridiculement plus petit que le Cinq-Mâts titanesque du Capitaine). Le seigneur aimait à raconter qu'il « emmenait un petit bout de la maison avec lui ».
Le navire fin et tapissé d'azur telle une litière fluviale au pont orné de vitraux crachait de nombreuses fumées, bleues, jaunes et vertes, de ses cheminées biscornues ; et quelques plantes grimpantes, du lierre vorace, du jasmin et du chèvrefeuille qui ne quittait pas l'ombre du havre s'infiltraient par-dessus le nid-de-pie. Les lampes étaient enflammées au bastingage et trois bannières immenses – celles de la Baie, de la Cité et de la ville Du-Phare – flottaient au vent. La tour de Barton, qui ressemblait à un spectre bleu miroitant, peint sur la toile ambrée de la Bastide, donnait toujours l'impression de faire la fête. Trop de drapeaux, trop de colonnades gravées d'ondines et de serpents de mer et trop de passerelles aux tapis chatoyants pour Céorn qui aurait avisé un peu plus de retenue… Anton l'accueillit avec surprise, mais à bras ouverts.
– Filez, manants ! cria-t-il à ses gens apeurées alors qu'il faisait voltiger son Trident. J'ai un régent à ma porte. Allez donc aux cales. Vos petites affaires viendront après.
Céorn fut conduit par un laquais coiffé d'un béret vers le pont que le Capitaine réservait à ses hôtes. Parvenu à la cabine du ministre, Anton le fit prestement asseoir là où ses valets s'étaient trouvé un instant plus tôt, sur le banc de cuir clair, clouté de saphir, surmonté d'arcades lambrissées aux quatre hublots convexes tels des yeux enflés. Un âtre noir, vertical, occupait le mur opposé au large bureau perpendiculaire, couvert d'une plaque de verre et aussi flanqué de deux bancs supplémentaires ; et une lampe à huile se balançait au plafond que le seigneur frôlait de son crâne chevelu. C'était étroit par le haut, mais vaste à l'horizontal et orné de quelques buffets à miroir où l'on ne comptait plus les babioles et les insignes : baromètres, porte-voix à manche de cuivre, boussoles et blagues à tabac. Une collection de navires miniatures à la voile de soie emplissait une rangée de bouteilles ; une cloche à manivelle ornait une étagère, sous un globe blanchi par le temps ; et plusieurs sachets sanglés de cordes épaisses s'empilaient sur un tonneau. La cabine laissait savoir que le Capitaine vivait, travaillait et se détendait au même endroit.
– Mon cher Céorn ! Vous auriez été reçu autrement, s'il y avait eu une annonce de votre venue ! Pardonnez le fatras ! Prenez place, et laissez-moi vous offrir un verre de mon meilleur cru…
– Non, merci, répliqua Céorn qui venait de déjeuner. Un café au miel, pour moi.
Anton servit lui-même la tasse fumante et alla s'installer au côté opposé de sa table épaisse, qui effleurait presque les murs latéraux. Il portait son uniforme de baron, sans effets inutiles, et au lobe de son oreille droite scintillait une petit anneau d'or nu… Céorn savait qu'il s'agissait d'une vieille tradition de marin : quand Anton viendrait à périr, ce bijou servirait à payer les frais de sa cérémonie funéraire.
À l'évidence, le Capitaine était pris de court par sa visite impromptue mais il s'évertuait à accueillir Céorn comme un frère d'armes, avec qui il aurait renoué une amitié perdue. Les poings plantés sur le bois verni, l'air serein et l'inspiration mesurée, il déclara :
– Les amphibiens ont fouillé Fort-le-Courant de fond en comble. Nulle trace du Prince, ni d'un moindre complice. Ils ont quitté le hameau pour parcourir les quatre bras de la bonne-fortune et écumer les bergeries… (et avec l'audace qui le caractérisait, ajouta si tôt :) Je prie le géant que votre propre enquête ait eu meilleure fortune, justement… Portez-vous des nouvelles ?
De tous ses ministres – sans évoquer la dame rouge, bien sûr –, De-la-Baie était le seul à prétendre pouvoir s'enquérir de ses recherches avant même d'avoir répondu à la moindre question de sa part. C'était, bien entendu, sa manière à lui de se dresser au-dessus de ses homologues ; et Céorn ne l'appréciait guère.
– La commission étudie plusieurs pistes simultanément, admit-il.
Anton hocha sa lourde tête aux traits tannés.
– J'ai quelque sujet à propos duquel il serait judicieux de vous entretenir, Capitaine.
– La Baie est à votre service, monseigneur.
La Baie semble à la source de mes ennuis, Anton…
– D'après mes récents rapports, c'est plus d'une douzaine de Moqueries qui ont pris le pays de l'Arbre, au cours de ces dernières quarante-huit heures ; soit le double, ou peu s'en faut, de ce que les insurgés entreprennent habituellement sur une période de huit à dix mois, selon la saison… De par chez moi, au Fort ; et au Chenil ; mais aussi quelques prises de bec au Moulin…
Anton l'observa avec curiosité, les lèvres pincées.
– Je comprends votre peur des rebelles, monseigneur. (« Peur » ? s'indigna Céorn).
– Je ne crains pas les Moqueurs, Capitaine. Je les chasse.
– Et vous faites bien, pour le salut de la Bastide.
– Et j'en vois débusqués, chaque semaine, dans l'une ou l'autre des baronnies. Souvent, dont ils ne sont pas originaires pour un sou. Les Moqueurs transitent. Ils commencent à s'organiser comme jamais ils ne l'ont fait depuis le Soulèvement des Racines… Il y a des oiseaux réunis en Ouest, coalisés dans l'Arbre, et infiltrés parmi la Garde, qui dessinent l'esquisse d'une nouvelle rébellion.
– Quelle folie de leur part.
– Beaucoup d'entre eux débarquent de la Baie, Capitaine.
Le silence qui s'ensuivit parut aiguisé comme un sabre d'ocre.
– Monseigneur n'ignore pas, reprit lentement Anton, que la Baie châtie sévèrement les insurgés.
– Mais il y en a un certain nombre qu'elle laisse passer entre ses filets.
L'échange prenait une tournure qui, visiblement, causait un dilemme à Anton. D'un côté, le ministre des eaux voulait assurer son régent de sa loyauté mais de l'autre, il répugnait à laisser l'opprobre inonder sa fierté ; sans desserrer les poings, il répliqua à voix basse :
– Vous savez déjà, régent, que mon fief condamne toute fomentation contre le sceptre… J'ai déjà fourni mille preuves, à ce propos. L'îlot Barbare est rempli de prisonniers. Les Cinq Chahuteurs du Marécage – et Du-Radeau qu'ils portaient le nom ! – ont été pendus haut et court, par-dessus les eaux… (il inspira profondément). Amalric a été saigné, oui, et ni moi, ni aucun d'entre nous n'a pu l'en préserver. J'ai un fils, monseigneur. Evan a pris sa fonction auprès de l'armée bleue. C'est pour le Roi, et pour le Roi seulement que mon héritier défend sa patrie. Je crois pouvoir affirmer, et sans honte, que le clan De-la-Baie (et tandis que les gris grattouillent leur paperasse, et que les rouges calculent leurs bénéfices) a fourni plus de soldats, plus de poudre et plus de pièces d'artillerie que toute milice De-la-Colline et ce depuis la guerre. Je ne suis pas le seul natif de ce pays, régent. Le Roi lui-même protégeait jalousement sa Cité.
Céorn le laissa terminer, désireux de l'entendre plus que de s'épancher.
– Aucun de ces faits n'a été discuté, Capitaine, répondit-il avec douceur. C'est le sourire de la Moquerie qui habite mon esprit. J'ai besoin que vos armées donnent l'exemple, en la matière. Continuerez-vous à faire cela, pour votre Bastide… ?
Anton acquiesça, les yeux plissés, et Céorn siffla une gorgée de son café avant de reprendre fermement :
– Si vraiment, j'ai votre confiance, baron, c'est le cœur plus léger que je vous ferai part, à mon tour, de mes propres éléments (le Capitaine oscilla du chef, pris au dépourvu par le changement de ton). Êtes-vous prêt à les entendre ?
– J'y suis plus que prêt, régent.
– Vous me soulagez. Écoutez-bien. Il y a une taupe, quelque part dans le château.
Anton De-la-Baie le jaugea avec attention.
– Sans nul doute, reprit Céorn, un complice de l'ennemi, demeuré sur le terrain… Et j'ai reçu, de sa part, une missive des plus alarmantes. Ce que je m'apprête à vous révéler, et je dois insister sur ce point, ne pourra sortir de ce navire. Vous êtes mon seul confident à ce sujet… (il tira la note noire de son habit et la tendit au baron par-dessus la table).
Anton saisit l'enveloppe anonyme et en sortit le billet, identique à son modèle. Céorn savait que le Capitaine avait très bien pu voir le coup venir, et se serait préparé à décacheter la lettre pour en faire jaillir un lapin blanc qu'il n'aurait pas bronché mais il chercha néanmoins, dans l'œil d'Anton, une once de surprise à la lecture des mots que Céorn lui confiait : « JE SAIS QUE TU AS FAIT ». Si le Capitaine avait quelque souvenir des acquisitions anonymes d'un certain Beltom La-Haie (impliqué jusqu'au cou dans le régicide), alors peut-être était-il lié au document ? Mais Anton n'exhiba aucune autre émotion qu'un étonnement poli. Céorn ne le quitta pas des yeux, tandis qu'il tournait et retournait la note ; ainsi que l'aurait fait toute personne qui s'en serait saisie pour la première fois. Puis il se mit à parler d'un ton assuré :
– Je n'ai jamais rien vu de pareil. Ça ne ressemble pas aux Moqueurs ; ni la méthode, ni le document. Quand les insurgés ont-ils jamais usé d'autres stratégies que la violence ? (Céorn haussa les épaules, attentif). Et quel est ce papier noir ? Je n'ai croisé aucun nid qui ait jamais eu la ressource suffisante pour un tel assaut de la Bastide. Et, je le répète : certainement pas à la Baie.
– D'après vous, pourquoi me faire parvenir la menace par ce biais ?
– Vous ne m'avez pas encore dit où la missive vous a été délivrée, monseigneur…
Céorn, percé à jour, reprit aussitôt :
– Elle fut glissée dans ma boîte à lettres, à la Divine, au cours de la journée d'hier. Je me demande comment son auteur a réussi à déposer la note sans se faire voir de personne.
– Et ce valet ? railla De-la-Baie. Ce jeune rouquin, sûrement d'une grande vaillance, j'en suis sûr… mais qui se promène comme un chat entre vos pattes et qui, dans chacun de vos entretiens, s'honore d'une place qui ne convient pas à son rang ?
– Hobaric est un laquais dévoué.
– Et un serviteur qui a accès aux plus grands débats du monde… Peut-être monseigneur a-t-il trop d'alliés à ses côtés ? Vos gens du Fort, vos enquêteurs et vos maîtres d'école, ceux qui ont investi la Bastide, sont-ils exempts de tout soupçon ? Et votre propre frère, n'a-t-il pas été informé de tout cela avant même que vous ne receviez le billet… ? Peut-être est-ce plus près de vous-même que devriez traquer l'ennemi, dans ce cas.
Il commençait à s'échauffer. De-la-Baie n'aimait pas être insulté et surtout pas à bord de son bateau. Céorn s'efforça de le calmer :
– Si je n'avais foi en vous, monseigneur, je n'aurais découvert la note à votre table.
Et Anton renifla avec dédain :
– Je serai donc le seul mis en cause si par malheur, votre affaire venait à s'ébruiter. (Un silence glacial balaya la cabine). Monseigneur le 1er Conseiller a-t-il quelque chose à me demander ? reprit alors Anton, l'œil agité par la tempête qui faisait, autrefois, la devise de sa maison.
Céorn le dévisagea un bref instant.
– J'ai entendu tout ce que je désirais savoir. Vous êtes un allié de taille, Capitaine, dans ce conflit sans précédent. J'ai besoin d'être assuré de votre confiance. Ce sont des temps de peur et de méfiance, d'angoisse et de délation qui nous attendent. Il nous faut sans tarder veiller à serrer les rangs, pour faire tomber notre ennemi commun…
Anton accueillit ses salutations avec une distance apparente.
En quittant le navire, Céorn laissa le baron à sa froide vexation. Dans le fond, il savait bien qu'il avait outrepassé la limite. Mais il n'estima pas cet échange sans valeur pour autant. Au contraire, il en avait appris juste assez pour exciter le flair de son vieil enquêteur, Gyron Du-Fort… Enroulé dans sa cape, il quitta le hangar pour gagner d'un pas absent les sommets de la Divine, en se remémorant les paroles (tour à tour dociles et pondérées, puis subites et acides) de son ministre des eaux… De-la-Baie était à la tête d'une population singulièrement patriote, et ses insolences régulières auprès du grand Amalric n'étaient restées impunies qu'au seul crédit de son armement. Ses sols étaient infestés d'idées moqueuses qui débordaient sur les autres fiefs ; et il était arrivé de la Baie par Fort-le-Courant, qui avait reçu la visite d'un prétendu pirate au cours de cette même nuit… Enfin, il avait croisé le geôlier, Beltom, au fil d'inexplicables transactions. Tout ceci ne peut être une coïncidence, songea Céorn en pliant la missive noire.
Anton De-la-Baie ne lui avait peut-être pas menti (du moins pas formellement) à propos de la Moquerie, ou des bizarres menaces anonymes… Et l'acculer plus encore n'aurait fait qu'enflammer son outrage. Tout comme Mahenn et Véhan, De-la-Baie devait continuer à lui accorder ses bonnes grâces. Cependant, pour Céorn, il était clair que son baron n'avait pas non plus dit toute la vérité… Qu'il ne sache rien des incendies et des espions passait encore ; mais il n'avait pas hésité à mentionner son frère, que le Conseiller avait fait mander dans la plus stricte confidentialité. Personne d'autre que lui-même ne savait à quelle heure il l'avait contacté.
Ce qui signifiait une chose : de tous ses ministres, le Capitaine était le premier à prouver qu'il avait espionné ses correspondances.
37. Celui qui faisait la roue
Le dernier étage de la tourelle, par-dessus les toits du Lavoir, ressemblait à un chevalement des massifs. Le sol était de béton, les poutres en bois, et les murs porteurs échancrés à tous les vents. Il y régnait une forte odeur de vapeur, de soufre et d'huile qui avaient envahi les lieux bien avant que les fumées du char carbonisé ne s'en mêlent car l'atelier accueillait des bidons pestilentiels, des fagots de taule, des sacs de boulons et des jantes fondues, empilées sur l'établi ; et s'éclairait de deux modestes projecteurs qui fixaient la poussière à mi-hauteur de la pièce, en volutes mornes et capricieuses. Ed n'avait pas fini d'appréhender l'endroit qu'un vieillard presque édenté, deux touffes de blanc coniques aux tempes, trottina jusqu'à lui en maugréant. D'une tête plus petit que le garçon, il n'hésita pas à lui lancer un regard méfiant en approchant d'Aiden, semi-conscient sur le motocycle, et retira ses gants qu'il attacha à son tablier.
Derrière lui, la carcasse d'un bus gigantesque, fixé au béton, abritait plusieurs bicycles et véhicules similaires à celui d'Aiden, quoi que plus réduits ; ce qui expliquait la présence du vaste ascenseur, tout au long de la tour qui servait de garage vertical.
– Vous êtes Ivan L'Archet, n'est-ce pas ? murmura Edric.
Une étoile rouge et jaune éclata près de la tour, et il sursauta. Le vieil homme ne lui répondit pas, affairé auprès d'Aiden. Quand le musicien rouvrit enfin les yeux, il se mit à pousser de longs gémissements de douleur : « Ils ne m'ont pas raté », grogna-t-il pour lui-même en se redressant lentement. L'œil au beurre noir naissant ne lui donnait pas meilleure allure. Le mécanicien l'emmena sur la banquette élimée qui prenait la poussière, poussa le motocycle au coin de la tourelle, et entreprit de cadenasser puis de bâcher l'engin. Enfin, il se dirigea vers une étagère pour en extraire quelques outils, bandages et fioles bien scellées et s'occupa des blessures du rouquin ; à l'œil d'abord, et à la hanche, avant de s'attaquer au mollet perforé. Ed eut un haut-le-cœur en lorgnant sur le gargouillement de sang noir qui bullait dans l'orifice minuscule.
– Merci, grommela Aiden, se saisissant d'un torchon humide pour s'éponger le front.
– Pas de quoi, chevrota L'Archet. Je savais bien que tu reviendrais, un jour ou l'autre… Mais je ne m'attendais pas à ce que tu fasses sauter le bourg au passage. Par le géant au lobe de cuivre, qu'est-ce qui t'as pris… ?
– Je n'y suis pour rien ! gronda Du-Lavoir.
– Moi, j'y suis pour quelque chose, intervint lentement Edric. J'ai mis le feu au char.
Aiden le contempla avec de grands yeux ronds.
– Ils allaient vous tuer ! Un autre coup sur le crâne, et vous ne vous seriez pas relevé… ! J'ai essayé de faire ce que – ce que Tony aurait…
Le mécanicien observa Edric une seconde, en marmonnant un vague « hum » contrit, puis il se remit à son mollet blessé. Aiden, lui, paraissait à court de mots, et l'air surpris, presque intimidé. Enfin, il soupira :
– Cela n'aurait pas dû arriver. J'ai concentré toute mon énergie sur la chasse au pirate. J'ai oublié de quoi un badaud en colère est capable… C'est ma faute ! Vous n'auriez pas eu à agir si j'avais été sur mes gardes. Le fief entier aura aperçu ces feux d'artifices à coup sûr. Avec un peu de chance, la Bastide croira à un incident Moqueur. C'est tout ce qu'il nous reste à espérer.
– Je vous ai sorti de la bagarre ! répliqua Edric.
Étrangement, le fait qu'Aiden se lamente de n'avoir pas su le protéger heurtait la satisfaction vorace qu'il avait eu à le sortir à son tour du pétrin ; même s'il avait fallu pour cela détruire la plus vaste réserve de poudre de l'Orgue.
– Qu'aurais-je dû faire, alors ? Vous laisser tuer, et m'installer ici pour toujours ?
– Le pied de la tour est noir de monde, l'interrompit Ivan. Les trompettiers s'apprêtent à grimper… (il se tourna vers Du-Lavoir, ses cônes duveteux alignés à ses sourcils). Que comptes-tu faire, fiston ?
– Je comptais sur toi pour nous faire passer au Luth, murmura Aiden. C'est le chemin le plus direct vers notre destination… (Il reprit aussitôt) : Inutile de demander. Je ne te le dirai pas. Trop dangereux pour t'impliquer.
– Et moi, je comptais sur toi pour m'extorquer un service… à quoi servirais-je, sinon ? Mais tu as encore réussi à me surprendre. Son Altesse en personne, dans mon atelier… Rien qu'ça ! Plus petit que ce que j'imaginais, et maigrelet ! Les journaux sont flatteurs. C'est à ce genre de délires tu as consacré ces dernières années, Aiden ? Dis-moi, fiston, tu cherches à déclencher des guerres ?
– Contente-toi de n'en rien dire…
– Et le cycle ? Tu as besoin de l'entreposer ?
– S'il te plaît.
– Il me plaît de prendre soin de mes œuvres. Celle-ci, en revanche, inciterait les soldats à poser de mauvaises questions. Le baron n'aime pas les vapomoteurs hybrides. Encore moins les transmutations illégales. Je vais devoir le démonter entièrement, garçon, si tu ne veux pas le voir saisi… (Aiden, comme un enfant, lui lança un regard implorant). Ne t'inquiète pas. Tu le retrouveras intact, et le moteur remis à neuf, sois serein. J'ai aussi songé à ajouter quelques ailerons, pour l'aérodynamisme, qu'en penses-tu…?
– Peu de choses dans l'immédiat, geignit Aiden en se levant.
Il alla s'appuyer sur la carrosserie éviscérée du bus.
– Est-ce que tu peux nous sortir d'ici ?
Ivan acquiesça aussitôt.
– Bien sûr. Mais j'ai le cœur gros de te voir filer. Même si je ne suis pas inquiet, disons, à ce sujet précis… Tu n'as jamais tenu plus que quelques jours, sans cet engin.
Il gagna l'avant du bus pétrifié comme un fossile Ancien et s'empara vivement du gouvernail. Aussitôt qu'il eut tourné le volant de cuir, l'étage entier se mit à rugir et l'horizon empourpré d'artifices mourants dansa autour d'eux pendant que le garage du vieil Ivan L'Archet pivotait sur une plaque aux rouages stridents. Ed regarda l'échelle et l'ascenseur brinquebaler vers la face nord-est du Lavoir, pour se figer de l'autre côté du mur qui les séparait du quartier voisin.
– Traversez le Luth par l'artère centrale, et à visage découvert, aussi vite que possible… Les trompettiers ont investi le canal et les ruelles. La milice du Lavoir encercle les murs et les pivots secondaires… Ils ont compris où furetait la racaille. Éloignez-vous tant que vous pouvez des feux… Et que le géant aille avec vous – où que vous alliez !
Aiden le remercia encore, silencieusement cette fois. Puis il adressa un petit signe de tête à Edric. Tout deux bondirent sur l'échelle. « Je te ferai parvenir une note, susurra le rouquin à l'oreille du vieillard. Codée. Sers-toi de l'alphabet que je t'ai donné, d'accord ? ». Ivan L'Archet hocha frénétiquement du chef et les regarda gravir le mur d'enceinte. « Bonne chance ! ».
De la chance, nous en aurons besoin, pensa Ed.
L'avenue principale du Luth, bien plus huppée que la place du Lavoir, filait le long de la tranche nord du bourg, au plus près du Boyau qui abritait le Conservatoire. Il y avait là plus de résidences et de salons privés, de boudoirs, et même un sauna. Aiden, cette fois, fut à la traîne derrière le garçon qui n'osait imaginer sa douleur. Il ne cessait de lui jeter ses indications dans un souffle de plus en plus faible et sans lâcher la rampe de fer forgé qui parcourait le trottoir. « Là-bas… Rue du Triangle… à gauche… ». Enfin, il reprit sa respiration à grandes goulées d'air tiède, et pointa du doigt la demeure tandis que le clocher le plus proche sonnait vingt-deux heures : « Cornéaud», dit-il.
La maison était toute en largeur, aussi étendue que possible dans la rue vaste et fastueuse. Trois paires d'éoliennes (une miniature pour chaque géante) piquaient la toiture de cette même tuile mauve ; mais les murs témoignaient d'une charpente plus solide que les bâtisses voisines. Seize fenêtres, elles aussi cernées d'un carrelage ovale, se bardaient de lierre brun, d'oliviers et de dahlias. Un grand portail bloquait l'accès aux arches qui creusaient le domaine ; et le vigile unique, d'une carrure modeste, agita sa lampe bleutée à leur adresse.
– Qui va là ?
– J'ai pris mon envol, articula lentement Du-Lavoir.
Il le contempla, interloqué.
– Qu'est-ce que vous voulez que ça me foute ?
Aiden s'appuya contre le muret, à bout de nerfs.
– C'est le mot de passe ! Le code du maître !
– J'ignore de quoi vous parlez.
– Écoutez, Fodian, vous et moi nous sommes déjà rencontrés ! Deux fois au moins par le passé, et j'ai vraiment besoin de votre aide. Nous sommes en danger et je vais bientôt me remettre à pisser le sang…
Le gardien, moins rustre qu'il en avait l'air, fronça les sourcils.
– Ah, ça… Quand on joue avec les feux d'artifice…
Du-Lavoir exprima sa frustration par un grognement.
– Je suis un vieil ami de Cornéaud. Appelez Monsieur Biseau, il vous le confirmera.
– Monsieur ne veut être dérangé sous aucun prétexte. Seuls les coursiers qui ont le mot de passe ont accès au portail et ce, jusqu'à l'aurore…
– Alors, il y a un mot de passe ! siffla Aiden entre ses dents, le chapeau de travers.
– Peut-être ! aboya le vigile.
– Nous n'allons pas coucher dehors pour rien !
– Encore une fois ; que voulez-vous que ça me foute ?
– Messieurs ! intervint Edric avec impatience. Il ne devrait pas être si compliqué, à mon avis, de retrouver le mot de passe ; si tant est que votre ami vous ai donné le bon… Quel était cette formulation ridicule que vous utilisiez-là ? Vous êtes parti à tire d'aile ?
– J'ai « pris mon envol », corrigea Du-Lavoir, éberlué.
– C'est ça. Mon bon compère, ajouta-t-il au garde rieur, êtes-vous tout à fait sûr que ce mot de passe n'est plus d'usage ?
– Sûr et certain, depuis trois jours.
Aiden pivota sur ses talons, toujours mal en point, la bouche entrouverte.
– Mais il l'a été…
Edric hocha la tête :
– Jusqu'à la mort de… du Roi, acheva-t-il.
Aiden parut comprendre. Il observa le garde et déclara :
– Cornéaud s'est mis en alerte rouge… Il sait que les baronnies sont prêtes à se déchirer entre elles… (il réfléchit un instant et ajouta) : il voudrait que j'ai le bec fin…
Le vigile, profondément déçu, hésita un instant à les laisser dehors. Enfin, il ne put lambiner plus encore et consentit à ouvrir le portail. « Suivez ! », grogna-t-il. Les deux fugitifs s'infiltrèrent dans le coquet jardin. Le garde les planta sous une arche de pierre et agita la corde d'une cloche parfaitement inaudible, pour les refourguer au domestique surexcité qui les conduisit dans la galerie. Mais à peine eurent-ils posé un pied sur le carrelage à motifs brisés qu'un battant de porte vola dans le couloir et un homme ventripotent, fièrement moustachu, la peau d'un brun foncé, se précipita vers eux en s'exclamant :
– Oh, que non ! Pas lui ! Je refuse ! Sortez-le d'ici avant que je ne vous fasse rosser, bande de délinquants ! J'en ai eu assez de ses foutaises…
– Cornéaud, s'il te plaît ! supplia Aiden. On a déjà les trompettiers sur le dos ! C'est plus important que tout ce dans quoi je t'ai impliqué… c'est ma vie que je joue !
– Comme à chaque fois ! gronda le maître en agitant les manches longues de sa robe de nuit en satin ambre, couverte de plumes scintillantes. Chacune de tes folies aurait dû être la dernière ; mensonges ! Je ne compte plus les – (et il s'interrompit soudain en apercevant le visage d'Edric). Tu as… Est-ce que c'est… ?
Du-Lavoir hocha la tête.
– Nom de… commença Cornéaud. Et tu me l'amènes ici ?
Il pivota aussitôt vers ses serviteurs apeurés. « Filez ! Fichez le camp ! Et que je ne vous revois plus jusqu'à l'aube ! », leur cria-t-il avant d'approcher Aiden avec un œil furibond, l'index accusateur :
– Quant à toi, je ne t'aiderai pas ! Regarde ta dégaine…Tu pues la mort !
– Toi seul en est capable.
– Que oui ! Il n'y a d'endroit plus sûr, à l'Orgue. Personne ne viendra m'offenser dans mon propre quartier. Mais je m'y refuse. C'est toute ma maison qui serait chamboulée.
– Que pourraient chambouler deux fuyards épuisés ? insista Aiden.
– Tu sembles l'ignorer, mais j'ai du travail ; et rien à offrir aux criminels.
– Je le sais… Tu as passé beaucoup de temps à faire la roue, ces derniers temps ?
Cornéaud sembla désarçonné. Avec un air mauvais, il caressa sa moustache, puis tourna les talons en beuglant : « Alors, venez par-là, affreux bandits ! ». Edric suivit les deux comparses le long du corridor jusqu'à la porte grande ouverte, pour gagner le vestibule carré, profond et bas de plafond, richement paré et astucieusement fleuri ; et une intense lumière dorée lui brûla la rétine, venue des lampes chaudes qui trônaient à chaque angle de la fosse, striée de quatre volées de marches. Un bassin circulaire, dans lequel poussaient pesses d'eau et nénuphars, crachotait doucement. Le maître désigna le banc et balança : « Posez vos affaires. Vous serez privés d'armes, jusqu'à ce que vous me déblayiez le plancher. Que le petit attende ici… Toi et moi, on va discuter ! ».
– Attendez ! s'exclama Edric. Je refuse de rester là !
– Tu refuses ? répéta Cornéaud, ébahi. Et où sont tes sujets, bonhomme ? Tes gardes des armées bleues, tu les as dans la culotte… ? Non ? Alors tais-toi, et reste assis.
Aiden lui jeta un regard désolé, haussa encore les épaules et suivit l'homme à moustache dans le bureau privé avant de refermer la porte sur lui. Le bruit de leurs pas s'évanouit aussitôt et Ed ne perçut plus rien du timbre de leurs voix ; dans le bassin, un crapaud à babille coassait allègrement. Ils me prennent pour un enfant incapable… Encore une fois, il songea à Tony, et se demanda s'il avait été retrouvé et ce qu'on avait fait de lui… Accroche-Cœur ne serait jamais resté en arrière. Avec un désespoir soudain, il se mit à contempler la grosse besace de Du-Lavoir, au sommet de la pile de sacs. Doucement, il tira l'octoluth de son chiffon, puis déposa l'instrument au sol. Il peut dire ce qu'il veut… mais pour moi, ça ressemble à un accordéon. Par deux fois, il avait espionné les manigances d'Aiden, et par deux fois il avait échoué à glaner le code de l'appareil. Dans le soufflet, sous la toile, l'artillerie personnelle du musicien pesait son poids de fer et de cuivre. Les touches du clavier abîmé par les années de pratique ne semblaient pas prêtes de lui révéler leurs secrets et peu importa le sens dans lequel il tourna et retourna le luth, la serrure cryptée demeura parfaitement invisible. Tant pis. Du poing, il perfora la toile et tira sur le manche comme un dément. L'octoluth se déchira et révéla, dans le tissu de sa doublure, l'écrin soyeux qui contenait ses effets. Le cornet auditif, qu'Aiden avait utilisé sur le toit du Bistrot, près de l'aérodock, était plié dans un coin.
La voix de Du-Lavoir résonna comme s'il avait parlé directement à son oreille, lorsqu'il dirigea le cornet vers la porte close.
– … parce que ce sont eux qui m'en ont fait le gardien. J'ai besoin de toi.
– La guerre, c'était un autre temps, Aiden. Je m'en suis remis. Je suis allé de l'avant. Toi, tu es resté coincé là-bas.
– Je n'ai plus rien à voir avec l'armée !
– Alors, qui sont ces gens masqués que tu côtoies ? Qu'est-ce qui t'as mis dans cet état ? Tu tiens à peine debout !
– Je côtoie beaucoup de monde. La plupart porte un masque ou un autre.
– Tu sais parfaitement de qui je parle ! Des comploteurs, des espions, pires qu'au front ! Il t'en a fallu, du temps, pour serrer les bonnes mains, je parie ! Que feras-tu quand ces gens se retourneront contre toi… ? Et le vieux L'Archet, alors ? Tu veux le voir enterré, près de tes parents, c'est ça ?
– Toi aussi, tu t'es fait des amis… Tu as changé, depuis le service. Tu t'es empâté et tu as fréquenté plus d'hôtels et de cabarets que de terrains de tir ou d'aérodromes. Mais moi, je sais ce que tu caches, derrière la façade de ton commerce. Ta maison est un nid, et tu en es le protecteur. Comme je protège le gamin.
– C'est du chantage ?
– Rien qu'une observation, murmura Aiden, et un moyen de prêcher le faux…
– Démon ! Jamais tu ne t'assagiras !
Il y eut un bref silence.
– Corn, il faut que tu me fasses confiance. Ta cause est louable mais elle sera vaine, si tu m'empêches d'agir…
– Que te faudrait-il, cette fois ?
– Autant de jours que possible. Ici, chez toi. J'ai besoin que le garçon soit en sécurité le temps que je déniche les plans de celui qui le recherche. Tu sais ce qu'il est advenu du Roi-berger. Je veux simplement lui éviter le même sort…
– C'est pourquoi tu emmènes tes mauvais vents citéens jusqu'à moi ! J'ai mis douze ans, à édifier cette maison, Aiden. Douze longues années à peiner, dans la sueur et la boue… Et tu voudrais que je risque tout ça pour tes lubies ?
– Allons, Corn, n'en rajoute pas ! Tu vas m'arracher une larme…
Le rire sourd d'Aiden indiqua un geste obscène ou une expression courroucée. Ed entendit un bruit de bouchon qui saute, puis le ruissellement d'un liquide mousseux dans un verre de cristal, et se tassa un peu plus contre le battant. Mais c'est qu'ils boivent un coup, les mécréants !
– Tu continues à consommer ? demanda Cornéaud.
– Tu continues à produire ? répliqua Aiden.
– Jour et nuit. J'ai tous mes types en position.
– Ton vigile nous a ralentis, fit remarquer Du-Lavoir.
– Fodian est zélé, mais parfaitement inutile. J'ai eu pitié de lui. Ma vraie garde, elle est ailleurs… Et sur le qui-vive. Il y a huit-mille habitants dans ce fief, et pas un sur lequel je n'ai posé l'œil. L'armée faiblit. L'Arbre se transforme en coupe-gorge… Où comptes-tu mener le petit, après ça ? Tu ne pourras pas le cacher ici éternellement…
– Je l'ignore encore. Mais je partirai enquêter. Dès demain, seul. Et une fois que j'aurais découvert de quoi on m'a chargé de préserver Edric…
– Quoi ? Tu vaincras ce fléau ?
– Peu de chance. J'ai vu le type. Une stèle de dix pieds. Mais si j'en apprends davantage sur lui et ses motivations, j'aurais peut-être une chance de dénicher son point faible. Et alors, s'il est définitivement sauf, je pourrais enfin me débarrasser du gamin.
– Et tout rentrera dans l'ordre et tous les moutons vivront heureux ? ironisa Cornéaud en reniflant. Mission accomplie, promesse tenue, fin ? Tu es déserteur bleu, imbécile, et c'est le Prince de l'Arbre ! Au moins l'un de vous deux sera tué ; et je mise sur la paire…
– Si j'échoue, beaucoup d'autres gens mourront. Je dois essayer. On ne m'a pas laissé le choix. Même si l'Arbre a pris feu dès la mort du berger, même si le pays commence à se déchirer, il me faut le protéger. Qu'importe la Bastide, à la fin ; et le petit pourra bien se terrer où ça lui chantera…
Pour Edric, c'en était trop. Je ne resterai pas ici. Pas plus que je me cacherai dans les tréfonds de l'Arbre. Dans un élan, il poussa le battant lustré et pénétra la pièce.
La salle était bâtie selon le même plan que le vestibule, mais bien plus vaste, et plus luxuriante qu'une serre du Chenil. Le bureau, pourtant spectaculaire, paraissait de simple ouvrage sur l'estrade en bois couverte de bas-reliefs minutieux qui racontaient les grandes ères de la baronnie-précieuse, elle-même plantée devant un mur orné de la plus large tenture qu'il eut jamais vu. La silhouette d'un paon en pleine roue, au centre du tissage, se paraît de plumes immenses et véritables, blanches, turquoises et dorées à la disposition parfaitement symétriques. Aiden, sur un fauteuil confortable, pivota vers le jeune homme, et son regard contrit se posa sur l'octoluth éventré.
– Qu'est-ce que…
– J'ai quelque chose à dire, déclara courageusement Ed.
Les deux hommes, installés de part et d'autre du bureau ridiculement étendu, gardèrent le silence, les yeux fixés sur le garçon ; sans cesser, pour Aiden, de bondir du regard de l'octoluth brisé au visage déterminé du jeune héritier. Edric ne s'était pas un seul instant préparé à ce qui viendrait une fois qu'il aurait passé les portes et confronté les vieux briscards de l'Orgue. Or, ni l'un ni l'autre ne fit un geste alors qu'il essayait tardivement d'organiser les pensées qui envahissaient sa cervelle comme un bataillon.
– J'irai au Pic, reprit-il avec autant d'assurance qu'il put.
– Au Pic ? murmura Du-Lavoir, pris au dépourvu.
– Le baron sait quelque chose…
Il y eut un silence pesant, et Edric en profita pour reprendre :
– Il y a des années, j'ai rencontré le seigneur Du-Pic, à la Bastide. Il m'a convié à venir au fief, si j'en avais l'occasion un jour. Je ne crois pas que le mutin ait jamais invité qui que ce soit dans son Manoir. Pas même Amalric… Ma bonne disait que le seigneur avait mis la main sur un pouvoir – un pouvoir maudit, qu'il aurait obtenu du démon.
– Voilà une excellente raison de nous y rendre, dans ce cas…
– Surtout si la bonne le lui a dit, ajouta Cornéaud.
– Je suis très sérieux ! Quels sont ces accords qui gardent le Pic loin des juridictions de la capitale ? Quels sont ces legs Anciens dont on le prétend conservateur ? Quelle est cette mutinerie dont la baronnie s'est honteusement rendue coupable… ?
– La guerre-de-nos-pères, répliqua Du-Lavoir. De vieilles histoires…
– Comme celles qui nous ont jeté sur les routes, vous et moi, pas vrai ?
L'argument fit son effet.
– Pour ce qu'on en sait, objecta Aiden, Corvus Du-Pic travaille avec les pirates. Ou avec les Noyeurs.
– Ou contre eux, répliqua Edric.
– Si avez tort, vous pourriez vous retrouver directement entre les griffes de l'ennemi…
– Et si je reste ici, je n'aurais aucune chance d'identifier l'assaillant. Amalric est parti et Tony l'a suivi en crypte. À quoi serais-je utile, enfermé dans cette maison ?
– Vous y seriez en sécurité, rétorqua Aiden, excédé.
– Avec tout le respect que vous dois, à vous et à Monsieur Biseau, je n'en suis pas si sûr.
Cornéaud fronça des sourcils sombres. Aiden arracha l'octoluth déchiré de ses mains maladroites et observa les mutilations d'un air docte ; sans cesser d'opposer à Ed les inconsistances de son plan téméraire :
– C'est un risque inconsidéré, pour d'infimes chances de succès.
– Mais c'est le seul moyen d'en apprendre davantage sur ce pirate et son objectif !
Les mains serrées sur l'instrument, Aiden songea un instant avant de souffler :
– Je pourrais me rendre en Pic. Seul. Et vous rapporter ce que j'y trouve…
– Le baron m'a convié, moi. Je doute qu'il ait le moindre intérêt pour un messager. C'est à moi qu'il s'est adressé, ce jour-là. Et à personne d'autre.
Cornéaud resta silencieux, observant les fugitifs. Aiden, lui, semblait porter un regard différent sur le garçon. Il le considérait avec une attention plus entière, et plus respectueuse ; plus méfiante aussi. Il déposa l'octoluth en lambeaux sur le rebord du bureau et gratta les poils roux de son menton.
– Le motocycle ne passera pas le pied de la montagne. C'est un fief désolé.
– Nous aurons toujours nos mains et nos pieds pour grimper, argua Ed avec un rictus. Je pilote peu d'engins de guerre, c'est vrai, mais j'ai l'habitude de la marche…
– Il ne s'agira pas d'une promenade digestive, gronda Aiden. Le Pic est interdit.
– Alors, il y a des chances que nous nous y trouvions plus en sécurité qu'ici-même ou, à vrai dire, n'importe où ailleurs ! C'était ce que Tony et moi avions…
Pendant quelques secondes qui parurent de longues minutes au garçon, aucun des deux bonhommes n'ouvrit la bouche. Aiden réfléchissait intensément ; et Ed décida de donner le coup de grâce :
– Vous voulez me garder en vie, non ? C'est la nature même de votre tâche ! J'irai en Pic, et je parlerai au baron-mutin, avec ou sans vous. Vous ne pouvez pas me forcer à rester ici. Pas contre ma volonté. Quelqu'un de la maison finira par reconnaître le Prince…
– Tu sais, aboya Cornéaud à Du-Lavoir avec une certaine pitié, je peux te l'enfermer à la cave, sans portes ni fenêtres, ce jeune roquet ; et le nourrir par les grilles du haut et ce, jusqu'à ton retour au pays ! Il ne verrait pas plus le visage des domestiques que la lueur du soleil…
Ed déglutit avec difficulté, ignorant la proposition inquiétante du maître, et ne détourna pas le regard du musicien interdit. Aiden tripota son accordéon une dernière fois, le bras tendus, le doigt agité de martèlements inconscients… puis demanda enfin à leur hôte :
– Est-ce que tu pourrais arranger ça ?
Cornéaud le jaugea avec malice.
– Un voyage pour la baronnie-maudite ? C'est peut-être dans mes cordes. Un autre fief, à vrai dire, aurait été plus aisé à pénétrer. Le Pic dispose de protections, bien différentes de celles de la Cité. Ça va me coûter cher. Et ce sera dangereux.
Allez, Du-Lavoir. Soyez sport…
– Soit ! dit Aiden. Par quel moyen entrerons-nous ? (et Ed écarquilla les yeux, stupéfait d'avoir convaincu le rouquin).
– Pas si vite, mon ami ! scanda Cornéaud. Je n'ai pas élevé mon nom en rendant de tels services gratis, les gars. Pour beaucoup d'entre nous, le Pic, c'est la gueule du loup. Et c'est pas qu'une métaphore. J'ai dû inventer un sacré stratagème pour faire passer mes hommes là-bas…
– Quels hommes ?
Le rictus du maître se mua en franc sourire.
– J'ai quelques contrats en cours avec le Cartel de l'Orgue. Tu les connais sûrement déjà puisque tu as fait sauter leur marchandise, en débarquant en ville comme un dément… C'était à moi qu'était destiné ce colis-là, Aiden ! Et à mon entreprise qu'étaient livrés les feux. Ton entrée en scène vient de me coûter deux mois de dur labeur…
– Celui de tes valets, plutôt…
– Il n'empêche. Un service pour un autre. Voilà le contrat de mon amitié.
– Qu'attends-tu de nous ? grimaça Aiden.
– Votre discrétion, avant tous, répondit Cornéaud. Je croyais que tu avais appris depuis longtemps à te rendre invisible… mais tes exploits récents m'ont prouvé le contraire ! Il faudra te reprendre si tu veux en revenir sur tes deux jambes… À chaque lunaison, le Pic exporte sa propre marchandise dans la fédération. De la cire noire, des carcasses de bêtes aux ossements rituels, de la dentelle-de-neige… Tout ce dont un loyal Lusanthier peut rêver. Quant à la fourrure du Rouet, elle peut bien se griffer de la signature qui lui plaira, on sait tous où les dépouilles sont dépecées… J'ignore quelle part le baron prend à ce trafic, mais les habitants du fief n'ont aucun scrupule à profiter de la transaction. La course est prévue pour demain soir.
– C'est un manteau de fourrure, que tu veux ?
– Je n'achète pas ; je vends. Mon contact, à la Colline, vient de tomber. J'ai un stock très embarrassant à écouler. Tu connais bien le sujet, Aiden. Tu sauras y faire ! Engage-toi à passer les six caisses au chef-lieu et tu profiteras d'un transport sûr et confortable, loin de tout contrôle d'identité et de tout… pirate, ou autre démon que tu aies pu craindre.
Ed, qui n'avait jamais passé de marchandise illégale, se demandait s'il faisait là une proposition honnête. Après tout, il ne connaissait rien du fief de l'ombre, et n'avait fait lui-même la mesure de son inhospitalité.
– Assureras-tu notre retour ?
– Non, trancha le maître. Entrez au Pic, à mes frais, et livrez la marchandise. Le reste, il appartiendra au géant d'en décider… !
Aiden observa l'octoluth un instant. Puis il trancha à voix basse :
– On s'en charge.
– Magnifique, susurra Cornéaud. Je vais vous faire ouvrir une chambrée pour la nuit. Je pense qu'une oculie-guérisseuse ne serait pas de trop ? Vous trouverez des baquets, du linge et des matelas d'une telle douceur que vous ne voudrez plus les quitter… Je vais vous faire porter un plateau garni, et quelques effets de toilettes. Profitez-en. Les gens du Pic n'en ont pas l'usage…
Aiden, pensif, quitta son siège avec mauvaise humeur. De son pas claudicant, il gravit l'escalier et gagna le vestibule ; mais quand Ed voulut le suivre, Cornéaud Biseau repoussa le battant d'un coup sec. Dans son dos, le paon gigantesque vola un instant.
– Faites attention, Votre Altesse, murmura-t-il soudain, plantant ses yeux noirs au fond des siens. Il se pourrait que vous n'ayez pas saisi l'enjeu de votre fuite.
Edric soutint son regard avec une surprise indignée.
– J'ai déjà tout perdu, répliqua-t-il faiblement.
– Oh, non ! Pas tout ! Les petits garçons comme vous ignorent les risques. Vous semblez croire que Du-Lavoir est votre ami ? Détrompez-vous vite. Les gens sont seulement aussi bons que la vie le leur permet. Et par vie, j'entends la fédération. Aiden a une mission à accomplir. Comme ses innombrables ennemis. Et comme moi, par ailleurs. Personne ne fait le bien sans carotte, petit. Souvenez-vous en… Vous vous croyez parti à l'aventure, arraché au protocole de feu votre père et lancé sur les chemins du destin par la grâce du géant ? À trop vouloir se prouver des choses, on peut s'y perdre… Vous finirez par vous en rendre compte, un jour où l'autre – si vous survivez jusque-là.
Et il poussa le battant pour le planter dans l'encadrement.
L'appartement privé où ils furent conduit s'étalait sur la longueur, au sommet de l'aile ouest, et ressemblait à s'y méprendre aux cafés d'Ursule, à la Bastide : tablée et coupes de fruits, rideaux délicats et parquet ciré à en refléter les étoiles, par la fenêtre. Mais son plafond bas et ses quatre escaliers tournants conservaient les teintes fétiches de la haute société de l'Orgue. Edric ne fut pas fâché de déposer enfin casque, besace et baluchon, et de retirer la combinaison dorée, les mitaines et les chausses à lacets hauts qui lui entravaient les chevilles. Puis il s'écroula sur la chaise la plus proche.
Aiden alla de son côté, près du mur, pour se débarrasser de sa lourde panoplie. Il détacha la paire de bretelles, balança sa chemise déchirée sur le parquet et alla droit vers le lavabo en porcelaine, sous le hublot cristallin, pour plonger son visage dans une eau froide et pure. Horrifié, Ed aperçut les contusions qui abîmaient le dos, l'épaule, et l'avant-bras du rouquin. Un bandage noirâtre sanglait sa hanche, et le tampon qu'Ivan avait appliqué à son mollet commençait à s'imbiber de nouveau… Par quel miracle tient-il encore debout ? songea-t-il. Les joues trempées de gouttelettes, Aiden revint à lui.
– C'était audacieux, dit-il.
Le garçon, qui n'était parvenu à dissimuler son effroi, resta muet.
– Cornéaud aurait très bien pu décider de nous flanquer dehors, après votre irruption… Vous avez eu de la chance – encore – qu'il ait eu quelque chose à gagner dans l'affaire.
Ed le contempla en sentant poindre, enfin, une certaine culpabilité. Les restes de l'octoluth gisaient sur la longue table rectangulaire, et Du-Lavoir se mit aussitôt à la tâche de sa restauration, les lèvres pincées. Peut-être n'aurais-je pas dû… Le parfum d'une cuisine piquante et saucée s'insinua par la porte en un délicieux fumet de ragoût. Edric alla, à son tour, remplir un baquet d'eau tiède et tira le paravent avec lenteur, sans que ses pensées ne cessent de résonner sous son crâne… Quelque chose le dérangeait, depuis des heures, bien qu'il fût incapable de mettre le doigt dessus. Une note pour lui-même, entre idée et souvenir, qu'il avait laissé filer. La mort d'Accroche-Cœur avait occulté l'essentiel de ses angoisses ; et avant cela, Du-Lavoir avait surgi du vide, pour lui faire arpenter toute la Cité à vive allure. Quant aux nombreux coups qu'il avait reçus au fil de la cavalcade, il n'avait pas fini d'en voir apparaître les bleus. Mais quand il croisa, d'un air absent, l'œil unique de la lune, au-dessus des toits du bourg, il se souvint.
Du-Lavoir, en révélant le détail de ses crimes, avait preuve d'une honnêteté à laquelle Edric avait consciencieusement veillé à ne pas répondre, et cette ingratitude feinte lui causait un pincement à la poitrine. À la lumière tamisée, l'octoluth éventré ressembla soudain à un cadavre. À mon tour de lui donner quelque chose.
– Aiden, appela-t-il, et le rouquin leva la tête de ses outils. Avez-vous entendu parler de quelqu'un qui porterait le pseudonyme de Première, parmi les Noyeurs ?
Le musicien opina.
– Plusieurs, même. Les instructeurs sont dirigés par des agents supérieurs. Il y a eu des premiers et des premières anonymes impliqués dans chaque mission de l'ordre.
– J'en ai connu une, reprit Edric. La Première de l'escouade. Je ne m'en suis pas souvenu sur le moment. Sa voix m'était familière. Je pense qu'il s'agissait d'une courtisane… Ces yeux-ci, je les ai déjà croisés et à plus d'une reprise… Je l'ai entendue, quand j'étais à leur merci. Elle croyait sa mission réussie à cet instant, et a parlé d'un rendez-vous. Un rendez-vous en « demi-lune »… Le contact a été fait.
– En demi-lune ? murmura Aiden, qui paraissait découvrir l'information.
– C'est ce qu'elle a dit. J'ai pensé que peut-être, vous sauriez traduire le terme ? Je veux dire – grâce à vos compétences…
Et en effet, Du-Lavoir dénicha un carnet minuscule de son octoluth évidé, et se mit à feuilleter le document, les yeux presque flous tant il parcourait à vive allure les pages noires d'alphabets et de colonnes de chiffres incompréhensibles…
– C'est possible. J'étudierai la question, dès que j'aurais l'esprit un peu plus clair…
Puis il laissa l'instrument, quitta la tablée et se répandit sur le lit qu'il s'était réservé, en attendant le repas tant espéré. Ed n'insista pas, et se dirigea vers sa propre couche, l'estomac de plus en plus grondant. Quand Cornéaud eut envoyé une meute de guérisseuses expertes le quérir, Du-Lavoir se laissa emmener sans un mot.
Sans aucun doute, le garçon avait fait preuve d'une détermination qui n'avait pas hésité à côtoyer l'insolence. Quant à l'instrument mutilé, il s'aperçut qu'il suscitait en lui un remord désagréable. Le bougre n'avait qu'à pas me garder dehors ! C'est à cause de lui, que j'ai dû improviser ! Sans moi, il se serait fait tabasser à mort au pied de la tourelle ! Mais ses convictions commençaient à s'effriter, à présent qu'il avait obtenu gain de cause. En la présence de Tony Des-Blés, il s'était senti pousser des ailes. Avec Aiden, il n'était plus si serein. Et Cornéaud Biseau l'effrayait.
Ed s'endormit peu après deux heures du matin. Il n'en aurait aucun souvenir à son réveil, mais le garçon rêva encore de monstres décharnés et de poignes de plomb… Les pluies de blé s'écoulaient de ses yeux pleins de larmes (et lui laisseraient un oreiller humide et baveux) alors qu'il apercevait une seconde fois le brasier incandescent d'un édifice pointu qui répandait son torrent de flammes parmi les nuages.
38. Le coup de sabre
Lys se redressa aussi lentement qu'elle put.
Tout en se maudissant de sa propre témérité, elle se demanda comment est-ce qu'elle avait pu s'imaginer une seule seconde ne pas être attrapée. Sa naïveté l'avait bel et bien conduite là où Tassaud l'avait prédit : dans les pires ennuis. Il avait suffi qu'elle entende quelques chiens japper (alors qu'elle-même en avait vu calancher pas mal) et qu'elle croise un billet du Fort pour oublier ce pourquoi elle était venue en Cité. Bern et Vorce ne s'en étaient peut-être pas si mal sortis, finalement…
Rubric l'appela encore :
– Alors, petite fleur ? On a décidé de venir jouer les dures, c'est ça ?
Lys s'efforça de repérer une issue, une arme potentielle ou n'importe quoi qui ait pu la sortir de ce pétrin. Il n'y avait pas grand-chose, autour de l'enclos.
– Je t'avoue… J'y croyais pas. Mes domestiques ont tendance à faire une montagne de la moindre taupinière. S'effraient pour un rien. Mais là, faut l'dire, Topaze a visé juste ! Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi, maintenant… ? J'pourrais bien appeler la milice, et te faire arrêter pour effraction, t'en dis quoi ? D'ailleurs, t'es pas supposée êt' sur ton tas de cailloux, là-bas, au Fort ? T'aurais pas outrepassé la capitale, si j'osais ?
Elle resta parfaitement silencieuse ; bien décidée à prendre ses coups de botte sans se laisser mettre à terre.
– Sinon, je peux te ligoter, et te donner à bouffer aux clébards. Tu vois ce fantassin, là ? Laisse-moi t'dire, tu s'rais pas sa première !
Sans cesser de la viser de son sabre, il descendit d'une marche.
– Donc, c'est ce que vous faites de votre temps libre… ? souffla-t-elle. Vous malmenez des innocents ? Pas si différent de votre travail, finalement.
– Qu'est-ce que ça peut bien te faire, petite garce, ce que je fais de mon temps libre ?
Ses yeux vrillèrent pour la première fois vers les cages. Il éclata d'un long rire gras, venu d'une panse arrosée ; et de son sabre, désigna la niche de fortune :
– C'est pour ça que t'es là ? Pour des bêtes crevées ? Et moi qui te pensais rancunière, voilà tout ! Mais non ! Tu es aussi mignonne que tu es stupide, par la Banque Rouge… !
– Ce sont les lingeries qui m'ont envoyée ici.
– Mais t'as accepté d'y revenir de ton plein gré… J'ai de la chance d'avoir Topaze sous mes ordres. Il m'a prévenu qu'une folle hystérique risquait de pénétrer la maison, dans la soirée… J'ai soixante invités, là-haut, et une sœur hideuse à marier… Impossible de te faire profiter du bar. Tu gâcherais l'ambiance. Impossible aussi, de te laisser foutre le camp. Moi qui t'aurais crue au fond d'une ruelle, à Fort-le-fief, à mendier ton pain pour nourrir ta sale sorcière de mère et sa portée de bâtards pisseux… Te voilà à ma merci et assez bête pour pourchasser le bâton qui t'a battue ! Tu sais qu'il y a des alarmes, dans cette résidence, oui… ? On n'est pas dans les massifs, ici, petite voleuse.
Le brasero crépitait, loin, au milieu du lugubre jardin.
– Vous le dites loyal ? répliqua Lys, en essayant de gagner du temps. Votre majordome savait qui j'étais. Et il ne semblait pas si fidèle à votre maison, quand il essayait de vous doubler. Il n'aurait rien dit si j'avais cédé à ses demandes. En vérité, c'est plutôt moi, je pense, que vous devriez remercier…
Il avait l'air passablement saoul. L'insolence ne lui importait guère.
– Mais toi, tu ne cèdes rien, n'est-ce pas ? grogna Le-Col. Sous ton air ingénu, tu es aussi enragée que ces chiens, je le sais… C'est l'excuse que tu as servi à ta bande, quand tu t'en es prise à Codric Idéaud ? Quand le lieutenant saura ça… La Veuve vengeresse !
À l'exception de la mort, c'était ce que Lys craignait le plus : l'officier Cabot.
– Il me reste, maintenant, à choisir si je te fais exploser la cervelle tout de suite, ou si je te garde au chaud quelques jours en attendant qu'il décide ce qu'il veut faire de toi…
Il descendit lentement l'escalier et Lys, chaque muscle raidi comme du bois, se mit à dériver le long de l'enclos, tout autour de l'arène baignée de reflets rouges vifs.
– Joue pas à ça avec moi, grogna l'officier, en pointant son sabre à travers les maillons. 'Vaut mieux que tu coopères. Si tu veux t'éviter d'avoir mal encore une fois…
Lys poursuivit son chemin, les mains tendues devant son visage à la recherche d'une issue quelconque.
– Dis-moi, comment c'était, le Cénotaphe ?
Elle se pétrifia soudain, comme si ses jambes refusaient de lui obéir plus avant.
– Ah – c'est bien ce que je pensais… ! Une bonne piqûre de rappel, pour les rebelles dans ton genre, tu crois pas ? Tu en as profité pour faire la sieste ? Je t'en ferai forger un, et pour toi toute seule, si tu veux ! On y gravera ton nom. On pourra t'y envoyer de temps à autres, quand te prendra l'envie de jouer aux séparatistes… T'en dis quoi ?
Lys n'en disait rien du tout. Mais la pouilleuse, en revanche, avait repoussé sa grille à demi-crochetée et, d'un bond, se jeta sur le gros officier joufflu. Elle n'était plus si jeune, et pas très imposante ; Rubric la dégagea d'un seul coup de sa fameuse botte pour l'envoyer japper contre le mur. Mais un court instant, il se mit à vaciller et laissa le sabre d'ocre lui glisser des mains… Il se redressa pour s'en saisir, et l'aurait aussitôt empoigné de nouveau si Lys ne l'avait pas saisi au vol. L'officier la dévisagea avec un mépris serein et amorça spontanément un geste dans sa direction.
Sa tutrice, Bergota, n'avait pas inclus les armes à ses leçons particulières mais Lys (comme tous ses camarades) n'était pas étrangère à la fronde, et au fusil à pompe familial qui, en été, servait à faire fuir les coyotes les plus téméraires (du moins, entre les mains de Lys, Bern, Vorce, Doperic et Albertine, qui étaient les seuls suffisamment âgés pour s'y essayer, sous l'œil attentif de Tassaud elle-même). Lys, sans plus sentir la maîtrise de son propre corps, leva un peu plus haut le sabre-fendu, droit sur son front ridé et luisant, et chargea le canon.
– Si je tire maintenant, dit-elle, le souffle court, il y a de grandes chances pour qu'on me jette définitivement au trou. C'est un spectacle dont vous ne profiterez pas. D'ailleurs… vous ne profiteriez plus de rien…
Rubric eut l'air plus surpris qu'apeuré.
– Mais je ne suis pas obligée de tirer, reprit-elle. Pas encore. (Elle s'efforça de ne laisser passer aucun tremblement dans sa voix). Je pourrais partir. Et vous laisser tranquille… Qu'en dites-vous, Monsieur Le-Col ?
– J'en dis que des petites garces comme toi, j'en ai torché, j'en ai allongé, et j'en ai jeté plus encore que tu peux t'imaginer… J'ai fait le Golfe, auprès de Franc De-la-Colline en personne ! J'ai été torturé, par le géant ! Ton numéro ne me fait pas peur… Alors, pose ce sabre… et je te laisserai peut-être en un morceau !
La chienne, de retour, se mit à grogner férocement à ses talons ; et l'entrain de la petite pouilleuse donna quelque aplomb à la jeune femme.
– Je ne vous crois pas, Monsieur. Je crois que vous savez vous mettre en arrière. Je crois que vous savez vous taire, et vous retirer quand nécessaire. Je crois que vous ressentez le besoin viscéral de faire mal à tout ce qui est plus faible que vous ; mais que vous avez besoin de plus fort que vous pour vous autoriser à le faire… J'ai raison ?
Sa posture de vainqueur ne faiblissait pas, mais son visage rougeaud et furieux le trahissait néanmoins.
– Est-ce que tu vas me forcer à t'écouter parler tout le reste de la nuit, ou est-ce que tu vas finir par tirer ?
– Oh, je ne tirerai pas ; car vous n'allez pas m'y obliger. Vous allez entrer dans cette arène.
Il tourna un instant ses yeux globuleux vers le grillage qui parcourait l'enclos bâché. Avec une moue de dédain, il murmura :
– T'es pas sérieuse, petite ? Tu réalises à quel point ce sera pire, bien pire, pour toi, à la fin ?
Le doigt de Lys effleura la gâchette.
– Vous et vos comparses m'avez volé ma vie. Vous avez tout saboté.
– Et ta famille ? Ta mère ? Les marmots indésirables qui te servent de frères et sœurs ? Tu penses que Cabot ne profitera pas de tes actes pour torturer, mutiler et décimer ta couvée d'orphelins pleurnichards ?
Lys afficha une confiance qu'elle ne ressentait pas.
– Ce majordome et vous êtes les seuls à me savoir ici. Je l'ai laissé dans un sale état, en arrivant… Il ne me restera qu'à aller lui régler son compte après le vôtre.
– Par le putain de géant, t'es cinglée, ma parole…
– Entrez dans l'arène. Maintenant.
Il soupira une exaspération adolescente, comme s'il cherchait à conserver ses grands airs devant la gamine au sabre chargé ; puis retira la bâche et pénétra, de son pas le plus flagorneur, jusqu'au centre de l'hexagone. Lys approcha du mirador planté au-dessus des tribunes. Elle escalada les six marches grinçantes qui offraient une large vue sur le cirque sans perdre l'équilibre du canon à son épaule. La première goutte de sueur, celle qui lui fit prendre conscience de ce qu'elle était en train de faire, perla telle une larme sur son cou… Elle approcha de la balustrade, arme en joue.
– Combien d'invités, à l'étage ? demanda-t-elle en réfléchissant frénétiquement.
– Soixante, je t'ai dis. Comprenant dix chevaliers, et sans compter les deux gardes de la résidence…
– Qui sait que vous êtes ici ?
– Tout le monde.
– Les chiens ? Pourquoi ne se réveillent-ils pas ?
– Ils sont drogués, mordiable !
Mince… Seule la pouilleuse furetait autour de l'arène.
– Combien de temps avant que l'effet ne s'estompe ?
– Encore six bonnes heures, au moins…
Lys était contrainte d'improviser au-delà de tout ce qu'elle avait imaginé… Elle ne serait jamais crue de ce côté d'un sabre d'ocre. Elle ne se serait jamais crue capable non plus d'envisager l'assassinat d'un être humain. Elle avait pourtant connu moult peines, et traversé maintes rages depuis sa petite enfance ; du fond d'un puits aux salles dorées d'un hôtel de luxe… La langue de Bille et son chevalement ne lui avaient jamais semblé si lointains, et pas seulement en question de distance. Mais cette fois, la terreur jointe à l'alternative du pouvoir inondait son cerveau de reflux étrangement euphoriques, et une voix, lointaine, intraduisible, comme venue d'un plan immatériel, lui ordonnait de presser la détente. Rubric Le-Col l'ignorerait toujours, mais il sauva sa vie lorsqu'il lui cracha : « Pas si facile, de tuer un homme, hein ? ».
Et dire qu'elle avait fait la morale à Vorcemyr à peine deux jours plus tôt.
Depuis son mirador, Lys souleva le levier qui referma l'enclos à chacune de ses barrières. L'officier se laissa entraver sans un mot… Le-Col me poursuivra, si je ne fais rien. Mais si je me rends coupable de sa perte, ce sont tous les officiers rouges qui me chasseront ; et le lieutenant Cabot en première ligne… Ce Topaze parlera, si ça n'est pas déjà fait… Elle se mordit la lèvre. Il lui fallait se décider, avant qu'un invité ne se mette à renifler dans l'arrière-cour.
– Quel levier contrôle la trappe ? interrogea-t-elle en désignant l'escalier.
– Celui de droite, grogna-t-il au hasard.
Elle enfonça le gauche et arracha un cliquetis sourd au verrou du battant. Il est temps de ficher le camp, maintenant ! La chienne hirsute humait frénétiquement le sentier qui menait au jardin.
– Voilà ce que nous allons faire, Monsieur Le-Col. Vous avez, au ceinturon, une bourse de cuir plate, fermée d'un cadenas, n'est-ce pas ?
– De l'argent ? marmonna-t-il. Je te croyais plus romantique.
– Pas n'importe lequel, répliqua-t-elle. Des billets de suie, de la banque annexe du Fort. De la monnaie locale, tamponnée et durement gagnée à Fort-le-fief.
L'officier parut à la fois offusqué et hilare.
– C'est ce que tu te diras, la nuit, pour dormir, en attendant qu'on te rattrape, hein ? Tu essayeras de ton convaincre que tu n'as fait que récupérer ton bien… ? Qu'est-ce qui te prouve que cet argent est à toi… ? Qu'est-ce qui ne fait pas de toi une pauvre et simple scélérate, dis-moi ?
– Je n'ai pas l'intention d'en faire usage. Je vous le confisque.
Il se mit à applaudir, coup par coup.
– De mieux en mieux ! (Puis il jeta la bourse par-dessus la vitre de la cabine).
– Vos clés, avec ça… (et cette fois, il accompagna l'objet du larcin d'un geste obscène).
Lys soupesa le trousseau et inspecta le contenu du portefeuille.
– Vous le récupérerez, et dans sa totalité, dès l'instant où j'aurais mis le pied hors de la Cité. Si l'alerte est donnée, je le détruirai à la première milice qui me tombera dessus…Et ça n'est pas ce que vous voulez. J'ai vu combien la maison des Glycines rémunère ses lingères, et je sais quelle valeur à ce portefeuille. Faites-en sorte que je sois arrêtée, et vous n'aurez plus l'occasion de le dépenser… Laissez-moi partir, et je le déposerai, et à votre nom, au guichet que je pourrai trouver.
– Ta parole, c'est du vent.
– C'est notre seule alternative à tous les deux…
– Alors va ! beugla-t-il. Déguerpis ! File par la cour et que l'amariolle t'emporte ! J'aurai ta peau, de toute façon !
– Il me reste une certaine chose à connaître, objecta-t-elle, élevant une fois encore le sabre-fendu (et l'officier soupira). Vous étiez quatre, dans cette ferme, à l'audience. Il y avait, bien sûr, le Lieutenant Cabot. C'est bien son nom ?
– Abaustus ?
– Merci. Il y avait vous-même, également. Et deux autres sous-officiers. L'un d'eux était grand et maigre. Livide, de longs cheveux. L'autre, avec un béret, paraissait beaucoup plus jeune. Comment s'appelaient-ils ?
– C'est ce que tu comptes faire, hein ? Te lancer à leurs trousses ? Ils te trouveront bien avant que tu ne les trouves…
Elle pointa le canon sur son visage et il ne put s'empêcher de reculer d'un pas.
– Vous êtes certain de ne pas vouloir répondre ?
– Devine toi-même, garce !
Dans le silence dur qui s'érigea entre eux s'éleva la voix aiguë d'une châtelaine à la recherche de son époux.
C'est le moment. Lys tira de sang-froid, à l'oreille de l'officier abasourdi. La bille de plomb creusa un trou dans le mur, derrière lui ; et presque aussitôt, un grondement sourd et paniqué leur parvint du premier étage. Ébahi par son corps indemne, Le-Col se mit à scander : « Lesta ! Lesta Le-Rouge ! Et Temmon La-Corde ! ».
– Merci, murmura Lys, et elle déposa le sabre au sol.
Un grand bam ! résonna lorsqu'on se mit à cogner contre la trappe… Sans le moindre doute, le coup de feu pousserait les invités curieux à pénétrer dans le jardin et à explorer le soubassement. Les plus rapides d'entre eux trouveraient, à son grand désarroi, le pauvre Rubric Le-Col, enfermé dans sa propre cage et encerclé de molosses ensuqués jusqu'à la moelle. Lys s'extirpa du mirador et, suivant le pas fulgurant d'une pouilleuse surexcitée, gravit la pente de l'arrière-cour pour bondir jusqu'au parapet jonché de feuilles qui craquèrent sous son talon. Elle s'apprêta à sauter par-dessus le muret mais la chienne, sans cesser de geindre à son attention, se mit à gratter les briques ; la jeune fille n'écouta que son instinct lorsqu'elle rejoignit l'animal et trouva, sous l'amas pourrissant, un renfoncement dont la paroi s'outillait d'une colonne d'agrafes rouillées. La chienne avait déjà dévalé douze pieds de hauteur avant de se mettre à dégringoler, sans s'inquiéter des chocs répétés à sa caboche moustachue, et Lys la rattrapa en avalant les échelons quatre à quatre.
Une alarme stridente s'enclencha, quelque part dans la résidence. Mais elle ne pouvait s'en étonner. N'importe quel domestique avait pu la sonner avant même que le châtelain n'ait dit un mot… Tant qu'on n'envoyait pas les milices fouiller chez Madame Volages, elle pouvait se laisser croire qu'elle avait persuadé Rubric de se taire. Elle était sincère, quant à sa décision de restituer la bourse. Et grâce au pourboire de Topaze, elle avait encore de quoi quitter la Cité en une seule fois, pour espérer mettre la main sur ce temple reculé et consulter ses registres… Lys ne prévoyait pas de se laisser rapatrier au Fort. Ni consigner parmi les Autres. Quant au reste de ses économies, il lui importait peu. Mieux valait connaître le nom, désormais, de ceux qu'elle semblait destinée (pour son plus grand malheur) à recroiser sur son chemin.
Si Abaustus Cabot veut une sorcière, il va en avoir une.
Pouilleuse, folle de joie, la suivit dans la rue bondée.
ÉPISODE 5.
Curiosités carnivores
39. La lignée des sangsues
La beauté évidente de la jeune femme laissa Mahenn de marbre, même si dans le fond, elle sentit passer une volée d'émotions qu'elle examina une par une… Il y avait une part d'admiration, bien sûr, car Madame Mahenn, qui savait reconnaître la valeur esthétique des choses, admettait que Selhenn Gris-Bois n'était pas seulement jolie. Elle était aussi singulière, et désarmante… Son visage ne correspondait pas exactement aux standards de beauté actuels de la fédération et semblait imposer sa propre harmonie en laissant à d'autres femmes le soin de se plier aux normes… Étroit et lunaire, avec des taches de rousseur presque imperceptibles au bout du nez. Elle avait deux grands yeux bleu délavé, ronds, écartés, des pommettes roses et pleines et des lèvres épaisses, avec un sourire large, quoique timide. Évidemment, elle restait fine et de petite taille, et son air ingénu suffisait à attirer l'attention de la plupart des bonhommes… Ce fut là que la Dame Rouge se sentit prise par la jalousie, et elle en avait bien conscience. Elle jalousait l'aisance avec laquelle Selhenn suscitait les bonnes grâces de la gent masculine, durant une époque où les mœurs cherchaient à faire la part belle aux belles femmes, alors que la Reine-mère elle-même, au sommet du monde, avait dû batailler pour recevoir le plus élémentaire respect dû à une monarque. Elle avait étudié à l'Académie, étudié ses deux parents et étudié la façon de se déblayer un chemin au cœur du méandre empoisonné qu'était la Bastide – et sa Cité. Elle s'était bardée de diplômes, avait voyagé dans toutes les baronnies et s'était distinguée par de hauts faits politiques que sa propre beauté (et elle se savait suffisamment gâtée par la nature) n'avait fait que mettre en lumière. Mais la jeune Selhenn était d'une autre génération. Elle était fraîche, souriante et soumise… Et représentait l'alternative fraîche et impromptue à Madame elle-même. Quelle pitié.
Il y avait aussi une part de méfiance, dans le cœur de la Reine, car l'air naïf de Selhenn ne la trompait pas. Elle avait trop de valeur pour ne pas s'être encore habituée aux élans d'intérêts, politiques et nuptiaux, qu'on lui manifestait sans cesse. Selhenn se chargeait déjà de représenter la nouvelle fournée de Gris-Bois en pays de l'Arbre, et les vieux gratte-papiers du Cabinet, au 4e Quart, la mettaient indubitablement en avant ; à la cour du Roi comme au-dehors. Mahenn était l'héritière directe du clan de rubis, et la seule fille survivante du Rougeaud qui lui avait légué sa Banque… C'était lui qui avait fondé le siège actuel de leur institution pour la laisser à Mahenn (et Aimon, son neveu), une fois Gidéon et son épouse tombés à l'Ouest. Elle était aussi le bailli le plus puissant, et le plus riche de la capitale. Et la mère du dernier Roi-berger. Pourtant, elle ne cessait de songer à Selhenn qui commençait à l'agacer sérieusement, même si elle était de son clan – et de son sang. Le Rougeaud avait eu un frère, lui aussi, qui avait fondé sa part du clan de rubis. Il s'était appelé Oberic, il était mort quatorze ans plus tôt et avait laissé au monde deux descendants : Béric et Aldéria. Béric, décédé l'année passée, avait eu un fils d'une noble de l'Orgue à qui il avait pu transmettre son apanage ainsi que le voulait la tradition ; et c'était ainsi que Clodric Le-Rouge, petit-cousin de la Reine-mère, s'était fait passer Le-Rouet, septième baronnie et fief des tisseurs… Mais, pendant ce temps, la cousine de Mahenn, Aldéria, était allée s'enticher de Philibert Gris-Bois, pour donner la vie à ces très chers Allistaire et Rory Gris-Bois, respectivement barons de la Forge et de l'Orgue. Rory avait épousé une Bel-Orme (devenue une baronne atrocement vaniteuse) et Allistaire s'était contenté de la fille Du-Platine née sur le fief des forgerons pour voir naître sa fille, Rivera ; et la confier à Médric De-la-Tourelle, l'un des clans fameux de la huitième baronnie avant qu'elle ne produise, à son tour, la petite Selhenn. Assurément, l'illustre Mahenn et Selhenn partageaient un pan d'arbre généalogique, comme le reste de la noblesse citéenne. Mais la position de la Reine-mère ne souffrait aucune forme de comparaison. Pourtant, Selhenn commençait à s'agiter (ou à se voir agitée par ceux de sa famille) et son petit numéro semblait fonctionner peu à peu.
Selhenn Gris-Bois-Tourelle au surnom chuchoté de la Belle n'avait pas de frère ni de sœur, et faisait la seule fierté de sa famille. Elle avait un baron pour grand-père, un autre pour grand-oncle, et un chef de clan pour père aux abois. Sa grand-mère de la famille Rouge lui laissait l'héritage de la lignée cousine du rubis. Ce qui faisait d'elle, en fin de compte, la prunelle commune des clans Rouges, Gris, et De-la-Tourelle ; admirée par un amas de cousins stupides et tenus loin du sceptre. La moitié de la cour cherchait déjà à lui plaire ; des fois que sa carrière se développe ainsi qu'on le prédisait… Âgée d'à peine dix-neuf ans, Selhenn était formée à reprendre le contrôle de la FFGBT – dont les initiales signifiaient Fraternité Financière Gris-Bois-Tourelle – et cette société (bien qu'elle n'arriva pas à la cheville de la Banque Rouge) réunissait un certain nombres d'hommes et de femmes éminents, influents – ou dangereux, issus de la classe bourgeoise. Ça et sa beauté irrépressiblement attendrissante lui donnaient du pouvoir. Beaucoup trop. Et sur l'instant, lorsque Selhenn lui apparut, Mahenn se demanda si ses sujets espéraient voir en elle la prochaine Dame Rouge.
La Reine-mère regarda entrer le meilleur parti du Continent. L'allure digne, et modeste de son âge et de son rang, dans une robe rose à corset mauve orné d'une jolie traîne et de fanfreluches bleues. Son col cygne masquait sa poitrine et sa chevelure aux boucles légères cascadaient sur ses épaules. Une barrette d'argent, en forme de bûche, y honorait le clan bourgeois des Gris-Bois et le Cabinet de son bailli, et sa montre, faite de bois et d'or massif, évoquait la part La-Tourelle de sa fraternité en serrant son petit poignet délicat. Ses taches de rousseurs étaient plus visibles que jamais, à la lueur d'un soleil automnal qui traversait les hautes fenêtres de la Banque. Elle lui adressa aussitôt un sourire chaleureux que Mahenn rendit avec les intérêts. Médric De-la-Tourelle, son cher père, la suivait de très près ; et manifesta d'emblée sa méfiance à l'égard du bailli. Médric était un pur De-la-Tourelle, et par conséquent, un sous-fifre des gens de la Tour que commandait bien sûr le Haut Juge Aimon. Même si Selhenn avait une grand-mère Rouge, lui-même avait épousé une Gris-Bois Du-Platine et n'escomptait pas laisser trop de leste à la lignée de rubis. Les Rouges le dominaient en Cité ; et les Rouges (de par son neveu Aimon) le dominaient chez lui, au fief éternel. Le bon Médric, qui était encore au meilleur de sa forme, savait ce que représentait sa fille. Il savait quelle pouvait épouser n'importe qui, du moment qu'il l'ait voulu. Son corps svelte et sa mâchoire carrée, une barbiche élégante au bout du menton, lui donnaient un air charmant et solide ; mais sa propre blondeur, et ses propres yeux clairs ne lui allaient pas aussi bien qu'à la petite.
– Monsieur De-la-Tourelle, salua Mahenn. Demoiselle Selhenn… (dit-elle sans aligner le patronyme complet de la jeune fille, Gris-Bois-Tourelle, pour ne pas attirer l'attention de Médric sur l'attention qu'elle même aurait pu y porter).
– Dame La-Rouge, Votre Majesté, répondit Médric d'une voix forte. Nous sommes ravis, et honorés de vous visiter. La Banque resplendit de plus en plus chaque jour. Voilà une œuvre qui sait durer… Ma chère fille, bien sûr, en a déjà visité la plus grande partie (car chaque descendant des pères du Rougeaud y avait droit, Mahenn le savait bien), mais il n'y a que plus de merveilles à voir au second passage. Nous vous remercions.
– C'est vous qui êtes remerciés, Monsieur, Demoiselle.
Médric n'était seigneur d'aucune terre, mais sa Fraternité réunissait la plupart des magistrats réputés de la capitale, et les De-la-Tourelle y faisaient bloc pour étendre leur marché de location immobilière, devenu inévitable en pays fédéré… Il était de ces nouveaux bourgeois, rendus puissants et populaires par le clan ancien auquel il s'était accroché comme une sangsue… Et le sang des Gris-Bois vaut cher. Après tout, la famille du quatrième quartier avait vu passer la Reine Lisbeth… Pourquoi ne pas essayer d'en voir passer une autre… ?
C'était un dîner, amical et raffiné, que Mahenn avait prévu, et savait la famille de Selhenn en séjour au Cabinet. Ils auraient dû être de la partie pour l'anniversaire du petit Edric. Elle avait également invité l'épouse de Médric, Rivera née Gris-Bois, mais la fille du baron Allistaire ne semblait avoir accompagné la litière. Mahenn ne voyait rien, du bon seigneur De-la-Forge, dans les traits de sa petite-fille. Selhenn ne paraissait pas avoir pris grand chose de ses gènes… Lui était grisâtre et rachitique, le poil filandreux ; alors qu'elle resplendissait de vie comme un petit soleil portatif.
– Je ne vois pas madame votre épouse, se lamenta Mahenn avec douceur.
– Ma femme, répondit vivement Médric, est malheureusement prise de fièvre et se voit contrainte de tenir le lit jusqu'à la fin de la semaine au moins…
Mahenn comprenait. Dépourvu de titres, dépourvu de père illustre, ou de fils, le bonhomme protégeait l'enfant plus que sa vie et, de toute évidence, comptait sur les futures noces de Selhenn pour anoblir son propre nom… C'était la raison pour laquelle il veillait à garder Rivera, et son origine Rouge, loin de ses rendez-vous politiques. Très loin, même, de ses rendez-vous avec d'autres Rouges.
– Vous m'en voyez navrée. Je lui ferai porter mes meilleurs vœux de rétablissement.
– Je les lui porterai en personne, Majesté, si Sa Majesté m'y autorise !
Il parlait fort et vite, sans hésiter, tel un idiot. Pourtant, son œil était plein, vif et assuré. Mahenn le trouvait incommodant. Or, elle l'avait invité – en connaissance de cause.
Le repas était servi dans l'ancienne salle de bal, qui servait encore à signer les gros contrats lorsqu'il fallait les accompagner d'un apéritif huppé. Un serveur allait et venait, veillant à se hâter pour ne pas écouter sans pour autant presser le pas au point de se faire remarquer ; et les boissons furent servies. Il était midi passé, la capitale était plus bruyante que jamais et Mahenn veilla à faire fermer la fenêtre pour avoir les deux oreilles tout à son interlocuteur. En la présence d'une si grande Dame, il était attendu, officieusement, que Selhenn ne parle pas du tout.
– Comment se porte la Fraternité, monsieur ?
– Au mieux, dit aussitôt Médric de son air franc, et vous n'y êtes pas pour rien ! Banque grandiose ! Nos intérêts y ont été traités avec tant d'élégance.
Médric se tenait assis, à quatre sièges en face de la Dame, pendant que la jeune fille distinguée déjeunait à sa droite. La fumée de mets exquis s'élevait entre eux.
– Vos intérêts sont les miens, souffla Mahenn en glissant une gorgée de vin blanc.
Avec un demi-sourire, Monsieur De-la-Tourelle déclara pour toute réponse :
– Vous n'êtes pas sans le savoir, je suis très fier de ma petite Selhenn. Ma fille est prête, je m'en porte garant, à porter le groupe sur ses épaules, à présent. C'est une force de la nature, sous son petit minois innocent !
La jeune fille échangea un sourire complice (bien que légèrement embarrassé) avec son père et se remit à son assiette en rougissant. Mahenn acquiesça.
– Je n'en ai pas le moindre doute.
Elle veilla à ne pas appuyer la généalogie aux cent bannières de la gamine sans pour autant détourner le sujet.
– Je sais que la Demoiselle fera une dame, une administratrice et une épouse modèle, dit la Reine-mère avec complaisance (et la jeune femme tressaillit).
Selhenn était fiancée à son grand-cousin, Clodric, de onze ans son aîné, et se voyait promise à un destin de baronne Du-Rouet ; pour le plus grand bonheur de son clan et surtout d'Allistaire, qui cherchait intensément à dominer toute la portée Gris-Bois (à commencer par Rory et son Orgue pompeux). En revenant aux racine Rouges, il s'assurait de rester dans les petits-papiers de la royauté. Par ailleurs, l'apparence de ce couple-ci fonctionnait à merveille… Blond, grand et athlétique, extrêmement élégant – bien que nonchalant et imbu de sa personne –, Clodric était un baron à la fois respecté et populaire, maître de son textile et chevalier de ses dames. Selhenn était trop jolie et trop délicate pour un bougre barbu du Fort, du Chenil ou de la Forge et son seigneur de brocart, étrangement célibataire à la trentaine, venait à point nommé pour l'emmener dans les hautes sphères. Mahenn savait que Médric en était ravi.
– La date des noces est-elle déjà annoncée ? reprit-elle d'un air absent. Clodric ne tarit plus d'éloges sur sa future femme. Plus personne n'ignore ce qui se prépare, dans cette Bastide, monsieur !
De-la-Tourelle la lorgna avec intérêt.
– Nous avons estimé qu'il était nécessaire de repousser.
– Oh ? s'étonna Mahenn, qui feignit la seule curiosité alors que l'information lui prit le palpitant en otage. Un contre-temps ?
Médric figea sa fourchette en l'air un instant.
– Clodric a exprimé sa volonté d'attendre, Madame, par respect pour votre fils, le Roi-berger, dès qu'il a entendu la nouvelle de sa mort. Madame.
Pour une fois, son nom de Rouge parut approprié, car Mahenn perdit son teint diaphane pour virer couleur tomate, et se retrouva les deux pieds dans le plat, prise de court et l'air aussi sot que possible devant le regard inquisiteur du petit bourgeois.
– Je ne… (elle s'efforça de ne pas interrompre le cours de sa phrase) souhaitais pas vous voir infligé pareille déconvenue, Monsieur De-la-Tourelle. Il est évident que j'ai cru à un report déjà antérieur au départ de mon aîné. Mes propres… cauchemars ne doivent pas signer la fin de votre bonheur, mon cher !
Tu viens de passer pour la Reine des connes, pensa sévèrement Mahenn qui n'avait pas attendu les condoléances du type à son arrivée, et donc pas remarqué leur absence. Ses pensées étaient tellement focalisées sur Selhenn Gris-Bois-Tourelle, son minois de princesse et son nom à rallonge (et sur ses noces à venir) qu'elle avait oublié de garder de la distance sur son idée… Ou la Reine de glace, songea-t-elle pendant que Médric ne se gênait pas pour regarder de travers celle qui venait d'omettre son enfant assassiné une poignée de jours plus tôt. Or, d'une étrange manière, il lui offrait un angle d'attaque.
– Ainsi, reprit Mahenn, la cérémonie fantastique du plus beau couple de sa génération sera mis à mal par le crime qui a ravi mon fils. Une peine de plus, dans mon chagrin.
Selhenn, qui faisait mine de ne pas saisir l'essentiel de l'échange, continuait de se taire comme s'il ne s'agissait pas ici de ses propres noces…
– N'ayez aucune crainte, Madame, assura lentement Médric. Le mariage aura bien lieu. Ne vous accablez pas de ce dont vous êtes innocente !
Mahenn n'était pas la plus fervente admiratrice de Clodric. Le baron du Rouet, en l'occurrence, était de son sang mais sa propre lignée de cousins rouges commençait à prendre de l'ampleur alors que la branche centrale des gens de rubis faiblissait à vue d'œil. Gereth et Gidéon étaient morts. Aldéria, toute femme qu'elle était, s'était laissée happer par les Gris-Bois et la Tourelle. Avec la disparition d'Amalric, et celle d'Edric, il n'y avait plus de vrais rouges à la table de verre, à part Aimon. Et Clodric, aussi plaisant que malin, attirait bien plus l'attention que le Haut Juge spectral de la Bastide ; à un tel point qu'une méprise s'était installée, en Arbre, et laissait croire aux roturiers que leur séduisant baron Du-Rouet hériterait des clés de la Banque Rouge à la place du Juge, qui n'avait pas l'apparat de son clan avec sa tenue diaphane et son teint blanc de lait. Rien n'était plus faux, bien entendu.
– Vous m'en voyez soulagée, susurra la Reine-mère en reprenant ses couverts. C'est un monde sombre et amer, dans lequel nous vivons. L'union de deux jeunes gens heureux, et prometteurs, ne peut être qu'un signe d'encouragement du géant. Voyez-vous, dans le temps – révolu – où je m'adonnais encore à quelques jeux qui n'aient impliqué cette Banque, je maîtrisais le rite nuptial. J'ai cousu moi-même le parèdre de mon aîné, pour son propre mariage avec notre regrettée Lisbeth Gris-Bois.
C'était un nom délicat à servir sur la table et Médric y goûta à peine ; mais elle, – la petite Selhenn – fronça les sourcils.
– Fascinant, répondit De-la-Tourelle. Peut-être coudrez-vous celui de votre neveu ?
Encore un coup bas. Et qui tapait juste, en fait. Médric n'était définitivement pas dans les meilleures dispositions pour entendre sa proposition. Le parèdre était un petit manteau de laine qui désignait, selon la tradition bergère, le serment et la fidélité d'un époux à sa promise. Depuis la réforme sur le rite de 978, seules les femmes majeures se voyaient accordé le droit (ou le devoir) de s'unir à un partenaire unique pour la vie. Et cette union débutait le jour où la femme en question quémandait un parèdre au chef-lieu de son clan (toujours selon la tradition). Le patriarche, le bourgmestre et parfois le baron du patelin concerné lui arrangeait un mariage (à la hauteur de son nom, richesse et réputation) et désignait une poutre martyre qui acceptait, ou non, la proposition au cours de la cérémonie d'Acquisition. Si l'homme consentait à la demande du clan de la femme, il méritait dot, obéissance et descendance, sans lesquelles elle pouvait être tout simplement répudiée ; et lui finançait la maison et les affaires, en veillant à honorer sa couche. Celles qui s'avéraient immariables finissaient oculies au temple. Dans le cas du mariage de Selhenn à Clodric, par son homologue le baron Allistaire, il n'y avait pas eu grand chose à discuter… Dans le cas de son propre neveu, les choses différaient. Aimon Le-Rouge était un homme assez peu avenant, comparé à Clodric. Il vieillissait sans pour autant progresser dans sa médiocrité, et son apparence physique ne le rendait pas plus attrayant. Ne t'inquiète pas, De-la-Tourelle. Je le lui coudrai bien assez vite.
– En réalité, j'espère de tout cœur voir le jour où Aimon s'unira à quelqu'un.
– Nous l'espérons tous, articula Médric entre deux bouchées.
– Bien sûr, notre chère Selhenn est un parti formidable. Je suis sûre qu'elle aurait fait la gloire et la fierté du ministre ! lança Mahenn pendant que la jeune femme aux cheveux blonds serrait discrètement le poing.
Encore une fois, Médric se pétrifia, et ses yeux malins fouillèrent dans ceux de Sa Majesté.
– Mais Selhenn est déjà promise, Madame.
– Oh, bien sûr ! admit Mahenn. Des vœux ont été exprimés, j'en suis consciente ! Mais il y a eu – comme vous l'avez souligné – de récents événements… Des événements qui ont renversé l'équilibre de la Bastide. J'en suis l'incarnation, Monsieur De-la-Tourelle. Il y a quelques jours, j'étais Reine-mère. Et aujourd'hui je n'ai plus que ma Banque. J'ai perdu mes enfants et mon petit-fils, c'est vrai… Mais j'ai un neveu. Et Aimon sera l'héritier de cette institution.
Elle savait qu'elle venait de jeter les clés de la Banque Rouge sur la tablée, et ce geste n'était pas anodin. Pourtant, Médric demeurait incrédule. Il n'était pas aussi bête qu'il en avait l'air et n'imaginait vraisemblablement pas la Dame Rouge lui livrer toute son œuvre pour le simple plaisir de faire plaisir.
– J'admets, reprit Mahenn, que Clodric est un bel homme, et un homme honnête, aussi. Un seigneur puissant. Au nom respecté. Encore libre de toute alliance – et ils se font de plus en plus rares ! Mais il n'est pas le seul, dans ce cas. Aimon est seigneur de la Tour ; et je ne vous l'apprends pas. Il est Rouge, tout comme Clodric. Et lui aussi célibataire. Il se trouve qu'ils sont les seuls à posséder chacune de ces trois qualités…
– Pardonnez ma réticence, répliqua Médric en prenant le temps d'articuler, mais je ne suis pas sûr de tout comprendre, Madame. Bien que son inestimable fonction ne force votre bon neveu à vivre en Cité, il n'en demeure pas moins baron de mon propre fief… Se lier à Clodric serait l'occasion pour les gens de la Tourelle de se lier à d'autres clans ; et en l'occurrence, aux anciens d'un Rouet qu'il me tarde d'explorer. Majesté.
– Certes. Mais Aimon n'est pas seulement baron. Il est aussi Haut Juge du Tribunal. Et le dernier Rouge à la table de verre du Roi. Le Roi mort.
Durant un instant, on n'entendit plus rien que l'horloge qui cliquetait au mur. La jeune femme silencieuse termina son assiette et essuya le coin de ses lèvres.
– Il est touchant, déclara Médric, que Sa Majesté veille au bien-être de son neveu… Avec tout le respect que je dois à mon Haut Juge de la Cité, je lui souhaite de trouver femme ; car celle-ci ne sera pas Selhenn. Clodric n'est pas encore ministre, c'est un fait… Mais il est un jeune homme compétent et apprécié. Et il a un teint merveilleux.
L'homme était arrogant. Même face à sa propre Reine, sa Banquière et la seule à pouvoir supplanter la branche cousine des rouges, il restait sûr de lui ; car il se savait maître du destin de Selhenn et de sa Fraternité et croyait que le bon Clodric n'avait pas de meilleure alternative que sa fille… Tu te penses déjà anobli, mon cher. Et à l'évidence, la petite s'était faite une joie d'épouser l'incontournable seigneur de brocart et non pas le magistrat étrange et fantomatique de la Cité.
– Bien sûr, répliqua doucement Mahenn en gardant Selhenn à l'œil.
Le repas se termina dans une froide cordialité ; et les invités s'éclipsèrent sans faire durer le plaisir. Mahenn regarda la jeune fille disparaître dans le couloir, à la suite de son père, et demeura là, devant la porte, pendant une longue minute. Force était de constater que l'entretien ne s'était pas déroulé au mieux. Mais la Reine-mère gardait le plus grand des calmes. Elle n'avait pas escompté persuader le bougre en une seule fois. Car, à présent, Médric savait ce qu'il risquait de perdre, en laissant Selhenn épouser le beau Clodric, et l'homme d'affaire sournois qui l'était ne pourrait guère s'empêcher de réfléchir plus sérieusement à sa proposition informulée. Rien ne destinait Aimon à voir le sceptre entre ses mains, mais la simple hypothèse avait pénétré l'esprit du clan. Et si Médric s'était efforcé de rester glacial, il avait cédé à l'art de la négoce, ce qui signifiait qu'il était prêt à envisager un changement de plan dans ses propres coulisses… Quant à la gamine, elle avait réagi. Imperceptiblement, certes ; mais elle avait manifesté un peu d'intérêt, enfin, quand l'évocation du « Roi mort » était tombée dans leurs assiettes.
Pour l'instant, Mahenn savait qu'il aurait été stupide d'insister. Il fallait laisser le temps à l'idée de faire son chemin. Quant au bon Clodric Le-Rouge, il était nécessaire d'en définir rapidement la plus grande faille… Or, Madame Mahenn n'était pas la moins informée sur la question.
40. Allégresse
À peine échappée de l'îlot artificiel, Lys trouva un guichet Rouge, aux horaires nocturnes arrangeants, qu'elle gagna d'un pas décidé. À son talon mi-haut gambadait Pouilleuse, ses moustaches grises dressées d'excitation, sa queue tendue à l'horizontal. La chienne ne cessait de heurter ses chevilles et montrait les crocs à quiconque les croisait, désireuse de faire preuve d'autant de vaillance que nécessaire dans la délicate entreprise de leur évasion. « Chut ! », ordonna Lys dans un murmure impatient, levant une paume à la truffe mouillée de l'animal et fronçant les sourcils, l'air contrarié… Des chiens, elle en avait vu passer, à la pension ; et des chats, des rats, des souris, des canards, et même une couleuvre que Doperic avait ramené du pré. Et ils n'avaient fait que s'ajouter à la basse-cour que la mère Tassaud entretenait déjà, garnie d'oies hargneuses et de lapins du terril. Jamais, pourtant, elle n'avait vu une bête porter de tels stigmates. Écorchures, pelades, plaies mal cicatrisées et – en y regardant de plus près – quelques croûtes sur le cul, qui collaient ses poils drus. Si l'une de nous deux a été maltraitée, ça n'est sûrement pas moi… songea-t-elle.
Ensemble, elles parvinrent au kiosque coquet qu'on avait enfourné dans le mur, à une volée de marches sous la chaussée et à l'ombre d'une corniche deux fois plus large, et épaisse, que sa devanture. C'était comme pénétrer l'âtre d'une vaste cheminée au manteau de bois chaud et mordoré tel un cadre d'acajou. Le guichet, très apprêté et muni de roulettes, semblait mobile mais fort solidement attaché aux briques grisâtres que des siècles de vent avaient éprouvées. Un portillon rutilant et une vitre immaculée, percée de points minuscules, isolaient son employé des cris fracassants et des vapeurs de l'avenue. Lys, par précaution, détailla le revêtement du kiosque alors même qu'elle sonnait la petite clochette de bureau : la façade de lambris bosselé, toute maquillée de bibelots en porcelaine, typiques du fief ; puis les deux poutres de chêne, où poussait la mousse ; et les têtes de béliers qui ornaient les lampes. Mais, tandis que le guichetier tardait, son appréciation fut vite détrompée. Dans le renfoncement de briques, aux côtés de l'âtre, le blindage luminescent et tout à fait moderne dépassait de l'acajou vieillissant. Sous la lampe centrale, qui paraissait avoir brûlé mille et une nuit, une antenne parabolique grésillait. Bien que touristique, le kiosque n'était rien d'autre qu'un coffre-fort, et exigeait d'être protégé comme tel. C'est trop joli pour être vrai. Lys écrasa la sonnette une fois encore. Quand elle livra la bourse de Le-Col à l'employé impatient, tout guindé dans son uniforme pourpre, elle délivra aussi son mensonge :
– J'ai vu le seigneur faire tomber ça par terre. Sur le trottoir. À deux rues d'ici. Il… (elle hésita, puis appuya l'air entendu qu'elle arborait) : Il avait l'air très riche. Un monsieur de votre Banque, d'ailleurs (et elle le scruta, méfiante, car elle craignait qu'il n'envisage de se mettre le pactole dans la poche). Une somme pareille… je pense que la perte sera vite déclarée.
– Personne ne s'attend à retrouver un sac de billets, après l'avoir égaré, rétorqua le guichetier avec un profond scepticisme. La moindre agrafe disparaît si tôt qu'elle a touché le sol. La Banque n'assure que les vols, sur approbation d'enquête… Vous êtes sûre que vous ne l'avez pas volé, cet argent ? poursuivit-il sans une once d'embarras.
– Quoi ? Non ! mentit-elle, aux abois (car si elle n'avait d'autre objectif immédiat que de restituer l'objet du larcin, elle avait bien dérobé la bourse à son actuel propriétaire). Il est tombé d'une poche de son veston.
– Et vous l'avez ramassé, pour le rendre aux autorités ? Vous êtes quoi, exactement ? ajouta-t-il en désignant sa dégaine mal assortie. Une sorte d'oculie ? Une prieuse ? Une Solidaire ?
– Non, je – je suis lingère, mais j'ai…
– Alors, vous faites votre devoir de bonne citéenne ? Du jamais vu…
Il réceptionna le magot sans fébrilité, habité par une sainte indifférence à l'égard des tickets précieux qu'il déroula nonchalamment, rompu au comptage de centaines de sceptres quotidiens. Lys ne poursuivit pas ses balbutiements, et attendit simplement d'être remerciée. Tassaud lui avait appris qu'il valait mieux se taire, quand on n'était pas sûr de ce que l'on avait à dire… Le guichetier lui fit passer, sous sa vitre, un formulaire à signer d'une courte plume de cygne. Je n'ai qu'à inventer une signature. Mais l'homme exigea aussi son livret de droits. Elle n'eut aucun besoin de parler pour lui laisser voir son trouble, et dans un murmure appuyé, il devina plus encore :
– Pas la conscience tranquille, hein ?
– J'ai perdu mon livret.
– Bien sûr.
Lys haussa les épaules en répliquant :
– Je n'ai rien fait de mal. Si vous n'en voulez pas, je peux reprendre la bourse. J'irai retrouver le seigneur moi-même, et lui rendrai ses sceptres en personne.
– Laissez, laissez, roucoula le guichetier avec un rictus.
Lorsqu'elle eut quitté le kiosque et arpenté l'avenue, sans pour autant savoir où elle se rendait, Lys fut prise d'un mauvais pressentiment ; qui n'était sûrement pas tant une intuition que la prise de conscience inévitable d'une froide logique. Rubric Le-Col, sous ses airs d'adolescent attardé coincé dans le corps d'un officier boursouflé, avait de la vanité à revendre ; et elle le revit, en pensée, fureter autour de son vénéré lieutenant avec cette servile convoitise qui habitait ses yeux… Abaustus Cabot, barbu de suie et goguenard, l'avait dédaigné tout du long, obnubilé par la fleur-de-lys qu'il avait destinée au Cénotaphe bien avant l'audience (et ce, en dépit des témoignages qui incriminaient Codric Idéaud, gérant et propriétaire de l'hôtel Miteron, à Fort-le-fief). Le juge improvisé n'avait eu d'yeux que pour elle, et pour son châtiment, tandis que Le-Col cherchait à s'en faire adouber d'une façon ou d'une autre, toujours sur le qui-vive, en tassant son épaisse silhouette dans l'ombre du cabot. Un salaud, voilà ce qu'il est… Elle aurait cherché un terme plus coloré, si l'officier n'avait pas été tordu dans un angle si banal. Vorcemyr, à la pension, avait toutes sortes de noms (qui auraient arraché à Tassaud quelques cris scandalisés) pour les individus de son genre – et Bern qualifiait souvent Doperic de porcinet. Mais, après quatre années passées à la réception d'un hôtel de luxe, Lys n'utilisait plus la moindre expression susceptible de mesurer une bête à l'incomparable bassesse humaine… Elle trouvait ces quolibets souvent injustes pour l'animal. Rubric avait manifestement pris plaisir à la faire taire par les coups, pendant que l'armée Rouge la blâmait des maux de l'univers ; et son sourire pervers, accroché à deux lèvres molles, n'avait plus quitté son esprit depuis lors. Aucun chien, aucun félin, aucune bête sauvage n'agissait de la sorte, ni au Fort, ni ailleurs.
Il ne me laissera pas partir, comprit-elle. Son plan était friable, au point de le voir soufflé sous ses yeux comme un nuage de poussière. L'horloge magistrale qui ornait le donjon citéen, bardée de plus d'aiguilles que Lys ne savait en lire, sonna la première heure du matin du 24 Septembre. Il lui semblait que des siècles avaient passés, depuis qu'elle avait fui le terril et que Bergota l'avait suppliée de rester à l'orphelinat ; depuis que Vorce avait fait feu sur des soldats, au Pivot, et qu'elle-même s'était trouvée piégée dans ce train qui l'avaient conduite à la capitale. Des années durant lesquelles elle n'avait fait que basculer d'un ennui au suivant, en luttant contre une guigne acharnée. Le temple de naissance qu'elle avait – ô combien naïvement – cru pouvoir visiter était momentanément bouclé pour enquête fédérale (bien sûr, il avait fallu un Roi égorgé pour inciter les rouages du destin à la jeter en pâture au cirque citéen) ; alors que Le-Col, client loyal des lingeries Volages, était bel et bien là, et au premier de ses pas dans l'arène… Lys était habituée à l'admiration, généreuse mais fragile, des gens du Fort. Or, même dans les Plaines, tout le monde l'avait contemplée avec intérêt, depuis l'avant-veille : Volages en personne, Vera la couturière au bec-de-lièvre et Topaze La-Crique, le vicieux majordome des Glycines – tous, y compris le vieil aveugle de la Gare centrale. Espérer passer inaperçue relevait de la sottise, à présent… Dans sa poche, elle avait conservé la brosse de Lusanth et la minuscule cartographie de la Cité. Il ne me laissera pas, songea-t-elle de nouveau en s'engageant hasardeusement dans une rue latérale.
Bien qu'il eut joui avec panache des plaisirs simples de la richesse – par exemple, en assistant au spectacle de chiens en furie –, Le-Col avait d'autres priorités immédiates que l'argent. Sa maison-forte à elle toute seule valait largement plus que ce que les trente orphelins (résidents, ou de passage) de la pension Du-Havre auraient pu réunir en vingt ans de contrat décent. C'est la gloire qui l'intéresse, désormais, et selon elle, il s'y prenait singulièrement mal. Qu'importeraient ses paris malfaisants et ses petits larcins, s'il parvenait à rattraper la garce du Cénotaphe – la Veuve de Fort-le-fief, qui immolait les bonhommes de sang-froid ? Le-Col l'avait prévenue. S'il venait à entendre que la condamnée arpentait les routes, à sa poursuite, Cabot se vengerait avec une sainte ardeur sur la pension. Ou sur Bergota. Je suis coincée. Ce guichetier avait vu son visage, et la savait lingère sur l'îlot. Combien de temps faudrait-il aux autorités pour l'identifier comme la jeune incendiaire d'Orbe, désormais soupçonnée de vol et agression sur la personne du sous-officier Rubric Le-Col ? Avec un sursaut, Lys exécuta un tour complet. Et s'il était derrière moi ? Pouilleuse s'adapta à son rythme.
Lys voulut filer vers la porte la plus proche, décidée à quitter la capitale d'un seul grand bond – mais la chienne renifla dans la direction opposée, près d'un parterre de rosier fanés, abandonnés par la masure d'apothicaire qu'écrasaient deux immeubles à la teinte de plomb. Elle l'écouta d'instinct, mais sa panique l'incita à presser l'animal : « Allez, ma vieille ! Il faut partir, maintenant ! ». Pouilleuse refusa tout net, en fourrant sa truffe noirâtre dans les pavés glissants de la ruelle que Lys cherchait à fuir. « Pas par là, je te dis ! On va tourner en rond et se retrouver aux Glycines ! ». L'angoisse de la prédation, et de la solitude, la poussaient à s'adresser à la chienne comme s'il s'était agi d'un être humain aux capacités cérébrales optimales, et allié de longue date ; mais quand elle voulut la soulever elle-même du sol, impatiente, Pouilleuse lui attrapa le bras au vol. Deux crocs encore solides s'enfoncèrent dans sa chair, la chienne grogna et Lys se dégagea d'un coup de pied. « Qu'est-ce que tu fais ? », siffla-t-elle. La plus haute fenêtre de la masure s'illumina. Sans cesser de geindre, la chienne se roula dans les rosiers, les yeux larmoyants, et Lys reprit de plus belle : « Le-Col ira plus vite que nous… que moi, en tout cas. (Pouilleuse aboya, tandis que la jeune femme massait son avant-bras). On ne risque pas de lui échapper si on retourne – » (Lys s'interrompit en comprenant). De nouveau surexcitée, Pouilleuse se mit à gambader dans la ruelle et elle la regarda faire. Le-Col me rattrapera, où que j'aille. Tu veux qu'on reste derrière lui. (Elle jeta un œil à ses talons déjà émiettés). Tu as raison. Je serai immanquablement repérée, si je pars maintenant.
Peut-être n'aurait-elle pas dû perdre de précieuses minutes à hésiter – ni même, à restituer le magot à la Banque Rouge, après tout ? Peut-être aurait-elle dû compter sur la précipitation et l'impulsivité de l'officier, et en profiter pour se cacher dans son jardin, pendant qu'il envoyait toutes ses forces la flairer dans les ruelles du Quart ? Ses chiens sont ensuqués. Il ne m'aurait pas trouvée, en haut d'un arbre… Même s'il aurait fallu t'abandonner, la pouilleuse. Trop tard pour ça. En revanche, il était encore temps de laisser Rubric leur passer devant. Les ailes qu'elle s'était senti pousser, en soulevant le sabre de l'officier, s'étaient évaporées depuis longtemps. L'adrénaline et la rancœur s'étaient muées en doute et en remords, de plus en plus palpable, et la ville ne lui laissait aucun répit. Les soiffards les moins endurants occupaient déjà quelques trottoirs de leur silhouette dégingandée et ulcéraient (comme au Fort) les travailleurs nocturnes dont le gagne-pain n'avait rien à voir avec la boisson. C'était le milieu de la semaine, et l'essentiel des ateliers citéens battait son plein jusqu'à pas d'heure. Lys attira de nombreux regards, tandis qu'elle et sa comparse quittaient vivement l'artère bouchonnée pour reprendre le chemin des Glycines par ses veines les plus sinueuses. Je l'ai gâché, ce cadeau, pensa-t-elle en se rappelant le visage déçu de Bergota, quand elle l'avait surprise à s'enfuir. Du Miteron aux Glycines, en passant par le terril, Lys n'avait connu que déconvenue sur déconvenue. Elle se pinça aussi fort qu'elle put (ainsi que le lui avait enseigné Tassaud), pour se raccrocher à l'expérience plus terre-à-terre de la douleur physique ; et se rappela soudain qu'elle avait encore deux bras, deux jambes, une cervelle, et même une féroce machine à renifler pour compagne. « Allez, ma grande, murmura-t-elle à Pouilleuse autant qu'à elle-même. On va s'en sortir… ».
Un bracelet, dont la valeur aurait suffi à rembourser la totalité de sa dette, attendait de lui être restitué ; tout comme L'Éther de Trahen que Cabot lui avait dérobé. Et il y avait, dans les Plaines, un temple d'archives qui devait pouvoir répondre à ses questions. Lys, souple et vivace, alla se promener jusqu'aux abords de la maison-forte, dans le parc qui avoisinait la demeure ; et trouva aisément les six gardes positionnés sur le muret crénelé, la tourelle et le palier renfoncé de la baraque. Les restes d'une soirée mouvementée s'extirpaient à grand peine de la résidence, dont l'état d'alarme embarrassant jetaient de grandes ombres orangées sur la chaussée. Elle plissa les yeux, à la recherche d'une silhouette gonflée ; ou celle d'une redingote, mais ne repéra ni Rubric ni Topaze dans la cohue indignée. Un soufflet. Deux soufflets. Quelques badauds curieux déboutés et, quand trois heures sonnèrent enfin, Lys se redressa si vite qu'elle manqua trébucher dans les fourrés. Les feuilles craquèrent sous ses talons, mais un Le-Col encapuchonné (bien que tout à fait reconnaissable à l'envergure de ses épaules et à la protubérance de sa bedaine) passa le portail sans un regard vers le parc roussi. Une délégation d'ombres asservies lui emboîtèrent le pas ; quelques moteurs pétaradèrent, et la maison-forte s'endormit enfin, sous bonne garde de ses gens. Pouilleuse se lança aussitôt à la traque, et Lys suivit.
L'exercice, délicat, consista à demeurer dans le sillage de l'officier, tout en veillant à ne surtout pas croiser sa route. Lys se fia pleinement à la chienne. À deux reprises (et demi, si l'on comptait les hésitants), quelque bonhomme aviné s'essaya au jeu de la séduction, non sans l'impliquer dans de vaseuses métaphores ; et Pouilleuse dut japper à leurs pieds pour qu'ils renoncent. Lys avait mal partout, et commençait à oublier sa panique à la faveur d'une faim dévorante. Elle tremblait d'épuisement, sous le caban épais, pendant que Pouilleuse la conduisait, de son seul flair, loin de l'officier. Où qu'il se rende pour m'y trouver, songea-t-elle avec amertume.
À cinq heures, et à force de bifurcations incongrues, Lys gagna la rive de la bonne-fortune d'un pas morne. Les tourelles la toisaient en dressant leur coiffe acérée vers un ciel d'encre, vaporeux, et le cliquetis perpétuel de la capitale s'atténuait peu à peu pour laisser place à un égouttement continu, plus lugubre, qui semblait résonner des tréfonds. Minuscule, et aussi fragile qu'un bourgeon, Lys erra d'un air hagard dans une immense avenue. La pente raide, perdue au-delà d'un horizon blanc, s'arguait de deux lignes de télébus et d'une chaussée déjà emplie de vapomoteurs. La buée, colorée par une aube chatoyante, brouillait sa vue éprouvée. Le trépignement des conducteurs lui parvenait comme depuis un rêve, alors qu'elle perdait les contours de la réalité, et continuait de progresser entre les immeubles aux vitres baignées du plus froid des rayons. Une interminable bande d'arrêt, occupée ça et là par quelques véhicules à bout de souffle et jouxtée par une allée abritée, lui permit de longer l'avenue sans avoir à croiser qui que ce soit. Pas même un rat.
Elle aurait quitté la Cité sans s'en apercevoir, si la Pouilleuse ne l'avait pas abondamment léchée pour la sortir de sa torpeur. C'était la Porte ouest, largement ouverte et arc-boutée dans un bloc de roc incrusté de coquillages qui donnait une étrange tumeur au front de l'édifice ; et ils étaient quatre, ce matin-là, à tenir les battants. Une file disparate, canalisée par deux allées renfoncées aux parois lisses comme du beurre frais, s'écoulait lentement dans la trouée. La jetée – l'une des quatre sorties de la cité des moutons – crachait les eaux fortunées hors de son lac (contenu par les entraves de l'îlot artificiel) à près de six-cent pieds au-delà des murs. De hauts aménagements de briquette occupaient les alentours, couverts de mousse et de vase. Une péniche sinistre rôdait dans le coin, derrière les saules penchées sur les eaux, et une caserne à antenne radiophonique – plantée tel un bouquet de flûtes – émergeait discrètement des arbres. Rubric Le-Col n'avait probablement pas encore fait son tour du propriétaire ; car le livret de la jeune femme n'éveilla aucun intérêt chez le portier de garde. Bien qu'incertaine quant au chemin à suivre, pour s'aventurer dans les Plaines, Lys fut profondément soulagée de quitter la ville enfumée ; et Pouilleuse reprit ses léchouilles d'encouragement.
La vallée verdoyante, encore épanouie à la lueur du soleil d'automne, était quadrillée de vastes prés aux herbes folles ; et Lys inspira une grande goulée d'air. Le fleuve continuait de chanter, à sa droite, tandis que les bergeries poussaient parmi les pissenlits aux aigrettes volumineuses, lancées comme des parachutes sur les pentes bardées de sentiers minuscules. Les cris étouffés de la capitale s'estompaient peu à peu. À six heures, enfin, la jeune femme se laissa tomber au pied d'un gros rocher mousseux pour reposer ses jambes affligées… Une demi-journée, en vapomoteur, lui aurait suffi à trouver le temple ; elle n'en doutait pas, car les Pics qui séparaient la Cité du Moulin se dressaient déjà dans l'horizon, et annonçaient une frontière à large latitude, qui parcourait toute la région des Plaines, de Tour en Colline… Or, à pattes, Pouilleuse et elle n'atteindraient pas leur destination avant l'après-midi, et l'épopée lui paraissait compromise. Non pas qu'elle eut peur d'une telle distance : car cette promenade, elle l'avait faite, tous les matins à la même heure, pour se rendre d'Orbe à Fort-le-fief ; et sa propre endurance, alliée à son indéfectible moral, l'aurait poussée à gravir toutes les montagnes de la fédération pour se faire entendre, s'il avait fallu. Mais Lys avait passé sa nuit blanche à grimper, à courir et à se bagarrer contre des assaillants deux fois plus lourds qu'elle – et la faim, la fatigue et le froid associés l'avaient envahie au premier soulagement… La jeune femme n'avait pas assimilé sa découverte subite de la Cité qu'elle était déjà résolue à la laisser loin derrière ; et ne cessait d'hésiter, puis de se décider de nouveau pour hésiter encore. Pas de provisions, ni d'argent… Pouilleuse, à côté d'elle, semblait jeûner depuis des jours.
Un voyageur la prit de pitié ; et Lys se méfia, indécise. Si elle n'avait pas eu une telle confiance en son propre jugement, la jeune femme aurait fui le bonhomme (d'âge mûr, aux joues creuses et aux yeux bruns) comme l'amariolle ; et il le savait aussi, car il s'était approché, perché sur un canasson jovial, avec les deux paumes en l'air. S'il ne manqua pas d'observer ses traits un instant, légèrement pris de court, Lys nota qu'il n'avait pas hésité à la talonner de loin et sans savoir ce qu'il trouverait au pied du rocher. L'expression intriguée du cavalier ne se teinta d'aucune convoitise, et il garda ses airs prudents en laissant sa bête brouter l'herbe, plus bas sur le sentier.
–Je te veux pas d'mal, petite ! appela-t-il. Mais t'as pas choisi la bonne semaine pour te balader seule dans les Plaines ! Avec le Roi qu'est mort, et tout ça. Il paraît qu'on croise des pirates, au fief, maintenant…
Elle se désaltéra d'un jus d'ortie piquant, offert par le bonhomme, accepta le bâton de randonnée qu'il lui tendit et apprécia l'écart qu'il maintint entre eux, alors qu'il l'escortait ; mais elle refusa de monter l'animal qu'il lui proposa élégamment. « Je peux marcher ! répondit-elle. J'ai simplement besoin d'être conduite. Merci », ajouta-t-elle avec une profonde gratitude. Pouilleuse aussi avait toléré la présence du guide fortuit, qu'elle ne cessait de renifler. Et aussitôt, la chienne et le cheval trapu s'entendirent comme larrons en foire. « Moi, c'est Alphonste. 'Vais à l'Allégresse, reprit le cavalier en frappant le barda, ligoté au cul de sa monture. Tu devrais y passer, pour reprendre quelques forces. T'as l'air épuisé. Tu trouveras de quoi manger, là-bas, et te reposer un peu. Et pis, avec la troupe, tu pourras passer le fief… ». Lys savait que le Cirque itinérant, implanté à l'Orgue, envoyait ses acrobates émerveiller les habitants de l'Arbre ; et ce, pour avoir vu de ses yeux la caravane, lorsqu'elle était passée à Fort-le-fief, à trois reprises au cours de son enfance. Une caravane dont elle n'avait jamais eu le droit d'approcher… Discrète, elle consulta la chienne du regard, et celle-ci aboya de bon cœur en accélérant l'allure. Va pour le Cirque, alors…
Pourtant, l'allégresse n'était plus vraiment le mot d'ordre. Perdue entre deux fiefs (au cœur d'un plateau habité par mille fois plus de moutons que d'êtres humains), la troupe esseulée n'animait qu'une part modeste de ces aménagements, car la clientèle se faisait rare. De grandes pancartes de pin peinturluré de blanc, de gris cendré et de bleu étincelant arpentaient maladroitement les contours du cirque en grinçant sur leurs roulettes, pour alpaguer les passants du hameau voisin, dans l'espoir de rentabiliser au mieux l'étape intermédiaire… vers – ? « Moulin », répondit Alphonste. Le chapiteau était monté sur une estrade d'acier qui giflait impitoyablement les hautes herbes de son souffle violacé, en lui donnant l'air d'un étrange navire terrestre. Lys entendit jouer l'orchestre avant de le voir, tandis qu'il interprétait son air strident et répétitif… « EXPERIMENTEZ L'ALLÉGRESSE », proposait le panneau d'entrée.
Lys suivit d'un air timide. Harpistes, flûtistes, clavicordistes, percussionnistes et chanteurs impassibles jetaient leurs notes au milieu des bouffées vives que crachait la course centrale. Huit grandes cages s'empilaient près de là, mais leurs résidents semblaient occupés à se produire sur scène. Une volée de tentes piquées de crochets s'étendait d'un bout à l'autre de la placette, en délivrant diverses odeurs de sucre, de thym, de miel, de vin chaud, de maïs grillé ; mais aussi de sueur, de bière et de poudre. Pendant que résonnaient les cris enthousiastes, les pleurs et les claquements de fouet, Alphonste la laissa entre deux tentes oranges, maquillées en un regard de braise ; et Pouilleuse se remit à gémir. Autour d'elles, quelques bergers, des familles de paysans et une nuée de gamins emplissaient les allées jonchées de papier ; à la poursuite d'une parade modeste composée d'ânes costumés et de canards-paluchons. Et maintenant ?
Lys trouva bien quelques échoppes portatives, au pied de la grande roue qui grinçait dangereusement par-dessus l'estrade, parée d'ampoules endormies et de serpentins vermillons – mais leurs tarifs n'exigeaient pas moins que les salons de thé huppés de la capitale. Elle suivit la guirlande de fanions qui tressautait au vent. Le pain et le maïs lui chatouillèrent les narines, et elle sentit son estomac se contracter quand Pouilleuse se mit à renifler vers une tente carrée, flanquée d'extravagantes voilures zébrées. Deux bannières de velours annonçaient l'exposition de « L'AMPHIGAME du Cabaret Bellerosse – et ses attributs caractéristiques ». Lys n'hésita pas et pénétra l'arène sablonneuse comme une ombre s'invitait par un interstice… Tapis près des marches, elle regarda le spectacle, déjà entamé.
Le bouffon qui s'y produisait portait de longues sandales et un chapeau floral vertigineux, et amusait la galerie en se vautrant dans les tapis poussiéreux entassés à ses pieds. Un automate le moquait avec emphase, sans cesser d'alimenter l'excitation des quelques dadais qui s'extasiaient au premier rang ; et Lys s'aperçut alors que les quolibets ventriloques émanaient du fou lui-même. Quand il eut terminé ses pitreries, on le remplaça par un convoi de puces savantes, de tortues-diamants et de chats sur deux pattes ; et ils furent chassés, à leur tour, par une file de cyclomoteurs audacieux qui bondissaient tels des écureuils en alarmant le public. Lys contempla les numéros successifs, incapable de se détacher du spectacle. Enfin, les moteurs crépitèrent un à un vers les coulisses, les lampes furent soudain tamisées, les musiciens entamèrent une mélodie mystérieuse ; et le Loyal qui commandait à la piste s'avança dans le sable en agitant ses clochettes, pour scander dans un porte-voix doré :
– Mesdames, messieurs… Retenez votre souffle ! Ce matin ! Ici, au carnaval Allégresse ! Du Cabinet de Curiosités Bellerosse ! Tout droit venu des tréfonds de la Baie, pour se dévoiler devant vos yeux ébahis ! L'être rarissime que vous attendiez tous ! Sous bonne garde de Vieux Bébé ! Je vous donne… l'Amphigame !
Et alors que Lys s'était attendue à une créature extraordinaire, ce fut une silhouette menue, aux épaules basses et aux hanches larges, qui se laissa happer par la lueur bleutée des projecteurs ; pas plus extraordinaire qu'elle-même, avec ses cheveux bruns clairs à frange inégale, ses pommettes fraîches et ses sourcils arqués. Les cercles d'argent suspendus à ses oreilles et la tresse finement exécutée qui couvrait sa nuque juraient terriblement avec sa moustache généreuse, taillée autour d'une paire de lèvres rouges comme le sang ; et sa tenue dépareillée, fendue en son milieu, laissait deviner un début de poitrine. Lys plissa les yeux. Le côté droit de son costume évoquait une redingote à l'ancienne mode, légèrement distendue et d'un bleu acier ; alors que le gauche se constituait d'une longue jupe de tulle, épinglée de fourrure. Un talon haut et un escarpin lassaient ses chevilles. Derrière l'Amphigame, un homme minuscule, voûté comme une colline, fit rouler sa cage de verre et le caisson, plein d'eau, clapota en jetant quelques gerbes froides. Lys, oscillant de l'aquarium à l'étrange type voûté dont le visage fripé évoquait un bambin aux rides prématurées, réprima un mouvement de recul. Les musiciens s'en donnèrent à cœur joie lorsque la Curiosité défila autour de l'arène d'un pas inégal, et les spectateurs la houspillèrent avec acharnement. Loyal, et ce bonhomme qu'on appelait Vieux Bébé, allèrent à sa rencontre pour l'enturbanner de chaînons épais. L'Amphigame, sans rien révéler de ses fameux « attributs », revint à son point de départ pour grimper d'un air décidé la cuve d'eau froide (Mais qu'est-ce que tu fais ?) et Lys sursauta : la personne dédoublée plongea sans une hésitation.
Le public aboya de contentement en la voyant s'enfermer dans la cage ; mais ce ne fut rien comparé à sa réaction lorsque l'Amphigame commença à peiner. Alors qu'un tic-tac angoissant emplissait les mégaphones, l'être à robe de tulle et redingote se mit à donner quelques coups de talons dans la paroi ; et Lys, stupéfaite, regarda ses grands yeux bruns, noyés de maquillage, rouler dans ses orbites tandis qu'elle gigotait comme un poisson sur la terre ferme… D'autres gerbes éclaboussèrent le sable. Puis l'Amphigame cessa de se débattre. Ni le Loyal, ni Vieux Bébé ne se précipitèrent à sa rescousse, alors que le fracas des hurlements – mi-horrifiés, mi-estomaqués – s'abattait sur le modeste chapiteau. Le cœur battant, Lys fit un pas vers l'arène : Qu'attendent-ils ? Une dizaine de types braillards, poing en l'air, sembla célébrer l'accident mortel. Deux enfants béats furent couverts de pied en cap par leur mère indignée. Et l'Amphigame flotta comme un bouchon.
Lys s'était soudain trouvée à l'entrée de la piste, encadrée par deux arcades de fer bardées de banderoles ; et les fanions parurent plus légers, un instant – comme si le temps les avait langoureusement déroulés, tandis qu'elle posait un pied sur le sable. Dans les gradins enfumés, à sa gauche, les hurleurs satisfaits applaudissaient à tout rompre, postillonnant sur la piste ; et elle aurait pu goûter chacun d'eux, tant l'air était saturé de curiosité morbide. À sa droite, près des coulisses, Monsieur Loyal et Vieux Bébé (respectivement embarrassé et écœuré) alpaguaient les spectateurs à la volée ; mais elle n'entendait plus le son de leur voix. Lys eut la sensation de tomber, de nouveau, au fond du puits d'Orbe… et Pouilleuse disparût de sa perception. Le torrent d'émotions contradictoires qui s'écoulait des tribunes la traversa comme un frisson – et le verre immaculé de la cuve se fissura aussitôt. Lorsque les bannières virevoltantes cessèrent de lambiner, le cri strident de l'orchestre impassible ressurgit aux oreilles de Lys et la vitre explosa dans une cascade de cristal. Ligotée, la silhouette menue glissa dans la boue qui barbouilla l'arène. Cette fois-ci, les invectives de Loyal furent sincères, et il déroula sa cape autour de l'Amphigame hébété. « Bon ! Que tout le monde recule ! Allez ! Sortez-les ! Sortez-les tous ! », criait-il. Lys cilla, alors que les spectateurs interdits étaient jetés dehors comme des malpropres, et elle les laissait dériver à ses côtés sans se détourner de l'Amphigame qui se mit à hoqueter.
Reprenant ses esprits, au contact d'une Pouilleuse de plus en plus insistante de bave, Lys tourna les talons et poursuivit ses petits camarades. Dans l'allée centrale, un gros cheval d'étain glissa au-dessus de sa tête, et elle se précipita derrière l'échoppe d'un jeu de panse miniature pour se tapir à la dérobée entre deux piles d'ordures. Le soleil dégoulinait d'un jaune pâlot sur les Plaines. La chienne se planta devant elle, la langue posée sur ses genoux, et soupira de fatigue.
– Je sais, murmura Lys. Partout où je vais, il y a du grabuge. Je ne veux pas qu'ils m'accusent d'avoir fait sauter leur bocal, à présent ! Sois patiente.
Et elles restèrent, un bon quart d'heure, terrées dans leurs poubelles ; sans rien pouvoir faire d'autre que s'efforcer de réfléchir (Lys, du moins) pendant que les parfums entêtants de fromage, d'agneau frit et de chocolat envahissaient le chemin. Une volée de pétards éclata ; et l'aéromanège transmuté qui faisait tournebouler ses passagers fusa comme une étoile dans le ciel nuageux. Enfin, quelqu'un jeta sa gaufre, encore empaquetée de papier brun, au sommet de la pile d'ordures et Lys se précipita pour s'en saisir ; mais elle fut saisie elle-même par la voix amusée qui l'interpella sur-le-champ :
– Tu n'as pas besoin de te cacher !
Pouilleuse vint aussitôt montrer les crocs, et Lys la fit taire d'une caresse… Cette personne, qu'on appelait l'Amphigame, se tenait là, les cheveux encore humides, les épaules chauffées par une couverture duveteuse. Le maquillage coulant noircissait ses joues, rondes et rosées comme deux pêches, et ses pieds étaient désormais chaussés d'une paire de pantoufles compatibles. Étrangement, la moustache duveteuse avait disparu de son nez livide.
– Ni de faire les poubelles, d'ailleurs, reprit la Curiosité. On a tout ce qu'il faut, à la roulotte. Viens là. Crois-moi, personne ne te suspecte… Te planquer, c'est la meilleure manière de te faire remarquer, pour sûr ! Allez, approche. Comment tu t'appelles ?
– Lys, répondit-elle machinalement, en suivant l'Amphigame imberbe dans l'allée de plus en plus déserte, de son côté drapé de tulle.
– Oh, répondit l'autre à mi-voix.
Imbécile ! Dégote-toi un faux nom !
– Et toi ? ajouta Lys. J'imagine que ta famille ne t'appelle pas « l'Amphigame » ?
– Ma famille ne m'appelle pas du tout, répliqua d'emblée la Curiosité. Mais mon nom, c'est Lancelune. Bassinet. Je viens du Petit Bassin de la Baie.
– Ravie, murmura Lys.
Un silence flotta un instant, et la jeune femme attendit d'avoir bifurqué vers le petit train fantôme, qui circulait en crachotant autour du périmètre, pour demander dans un souffle :
– Tu vas bien ?
– Moi ? s'étonna la moitié en jupette. Bien sûr… Oh ! Tu veux parler de la noyade ? C'est un acte. Loyal me paye plus généreusement, quand je manque de mourir sous les yeux ébahis de la foule. Il dit que, peu importe la teneur du scandale et partout dans l'Arbre, les billets s'écoulent deux fois plus en cas de rumeurs macabres. Agréable, n'est-ce pas ? J'ai l'habitude.
Lys resta sans voix.
– Pas toi, j'ai remarqué, poursuivit Lancelune. C'est pour ça que tu as brisé la cuve ?
– Brisé la… ? Je savais que – non ! Par le géant, je n'ai touché à rien !
– Touché ? Oh, non ! Tu n'as pas eu besoin de toucher quoi que ce soit. Ton aura est encore incandescente, tellement tu t'es échauffée… ! Alors, quoi ? Tu es oculie, ou oracle-née ?
Lys cessa aussitôt de marcher, plantée comme une endive dans le recoin le plus miteux du carnaval, sous le regard penaud de Lancelune. L'estrade gigantesque ne cessait de vrombir, et le ciel s'assombrissait à vue d'œil. Avec patience, elle demanda :
– Qu'est-ce que c'est, une oracle-née ?
– Une magicienne… non-initiée, murmura la Curiosité, en tournant sa redingote vers elle. Une illuminée inconsciente. Une sorcière, quoi !
Lys avait trop appris sur Bergota Tassaud, et ses expériences mal réputées, au village, pour remettre en question son éducation impie. Sa tutrice lui avait enseigné les décoctions, les nœuds, les rituels et les chansons de son passé de prieuse furieusement réformée. Débarrassée de tout temple, elle avait transformé son chevalement en véritable atelier alchimique et – bien que Lys y ait été aveugle –, s'était sans doute livrée à quelques transmutations forcées. Tassaud, la matrone, la goule, l'étrangère. Grâce à elle, Lys avait exploré les contes de la semi-lune… Mais ces légendes de veillée abritaient la pensée controversée du pamphlet des sorcières ; et leur savoir-faire distillé parmi les vers résultait de transmissions illégales. Par ailleurs, elle était la seule, de l'orphelinat, à avoir profité de ces leçons… Qu'avait ramené Bergota Tassaud, de ses vagabondages en Arbre ? Quels délits avait-elle commis ? Lys savait, désormais, que sa gardienne lui avait caché l'essentiel des conditions de son adoption. Qu'elle l'ait élevée avec amour, elle n'en doutait pas – mais la tutrice avait eu une bonne raison de falsifier sa déclaration de naissance.
– Je n'ai jamais… été sorcière. Euh – de mon plein gré, bredouilla-t-elle.
– Oh ? s'étonna Lancelune. Tu veux dire… que tu ne t'expliques même pas ce que tu viens de faire ?
Pouilleuse aboya, comme pour répondre à sa place. Lancelune approcha d'un pas contenu, l'air intrigué, et reprit avec douceur :
– Tu viens d'Orbe, c'est ça ? Dans le Fort ?
Malgré son état d'épuisement avancé, Lys savait qu'elle n'avait pas encore commis l'erreur de révéler ce détail. Sourcils froncés, elle répliqua :
– Comment le sais-tu ?
– Tu es déjà dans le journal (et la Curiosité brandit prestement la coupure humide qu'elle brûlait de lui mettre sous le nez). Regarde. Lys Du-Havre, d'Orbe. Suspectée de tentative d'attentat ; et condamnée au supplice traditionnel de son village par les émissaires du Roi… (C'était la colonne d'une feuille-de-chou à trois pliures, qui se constituait pour majorité de ragots fumants). Ils décrivent même ton portrait. Je t'ai reconnue au moment où tu as mis le pied dans l'arène.
– Une unique description ; et cela fait de moi une certitude ?
– Oh ! Non ! La certitude, je l'ai eue quand tu as fait exploser la cuve. Je le sais. C'était toi. Je m'y connais aussi, en magie… Du-Havre, la Veuve noire d'Orbe, tourmentée par les armées rouges de la Cité ? Si Marmat m'avait dit que tu échouerais ici, je ne l'aurais pas crue !
– Qui ?
– Marmat. Oracle-née, elle aussi. Elle lit le futur dans la respiration.
Lys se sentit paniquer.
– Je ne comprends pas… Combien d'autres personnes me suivent à la trace ?
– Oh, je ne te suivais pas ! C'est toi, qui m'est tombée dessus ! Pour saboter mon numéro, en prime (et Lys reçut un clin d'œil). Ni Marmat, ni le reste de la troupe ne connaît ton histoire. Mais moi, j'ai compris tout de suite qui tu étais ! D'où est-ce que tu viens, comme ça ? De la Cité ? (Elle désigna son vêtement). Tu as lavé du linge ?
Lys approuva d'un hochement de tête. Lancelune, en liesse, la conduisit vers une roulotte à trois étages, posée sur six paires de roues vieillottes qui emplissaient la veine étroite où s'alignaient fiacres et voiturettes. Le véhicule se composait d'une cage d'escalier, d'une antichambre cossue (par rapport aux combles du chevalement où Lys avait grandi) et de plusieurs cabines aménagées autour du moteur en sommeil. Les tentures, les tapisseries, les bannières vertes, bleues, rouges et or du carnaval ; et les affiches promotionnelles de l'Allégresse ; les pots de fleurs desséchées et les lampions faiblissants… tout chatoyait de mille teintes, dans l'habitacle surchargé de meubles bosselés et d'appareillages alchimiques d'un autre âge, entassés à la va-vite.
– Bienvenue chez moi, annonça l'Amphigame. Chez – excusez du peu ! – Lancelune Bassinet, de la troupe Bellerosse, Cabinet des Curiosités itinérant du Cirque Allégresse – 16, Quartier du Parterre, Bourg-de-l'Orgue ! Bon, le Canasson survole la voiture toutes les demi-heures, ça fait un boucan pas possible… Mais c'est sûr et confortable ! Pas mal, pour une difformité de sixième classe, non ? J'ai eu mon tampon à quatorze ans.
Lys fut frappée, tant par le débit que par la violence de ses paroles ; et Lancelune émit un petit rire en la conduisant à travers le rez-de-chaussée.
– Le spectacle ne t'a pas plu ? Dommage. J'y ai beaucoup travaillé.
– Je suis encore sceptique, quant à la partie où tu meurs.
Lancelune haussa les épaules et approcha d'un bureau griffu, à peine visible sous un insurmontable fatras d'étoffes, de palettes de maquillage et d'accessoires. Extirpant de la porcelaine du buffet, son flanc à queue-de-pie s'affaira à l'élaboration d'un plateau, pendant que le brouhaha du Cirque s'estompait peu à peu. Lys entendit aussitôt son estomac gronder – à moins que ce n'eut été Pouilleuse, qui se léchait les babines. Elle observa l'étagère, étiquetée NATURIUM, que les Curiosités avaient ornée de crânes et d'animaux empaillés ; chauve-souris et canards-paluchons, corbeaux et furets… Herbiers et florilèges piqués de brins poussiéreux s'empilaient au sommet, alors que des insectes reposaient derrière une vitre. Elle trouva même une carapace de seiche à babiole, dentue et repoussante, qui se dressait sous sa cloche.
– Le journal date de hier matin, reprit Lancelune. Tu as fais vite, entre le Fort et les Plaines… Tu as clos ton contrat de lingère, avant de partir ?
Derrière elle, l'Amphigame alluma un âtre portatif.
– Clos ? répéta Lys, sans comprendre.
– Ton contrat, insista Lancelune. Si tu n'as pas négocié ton départ – comme je m'y attends amèrement –, ton employeur engagera des poursuites. Tu devras sans doute un sale dédommagement… (et Lys pinça les lèvres : Volages s'ajoutait donc à la liste de ses victimes offensées ? Et le Miteron, alors ? Dois-je encore quelque chose à Idéaud et à son épouse ?). Inutile de s'en inquiéter maintenant ! reprit Lancelune, en observant son air effaré. Personne ne te cherchera ici. Tu ne pouvais pas mieux tomber. Les Curiosités ne sauraient te juger ! Leur propre bagage est déjà bien assez lourd…
L'Amphigame servit le plateau à la jeune femme, sonnée, et insista :
– Qu'est-ce que tu comptes faire, à présent ?
À la merci de son engouement indiscret, Lys ne chercha plus à crypter quoi que ce fût de sa dangereuse situation :
– Je cherche… un temple de route, murmura-t-elle d'une voix rauque. Un centre d'archives, m'a-t-on dit ; annexe du Vardent de Benoist L'Épis, en Cité. Il se trouverait un peu plus au nord, dans les Plaines…
– Le Foyer Vorpal ? répondit Lancelune avec entrain, en offrant une écuelle bienvenue à la Pouilleuse suppliante. Au bord de la colline ? (Lys haussa les épaules, incertaine, en se jetant elle aussi sur les tartines). C'est un autel de chemin ! Quelques prieuses à l'année. Grand restaurant de charité. Célèbre bibliothèque citéenne. On y forme des pleureuses et des oculies. Qu'est-ce que tu comptes y trouver ?
– Mon livret de naissance, marmonna Lys en clignant de ses paupières lourdes, la bouche pleine de mie moelleuse.
Lancelune hocha lentement la tête.
– Je vois.
D'un geste précautionneux, la Curiosité déplia la plus grande couverture qui prenait la poussière au sommet du bureau, et la déposa sur ses genoux. Lys se demanda si elle parviendrait jamais à trouver la moindre once de quiétude, dans le repos forcé qui s'annonçait ; mais elle sous-estima le potentiel hypnotique des soufflets de cuivre, des rires et du ronflement de l'aéromanège répandus dans la foire et, à peine couverte, elle se sentit chavirer, bercée par les rouages du Cirque voletant. Lancelune murmura :
– Dors un peu. Tu y verras plus clair à ton réveil. Les autres voudront t'aider, crois-moi.
– Les autres ? s'enquit Lys avec appréhension, tandis que Pouilleuse, la truffe encore humide de son repas, venait se blottir contre sa hanche parmi les coussins dépareillés.
L'Amphigame opina avec ferveur, les yeux brillants, comme s'il s'était agi du plus beau jour de sa vie :
– Il faut que je te présente aux membres de ma troupe.
41. La Gorge fendue
Les préparatifs pour le voyage vers le Pic occupèrent l'essentiel du Jeudi 24 Septembre ; et au grand dam d'Edric, qui manifesta le plus grand mal à se rendre réellement utile. Ses yeux métalliques (froids comme les sommets enneigés qu'ils s'apprêtaient à fouler dans la plus totale impunité) arpentaient la prairie emmitouflée dans un givre précoce, tel un parterre voilé de toiles d'araignées ; alors que les heures passaient, au rythme d'une pendule tonitruante, souveraine du grand vestibule dont Monsieur Cornéaud Biseau multipliait les traversées en jetant ses ordres à la volée. Le Prince ne cessait de se trouver, fort malvenu, à piétiner ses robes scintillantes pour lui porter quelque message d'Aiden Du-Lavoir, qui œuvrait dans l'atelier installé au fond du jardin d'intérieur. L'octoluth à tiroirs secrets que lui avait légué son père Vaden, et qu'Edric avait outrageusement éventré, semblait tout à fait raccommodé et avait repris ses airs innocents d'accordéon à l'ancienne. La maison Biseau ne manquait de rien, en affaires d'instruments et de restauration. Pourtant (et que ce soit pour en dissimuler plus habilement le contenu ou pour s'éviter une nouvelle crise de sauvagerie), le rouquin veillait à garder l'objet à distance respectable de Son Altesse…
Quand il n'était pas captivé par l'arrière-pays, qui poinçonnait les Plaines de collines sombres et acérées, coiffées de pins et tachées de mares profondes aux sourcils de joncs, Edric errait dans les couloirs de la maison pour y quérir quelques instructions surmontables ; même s'il s'arrangeait pour les recevoir des gens immédiats de Biseau, à commencer par son intendant, le comte Vector, et sa gouvernante Morella – une femme acariâtre aux joues creuses et au front bas, tout constellé de rides anxieuses, qui se donnait beaucoup de mal pour ne pas le reconnaître. « Un invité est un invité… » maugréait-elle en triant les linges puants que les deux fugitifs avaient déposés dans ses paniers. « Monsieur Biseau sait ce qu'il fait… ». Ed se demandait ce qu'il se passerait, si l'un des domestiques se décidait à courir au Conservatoire, pour révéler aux administrateurs de l'Orgue la présence impromptue, sur leur fief, du Prince de la Cité. Mais Cornéaud ne semblait pas s'en inquiéter. Il gouvernait son domaine comme un Roi – comme Amalric, en fait, avait gouverné son royaume. Ses plumes d'or et d'argent lui donnaient réellement l'air d'un paon, à force d'enfoncer les poings sur ses hanches en hoquetant du chef dans toutes les directions. Le garçon s'efforçait de rester hors de son chemin, sans pour autant renoncer à participer à l'effort collectif ; et pour cela, se retrouva livré à quelques tâches de dernière minute dont il lui fallait absolument triompher. Du-Lavoir m'en veut, songeait-il sans s'en apercevoir vraiment. Quant à Biseau, il lui avait laissé une drôle d'impression, la veille, au soir de leur rencontre. « Vous semblez croire que Du-Lavoir est votre ami ? Détrompez-vous vite. Les gens sont seulement aussi bons que la vie le leur permet… ». Selon lui, Edric n'avait pas traversé le quart des embûches que lui réservait le chemin vers sa propre hardiesse. Selon lui, il était naïf.
Le zélé Fodian, au portail, canalisait un flot impressionnant de bonhommes à la mine plus ou moins louche et Edric les observait, de loin, alors qu'ils s'alignaient près de Biseau pour enchaîner les poignées de main. Puis ils étaient conduits, avec différents degrés de serviabilité, aux antichambres de la maison pour s'y entretenir ou dans la tourelle torsadée du maître afin d'y poser un sceau et s'alourdir d'un paquet, avant de filer vers un fiacre garé sous le porche, près du muret crénelé. Plusieurs de ses accointances portaient l'apparat évident de l'alchimiste : avec de longs atours extravagants et des boutons de manchette étoilés, et des chapeaux aux formes compliquées, agrafés avec soin pour pointer vers un cardinal précis. Ils n'avaient ni la grâce, ni l'aisance des archimaîtres de l'Académie, mais ils semblaient très bien convenir au propriétaire des lieux qui les écoutait attentivement. Même si plusieurs d'entre eux n'étaient que visiteurs en baronnie-précieuse – Ed s'en aperçut à leurs atours du Rouet ou leurs manières rouillées de la Forge –, les politesses avec Monsieur Biseau et son intendant demeurèrent sobres et furtives : il n'y eut aucun index levé au ciel, et aucun échange de devises, et à treize heures enfin, la course effrénée des malfrats de l'Orgue cessa définitivement pour laisser la maisonnée dans un silence scélérat. Ed n'était pas dupe et avait bien compris que, comme les gens-des-bois, dans la mer d'émeraude, Cornéaud s'employait à distiller l'essence de piété qu'il envoyait aux quatre coins de la fédération – cette piété que s'envoyait aussi Aiden, par litres, depuis qu'il s'était égaré dans l'émeraude en servant au front Est. Il paraissait que le fief de l'Orgue, plus proche de l'Entre-frontières que la capitale et en la seule personne de Biseau lui-même, faisait venir des bois la plus grosse part de ce que la Cité laissait s'écouler jour après jour.
– N'oubliez pas d'avancer, monseigneur ! gronda Morella en le chassant de la buanderie, où il s'était employé à empiler les linges de voyage, pour y déverser une impressionnante hotte de tabliers crasseux ; et d'un pas de fugitif, Edric emporta ses changes, sa combinaison imperméable, son casque et ses gants jusqu'à sa chambre…
Il avait déjà collecté tous les biens de Du-Lavoir et n'intervint pas dans les affaires de Cornéaud. Quelques unes de ses manigances, qui ne concernaient pas l'écoulement immédiat de racines de piété ou de son nectar déjà dilué, avaient à voir avec leur escapade en baronnie-maudite. Les six caisses de fer, que douze valets avaient lentement extrait de la cave s'étendaient dans l'arrière-cour, bâchées avec soin et scellées par d'épais chaînons gravés des initiales du maître. Une belle marchandise y reposait, que Cornéaud, le paon intouchable, prévoyait de faire livrer par ses passeurs – et Son Altesse – au relais inter-seigneurial des Plaines et au chef-lieu du Pic : Carbone-le-Rail. C'était là-bas, à quelques kilomètres de la ville-cimetière, qu'Edric espérait débusquer Corvus Du-Pic, le baron-mutin.
Le garçon sentait l'appréhension enfler en lui comme une bulle de savon. Ses instincts de survie et ses idées brillantes lui paraissaient absurdes, à présent que toute l'institution du trafic d'essence s'activait joyeusement pour l'envoyer en fief de l'ombre, à la barbe même de domestiques, d'intendants et de brigands en tous genres venus seconder l'opération ; et le sourire d'Accroche-Cœur lui sembla indiscernable, comme le sommet des collines à la robe roussie qui se couvraient de brouillard, au-delà du bourg. Je pourrais me rendre, et blâmer le Commodore ; et venger Des-Blés par le glaive de l'armée bleue… Je pourrais me cacher dans la cave d'un partisan quelconque ; en Rouet, en Colline, en Tour… Il aurait été facile, à coup sûr, de décourager Du-Lavoir, avec un bon caprice, pour lui faire tourner les talons vers une région tiède, loin des malédictions et des pirates. Et si le Mutin était Noyeur, lui aussi ? Les yeux rivés sur la flèche ocre du temple voisin, qui perçait le paysage bleuté de son imperturbable fer de lance, Edric se perdit à chercher le souffle du Pic qui caressait silencieusement la frontière. Il effleura, d'un index songeur, l'anneau de bronze que Tony lui avait offert. Au pied du temple, la dernière borne de granit sablonneux affichait un segment de partition. Les battements de Paiden chantaient deux mélodies bien différentes : l'une conduisait en Rouet, alors que l'autre menait à la Gorge fendue – l'unique entrée du fief de l'Ombre – qui, depuis déjà des siècles, ne laissait plus passer personne. En théorie… Ed s'efforça de maintenir le cap, vaillamment, en se répétant qu'il n'y avait pas d'autre option rationnelle à envisager.
« La lunaison, c'est le signal », avait dit Cornéaud. « Cette nuit, les mules auront voie libre. La cire de soie et les peaux de melgrave quitteront le cimetière pour filer droit entre les doigts décharnés des illuminés du monde entier. Si tu savais ce que les fossoyeurs régurgitent de leurs confins maudits, Aiden… tu ne serais pas si pressé de grimper au Manoir ! ». Mais Aiden avait visité le Pic par le passé, et Edric, désormais, ne doutait plus qu'il ait déjà expérimenté une belle part des dangers que chaque fief avait à offrir.
Du-Lavoir ne sortait pas le pif de son établi, qu'il avait couvert d'un amoncellement disparate de pièces métalliques et de parchemins, de fioles et de ressorts, d'alambics tortueux et de boules de cristal pleines d'étincelles crépitantes ; alors qu'un feu d'un violet chantonnait dans un épais poêle à bois… Lui aussi avait profité de la visite des oculies et des alchimistes, même si son œil droit continuait à s'assombrir, la peau ombragée jusqu'à la pommette. Assurément, Monsieur Biseau avait pu le remettre en état de marche, et lui fournir le matériel nécessaire à la mise à jour bienvenue de sa panoplie. Du reste de ses idées et accointances, le garçon ne savait rien. Le rouquin semble décidé à gravir la montagne. Il est prêt à prendre le risque. L'Archet, le brave mécanicien édenté qui jouait la girouette, en périphérie du Lavoir, ne s'était pas risqué à donner signe de vie (encore moins pour évoquer le motocycle à tandem rotatif qui, selon Aiden, était « déjà en pièces ») et les soldats-trompettiers du Bourg-de-l'Orgue continuaient d'arpenter le quartier – sans toutefois outrepasser le droit privé de certaines propriétés. La maison-forte Biseau semblait compter parmi ses résidences les plus, sinon la plus réputée. À dix-neuf heures, enfin, le bonhomme quitta l'atelier, et héla sauvagement Edric pour l'inviter à gagner l'arrière-cour.
– Tu es sûr que personne ne nous vendra ? siffla-t-il à Cornéaud, en détaillant, sourcils froncés, le pourtour du cloître intérieur au beau milieu duquel attendait sagement la cargaison prohibée. Tu as bloqué toutes les issues ?
– Puisque je te le dis, répliqua Biseau. Je connais mes amis.
Ed lui-même, qui ne pouvait voir au-delà des palissades de verre opaque qui fermaient la cour, contempla l'attirail impressionnant. Son baluchon (plein de pétards-poivrés, de boussoles et de stylets) se balança à son épaule alors qu'il arpentait impunément le jardin parsemé des traînées fugaces d'un soleil mourant ; fasciné par le chariot cubique, parfaitement ciselé qui s'emplissait comme un four gigantesque des six caissons interdits. Morella, Vector et une demi-douzaine d'autres gens de maison se mirent à faire le pied-de-grue aux bords de la cour. Du-Lavoir, en espionnant le domaine d'est en ouest, croisa le regard captivé de son jeune acolyte qui se tourna timidement vers lui.
– Sale temps. Nuages bas. Il va pleuvoir. On y verra pas clair…
Bien sûr, habité aux élans loquaces du musicien, Edric ne s'offusqua pas de l'entendre parler de la météo. Avec un soupir, il répondit :
– Oui. Sale temps…
Une fois le chariot verrouillé, puis enchaîné par trois domestiques serviles et deux paires de types emmitouflés du menton au talon de longues vestes d'un orange vif, le cube chromé fut délaissé au milieu du jardin. Les arbouses écrasées par les bottes et les pétales d'hortensias (dont Edric ne douta pas qu'ils auraient dû être ratissés au matin même, si la maisonnée n'avait pas été occupée par tant de préparatifs…) se mirent à voleter dans la brise lorsque Vector et la minuscule Griselda (qui s'occupait de l'étable) firent glisser leur appareillage alchimique jusqu'au muret. Enfin, une bonne moitié des valets fut congédiée.
Cornéaud Biseau contourna le Prince avec une superbe indifférence pour aller se planter sous le préau, devant l'atelier portatif qui crépitait encore de ce même feu violet ; et Edric, qui pensait bien avoir saisi l'essentiel des principes de communication d'Aiden, ne posa pas la moindre question au sujet du chariot car il savait désormais que le rouquin finirait, à un moment ou un autre, par lui en expliquer l'intérêt. Sans desserrer le poing de son bagage ficelé tel un rôti, le casque en bonne place, il regarda le reste des gens de Biseau encercler l'établi ; et comme prévu, Du-Lavoir approcha spontanément pour lui donner l'explication qu'il attendait :
– Vingt-et-unième formule, susurra-t-il. Occultation. Cornéaud risque très gros, pour ça.
– À quoi sert-elle ? questionna aussitôt Ed.
– Regardez, là (d'un index épais, il désigna les seize petites flèches d'or qui hérissaient la base du chariot, comme des serres enfoncées dans les arêtes du cube). Des antennes à réorientation. D'excellente manufacture. Et totalement illégales… Elles courbent les rayons de la lumière ; en laissant invisible le sujet planqué derrière le papier de soie. L'armée bleue elle-même n'a pas dépassé le stade du prototype… (Il se gratta le menton et, veillant à ne pas être entendu, ajouta) : C'est ce qui rend Cornéaud si sûr de lui. Il dispose d'une ressource que le Roi… je veux dire, que même la Bastide lui aurait envié.
Edric lorgna avec appréhension sur les antennes d'or, et le chariot qui se mit à vibrer avec force.
– Assez sûr de lui pour envoyer son Prince faire la mule.
Aiden le contempla avec surprise. « Votre idée », marmonna-t-il ; et Edric soupira encore en continuant d'espionner la mise en action de leur plan téméraire.
Les vingt-neuf transmutations alchimiques, extraites des sciences oubliées de la dynastie Ancienne, devaient leur renommée aux vingt-neuf pasteurs successifs qui en avaient dévoilé le pouvoir. C'était à partir de leur exhumation (puis de la traduction de leurs formules mathématiques respectives, par les maîtres de l'Académie, et enfin, de leur intronisation par les Grands prieurs) que les métamorphoses fondamentales de la cosmogonie bergère avaient influé sur la lignée bleue et le règne de ses souverains. Ed n'y consacrait qu'un intérêt très limité. Ses propres études élémentaires ne lui avaient laissé qu'un âpre souvenir d'équations brumeuses et de calculs intraduisibles. C'étaient les coups de canne de sa bonne Yvia, à vrai dire (et plus que les leçons auprès des archimaîtres) qui avaient motivé sa mémorisation des formules ; et c'était la raison pour laquelle des palefreniers, des geôliers et des déserteurs en savaient beaucoup plus que lui sur ces phénomènes. De l'allumage d'une simple chandelle jusqu'au principe de projection astrale, en passant par la photographie – tout progrès, en fédération, se devait à l'une ou l'autre des transformations alchimiques.
Huitième transmutation : la combustion, récita-t-il intérieurement. Altération de la matière et réaction à la – à la chaleur… Cinquième transmutation : principe de régénération et guérison des plaies – comme le traitement antinécrotique qui a sauvé la peau du musicien ! Songea Ed. Il se souvenait des noms, mais peinait à visualiser les calculs intermédiaires qui détaillaient les vingt-neuf formules. Celle que Cornéaud avait choisi d'utiliser, ce soir-là, se résumait à un gros « OC » équivoque, grassement imprimé sur une boîte remplie de fioles jaunâtres.
L'Aurore tardive n'avait pas terminé d'exploiter la machine à vapeur que le Zénith moderne avait vu le progrès s'élancer de plusieurs bonds fulgurants, et mis ses apothicaires à l'honneur, tout au long du siècle, pour dévoiler plus encore de ces métamorphoses déterminantes. Si certaines, comme l'inévitable combustion, avaient investi le foyer de milliers d'habitants, d'autres (qui permettaient d'exploiter la nature même des éléments pour en tirer profit – au détriment de la fédération) demeuraient tout à fait prohibées par le Codex (et, de fait, par son Palais de justice). Ces ordres étaient intraitables et ceux qui s'en cognaient recevaient le nom d' « illuminés ». Quant au plus grand nombre, elles restaient soumises à une liste de réglementations longue comme deux bras que des petits malins ne s'embarrassaient pas à observer… Tony, Des-Anses et le reste de leur clique avaient détourné quelques altérations de leur restriction habituelle ; en provoquant, par exemple, l'opposition magnétique qui permettait à la Ligue des Voies et Chemins de Fer de fluidifier les trafics de son réseau. D'un peu de charbon blanc et grâce à un pôle de magnétisation intégré à sa planchette (dont Ed savait, à présent, l'origine exacte), Tony Des-Blés avait pu transformer n'importe quels rails en station de vol. Quant à Du-Lavoir – et comme le Commodore sanguinaire –, il avait débridé la pleine puissance de son engin illicite…
Vector tira un levier de cuivre, et un soufflet à huit faces se mit à pomper l'air comme un poumon en manque d'oxygène. Les seize antennes d'or vibrèrent, alors qu'une intense lueur semblait émaner du papier de soie délicatement déployé sur l'armature glabre du métal chromé. Une chaufferie minuscule, entassée dans l'évier central de l'établi, commença à cracher de grands panaches de vapeur vers la tourelle qui dominait la résidence ; et lorsque Griselda vida une fiole de poudre dans les flammes qui bariolaient son visage impassible, la fumée se teinta d'un vert de vieille moutarde. Edric regarda les deux derniers domestiques présents sur les lieux se précipiter vers les extrémités du cloître, avant de disparaître dans une paire de colimaçons. Ils réapparurent simultanément sur les toits du préau qui délimitait la cour intérieure telles deux cheminées joufflues, en s'immobilisant parmi les tuiles, dans l'attente évidente d'un signal du maître. Le paon appela à lui ses hommes de main, et Edric se hâta de suivre Du-Lavoir ; les quatre types encapuchonnés d'orange sur leurs talons.
– Trente sceptres d'or pour chacun d'entre vous, déclara Cornéaud d'un ton solennel, en désignant les bougres silencieux. Quinze sur-le-champ. Quinze autres à l'arrivée. Le Cartel recevra soixante pour cent du bénéfice en fin de saison, et un dédommagement pour la perte de ses feux… (il pivota lentement vers Aiden et Ed). Quant à vous, vous serez responsables de deux caissons. Direction, Val-en-pis, et votre baronnie-maudite.
Le feu jauni crépita plus fort, alors que la nuit s'étendait sur l'Orgue.
– Mes dispositions alchimiques et mes relations vous écarteront de tout danger ; du moins, jusqu'à ce que vous ayez atteint le relais. Votre contact portera le nom de Grive. Vous le trouverez. En tout cas, il vous trouvera. Mais une fois la marchandise déposée au chef-lieu… je ne veux plus entendre parler de vous. Jamais. Est-ce bien clair ?
Du-Lavoir acquiesça d'un lent hochement de tête, les lèvres sûrement pincées, comme à l'habitude, derrière son foulard étroitement lié à la nuque. Edric déglutit avec difficulté. Serais-je donc déjà pris par le regret… ? pensa-t-il en détaillant Biseau, de plus en plus méfiant. Derrière eux, le chariot sembla recracher une vague de lumière, qui s'écrasa pour disparaître en lambeaux de poussière sur les briques du muret. Aussitôt, le chrome se mit à luire et, comme si on y avait apposé une grosse lentille, commença à s'estomper. La lumière disparut et les hortensias rembrunis, six pieds derrière, prirent sa place. On entendait plus que le grésillement des antennes invisibles. Occultation…
Ils furent conduits au porche, par la galerie intérieure qui parcourait toute la maison ; et Ed peina à enfoncer ses bagages dans le fiacre pourpre et duveteux (tiré par une jument de bonne augure) qui patientait près du portail ; flanqué de deux autres véhicules identiques. (D'après Du-Lavoir, il s'agissait d'éviter tout bruit de moteur inutile en quittant Bourg-de-l'Orgue). Vector et Fodian, le portier, furent envoyés à la tâche d'ouvrir les volets du grand salon pour y faire passer, dans un glissement de lévitation interdite, le convoi imperceptible ; et toute la petite troupe s'invita à la lueur faiblarde des lanternes de cocher. Ed s'installa maladroitement sur le siège de droite ; et de nouveau, la brise de l'automne vint le faire frisonner. Aiden, lui, ne put s'empêcher de grimacer en grimpant le marchepied pour aller à gauche, son grand corps fourbu par les cicatrisations répétées. Cornéaud le regarda souffrir avec un mélange de ce qu'Edric observa comme de la pitié, du mépris et de la mélancolie.
Puis il claqua des doigts. Vector siffla et les visages éberlués des deux domestiques, perchés sur leurs tuiles, apparurent depuis la charpente. D'un même geste, ils s'employèrent à actionner le rouage de quelque lourd mécanisme, et la maison fut secouée d'un cliquetis retentissant. Deux cornets de toile, enserrés dans le cuivre, se déplièrent au sommet des tourelles qui plantaient leurs vestibules de part et d'autre du cloître, telle une paire de mégaphones similaires à ceux qu'utilisaient les casernes citéennes. Mais quand ils commencèrent à souffler leurs nappes de postillons étincelants, Edric s'aperçut qu'il s'agissait, plutôt, de gigantesques brumisateurs…
– Ne vous détournez pas de l'itinéraire prévu, prévint le maître en levant un index sévère. Sinon quoi, il vous faudra beaucoup plus que six heures pour trouver le Pic.
Aiden acquiesça et, avec une gratitude qu'Edric trouva plutôt exagérée, murmura à leur hôte :
– Merci, Corn. Je te revaudrai ça… si je survis.
– Cause toujours, grogna Cornéaud en frappant le cul de leur jument.
L'animal se mit au trot, et Fodian se précipita pour leur ouvrir le portail. Derrière eux, les quatre bonhommes du Cartel s'étaient répartis dans les deux fiacres restants ; et l'un d'eux chevauchait sa propre monture, à l'avant du véhicule, le visage couvert de sa capuche carotte. Au moment où ils passaient les piliers noyés de mousse qui fermaient le domaine, les cornets déversèrent, depuis les toits, des cascades de brume aux boucles d'argent, couvertes par un rideau de fines gouttelettes en suspension… Et avant qu'ils n'aient emprunté la ruelle, il avait paru que les montagnes s'étaient laissées vomir leur brouillard dans la prairie. Nous sommes invisibles… C'était comme si les nuages chargés d'orage, loin au-dessus de leurs têtes, avaient dépéri sur le bourg pour installer, avec eux, le silence bourdonnant des sommets.
Il n'y eut, dans la vapeur onctueuse qui les aveuglait, pas l'ombre d'un soldat-trompettier – ni d'un pirate, ni d'un masque blanc. Alors que la lanterne spectrale qui éclairait le fiacre se mettait à tressauter, tandis que Aiden faisait passer la voiture sur un ponceau indissociable des ténèbres, le convoi occulté, à leur gauche, s'embourba dans la brume pour y disparaître totalement. Seul son grésillement discret, comme un chuchotis d'enfant, continuait à le trahir. La troupe de passeurs longea le mur d'enceinte du Lavoir, et quitta le quartier du Luth par le nord. La minuscule Lampée, qui faisait la joie et la fierté du coquet baron, resplendissait à deux kilomètres à peine, étendue dans son lit de gazon et avachie sur les portes du Parterre, remplie de crapauds, de lucioles et de nénuphars mouchetés comme une mare forestière. L'avant-poste de la ville, directement relié au Luth, à la Grande Corde et à l'Antichambre par de hauts câblages d'étain, semblait animé. Ed s'éclaircit aussitôt la gorge, pour provoquer la réaction d'Aiden qui se pencha légèrement vers lui :
– Cornéaud nous a expressément ordonné de passer…
– Il y a au moins cinq trompettiers, là-haut ! Monsieur Biseau les a-t-il tous corrompus ?
– Ces types ne sont pas corrompus… Ils partagent sa cause.
– Laquelle est… l'abondance de piété sur le marché ? grogna Ed avec scepticisme.
Comme pour confirmer, Du-Lavoir extirpa la flasque de sa poche intérieure, et avala quelques gorgées qu'il ponctua d'un soupir satisfait. Peut-être, après tout ? La moitié de l'Arbre paraît y avoir cédé. Le convoi invisible et ses trois fiacres, positionnés aux coins d'un triangle restreint, approcha de l'avant-poste en avançant sur le sentier dessiné par une ligne de saules fatigués. La brume qui les accompagnait voleta sur eux comme l'aile d'un oiseau à l'étoffe d'argent toute ébouriffée de tourbillons ; et la lampe qui vint s'agiter sous leur nez donna l'impression de léviter, elle aussi, alors que sa lueur floue se perdait derrière les drapés de crachin.
– Permis de passage ?
Ed savait que les restrictions de l'Arbre avaient été renforcées, à la mort de son père, et la question l'effraya. Qui permettrait à un char magique, encerclé par six types aux airs patibulaires, de passer les portes du chef-lieu à la tombée du jour ? Or, le plus grand des hommes-carottes – le cavalier – n'hésita pas à gagner terre pour tendre un document élimé. Le prospectus, coupé en huit, avait subi de nombreuses pliures et sa première de couverture était partiellement effacée. La lanterne glissa dans les airs et une main grisâtre surgit pour s'emparer du livret. Aussitôt qu'elle eut tiré sur le fil doré qui servait de marque-page, le document se plia de l'intérieur pour retourner ses feuillets abîmés. La couture craqua et le papier, basculé comme un manteau réversible, éclot soudain en une sculpture florale. Un transioscript, songea Edric. Le trompettier invisible prit le temps de lire la nouvelle composition du texte, agrafa un sceau grossier sur le livret, puis le replia pour lui rendre sa forme initiale. Le cavalier récupéra son contrat et, d'un ton entendu, le portier murmura :
– Ayez le bec fin.
De l'autre côté du muret, douze pieds sous l'avant-poste, le sentier s'élançait vers un amas de bergeries agglutinées autour de la ville fortifiée ; et les chansons nocturnes du Bourg-de-l'Orgue disparurent derrière les remparts. Le brouillard alchimique qui les suivait depuis la résidence commença enfin à s'estomper, et quelques étoiles clignèrent à leur adresse pendant qu'ils trottinaient au fil des balises étalées dans la prairie. Ed ne se détendit qu'une fois les trompettiers réduits à des grains de poussière lumineuse, perdus dans le lointain ; mais il se sentit traqué, de nouveau, une fois tourné vers l'horizon bosselé qui dépeignait la région des Poulies. Chenil, Cité, Forge, Colline, Rouet – et bien sûr, Pic enneigé – cernaient la baronnie-précieuse de tous côtés et il sembla que le phénomène d'occultation dont on avait pourvu le chariot n'allait pas tarder à s'épuiser… Mon avis de recherche doit être placardé dans toutes les villes environnantes… La nuit s'assombrit encore, sur la route du Manoir, avant que les trois fiacres ne parviennent au hameau de Ventaigues ; et les collines du fief de l'ombre les dominèrent soudain. C'était comme un large sourire aux dents pourries, sur une toile d'ébène. Ils avancèrent vers la frontière désolée que dessinait l'horizon.
Edric appela Du-Lavoir dans un souffle :
– Vous avez déjà visité le Pic.
Le musicien opina, l'air soucieux de ce qui allait suivre.
– Pourquoi ? insista le garçon, tandis que le rouquin agitait les rênes de leur jument, sans répondre, le regard habité par un mélange de tristesse et de contrariété ; et Ed ne lui laissa pas le temps de se barricader : Vous êtes allé chasser le loup, dans la montagne ? Rencontrer les veilleurs ? Acheter du matériel alchimique ?
– Rien de tout ça, coupa le bougre. Peu importe, aujourd'hui.
– Moi, ça m'importe. Vous avez déjà rencontré le baron ?
– Non, répondit-il tout net.
– Alors, c'est à Carbone-le-Rail, que vous avez tant appris sur lui ? Que savez-vous du mutin, exactement, Aiden ?
Seconde gorgée de piété – plus ample, cette fois… Il inspira profondément.
– En 365 exactement, un scandale a déchiré le fragile équilibre des clans de l'Arbre, récita le musicien. C'était bien avant Aelfric, avant le Codex et ses Rois-bergers… C'était le comte bleu, à l'époque, qui gouvernait la Bastide.
– Je le sais, s'étonna Edric (qui n'avait eu d'autre choix, et dès l'enfance, que d'apprendre scrupuleusement la chronologie de sa propre dynastie). Les gens Du-Pic ont enlevé l'héritière De-la-Cité, à la veille de ses noces, et déclaré la guerre aux autres familles du pays !
– C'est ce que raconte l'Académie, bien sûr, murmura Aiden. D'autres sources affirment que Tenhenn, la fille de Clodoric le Bleu, a rejoint le Pic de son plein gré. Elles prétendent même que Tenhenn – et en dépit de sa promesse à Valérys Gris-Robe du Fort, seul fils du vieil Albéric – était éprise de l'aîné du Pic, Cervus… Et qu'elle l'aurait préféré à son fiancé. Le siège du Manoir qu'ont entrepris Clodoric et Albéric a duré plus de deux ans. Il n'a jamais abouti.
– Parce que l'ancêtre Du-Pic a forcé les transmutations. Il a plongé tête la première dans les incantations Anciennes, sans se soucier des restrictions. Tout le monde sait ça. Et je compte bien sur le seigneur Corvus pour m'en dire plus à ce sujet !
Aiden l'ignora pour poursuivre avec patience :
– Trois alliances distinctes se sont formées dans le conflit. Les gens de la Cité, et du Fort, soutenus par les comtés d'esprit de l'Orgue, du Rouet, puis de la Tour et de la Colline d'un côté. L'Armée bleue. En face, la maison du Pic, et ses loyaux amis du Chenil, de la Forge et de la Baie. Ils ont été les premiers à adopter le nom de Moqueurs. Et enfin, les troupes des régions reculées des Racines, du Moulin au nord de la Garde. Les chefs de clans ont pris partis pour l'une, ou l'autre des familles anciennes. Jusqu'à ce qu'un blocus généralisé ne paralyse tout le pays. Les principautés de l'Arbre, trop nombreuses, ont entamé une guerre civile. Ça a été l'avènement de l'armement et la première incarnation des forces fédérées. (Il parut songer un bref instant). Aucun front n'a été si meurtrier, depuis… Il a fallu un siècle, au moins, avant que le combat ne cesse.
– Lorsque le comte Vordéus a vaincu l'arrière-petit-fils de Cervus, conclut Ed.
– Vordéus n'était pas comte, quand il a trahi son frère aîné pour prendre sa place. Et il n'a jamais vaincu Pancelse Du-Pic. Il a passé des accords avec lui. C'est comme ça qu'il est devenu Duc de l'Arbre. Première mouture d'un Roi-berger, en somme. Les accords mutins sont à la base du règne bleu.
Edric se redressa brusquement, l'oreille tendue, alors que Du-Lavoir évoquait les arrangements secrets qui liaient les souverains successifs à chaque baron Du-Pic. Comme Amalric et Corvus, peu de temps auparavant, c'étaient leurs pères à eux (Ulfric De-la-Cité et Canis Du-Pic) qui avaient signé la promesse confidentielle…
– Je ne crois pas que Cervus Du-Pic, ni Pancelse, ni l'actuel seigneur du Manoir aient jamais commis le quart des crimes de Vordéus De-la-Cité, reprit gravement Aiden.
– Je pensais que vous détestiez le mutin, comme le reste de l'Arbre ?
– Le détester ? s'étonna Aiden. Pourquoi faire ? Non. Je pense simplement qu'il est dangereux. Comme tous les hommes de pouvoir.
– Sûrement pas aussi dangereux que le pirate, marmonna Ed.
– Probablement beaucoup plus, corrigea le bougre avec douceur. Le mutin connaît la fédération, de l'intérieur, et mieux que personne. Son emprise sur la Bastide est indéniable. Si l'ennemi ne l'a pas déjà dans son camp, il tentera de l'enrôler, pour sûr.
Edric cilla, puis répliqua dans un chuchotement indigné :
– Voilà une idée dont vous ne m'avez guère fait part, lorsque vous m'avez mis en garde contre le baron !
– Vous aviez déjà pris votre décision, fit remarquer Aiden. Et vous êtes aussi montré particulièrement tête-de-bois, à ce sujet. C'est trop tard, pour reculer. La cargaison est en chemin.
– Je n'ai pas prétendu vouloir reculer ! s'écria Edric, s'attirant le regard foudroyant des capuchons oranges, devant et derrière eux. (Il baissa de plusieurs tons) : C'est vous, qui voulez m'en dissuader. Peu m'importe vos légendes urbaines et vos racontars. J'ai déjà vu le sorcier. Je l'ai eu devant moi. Je sais qu'il sait quelque chose.
Comme Tony.
– Et il sait peut-être que vous viendrez à lui de vous-même, ajouta Aiden. Notre sort dépendra de ses allégeances, et de ses desseins, je suppose…
Si Corvus Du-Pic me fait exécuter sur son palier – ou s'il me renvoie en Bastide –, au moins, je serai fixé… Le col serré sur sa nuque frigorifiée, l'œil happé par la lampe de cocher qui valdinguait à son côté, Ed fronça les sourcils, comme s'il boudait.
La montre du rouquin indiquait vingt-deux heures lorsqu'ils atteignirent le domaine de la Gorge fendue, et commencèrent à gravir la colline trouée qui absorbait une partie du bois proche. Une lande roussie et bardée de givre, étincelant à la lueur de la lune, s'étendait de nord en sud, depuis l'amas de pins et de bouleaux décharnés qui grisonnaient le relief jusqu'à la tourelle abandonnée que supplantait la colline voisine. Au-delà de la lande – de nouveau habillée d'un brouillard fort bienvenu –, un ravin traçait ses pentes raides et ses crevasses dans un calcaire mêlé de champignons de jais, effrités par les vents, qui ressemblaient à de la pierre volcanique. La Gorge, à peine moins étroite qu'un colimaçon citéen, fermait le passage interdit d'une couronne de granit, ses aiguilles géantes plantées dans le sol et dressées plus haut que les résidus de cèdres environnants ; et il fallait passer entre les flèches de roc pour emmener le convoi vers l'escalier. À ce moment précis, deux des quatre bonhommes oranges s'immobilisèrent pour soulager le chariot de deux caissons scellés. Les initiales imprudentes de « C – B » qui ornaient le couvercle blindé brillèrent d'un unique éclat quand chaque passeur extirpa sa part de livraison du véhicule… Ils chargèrent aussitôt le coffre de leur fiacre, et s'évanouirent au nord ; droit vers la route inter-seigneuriale qui arrangerait leur cheminement dans la région des Plaines et les Racines.
Aiden et Edric se retrouvèrent relégués à l'arrière du cube métallique, tandis que le duo de carottes restant filait en éclaireur. De là où ils se trouvaient désormais, la baronnie du Pic (6e fief annexé) apparaissait toute entière. La moindre trace de surveillance citéenne avait totalement disparu, et l'absence d'éclairage artificiel laissait Carbone-le-Rail briller seule dans la nuit noire. Tout Prince qu'il était, c'était la première fois qu'Ed parcourait, de ses yeux, le maudit fief de l'ombre ; et il apparut que les illustrations de ses manuels académiques ne rendaient pas justice au paysage sinistre qui s'étendait à présent devant lui comme un tableau de maître. Un manteau de neige couvrait la Chaîne et ses montagnes disparates, tantôt bombées comme un bossu en pleine marche, tantôt fines et acérées, leurs sommets pointus embourbés dans un amas de nuages sombres. Rive-Noire, qui s'écoulait de la plus haute crête pour aller abreuver La-Corneille, ne laissait apparaître qu'un coude obscur, quelque part au sud-est ; mais le Lac-Des-Chaînes, plus au nord, se détachait du ravin en reflétant la lune découverte à travers ses nappes de brumes, tandis que le village qui s'y était installé, Le-Trou, envoyait ses propres lueurs sur sa plage d'épinettes buissonnantes et de chèvrefeuille. Le chemin de pavés qui scindait la baronnie jaillissait du Trou et serpentait à travers les collines jusqu'à son chef-lieu ancestral ; qui, à cette distance, ressemblait bel et bien à un vaste cimetière aux tombes abîmées… Les lanternes de Carbone-le-Rail s'agglutinaient au cœur du humble vallon, strié par quelques bras de rivières gelées ; et clignotaient incessamment, comme pour jeter des éclairs sur l'imposante forêt d'encre, enfoncée dans l'arrière-pays qui jouxtait l'Entre-frontières.
Edric inspira une grande goulée d'air, subitement glacé, en contemplant le tristement fameux Pic de l'Ombre (élevé à mille-deux-cents mètres) et ses trois mamelles, emmitouflées de sapins aux parures de coton. La Bastide lui sembla modeste, en comparaison, alors qu'il observait les kilomètres de conifères touffus qui noyaient les flancs et le pied de la montagne. Quelques appareillages alchimiques – à peine plus dessinés qu'un croquis de cendre et de suie – tissaient leur toile complexe à travers le pays. Ce n'est pas normal, songea le garçon en jetant de longs regards circulaires, depuis son fiacre de plus en plus éprouvé. Il faisait à peine frais, il y a une demi-heure, de l'autre côté de la frontière. Il n'y avait pas un flocon. Il accorda un coup d'œil à Aiden, occupé à observer l'homme-carrotte. Contrairement à la Gorge, abandonnée à la nature, Le-Trou s'arguait d'une défense à l'ancienne mode qu'aurait fort aisément balayé l'armée bleue et le temps d'une matinée tout au plus ; constituée de murets d'argile et de briquette noire, friable et perforée comme du fromage. Le Commodore lui-même, sur son char d'assaut, pourrait renverser l'avant-poste de ses fourches impitoyables…
Leur éclaireur commença à ralentir, puis se pétrifia totalement aux portes du fief habité, cent pieds plus bas. Le muret ridicule encadrait un portail forgé, aux seize carreaux battus par le vent, dont rien dans l'apparence ne donnait envie d'aller plus avant. Edric, de la buée s'échappant d'entre ses lèvres, regarda le panneau lugubre qui grinçait sous les bourrasques du vallon et lut les cinq lignes – deux gravures aux angles aigus, et trois inscriptions sur bois, maladroitement appliquées – qui accueillaient les (rares) visiteurs :
Passage de Val-en-pis
PAYS INDÉPENDANT DU PIC DE L'OMBRE
LE PIC S'ÉLÈVE, S'ÉLEVAIT, S'ÉLÈVERA
Ni de main, ni d'esprit –
Jamais fédéré ; gelé pour toujours.
Bienvenue en autarcie !
Le halo jaunâtre du patelin s'expliquait par la présence d'un vaste réseau de réverbères à loquets, allumés pour moitié, qui se faufilait dans chaque ruelle du village dont l'essentiel des bicoques ressemblait à de vieilles chaumières de mineurs, tout à fait alignées et parfois effondrées dans un amas de briquettes. Ce fut sous l'une des lanternes tressaillantes que le passeur fut reçu et jaugé de haut en bas par le portier du Trou. Les habitants du fief – les veilleurs – avaient mauvaise réputation. Bien qu'autorisée à produire sa propre ressource et à distribuer sa marchandise (légale) au reste de l'Arbre, la baronnie subissait l'entêtement de ses seigneurs successifs ; et les félons Du-Pic – Pancelse, Cervus, Canis et Corvus, tous autant qu'ils furent – fermaient leurs frontières à la fédération sans se soucier des conséquences pour leur maison. On parlait de cousinages sectaires, de population dégénérée et de nécromancie ; et on évoquait la consanguinité. On racontait aussi d'atroces histoires sur les trappeurs sans pitié qui arpentaient la montagne, et presque librement, pour se procurer les pires ingrédients nécessaires aux rituels impies d'autrefois… De toute évidence, les terres froides et désolées et les décrets d'isolement ne permettaient pas de prospérer. Les veilleurs du Trou, en l'occurrence, semblaient subir la plus intense misère : haillons et cuirasse de vieille peau fripée ; armes faiblardes et rouillées ; et cernes mauves, sous des regards affamés. Deux jeunes hommes pâles, les traits tirés et rougis par le froid, et une femme aussi frêle qu'un roseau couvraient les arrières de leur meneur, qui tenait sa torche dans une main et sa pioche dans l'autre. Sa voix était rauque, comme s'il n'avait pas parlé depuis longtemps, ou subi une grippe récente ; et son accent, lent et guttural, à la manière des gens des Racines :
– Tu entres dans le Val-en-pis, mouton. Prends garde au loup. Le Pic s'élevait…
Sa parole fut suivie d'un grésillement, de plus en plus sonore, qui s'acheva dans une explosion sifflante ; et une odeur de soufre chatouilla leurs narines. Dans son dos, le revêtement abîmé aux seize carreaux de verre, blanchi par les années, s'étendit de toute son envergure pour découvrir le portail forgé de motifs anguleux. Ed perçut le frisson d'Aiden Du-Lavoir avant de sentir passer le sien ; plus froid encore, à n'en pas douter, quand on voyait le Pic pour la première fois. C'était comme si les carreaux de verre, en blanchissant, avaient délibérément choisi d'occulter le fond de l'arrière-pays ; et soigneusement sélectionné les plans à laisser voir. Quand le voile fut levé sur les barreaux, la silhouette de Carbone-le-Rail demeura identique ; mais les ombres du Pic n'avaient plus du tout la même teinte. De longues langues de poussière émeraude, aussi vives que des rayons de soleil, léchaient la toile maudite du fief, loin au-dessus des arbres, et s'évaporaient en aurores septentrionales. La lumière verdâtre croisée de petits ponceaux roses posait un halo spectral sur les contours embrumés de la ville-cimetière. Et la neige, étalée dans sa parfaite vertu, avait finalement pris les airs d'un immense marécage. « Joyeuse lunaison », ajouta le type.
Edric se sentit vaciller quand le portier l'observa à son tour, un rictus mesquin au bord des lèvres ; et leur bête hennit avec agacement. Il poussa les battants d'acier qui se mirent à grincer pour leur ouvrir le passage, et le cube lévita à travers le portail, suivi de près par la paire de cochers encapuchonnés. Dès qu'ils eurent quitté la lueur artificielle du Trou pour replonger dans la marée du Val-en-pis, Ed ajusta sa lorgnette, fraîchement raccommodée, en essayant de discerner les pavés du chemin. Une cabane de planches pourries surgit du virage alors qu'un quai parfaitement désert s'étendait à leur droite, surplombant un monorail qui ressemblait à un gros mille-pattes endormi. Le meneur conduisit sa troupe au bord du quai pour y faire atteler les juments (de plus en plus nerveuses), et souleva sa lampe. Il n'y avait aucune source de lumière, depuis les lampadaires aux vitres brisées, ni le moindre signe d'un quelconque entretien de l'infrastructure ; et une nuée de chauve-souris dérangées fila à leurs oreilles. Edric interrogea Aiden du regard.
– Les bêtes de l'Orgue n'aiment pas le coin, chuchota celui-ci. On va prendre la cagette. D'autres voitures nous attendront à l'arrivée.
Ils extirpèrent leurs baluchons du fiacre et s'empressèrent d'aider leurs deux acolytes à charger le cube, et ses précieux caissons de piété, à bord du chariot qui prenait racine sur le rail. Le cavalier de tête abaissa le levier d'aiguillage, et lança vigoureusement la roue qui tressautait au flanc du convoi branlant. Aussitôt, l'appareil se mit à rugir, ses boulons chantèrent de protestation et le groupe s'élança vers les bois enneigés qui hérissaient le Pic. Direction : Carbone-le-Rail. Une demi-minute plus tard, la montagne réapparut sur le chemin, et les feux d'émeraude revinrent pour les illuminer de leur courant inéluctable.
– Par le berger, lâcha Edric en plissant les yeux.
Quelque chose de gros vagabondait par là. Sur le chemin, surgie des ombres, une silhouette monstrueuse se dessina à la lueur de la lune. Un loup… Ed ne s'était pas attendu à voir la mise en garde du veilleur vérifiée si vite, et de façon si littérale. Les aurores brillèrent, dans la pupille jaunâtre d'une bête hirsute, vieillissante, aux pattes si musclées qu'on s'étonnait de ne pas voir le sol trembler ; et le loup solitaire, sans une once de peur, traversa lentement les rails. Ses crocs baveux, dans une gueule bardée de cicatrices rosâtres visibles même à la faible lumière du fief maudit, apparurent une seconde tandis qu'il plantait ses empreintes. Sa queue s'agita lorsqu'il s'enfonça parmi les sapins, tournés vers l'est ; et, avant de disparaître comme un démon au plus noir des sous-bois, il donna l'impression de croiser le regard d'Edric, toujours perché sur son chariot, et incapable de bouger.
42. Cinq rameaux de houx
Cette fois, Lys fut debout avant Pouilleuse. La chienne (qui n'avait sûrement pas connu pareil confort depuis longtemps) ronflait bruyamment dans les couvertures que Lancelune avait constitué d'étoffes de rideaux, de bannières raccommodées et de poils de tapis à pompons moelleux ; et sa bave grisâtre avait inondé l'oreiller éventré qu'elle s'était choisi, piquant de plumes et de paille… Lys quitta le sommier et se pétrifia devant la Curiosité, parée d'une élégante veste jaune, par-dessus ses culottes et ses chausses solides. Or, elle n'était pas seule : deux autres formes l'observaient dans l'obscurité naissante d'une nuit déjà avide. Lys chancela. Sa sieste lui avait donné mal au crâne, et Lancelune se précipita pour lui servir un grand verre d'eau et un bol empli d'une mixture verdâtre et pâteuse. « Tiens. Ça te remettra d'aplomb ». Lys porta le mélange à ses lèvres, interdite, tandis que l'Amphigame criait par-dessus son épaule :
– Alors ? J'avais bien dit, qu'elle était magnifique !
Une petite femme au visage longiligne, drapé de rides prononcées, s'avança près du foyer. Elle avait maquillé ses paupières d'un rose abondant, et orné chacun de ses doigts de bagues et d'anneaux cliquetants qui reflétaient l'unique bûche occupée à brûler. Un voile de satin couvrait sa chevelure tirée en un chignon sévère, et lui serrait la taille comme un pagne d'oculie. Il lui manquait deux dents, et son oreille gauche (délestée d'un bout de chair) était la seule à arborer une boucle couverte de faux diamants. Parmi la volée d'appareils étranges qui couvraient ses hanches, Lys reconnut au moins deux instruments similaires aux outils de sa tutrice.
– Marmat Œil-d'Ouest, sifflota l'oracle d'une voix rompue. Je suis la divinatrice du Cabinet. Sa plus ancienne résidente, aussi. Et première exposée du Logorium, section humanoïde. J'ai vécu en paix longtemps, avant que Lancelune et les autres ne viennent me compliquer la tâche !
Par-dessus sa désinvolture, elle avait l'air particulièrement soupçonneux.
– Lui, reprit joyeusement Lancelune, c'est Vieux Bébé. Parle-lui gentiment. Il vient d'avoir neuf ans. (Et le bonhomme bossu, l'air à la fois candide et sénile, grimaça dans sa direction en agitant une paume parcheminée). Le canard-paluchon, derrière, on l'appelle Crottin. C'est son familier.
Lys déglutit sa mixture avec difficulté.
– Un familier ?
– Des compagnons, précisa Lancelune. Domestiques, en général. On en tous, dans cette roulotte. Quoi, tu n'en as pas… ?
– Comment une sorcière peut-elle faire du bon travail sans un familier à ses côtés ? grommela la vieille Marmat, sceptique, en posant les yeux sur la chienne qui agitait légèrement les oreilles en somnolant. Et ça, c'est quoi ? De la famille ?
– Pouilleuse ? s'étonna Lys. Je viens seulement de… je l'ai trouvée, c'est tout.
– C'est elle qui t'a trouvée, corrigea l'oracle avec condescendance.
De son voile vaporeux, elle fit surgir une petite grenouille d'un vert vif, aux deux yeux globuleux striés d'or. L'animal visqueux coassa avec rudesse, l'air à peu près aussi dédaigneux que sa maîtresse ; et Marmat lui grattouilla le dos en murmurant à l'adresse de l'Amphigame :
– Et cette petite a fait sauter ta cuve, tu dis ?
– D'un seul regard ! assura Lancelune avec ardeur.
– Impressionnant. Pas seulement ce tour-là… mais l'ensemble. Et à un si jeune âge… Dis-moi, mon enfant : quel sort as-tu jeté, pour qu'on t'enferme au Cénotaphe ?
Vieux Bébé attendit sa réponse d'un air avide.
– Aucun ! s'exclama Lys avec colère, exaspérée par les manières de l'oracle aux sourcils hautains (et elle approcha en se prenant les pied dans la carpette). Je n'ai jamais jeté de sort, ni fait le moindre tour de magie ! Tout ce que je sais, de ces pratiques, ce sont des contes et des chansons que ma mère – ma tutrice m'a enseigné. J'ignore tout de leur nature. C'est pour ça que je vais au temple Vorpal. Je veux savoir ce qu'ils signifient. Je veux savoir – d'où je viens…
Un bref silence accueillit son cri du cœur.
– D'où tu viens, je me l'demande fichtrement, grogna Marmat. Mais la signification de ces formules, on la connaît, ici, au Cabinet.
Quelqu'un d'autre pénétra la roulotte. Lys posa lentement son gobelet sur la table de noyer ; et un type dégingandé, les épaules osseuses et le nez pointu, rejoignit leur étage en grimpant les marches tel un animal sauvage.
– Célys, annonça Lancelune. Au Cabinet, c'est l'Homme-tatou.
Il portait d'épaisses bretelles et un pantalon de feutre retroussé aux chevilles, comme un honorable citéen ; mais une protubérance inquiétante, dans le bas de son dos, transperçait son habit pour dresser une queue couleur sable, fine et écailleuse. Il bondit devant Marmat et, sans accorder un regard à l'oracle furibonde, alla se planquer près d'une fenêtre.
– Voici Scienesca, reprit Marmat. La fille à peau d'arbre. Et Mallorgue, sa botaniste.
Une jeune femme blonde, les joues plates et le menton fuyant, s'avança à son tour dans la lumière. Sa combinaison de cuir laissait voir la peau de ses bras, de ses hanches et de ses cuissots, couverts d'une écorce brunâtre et craquelée comme de la mousse sèche ; et de longs feuillages, fleuris à outrance, ornaient son chapeau planté de travers. Elle avait des doigts noueux, un teint terreux et l'air abattu.
– Scienesca a des capacités notables en nécromancie, chuchota Lancelune à l'oreille de Lys. Mais sa dernière expérience a mal tourné… La piété s'est mise à ronger son corps. Seule Mallorgue est à la fois volontaire et apte, aujourd'hui, à la maintenir en vie.
Derrière la fille-arbre suivait une savante à la blouse maculée de boue, les touffes de sa perruque bleue électrique dressées en épis sur son front. Elle avait des yeux globuleux, dédoublés par une paire de lunettes circulaires à la monture rafistolée. Marmat salua respectueusement la botaniste, qui alla s'installer en maugréant :
– Alors, c'est elle, la magicienne-surprise ?
– Il semblerait, murmura la divinatrice.
Lys leva aussitôt les paumes, pour la corriger avec diplomatie :
– Je vous remercie de votre intérêt, Madame… mais je ne suis pas sorcière.
– Inconsciente ? marmonna la fille à peau d'écorce.
– Et en plein déni, avec ça, ajouta Marmat.
– Oh ! glapit soudain Lancelune. On a réveillé Sambric.
Un grincement aigu, comme de la taule déchirée, résonna dans la carrosserie qui se mit à trembler toute entière sur ses roues démesurées ; et un amas de ferraille, encastré sur le buffet comme une horloge dans son cadran, se déplia pour faire glisser ses longs bras jusqu'à eux. L'automate, lancé dans un affreux bavardage de chaînes, crissa sur les rails du plafond qui le suspendait à la façon d'une araignée accrochée à sa toile. Lys lâcha un sursaut, perdu dans le tonnerre qui porta l'estropié au centre de la pièce ; et l'être mécanique l'étudia avec avidité. Elle lui rendit l'impolitesse. Ses jambes avaient été remplacées par une sphère rotative, et les moignons de ses bras, branchés à deux articulations rouillées. Pourtant, c'était bien un visage humain qui clignait de ses yeux pâles, derrière la paire de noxiculaires soudée à ses arcades.
– Sambric avait l'amariolle, avant d'être greffé, chuchota Lancelune d'un souffle peiné. Il s'est porté volontaire pour être le sujet d'expériences, potentiellement capables de le guérir… Mais l'Hôpital s'est trompé. Il fait partie de l'Artificium, maintenant.
L'automate, de ses bras d'acier, crissa jusqu'à effleurer le nez de Lys.
– C'pas naturel, ça, nota-t-il d'une voix grésillante, comme diffusée par radiophonie. Tu as utilisé la magie, pour devenir si belle ?
– J'évite les expériences incongrues sur mon propre corps, répliqua Lys à la volée ; et Lancelune éclata d'un grand rire, tandis que l'araignée de métal repliait ses pattes d'un air offensé. (« Laisse-la tranquille, vieil automate ! », aboya la Curiosité).
Pivotant sur elle-même, Lys contempla Marmat, l'oracle autoritaire ; Vieux Bébé, et l'Homme-tatou ; puis Scienesca à la peau d'écorce, Mallorgue qui la flanquait, et l'estropié pendu à son plafond… avant de revenir à Lancelune d'un air émerveillé. Jamais, de son existence, elle n'avait même soupçonné l'existence d'êtres pareils, en pays de l'Arbre ; et elle songea aux nombreux voyages de Bergota, qui l'avaient initiée à de grands savoirs… Ils ont déjà vu plus du monde que je n'en verrai jamais. Elle murmura d'une voix blanche :
– Alors, vous êtes tous magiciens ?
– On s'y efforce, nuança Lancelune, les yeux brillants. Chacun à notre manière… Mais Marmat est la seule à posséder un vrai don invariable, parmi la troupe. Précognition. (Comme la transmutation alchimique ? songea Lys avec une surprise mesurée). Technique de pulmomancie… Elle voit l'avenir dans la respiration des gens.
– Vous forcez les transmutations ?
– Oh, non ! On ne transmute rien. Enfin – à l'exception de quelques outils élémentaires, de temps à autres… pour accélérer un peu le processus, tu vois ?
– Quel processus ?
La réponse fut accompagnée d'un bras délicat, tendu derrière son dos pour l'inviter à gravir le colimaçon étroit ; et Lys suivit Lancelune d'un pas engourdi pour rejoindre l'étage supérieur :
– Est-ce que tu sais pourquoi on appelle la terre fédérée « pays de l'Arbre » ?
– Parce qu'elle en a la forme ? couina Lys.
– Parce que les Anciens entretenaient ses racines astrales, rétorqua Marmat en lui emboîtant le pas (et la jeune femme se retrouva au milieu d'un atelier bardé de fioles scellées et de draperies occultes, qui ressemblait étrangement au bureau de Bergota Tassaud, à Orbe). Appelle ta chienne ! ajouta l'oracle.
Pouilleuse grimpa les marches sans se faire prier, et poursuivit son acolyte en bavant sur le parquet. Lys observa les lieux. Les graphèmes qui bariolaient l'étage ne ressemblaient plus du tout aux bannières qui décoraient le reste du cirque : alphabets désuets cousus dans l'étoffe, gravures de l'ère Ancienne, ornements intraduisibles ; et un chaudron bouillonnant qui trônait dans le chauffe-eau. Six lampes éclairaient la pièce aux vitres couvertes de rideaux tour à tour fleuris, unis ou bardés de graffitis stellaires. D'un coup d'œil, Lys reconnut (comme chez sa mère) des globes innocents qui flottaient par-dessus leur socle magnétique, et des plantes dégoulinantes qui fleurissaient peu importe la saison… Elles aussi, ce sont des goules ! Les autres Curiosités s'empressèrent de la suivre dans le colimaçon.
– Qu'est-ce que vous faites ? s'enquit Lys.
– Je vais te lire.
D'un geste assuré, Marmat brandit une baguette, tel le stylet argenté d'un chef d'orchestre, et les lampes tamisées s'éteignirent tout à fait. À la place, un bocal de néon bleuâtre, rempli d'étoiles suffocantes, projeta une lumière sombre sur les rideaux et Lys se mit à phosphorer comme un ver luisant. Aussitôt, les outils acérés, les fioles et les graphèmes brillèrent du même éclat bleu, mauve et noir qui donna à l'atelier un air de négatif photographique. Un froid soudain se répandit dans l'étage, et Lys se pétrifia quand la buée s'échappa en cascade de sa gorge.
– Je ne souhaite pas être lue, bégaya-t-elle. Je dois m'en aller. J'ai – des choses à faire.
– N'aies pas peur, murmura Lancelune d'un ton rassurant. Ça ne te fera rien. Les gens paient, pour que Marmat lise leur respiration !
L'oracle approcha sournoisement de Lys pour étudier les volutes givrées qui enveloppaient sa tête telles des flammèches d'albâtre ; et la jeune Orbienne sentit ses poumons résister au froid, alors que son souffle s'accélérait. Le terme de pulmomancie ne lui disait rien qui vaille… Les Curiosités restèrent muettes, sans la quitter du regard. Marmat plissa ses yeux peinturlurés de rose, happée par le spectacle de sa panique, et joua une minute avec les reflets de la lumière artificielle. Puis, elle eut l'air satisfait, et hocha lentement du chef : « La petite ne nous trahira pas ».
Pouilleuse, occupée à renifler Vieux Bébé, revint à Lys en jappant.
– Oh ! s'émut Lancelune. Merci, Lys !
– Mais elle en trahira d'autres, reprit l'oracle (et Lys l'entendit comme si elle avait été plongée dans une cuve à son tour). Elle laissera tout ceux qu'elle aime ; et elle le fera pour le pouvoir… (les motifs torsadés de son souffle commencèrent à s'estomper). Oui, conclut l'oracle. Pas le moindre doute. Consciente ou pas, tu es sorcière.
Mallorgue ricana, en agitant sa touffe bleu vif ; mais les autres membres de la troupe considérèrent Lys avec un vif intérêt.
– Ce qui signifie ? reprit celle-ci d'un ton sec.
– Ça signifie que ces racines, toi aussi, tu les as à portée de ta main. Non – pas cette main physique. Il s'agit de ton corps astral. Celui qui constitue ton aura, et pèse sur ta balance. Grâce à lui, tu n'as besoin d'aucune transmutation, d'aucune alchimie pour jouer des cordes de la déité. Ces liens-là, ceux de la toile Ancienne, transcendent la cosmogonie telle que la fédération la conçoit… Ils étaient là, avant que les bergers ne parlent de poulies et de rouages. Avant le temps, à vrai dire.
Assaillie de prédictions indésirables et d'explications nébuleuses, Lys estima qu'était venu son tour de parler, et de sonder ses hôtes. Vieux Bébé se tassa dans un fauteuil, effrayé, lorsqu'elle déclara d'une voix forte :
– La déité Ancienne a disparu avec son cataclysme. C'est dans le Codex.
– La déité Ancienne n'est pas une idole, gronda Marmat. Ni mortelle, ni matérielle. Les textes d'Edna sont très clairs à ce sujet ; et le Codex, effrontément mensonger. La déité est une toile imperceptible pour quiconque ignore comment la déceler ; et la foi des Illuminés, les rituels impies, la magie Trahnienne – ils en découlent directement…
– C'est ce qu'on appelle l'Arbre originel, précisa Scienesca en arpentant l'atelier, toute parée d'écorce. Les secrets des sorcières permettent d'influencer les racines de l'Arbre. Le pamphlet de Trahen, les incantations et les potions… ils sont largement précurseurs des études et des ambitions alchimiques de nos Pasteurs ! Mais la fédération n'a jamais compris la moitié de ce que la toile exige en sacrifice ; et elle l'a jetée aux oubliettes.
Lys était encerclée, à présent, par les Curiosités qu'elle observait avec un intérêt tout à fait mutuel, comme une fleur plantée au milieu d'un jardin biscornu.
– Il y a donc bien quelques sacrifices à faire, pour jouer avec cette toile ? répliqua-t-elle, de plus en plus confuse.
– Aucune sorcière n'a jamais eu besoin d'égorger la moindre vierge effarouchée pour accomplir son sortilège ! s'emporta Marmat. Aucune des oculies « déchues », comme ils disent, n'a mérité pareil acharnement, qu'elle soit mutilée par le triangle, ou pas ! Moi, je l'ai « dans le sang ». Dans mon aura, pour être plus exacte… D'autres – comme les Curiosités ci-présentes – ont appris à projeter cette aura, pour manipuler les rameaux de l'Arbre ; et altérer certains pans de la réalité à leur convenance… Les alchimistes n'ont rien inventé, petite, sache-le !
– Ma tutrice, reprit Lys avec lenteur, les sourcils froncés. Elle connait tout cela…
– Ta tutrice aurait dû t'informer, au lieu de t'initier en secret, trancha l'oracle. Elle t'a mis en grand danger. Mais maintenant, tu es des nôtres… On va pouvoir te montrer.
– La petite a pas l'air de piger ce qu'elle fait là, intervint Mallorgue.
– La petite ignore de quoi elle est capable. Sa mère ne lui a pas traduit les incantations du pamphlet. Mais elle lui en a forcément enseigné les techniques… Sinon, elle n'aurait pu faire exploser cette cuve ! C'est à notre humble coven que revient la responsabilité de l'éduquer sur le sujet. L'Arbre originel lui est encore totalement inconnu. Pourtant, son potentiel est palpable.
– Qu'est-ce que tu veux dire ? insista la botaniste.
– Grâce à Lys, déclara Marmat d'un air triomphal, nous allons enfin pouvoir déplier le pentagramme !
Vieux Bébé se remit à gesticuler, sans produire d'autres sons que quelques balbutiements surexcités, et Marmat tapota affectueusement la bosse qui déformait sa colonne vertébrale.
– Quel pentagramme ? s'enquit aussitôt l'intéressée.
Sambric, l'araignée de fer, accueillit sa question avec un soupir impatient.
– C'est un cercle, que l'on n'a jamais pu essayer, répondit franchement Lancelune. Un autel portatif, en forme d'étoile à cinq branches coulée dans un alliage d'argent et de cuivre, que Célys a reniflé jusqu'au marché des Pics nord il y a des années ! On a mis huit saisons, à économiser suffisamment pour se l'offrir. Ensemble. Son propriétaire pensait qu'il finirait par lui porter malheur.
– Marmat dit que le cercle a des propriétés astrales inhérentes, ajouta Mallorgue en rehaussant ses lunettes opaques. Grâce à lui, on pourra réaliser notre enchantement. On a déjà réuni le reste des ingrédients nécessaires… Mais sans lui, nos capacités sont insuffisantes. C'est là que ton petit talent intervient…
– Je ne comprends pas – parliez-vous d'un cercle, ou d'une étoile ?
– Le cercle est un espace consacré, précisa Célys, l'Homme-tatou, de sa voix sifflante, sans cesser de humer l'air autour de lui. Mais qu'importe l'endroit, à vrai dire, tant qu'il est délimité par des sorcières… Ce pentagramme (et il glissa à quatre pattes vers le buffet pour rouler jusqu'à ses pieds, avant d'entamer le sol d'une paluche touffue) date de l'âge d'Edna. Il va de paire avec l'incantation qu'on veut essayer… (Des lattes cabossées, il révéla une large ouverture qui accueillait la rosace d'argent, encerclée par une couronne de semi-lunes cuivrées). Voilà !
Lys recula d'un bon pas pour contempler la dalle. Tel un sceau énorme, et sévèrement appliqué, elle arborait un motif anguleux et symétrique, fermé par une série de petits cadenas solides. D'une paume, Marmat salua le cercle clos qui brillait à leur bottines en couvrant la charpente de l'étage inférieur : « Bel ouvrage », murmura-t-elle. La jeune femme fronça les sourcils, intriguée :
– Pourquoi ne pas l'avoir utilisé jusqu'à présent ?
– Cette relique, rétorqua l'oracle, exige la présence de cinq rameaux, pour se connecter à l'Arbre. Cinq femmes, exclusivement, et selon toutes les plus anciennes traditions de la magie Trahnienne… Aussi doués soient Sambric et Célys, en la matière, leur bonne volonté n'y suffira pas. Quant à Vieux Bébé – il n'arrive à rien tout seul.
– Avec toi à nos côtés, expliqua Scienesca, la fille-arbre, en désignant Mallorgue, Marmat puis Lancelune, nous sommes cinq. Aucune des prétendues sorcières qui ont visité le Cabinet, ces dix dernières années, n'a démontré le moindre talent. Mais toi… Si tu es aussi efficace que l'Amphigame le prétend, ce sera du gâteau. Peut-être même as-tu un don invariable – qui sait ?
– Marmat est la plus forte, intervint Lancelune, et la plus expérimentée d'entre nous. Elle conduira la séance. C'est elle qui lira la formule.
– Mais quel sera son effet ? insista Lys avec pertinence.
Lancelune et Vieux Bébé échangèrent un regard entendu ; et Marmat, sans l'ombre d'un tressaillement, déroula sous son nez un parchemin rongé aux extrémités. Ses paupières roses battirent l'air tels deux papillons fraîchement métamorphosés, tandis qu'elle parcourait la recette prohibée de ses iris ardentes.
– Si les autorités trouvaient ça, je serais expédiée d'un vol au Pénitencier central.
Lys se pencha pour étudier le document et Pouilleuse, très intéressée, observa la scène en reniflant.
– Rétablissement éthériel, murmura l'oracle. Invocation du triple retour. Cela fait des décennies que Loyal exploite les Curiosités Bellerosse. Le Cirque Allégresse n'en a rien à faire. Alors, nous allons le punir. Lui, et l'ensemble de son carnaval, seront châtiés pour leurs mauvaises actions… Et au tarif de leur propres méfaits.
Lys recula spontanément, repue de mésaventures aux risques de représailles.
– Vous jetez la guigne sur les gens ? C'est ça, votre magie ?
– Oh, non ! répliqua Lancelune en agitant sa frange brune, l'air peiné. Il nous faudrait des mois, pour calculer une incantation pareille… Et ce serait mal. L'Arbre nous le ferait payer, pour sûr ! La guigne et le succès sont des notions dangereuses, quant il s'agit de sortilèges. Nous, ce qu'on veut, c'est le… pousser à régler sa dette. Un petit coup d'accélérateur à son cycle de fortune. M'sieur Loyal a fait du mal à plein de gens. Et son aura noircit de jour en jour. Si on s'en mêle, il sera soulagé…
– De sa bourse, j'imagine, fit remarquer Lys.
– Aussi ! tonna Sambric de son timbre d'automate.
– Alors… vous voulez que je vous aide à jeter un sort ?
– On se tue à te le dire, soupira Mallorgue.
Vieux Bébé bondit d'un air réjoui. La vieille oracle approcha d'un pas, les mains jointes au niveau de la taille, et déclara tout haut, sans remords ni servitude :
– Les Curiosités Bellerosse ont une maîtrise des incantations Trahniennes qu'aucun alchimiste fédéré n'a jamais égalé. Nous possédons un talent. Un talent invisible ; une force, qui illumine les branches de l'Arbre et fait irradier ses bourgeons. Il faut un fichu cran, pour se farcir les textes, et une sacrée audace, aussi, pour se risquer à contourner les transmutations au pif aviné des nobles et des souverains ! Toi, tu ignores tout ; et pourtant, tu as le don. Il semble que notre coven t'ait accueilli aujourd'hui pour t'offrir gîte et couvert. À ton tour de nous rendre service, petite. C'est le moins que tu puisses faire ! ».
Lancelune, à la détermination plus tempérée, afficha aussitôt son plus bel air outragé, et s'empressa de tirer sa pupille du chantage en reprenant :
– Rien ne t'oblige à le faire ! C'est dangereux de jouer avec la magie ; surtout pour toi. Maintenant que le Roi a rendu l'âme, les gens se méfient encore plus des rituels impies. Mais, pour tout te dire… on a vraiment besoin d'une cinquième cicatrice.
Lys, acculée par les sept Curiosités couvertes d'étoiles phosphorescentes, dévisagea sa troupe d'adoption – quoi que légèrement forcée. Que faire d'autre ? Scientifique, cobaye ; humain et automate, bambin et vieillarde… Hommes, femmes, ou un peu des deux à la fois réunis dans une roulotte, des années durant, dans l'attente de voir passer leur chance. Or, Lys avait à faire ; et le temple Vorpal l'attendait de pied ferme, à quelques kilomètres à peine de la plaine boisée où le cirque pétaradait comme un furoncle brûlant sur une peau de pêche… Bien qu'il fut question de dettes astrales, elle redoutait de s'en prendre à cet inconnu, Monsieur Loyal ; qu'il ait porté son nom ou pas. Elle redoutait, d'ailleurs, tout ce qui risquait de donner raison au lieutenant Abaustus Cabot à son sujet… Mais elle redoutait aussi Cabot lui-même. Et dans le fond, brûlait de savoir. Tassaud, Bern, Vorce, Dop et Nellà, surtout, jaillirent devant ses yeux quand Lancelune évoqua la « cinquième cicatrice ». Lys se remémora le geste saugrenu de la muette, à la pension, le soir de son exil ; qui lui avait valu les remontrances d'une oculie fidèle, en pleine Cité. Cinq griffures, soigneusement exécutées de la main gauche. Les Curiosités représentaient sans doute sa meilleure chance de percer le mystère du dernier salut de Nellà à son adresse.
Tu es prête, Pouilleuse ? Aujourd'hui, on va faire de la magie.
Sans poser plus de questions, Lys opina. Mallorgue claqua la langue avec impatience. Vieux Bébé, fou de joie, se mit à pivoter comme un chien fou sur l'axe de sa bosse osseuse qui tendait le tissu de son veston. « Très bien », approuva Marmat ; et l'Homme-tatou bondissait pour fermer la grille qui donnait accès à la cage d'escalier exiguë, lorsque Lancelune interrompit encore :
– Attendez ! Lys n'est pas prête… Elle a besoin de plus de repos ! Pour y réfléchir, et pour reprendre les forces nécessaires à un pareil –
Mais son discours fut interrompu par le cri Ancien d'un mécanisme revenu des limbes, grinçant comme des gonds rouillés. Le cercle qui couvrait le parquet ouvrit ses loquets dans une série de clics fluets, lorsque Lys pressa les boutons ciselés dans le métal qui crachotèrent sous son talon. Lancelune, Mallorgue et Scienesca pivotèrent d'un seul mouvement tandis que Célys et Vieux Bébé partageaient un air estomaqué ; et tous observèrent le verrou central, quand celui-ci pivota pour déplier, une par une, les branches épaisses d'une étoile étincelante. « Oh », souffla Lancelune. Lys, plantée au centre du pentagramme, lui-même cerné de Curiosités avides, se tourna vers Marmat qui ne cillait plus.
D'une voix égale, elle proposa :
– Faisons-le. Maintenant.
Sambric agita ses rouages furieux au bord du pentagramme.
– Où as-tu appris à faire ça ? siffla-t-il.
– Chez moi, répondit simplement Lys, penaude. Je veux dire ; dans mon livre de contes. Cette étoile : elle ressemble à l'Orchidée qui Démange.
– Tu dis… ? s'enquit Marmat, sans comprendre.
– L'Orchidée qui Démange, assura Lys, pleine de bonne foi. D'Hanhéel. C'est la première comptine de l'épilogue révisé. (Lancelune lui lança deux yeux ronds comme des noix, et Lys poursuivit mesurément) : Dans la comptine, l'Orchidée a cinq pétales, dont le gros pétale du haut, tourné vers le nord. Mais aucune de ses feuilles n'est assez longue pour atteindre chacun d'eux ; et quand les abeilles sont passées, ses pétales la démangent, atrocement. Sur les pages illustrées, on voit même le jardinier qui l'aide à se gratter (elle désigna l'enchaînement qu'elle avec exécuté) là, ici… et là. À ce moment-précis de l'histoire, l'Orchidée se déplie ; et elle paraît s'épanouir de nouveau.
Marmat fut si béate que Mallorgue dût reprendre à sa place :
– Si c'est vrai, c'est stupéfiant.
Et elle approcha aussitôt du bureau vacillant, près de l'escalier, pour fouiller avec ardeur dans ses tiroirs congestionnés.
– Tiens, petite… Attrape ça !
Lys saisit l'objet au vol. C'était un cadre, scindé en douze lignes parsemées de sphères, tel un boulier dénué de sens mathématique. Ses graphèmes lui étaient tout à fait étrangers ; mais les teintes respectives des globes minutieusement polis formaient une série de canaux colorés qu'elle aurait reconnu entre mille.
– Un somniophandre, précisa Mallorgue. Trois mois, que je bûche dessus. Impossible de résoudre l'énigme…
– Quand le comté se fait joli, c'est pour plaire aux rossignols, murmura Lys.
Un silence interdit passa.
– Est-elle sorcière, ou foldingue ? s'enquit Scienesca en levant un œil encroûté d'écorce vers le ciel invisible.
– C'est une astuce, insista Lys avec confiance. Très pratique, pour calculer le temps… Ma mère a fabriqué sa propre horloge, avec ça. J'ai appris à lire l'heure avec ces vers. Si je me souviens bien, la première lettre de chaque mot indique un numéro, basé sur son positionnement dans l'alphabet fédéré. Quand on ajoute ces douze valeurs, on obtient la suite d'Arbor.
Elle dessina, dans les airs, le tracé de la formule, sans quitter le cercle consacré par la foi Trahnienne qui jetait des reflets violacés sur son visage.
– Le nombre parfait ? siffla Mallorgue en oubliant de se montrer hautaine, sincèrement prise au dépourvue ; avant de se restituer brutalement le boulier. (Elle pianota sur ses sphères minuscules ; le cadran émit un vif craquement, et la botaniste contempla le résultat avec une passion proche de l'apoplexie). Saisissant, ajouta-t-elle.
– Tu as beaucoup de tours comme ça, dans tes comptines de village ? gronda Marmat avec une convoitise évidente.
Lys opina, sans insister néanmoins, peu désireuse de les inciter à élargir leur champ d'action immédiat.
– Alors, allez-y ! siffla Célys. Lancez-le, ce sortilège ; qu'on sache pourquoi on a raqué !
Vieux Bébé approuva à grands coups de crâne dans le vide. Puis Scienesca approcha de l'étoile d'argent, ses pas résonnant sur le parquet couvert d'estafilades ; et sa parure végétale jeta des ombres de lierre et de ronces sur les rideaux. Elle s'installa à deux places de Lys, les mains jointes en une cocarde de lilas. Mallorgue (avec un dernier regard comblé vers son somniophandre) rejoignit le cercle en sa pointe nord-ouest. Lancelune, à son tour, lui adressa un sourire ému avant d'aller au sud. Marmat, enfin, prit la place supérieure, dont la branche pointait au nord. « On y est », susurra Mallorgue. Sambric fit crisser ses roulettes, détachant de gros moutons de poussière du plafond bosselé, pour aller surveiller la grille qui fermait l'escalier tandis que Célys se dandinait d'un bout à l'autre de l'étage. L'Homme-tatou amena le bocal de néon au centre du cercle, et s'immobilisa près de l'âtre pour contempler le rituel.
– Il ne faut pas oublier de nettoyer le cercle. Vieux Bébé ! La brosse !
Le bossu fouilla les poches de son veston, embarrassé, et Marmat soupira de mécontentement. Lys réagit, sans prendre le temps de réfléchir à la pertinence de son initiative ; et déballa de son habit la brosse de bouleau, que l'aveugle lui avait confié. Comme elle l'avait fait, quand elle s'était égarée en capitale, elle balaya le cercle étoilé, d'est en ouest, ainsi que Bergota le lui avait enseigné – par superstition, prétendait-elle. Ai-je réussi ? Les poils d'osier vibrèrent sous ses doigts, et la lumière du néon oscilla. « C'est fait », s'étonna Scienesca. Vieux Bébé remercia Lys d'un sourire éperdu que Marmat fit cesser d'un sifflement agacé.
– Les rameaux, chuchota l'oracle à l'adresse de la botaniste, qui pivota elle-même vers Scienesca.
La fille-arbre clos les paupières, une seconde, en agitant la main au-dessus du cercle. Il y eut un grattement étrange, venu de sous le plancher, et le lent murmure du feuillage agité. Lys baissa les yeux. Une tige unique, fine comme une paille de papier, se faufila entre les lattes pour éclore à leurs chevilles. Le rameau grandit, s'épaissit, et se mit à gigoter tout près d'elle. Cinq minuscules branches de houx, aux fruits rouges et juteux, se dessinèrent à son extrémité… Incroyable. Marmat empoigna les boutures et les arracha (Scienesca rouvrit soudain les yeux) pour les distribuer aux magiciennes (et Lys, à peine initiée, hésita avant d'enfoncer le rameau dans son poing, comme le fit Lancelune). L'oracle leva haut son parchemin, les lèvres pincées.
Les mots qu'elle prononça, une minute, n'eurent pas le moindre sens pour Lys ; mais celle-ci songea aussitôt aux jurons de sa tutrice, lorsqu'elle implosait de remontrances à l'encontre de ses orphelins : « Irca ! Friction ! Par le sceau désossé… Que l'amariolle ! Que la piété, par Edna ! Bande de scélérats que vous êtes ; pépins, bourgeons incarnés ! » hurlait Bergota Tassaud. (Nellà n'avait jamais fait de commentaire, mais Lys savait que ces longues suites de mots interdits, et bizarres, ne quittaient pas les murs de la pension). Les graphèmes que lisait Marmat, bien que Lys fut incapable de les déchiffrer elle-même, sonnaient comme des syllabes familières à ses oreilles ; telles les rimes d'une poésie oubliée… « Barda, Ircatia, Stèle, Pierrevif », baragouinait la sorcière en déroulant son papier. « Edena, Yvia, Arborium, Vestale ! ».
Elle poursuivit ainsi jusqu'à la moitié du document, puis confia la formule à Vieux Bébé et tendit les deux paumes. Lys prit la main de Lancelune, qui prit celle de Scienesca, qui empoigna la patte de la botaniste, Mallorgue, pendant qu'elle-même attrapait la serre décharnée que lui présentait Marmat. Lys, à son tour, se lia à l'oracle – et elle eut un sursaut en percevant, d'emblée, le souffle astral qui s'engouffra dans la roulotte par le cercle béant qu'elles venaient d'ouvrir de ce dernier geste. Ses camarades se mirent à luire comme un banc de méduses. Chacune d'elles était baignée d'un halo ; étrange et miroitant, aux teintes variables et nuancées. L'émeraude poison qui couvrait Mallorgue semblait scintiller de poussière d'or. Il y avait une ombre d'un bleu acier sur le visage de Scienesca. Un nuage au ton de pêche, délicat et cotonneux, émanait de Lancelune elle-même… Quant à Marmat, le rose vif et abondant de ses paupières se perdait sous un voile plus criard encore. Lys aperçut soudain sa propre aura, et les reflets de vaguelettes turquoises qu'elle projetait sur le tapis. Elle eut à peine le temps de s'en rendre compte que les racines Anciennes envahirent l'espace encombré du salon.
C'était comme si une brise tiède, plus légère qu'une caresse, émanait du pentagramme qui brillait d'une lueur de plus en plus vivace ; et grésillante, tel un branchement fatigué. (Célys retint son souffle, les yeux ronds, la queue dressée). La brise s'insinua parmi les cinq femmes pour leur effleurer l'épaule, et la nuque, et les doigts ; et ce fut Lancelune, en premier, qui s'exclama de bonheur : « Ça fonctionne ! », ses yeux bruns illuminés. « Tais-toi, imbécile ! » gronda Marmat. Lys ne put s'empêcher de sourire. La branche d'étoile sur laquelle elle se tenait, parfaitement immobile, tremblota sous ses pieds et la brise se teinta de poussière argent, puis dorée ; et incandescente, enfin, tels de petits éclats de braise virevoltants. Les cristaux allèrent frapper le plafond (Sambric beugla de surprise) en piquant l'air de points brûlants ; et Scienesca, à son tour, laissa paraître une certaine exaltation. « Vous sentez ? L'Arbre ? ». Lys le sentait, en effet ; et ce fut, finalement, la sensation la plus étrange qu'elle eut jamais connu de sa vie. L'Arbre en question lui parut immédiatement familier. Au-delà des émotions, des excès de colère et de la peur ; au-delà de ses sentiments enfouis, et de ses rêves, et ses souvenirs ; au-delà de tout se trouvait une idée, dépouillée de toute conscience, de toute logique, de toute emprise humaine. Une idée qui l'habitait depuis longtemps. Depuis le début.
Lys se regarda, comme de l'extérieur, tirée hors de son enveloppe par le choc de son épiphanie. L'idée n'avait rien de neuf. Elle l'avait toujours eue sous les yeux ; et ne l'avait jamais remarquée, voilà tout. Elle avait pointé le bout de son nez, sans l'ombre d'un doute, le jour où Doperic l'avait jetée au fond d'un puits obscur, pour la tirer du froid, de la douleur et de l'angoisse… Lys l'avait songé, encore, quand elle avait balancé, à son tour, ce même Doperic sur le carrelage de la cuisine – au terrible soir de son évasion. Le talent qu'elle avait pour endormir Bobine, Flaquerelle et d'autres bambins récalcitrants ; pour s'attirer la sympathie de ses patrons et de leur clientèle ; ou pour susciter l'intérêt des êtres perdus, comme la petite Pouilleuse… À vrai dire, Lys avait considéré ces moyens comme de simples pratiques de l'éducation que Tassaud lui avait offerte. À présent, elle revoyait chacun de ces instants, aussi clairement qu'il était possible, les narines pleines de senteurs et les pupilles bardées d'images colorées. Ses souvenirs défilèrent ; jusqu'au majordome de Rubric, Topaze La-Crique, tandis qu'il subissait la strangulation de sa propre poigne, comme ensorcelé…
Ce phénomène, que les Trahniennes appelaient magie (et que d'aucun aurait qualifié de transmutations forcées ou d'illumination) lui apparut avec clarté, huilant chaque rouage de son cerveau d'un élixir de connaissance absolu. La vision d'un chêne mille fois millénaire la ravit aussitôt. Les racines démesurées, larges comme le bras d'un fleuve des Plaines, ne creusaient pas seulement la terre : elles s'enfouissaient aussi dans l'air et soulevaient le ciel, venues de partout à la fois, sans ramification première… Lys les parcourut. Elles sinuaient dans les abysses ; couvraient les collines et des montagnes ; et traversaient chaque veine de chaque corps qui se tenait entre le bocal de néon et le reste du Continent. Pourtant, on les voyait à peine, et moins qu'on ne les sentait ; tel un membre fantôme étendu à la manière d'une toile élaborée autour du Cirque. Ce fut si beau que Lys trouva cela terrible et tel un miroir, s'étonna de la surprise qu'affichaient ses comparses. « Oh ! Par Trahen ! Ça n'a jamais été si fort, auparavant ! » chanta Lancelune, l'air profondément soulagé.
Lys, plus intriguée que jamais, savoura le sortilège en essayant d'en détourer chaque fraction, chaque segment, chaque sentier illuminé. Mais son propre plaisir fut de courte durée ; et le tronc large comme un cargo lui apparut à son tour, grandiose et indétrônable. Il la toisa avec une immuable impassibilité. Or, ce fut avec un certain égoïsme qu'elle éprouva le besoin de s'en éloigner, et plus que par égard pour le pauvre Monsieur Loyal : Si la magie fait effet, la troupe ne me laissera plus jamais partir… Savoir lui suffisait. Inutile de se mettre dans de plus beaux draps. Elle avait beau prétendre (au point de s'en convaincre) vouloir donner à Abaustus Cabot ce qu'il voulait, Lys eut peur de mettre en pratique – et pour de bon, cette fois – les recettes confidentielles de Bergota. Je ne peux pas. Émerveillées, les Curiosités regardèrent Marmat tandis qu'elle poursuivait son incantation. Cette fois, Lys saisit le sens de ses mots, en laissant la marée de son aura éclatante se déverser sur l'Arbre originel. Et elle vit l'oracle, obtuse et forcenée, chercher l'être humain qu'elle était décidée à punir. La jeune femme écarquilla les yeux. Est-ce le berger ? La déité ? Ou Trahen, qui demande cela ? L'expression de Marmat l'effraya. En prenant soudainement conscience de la masse insupportable qui pesait sur ses épaules, alors que les rameaux s'épousaient dans une tapisserie infinie, Lys recula d'un pas ; et Pouilleuse aboya.
L'évidente sévérité avec laquelle l'Arbre l'avait jugée ne lui laissa pas de doute et, brisant le cercle d'un seul geste, elle fit basculer le bocal transmuté qui se fracassa sur le plancher. Le néon liquide se répandit sur le tapis pour brûler ses poils drus. Marmat s'interrompit ; le souffle tiède s'évapora dans la roulotte et les cinq sorcières furent forcées de délier leurs mains tremblantes. « Qu'est-ce que… ». La bosse de Vieux Bébé parut se ratatiner sur son dos. Scienesca, mal en point, se mit à dodeliner de la tête, et Mallorgue, furieuse, aboya aussitôt :
– Pourquoi as-tu fait ça ? Est-ce que tu es complètement gourde ?
Lys, le front brûlant de sueur, trébucha sur la carpette que Célys avait pliée en découvrant le cercle dérobé. Lancelune se précipita vers elle, déposa une main sur son front et porta l'autre à son poignet pour en tâter le pouls. Mais Lys se dégagea tant bien que mal, et alla répliquer d'un air offensé à la botaniste replète :
– Je ne l'ai pas voulu ! C'est cet Arbre, qui n'a pas voulu de moi. Je n'avais encore jamais essayé un truc pareil, d'accord ? Ça t'a fait quoi, à toi, la première fois ?
Mallorgue resta muette, les épis de son crâne bleu dressés d'indignation.
– 'Me souviens pas, lâcha-t-elle enfin.
– Moi, je m'en souviens, intervint Lancelune. Tu as vomi toute la nuit.
– Boucle-la, l'Amphigame !
Les autres Curiosités n'insistèrent pas ; et Marmat dut se contenter de grogner en pianotant nerveusement sur son menton : « La belle affaire ! 'Peut pas se rendre utile sans risquer de tomber dans les pommes ». Lys haussa le sourcil mais ne répondit rien. Elle ne voulait pas offenser plus encore la sorcière aux yeux roses. Du moins, pas avant d'avoir entendu ce que le Cabinet savait de ces « cinq cicatrices »… Elle afficha l'air désolé qu'elle réservait habituellement à sa préceptrice ; lorsqu'elle les prenait, avec Bern et Vorce, à escalader les grues. L'oracle ralluma les lampes de l'étage et Vieux Bébé s'empressa de nettoyer les débris du bocal.
– Elle est épuisée, insista vigoureusement Lancelune. Il lui faut un vrai repas, et de meilleurs oreillers… Ta chienne aussi a besoin de soins, ajouta-t-elle à son adresse. Je m'en occupe tout de suite !
Célys, dépité, se précipita sur la grille qu'il ouvrit d'un bon coup de pied, et Marmat le suivit aussitôt à grandes enjambées. Au-dehors, le Canasson survola la haute roulotte en couvrant l'allée d'une ombre immense.
– Eh bien, jeune fille, rétorqua l'oracle en jetant sa branche de houx à la botaniste. Je te souhaite la bonne nuit. Repose-toi bien. Demain… on recommence.
43. De Val-en-pis
Le temps que les voitures aient parcouru les six kilomètres qui séparaient Le-Trou de Carbone-le-Rail – chef-lieu du Pic – avait suffi à laisser s'installer une pluie argentée, qui s'était mise à crachoter frénétiquement sur le vallon. Les gouttes épaisses se figeaient à mi-chemin dans les airs, aux flancs du massif, avant de couvrir la cité de flocons. Le principe de lévitation alchimique avait fait ses preuves, entre l'Orgue et le Pic, mais le glissement du cube chromé qui raclait les pavés devenait de plus en plus lent et hésitant. À quelques fermes de la ville-cimetière, amassée à la lisière de la forêt d'encre, les deux hommes-carottes qui menaient la marche firent cesser la progression et se hâtèrent d'extirper, à leur tour, deux caissons du véhicule. Le cavalier laissa à Aiden son exemplaire du transioscript, avant d'emmener sa marchandise vers le sentier caillouteux qui s'en allait au nord. Edric le regarda filer, avec son compagnon, droit sur la lande intacte et maculée d'émeraude. Le Prince et le musicien, pour leur part, avaient encore à déposer leur propre butin à l'entrée de la ville, avant de s'aventurer dans la montagne…
Du-Lavoir eut l'excellente idée de fourrer les deux caissons restants dans le coffre de leur voiture, avant de laisser le convoi dériver vers les touffes de mauvaise herbe. Une fois le cube avalé par l'obscurité, ils remontèrent à bord de la litière et, casques, foulards et gantelets en bonne place, firent crépiter son moteur pour se diriger vers le sentier de carbone. D'après les instructions de Cornéaud Biseau, il était de bon ton d'afficher leur itinéraire, et de se montrer sur la route principale. Ed n'était pas d'accord. Les trappeurs n'auront qu'à nous dépecer au passage… Enfin, Aiden alla se garer au pied d'une butte, parsemée de sapins, elle-même cernée d'autres îlots de bois mort. Une mare étincelante, toute pelucheuse de poussière diaphane, faisait craquer ses lambeaux de surface à quelques pas ; et la cime des bouleaux valeureux qui en dessinaient le contour filtrait la lueur des réverbères, proches, en découpant quelques lamelles orangées. Les arbres, de plus en plus touffus, ressemblaient à de gros cônes de sucre glace et la mousse qui rongeait les bicoques avoisinantes (bannies des murs de la ville) se répandait partout où la neige ne pouvait la couvrir. Une cordelette de fer, dans la cour de la masure la plus proche, laissait quelques conserves et bricoles s'agiter au vent. Des ours, songea Edric. Ou pire. Les aurores brillaient toujours et Du-Lavoir parut verdâtre quand il pivota vers lui.
– Les portes du chef-lieu sont à quatre cent mètres, derrière ces arbres. Le relais se fera dans… (il consulta sa montre) onze minutes. Notre contact doit nous trouver ici-même.
Ed, frigorifié, se tassa un peu sur son siège.
– Grive, c'est bien ça ? Comme le piaf ?
– Exact, grommela Aiden.
– Il n'y a pas de veilleurs, pour nous chasser de là ? s'étonna le garçon, qui ne pouvait s'empêcher de questionner le plan. Du-Pic ne craint-il donc aucun mal ?
Du-Lavoir haussa les épaules, et se mit à fouiller la pochette, à son ceinturon, pour en tirer une liasse de journaux froissés. Unicité, Parascope, et dix autres papiers plus ou moins réputés, datés du matin même, s'étalèrent sous leurs yeux. Le musicien opina d'un air entendu en laissant voir quelques gros titres à Edric, et marmonna : « Il faut qu'on sache les nouvelles… ». Le Prince en fut surpris. Pour autant qu'ils aient su, c'était eux qui faisaient les nouvelles.
– Que savent les journaux que nous ignorons ? marmonna-t-il.
– Le fait que Corvus Du-Pic, en l'occurrence, soit attendu à la capitale, pour siéger à l'assemblée des barons qu'a convoqué le régent, et qui aura lieu ce dimanche, répliqua vivement Aiden en tapotant le Citéen. Si on ne se dépêche pas, on va le rater.
Edric se sentit parfaitement stupide. Pas un instant il n'avait songé que le mutin ait pu être sorti, à leur arrivée. Il finira bien par rentrer ! Ses soucis immédiats étaient plus urgents, à vrai dire.
– Ce nom de Grive… c'est un pseudonyme, n'est-ce pas ? reprit-il avec mesure.
– Bien sûr.
– Un code, comme en utilisent les sociétés secrètes ?
Du-Lavoir lui jeta un regard entendu, sourcils froncés, et balaya ses soupçons à peine voilés avec dédain :
– Les amis de Cornéaud ne sont pas membres de l'ordre.
– Mais qui sont les amis de Cornéaud ? répliqua Ed.
La pluie, jetée en cascade oblique par les vents, cessa presque aussi subitement qu'elle avait éclaté pour laisser place à un silence enduit de quelques chuchotements lointains. Un corbeau invisible croassa quelque part au-dessus de leurs têtes ; et les bouleaux de plus en plus feuillus, d'une stature aussi sévère et éternelle que l'hiver sans fin qui couvrait le pays, furent les seuls à parler, une bonne minute au moins, en tranchant la bourrasque de leurs rameaux. Aiden, enfin, capitula et, sans quitter ses revues des yeux, grogna à l'adresse d'Edric :
– Ce n'est pas une société secrète, que Corn fréquente. Il… il fait partie d'un groupe de drôles d'oiseaux, pour dire vrai. Un groupe, avec une idée.
Et il s'arrêta là en ouvrant Le Crieur, imprimé au Pic. Ed fit tout son possible pour ne pas céder à son insatiable impatience.
– La Moquerie, vous voulez-dire ? (Silence). Je ne suis pas dupe, ajouta le Prince. Je sais pourquoi vous le respectez. Et même – je l'admets –, je comprends ce qui vous plaît tant chez lui, et ce qui a fait de vous de si bons amis… J'ai saisi pas mal de choses, depuis que Tony a été assassiné.
De nouveau, il fit rouler l'anneau de bronze à son doigt.
– Ah ? souffla Du-Lavoir à sa manière haut-perchée de l'Orgue.
Il ne cessa pas de feuilleter les journaux empilés. Ed accorda un bref coup d'œil au Pic de l'Ombre qui le toisait de son imposante silhouette. Pourtant, ça n'était pas la peur qui habitait ses pensées ; mais la rancœur, et la détermination, et ce furent elles qui pilotèrent son sentiment quand il songea : La montagne risque de nous tuer avant le mutin. S'il me faut savoir, que ce soit maintenant !
– Par exemple, le fait que vous soyez un très mauvais mentor.
Aiden le contempla tout à fait, cette fois, et Ed s'efforça de soutenir son regard mais il retrouva vite sa moue hautaine lorsqu'il marmonna avec lenteur :
– Un mentor ? Le berger me tonde sur l'instant si j'ai jamais voulu être mentor. Je ne suis pas un archimaître, ni un chevalier, rouquin ou qu'importe le quolibet… (il lui adressa un hochement de tête désemparé). Je n'ai pas eu d'enfants. J'ai déserté ma tourelle – et j'ai tout perdu après ça. C'est la piété, qui m'a tiré des limbes ; et dans les limbes, j'ai échoué encore, en me noyant dans la piété. Vous m'en voyez navré, Votre Altesse – je n'ai pas la fibre professorale. J'espère que le baron-sorcier, dans sa sagesse, saura vous éclairer mieux que moi…
Il jeta le Crieur à ses pieds et empoigna La Petite Barque de la Baie et L'Horaire du Veneur qu'il avait dégoté du Chenil, un papier dans chaque main.
– Je l'avais déduit, déclara Edric, de vos retrouvailles avec Monsieur Biseau. Vous l'avez dit vous-même. On ne vous a pas laissé le choix. Ça n'est pas une promesse, qui vous tient ; mais une menace. Ou un ultimatum, peut-être. Qu'importent vos raisons, je sais qu'elles n'ont rien à voir avec la noblesse – sinon quoi, vous ne seriez pas si désireux de vous débarrasser du gamin… Une fois le Commodore neutralisé, je pourrais bien m'exiler sur-le-champ pour aller vivre dans les colonies ; pas vrai ?
Aiden déposa les journaux sur ses genoux et croisa les bras. Edric vit danser les poils oranges de sa moustache, qui commençait à foisonner derrière le foulard, quand il expira un long gémissement de ses nasaux fatigués. Il patienta.
– Je suis désolé que vos sentiments aient été heurtés par notre conversation privée, marmonna le musicien. Mais j'ai dit la vérité. Les choses sont… comme elles sont, et il y a des gens – des rois, des empereurs ; des dieux, et le géant, peut-être – qui tirent des ficelles beaucoup plus larges que moi. Ou vous. Je n'ai pas été désigné pour vous éduquer ; mais pour vous protéger. C'est ce qui a fait, de moi, votre gardien.
Ed ne lâchait plus l'anneau qui encerclait son annulaire.
– C'est déjà beaucoup. J'imagine que je devrais vous remercier.
– Je ne tiens pas aux embrassades, déclara Du-Lavoir.
Ed tira à bout portant.
– Bien sûr que non. Question d'habitude. Vous n'avez sûrement plus personne à embrasser depuis un bon bout de temps. (Aiden se pétrifia). Comme moi ! Nous avons été gobés, mâchés et recrachés par nos propres maisons, nos propres allégeances ! Et quel coup de fouet, que de savoir à qui vous le devez ! Dix-huit années, passées à la botte d'un apprenti monarque détestable, qui a connu toute la panoplie de privilèges dont l'existence vous a privé… même les soirs de Pot d'or ! Et avec pour seule mission de m'éviter d'être massacré par un fou furieux. Ça doit vous ronger de l'intérieur, non ? Vous apercevoir que vous êtes coincé avec une prunelle arrogante et prétentieuse ? Je me demande bien quelle portion de votre vie, vous avez dû sacrifier, pour rester dans mes parages aussi longtemps ; car ce qu'il en est resté de vous pue l'aigreur et l'ennui à deux fiefs à la ronde.
Une nouvelle nuée de chauve-souris couvrit la lueur des réverbères, près du mur, et Edric profita de la diversion virevoltante pour reculer sur son siège, le cœur battant. Sans desserrer les dents, ni se détourner du massif, Aiden demanda d'un ton monocorde :
– Dois-je vous congratuler de votre propre dérision ? Ou défendre vos vertus ? Vous semblez croire que trois jours de cavale vous ont éduqué à la guerre…
– Ni l'un, ni l'autre. J'en ai vu assez, des fiefs et de ses gens, pour savoir ce que valent les prières du suprême et les conseils de la Bastide. Vous m'avez tenu écarté du danger – et parce qu'on vous y a forcé –, avec assez de mélancolie pour me laisser voir ce que voit, chaque jour, le peuple de l'Arbre ; et son dérèglement… (Il songea une seconde). Je n'ai rien à vous prouver. Ni à Monsieur Biseau – ni à quiconque en Bastide. Le nom de mes ancêtres et les caisses de ma grand-mère ne m'appartiennent pas. Et je n'ai rien à vous offrir. En dépit de vos légendes, et de votre lourd serment, je ne suis rien.
Du-Lavoir ne pipa mot, le regard ombragé. Ed désigna les journaux des treize baronnies.
– La presse peut bien raconter ce qu'elle veut ; le sceptre-berger a failli. Moi aussi. Et vous aussi. Il ne me reste plus qu'à espérer doubler le Commodore…
– Crois-moi, petit, coupa subitement Aiden. Tu n'as rien vu des fiefs.
Ed approcha de nouveau le célèbre déserteur de la 6e Tour.
– Et toi, le rouquin, tu dis leur avoir donné ta vie. Qu'est-ce qu'ils t'ont offert, en retour ?
Pour la seconde fois depuis leur rencontre, le musicien l'empoigna par le col et, le front strié de veines gonflées, agita la brume de soubresauts lorsqu'il leva un poing en l'air. Edric cilla frénétiquement, mais n'esquissa pas un geste : Aiden resta figé, les narines dilatées, sans qu'il sache s'il allait finir par donner le coup…
– Tu cherches à me provoquer, murmura enfin le musicien, pour que je parle. Raté. Ils me puniraient, pour ça. Ma foi ; s'il te faut me harceler, grand bien te fasse ! Mais je ne dirai rien ; car je ne suis le mentor, ou l'élève de personne ; et me contenterai de ce que je suis capable de faire. C'est à dire, te servir de foutu chien de garde entre ici et un Manoir de malheur, perché à des kilomètres de forêt meurtrière !
Ed l'observa avec surprise, un rictus aux lèvres. La carapace mécanique du déserteur commençait à se fendre.
– Qu'est-ce qui t'a rendu si intouchable, ma parole ?
Aiden soupira de nouveau, puis il cracha :
– Le temps. (Edric hocha la tête, et le musicien s'empara de sa flasque ; presque vide, pensa-t-il, en voyant ses efforts pour s'en abreuver). Et toi ? reprit le rouquin. Quelle richesse, quel festin, quel musée a rendu le petit Prince aussi rogue et anxieux, avant même qu'il ait atteint l'âge de sa majorité ?
– On dit que j'ai tué ma mère, souffla Ed.
Aiden parut prude de nouveau ; et il se tourna vers son coin de l'habitacle, l'air obnubilé par le Pic enneigé. Ed poursuivit avec cynisme :
– Bien sûr, on dit aussi que mon père a tué sa sœur, et son frère ; et que ma grand-mère a fait saigner le sien. Et ma nourrice, qui marmonnait sans cesse les pires anecdotes sur ma famille… On a dit tant et tant de choses de la tare bleue, en fait, que je ne sais plus bien où donner de la tête ! Mais, à ce sujet-là – et qu'importent les reproches, ou le jugement –, j'ai saisi l'essentiel de la chose. Ma mère la Reine, comme Amalric, est à blâmer de sa propre fin, car je n'ai pas eu mon mot à dire lorsqu'il s'est agi d'être mis au monde. Et pour le gouverner. Et les festins ou les musées n'ont pas empêché la cour de m'en déclarer coupable. Je suis peut-être rogue, mais moi, je n'ai tué personne.
Du-Lavoir reprit aussitôt son expression exaspérée.
– Est-il possible que ton sang bleu t'ait rendu paranoïaque ? cracha-t-il.
Le garçon fit mine de réfléchir, habitué à de telles présomptions.
– Mon propre sang m'a jeté au Pénitencier, il y a trois jours, pour me juger du meurtre de mon père, avant que je ne sois pourchassé par la moitié du Continent. C'est la raison pour laquelle nous sommes coincés ensemble… Paranoïaque, peut-être ! Pourquoi pas ?
Cette fois, Aiden le couvrit de pitié :
– La moitié du Continent ? Tu exagères ton importance, Edric.
– Je compte sur le mutin pour m'instruire, siffla le garçon.
Aiden lâcha un petit rire. Il contempla Edric avec un mépris acharné, teinté d'ébahissement, avant de regarder le paysage de nouveau ; puis revint brutalement à lui, comme s'il changeait d'avis :
– Et ça te terrifie. Tu te ronges les sangs depuis ce matin ; à te balader dans mes pattes en faisant de ton mieux pour ne pas te faire remarquer par le vaste monde ! Tu crois que tu n'as plus rien à apprendre de tes gens… ? Tu penses que tu as subi toutes les déceptions possibles et imaginables de l'existence ?
– Non, évidemment, mais je…
– Visiter les Autres, et les bistrots, et les nids Moqueurs de l'Arbre ne t'a pas endurci autant que tu parais t'en être persuadé ! Tes convictions sont en dentelle. Tu n'as rien saisi de la chose. Sinon, tu n'hésiterais pas à rebrousser chemin ! Et tu ne ferais pas tout ton possible pour me mettre en rogne, aux portes mêmes du Manoir… Parler de pluie et de beau temps ne suffit peut-être pas au bon divertissement de Son Altesse ; mais la pluie et la brume, elles, nous ont sorti du pétrin au nez des trompettiers. Et toi, qu'as-tu fait ?
– J'ai simplement essayé de…
– Tu n'as tué personne, tu dis ? Tu mens. Tu as mal, jour après jour, année après année, d'avoir pris la vie de ta Reine de mère ; je le voyais déjà, à l'époque, et je le vois encore aujourd'hui. C'est pour ça que tu vomis ta contrariété sur tout le monde ! Pour ça que tu tripotes cet anneau en permanence. Je sais quel millier de questions tu te poses. Et si Des-Blés y avait piégé quelque chose ? Faut-il s'en débarrasser ? Le détruire ? Ou le garder, pour le signe d'amour sincère qu'il est encore ?
Edric, bouchée bée, ses noxis sur le pif, écouta Aiden conclure :
– Tu te demandes s'il t'a jamais aimé ; ou s'il t'a manipulé, tout du long, pour le compte des Noyeurs. En ne faisant rien d'autre que suivre les ordres de sa hiérarchie, ah ! Alors, cette rancœur, cette vengeance, cet anneau, même – ils n'auraient pas plus de sens que cette quête, et toutes tes vertus, toutes tes ambitions seraient oubliées. Tu ne serais qu'un héritier en fuite. Un fugitif. Un lâche, parmi les autres lâches.
Puis ce fut le silence. Le Prince s'en voulut terriblement d'avoir, au bord de l'œil, la perle humide et salée qu'il ne put empêcher de rouler sur sa joue. Il croisa les bras à son tour, tandis que Du-Lavoir, dédaigneux, haussait les épaules en retournant à son hublot.
– La perspicacité ne te rend pas aimable, déclara Edric d'un ton égal, sans plus toucher le bijou, et Du-Lavoir répliqua dans un murmure :
– Comme les effusions, l'amabilité n'est pas ma meilleure partition.
– Quelle est-elle, en ce cas ? Tu joues peu, pour un musicien…
Le rouquin hésita ; et, d'un geste mesuré, se redressa sur son fauteuil défoncé pour lorgner à travers le pare-brise, presque opaque, à l'avant du véhicule. Le vent s'était calmé et les lueurs artificielles qui emplissaient Carbone-le-Rail grelottaient encore au milieu du val. À quelques pas de la voiturette, près de la ferme visitée par les ours, un attroupement se formait peu à peu ; et deux, puis quatre types encagoulés furetèrent soudain dans leur direction.
– La survie, répondit sombrement Du-Lavoir. Reste là.
Tirant le foulard sur son visage, une main au ceinturon, il bondit au-dehors ; et Edric le suivit aussitôt, imitant le bon cœur de Tony Des-Blés qui avait accroché le sien… Il m'aimait, songea-t-il quelque part au fond de son esprit embrouillé, en quittant la voiture. Et s'il l'a seulement prétendu – alors, j'aime encore assez pour deux. Ed rattrapa le rouquin excédé.
C'étaient des veilleurs, sûrement du chef-lieu, qui amenèrent leurs canassons trapus et tachetés jusqu'à la portière, houspillés par une paire de terriers du Pic aux mâchoires baveuses. Leurs manteaux étaient plus épais et sûrement plus onéreux que les lambeaux des gens du Trou ; repliés du col au poitrail pour laisser voir la doublure de fourrure rouge qui enserrait leurs nuques. Un casque rond, à visière de cuir noir, couvrait leurs crânes épais dont la chevelure filandreuse se confondait dans une barbe généreuse. Leurs gants semblaient plus résistants que ceux des deux fugitifs, et leur détermination, plus imparable encore. Aiden leva aussitôt une patte amicale – mais Ed l'avait vu jeter un œil à sa montre. Leur rendez-vous avait une bonne demi-heure de retard ; et il se présentait armé : haches au poing et lasso à la taille.
Ce fut ce que le meneur, d'un âge mur, évoqua en premier :
– Messieurs, nous vous avons faits attendre… Le baron est vigilant, ces jours-ci ! (Il montra fièrement sa lame). Nous veillons tous. Le Pic s'élevait.
– Pas de mal, marmonna Du-Lavoir en tirant le transioscript de sa poche ; puis, avec une hésitation, approcha d'un pas lent, le livret crypté serré tout contre son cœur, pour déclarer à son tour : Deux caissons de l'Orgue, distillés à six jours de la lunaison, remplis selon le poids et les mesures contractées. Vous avez le document ?
Et le veilleur, en effet, présenta son propre exemplaire du livret.
– Vous transmettrez mes amitiés au Paon, Monsieur !
– Moineau. C'est mon nom. Et je n'y manquerai pas, ajouta Aiden en hochant du chef avec élégance ; puis, l'air grave, demanda franchement : Quel est le vôtre ?
Le barbu à la hache, son chien noiraud dans les pattes, montra les crocs avec la même férocité et déclara :
– Je suis le Verdier. Et voici mes trois passereaux, jusqu'à l'hiver prochain.
– Le Paon a communiqué un autre nom.
Le Verdier opina avec calme, toujours goguenard, et grogna :
– Toutes les transactions contractées par Carbone-le-Rail auprès du Cartel de l'Orgue ont été réquisitionnées par les soldats du Manoir. Le trafic du fief est bouchonné, cette nuit. Des taupes ont envahi nos rangs. Le marché du Pic s'apprête à connaître une saison… difficile. C'est pourquoi le réseau m'a envoyé à votre rencontre.
Il tendit la main, pour se saisir du transioscript qu'Aiden tira aussitôt de sa portée, les yeux plissés et le dos raide ; dressé de toute sa hauteur face au quatuor de veilleurs impassibles.
– Le Paon a communiqué un autre nom, répéta-t-il.
Verdier cessa si tôt de sourire. Réajustant le melon sur son crâne de feu, Aiden recula d'un pas et, amenant Edric avec lui, s'excusa platement auprès de leurs petits camarades d'affaires :
– Accordez-nous un instant.
– Qu'est-ce que tu fiches ? siffla Edric dans un élan de panique intraitable.
Ils se tassèrent derrière la voiture ; et le froid mordant commença à fouetter le garçon de longs frissons, tandis qu'ils chuchotaient dans les ténèbres.
– Ça n'était pas convenu comme ça, répliqua Du-Lavoir, contrarié. Ce type ne connaît pas la Grive. Son nid aurait dû l'entretenir.
– Ils ont le papelard ! Ils connaissent Biseau !
– Pas impossible ; s'ils ont ont dérobé les informations au réseau…
– Eh bien ! Toi qui m'accusais de saboter notre quête ! chantonna Ed, les yeux ronds. Est-ce bien le moment de s'en soucier ? Il s'agit de se décharger de ces maudites caisses pour grimper cette montagne au plus vite ! Tu veux voir le pirate débarquer au Pic, et raser Carbone-le-Rail d'un seul passage ? Il faut qu'on bouge !
Mais Aiden, le front fumant de sueur, répliqua avec ardeur :
– On ne peut pas les laisser détourner la marchandise.
– Et quand bien même !
– Ces usurpateurs pourraient ruiner Cornéaud.
Ed se figea, privé de réparti. Il tenta de se creuser les méninges, malgré l'air glacé qui s'invitait dans sa combinaison et ses épaulettes couvertes de neige :
– Alors, que devrait-on faire ? Se battre pour la garder ? Ils sont quatre – six, en comptant ces deux molosses enragés –, et ils ont des haches et des fourches, et je-ne-sais-quels tours de passe-passe maudits dans leur cabas ! Nous sommes deux ; et le seul de nous qui soit physiquement valide a autant de muscles que de parents. Tu es suturé de pied-en-cap !
– Les caissons doivent être mis entre les mains de la Grive, murmura Aiden en jetant un œil à la délégation de veilleurs à travers la vitre de la portière. C'est notre première consigne ; et la plus capitale.
– Je n'ai pas été invité à prendre connaissance de « nos » consignes !
– Eh bien, jeune homme, c'est le moment. Sinon, nous n'arriverons jamais au Manoir. Le Commodore a peut-être du mal à te chasser en plein jour, avec toutes ces histoires de légendes et d'alchimie, mais les malfrats de l'Arbre, eux, ne te louperont pas ! Après la Bastide, les Noyeurs et les Pillards, tu ajouteras le Cartel de l'Orgue à la liste de tes poursuivants ; car il te traquera à son tour, et sur tout le Continent, quand tu auras trahi sa confiance.
– Par les couches de Daelric, lâcha Edric. Tu perds l'esprit ! Le baron est à quelques kilomètres d'ici, affalé dans la neige. Corvus Du-Pic m'aidera – ou il me tuera. J'ignore si j'ai jamais eu la moindre tendresse de Tony ; mais ça, j'en suis convaincu. Va savoir ce qu'il décidera ! Car, d'une façon ou d'une autre, je n'aurai plus à craindre des cartels et des ordres secrets quand le sorcier en aura fini avec moi.
– Corn prend des prédispositions contre la traîtrise. On n'atteindra pas le flanc de la montagne.
– Corn a aussi dit qu'il ne fallait surtout pas détourner la cargaison de son itinéraire. Ces types sont sur le bon chemin… Alors, autant s'y fier, non ?
De toute évidence, le dilemme que s'infligeait Aiden le torturait. Edric se demanda s'il envisageait – au risque de malmener encore une convalescence déjà très compromise – de prendre les quatre veilleurs barbus à lui tout seul ; et peut-être, de les liquider sur place, comme il avait terrassé les officiers de sa Tour, au front Est… C'est la dernière chose dont j'ai besoin, pensa-t-il avec appréhension. Un quadruple meurtre au cœur du Pic laisserait une trace inoubliable de leur passage dans le val ; et ne manquerait pas d'interloquer le baron chez lequel ils prévoyaient de s'inviter. Le rouquin est en manque. Il panique. Alors que des litres et des litres de piété fraîchement distillée s'empilent dans le coffre.
– Je ne les laisserai pas s'en prendre à Cornéaud, murmura enfin Aiden, le regard aussi noir que le beurre qu'on lui avait collé sur le visage. Il a trop de pouvoir, et de responsabilités dans l'Arbre…
Ed réalisa soudain qu'Aiden (en dépit de toute sa volonté à le maintenir en vie) accordait aussi une importance véritable au sort qui attendait les milliers de soiffards, privés de leur ultime soulagement, une fois qu'ils auraient égaré la cargaison. Il a de la peine, songea-t-il avec surprise.
– La responsabilité de distribuer l'élixir de folie ? rétorqua-t-il sévèrement.
– … et si la guerre, la vraie guerre venait à prendre le pays, reprit Aiden avec lenteur, le Paon de l'Orgue serait nécessaire au triomphe du bon côté.
Le Pic souffla une brise aiguë, qui atteignit les bouleaux, et les cannettes suspendues dans la ferme se mirent à tintinnabuler avec force. Et quel côté est-ce là ? Ed se gratta le menton.
– Je vois. Alors… comment les arrête-t-on ? interrogea-t-il en scrutant, à son tour, le groupe de malfrats emmitouflés de fourrure.
– On ne les arrête pas, répliqua Du-Lavoir. On les accompagne.
Edric leva un index sceptique que le musicien balaya aussitôt :
– Ces types ignorent tout de nous. Impossible qu'ils nous aient ajouté à leurs papiers. Cornéaud a pris grand soin de ne rien communiquer de notre propre – arrangement, et pour ce qu'en savent les autorités, tu t'appelles Bellevin La-Cohorte. On va réclamer la bourse qui est due aux passeurs. Soyons avides. Eux non plus ne voudront pas faire d'esclandre ; et sûrement pas aux portes de la ville. Ils nous emmèneront.
– Pour nous servir le thé, avec le paiement ?
– Probablement pour nous tuer.
– Magnifique.
– Le fief est tenu par une police corrompue. Les veilleurs se divisent en deux camps : partisans, et détracteurs de leur seigneur. Corvus est cloîtré dans son château. Carbone-le-Rail est livrée à elle-même. Je doute que ces hommes aient le moindre remords, ni culpabilité à nous jeter au cimetière, si tant est que ça arrange leur affaire… Il faut les quitter depuis un lieu public.
À quelques pieds de la voiture, le veilleur s'impatienta ; il frappa le sol dallé de sa hache et appela les deux fugitifs de sa voix rauque : « C'est qu'on n'a pas toute la nuit, Messieurs… Il va falloir se décider ! ». Edric et Aiden réapparurent sur le chemin, se gardant bien d'approcher trop près des lames émoussées, et le garçon se prépara à réagir – quelle que fut la réaction à préparer.
– La Grive, déclara Du-Lavoir avec assurance, nous a promis trente sceptres d'or chacun. La première moitié a été versée au départ. Si elle n'est pas là pour nous payer le reste, qui va nous dédommager pour la course ?
Cette fois, ce fut le plus râblé des veilleurs, une fourche entre les paumes, qui leur jeta un aboiement éraillé : « Le Cartel s'en sortira ! » ; mais son comparse le fit taire d'un coup sec à l'épaule, et reprit :
– La Grive est indisposée. (Il bomba le torse, l'air confiant). Je crois qu'il est temps de vous en aller, messeigneurs…
Et il amorça un pas ; qu'Edric lui déroba sous le nez, en se plantant devant les quatre bonhommes encagoulés, deux pieds devant Aiden. L'air capricieux, et sans un tressaillement dans la voix, le garçon répliqua :
– Nous n'avons rien à réclamer à personne qu'à la Grive elle-même. Son nid est en lisière de la forêt d'encre, de l'autre côté du vallon (et il sentit Du-Lavoir se raidir, dans son dos). Donnez-nous votre script, et nous irons régler nos comptes avec elle. Mais ça n'est pas tout… La ville nous est inconnue. Il nous faut un guide. Amenez-nous à lui, et nous vous y laisserons la cargaison. En silence.
Le veilleur les contempla avec une surprise mesurée, la méfiance de ses yeux jetant des éclairs émeraudes sur les deux passeurs de l'Orgue. Le type râblé, à sa droite, regarda ses camarades avec insistance ; et l'un d'entre eux hocha la tête.
– C'est dans vos cordes ? murmura Ed, alors que le veilleur lui tendait une main épaisse et abrupte, avant de répliquer :
– Marché conclu.
Aiden accepta l'arrangement sans broncher ; et ils grimpèrent à bord de la voiturette, qui se mit à pétarader sur les talons des quatre veilleurs et leurs sinistres montures. Les rides de son visage étaient crispées par l'inquiétude. Pendant une bonne minute, il ne pipa mot ; puis, avec une blancheur lointaine, il marmonna : « C'était bien joué ». Ed haussa les épaules, sans distraire son attention des bonhommes en fourrure qui picoraient la neige intacte d'empreintes de bottes.
– C'est quelques minutes de gagnées, dit-il.
– Tant qu'on prétend leur livrer les caisses, reprit Aiden, on pourra les filer à travers la ville sans craindre ses habitants. C'est une belle opportunité. Mais ils vont comprendre que tu as menti, au sujet de la Grive…
Et Ed, avec ardeur, trancha à son tour :
– On leur aura fait faux-bond d'ici là…
Puis il se mit à réfléchir frénétiquement.
La voiture passa les deux piliers de roc mousseux et enneigés jusqu'à la taille qui marquaient inutilement l'entrée de Carbone-le-Rail. Le reste de son enceinte était effondrée depuis longtemps, son mur crénelé répandu en éboulis de suie et de caillasse perforée sur les sols inégaux du fief. Les fermes disparurent derrière eux, alors que deux rangées de masures poussaient comme des champignons noirs, et les pancartes mirent à danser, frappées par les vents canalisés dans les allées. C'étaient d'anciennes chaumières de mineurs qui constituaient les artères du chef-lieu, dans l'ensemble, et tenaient en cisaille le reste du vallon ; mais très vite, la ville prit d'autres aspects et se para de lanternes bleues et or, comme des chenilles à l'aura découpée par les lueurs de la lune ; et d'ateliers verticaux, enfournés dans la pierre volcanique ; et de sapins turquoises, qui masquaient la montagne, protégés des neiges éternelles par de hautes toitures aux allures plus modernes. Les premiers cris de Carbone-le-Rail se déversèrent sur eux, et ils venaient de l'échoppe suspendue qui plana sournoisement au-dessus de leurs têtes quand ils approchèrent le boulevard fermé du centre-ville. Ed se tordit la nuque à essayer d'y voir quelque chose, à travers les vitres tachées de rouille. Un portier d'un autre âge, planté à la jonction des larges trottoirs, les invita à approcher de ses ailerons infranchissables.
Aiden, Edric, et les veilleurs mirent pied à terre pour faire défiler leurs livrets, bardés de faux droits de cité et de noms usurpés. Les quatre malfrats passèrent aussitôt et aisément, un air entendu sur le visage ; et Aiden sortait déjà le carnet minuscule qui déclamait son identité de secours. Mais Ed, pour sa part, garda les papiers de Bellevin au fond de son baluchon saucissonné ; et se répandit en excuses innocentes qui n'attendrirent personne. Le veilleur en tête comprit ce qui allait se passer une seconde avant que la catastrophe ne se produise – et le portier, parfaitement impatient, appela sa garde en renfort. Deux bûcherons massifs, tout à fait brutaux, mirent la voiturette à l'écart de l'allée en refermant le passage à la barbe des usurpateurs… Bloqués derrière l'aileron menaçant, ceux-ci se mirent à fulminer tandis que la police du Pic menait la paire de fugitifs à la passerelle qui jouxtait le kiosque.
– Par là, grogna le plus petit bûcheron, une main à la hache.
Sous les lattes de bois, une rivière de glace, aux cascades embouchées de pans fracassés, leur adressa un murmure.
– Qu'as-tu fait de Bellevin La-Cohorte ? y glissa Du-Lavoir.
– Dans mon sac, dit Ed.
Le rouquin inspira, l'air hagard : « Tu l'as fais exprès… ? », et le garçon souffla à son oreille : « Pour nous débarrasser de ces criminels ? Sans hésitation ! ». Aiden se détendit soudain, et sa voix avait reprit ses tons graves lorsqu'il déclara :
– Je doute qu'ils sachent reconnaître de faux papiers, dans le coin ; mais si la garde décide que l'on représente une menace pour son baron, elle nous étripera sans remplir le moindre formulaire. Tu devrais faire mine d'avoir retrouvé ton livret…
–… pour qu'ils nous ramènent dans l'allée, acheva Ed, ou nous sommes attendus ? Non ! Il nous faut passer ce pont, et prendre l'avenue voisine, avant que les espions n'ait fait le tour du kiosque !
Aiden garda l'œil sur le dos du bûcheron qui les conduisait.
– Comment allons-nous nous échapper à la surveillance du val, maintenant ?
– Deux seront peut-être plus aisés à tomber que quatre ! N'as-tu pas une formule alchimique, une dague magique, ou d'autres gadgets pour prendre la relève ? pressa le garçon, incrédule.
– Je n'en viendrai pas à bout… et toi (Aiden lui jeta un regard désolé), ils te tueraient d'un seul coup. Quant à l'alchimie – je suis incapable d'occultation… Si on alerte toute la ville comme on a secoué l'Orgue, ce sont les soldats du mutin qui nous tomberont dessus. Cornéaud nous a épargnés mais Corvus ne se montrera certainement pas aussi magnanime. Je ne peux pas m'en prendre aux veilleurs. Il nous faut tous les esquiver sans un bruit.
Et il cessa de parler, frappé par une inspiration soudaine. Edric, intrigué, le regarda s'empresser de déplier l'octoluth qu'il se mit à éprouver avec douceur. Ses soufflets et ses battants commencèrent à cracher de la poussière, alors que ses claviers reluisaient dans les ténèbres de la modeste cahute.
Le premier garde à pénétrer l'étable de nouveau (et pour le faire taire, vraisemblablement) se figea pourtant à quelques pas, l'œil rivé sur l'instrument ; et son comparse l'imita presque aussitôt, hésitant, en affichant le même intérêt subit. Le rouquin avait déjà gonflé et dégonflé son vieil accordéon, mais la musique qui en jaillit n'avait rien de familier aux oreilles d'Edric. Une fumée crépitante, recrachée par la chaufferie qu'avait inventée Vaden Du-Lavoir, en son temps d'innovation, s'était échappée du soufflet et aussitôt, la mélodie enveloppa la cabane toute entière. Elle était douce, et lente, et mélancolique ; mais aussi, d'autres choses qui ne portaient pas de nom. Des couleurs, que l'on ne voyait pas, voletaient entre les notes, et les accords, de plus en plus complexes, sonnaient comme des calculs que n'aurait pu résoudre l'homme lui-même – ou peut-être, aidé par le géant. Le chant aigu de l'octoluth, divisé en huit branches circulaires, se répercutait par vagues successives dont l'écho sonnait en lui d'une manière qu'Edric n'aurait pu imaginer. Éberlué, il oublia le froid glacial et se laissa somnoler, un instant, pendant que les doigts de Du-Lavoir composaient le premier titre alchimique qu'il eut jamais écouté ; et la virtuosité de ses phalanges, presque douloureuse, l'émerveilla comme dans un rêve. Cette sensation délicate fut partagée par les deux bûcherons qui restaient là, les bras ballants, pétrifiés comme des statues.
Edric fut ramené à la réalité par un coup au flanc ; et il crut voir les volutes de notes s'évaporer dans la brume qu'avait invité la porte grande ouverte, alors qu'Aiden cessait de jouer. Le rouquin ordonna : « Laissez-nous passer au cimetière ».
Les yeux écarquillés, le plus grand des bûcherons murmura : « Le Pic s'élève… », et leur ouvrit lentement la porte pour les conduire au bout de la passerelle. Les fuyards gagnèrent aussitôt le trottoir et allèrent d'un pas tranquille, l'air de rien, vers l'épingle déserte où leur véhicule disparaissait peu à peu sous les flocons. Le veilleur somnolant actionna son levier et l'aileron de fer, qui fermait l'avenue nord-est, lévita dans la brume. Les cahutes, la boucle du fleuve et le portail sinistre s'éloignèrent doucement derrière eux quand ils emmenèrent la litière dans la rue. Edric retint sa respiration, frigorifié de nouveau (Il l'a fait, songea-t-il avec stupéfaction) ; et, douze pieds plus loin, leur convoi passa enfin sur la place de Carbone, qui constituait l'organe central de Carbone-le-Rail.
C'était une vaste fosse aux pavés de plomb ruisselants, noyé sous un amas de briques encrassées et de granit noir, sauvagement empilé pour dresser haut la flèche des temples qui ciselaient l'horizon. Des corbeaux railleurs et des chats indifférents erraient le long les lignes de conduction alchimiques qui grinçaient sur le chemin. Quelques riverains, enfouis sous un parapluie de jais, bravaient le crachin incessant ; mais aucun d'eux n'accorda un regard à la voiture. Leur avancée fut interrompue par le passage impromptu d'un balayeur-à-neige, qui fila telle une toupie en battant le sol de douze brosses d'osier épais ; éclaboussant de la poudre souillée de boue sur leur portière. Un bâtard errant se mit à aboyer avec force à leur passage, avant de filer en grognant vers la butte qui dessinait la périphérie de la ville ; et les premiers regards curieux se posèrent sur le pieux convoi. Au centre de la place, un monument aux morts lugubre, aussi cubique que la malle alchimique de Cornéaud, trônait avec une étrange immuabilité, en envoyant au sol les effets multicolores de ses cinq lamelles découpées dans le gras de la boîte de pierre. La sculpture de Vulpes Du-Pic, qui représentait un énorme renard touffu aux contours précis, se dressait avec froideur dans la lumière, protégé du givre par une bulle de verre étincelante ; et les aurores qui ruisselaient dans le ciel se reflétaient en mille arcs incandescents sur la surface glacée de sa cloche. L'inscription récitait la devise du Pic.
– Filons d'ici, siffla Aiden, avant que ces malfrats ne nous reniflent.
Une locomotive hérissée traversa la chaussée en hurlant sur une paire de rails et elle laissa, derrière elle, une insoutenable effluve de cheveux brûlé. Edric resserra la cagoule de sa combinaison sur ses narines froncées pendant qu'Aiden les conduisait à un carrefour peu fréquenté. La plupart des réverbères voyaient leur loquet gisant à leur pied ; et de nouveau, les aurores d'émeraude, libres d'envahir les lieux, éclatèrent sur le duo. L'une des gigantesques tours coiffées de tuiles noires (qui donnaient à la ville son aspect de cimetière géant) se dressa devant eux, et les restes d'un gisement d'astrophyllite – disait la pancarte – s'en répandit du flanc à la base. L'endroit ressemblait à une décharge. C'est la poubelle de cette ville. Les roues de leur voiturette envoyèrent la caillasse se briser sur le roc qui étouffait le sentier, en effrayant le troupeau de bœufs sempiternels qu'un veilleur décharné menait par là. Le chemin obscur bifurquait en trois allées distinctes, plus rebutantes les unes que les autres, qui conduisaient respectivement vers la Tombe des Maîtres, le Parcours du télésiège et les Fermes de cire noire. Edric savait ce qui se trouvait à la Tombe (des galeries et des galeries de cryptes, qui avaient élevé le Pic au rang d'expert du rite funéraire) et aux Fermes (où l'on pratiquait la pisciculture nocturne) ; mais ce fut vers le Parcours que Du-Lavoir fit vrombir la litière, et il se mordit la lèvre… Où allons-nous ?
Quand il fut deux heures du matin – au clignotement de la montre d'Aiden –, le véhicule ralentit enfin pour de bon, et le musicien, sans un mot, l'invita à décharger les caissons interdits du coffre. Edric participa dignement à l'effort, sans parvenir toutefois à détacher ses yeux de la noirceur environnante. Les doigts crochus des ruisseaux lacéraient le paysage de virgules argentées. Les bois et les bosquets touffus qui pullulaient sur les landes du Pic avaient repris cette part de la ville, et l'essentiel de sa population s'y résumait à quelques huttes de chasseurs. Bon nombre des veilleurs ne dormaient pas ; et les pièges improvisés par Du-Lavoir (comme en avait installé Tony, une poignée d'heures auparavant) semblaient de facture fragile, comparé aux vents battants et aux sols glacés qui les cernaient. « Il faut cacher la marchandise », grogna enfin le rouquin. Ils couvrirent les caisses de branches mortes, de neige et de pommes de pin ; puis reculèrent d'un pas pour contempler leur œuvre. « Ce sera suffisant, je suppose… ». Le phare unique de la voiturette, arrivée au bout de son calvaire, s'éteignit soudain en envoyant valser ses éclats de verre à leurs bottes.
Ed soupira. On n'y voyait plus grand chose, même avec des noxis. Sans cesser de marmonner dans sa barbe, Aiden leva l'une des huit branches de son luth et se mit à pianoter. Un son étouffé, puis rauque et strident à la fois s'en éleva, une série de notes répétitive résonna ; et un corbeau aux plumes lisses vint croasser la même mesure, perché sur les branches du sapin le plus proche. Aiden eut l'air assez contrarié, tandis qu'il inscrivait une série de graphèmes sur un carré de parchemin avant de le rouler dans une fiole d'étain. Puis il retira ses gants, un instant, pour souffler abondamment sur ses doigts gelés. « Je préfère les pigeons, expliqua-t-il. Ou les rapaces ». L'oiseau, l'air docile, agita vigoureusement les ailes lorsque Du-Lavoir attacha la fiole minuscule à sa patte ; et Ed aperçut l'envoûtement à travers le voile orange qui couvrait son œil. « Les corbeaux sont malicieux, ajouta-t-il. Ils résistent aux transmutations… ». Puis il lança l'oiseau vers le ciel – droit vers la maison agitée de Monsieur Cornéaud Biseau, dans la baronnie voisine.
– Si les usurpateurs traversent la passerelle, et suivent nos traces depuis la butte, ils n'auront aucun mal à nous retrouver, grogna Du-Lavoir sans le regarder. Ou la marchandise. Personne, à Carbone-le-Rail, ne les en empêchera ; et la voiture ne sera pas tout à fait enfouie sous la neige avant demain matin… (il souleva son melon un instant pour gratter son front dégarni).
Les lèvres livides, Edric articula :
– On ne peut pas les laisser nous cueillir, et alarmer tout le patelin, alors qu'ils nous croient en chemin vers la lisière de la Grive !
Aiden lui lança un regard contrit, avant de se laisser errer vers le ruisseau. Puis, respirant bruyamment, il revint d'un air décidé pour décoller la litière du sol glacé, et la faire dériver à flanc de butte. Avec une lenteur spectrale, le véhicule, comme l'étrange cube magnétique avant lui, commença à dériver vers la rive de galets et, dans un torrent de mousse et de glaçons brisés, rejoignit le bras de rivière qui les enlaçait de sa courbe tortueuse. Après quoi, Du-Lavoir plongea à son tour dans son baluchon, pour en extraire un sachet dont il tira une paires de souliers ridicules, larges comme des raquettes et cousus sur une semelle de bois. Edric jeta un coup d'œil sous le talon ; et comprit la manœuvre en détaillant l'empreinte de patte de loup que dessinait la semelle en question.
– Habile, murmura-t-il en laçant les chausses inconfortables. Et maintenant ?
– Maintenant, on marche hors des sentiers battus, pour aller vers l'est, et on cherche un guide aux abords de la ville. Le hameau le plus proche du rempart s'appelle le Terrier. À neuf kilomètres du Manoir. Ça regorge de trappeurs et de mercenaires, dans le coin. Mais c'est notre dernière option. Ce sera difficile de trouver quelqu'un de fiable, dans le quartier.
Ils abandonnèrent les sapins d'un bon pas, sans quitter leurs paires de noxi soigneusement chaussées, pour gagner le chemin de terre humifère qui se baladait dans les fougères et les orties. La lune avait disparu derrière la montagne, et le district du Parcours, comme l'indiquaient les bornes routières (qui, elles aussi, ressemblaient à de petites tombes) les conduisit dans l'avenue la plus déserte du pays, au pied du Pic et dans l'ombre même. Edric, les jambes de plus en plus raides et les épaules fourbues, s'efforça de suivre l'allure généreuse du rouquin, dont la botte laissait de larges empreintes dans la neige… Le climat, multiple et capricieux, giflait chaque parcelle du fief de ses grêles, de ses vents et d'aurores disparates, et sa flore aux tons d'émeraude grignotait les sols avec autant d'avidité que le gel éternel. Ça n'a aucun sens, songea Ed. Une nuit perpétuelle et toutes les saisons à la fois… Pourtant, le garçon n'était pas tant fâché d'avoir à crapahuter les reliefs du Pic, et parmi ses dangers ineffables ; car il n'avait pas trouvé de réconfort au silence et à l'immobilité du sommeil, depuis les trois coups de son anniversaire, et s'en constituait une habile diversion. Les boucles dorées de Tony n'avaient toujours pas quitté son esprit, et son cœur, à la fois serré et gonflé de haine, continuait de le faire souffrir. Si l'Ami Franc me voyait, se dit-il avec une amère ironie. Rester occupé, et jouer les noctambules dans cette étrange baronnie, prise d'insomnie généralisée, lui évitait de sombrer dans ses idées. Sa chambre, en Bastide, au parquet inondé de flaques spongieuses ; le donjon d'or de Balréon, presque aussi luxueux, suspendu au sommet d'une forteresse imprenable ; l'Angle et son Repaire à la vue fabuleuse ; jusqu'aux ateliers alchimiques du Paon de l'Orgue… C'était comme s'il n'avait pas connu de vrai sommeil en près d'une semaine. Et, dans la succession d'images floues qui balayaient son cerveau, un excellent moyen d'éviter les monstres et les démons rachitiques de ses cauchemars. Il accéléra le pas. Moi aussi, je veille.
44. Lune rousse
Tu m'écouteras, Céorn De-la-Cité. Le souvenir d'une telle promesse avait le goût amer de l'ironie. Les ambitions de Lys avaient été drastiquement revues à la baisse, au cours des derniers jours. Sa seule volonté d'obtenir justice n'avait pas été suffisante, et ses efforts étaient restés vains. Lys s'était décidée à abandonner Bern et Vorce sur leur quai ; et Bergota, au sommet de son chevalement ; et tout ce qu'elle avait jamais connu, dans le seul but de se faire entendre du seigneur de granit. Céorn, le baron du Fort, maître des massifs, lui était resté inaccessible. Elle s'était élancée sur les routes de l'Arbre fédéré dans l'espoir de défendre ses intérêts (comme ceux de la pension), sans se douter un instant de sa naïveté. Elle avait laissé un Codric Idéaud haineux ; un Rubric Le-Col rancunier ; mais aussi, son majordome perfide, La-Crique, qu'elle avait repoussé sans même savoir comment elle s'y était prise. Avec Doperic (surgi du néant pour l'empêcher de quitter Orbe), cela faisait déjà quatre bonhommes furieux, dont au moins un était à ses trousses… Il semblait clair, à présent, que le lien de confiance établi entre Tassaud et sa fille adoptive était brisé. En traversant ce vitrail, et en roulant sur les tuiles glissantes de pluie, Lys avait renoncé à la tendresse de sa mère. Elle avait renoncé à tout ce qui faisait sa vie, pour le préserver de l'armée fédérée. Et Céorn, baron de son propre fief, noble chevalier des terres du Fort, n'en avait cure.
Les opinions de Bergota sur la fédération étaient limpides. Sa considération pour la « cuvette » de la Baie et la « décharge » de la Cité n'avaient pas évolué depuis bon nombre d'années. Lys commençait à lui donner raison, maintenant qu'elle s'était vue rabrouée, dénudée et manipulée par quelques citéens… Pourtant, elle ne trouvait plus la force de lever un pied pour quitter le sofa, la roulotte du Cabinet Bellerosse puis le Cirque itinérant. Elle savait, au fond d'elle, qu'elle avait mérité sa déconvenue. Les interminables flatteries qu'on avait adressé à sa beauté étaient devenues une habitude. Elle avait pris l'attention des autres pour acquise. Elle n'avait eu d'yeux que pour sa petite infortune personnelle, au fin fond d'un terril ; sans s'imaginer les maux que répandaient les officiers corrompus, comme Rubric Le-Col, sur le reste du Continent. Elle avait reçu la gifle citéenne en pleine face. Ni la Bastide, ni son Conseiller royal n'avaient d'intérêt pour les jeunes orphelins. Reprend-toi. Tu n'es pas plus sotte qu'une autre. Lys voulait retrouver l'enthousiasme intrinsèque qui l'avait possédée, lorsqu'il s'était agi de se sauver. Elle voulait assimiler la déception pour garder le cap. Car une chose à laquelle elle ne s'était attendue, sur son laborieux chemin, s'y était présentée d'elle-même : cinq estafilades rougeâtres, apparues sur le front de Topaze La-Crique, aux Glycines. Cinq cicatrices. Lys se gratta la tête, plongée dans sa pensée.
Marmat Œil-d'Ouest était une femme exigeante. Qui ne donne rien sans rien. Lys sentait qu'elle pouvait compter sur la jeune Lancelune, et sa bonté flamboyante, pour l'informer quant au talent mystérieux que Bergota avait insufflé en elle. Mais Marmat voulait sans aucun doute profiter de ce talent, et escomptait garder un cercle complet. Même si elle avait échoué, cette nuit-là, à s'extirper seule du Cénotaphe, Lys semblait assez dotée pour intéresser l'oracle. La destruction d'une cuve de verre témoignait de ses capacités. Et ça n'était pas la première fois qu'un être illuminé par les délires Anciens – pas si délirants, finalement – s'adressait directement à elle. La terrible nuit de sa mésaventure pyrotechnique, Monsieur L'Ortie, natif d'Orbe, s'était soudain changé en prédicateur pour lui hurler : « Il a été tué ! Le Malin est prêt à l'emporter ! La faille va se creuser ! ». Pourquoi moi ? Que pouvait-elle bien y faire ?
Lys fut arrachée à ses songes par le bruit de pas de Lancelune. Prudente et chaleureuse à la fois, la Curiosité pénétra son petit nid, au fond du rez-de-chaussée, pour y déposer un plateau couvert de soupes et d'épices, du linge propre, des semelles neuves, des bandages et une fiole de solution antiseptique, ainsi qu'une courte pièce de cuir élimé. Une fois déchargée de ses présents, Lancelune ajusta la lampe à huile, près de la fenêtre, pour tamiser l'endroit ; puis s'installa sur le tabouret branlant qui en marquait le centre, l'œil rivé sur Lys.
– Ton bagage est déjà lourd. Mais j'ai déniché cette petite selle de poney. Tu pourras partager quelques affaires avec la chienne ! L'épice de feu va vous remettre d'aplomb, toutes les deux. Demain matin, vous serez en pleine forme !
Un souffle tonitruent passa près de l'allée où le carnaval garait ses véhicules ; et la roulotte immense se mit à tanguer comme un navire sur les flots, pendant que la Curiosité régalait Pouilleuse de son breuvage épais.
– Merci, souffla de nouveau Lys, sans quitter son sofa. Je ne sais pas ce que je – ce que nous serions devenues, sans toi.
– Je suis certaine que tu aurais fais face, répliqua Lancelune avec une indéfectible bienveillance. Vous auriez trouvé quelque chose… Mais je ne me plains pas ! Je suis contente, en fait, que la déesse nous ait mises sur le même chemin. Grâce à toi , nous avons enfin pu constituer le cercle… C'est moi, en fait, qui devrais te remercier. Nous offrir ta magie, alors que tu viens tout juste d'en apprendre l'existence ! Tu dois être bouleversée. L'audience ; et la capitale, pour te retrouver parmi les forains – à ta place, je serai morte de peur.
Lys tendit l'oreille, à l'affût d'un bruit de pas derrière le rideau épais qui fermait l'arrière de la roulotte.
– Oui, je l'ai été, murmura-t-elle doucement, en se souvenant du moment où elle avait soulevé le sabre d'ocre de Rubric, dans son arène privée. Mais il me faut comprendre. Ma tutrice a voulu me cacher – quelque chose. (Lancelune haussa les sourcils). Elle sait d'où je viens. C'est ce qui l'a poussée à me mentir. Le soir de – de mon départ, j'ai eu l'opportunité de m'exiler… loin d'elle, et de ses histoires, pour tenter de trouver une vie meilleure dans les colonies de l'Ouest. Il y a des rebelles, là-bas, ajouta-t-elle devant la mine intriguée de Lancelune. Des moutons égarés, qui veulent s'éviter les mauvaises grâces de la capitale. On parle même de nouveaux Moqueurs. C'est ce que disait Vorce, en tout cas… On prétend qu'ils se renforcent. Mes amis voulaient s'y rendre – et m'y emmener par la même occasion. Ils… (Lys, désemparée par son propre sanglot, réalisa qu'elle formulait l'anecdote de leur séparation pour la première fois depuis qu'elle avait perdu ses acolytes de vue). Ils ont été rattrapés par la garde, après que mon convoi ait fermé ses portes. L'intervention a dégénéré. Tout ce que je sais, c'est qu'un coup de feu a éclaté.
– Oh, lâcha timidement Lancelune, sans regarder le bol dégoulinant qu'elle remplissait d'une main distraite.
– Ils sont malins, assura Lys d'un air déconfit. Et rapides. J'espère… j'espère qu'ils ont réussi à s'en tirer sans trop de mal.
– J'en suis sûre, répondit aussitôt la Curiosité. S'ils sont moitié moins audacieux que toi, ils auront trouvé le moyen de ficher le camp ! Il te faut leur adresser une confiance inébranlable, Lys ! C'est pourquoi ils sont tes amis. Il y a une technique, pour ça… Une vieille formule, qu'il me faudra dénicher. Elle consiste bêtement à fixer la lune, au même instant, pour ressentir l'humeur de l'autre… Je crois que Scienesca la connaît. Elle parle aux fleurs nocturnes. J'irai la questionner.
Pouilleuse, repue de sa gamelle désormais étincelante, se mit à ronfler de son meilleur souffle, envoyant voltiger les poils de sa moustache sur le tapis. Lys acquiesça d'un signe de tête, émue, et tendit la main pour caresser ses oreilles aplaties.
– Que s'est-il passé, en Cité ? reprit timidement Lancelune. Je veux dire… Ce temple, que tu cherchais… T'a-t-il résisté ?
– Fermé pour enquête fédérale, soupira Lys. Impossible d'accéder aux archives ; et impossible, aussi, de pénétrer la Bastide. J'ai eu besoin d'un contrat, pour marcher sur l'îlot ; et c'est ce qui m'a conduite à livrer le linge de Madame Volages, le jour même.
Lancelune lui tendit le bol fumant.
– Tu as signé un contrat chez Volages ? Est-ce que tu as gardé ton étiquette ?
Décontenancée, Lys hésita un instant ; puis se mit à fouiller dans sa besace, enfouie au bout du divan, pour extraire le billet imprimé par les lingeries, liés par un petit nœud rose. Lancelune s'empara du document et lut attentivement chacune de ses lignes, grasses et étroites. Enfin, la mine basse, elle demanda :
– À combien s'élève ta dette, à ce jour ?
Lys pinça les lèvres.
– J'ai encore deux sceptres d'or à rendre pour régler ma dette de vie. J'ai dépensé beaucoup pour la pension… J'aurais dû en finir au mois de Décembre. À l'hôtel où je travaille – enfin, travaillais, j'avais un compte que j'approvisionnais pour financer mon départ… Ça n'était plus qu'une question de jours.
– Les Lingeries Volages exigent un préavis de six semaines, intervint la Curiosité de son air docte, sans décoller le nez du petit billet. Six semaines de taxe à la Bastide seront prélevées dans ton casier Rouge. Tu n'as pas peut-être pas pu accéder à ton livret de naissance, en Cité ; mais la Cité, elle, sait tout de toi ! Cette taxe sera inévitablement transférée sur ton compte. Selon leur taux – assez élevé, pour une institution de l'îlot ! – tu devras deux sceptres supplémentaires.
Lys voulut paniquer ; mais n'y parvint pas. Pour ce qu'elle en savait, l'épouse de Monsieur Codric Idéaud, à Fort-le-fief, harcelait ses magistrats pour qu'ils mettent la restauration du Miteron sur le compte de sa serveuse. Si j'ai un hôtel à rebâtir, c'est un millier de sceptres qu'il me faudra ! songea-t-elle sombrement.
– Je voulais me rendre en Baie, autrefois, reprit-elle avec lenteur. Le Tertre n'est pas seulement empli de rituels codés. Il y a des contes, et des images. Mon prénom est le nom d'un vent capricieux, venu des mers méridionales. Le lyserion. J'ai appris par cœur les exploits de vaisseaux légendaires, du Phare et du Radeau ! J'ai lu tout ce qu'il y a à lire sur le Cinq-Mâts du baron Anton. Pendant dix ans, j'ai gardé mon manuel de pêche à mon chevet, en attendant le jour où je pourrai rejoindre la mer. Je pensais que j'y trouverai – la tranquillité.
– Oh… ! Je sais naviguer ! chantonna fièrement Lancelune. On apprend à piloter avant de marcher, au Petit Bassin !
Lys lui adressa un sourire mélancolique, aussitôt suivi d'un petit coup d'œil intrigué :
– Qui es-tu, Lancelune Bassinet ? (La Curiosité se raidit, incertaine). Tu sais déjà tout de ma vie. Tu savais l'essentiel avant même que je ne m'égare dans la vallée ! À mon tour d'en apprendre de belles. Quels hasards t'ont conduite jusqu'au Cirque Allégresse ?
– Oh, c'est une longue histoire, grommela Lancelune avec pudeur.
– J'ai hâte de l'entendre, assura Lys.
Déposant son bol sur le plateau, la Curiosité répondit maladroitement :
– Eh bien, je – j'ai choisi d'y rester, il y a quelques – années. C'est devenu ma maison. (Lys resta muette, pour l'encourager à poursuivre). En fait, je ne l'avais pas prévu… Le Cabinet n'était qu'une étape ; ou en tout cas, je l'espérais. Mais quand Marmat a étudié ma respiration, et observé mon aura, elle a vu mon potentiel. Et elle m'a convaincue de ne plus repartir. C'est elle qui m'a initié au rite.
– Tu n'avais jamais fait de magie auparavant ? s'enquit Lys.
– Oh, si ! Il y a un monument, en Baie, qui date de l'âge Ancien. Les moutons pensent qu'il s'agit de stèles géographiques, qu'ils ont utilisé pour cartographier la ville. Mais j'ai percé leur vrai mystère. C'est un apothicaire du Bassin, qui m'a mise sur la piste. Il disait qu'il avait de la famille, en haute mer ; et qu'il savait de quoi il parlait… Je n'ai jamais su son nom. Les pierres appartenaient à un coven appelé le Carré Du-Phare. Le Carré œuvrait pour la bienfaisance du Phare ; et ses caves, disait-on, renfermait des secrets illuminés. Il a disparu, aujourd'hui… comme la plupart d'entre eux. Mais à force de recherches, j'ai appris à lire les stèles. Le coven commandait, dans le plus grand secret, aux courants de la notre ville pour fluidifier ses canaux. Il veillait à ce que la Baie prospère !
Elle inspira profondément et, l'air audacieux, ajouta :
– J'ai recopié tous les rituels. Des formules thermiques ; des charmes du grand large ; des incantations de bonne fortune. Les matrones bénissaient les vaisseaux, à l'époque ; et ils partaient de nuit pour s'éclairer de poussière stellaire, en emportant avec eux leurs jarres de bons vents et leurs voiles cousues de feutre blanc. Même les meilleures transmutations ne peuvent rivaliser avec de tels sorts. Marmat appelle ça brahen metat : la première mémoire de l'eau. Les racines s'y abreuvent.
– Tes parents sont-ils marins, ou magiciens ?
– Ni l'un ni l'autre. Mon père est pâtissier. Mais il a pris grand soin de la barque de son père à lui, qui était paludier aux marais salants. C'est son seul héritage, et la fierté de notre famille, au Petit Bassin. Ma mère l'a épousé contre l'avis de son clan ! (Elle hocha la tête d'un air dépité). Des petites gens de La-Bottine, en Rouet, qui voulaient la voir se lier aux Du-Phare… Du coup, j'ai grandi en bordure de la ville blanche, au bout du pont qui traverse l'ancien bassinet.
– Quand es-tu née ? demanda Lys.
– Un Mercredi très nuageux d'Avril 1061, répondit Lancelune, sans enthousiasme. J'y ai été très heureuse ; une bonne partie de mon enfance, en tout cas… Lemartin, mon père, nous emmenait, Erope et moi, sur le canal. Erope, c'est mon petit frère. On déjeunait, on y pêchait, et on s'y baignait. Oh ! Ça me manque. Lorsque mon – corps à commencé à changer, ma mère a pris peur. On m'a demandé d'expliquer ce que je – ne comprenais pas. Mes parents ont fait venir quelques guérisseurs, des alchimistes, des oculies – pour tenter de me faire diagnostiquer. J'ai été examinée. J'ai été purifiée. J'ai été exorcisée des bribes d'esprits Anciens, rendus furieux par le cataclysme, qui déformaient mon enveloppe physique. Un salaud de prieur m'a battue, une fois ; même s'il a prétendu battre la « tumeur déitique » hors de mon âme.
Lys se pencha instinctivement vers Lancelune, les yeux humides.
– Oh, ne sois pas horrifiée ! reprit la Curiosité. Les gens du Bassin m'ont connue dès la naissance. Quand on s'est aperçu que j'étais – différente, les choses sont restées plutôt identiques, sur le pont. La plupart des Bassinet se moquaient bien de mes « attributs caractéristiques », du moment que j'avais des bras assez solides pour entretenir une portion de canal. Mais ma mère, elle… Elle s'est sentie trahie, je crois. Le mariage qu'elle prévoyait pour moi tombait à l'eau. Et ma présence, au bassin, devenait problématique. Pourtant, c'est mon père qui m'a blessée. Il aimait beaucoup ma mère. Il la soutenait, quoi qu'il en fût. À cause d'elle, nous nous sommes disputés et, pour la première fois, je me suis sentie… seule. Alors, j'ai – parlé de magie ; et c'est lui, finalement, qui m'a mise à la porte.
Une nouvelle rafale métallique vint couvrir la roulotte en faisant grincer sa carrosserie. L'ombre d'un manège longiligne traversa les fenêtres, avant de disparaître au nord.
– Je suis désolée, souffla Lys, incapable de se retenir.
– Je t'en prie, répliqua Lancelune. Pas besoin. J'ai compris des choses, depuis ce temps-là. Je sais que je peux les retrouver. Mes parents, mon frère, le bassin… J'irai bientôt leur parler. Au moins une dernière fois. (Lys haussa un sourcil interrogateur, mais la Curiosité reprit aussitôt) : Quand je suis arrivée au fief De-L'Orgue, par dépit, j'ai été repérée par les chasseurs de tête du Conservatoire. Épatant, non ? J'ai cru, un moment merveilleux, être invitée à étudier au pied de l'Orgue. Ça n'a pas eu lieu… L'Allégresse voulait des chanteurs, des danseurs, des acrobates, et le Conservatoire les lui désignait. C'est comme ça que je me suis retrouvée au Cabinet, dans le carnaval de M'sieur Loyal. Il est propriétaire d'un quart du Cirque… Après ça, Marmat m'a élevée, jeune adulte ; comme ta tutrice t'a élevé. Et nous avons éduqué Vieux Bébé ensemble lorsqu'il a été abandonné. Avant que Sambric, Célys, Scienesca et Mallorgue ne nous rejoignent. Mais les choses ont changé. (Lancelune se perdit à contempler le plafond, les yeux sombres). Le spectacle de Bellerosse attire des foules de plus en plus… hostiles. (Elle se reprit avec lenteur). Pourtant, je ne suis jamais repartie. L'oracle m'a appris à maîtriser mon aura, et à parcourir librement les rameaux de l'Arbre. Rien ne valait de quitter cette vie-la. Jusqu'à aujourd'hui.
– Jusqu'à aujourd'hui ? répéta Lys.
– Tu sais, autrefois, le Cabinet avait pour fonction de faire découvrir le monde, par-delà l'espace et le temps. Et pour mieux en saisir toutes les subtilités. On y trouvait des restes d'animaux mythiques, des cornes enchantées, des peaux venimeuses ; et on les étudiait avec passion… Les Curiosités de l'époque s'y employaient. Leurs catalogues sont encore placardés à chaque étage de cette roulotte ! Quand je suis arrivée ici, je me suis sentie libre. J'ai cessé de camoufler ma poitrine, de m'attacher les cheveux ou de maquiller ma voix… Pour être qui je l'entendais. Pour m'exprimer comme je le voulais. Quitte à me noyer dans une cuve, deux à trois fois par semaine… Mon propre livret me qualifie de « difformité » en activité d'itinérance, dans la 4e baronnie annexée – classe n°6, section monstres et créatures. Je m'y suis habituée. Et avec les années, j'ai oublié ma famille. (Elle laissa, finalement, une larme unique couler sur sa joue). Oublié le langage secret, inventé avec mon petit frère ; et oublié, l'oculisme pastoral de ma mère. J'avais trouvé un moyen de vivre, sous deux aspects à la fois – aussi homme et femme que les prunelles-de-verre le déploraient en déversant leur torrent de larmes… sans jamais vivre tout à fait. C'est ce qui me rend si heureuse de t'avoir rencontrée ! Ton talent est immense. Ta perception est vaste. Grâce à toi, j'ai eu ma réponse.
– Même si j'ai… échoué au sortilège ? marmonna Lys d'un air coupable.
– Tu n'as pas échoué. Tu as simplement été… secouée ! Mais ton pouvoir est toujours là. Il y a quelque chose d'intact, dans ton aura. Une pureté. Aussi parfaite, à l'intérieur… qu'à l'extérieur.
Lys eut un léger mouvement de recul – et Lancelune se renfrogna soudain, l'air embarrassé à son tour pour murmurer :
– Pardon. Je suis navrée. Mais je l'avoue : je te jalouse. Je sais que c'est idiot. Tu n'es pas parfaite ; et personne ne l'est, et c'est son inexistence absolue qui définie la perfection. Toujours selon Marmat, en tout cas… J'aperçois ton aura, et elle se décline en plusieurs teintes ; et elles sont changeantes et bleutées. Pourtant, il y a quelque chose de blanc, de chaud et d'intouchable, dans ton âme. Et ce visage… Pareille harmonie ne saurait être hasardeuse. Je crois qu'il y a là quelque dessein de la déesse. Elle a voulu que l'on te regarde.
Lys détourna les yeux, les joues en feu. La Pouilleuse cessa de ronfler pour se mettre à haleter, les pattes agitées de vifs soubresauts ; comme si elle chassait en rêve, et Lancelune sifflota pour la calmer. Un étage au-dessus, le cri strident de Sambric, l'homme-automate, fendit la roulotte d'une extrémité à l'autre. Mallorgue lança : « Huile-toi donc un peu les articulations, foutu bougre d'araignée ! », depuis son nid étroit.
– Je ne suis ni parfaite, ni tout à fait harmonieuse, reprit Lys. Et pour être honnête, il m'arrive parfois de me sentir si laide, en dedans, que je n'ai aucun plaisir à me pavaner au-dehors. Toutes ces choses, qui ont fait de moi ce que je suis… Tout ce que ma mère m'a caché, durant ces années. Les gens les ignorent, eux aussi. Les garçons qui m'ont poursuivie et les hommes qui m'ont courtisée n'auraient peut-être pas prolongé leurs avances, s'ils avaient vu cela.
D'un geste morne, elle souleva le tissu qui couvrait sa gorge, et le contour de sa poitrine ; pour montrer franchement quelques unes des aspérités brunes, striées de fissures rosâtres par endroits, qui traversaient son torse. Lancelune, sans plus lâcher de « Oh » impromptu, se contenta de l'observer avec douceur et attention, les lèvres scellées. « Lait bouillant, murmura Lys, en haussant les épaules. J'avais deux ans ».
– Ah bon ? souffla Lancelune. Il faut plusieurs minutes, pour laisser une trace pareille… Ta tutrice n'est-elle pas guérisseuse ?
Haussant les épaules, Lys se rhabilla sans lambiner, puis reprit fermement :
– Tu as parlé de cicatrices. Avant le rituel. Tu m'as demandé d'être la cinquième…
Lancelune hocha lentement la tête, ses yeux sombres toujours perdus sur sa poitrine. Avec la même hésitation que Nellà, la nourrice muette, la Curiosité leva la main gauche comme la serre d'un rapace et traça, dans les airs, cinq lignes invisibles. Lys eut un frisson.
– Le coup de griffes de Trahen.
– L'île interdite, opina Lys.
Elle songeait de plus en plus à l'îlot méridional, égaré dans l'océan des Reflets, quelque part entre la Baie de l'Arbre et les plages de Braises, au sud. La jeune femme avait à peine entendu parler de cet étrange bout de terre, jusqu'à lors… et presque uniquement de la bouche de Tassaud. Ni son maître d'école, le bourgmestre d'Orbe, ni Nellà n'avaient évoqué le sujet (par la parole ou l'écriture) ; bien que tout deux aient donné un certain nombre de leçons aux gamins du terril. Quand Bergota en parlait, c'était de loin, et dans sa barbe ; l'air happée par ses propres pensées… Ses jurons sans queue ni tête et ses expressions bien de chez elle (sans qu'aucun des gamins de la pension n'ait jamais su d'où elle venait) mentionnaient parfois quelque courroux trahnien. Et son goût pour l'oculisme réformé, auquel Lusanth avait donné le jour, la rendait superstitieuse au point de virer souvent au mélodrame. Bergota a bien trouvé cet Éther quelque part… La manière dont Tassaud affichait sa méfiance à l'égard du Dieu-berger ne suffisait peut-être pas à l'accabler, mais Lys l'avait entendu, de sa bouche, jeter la malédiction sur la baronnie du Fort… On prétendait l'endroit exclusivement habité par des femmes impies. Était-il possible que sa mère, non contente d'avoir arpenté Moulin, Rouet et Cité, ait pris part à la Marche des sorcières – propos tabou s'il en était – pour rejoindre, elle aussi, la fameuse île aux sorcières ?
– En quelque sorte, corrigea Lancelune. Je veux parler de la déesse. Pas seulement de son île…
Encore un terme nébuleux, pour Lys. Par déesse, Tassaud entendait exprimer sa stupeur. On connaissait bien quelques idoles féminines, dans le Codex ; et quelques oculies célèbres, mais point de déesse qui ait survécu à la dynastie pieuse et puissante du géant, et à ses moutons. En dehors de la fiction, bien sûr, les gens ne parlaient d'une telle figure que pour qualifier les fausses divinités qu'on avait incarné en la personne de matrone disparues avec leur cataclysme… Seul le berger restait encore à réfuter.
– L'oculie-suprême, tu veux dire… ?
– La Suprême ? répéta Lancelune avec surprise. Cette peau de vache ? Il n'y a pas plus soumis qu'elle, en Arbre. Elle ne trouverait pas le chemin de Trahen, même avec une carte fléchée sous le nez… Qu'elle flatte donc les Pasteurs et jettent ses prunelles au bordel, si bon lui semble ! Non ! Moi, je parle de la première sorcière. La Matrone. La mère nourricière. Les magiciennes ont donné son nom à l'îlot.
– Trahen est une personne ? susurra Lys, intriguée.
– Trahen est une déesse. La première, et la seule. Elle est le ventre qui a porté le germe de l'Arbre ; et qui a fait croître sa graine en une forêt astrale quasi-impénétrable… Elle est le féminin sacré, que l'on trouve en chacune de nous ; et la mère de tous les dieux : qu'on les appellent déité, géant, ou Arbre originel.
– Le géant a une mère ? souffla Lys.
– Comment est-il possible que tu maîtrises tant la pratique, avec si peu de théorie ? répliqua Lancelune d'un air estomaqué. Non ; ne le prends pas de travers ! Mais, je veux dire… Le pentagramme ; le nombre parfait… Et cette cuve d'eau, que tu as fait sauter d'un simple regard – d'une simple volonté…
– Les Lusanthiers sont mal vus, au terril. Les Orbiens sont plutôt vieux-jeu. Je ne crois pas que ma tutrice ait voulu me mettre dans d'aussi beaux draps que les siens, et qu'on m'appelle la goule à mon tour. Même si j'aurais préféré ça à la Veuve noire… Pourtant, c'est elle qui m'a tout enseigné, je te l'assure. Ou du moins – tout ce que je sais.
Lys sortit la brosse de Lusanth de sa poche, pour l'exposer au regard éclairé de Lancelune.
– Le reste – et Pouilleuse, sont arrivés par hasard sur mon chemin.
– Alors, à moi de t'enseigner sur le sujet ! reprit Lancelune, presque plus joviale encore. Il faut que tu connaisses la nature de cet enseignement…
Elle se mit à faire de grands gestes rythmés, sans cesser de chuchoter :
– Personne ne sait exactement à quel culte se vouaient les Anciens. Les traces et les vestiges archéologiques se contredisent, les sources de l'Astropôle et de l'Académie se divisent et les Pasteurs de notre siècle ont tous avancé leur propre hypothèse. La seule chose dont nous sommes certains, c'est ce cataclysme brutal, qui a couvert le monde de flots destructeurs ; et la culpabilité des Anciens eux-mêmes, à ce propos. Les signes décrits par les tablettes sont clairs. J'en ai lu une, de mes yeux, au Musée de l'Orgue, section chansons d'exils : les Anciens savaient ce qu'ils provoquaient.
– D'après le Codex, fit observer Lys (qui n'avait pas tout perdu des sermons de La-Faucille, au terril), c'est le géant au sabot de fer qui, de colère, a voulu…
– La géant au sabot de fer, et au manteau de laine, et aux mille attributs de je-ne-sais-quelle ressource absurde n'a rien à voir là-dedans. Le Dieu-berger est une icône, et ses veines d'émeraude ne sont que le représentation malhabile des rameaux de l'Arbre. La fédération entière est née sur ces principes. Trahen, en réalité, est un terme de vieux-parler, vraisemblablement issu du dialecte d'ouest et d'avant les pères-de-la-nation ; qui signifie lune rousse.
Il parut à Lys que son cœur avait survolé un battement. Elle écouta.
– C'est la lune, qui commande aux marées ; et aux cycles ; et aux déluges… C'est elle qui regarde le Continent d'en haut. Mais elle n'est pas plus une perle dans l'orbite du géant qu'un sabot à son pied ! Cette force que les Anciens ont libéré et qui a décimé leurs familles – cette déité, sans nom et sans visage, a été interprétée par de nombreux rites, au fil des siècles. Trahen, et durant l'âge d'Edna, incarna l'un d'eux ; mais elle n'a pas fait long feu. Le prieur Aelfric est venu en Arbre, à grands renforts de prophéties, pour couronner les bergers de ce monde au nom d'un meneur du troupeau aux dimensions cosmiques… Fariboles ! À Terre-priée, les quelques Premiers-Nés que la fédération n'a pas étripé parlent d'un « Arbre luminescent », mais invisible à l'œil nu, qui canaliserait toutes les choses qui furent, qui sont et seront. Eux aussi utilisent les cinq rameaux. Les bergers en ont peur – car ils craignent de provoquer un second déluge. C'est pour ça qu'ils se limitent à leurs vingt-neuf transmutations, et qu'ils prohibent chacune de celle qui, en évoluant, risquerait de bouleverser leur univers… L'alchimie de pointe ne vaut pas grand chose, devant une magicienne expérimentée.
Lys hésita un instant.
– Alors, Trahen serait antérieure à toutes ces croyances ?
– Bien qu'on ne l'ait nommée que récemment, dans la longue histoire du Continent, la lune rousse a regardé la dynastie Ancienne naître ; et s'éteindre ; et les bergers du nord s'installer en Arbre, et la fédération bleue perdurer. C'est évident, Lys. La mère a porté l'enfant, et ses rameaux ont proliféré. Les réformées, les Lusanthiers, les magiciennes ; tous ont résisté à la Bastide ; à sa fédération ; à son Roi. L'îlot, si minuscule soit-il, n'a pas été pris. Le disque d'Arbor imite toutes les sinuosités de notre astre réel. Il paraît même qu'en terre Têtue, dans l'est lointain, le vieux-parler local traduit littéralement la formule Ede-ena, graphème de parole, par l'expression « jeter un sort » ! Alors, tu comprends ? C'est elle ; c'est la déesse, qui donne de son pouvoir aux magiciennes. De la plus pauvre des Curiosités jusqu'au coven le plus puissant ! (Lys dévisagea Lancelune : elle avait la ferveur chevillée au corps). Et tout ça, je suis certaine que ta mère le savait, lorsqu'elle t'a enseigné ces comptines et ces astuces.
– Pour sûr, approuva Lys avec une étrange raideur.
– Quand Amarrah a posé le pied sur l'îlot, il y a des siècles, elle y a trouvé le disque originel. La lune a veillé sur sa maison, comme elle a veillé sur chacune des nouvelles venues que le pays a amené, jour après jour… Amarrah a fondé le premier coven et, par la même, notre conception moderne de la magie. Que l'Arbre porte tous ces noms, d'un bout à l'autre du Continent, ne m'importe pas vraiment – car c'est Trahen qui lui a servi, au bout du compte, de ventre nourricier. C'est elle qui a béni la Marche des sorcières, et cerclé l'îlot de ses bras invincibles. C'est l'endroit… le plus sûr au monde.
Lys compris d'une vive idée quels enjeux agitaient l'esprit et faisaient enfler d'espoir le cœur de Lancelune ; une lèvre pincée, inconsciemment, tandis que ses yeux demeuraient fixés sur l'Amphigame qui poursuivit :
– En rédigeant L'Éther de Trahen, Amarrah a mis au point l'essentiel des recettes et des charmes que la déesse nous concède de bon gré. Les covens, les illuminés, et même les inconscientes comme toi sont libres de leurs choix et de leur magie. Mais c'est difficile. Et chaque sorcière finit inévitablement par payer les conséquences de ses actes. Il ne s'agit pas d'un Codex. Chez les magiciennes… on appelle ça le bon sens. C'est la raison pour laquelle je voulais éviter d'ensorceler ce crétin de Loyal… Pas tellement envie de salir mon aura pour faire payer quelques agrafes à un pauvre type !
Elle sembla s'oublier un instant, perdue dans le vague.
– Comment fonctionnent ces sortilèges ? demanda Lys.
– Toute la magie Trahnienne est basée sur le rite à la lune, qui commande aux rameaux de l'Arbre originel. Cet Arbre touche tout, et tout le monde ; et Trahen le supplante. En développant ton corps astral, tu pourras tirer, trancher, lier et délier ces branches pour influer sur les corps physiques de ton environnement. Immédiat, d'abord… Comme la cuve, par exemple, que tu as détruite pendant mon numéro. Et peut-être, à l'avenir, réussiras-tu à manipuler de plus larges ramifications ?
– Chut ! rappela Lys en agitant la main. Pas si fort !
– Excuse-moi, souffla Lancelune. Mais je suis tellement impatiente. Tu es forcément bénie, toi aussi ! Quand je pense à la facilité avec laquelle tu as pris part au cercle, sur cette étoile d'argent… Tu es destinée à faire de grandes choses.
– Mais peut-être pas si belles, murmura la jeune femme, pour elle-même, en songeant aux mille crimes que le lieutenant Abaustus Cabot imputait aux femmes de la pension Du-Havre,mère et fille…
– Quelle que soit la nature de ton pouvoir, insista Lancelune avec une indéfectible pédagogie, ton aura est inextricablement liée aux rameaux de l'Arbre. Chaque fois que tu invoques un mouvement, dans la grande toile originelle, tu puises ta force dans l'une, ou plusieurs des cinq ressources élémentaires. Elles sont fondatrices de toutes formes de magie, et c'est d'elles que les Trahniennes tirent leur savoir-faire.
De nouveau, elle leva la main gauche, pour tracer les lignes parallèles.
– Ces rameaux virtuels abritent les cinq royaumes de la connaissance humaine (et elle compta lentement sur ses doigts) : souvenir, perception, sensation, intuition et imagination.
Cette fois, Lys resta muette, car l'interruption n'avait plus d'utilité. Elle pensa néanmoins à la table des matières du Tertre, divisé en cinq chapitres qui décrivaient, tour à tour, les figures successives du cycle lunaire… Chacun d'eux faisait la part belle à l'une ou l'autre des faces de la lune, et ses croissants intermédiaires. Un culte étrange, dans lequel tu m'as fait tremper, Bergota !
– L'Éther affirmait déjà, bien avant l'alchimie fédérée, que la magie était obtenue des effluves astrales de la lune. Comme les Pasteurs, de nos jours, les sorcières savent que tout se transforme ; car rien ne se crée, ni ne disparaît, le long des fils de la tapisserie. Cette aura, qu'on appelle esprit ici ou âme par là, et la dette de chacun inscrite en elle sont liées à nos émotions, nos sentiments et nos pensées ; aussi organiques soient-ils… Chaque décision influence le réseau entier ; et ces décisions peuvent être modifiées, grâce à l'un ou l'autre des leviers. Cinq leviers, pour être exacte.
– Je croyais que Marmat lisait l'avenir dans les respirations ? Ni perception, ni intuition ne peuvent assurer le futur, n'est-ce pas ? Lequel de ces moyens le lui permet ?
– C'est l'imagination, précisa Lancelune. Ou plutôt, une sous-branche de la discipline. Mais Lys répliqua aussitôt :
– Comment lui suffit-il d'imaginer le futur pour le voir se réaliser ?
– C'est un peu plus compliqué… Dans le jargon, on appelle ça un rite spéculatif. Marmat projette, dans l'air qu'il respire, des images enfouies au cœur même de son client. Ces images lui viennent de l'Arbre. Notre imagination pousse sur le dernier rameau ; celui qui fait office de griffure du pouce gauche. Tu n'as pas vu le dessin de l'homme-arbre Elle est la somme de tout le reste… Le sortilège expose les probabilités.
– Et les autres cicatrices ? insista la jeune Orbienne.
– Perception et sensation, astrale ou matérielle, sont à l'origine de nos sens, et de notre science. L'intuition façonne nos instincts et provoque nos rêves prémonitoires. Enfin, il y a la magie du souvenir. Elles sont canalisées par les plus vastes rameaux de l'universel.
– Laquelle est la plus facile à utiliser ?
– Aucune ! souffla Lancelune avec sévérité. Tout dépend de ta volonté. La magie de la lune est complexe. Elle transcende largement l'alchimie primitive du Roi-berger.
– Si tu étais née à Orbe, se risqua Lys, tu serais dans un Cénotaphe, à l'heure qu'il est…
Lancelune haussa les épaules.
– Je n'ai parlé à personne de mes recherches. Même Marmat ne connait pas la moitié de mes… projets en cours. Je sais que je ne suis pas la mieux placée pour espérer, mais j'ai bûché longtemps pour en arriver là. Et je prie Trahen, chaque jour, de me laisser…
Un silence voleta dans l'air. Lancelune resta interdite.
– Marcher sur l'île ? acheva Lys, sidérée. Tu comptes te rendre là-bas ?
– Pas si simple, marmonna la Curiosité. Le Roi aurait rasé la ville et trucidé les covens, s'il avait suffi de voguer pour trouver l'îlot. La légende dit que seule une femme bafouée peut poser le pied sur la plage. Mais ça n'est pas une légende. Les sorcières de Trahen sont protégées par toutes sortes de charmes. Les souverains ont beau ne pas y croire, et se moquer des magiciennes – toujours est-il qu'aucun soldat n'a encore réussi à s'inviter sur place. Sinon, les covens ne seraient plus ; et nous l'aurions entendu ! J'ai besoin de savoir si j'y ai une place, Lys.
Celle-ci entrouvrit les lèvres en un « oh » silencieux, de ceux que produisait d'ordinaire l'Amphigame.
– Alors, tu vas… quitter les Curiosités ?
– Pas toi ? répliqua-t-elle avec un sourire. Je suis arrivée il y a neuf ans. Je pense que j'ai fait ma part ! Tu n'es pas là depuis une journée, et pourtant – tu vas t'en aller, toi aussi, pas vrai ? Pour rejoindre le Foyer Vorpal ?
Lys ne chercha pas à nier. Cette fois, elle ne perçut pas ronflement qui décoiffa la roulotte lorsque l'ombre géante passa encore tout près de là.
– Mais tu as besoin de quelqu'un pour t'initier, reprit Lancelune, et t'expliquer la teneur de cet héritage. Je suis ce quelqu'un. C'est pour ça que Trahen t'a mise sur mon chemin ; et moi, sur le tiens… Fusse-seulement pour la journée. (Elle posa une main sur son épaule). Je compte repasser par chez moi, en Baie. Le Petit Bassin m'a manqué trop longtemps. Mon frère, et ma mère – je ne les retrouverai plus. Lui s'est engagé dans l'armée ; elle m'a tourné le dos… Mais mon père – je sais qu'il m'aidera. Grâce à lui, je mettrai les voiles vers les Braises, et j'irai découvrir si oui, ou non, je suis digne de Trahen. (Elle lui adressa un nouveau sourire lumineux). Quant à toi, tu iras apprendre ton nom de naissance ! Et la raison pour laquelle, peut-être, on a voulu te boucler dans une fosse stérile du Fort… Qu'est-ce que tu en penses ?
Lancelune tendit sa main que Lys enlaça comme une promesse.
– C'est d'accord, chuchota-t-elle.
45. Chez les louvetiers
Le quartier du Terrier – et Ed n'avait pas besoin de s'entendre expliquer le pourquoi d'un tel nom – mordait le versant de la montagne en répandant ses quelques ruelles dans les sous-bois touffus qui chaussaient le Pic. Un panneau gris, couvert de peinture suintante, annonçait le hameau et ses cinq stations d'embarquement, autrefois saisonnières et depuis longtemps rendues à la nature sauvage… La résidence Représailles – qui dominait les autres – s'élevait au cœur du district, et c'était elle qui s'entichait encore du télésiège obsolète qu'on voyait grincer à mi-hauteur, ses câbles distendus comme les fils d'un napperon élimé déposé sur la montagne. Ed aperçut la truffe d'un animal – un renard, la fourrure plus blanche que neige –, puis sa queue hirsute qui disparut dans les fourrés. Anxieux, il songea au loup énorme, solitaire et nonchalant, qu'ils avaient vu passer, en entrant au pays… « Par là », chuchota Aiden.
Ils firent crisser la poudreuse de leurs fausses pattes jusqu'à ce qu'ils arrivent au pied de la maison qui fermait le Parcours. Plusieurs lanternes oscillaient derrière les carreaux, mais l'allée était déserte. Un silence assourdissant couvrait l'élévation de roc grumeleux, et le moulin figé à son flanc ; et sa mare gelée ; et les arbres noueux qui empêchaient la neige d'embrasser le domaine, comme si le Terrier, tapis au fond de Carbone-le-Rail, se protégeait de son propre manteau. Quelques sculptures diaphanes, taillées pour évoquer la torture d'êtres humanoïdes et sans visage, ornaient le parterre de mauvaise herbe qui avait, jadis, fait office de jardin. Ed détourna le regard pour aller droit vers la porte à double battant, à la poursuite d'Aiden ; et ce-dernier frappa avec vigueur :
– Nous avons de quoi payer le gîte et le couvert, prétendit-il tout de go au veilleur qui apparut à la lucarne barrée de fer. Il nous faut un guide ; quelqu'un qui connaisse les environs du Pic, prêt à partir du Terrier, pour nous conduire dans la montagne…
– Allez donc à la place de Carbone. Les guides sont en ville.
– Nous en venons. Nous… n'avons plus le temps. Il nous faut passer la lisière ; cette nuit.
Le veilleur leva un sourcil grisâtre.
– Dans ce cas… murmura-t-il d'un air mauvais. Station d'à côté. Demandez le père Sandolfe. L'ancien guérisseur du quartier. Ça fait cinquante ans qu'il est maître du Terrier. Tout c'qui à affaire au Parcours, c'est lui qui s'y colle. Évitez la porte de droite ; y'a deux clébards qui vous déchiquetteraient sur-le-champ… (il leur adressa un sourire carnivore). Le Pic s'élèvera, ajouta-t-il avant de verrouiller sa lucarne.
La station Représailles se constituait d'un large cylindre et d'un revêtement d'acier, bardé de hauts échafaudages et de plate-formes qui hérissaient le tronc de la résidence comme les points d'une feuille d'argent glissée dans une boîte à musique. C'était, à n'en pas douter, la dernière administration de carbone, avant les bois et les bêtes indomptables qui habitaient le massif ; et leur dernière chance d'obtenir leurs tickets pour les hauteurs enneigées du Pic, avant que la ville entière ne s'aperçoive de leur présence. Le garde à cagoule et ses deux chiens furieux, positionnés au pied de l'escalier, les accueillirent de mauvaise grâce avant de se ruer dans la maison ; et ils se retrouvèrent plantés sous le porche en attendant le vieillard qui tenait le quartier. Un ruisseau striait la cour piquée de buissons en faisant régulièrement basculer le levier d'un petit système d'irrigation, tout barbelé de fer. Edric se pencha discrètement vers Du-Lavoir.
– Tu veux qu'on prenne le télésiège, c'est ça ?
Mais Aiden objecta avec amertume :
– Hors-service. On aura besoin d'un guide solide.
Il jeta un regard à sa montre : quatre heures.
– Il faut quitter le Val-en-pis avant le matin, ajouta-t-il. Il ne nous reste plus beaucoup de temps…
Comme pour confirmer ses angoisses, un sifflet clair et fantomatique s'éleva tout près de là, et ils pivotèrent d'un même geste vers la bonne femme en manteau gris, un gilet de laine fournie boutonné sur la poitrine et de grosses moufles aux mains, qui trottinait dans leur direction. Son visage était invisible, sous le foulard crocheté dont elle s'était coiffée, mais ses yeux brillaient dans le noir. En laissant de profondes traces de bottes parmi les herbes alourdies de perles, elle bifurqua vers la tourelle de la station suivante sans cesser de tirer de longues notes stridentes de son sifflet.
– Elle réveille les travailleurs, murmura Du-Lavoir.
– Si tôt ? Mais le soleil n'est pas levé ! fit remarquer Edric, tandis que la fontaine claquait de la langue en ponctuant leur échange (et Du-Lavoir le contempla, de nouveau, avec une nette surprise avant de lui répondre).
– On n'attend pas le zénith pour bûcher, au Pic.
– En Cité non plus ; mais le chant du coq, au moins !
– Les coqs ne chantent pas, ici. Ils restent cachés, comme le soleil.
Edric s'interrompit, béat ; puis sourit un instant, les yeux plissés.
– Tu veux dire, murmura-t-il, que le Pic ne connaît que la nuit ?
Aiden planta ses mains sur ses hanches, suspicieux.
– Comment se fait-il que le (il baissa la voix) Prince de l'Arbre ignore tant de choses élémentaires de ses propres fiefs ? La baronnie-maudite porte son nom pour une raison !
– Je le sais bien ! protesta Ed. Mais j'ignorais que la description du Pic de l'Ombre était… si littérale ! Ne me blâme pas : Prince que je suis, je n'ai jamais parcouru les baronnies comme tu l'as fait. Amalric n'a, semble-t-il, pas jugé bon de me faire visiter le cimetière de l'Arbre !
– D'accord, d'accord ! grommela Aiden avec mauvaise humeur. L'important, c'est de quitter la ville au plus tôt ; et avant que ses horloges ne sonnent l'aube, si possible. Les autres siffleuses du pays sont sûrement en pleine besogne, elles aussi.
Ed écouta le cri du sifflet qui s'estompait peu à peu, perdu dans le brouillard ; pendant que le levier de la fontaine continuait de battre sa mesure. Personne ne venait à eux, alors qu'ils commençaient à sentir leur pieds geler sur le perron, enfouis dans les lueurs bleutées du porche et le cri d'un loup véritable, aux pattes bien réelles, retentit soudain, tout près ; trop près de là…
– Cet air, murmura lentement Edric. Cette mélodie qui a hypnotisé les bûcherons, sur la place, à notre arrivée… Vous l'avez composée ?
Il désigna inutilement l'octoluth, replié dans son dos, et Aiden renifla, l'air un peu confus. Avec la même prudence, il répliqua :
– Mon père. Pour ma mère. Je l'ai apprise, quand j'ai voulu…
Et il s'interrompit de nouveau. Ses lèvres crispées restaient cachées sous son foulard, mais ses yeux bruns, ridés et soucieux, ne laissaient plus de place au doute. Ed reprit dans un souffle : « La jouer à votre épouse ? ».
Du-Lavoir, le déserteur, le rouquin, le chevalier veuf, opina du chef.
– Comment s'appelait-elle ? demanda Ed.
Le musicien soupira, bras ballants, comme s'il hésitait entre soulagement et exaspération, puis répondit :
– Neilyn. L'Archet, de naissance. Elle était la petite-nièce d'Ivan. Mon mécanicien.
Il renifla de nouveau, essuya d'un revers de gant les flocons qui s'accrochaient à ses cils épais puis reprit :
– Elle est morte pendant mon service. Je l'ai laissée m'attendre, seule, au Lavoir, dans l'Orgue, tandis que je pilotais des engins de guerre au plus profond des Racines. Nous nous sommes mariés à mon retour – bref, je dois dire. Quand j'ai été envoyé dans la mer d'émeraude, elle n'a rien su de ma disparition, ni de mon escapade à travers les bois. Et – après que j'ai assassiné ces officiers, j'ai roulé droit vers le Lavoir, pour la protéger des représailles. L'armée bleue l'a trouvée avant moi. (Edric n'osa pas demander). C'est quand j'ai découvert… ce qu'ils lui avaient fait, que j'ai mis les voiles vers le Pic (et il inspira profondément) : Je voulais la ramener.
– La nécromancie ? souffla Ed d'une voix lointaine, les yeux écarquillés.
– Ça n'a pas fonctionné, précisa le rouquin en haussant les épaules.
Puis il se tut, et pivota vers la porte close. Après un silence hésitant, Edric murmura :
– La mélodie était belle.
La porte de bouleau s'ouvrit brutalement, et l'estimable guérisseur Sandolfe, maître du Terrier et du Parcours, leur apparut comme un ange noir, tout couvert de fourrure pelucheuse et de plumes de corneille. Il était très âgé, mais ses yeux restaient avides, sa mâchoire carrée continuaient de produire une barbe fournie qui se para aussitôt des quelques flocons que la brise leur envoya ; et sa canne d'acier, fermement serrée entre ses doigts veinés, sembla prête à s'abattre sur le crâne du premier insolent qui croiserait son chemin. Un gros pieu de bois, acéré et vernis, luisait à sa ceinture.
– Un guide à travers le Pic, aboya-t-il, c'est bien c'qu'on m'a dit d'emblée. J'ai failli vous envoyer paître les herbes empoisonnées de la lande ! Mais la montagne, c'est bien le seul coin que les gens du Parcours connaissent mieux que n'import' qui à Carbone-le-Rail ! J'ai quelqu'un pour vous, mes amis. Quelques deux, en fait. (Il désigna le paysage obscur de son doigt boudiné). Les remontées mécaniques du télésiège n'ont plus assez de monde, ici, pour les entretenir. Je connais ceux qui s'apprêtent à grimper le massif pour les restaurer. Ils habitent là-bas, en bordure du Terrier, dans la trouée qui gît à neuf-cent pieds du sous-bois. De l'autre côté du cimetière. Griffu, mon petit, va vous conduire au fossoyeur.
Et la course lui sembla si aisée que la méfiance d'Edric fut aussitôt titillée. Le champ de tombes morcelées et endormies sous un voile laiteux lui donna un frisson désagréable, de la nuque au bout des doigts. Depuis le bord sud du Terrier, la semi-lune de marbre blanc redevenait visible, perchée comme une pierre sertie sur le massif de l'ombre ; et elle éclairait les allées herbeuses striées de caveaux et de monolithes aux contours abîmés, mêlée au vert acide des aurores du grand nord. Une fosse commune, plus récente, creusait le périmètre en enfonçant ses milliers d'urnes parmi les racines. Ils approchèrent de la placette pavée, close par un portail acéré qui ressemblait à deux grandes ailes de chauve-souris, et de son kiosque à roulettes, drapé de sang et de suie, installé sur une calèche bardée de minuscules pots d'échappements. Les quatre roues, hautes et fines, grincèrent sur leurs rayons quand un grand type squelettique, ligoté par un costume élégant mais trop étroit, surgit comme un voleur du fiacre minuscule. Griffu, en grognant avec l'aplomb que laissait deviner son nom, les abandonna sans émotion au croque-mort qui décrypta soigneusement le verrou du portail et, de sa lanterne jaune, les mena à travers les talus boursouflés qui érigeaient les sépultures ; sans un bruit autre que le sifflement aigu de sa respiration… Quelle emphase, songea Ed. Dans le cimetière du cimetière… Cette fois, le fugitif aurait bien tronqué les mésaventures nyctalopes au profit d'une bonne baignade parfumée et d'un baldaquin chauffé. Contente-toi de ne pas glisser dans une fosse fraîche, s'ordonna-t-il. Derrière eux, Carbone-le-Rail avait disparu.
Le fossoyeur les livra, à son tour, à la porte d'une masure rondouillarde, plantée comme un bulbe sur le versant piégé par les rameaux crochus de la forêt d'encre. Son grillage épais délimitait son enceinte immédiate ; et une barrière de lattes pointues dessinait une mise en garde plus vaste encore. Le panneau planté dans la neige annonçait la « LOUVETERIE DU TERRIER ». D'autres canettes pendouillaient dans la cour, suspendues entre un épouvantail coiffé de mousse et un puits gigantesque ; et un parterre de verglas rongeait les quatre allées de maïs mort qui montaient en pente douce vers les arbres, depuis la cabane barricadée de taule qui crachait une fumée âcre. Ed s'empêcha de maugréer. Avec un rictus, le croque-mort sonna la cloche de l'entrée, puis tourna les talons pour s'évanouir dans les ténèbres. Mais la silhouette qui bondit vers eux parut tellement massive, tellement menaçante qu'Edric songea aussitôt au Commodore ; et recula de trois bons pas en voyant le démon courir dans sa direction. Or, c'était une femme, et non un pirate ; et une veilleuse native – à n'en pas douter – qui vivait à la lisière d'encre, et elle s'était coiffée d'une boîte crânienne animale aux crocs peinturlurés, du mauvais goût le plus sinistre. Le cuir et la fourrure qui l'isolaient du froid ajoutaient quelques couches à sa stature puissante, mais sa taille n'avait rien d'illusoire. Une collection d'instruments acérés lui tenaient la ceinture, et ses yeux sombres, visibles sous la large capuche, brillaient d'étoiles comme l'aile du corbeau qu'ils avaient missionnés… Du-Lavoir, lui, ne parut pas s'inquiéter du gabarit de leur hôtesse, qu'il suivit docilement vers la cour intérieure de la ferme ; et le garçon l'imita à contrecœur.
Un homme de la même envergure, casqué d'ossements similaires et adaptés à son large crâne, leur emboîta si tôt le pas ; et la petite troupe se retrouva sous un préau noirâtre, attablée à une planche de bois, couverte de peaux, de fourrure et de laine compressée. Guides ou non, ils sont trappeurs… Les deux voyageurs retirèrent leurs moufles humides pour se réchauffer les doigts au brasero qui illuminait la masure.
– Louvard, et Louvarde, grogna la femme, en se désignant, avec cet accent si guttural des gens du Pic (et Ed devina qu'il ne s'agissait pas de leurs véritables noms). On a r'çu le scriptogramme de Sandolfe. C'est nous qui déboisons le chemin dans la montagne, vers les stations du télésiège… Le Terrier a prévu d'restaurer le système, entre Carbone et les terminaux. Mais 'y nous faut deux paires d'mains supplémentaires… On vous conduira jusqu'au flanc de la montagne – à trois kilomètres du Manoir –, là où les moteurs alchimiques ont été endommagés ; et vous nous aid'rez à la besogne ; puis on vous laiss'ra là où vous jugerez bon !
Paires de bottes indestructibles, manteaux de fourrure épais et gants en peau de sanglier furent empilés sur l'établi ; tout près d'un panneau portatif aux étiquettes alchimiques jaunâtres et compliquées. Quelques questions techniques furent évoquées, et différents tarifs échangés. Aiden commença par s'enquérir d'un itinéraire puis marchanda l'horaire de l'escapade, pendant qu'Edric s'inquiétait dans son dos. C'est trop facile. D'une voix mal assurée, il intervint soudain dans leur débâcle :
– N'y avait-il pas au moins deux autres chasseurs, à Carbone-le-Rail, pour faire la course à vos côtés ? Pourquoi nous avoir attendus… ?
Ce fut le Louvard, cette fois-ci, qui le concéda avec grossièreté, sa mâchoire brune aux crocs de coyote fendue en un rictus méprisant.
– Il n'y a presque plus personne pour oser s'aventurer dans le Pic de l'Ombre. C'est de là qu'émanent les perturbations… Les signes apparaissent. (Il hocha lentement la tête). Nous, on connaît not' travail, et on a b'soin de quelqu'un pour relancer les moteurs. Et si vous êtes assez fous pour braver la montagne, peu importent vos raisons ! En revanche, notre protection ne s'ra pas gratuite.
Aiden leva un bras pour faire reculer Edric, qui n'insista pas.
– Puisque vous avez besoin de nous comme nous avons besoin de vous, dit Du-Lavoir d'un ton doucereux, pourquoi devrions-nous accepter de payer plus cher notre passage vers le Pic ?
– Nous avons besoin de travailleurs, du Manoir au Terrier, grogna la Louvarde. Si vous n'êtes pas utiles à la restauration du télésiège – j'imagine que vous pourrez toujours donner quelques coups de pioches, ici ; ou au cimetière ! Les feux-follets ont envahis le vallon. On sait plus quoi en faire.
– Vous nous menacez de nous garder captifs, pour nous mettre au bagne, si l'on ne vous paye pas ? Dommage. Nos bourses sont vides. Nous n'avons plus la moindre agrafe. Je suppose qu'il va donc nous falloir rebrousser chemin.
– Pas d'argent, pas d'argent ! rugit le Louvard dans sa barbe. Le sou-berger veut plus rien dire, ici. Les veilleurs se sont choisis leurs prop' devises…
– Alors, quoi ?
Et, contre toute attente de la part des fugitifs, il désigna le simple anneau de bronze, au doigt d'Edric.
– Ça.
Les comparses furent pris du même air pantois. Edric, directement concerné, réagit en premier :
– Pourquoi faire ? s'enquit-il avec une sincère confusion. C'est un alliage. Sans valeur.
– Les valeurs fluctuent, marmonna Louvarde.
– La monnaie a déraillé, répliqua son acolyte. Mais les artefacts… On se les arrache ! Et plus personne ne visite le Pic depuis des siècles. Un authentique anneau citéen – forgé en écurie-mécanique, pas vrai… ? Ça va r'présenter un joli pactole, au troc de carbone.
Ed contempla leurs guides (ou plutôt, nos ravisseurs) sans savoir que répondre. C'était un modeste paiement, d'un point de vue technique, car le bijou ne valait sûrement pas son agrafe, en Cité. Mais c'était aussi devenu son bien le plus précieux ; et ce dès l'instant où il avait décidé d'honorer la mémoire de Tony, en continuant de lui accorder sa confiance aveugle… Du-Lavoir, sceptique, finit par feindre un léger pas en arrière, les bras croisés, pour laisser au garçon le soin de faire affaire seul. Je sais ce que tu ferais, Des-Blés. Tu irais droit devant sans piétiner, sans te retourner. Il caressa l'anneau avec mélancolie. Aucune babiole ne te vaudra jamais. Je n'ai pas besoin de ça pour retrouver le Commodore. Puis, le cœur déchiré, il se soulagea d'un puissant fardeau en retirant le bijou, et s'étonna de la facilité avec laquelle il parla lorsqu'il céda au chantage :
– Prenez-le donc. Peu m'importe.
Louvard fit aussitôt disparaître l'objet dans le repli de sa veste, affichant un air résolument satisfait ; et sa compagne eut la même expression ragaillardie lorsqu'elle déroula la carte du fief sous leur yeux, avant d'y déposer quelques chandelles à la cire d'ébène. Les flammes vacillèrent un instant sous la force des bourrasques occupées à gifler le domaine, et le trappeur reprit avec ferveur :
– 'Voyez, ça ? (il désigna la ligne diagonale qui suspendait le télésiège). Un monocâble. Très vieux. Système de boucle fermée. Se charge de porter et tracter les cabines, de Carbone-le-Rail jusqu'au terminal, au milieu du massif. Deux fois vingt pylônes entre la ville et les têtes de Bella et Mandra.
– Les têtes de – ? murmura aussitôt Edric, dans un élan de surprise ; et Louvarde pointa l'index vers les reliefs obscurs, à travers la fenêtre :
– Le Pic se constitue de quatre monts. Belladone, la p'tite colline nord. Mandragore, c'est celle-ci, plein sud – une fois au terminal de l'une ou l'aut', y'a plus qu'à faire trois pas pour passer sur l'Ombre. À deux rues d'ici, à la lisière de l'encre, Ciguë. C'est la plus proche du Terrier, et c'est elle que l'télésiège survolait ; avant, quand y'avait encore des tailleurs de glace pour tenter leur fortune sur la montagne…
– Alors, il y a deux points d'arrivée ? s'enquit Aiden d'un air lointain.
– Pour deux itinéraires. Le bras gauche va sur la Bella ; le droit, sur la Mandra, et ils permettaient jadis, à nous aut' veilleurs, de traverser l'cœur d'encre avant de r'joindre les frontières nord et sud du pays. 'Pour ça qu'il nous faut deux camarades.
Ed savait que ce qu'il appelait « pays » se résumait à son fief.
– Il y a un fleuve, dans le vallon, reprit Louvard. La Coulée, qu'on l'appelle. 'Prend source dans la Ciguë, passe ent' les deux aut' collines et forme un lac au sud-ouest de l'Ombre. On va emprunter la barque jusqu'à la jonction des collines, pour avaler les trois quarts du ch'min. 'Restera plus qu'à réparer ce foutu système.
– De quoi se constitue-t-il ? interrogea Aiden d'un air très sérieux.
– Première transmutation.
– Gravitation ?
– Provoquée par le moteur terminal, à chacune des stations, ajouta Louvarde.
Ed peina à suivre leurs débits respectifs, la bouche entrouverte.
– Y'a une ligne conductrice qui traverse tous les pylônes, poursuivit-elle. Le système est équipé pour résister au froid, mais les cabines sont trop lourdes pour l'acier qui les porte. Pas possib' de l'remplacer ; lui aussi a été transmuté 'y a une éternité.
Elle désigna l'étrange panneau alchimique, qui clignotait en bord de table.
– Les ampoules d'Arcanes que nous a fourni Sandolfe sont pleines d'un combustible très efficace. On va les brancher aux terminaux – et en même temps ! – pour remettre les moteurs en marche.
– Vous comptez altérer la force de gravitation des sols ?
– Pour alléger les cabines, oui, confirma Louvard avec impatience. Ça relancera la rotation systémique.
Tout trappeurs et rustres qu'ils furent, les deux prédateurs connaissaient leur alchimie ; et Du-Lavoir ne semblait pas particulièrement à l'aise, car il avait les réflexes inconscients du souci qu'Edric savait remarquer, à présent – à commencer par son ton mesuré, ses manières éduquées de l'Orgue et son froncement de sourcils orangés. Pour autant, le couple ne se laissa pas démonter par le silence consterné qui s'ensuivit, et continua le déroulé de son programme :
– Les ampoules sont précieuses, précisa Louvarde. Elles ont de quoi faire imploser le système, avec les années d'énergie qu'elle réservent… Donc, on les transportera dans deux caissons blindés. Le reste, on s'en chargera comme des mules, avec ces traîneaux (elle désigna deux luges écorchées qui disparaissaient peu à peu sous les couches de poudreuse, au fond de la cour). Une fois la machine allumée, on vous laiss'ra aller où vous voudrez dans la montagne…
– Rien qui paraisse infaisable, n'est-ce pas ? murmura Edric à l'oreille d'Aiden.
– Aut' chose, intervint Louvard en repliant son fatras. Les collines sont exposées aux vents de piété. Les trois versants sud sont envahis de nuages et d'aurores. On y voit des comètes, qui filent comme des boulets d'canon parmi les sommets pour enflammer la cime. Bien sûr, vous aut', citéens, dites qu'il s'agit d'altérations « forcées » ; mais à Carbone-le-Rail, on appelle ça une malédiction.
Cette fois encore, Ed resta silencieux, car il avait compris que le mot citéen, en Pic, désignait tout mouton qui n'ait pas été conçu sur place. Il n'en demeura pas moins éberlué, car le terme de malédiction provoqua en lui un étrange sentiment d'excitation mêlé d'appréhension : il semblait probable que les accords secrets du mutin, qui avait laissé la nuit avaler son pays, n'aient rien évoqué d'autre que ce qu'il cherchait précisément à découvrir…
– Ce que vous d'vez piger, insista Louvarde, c'est que les collines sont dangereuses. Les loups et les melgraves, c'est pas l'pire… Les bois sont hantés. Au Terrier, on raconte que les morceaux d'âmes brisées de milliers d'veilleurs maudits s'y promènent, résolus à tourmenter le baron pour se venger – sans jamais réussir à trouver le Manoir, perdu dans les brumes enchantées de l'Ombre. Y'a pas mal de trappeurs, partis chasser le cerf diaphane, qu'en sont jamais revenus ; ou bien qu'en sont revenus à moitié fous. La distance est courte ; mais le Pic sait se rendre impénétrable.
– Bon – rien qui ne paraisse inévitablement mortel, corrigea Ed d'un air maussade ; mais Aiden distilla sa désolation dans un grognement de mauvaise augure :
– Et vous êtes, vous-mêmes, experts de ces dangers ?
– S'il y a des experts de la montagne, à Carbone-le-Rail, répliqua Louvard, alors oui, nous le sommes. Sans nous, vous tomberez sous les crocs de la première meute.
Aiden réfléchit, puis se tourna nonchalamment vers Ed pour l'étudier ; comme s'il se demandait si la chance du Son Altesse, en fief maudit, serait aussi maigre que la sienne propre lorsqu'il l'avait tentée pour ressusciter son épouse. Il lui adressa un coup de menton :
– Alors ? Qu'est-ce que tu en penses ?
Edric resta pantois une seconde, avant de se reprendre pour répliquer dans un murmure, qu'il destina au seul rouquin de la bande :
– Moi ? Je… (il oscilla). Je ne… (Aiden accrocha son regard avec une certaine sévérité, las de ses hésitations, et Ed pivota lentement vers la fenêtre). Je n'ai pas peur du noir. Je sais ce qu'il renferme. L'ennemi (il baissa le ton) en a surgi. Mais il est dehors, en pleine lumière, à présent ; et nous, déjà si loin. Quant aux bois et aux étoiles filantes, je les préfère à d'autres maux. Allons au Manoir. Avec eux. C'est notre meilleure chance.
Et Du-Lavoir opina sans un mot, l'air parfaitement impassible.
– Nous vous suivrons donc, déclara-t-il aux deux trappeurs. Jusqu'à ce que le moteur de notre terminal soit allumé. Puis nous irons de notre côté.
– Au bon glas ! trépigna Louvard en serrant leurs paumes réchauffées (Aiden d'abord, puis Edric, et la poigne épaisse du chasseur fit craquer chaque phalange de ses doigts). Le marché est conclu !
Et il parut qu'il l'était, en effet ; bien que le garçon n'eut aucun mal à lire la pensée de son acolyte. Aiden Du-Lavoir, de plus en plus fébrile, guettait l'entourloupe.
46. Pandorium
Quand Lys effleura l'épaule de Lancelune, celle-ci bondit aussitôt, l'air hébété. Lys la contempla. Toute trace du maquillage épais que lui imposait le Cabinet avait disparu de son visage aux yeux d'un brun noisette, bien plus chatoyant au naturel ; et son apparence lui sembla plus troublante encore, débarrassée des artifices. Les fossettes évoquaient la courbe de la féminité. Le menton carré et la mâchoire, plus virils, étaient imberbes. Sa robe (complètement différente du costume d'Amphigame) se constituait d'un unique pan de textile vert, et sa frange maladroite était tenue par un filet. Lancelune se redressa sur son matelas, perché comme un nid au-dessus des étagères. Elle voulut allumer la lampe, mais Lys l'arrêta d'un geste en murmurant :
– Il ne faut pas réveiller les autres.
Pouilleuse elle-même était demeurée au rez-de-chaussée, où logeait la jeune Orbienne en attendant l'aube. Son ronflement était perceptible depuis chaque recoin de la roulotte endormie. Célys, l'Homme-tatou, habitait la réserve, derrière le chauffe-eau du premier étage. L'oracle Marmat occupait l'arrière du véhicule, sur deux niveaux joints par une échelle de bois, dans un aménagement de meubles et d'ustensiles établis autour du garder-manger ; avec un rideau de velours tiré sur son intimité. Vieux Bébé profitait de l'habitacle, sa couche tournée vers le ciel qui brillait derrière le pare-brise haut de six pieds. Mais celui que Lys avait attendu de voir disparaître – que ses rouages aient besoin de sommeil ou pas – était Sambric, le torse biomécanique aux allures d'araignée qui arpentait le plafond du deuxième étage… L'automate s'était retiré sans un salut pour s'enfoncer dans la charpente ; et Lys s'était alors seulement autorisée à se dévêtir pour enfiler le peignoir que Lancelune lui avait prêté.
– Qu'est-ce qu'il se passe ? chuchota celle-ci avec inquiétude.
– Tout va bien ! Rien à craindre… Je voulais – essayer quelque chose. Mais c'est un secret. Ça devra rester entre nous.
– De quoi est-ce que tu parles ? demanda l'Amphigame, les yeux rougis. On a besoin de repos. J'ai un numéro à assurer, demain ; et il te faut convaincre Marmat de te garder parmi nous, au moins pour la journée… En plus, Sambric ne dort jamais.
Lys lui adressa un sourire, l'index sur les lèvres. Six des sept Curiosités du Cabinet Bellerosse dormaient du sommeil du juste ; mais Lys, pour sa part, se sentait enfin parfaitement éveillée. Elle tapota la couverture de Lancelune et insista :
– Allez, dépêche, avant que quelqu'un n'ouvre l'œil !
L'Amphigame se laissa emmener d'un pas malhabile, la face ahurie de fatigue, quand Lys s'empressa de rejoindre la torsade étroite qui perçait la roulotte comme un cure-dent piquait un canapé. Les appareils alchimiques d'occasion et les expositions de curiosités dispersées dans le véhicule semblaient plus fatigués et plus curieux encore, couverts d'obscurité. Quatre à quatre, la jeune fille s'éleva dans les étages (Marmat avait éteint tous ses lampions ; le tatou avait enfin cessé de grattouiller son mur ; la cinglante scientifique s'était mise à ronfler à son tour) et, s'emparant d'une main hésitante, conduisit Lancelune devant les maillons qui fermaient le troisième et dernier niveau. La Curiosité, crispée jusqu'au bout des ongles, susurra aussitôt :
– Qu'est-ce que tu veux essayer, qui ne peut attendre le jour ?
Couvrant l'Amphigame d'un regard éperdument désolé, s'efforçant de ne pas faire papillonner ses longs cils de charbon sur le bleu océan de ses iris, Lys cessa de se défiler pour déclarer dans un souffle :
– J'ai menti. Quand j'ai dit avoir perdu le contrôle. Je me suis retirée de mon plein gré. Ce sortilège était dangereux. Trop dangereux. Je ne prétends pas comprendre quoi que ce soit de cet Arbre originel, Lancelune ; je t'assure. Et c'est justement ce qui m'effraie. Pardon de t'avoir déçue. Mais l'Arbre a senti mon doute. Je savais que c'était mal.
Lancelune la laissa finir avec attention, avant de répliquer de son habituel :
– Oh ! Je… je m'en doutais. Enfin, je me le suis demandé. (Elle haussa les épaules, un pâle sourire aux lèvres). Je ne crois pas que ça soit une très bonne idée, de toute façon. Marmat est devenue aigrie. Et Vieux Bébé lui répond comme à sa propre mère… 'Faut dire, elle s'en est occupée. Pis, on risquerait de tout perdre, nous aussi, au Cabinet.
Lys s'étonna de tant de clémence. Elle avait vu, très clairement, la lueur de déception voltiger dans son œil, et l'amère politesse de ses salutations, une fois la nuit tombée. En interrompant le rituel, Lys avait fait preuve de déloyauté. Seule Lancelune l'avait accueillie avec une chaleureuse bienveillance ; et seule, encore, elle avait fait l'effort de ménager son arrivée parmi la troupe… Elle aurait dû être son amie.
– Tu ne m'en veux pas ?
– Non, rétorqua Lancelune. Tu m'as probablement évité pas mal de problèmes, à vrai dire…
Dehors, derrière les rideaux de velours, quelques pétards accompagnèrent la sortie finale des musiciens. Trois heures du matin venaient de sonner, à la pendule cliquetante du colimaçon, et Lancelune hocha la tête pour la réprimander de sa veillée tardive ; mais Lys poursuivit de son ton le plus doux :
– Tu semblais affreusement déçue. Ce Monsieur Loyal t'a-t-il tant malmenée ?
– Non, glapit Lancelune, prise au dépourvu. Non, je voulais seulement… Il ne s'agissait pas de châtiment. Je me demandais si j'étais – capable de réussir un tel rituel. Tu sais, les cinq rameaux… enfin, il faut que des sorcières, de vraies sorcières, forment le cercle ; cinq, et pas une de moins. Ni quatre et demie.
– Quoi ? murmura Lys, pétrifiée.
– Oh, rien de grave ! reprit l'Amphigame. Mais même sans cette moustache ridicule, je ne suis pas tout à fait sûre…
– Tu ne l'es pas ?
– Eh bien… (elle se décomposa, l'air subitement effrayé). Tu sais ce que je suis, enfin ! Lancelune, du Cabinet Bellerosse – et ses attributs caractéristiques ! Cette troupe sera peut-être le meilleur coven que je trouverai jamais. Je suis ici pour une bonne raison.
– J'en doute, admit Lys, qui se figea quand Lancelune retira vivement sa main de la sienne pour croiser les bras, et siffler entre ses dents :
– Ça te va bien, d'en douter, avec tes formes parfaites et tes yeux d'azur ! Mais ne me regarde pas de haut ! Je suis une bizarrerie à part entière, d'accord ; pourtant, je connais la magie mieux que toi.
Lys la contempla avec une franche stupéfaction, les paumes levées :
– Je ne voulais pas dire… Bien sûr, que tu la connais, je n'ai pas prétendu le contraire ! Je crois simplement que – certaines personnes peuvent se montrer féroces, quand elles s'en prennent à des innocents. Je suis convaincue que ce Loyal exploite – tes talents…
– Un talent ! Quel joli terme, pour qualifier une aberration !
– Qu'est-ce qui te prend ? s'énerva Lys.
– Il me prend que tu n'es pas la première à vouloir me faire la leçon, au sujet de mon travail ; et que tu ne seras pas la dernière à me laisser sur la carreau dans tous les cas. Toujours pareil, à la fin ! Je t'apprécie, Lys – et j'espère que c'est réciproque – mais je ne compte pas te servir de bonne cause, d'accord ? Je ne suis pas Pouilleuse.
Les canalisations de la roulotte se mirent à chantonner dans la nuit, bercée de grillons de plus en plus agressifs.
– Très bien, chuchota Lys. Je n'ai rien à te dire sur ton compte. Mais je suis sûre que je peux te montrer.
– De quoi est-ce que tu parles ?
– Ce sortilège – lui, ou n'importe quel autre : je peux le faire. J'en suis capable. Et toi aussi. Je le sais, je l'ai senti. Non, ajouta-t-elle en la voyant pointer l'index vers l'étage inférieur. Pas besoin de pentagramme. Ni de houx, en fait, ni de personne. Juste toi et moi. Mais on risque de nous surprendre, en bas. Ouvre cette porte – et je te montrerai ce que ma tutrice m'a enseigné.
Lancelune lui jeta un regard éberlué. Puis, les joues rosies, elle s'empressa d'enfoncer la plus petite clé de son trousseau dans la serrure grinçante. Derrière le volet de bouleau fatigué se trouvaient les combles de la roulotte ; enfermés sous un chapeau bombé comme la coiffe d'un champignon géant. Les nombreux conduits de cheminée parcouraient les sinuosités de la carrosserie. Aucune lampe ne grésillait, mais la pièce scintillait de part et d'autre de l'allée unique et minuscule qui la scindait. Une centaine de cristaux turquoise lévitaient par-dessus leurs socles. Plus d'étagères, d'autres buffets d'apothicaires et de la vaisselle alchimique qui prenait la poussière ; le tout, éclairé par de petites étiquettes qui nommaient chacun des éléments entreposés dans le Cabinet. Lys s'avança d'un pas lent, prise au dépourvu par l'étroit grenier noyé d'écume saphir.
– Qu'est-ce que c'est ? murmura-t-elle.
– Le Pandorium, répondit Lancelune avec fierté. La collection la plus privée du Cabinet.
Les différents chauffages de la roulotte exhalaient une tiédeur qui ne semblait pas capable de s'infiltrer dans la pièce, plus froide que les étages inférieurs ; et Lys se frotta machinalement les flancs en détaillant les octaèdres étincelants.
– Une collection de quoi ?
– D'idées, dit la Curiosité. Le rez-de-chaussée, c'est le Naturium. Musée miniature des pierres, des herbes et des bêtes, rarissimes ou difformes… Au premier, le Logorium. Les êtres dans mon genre ; et les siamois, et tout ceux qui ont eu moins de chance que Vieux Bébé. Marmat garde les bocaux derrière son rideau. L'Artificium, au deuxième, expose des créations de toutes sortes ; des appareils, des inventions…
– Et le Pandorium, qu'expose-t-il ?
– L'aura de ceux qui les ont crées, expliqua Lancelune en désignant une étiquette d'or. Un fragment, du moins. Ces cristaux renferment des respirations. Celles que Marmat a étudié de ses divinations… Les étrangetés de l'esprit humain sont plus nombreuses que celle du corps, tu sais. Les personnages de sa mancie sont des récits à eux tout seuls.
Lys erra parmi les diamants gelés, frappée d'émerveillement.
– C'est parfait, susurra-t-elle.
Lancelune ferma minutieusement le verrou, puis approcha avec prudence et Lys, confiante, lui tendit deux mains pâles que la curiosité effleura d'un air timide.
– De quoi as-tu peur ?
– Je ne sais pas, murmura Lancelune. Je ne veux pas aggraver ton cas.
– Oh, souffla à son tour la jeune femme. Ne t'en fais pas. Je suis Lys Du-Havre, orpheline du terril, et Veuve noire de Fort-le-fief ! J'ai déjà des lieutenants, des lingères et à coup sûr, une tutrice furieuse aux trousses ! Pouilleuse est prête à gober le premier qui me barrera la routes… Je ne risque rien, si je suis avec toi. Et tu ne risques rien non plus.
Lancelune opina enfin, sans pouvoir s'empêcher de sourire.
– Alors… comment on procède ?
– En fait, j'espérais que tu puisses me le dire, admit Lys tandis que Lancelune ouvrait de grands yeux effrayés. C'est toi qui connait les formules… Je voudrais simplement éviter de châtier des inconnus. Choisis l'incantation, et je m'occuperai du reste !
– Il existe des tas de rituels, répliqua Lancelune. Certains sont élémentaires. D'autres dépassent mon habileté. Et d'autres encore nécessitent un cercle, voire un coven tout entier pour être exécutés… Celui que nous avons entrepris, ce soir, était un exercice de haut vol. Je ne crois pas que nous aurions pu réussir, sans toi… je veux dire, même accompagnées d'une autre magicienne. Tu as porté le cercle, plus encore que Marmat. Je crois que ton rameau perceptif est particulièrement prolongé.
– Va pour la perception, dans ce cas ! souffla Lys. Quelle formule utilise ce rameau ?
– Des tas. Trois centaines, au bas mot, de rituels de vision, mais aussi d'ouïe et d'odorat. Mauvais œil et réactions épidermiques. Quelques dizaines parlent de prémonitions, et d'autres, de perception interne. Les restes de travaux tardifs et inachevés, aussi – qui se vouaient à déchiffrer d'Anciennes gravures, pour définir plus de recettes encore… Tu as le choix. Voudrais-tu ne plus rien sentir que la chaleur du soleil, sur ta peau – et irradier d'un feu perpétuel ? Ou entendre les couleurs, comme si la peinture se mettait à chanter sa propre symphonie ?
– Est-ce bien possible ? murmura Lys.
– Avec toi, peut-être.
– Je pensais à quelque chose de plus simple. Nous nous sommes – liées, tout à l'heure, pendant le rituel… Pourrions-nous le refaire ?
Lancelune haussa encore les épaules.
– N'importe quel rituel constitué de plusieurs participants requiert une perception de l'autre aiguisée. Ce que Marmat appelle le bon sens n'est visiblement pas donné à tout le monde ; mais toi, tu en as dans ton cabas. Tu t'en es servie, sans t'en rendre compte ! Tu nous as vues, comme on t'a vue, dans le cercle, pendant qu'on invoquait les cinq rameaux. Et tu as perçu le tronc de l'Arbre. C'est ça qui t'a effrayée… Tu sais déjà le faire. La qualité de la connexion dépend desdits participants. À cinq, sur une étoile d'argent et pour châtier un homme – ça demande beaucoup de talent ! Mais c'est très facile, dans un face-à-face… C'est l'état de transe élémentaire nécessaire à n'importe quelle forme de magie qui ne soit pas foncièrement individuelle. Les autres sont rares.
Elle tendit encore ses deux mains potelées et cette fois, Lys s'y accrocha avec une détermination viscérale.
– Tout ce que l'on a à faire, c'est regarder nos auras respectives. Garde les yeux bien ouverts, et concentre-toi de toutes tes forces sur l'émotion centrale de ta demande à la déesse. Ne lutte pas contre elle. Puise ton énergie dans ton sentiment. Est-ce de la curiosité, que tu y trouves ? De l'ambition ? De l'impatience ? Écoute attentivement le battement de ton cœur. Et la crispation de ton estomac. Et invoque ton pouvoir. Ne le laisse pas venir du dehors, ou de la peur qu'il suscite. Ni des autres, comme tu l'as fait pendant mon numéro… Entend le résonner de l'intérieur. Il n'a y a aucune incantation pour ça.
–Je l'ai, murmura Lys, sans plus ciller.
Encore une fois, les branches de l'Arbre envahirent l'endroit, jaillis de sous le plancher, sinueusement infiltrés par les interstices et subitement étendues le long des murs, comme une pousse à la croissance accélérée. Une brise s'éleva, mais les cristaux bleutés demeurèrent immobiles, et laissèrent la cime émeraude couvrir le grenier de sa coiffe luxuriante. Lys sentit les racines profondes de la terre, enfoncées à des distances incalculables, agiter la roulotte comme si elle les avait foulées pieds nus. Pourtant, son bonheur ne valait pas celui de Lancelune. Il fut évident que cette dernière avait parlé vrai. L'aura de la Curiosité, d'un délicat beige de pêche, renvoyait les teintes d'azur de son propre halo. Chacun des deux rameaux qui leur traversait le cœur poussa d'un seul élan vers la sorcière qui lui faisait face, pour se lier à l'autre à la façon d'un nœud marin, solide et inextricable. Lys, prise de plénitude, se laissa porter par la brise tiède.
Son pouvoir était réel. Le rituel de l'étoile avait réveillé quelque chose en elle. Quelque chose qui avait toujours sommeillé ; et qui se refusait désormais à baisser la truffe de nouveau. La sensation de contenir une force transcendante l'avait parcourue de pied en cap (grâce à Bergota) et toute sa vie : face à Doperic, Idéaud, Cabot, Topaze ou Rubric ; dans un puits, un Cénotaphe ou une gare bondée. Elle le voyait clairement, à présent. Le désir ardent de découvrir son vrai nom, son lit de naissance et la raison des secrets incessants de Tassaud lui parut soudain très lointain… Peut-être n'avait-elle plus besoin de chercher qui elle était, finalement ? Je suis sorcière. Voilà tout. L'imparable perception fit fondre ses yeux comme deux chandelles ; et elle vit, de toutes les façons et le plus nettement du monde, l'âme de Lancelune, plantée devant elle au beau milieu du Pandorium.
La fillette était timide et farouche ; et les joues livides de colère. Lys n'aurait su dire avec exactitude ce qui habillait l'enfant, ni l'âge qu'elle avait ; ni même si elle était vraiment là, dans ce grenier, parmi la centaine de cristaux étincelants. Pourtant, elle discernait aisément la lueur de son œil dans lequel elle aurait pu plonger, pour y pêcher le souvenir, la pensée et tout ce qui faisait l'esprit de Lancelune. Bonjour, lui dit-elle, et la fillette sourit. Lys avait l'impression de connaître ce sourire. Les murs étaient couverts par une lueur unique, sans source ni projection, comme si un rayon émanait de l'air répandu entre elles. Elle sentit l'éther parcourir ses veines. Et l'être fantastique qui portait le nom de Bassinet se mit à pleurer, tandis que les rameaux de l'originel grouillaient dans le Cabinet.
– Tu es là, murmura Lys.
– Toi aussi, répondit Lancelune, fascinée.
L'âme circulaire de la Curiosité continua de défiler devant Lys, tel un tourne-disque géant. Lys y trouva un rideau derrière lequel elle s'égara un instant, cernée par le doute et la rancœur ; sans que la fillette ne parvienne à étouffer le feu de sa colère. Quelques bifurcations encore, et elle aperçut un pan de solitude, aussi large qu'un bout de ciel… Enfin, ce fut l'espoir palpable de connaître Trahen et ses murs invisibles, et de témoigner son amour pour l'Éther. Lys, émue, voulut voir encore au-delà et elle jeta un regard alentours.
Les cristaux avaient presque disparus, et les cris de l'Allégresse s'étaient tus, couverts par un silence bourdonnant. Seule la silhouette menue de Lancelune sifflotait encore dans la nuit. Mais une chaleur intense, plus rougeoyante encore que leurs auras entremêlées, attira son attention vers la fenêtre. Sans lâcher la main de Lancelune, Lys se tordit le cou pour regarder au nord. Dans la toile sombre qui servait de canevas aux branches virtuelles de l'Arbre apparaissait une tache rouge, coulante, dégoulinante à la manière d'une vaguelette ardente échappée du bitume. C'était une tache infime – de la taille de son pouce, si elle l'avait levé à l'œil, bras tendu… Mais vivace et, seconde après seconde, de plus en plus intense ; perdue dans le paysage bleuté du Pandorium. Loin, par-delà l'Allégresse. Qu'est-ce que c'est ? songea Lys.
Sa concentration faillit, elle abandonna la paume de Lancelune ; puis sentit les rameaux disparaître sous terre tels des serpents effrayés. Le bourdonnement s'atténua aussitôt, et le chatoiement de leurs auras conjointes disparut pour de bon. Reculant d'un pas chancelant, Lys peina à reprendre son souffle :
– Pardon, je – j'ai perdu le fil…
– Tu t'excuses ? fit remarquer Lancelune avec stupéfaction. C'est la perception la plus forte que j'ai jamais connue… C'était comme être portée par l'Arbre lui-même ! ajouta-t-elle, l'œil humide de gratitude.
Mais Lys ne parvint à feindre le même enthousiasme. La tache rouge collait encore à sa rétine. Sans quitter le nord du regard, plantée comme une endive devant le mur de lambris écaillé, elle demanda dans un murmure :
– Tu n'as pas vu ? Cette bûche, plantée dans l'horizon bleu ?
– Une bûche ?
– Je veux dire… Comme un trou. Une marque de brûlure, au milieu du paysage. Là-bas, plus au nord. Elle se propage et ronge les rameaux. (Lancelune regarda la fenêtre close qu'elle désignait, les sourcils froncés). Il y a quelque chose, dans les Plaines… Je n'ai pas eu le temps de comprendre si… si j'étais censée voir.
– Tu as entendu des voix ? interrogea subitement Lancelune. Reçu une prémonition ?
– Non, répliqua Lys. Je n'ai fait que regarder.
– Une anomalie, peut-être. Une altération alchimique qui affecte ton aura. Ou un signe, venu d'un point précis de ton cycle. Pour être honnête, ça pourrait bien être n'importe quoi ; si l'on admet ton potentiel !
Lys se mit à réfléchir. Le terriblement proche Foyer Vorpal (qui avait recensé les bambins de sa génération) se trouvait au nord, plus haut dans les Plaines ; en plein sur la brûlure de cigare qu'elle venait de surprendre, juchée dans l'horizon virtuel. Il fut évident que Lancelune n'y pensait pas, encore subjuguée par sa propre expérience, mais Lys se sentit inexplicablement attirée par la marque qui donnait, sans l'ombre d'un doute, l'emplacement du temple insaisissable, à quelques kilomètres de là. La lune rousse – muette comme Nellà – voulait-elle lui faire comprendre quelque chose ? Y a-t-il un secret pour moi, à Vorpal ? Ou rien qu'un danger plus grand que la fureur citéenne ?
– Lys ? s'inquiéta Lancelune. Ça va ?
– Bien sûr. Je vais très bien. Je me demande simplement ce que…
Elle s'interrompit, alors qu'un violent coup de botte atteignait la portière de la roulotte, trois niveaux plus bas ; et la voix de Vieux Bébé s'éleva dans un cri guttural. Une, deux, puis trois lampes s'allumèrent dans le véhicule (les magiciennes le virent aux rayons d'or qui se répandirent sur le sol, derrière le sinistre rideau du Pandorium) et la sonnette fut écrasée par un index impatient. Lancelune parut se demander qui venait réclamer un numéro de Curiosité à une heure pareille ; mais Lys, elle, pensa aussitôt à ses propres démons. Elle comprit qu'elle avait eu raison d'obéir à Pouilleuse, après sa pitoyable tentative de convaincre Rubric de la laisser s'enfuir… Car une semi-baronnie à peine la séparait de la Cité qu'elle entendait déjà le gros officier déclarer :
– Nous sommes à la recherche d'une Veuve noire. Cheveux plus sombres encore. Les yeux bleus. Elle se fait appeler Lys Du-Havre et se promène en uniforme de lingère. Des témoins affirment l'avoir vu pénétrer le carnaval. Ouvrez cette portière.
47. Bifurcation
Le Pic de l'Ombre ne s'étendait que sur quelques kilomètres, au milieu du ravin qui servait de cœur à la baronnie maudite, et ses trois collines – tassées comme une succession de tombes sur un talus – s'emmitouflaient d'une couverture de sapins et de bouleaux qui leur donnait un air endormi, à elles aussi. Pourtant, l'atmosphère qui régnait dans les étendues d'herbe, inexplicablement touffue, rendait l'air pesant et les ombres du massif continuaient de trancher le Val-en-pis tout entier en jetant leurs voile jusqu'à cinq kilomètres en contrebas. Chacun de leur pas semblait lourd, comme ralenti par une force invisible. Les aurores septentrionales, quant à elles (et pourtant surgies telle une douche spéciale au-dessus des Plaines), brillaient, et rougeoyaient et verdissaient, et éclataient en mille canaux d'un rose piqué d'or (et de fort mauvaise augure) parmi les résidus de nuages bombés qui furetaient entre les sommets. Jamais de sa vie Ed n'avait assisté à un tel phénomène. C'était comme si les arcs d'émeraude fendaient le ciel pour laisser tomber au sol quelques morceaux d'étoile. Dans leur dos, Carbone-le-Rail paraissait morte, et le garçon retint son souffle, en enfonçant sa botte dans une anicroche béante du chemin pour grimper la pente raide et scruter le vallon. Jusqu'à lors, il n'avait pas saisi si vivement le quolibet de « ville-cimetière ». Si la cervelle d'Aiden Du-Lavoir est gorgée d'autant de piété que ce vallon, son existence doit être une torture perpétuelle, pensa-t-il avec une certaine tristesse.
La forêt d'encre les avala, crus et congelés, le sentier pentu se raidit encore et la cime les enveloppa comme une mère changeante ; à la fois sévère et attendrie. Le thermomètre au baluchon d'Aiden indiquait une température négative, mais celui-ci semblait demeurer insensible à la gifle du vent odieux, presque solide, qui s'épaississait pour leur tasser les épaules et les ramener à la terre… Avec un frisson supplémentaire, Edric se prit à imaginer des mains putréfiées jaillir des sols blanchâtres pour lui saisir le talon. Reprends-toi. Les veilleurs parlent déjà d'une forêt hantée. Inutile d'y faire entrer d'autres démons ! Le froid, curieux, parvenait à s'inviter sous sa combinaison, son manteau et le tas de fourrures dont l'avaient ceinturé Louvard et Louvarde, et ses dents ne cessaient de claquer sous ses lèvres bleuâtres. Les deux trappeurs menaient la marche. Ils scrutaient le flanc de la colline à la noxiculaire, tournés de nord en sud, presque dos à dos, en tirant chacun une luge qui laissait sa longue trace aplanie parmi les buttes et les troncs. Des manches de coton et des épaules en renard couvraient leur carrure monstrueuse. Ils n'avaient pas omis de s'armer ; et même s'ils n'avaient pas privés les fugitifs de leurs gadgets, la besace de Des-Blés que portait Edric et l'octoluth de Du-Lavoir semblaient d'une maigre praticité, sur la pente glacée, comparés aux billes et aux flèches de plomb qu'ils avaient au bord du casque, et au harpon dentelé qu'ils portaient dans le dos. La forêt d'encre n'a aucun secret pour eux. Leurs pieds étaient sanglés, leurs gants doublés d'un duvet dont ils ne les avaient pas fait profiter et leurs coupe-vents, tissés dans le poil de visenplis le plus ferme. Deux caissons, un traîneau de fortune et leur propre paquetage fermait le convoi alors qu'Edric, et Du-Lavoir lui-même, s'essoufflaient déjà en essayant d'imiter la cadence des deux chasseurs.
On n'entendait plus rien, dans les bois enfiévrés, que l'écoulement régulier des stalactites qui décoraient les branches des pins comme un soir de Pot d'Or ; et parfois, un oiseau qui sifflotait en parcourant le versant. Le fleuve commença à chuchoter au nord-est, et un gargouillement de cascades onctueuses s'éleva autour d'eux. Les contours acérés du massif créaient de fantasques illusions que les noxis ne domptaient pas, bariolées d'arcs-en-ciel et de comètes vivaces. Attentifs au paysage, les trappeurs suivirent leur piste habituelle. Une paire de gros lapins, moustachus de café de la gorge à la pointe des oreilles, s'enfuit avec effroi à leur arrivée dans une clairière immense et pâle comme une iris pétrifiée. Quand la montre d'Aiden indiqua sept heures, le garçon se tourna vers les sommets, à la recherche d'une lueur matinale. Il n'en trouva aucune.
« La-Traque », murmura Du-Lavoir en pointant l'index vers la masse sombre qui trouait la forêt d'encre, plus au sud. Des bûcherons, et des illuminés… pensa Edric. « Et Lune-Rousse », ajouta le rouquin, désignant la larme scintillante qui ornait le sommet du Pic même. « Six accidents de motoneige, et trois disparitions entre les deux villages, cette année ! C'est c'qui s'passe, sans télésiège ! » cria Louvard au vent. Ed grelotta. Les collines noircies des Racines auraient presque pu paraître chaleureuses, comparées au marécage d'étoiles gelées auquel ressemblait le massif…
Louvarde siffla doucement, et Louvard arrêta sa luge quand apparut, parmi les arbres, une vaste paroi de pierre volcanique, trouée sur toute la surface, qui crachait sa cascade de glace dans le vallon tel un tuyau d'arrosage furieux. À son pied boursouflé de champignons blancs, qui gonflaient et gonflaient pendant que les gerbes d'eau cristallisée s'accumulaient, un petit pont de bois sautait le ravin pour donner accès à la route glissante qui serpentait entre les sapins, foncièrement ténébreux et majestueux ; et Edric contemplait ceux-ci avec fascination, car ils commençaient à l'inquiéter. Un tapis d'aiguilles turquoises couvrait le reste du ravin ; et le canal, creusé dans la roche, s'ornait d'une centaine de crânes humains, sculptés avec la plus sinistre précision. Un autre renard bondit à leurs bottes pour filer dans les bois sans demander son reste.
– La route forme une boucle ! appela Aiden. Elle repart en sens inverse ! Combien de temps encore, pour arriver au fleuve ?
Louvarde revint grommeler vers les fugitifs et répliqua de son ton le plus bourru :
– Elle esquive la trajectoire des melgraves. C'est le chemin le plus sûr, pour éviter les meutes de la colline… On sera au fleuve dans une demi-heure.
À peine eurent-ils atteint la crête de la Ciguë, quelques six-cent pieds plus haut, qu'Edric s'effondra dans la neige, avide d'oxygène. Aiden l'imita aussitôt, tandis que leurs guides les toisaient d'un air docte – sans doute peu habitués à la fragilité des citéens en altitude. Ed tira sur son coupe-vent pour cracher au sol, la gorge en feu,et laissa une goulée d'air glacé s'infiltrer comme un poignard entre ses lèvres, pour aller éclater en un millier de fragments dans ses poumons. La modeste stature de la colline ne laissait rien deviner du relent empoisonné qui parcourait ses vents ; ni de la vitesse à laquelle son climat heurtait le moral. Ne songe à rien. Un pied devant l'autre. Ne songe à rien… Il trébucha en voulant gravir le furoncle givré qui ornait le rictus de la Coulée, parsemée de neige gobée par ses crevasses, et atterrit sur un coude maladroit qui se planta dans le verglas en lui épargnant un plongeon, mais sans omettre de lui arracher une grimace au passage. Louvard et Louvarde, par la grâce du géant, avaient pourvu leurs cuirasses d'un renforcement typique de leur métier : un épais squelette d'acier, monté sur ressors et hérissé de pointes, qui amortissait prodigieusement les chocs et s'enfonçait dans la glace du Pic comme dans une motte de beurre. Ça, et la pioche à adaptateur thermique, devaient servir à assurer leur survie dans l'ombre…
La barque (arrivée deux mois plus tôt, d'après le couple) était empaquetée par le gel et impossible à extraire de la petite crique qui bullait au bord de la Coulée ; mais les deux trappeurs, et sans attendre, enfoncèrent la pointe de leurs pioches dans la glace, et ordonnèrent la même chose aux citéens qui s'empressèrent d'obéir avec un enthousiasme plus mesuré. Le chasseur musculeux actionna un par un les mécanismes et les pioches se mirent à grésiller, pour faire fondre la poudreuse qui piégeait le rafiot. Tandis qu'il chargeait les bagages, au gré du réchauffement suintant de la coque pétrifiée, sa comparse fit jaillir un briquet de sa manchette ; et enflamma une liasse de paperasse jaunie qu'elle serra entre deux parts de bûchette fendue. Le campement fut vite couvert de neige, à l'exception du feu de bois bleuté qui repoussait les flocons en laissant échapper un filet de fumée aussi clair qu'une rivière du Chenil. Tandis que son compagnon déballait ses outils avec une minutie sauvage, la Louvarde jeta une poignée de poudre sur son bûcher qui crépita plus encore dans l'obscurité lunaire.
Peu encline à la pédagogie, elle leur expliqua sèchement qu'il s'agissait là d'une technique d'intimidation, typique des trappeurs du Pic et nécessaire à leur périple : « 'S'agit pas d'se cacher. Il faut s'faire voir. Ce coin là est piégé par les exilés du fief, jetés dans ses bois. Les feux transmutés servaient aux premiers chasseurs du cerf, dans l'temps… Les trappeurs les plus coriaces de Carbone-le-Rail savent ce qui attend l'ennemi des anciens mercenaires ; surtout quand ils étaient en force. 'Faut les faire déguerpir avant qu'ils nous tombent dessus – et qu'ils nous comptent ». Elle envoya de gros panaches vers les nuages percés d'aurores. Enfin, le navire fût prêt à l'emploi, et la troupe de randonneurs embarqua pour se laisser porter par les eaux bouchonnées et sinueuses de la Coulée. Le massif approcha lentement, alors que la lueur septentrionale du ciel s'intensifiait, comme le néon liquide qui éclairait les couloirs du vieux musée, à l'Académie. À deux reprises, ils durent faire tâter de la pioche chauffée à un amas de glace qui bloquait la rivière. Une famille d'araignées traversa le courant en gambadant à sa surface de leurs douze pattes insaisissables. Puis (enfin ! gémit mentalement Edric), ils débouchèrent sur le creux du vallon et voguèrent jusqu'aux pieds de la Belladone et de la Mandragore. De la neige fondue puis reprise par l'hiver avait dégouliné sur les rives de galets. Les pins de la forêt d'encre se raréfiaient, au flanc de l'ombre, et une poussière immaculée, du blanc le plus pur, reflétait les cieux striés de foudre rose. Ce qu'Ed prit pour un tronc d'arbre mort, enfoui dans les eaux, apparut soudain comme la queue d'un monstre aquatique, réduit à l'état de squelette depuis longtemps, et il ne le quitta pas des yeux lorsqu'il posa prudemment pied à terre.
– Chut, siffla soudain le Louvard.
Ils s'exécutèrent ; et la barque se mit à clapoter pour répondre à leur mutisme. Tapis près d'Aiden, de la neige aux genoux, Ed suivit son regard à travers les bosquets et jusqu'au sapin mort qui barrait le monticule d'un gros sourcil de rameaux noirs. Le Louvard s'y précipita sans un bruit, aussitôt poursuivi par la Louvarde, et Edric ; et un Aiden paniqué, enfin, qui se rua sur ses talons. Affalés dans la poudreuse, les trappeurs observèrent le contrebas, au pied nord-ouest de la Belladone. Dans la toundra blanchie se mouvaient treize petits points sombres, tachetés de gris, qui progressaient dans un alignement coordonné ; et Aiden, comme les trappeurs, fit surgir sa longue vue. Edric tritura à son tour la noxi gelée de son casque.
– Les Fauvettes étaient pas censés grimper Bella avant demain, grogna le Louvard.
– 'Grimpent pas la Bella, fit remarquer sa compagne. Ils passent le flanc. 'Vont vers la Ciguë… (elle réfléchit une seconde). Dix semaines trop tôt. 'Devaient pas s'y risquer avant la migration des chant'clairs…
– Des chante quoi ? intervint Ed.
– Chanteclairs, souffla Aiden. Des oiseaux nocturnes.
Le garçon, béat, contempla les treize loups massifs qui arpentaient la neige, les uns derrière les autres et sans varier le rythme. Deux bêtes grisonnantes ouvraient la marche, presque parvenues au virage de la colline. Trois autres, apparemment plus vigoureuses, suivaient à quelques dizaines de pas. Cinq formaient le corps central du cortège ; tandis qu'un duo furtif gambadait derrière eux ; cerné de près par le dernier membre du groupe, encore esseulé sur la rive lointaine de la Coulée.
– Une autre meute les a chassés, murmura Louvarde. Fauve est sur les dents. C'est le chef (elle pointa du doigt la bête solitaire qui fermait la marche, sans cesser de jeter de furtifs regards en arrière). Je peux l'sentir d'ici. 'Mieux vaut pas traîner dans l'coin…
Mais à peine eut-elle terminé sa phrase qu'un sursaut parcourut la troupe, quand un croassement rauque et acerbe résonna entre les arbres pour les alerter d'un même coup. Aiden réagit au quart-de-tour, et dévala la pente pour s'en aller quérir de l'oiseau ; et le corbeau se posa au bout d'une racine qui tournoyait dans la neige… Les deux louvetiers se mirent à agiter les bras, affolés mais Ed fronça les sourcils, à la fois curieux et embarrassé : car l'oiseau délivrait la réponse de Cornéaud, quant à la perte de sa piété. Les trappeurs couvrirent Aiden d'une remontrance conjointe : « Taisez-vous donc ! », mais le corbeau croassa encore, et encore, jusqu'à ce que Du-Lavoir ait enfin claqué des doigts à son œil voilé. Puis il s'envola, en laissant la fiole à son propriétaire. Aiden décrypta avec une attention religieuse.
– Le Paon a trouvé notre… paquetage, murmura-t-il à l'adresse d'Edric (et il parcourut la note une seconde fois). Il ne nous blâme pas, d'ailleurs… Il nous remercie.
– Par quel miracle ? grelotta Ed.
– Le réseau est tombé. Et le Cartel, compromis… Le paquet ira par d'autres voies.
Bien qu'il eut filé à tire-d'aile, le corbeau parut de retour quand un nouveau croassement déchira le silence suintant de la forêt ; mais ils furent deux, puis trois et enfin quatre oiseaux, cette fois, à moquer leur stupéfaction. Les trappeurs semblèrent pris de fureur lorsqu'ils bondirent jusqu'aux arbres pour les faire taire. La Louvarde grogna : « Fermez-là ! » pendant que son comparse jetait une torche, enflammée d'un coup de briquet, vers la cime bardée d'arcs fantomatiques. Ed leva la tête. Une nuée de corneilles obscures, amassées sur les sapins, encerclait les quatre grimpeurs ; puis elle voleta parmi les nuages, pour tracer un cercle continu au-dessus de leur troupe. Qu'est-ce que c'est que ça, encore ? De nouveau, le ciel cracha quelques comètes qui frappèrent le sommet du Pic en brillant comme des artifices, et illuminant l'anneau d'ébène qu'un millier de plumes, brinquebalées par les vents, formaient en dansant autour d'eux.
– Résidu de fosse à purin ! s'exclama Louvard. Votre oiseau les a appelé ! (et Aiden porta encore la main à la ceinture, en reculant d'un bon pas pour flanquer Edric) :
– Appelés ?
– Les corbeaux sont revenchards ! Ils ont entamé la danse. 'Faut s'tirer ! Maintenant !
Edric déglutit avec difficulté, happé par l'improbable spectacle, tandis que le puits duveteux s'épaississait peu à peu ; rejoint par plus et plus d'oiseaux encore, qui ricanaient sans cesse en battant le vent de leurs ailes. Autour du garçon, les veilleurs et l'organiste amorcèrent précipitamment leur fuite vers le versant opposé de la colline ; et il resta pantois face à tant de panique.
– Que craint-on de quelques corbeaux ?
Le Louvard se figea un instant, boussole dans une main et pioche dans l'autre, l'air hargneux :
– Des corbeaux, rien. Pas encore. Mais ils s'occuperont de nos dépouilles, soyez-en sûr, M'sieur, une fois que la meute conjointe nous aura déchiquetés… (et, avant qu'Ed n'ait pu rétorquer, il ajouta) : Ils attendent que les loups dévorent leurs proies pour ronger la carcasse. Ces oiseaux ont prévenu Fauve et sa famille de not' présence.
– Vous voulez dire que la meute arrive ?
Un grognement s'éleva pour lui répondre. Ed se figea et d'un élan, Louvard, Louvarde et Aiden bondirent aux coins de l'éclaircie fugace qui pelait le talus pour le laisser penaud de son côté. Le trappeur n'avait pas menti, et les babines retroussées d'une bête aux yeux noirs comme des billes de plomb surgissaient déjà des bois. Merde. La tempête de plumes s'intensifia quand les corbeaux voletèrent de plus belle. Les pioches thermiques furent brandies, les noxis rehaussées et le garçon se hâta d'imiter ses aînés, animé par un instinct primaire dont il ne contrôla rien. Il se raidit, et tira un long stylet de sa panoplie.
– J'veux pas avoir à tirer ! s'exclama Louvarde. R'gardez les bien dans les yeux ; mais, surtout – ne courrez pas !
Quatre autres prédateurs se faufilèrent autour d'eux, leur souffle glacé jeté en boucles cotonneuses dans la noirceur du bois. « Que fait-on ? » chanta Du-Lavoir d'un ton pressant, et le trappeur ordonna d'une voix tonitruante : « Qu'il n'aillent pas dans vot' dos ! Restez immobile et faites-vous 'si grands qu'possib' ! ». Avec un cri rauque, il agita sa pioche incandescente à la gueule de l'animal qui rôdait à trois pas ; avançant, reculant, avançant encore en bavant à ses bottes, l'œil rivé sur ses mollets. « Jetez d'la caillasse, si vous l'pouvez ! » ajouta Louvarde avant de se mettre à aboyer, frappant vigoureusement des paumes. « Dégage, Fauve ! Fous moi l'camp ! ». Obnubilé par les pattes musclées et le pelage de fer des molosses, Ed agita tant bien que mal ses armes de fortune. La terreur émanant de chaque parcelle de son corps attira l'attention des prédateurs : deux vinrent claquer des mâchoires à son flanc sans qu'il ne parvienne à feindre la confiance ; et la plus vive d'entre elles, celle qu'ils appelaient Fauve, planta son regard dans le sien.
Le garçon, qui concentrait toutes ses pensées sur l'effort surhumain qu'il dût déployer pour ne pas prendre la fuite, se demanda – se demanda vraiment, et pour la première fois de sa vie, ce qu'éprouvait un homme lorsque des mâchoires de cette taille lui déchiraient la gorge. Le loup approchait en grattant la neige de ses griffes. Edric cessa de respirer pendant que l'animal le fusillait du regard ; et il plongea dans sa pupille sombre, comme s'ils s'étaient connus toute leur vie. Comme s'ils avaient pris le rendez-vous de ce funeste moment dès leur naissance… Mais l'animal, intrigué, tarda à frapper ; et recula finalement. Aiden pivota avec lenteur. Les trappeurs se turent. Et le chef de meute se mit à hurler à la lune, son long museau dressé vers le ciel.
Son chant s'éteignit. Edric frissonna. Puis le loup grogna à ses frères et sœurs, avant de bondir pour ouvrir la marche vers le sud du versant. Les autres bêtes, serviles, l'imitèrent aussitôt pour rejoindre sa course ; et la meute disparut subrepticement dans le bois tandis qu'Edric De-la-Cité, Aiden Du-Lavoir et leurs guides se rependaient en gémissements soulagés. Quelques jurons furent balancés, et un coup de pied donné dans un buisson. Le garçon resta immobile une minute, quand le musicien approcha en peinant dans le tapis d'aiguillons : « Ça va ? ».
– Je n'ai rien fait, bégaya Ed. Il m'a regardé, puis il – il est parti… Tout seul.
– Viens. Avant qu'ils ne changent d'avis.
Les trappeurs extirpèrent vigoureusement les télescopes, compas, réchauds et poignards de leur barque étroite ; puis cadenassèrent la coque à la rive mousseuse. Les deux fugitifs, plus affaiblis que leurs guides, exécutèrent quelques gestes sans toutefois réussir à suivre leur rythme. Edric n'avait pas encore cessé de trembloter – et ce frisson-là ne devait rien à la température… Le hurlement de la bête semblait résonner, encore et encore, dans les hauteurs du Pic maudit. Toujours furieuse, Louvarde divisa bruyamment leurs effets en deux piles bien nettes, tandis que Louvard humait les environs ; et Du-Lavoir approcha pour afficher son petit air d'indignation contenue :
– Qu'est-ce que vous fabriquez ?
– 'Sépare le matériel, aboya-t-elle, selon les b'soins de chaque station. Celle de Mandra est plus élevée que le terminal de Bella. Les ch'mins sont différents. Et si les loups sont d'la partie, il faudra s'partager les torches…
Mais Aiden ne détacha pas le regard des baluchons entassés selon une répartition qui ne semblait pas l'emballer tout à fait :
– Ceux-ci sont nos sachets. Ils vont de paire. Bellevin et moi allons ensembles.
– Non, rétorqua Louvard en revenant de sa scrutation. M'sieur Bell'vin ira avec moi ; et toi, avec Louvarde. C'est l'seul moyen. 'Connaissez pas les moteurs. Nous, si. 'Faut quatre mains, et quatre coups simultanés pour chauffer la machine. Celle de Louvarde, sur l'ampoule, et la tienne sur le levier de Mandra ; pis les nôtres, tout pareil, sur ceux de Bella. Ça rallum'ra le système.
Edric couvrit Du-Lavoir d'un long regard plus entendu que le moindre de leurs échanges peinés et décousus. Je suis le mouton que le baron attend. Les loups et les corbeaux vont lui parler, pensa-t-il. Il faut à tout prix atteindre ce Manoir. Aiden, de nouveau, sembla en grand besoin de piété, et pris par une certaine détresse quand il lança aux deux chasseurs :
– Vous ne nous avez pas prévenus. Je croyais que nous irions par paires établies…
– Non, répéta la Louvarde. Alors quoi ? 'Voulez r'tourner au cimetière ? Ou suivre Fauve et sa meute ? 'Croyez qu'on va vous dépouiller, c'est ça… ? On a b'soin de ce télésiège !
– 'Faut quelqu'un pour baisser le levier, insista Louvard en frappant le sol de sa pioche.
Toujours muet, Edric captura encore l'œil méfiant d'Aiden pour lui adresser un hochement de tête. Il ne pouvait prétendre être surpris. Cornéaud Biseau l'avait mis en garde. Tony aussi. Comme l'oculie déchue du Pénitencier, au sommet de la Cité, et comme Beltom, le geôlier enrôlé. Il était grand temps de faire face seul. C'est le moment. Empoignant ses bagages, le Prince fit grincer les ressors de son armature rembourrée. La sacoche de Tony sur l'épaule, les fourrures à la nuque et la combinaison serrée à la poitrine, il rejoignit Louvard de l'autre côté de la barque pour signifier qu'il comptait se laisser emmener seul dans les tréfonds. La voix d'Aiden tremblota légèrement, de froid – ou d'anxiété, peut-être – quand il le poursuivit pour glisser à son oreille :
– On n'a aucun plan de secours… Aucun moyen de communiquer. Aucune maîtrise du terrain. S'ils nous trahissent, nous sommes condamnés.
– J'ai la planchette… le grappin, et les pétards de Des-Blés, murmura Ed. Sa paire de stylets ; et des couches de laine, de cuir et d'acier sur le dos. Et je leur ai déjà donné ce qu'ils voulaient de moi (il tâta son annulaire dénudé)… Pourquoi grimperaient-ils aux terminaux sans y avoir à faire ? Avec de la chance, on trouvera le Manoir avant midi.
Aiden persista en le jaugeant de son orbite violacée :
– Le moindre écart ou égarement, et nous sommes perdus. Tous les deux, appuya-t-il. Tu t'en remets aux étrangers, maintenant ?
– Pas à tous, répliqua le garçon.
Il fronça les sourcils en contemplant la montagne. La gueule du grand loup, magnanime et mystérieux, flottant toujours devant ses yeux embués, il ajouta :
– Seulement au baron Du-Pic.
ÉPISODE 6.
De neige et de rubis
48. Pièce maîtresse
Mahenn se présenta sans rendez-vous au bureau de Ronon De-la-Cité.
Il y eut un effet de surprise, à l'évidence, et une certaine méfiance aussi, que la Dame Rouge estima sincèrement appropriée. Tout la séparait de Ronon. Bien que leurs fonctions et leurs alliances les forçaient à se côtoyer partout – aux festins, dans la chambre, à la Galerie… –, et avec la plus grande cordialité, leur proximité émotionnelle était presque aussi existante que celle d'un pavé de chaussée avec le pavé voisin. Dame Mahenn était l'héritière d'un monopole financier indétrônable et transmis au fil d'une lignée de pure souche, à la fortune de rubis colossale et accompagnée du titre de bailli citéen. Ronon, lui, était le fils d'un troisième fils, cousin parasite et envieux, dont toute la réputation se basait sur les succès de son nom. Elle était assez âgée pour revendiquer sa sagesse, tandis que le Gouverneur donnait encore l'impression d'un bambin souvent capricieux. Toute Rouge – et femme – qu'elle était, elle s'était assise sur le trône, que le gouverneur bleu n'avait jamais approché… et n'approcherait jamais.
Jusqu'à lors, Mahenn avait tout fait pour réduire ses échanges, publics ou non, avec Ronon à un strict minimum. À présent et pour la première fois, Monsieur allait se révéler utile. Ainsi, elle avait savamment pensé la rencontre avec le jeune homme et ne doutait pas de la meilleure façon d'atteindre son cœur… C'était avec le Trésorier qu'elle venait discuter. Bien sûr, le petit De-la-Cité s'était prouvé médiocre, en la matière, et le trésor de la Bastide continuait de dépendre, en réalité, des caisses de sa Banque Rouge. Mahenn connaissait mieux ses dossiers que lui et de loin. Son institution, et depuis que Modric De-la-Cité avait officiellement instauré le sceptre, la barbute et l'agrafe comme devise citéenne, en 546, gardait l'œil sur l'ensemble des grandes et moyennes fortunes du pays de l'Arbre. La Fédération des Treize Baronnies avait implanté des annexes, des bureaux et des guichets dans chaque ville, chaque village de son territoire et l'ancêtre de Mahenn, le Rougeaud, s'était chargé de cristalliser le contrôle Rouge sur l'économie nationale. Tout avait commencé lorsque son clan avait déterré les rubis de Gidéon (qui avait vu son prénom honoré à la naissance du frère de Mahenn), et installé les marchés libres dans les rues… La famille Rouge avait été la première à faire émerger une classe de commerçants et de bourgeois sous l'autorité du comte bleu, et s'était positionnée à la tête de ce système en achetant les maisons productives ou influentes.
En négociant à crédit avec les plus modestes (ou les plus ambitieux), le fameux édifice avait développé l'art de l'intérêt ; d'abord bienveillant, puis impitoyable, à force de duperie et de mensonges de la part de ses clients. Et rapidement, le clan Rouge était devenu la main gauche de la famille bleue. L'activité du rubis représentait, aux yeux de Mahenn, la meilleure avancée de leur dynastie et depuis la nuit des temps, car elle était là pour nuancer la théorie sociale des Anciens, ravagés par leur propre insatiabilité… Il y avait eu tant de vestiges et de reliques de l'ère Ancienne (et plus encore sous Amalric 2e) que l'étude de leur économie s'était prodigieusement développée au fil du temps. Et la raison de leur lente agonie était très claire. Le clan Rouge avait imité son système ; et prévoyait encore d'en tirer le meilleur profit, sans se vautrer dans l'erreur d'autrefois. Grâce à lui, toutes les terres de l'Arbre s'étaient affranchies de la propriété exclusive de leur seigneur et jouissaient librement de leurs biens et de leur ventes.
La photographie, le minage à pompe brisée, et même la machine à vapeur (qui avait radicalement changé le modèle de vie global) permettaient une industrie de gros calibre qui exigeait des travailleurs, de la recherche et une armée d'alchimistes payés à développer une science toujours plus poussée… Les ressources s'étaient multipliées, les biens s'étaient accumulés, et le premier billet de banque, formellement vérifiable, avait vu le jour dans les Grandes Presses du bâtiment en présentant un filigrane d'or (pour la valeur d'un sceptre), et le sceau du Roi lui-même, sans aucune distinction bleue. C'était la plus belle création de la Banque ; avec la lettre de change, qui passait outre l'absence de billets semblables…
Quelques siècles plus tard, lorsque le bon Roi Décéus De-la-Cité eut asséché ses mines et aggravé ses dépenses virtuelles, et que les moutons se furent multipliés dans tous les fiefs, une inflation terriblement nécessaire s'était emparé de l'Arbre et presque aussitôt, la récession générale avait mis le pays à terre… Les ouvriers, affamés, s'étaient constitué leur propres formes de monnaies sauvages qui avaient bouleversé l'équilibre du système soigneusement conçu et le souverain avait inévitablement dû s'en remettre au clan de rubis. Les aïeux de Mahenn avaient remboursé la dette de la Bastide et offert au Roi le moyen de reprendre le contrôle de ses entreprises. Bien sûr, il n'existait nul cadeau qui fut réellement gratuit. Les-Rouges avaient financé de nouvelles mines et de nouvelles exploitations agricoles, plus complexes et plus performantes, un peu partout sur la carte et s'étaient vus recevoir, en échange, une jolie part de bénéfices de chaque transaction de chacune d'elles. Depuis, marchés, hôpitaux et temples successifs avaient l'obligation de réserver un siège, pour le bailli Rouge, à leur conseil d'administration et les anciennes fermes, les mines désaffectées et les artisans avaient peu à peu fait place pour d'autres formes de commerce plus moderne. Mahenn était fière de ses origines, et de ses pères. Pour elle, ils avaient rendus au peuple son droit de prospérer. La capacité de ce faire relevait d'une autre problématique, et les classes inférieures, bien entendu, se plaignaient en permanence pour inciter la Bastide à assouplir les devoirs de cité – et augmenter les droits, à la proportion des taxes que collectaient les seigneurs. Mais elle savait ce que leur intense conviction cachait, et de façon systématique. Elle connaissait la nature humaine. Et, en un demi-siècle d'observation, tout ceux qui avaient acquis la volonté, la notoriété puis le moyen de réfuter le système avaient à leur tour endossé le manteau du tyran. Pour renverser un dieu, il fallait grimper en haut de la pyramide, et se risquer à provoquer la chute d'autres en chemin… C'était inévitable. C'était l'essence même d'une dynastie. Dans le cas des Anciens, le cataclysme avait eu raison de la force en contrôle. Dans le cas de l'Arbre, Mahenn comptait bien manœuvrer autrement.
Lorsque la pauvreté s'était répandue, pendant la pandémie d'amariolle de 872, ou bien la bataille des Bois Verts du 1034, la Banque avait répondu à l'appel de la Cité… Lorsqu'il avait fallu financer la guerre contre l'Est, elle s'était imposée. Et aujourd'hui, elle prenait soin d'éponger la dette plus récente du Trésor auprès du Temple suprême. Monsieur le Trésorier le savait parfaitement : il ne devait l'existence de son poste qu'à la générosité de Son Altesse Mahenn, depuis qu'elle avait remboursé le Pasteur. Pour la foi et la puissance.
Ronon De-la-Cité trouva la Dame Rouge à sa porte dès sept heures du matin, et alors qu'il débarquait à peine à son propre bureau du Palais de justice. Il était éveillé, le teint frais et les cheveux coiffés, mais ne put s'empêcher de balbutier et de trembloter, quand elle se mit à arpenter les lieux. Madame portait de la soie et de la laine pâle, et pas de talons à ses pieds plats qui la ramenaient dix centimètres plus bas. Elle s'était à peine maquillée, et avait attaché ses cheveux en un chignon souple, une unique mèche débordant du bulbe argenté. Il était particulièrement rare (pour ne pas dire impossible) de la voir errer en atours si minimalistes, alors qu'elle arborait d'habitude les teintes et les textures les plus délicieuses de l'industrie ; mais encore une fois, sa silhouette n'eut aucun mal à se fondre dans le décor quand elle se trouva baignée de lumière blanche et matinale, déversée par la grande fenêtre en volutes de brume scintillante. De-la-Cité la dévisageait avec étonnement, et une étrange forme d'attendrissement, pendant qu'elle se tenait là, seule, fatiguée, endeuillée d'un bout à l'autre de sa généalogie ; aussi vieille qu'incapable et comme prête à traverser la fenêtre pour se jeter du balcon…
Quand le Trésorier lui proposa à boire, Mahenn demanda de l'eau.
– Pardonnez mon intrusion. Je suis ici, Ronon, parce que j'ai besoin de vous…
Elle ne l'avait appelé ni par son titre de gouverneur ni par celui de Trésorier et c'était la première fois qu'elle se contentait du seul prénom. Ronon fronça aussitôt le sourcil, appuyé sur son sabre de cérémonie, ses grands yeux verts remplis de bêtise… Il gonfla d'importance devant l'aveu frontal de sa Reine-mère et fit mine d'attendre, sans hâte, les termes de sa demande. Arborant fièrement sa toison bouclée, il pencha la tête, l'air intéressé ; et Mahenn l'imita immédiatement en approchant d'un pas.
Elle but une gorgée d'eau fraîche et murmura :
– J'ai besoin de votre aide, en fait ; et de votre expertise, car je ne saurai agir seule !
Flatté, il lui adressa toute sa sympathie dans une moue vaniteuse.
– Que puis-je faire pour vous, Madame ?
Déjà plus de Votre Altesse… C'est très bien.
– Eh bien, reprit Mahenn, pour commencer, je souhaiterais entendre vos opinions sur la questions des… funérailles de mon fils.
Elle laissa flotter un silence qui gêna profondément De-la-Cité ; puis :
– Je ne peux me vouer à une telle tâche sans votre soutien. Vous avez l'œil affûté, en la matière, et connaissez le Trésor bleu mieux que quiconque. J'ai besoin d'être sûre que mon cher Amalric sera traité comme il le mérite. Comme le plus grand des Rois.
– C'est avec un immense honneur, Madame La-Rouge, que je mettrai mes compétences à votre service, roucoula le joli ministre. N'ayez aucune crainte, je me suis déjà attelé à la tâche. Mon cher cousin sera glorifié ainsi que la Bastide le lui doit !
Mahenn s'efforça de ne pas reculer, et de poursuivre le contact visuel sans un début de tressaillement – mais resta fermement muette. Ronon plongea dans ses yeux ; et reprit presque aussitôt la parole en continuant :
– Les services de restauration et de sécurité ont déjà été positionnés. Si vous le voulez, ajouta-t-il d'un air anxieux, je peux vous faire voir les factures…
– Inutile, Ronon, souffla-t-elle. Je veux dire… Vous avez ma confiance.
La Dame garda son dédain pour elle, le visage aussi doux que celui d'une biche égarée. En réalité, elle savait exactement ce que contenaient ses factures car elle savait à qui le Trésorier s'était adressé, et où il avait pioché ses fonds. Le petit ignorait à quel point son emprise s'était accrue sur leur capitale… Elle avait à voir avec presque tous les instituts réputés, les écoles privées, les laboratoires et autres réserves de valeur que son clan partageait avec leurs propriétaires initiaux. Toutes les baronnies de l'Arbre, à leur manière et selon leurs décrets, dépendaient de sa maison. Les fiefs ouvriers tel que le territoire de la Forge ou les baronnies d'esprits comme la Tour devaient tous plus ou moins d'argent au clan Rouge, à commencer par la Cité. Ils s'endettaient aussi parfois à grands frais auprès du clan bleu, de la Bastide ou du Temple suprême… La Dame Rouge connaissait le compte de chacun d'eux. Cité et Baie prospéraient, en vitrine, tandis que le Rouet et la Colline (à grand renfort de textile et de lentilles) jouissaient de leur plus vive et soudaine expansion. L'Orgue et le Fort restaient aussi puissants l'un que l'autre, grâce à une verve mélomane et une pioche loyale. La Tour supplantait Forge et Chenil ; et le Moulin, enfin, concluait la liste en affamant ses plus vieux laboureurs. Bien sûr, le Manoir maudit du Pic en restait exclu. Sur les quelques onze millions de sceptres qu'on avait injecté dans le circuit du Continent, quatre luisaient en Bastide dont une part se traduisait en pierres, en pièces d'art et en terres… En réalité, la Cité devait deux de ses millions à sa Banque miséricordieuse. Le Temple, deux-cent cinquante mille. Et le clan bleu, la lignée des Rois, environ trois-cent mille… Pas une famille, jusqu'aux petits Gris-Bois, n'avait échappé à son système.
Quand Ronon changea d'appui, sur sa bottine lustrée, elle imita sa posture.
– Monsieur, vous allez prendre à charge le rituel d'une génération. Cette cérémonie ne ressemblera à aucune autre. Votre courage, et votre dévouement seront nécessaires, et je vous adresse tous mes espoirs ; car il nous en faudra pour venir à bout du malin.
Elle lui adressa un sourire amical, bien que mélancolique.
– Accompagnez-moi, murmura-t-elle avant de se rendre sur le balcon lumineux.
Il suivit de sa démarche ampoulée, en essayant de se donner l'air important, et s'immobilisa comme elle face à l'immensité citéenne, toujours plus bruyante, fumante, grouillante de jour en jour… D'une voix tendre et égale, Mahenn déclara plus qu'elle ne le demanda, tout en hochant la tête :
– Vous ferez ce qu'il faut pour honorer la mémoire d'Amalric. Vous saurez comment le faire, Ronon. Vous seul en êtes capable, je le pense, dans cette Bastide…
– Ce qu'il faut, Madame ? répéta Ronon en s'efforçant de rester impassible.
Elle ne cessa de contempler le paysage aux mille vapeurs.
– Ronon (il ne s'étonna pas de la récurrence avec laquelle elle citait son nom), soyez un homme illustre, à votre tour, et prenez votre juste place à la table de verre.
– Je siège déjà la table, Madame…
– C'est à la place centrale que vous devez siéger.
Ébahi, et visiblement peu sûr de comprendre, Ronon chuchota :
– Madame ? (et elle inspira profondément l'air frais du matin).
– Depuis toujours, cette Bastide a nié vos droits et votre nom… Vous êtes un De-la-Cité. Vous êtes un bleu de sang. Le descendant de Cordéus. Le cousin du Roi. Il y a longtemps, déjà, que vous auriez dû recevoir un fief en apanage. Ni Ulfric ni Amalric n'ont accordé leur temps à vos talents, Trésorier, et c'est une erreur qui doit être réparée.
Aussi vaniteux qu'il ait pu être, Ronon n'avait jamais reçu, de sa souveraine, le moindre compliment ni encouragement (qui n'ait pas été dicté par un discours ou une farce protocolaire). Il voyait débouler son intérêt subit avec la plus vaste confusion. De sa petite voix mielleuse, le gouverneur commença à bafouiller quelque chose, mais elle reprit aussitôt d'un ton légèrement plus haut :
– Vous n'êtes fautif de rien, bien sûr ! Et je sais que vous avez tardé à prendre position, toutes ces années, par force morale et loyauté ! Amalric était chanceux de vous avoir et nous le sommes toujours… (elle baissa la tête avec humilité, et scruta ses chaussures de son œil froid). Mais il est grand temps de marcher vers votre destin, Monsieur ! Voyez-vous le monde faiblir, et s'affamer, de nouveau ? La demande qui explose, pendant que l'offre souffre d'une main d'œuvre trop fragile ? Les révoltes, les feux Moqueurs ; et les opposants d'Amalric qui narguent la Cité depuis le régicide ? Je sais que le pays d'Est se coalise de plus en plus…
– Bien entendu, Madame, vous avez raison, que oui ; sans nul doute, à l'évidence…
Elle le laissa souffler son charabia sans céder à l'impatience.
– Edric nous a abandonnés, Ronon. Sa disparition sème la peur dans mon esprit. Où est-il ? Mort, certainement. Vous le savez. Il n'y a plus d'héritier direct pour prendre notre inestimable sceptre-berger. Le Prince ne nous a laissé que le chaos pour chef.
– Le régent Céorn, Madame… ? hésita lentement le Trésorier.
– … est un homme brillant, à sa manière, acheva-t-elle. Mais il n'est pas l'héritier. Céorn était cousin du Roi, comme vous. Mais il vieillit, comme moi. Trop de titres et bien trop de responsabilités alourdissent ses médailles. Conseiller, ministre du territoire, fils aîné des hommes bleus, baron, président de la table de verre et de l'assemblée à la fois, sans bras droit pour le soulager… Le régent est accablé de travail. A-t-il jamais songé à venir vous demander de l'aide ? Je suis sûre qu'il aurait été ravi de vous voir le seconder, lors de certaines tâches particulières ?
– Oh, Sa Majesté n'a jamais… (et il se tût soudain, les sourcils froncés, l'air boudeur).
– Quel dommage, susurra-t-elle en posant, comme lui, les paumes sur la rambarde. Il ne se peut concevoir un tel gâchis… Ronon, dites-moi, quand vous êtes-vous imaginé Roi-berger pour la dernière fois ?
Le ministre se mit à rougir, et recula d'un pas léger.
– Messeigneurs Céorn et Fidel De-la-Cité passent avant moi, dans l'ordre de su…
– Je connais les lois, interrompit Mahenn, soudain agacée ; puis elle se reprit : Mais ces lois ont été piétinées Mardi soir, Monsieur, à trois heures du matin… Je n'ai rien à vous apprendre ! L'or et le pouvoir profitent aux mêmes tanières depuis un millénaire. Ils se réunissent en un seul homme. Céorn souffre, Ronon. Vous pouvez l'aider. Vous pouvez aider toute la fédération.
– Mais… comment ? siffla Ronon, les paupières agitées par l'excitation.
Mahenn inspira de nouveau, les lèvres blêmes, les traits tirés.
– Dix-mille sceptres d'or, Ronon ; c'est mon prix. Dix-mille sceptres, et votre fief, enfin, pour y fonder votre propre maison. Sauvez-nous. Veillez à écarter ce pauvre Céorn. Au plus vite. Et pour le bien de l'Arbre.
Ronon la dévisagea, pétrifié, en comprenant enfin tout à fait. Mahenn lui lança un dernier regard implorant, pivota sur ses chausses plates, et quitta le balcon.
49. Représailles
– La fugitive a dix-huit ans. Mince. De taille moyenne, et vêtue d'un uniforme volé aux lingeries Volages, en Cité. Cheveux très noirs ; yeux très bleus. Joli minois. Capable de charmer ses victimes.
– Une belle plante, que vous me décrivez-là, officier.
– Belle, c'est certain ; mais plus folle encore. Pyromane, voleuse et menteuse effrontée. Cette criminelle s'est évadée de son supplice pour agresser les hommes de la Bastide et ses fidèles Rouges ; en espionnant les recoins de la capitale pour le compte des rebelles. C'est une Moqueuse doublée d'une prunelle déchue.
– Non n'avons rien vu de tel dans les Plaines, ces jours-ci… Pas beaucoup de jeunes femmes, pour errer dans l'arrière-pays. Des familles de bûcherons, des bergers, des moutons, et des moutons encore ; c'est le plus gros de notre population…
Marmat, l'oracle aux airs hautains, échangeait avec Rubric Le-Col, sans doute accompagné d'une escorte de rubis armée jusqu'aux dents. Lys écouta, le cœur emballé de nouveau, sans oser prendre le risque d'écarter le rideau étoilé pour lorgner sur la rencontre qui se tenait trois étages plus bas. L'Allégresse dormait profondément, à présent ; et leurs voix résonnaient en écho parmi les tentes closes. Les quelques autres véhicules garés dans l'allée n'en perdaient sûrement pas une miette.
– La Veuve noire a des atouts, répliqua Le-Col, avec un sourire mauvais que son ton persifleur laissait deviner. Elle a déjà fait deux victimes ; deux hommes, de haute naissance et de stature respectable. Ses jeux malfaisants et ses recettes impies l'ont aidée à prendre le large. Il se peut qu'elle ait infiltrée le Cirque.
Lancelune, aussi béate que Lys, restait figée dans une position similaire tandis qu'autour d'elles, les cristaux d'argent continuaient de tournoyer, légers comme une collection de plumes. Les deux femmes étaient piégées au cœur du Pandorium. Il m'a trouvée. Lys serra les dents. Le-Col (et qu'il ait récupéré ses sceptres ou pas) semblait décidé à la punir de l'humiliation qu'elle lui avait infligé, au cours de sa réception.
– Veuve noire ? chanta Marmat. De vieilles histoires du massif, ces machins-là ? N'ont-elles pas toutes disparues ?
Il y eut un silence bref ; le grincement du marchepied ; puis un coup sec qui fit sursauter Lancelune. La voix grasse de Rubric reprit de plus belle, depuis l'habitacle de la roulotte :
– Les Veuves existeront en fédération tant qu'il y aura des impies pour offenser son géant. Je ne suis pas né hier, oracle ! Je connais les Curiosités ! Vous autres, monstres de foire, êtes maudits par le berger. Ça se voit comme vos difformités au milieu du dos ! (Un petit cri pitoyable survint quand il bouscula Vieux Bébé ; et Lancelune serra les poings). Il faut être aveugle pour ne pas comprendre. Vous adorez ce genre de délires… Tu crois que je sais pas qui vous fréquentez, dans ton Cabinet ? Des archimaîtres exilés et des oculies, hein ? Si j'étais la criminelle, je me précipiterais ici.
– J'imagine que cette criminelle ignore notre existence comme j'ignorais la sienne, il y a encore cinq minutes. Me faudra-t-il vous laisser fouiller toute ma roulotte, et tous ses résidents pour vous en convaincre ?
Mais qu'est-ce qu'elle fabrique, bon sang ? pensa Lys en maudissant l'oracle. Sans surprise, l'officier prit Marmat au mot et s'engouffra impunément dans l'escalier pour faire trembler la carrosserie. Deux chiens se mirent à aboyer, à l'extérieur, et un sifflet s'efforça de les faire taire. Lys songea à la pauvre Pouilleuse. Si elle était débusquée, au rez-de-chaussé, la chienne n'hésiterait pas à attaquer le bougre qui la reconnaîtrait sur le champ. Au-dehors, les crissements de métal se multiplièrent. Il n'est pas venu seul. Le-Col se méfie… Rubric secouait les meubles du Naturium, au premier niveau ; et Lancelune attrapa brusquement le bras de Lys :
– Il va monter ici. Il faut partir.
– On ne peut plus quitter cette pièce !
La Curiosité réfléchit une seconde.
– Tu ne la laisseras pas… (Elle se mit à tâter les poches de sa robe).
Lancelune se rua sur la fenêtre qu'elle ouvrit largement, en laissant les étoffes du rideau stellaire prendre leur envol dans la brise. Puis elle renversa, sans hésiter, une lourde commode couverte de fioles qui se brisèrent aussitôt en un millier d'éclats… Lys retint son souffle. Plus bas, les protestations de Mallorgue furent interrompues par une gifle qui sonna comme un coup de fouet ; et elles entendirent Le-Col gravir l'escalier de nouveau, en direction du Pandorium.
– Avale ça, ordonna soudain Lancelune.
La flasque de la taille d'un bouchon de liège était attachée à un cordon, qu'elle extirpa de sa nuque enserrée de lin. Le récipient aux proportions suspectes n'effraya pas Lys – du moins, pas autant que la délégation Rouge – et la jeune femme s'envoya un cul-sec. La substance inconnue, sucrée et onctueuse, se révéla étonnamment agréable au contact de sa langue, et se mit à crépiter sur son palais comme de la barbe à papa. Lancelune approcha en évitant les éclats de verre, pour prendre Lys par les épaules et la conduire vers la fenêtre.
– C'est ce que je prends, pour réaliser mon numéro, susurra-t-elle. Quand je dois me noyer devant la foule…
Elle l'allongea près du volet béant et ajouta :
– Dans une poignée de secondes, tu seras morte.
Lys, en se demandant si elle avait bien entendu, se mit à compter ses propres palpitations. Au deuxième, on entendit nettement la lampe feuillue de l'Artificium se briser contre le mur : Le-Col s'évertuait, de toute sa passion, à visiter chaque pièce de la roulotte pour y semer sa part de chaos avant de s'en venir alpaguer la fugitive… Lys l'écouta approcher avec une panique grandissante alors que son corps, au contraire, commençait à se raidir, et à faiblir ; et son pouls, à ralentir pour finalement disparaître. « Qu'est-ce qui se passe ? », voulut-elle souffler, sans articuler plus qu'un sifflement.
– On va faire déguerpir ce fou, répliqua Lancelune avec ardeur (non sans se saisir d'un lourd chandelier). Fais-moi confiance ! Dès qu'il aura rebroussé chemin, on descendra prendre Pouilleuse, puis on filera loin. Direction, Foyer Vorpal. Je t'aiderai à éplucher les registres si nécessaire. (Lys battit lentement des cils, la vision brouillée). Ensuite, et seulement quand tu sauras ce qu'il te faut savoir, j'irai au sud, pour traverser la Baie et naviguer vers Trahen. Et à ce moment-là…j'espère que tu viendras avec moi.
Lancelune lui jeta un dernier regard ; puis leva haut le chandelier et, les yeux noirs, cracha d'une voix terrible : « Ede probha, nya delma, jadis nellà ! ». Lys ne sentit rien d'autre, sur sa peau, que le contact de la brise qui bondissait joyeusement par la fenêtre. Mais elle vit, de son œil larmoyant, la mare de sang qui s'était répandue de son crâne. Lorsque la botte de Rubric défonça la grille du Pandorium, Lys eut l'air liquidée pour de bon. Pourtant, ce ne fut pas sur elle qu'il se précipita, en premier, mais vers Lancelune qui hurla de son timbre le plus aigu. Deux larmes ronflantes sur ses joues rondes, les yeux exorbités, elle se mit à gémir : « Pardon, je… je ne voulais pas la frapper… elle est entrée par le fenêtre et… ». Le-Col pivota vers les volets, giflés par une bourrasque soudaine. Il ne parut rien voir des cents diamants qui renvoyaient l'éclat de la lune sur les murs. Ses yeux porcins étaient fixés sur la dépouille, et le visage blême de Lyserion Du-Havre, figé dans toute sa beauté juvénile. Lancelune poursuivit : « Je crois qu'elle essayait de se cacher… Elle m'a attaquée par derrière ! J'ai simplement voulu… ».
– Ferme-la, nom d'un chien ! s'exclama Le-Col.
Il approcha du cadavre mais se pétrifia, les sourcils unis par son expression méfiante. Lys, incapable de déglutir, eut l'étrange sensation de se retrouver à l'état de conscience, enfermée dans la chair, cernée par deux yeux brûlants de haine, de désir – et, immanquablement, de peur. L'officier la dévisagea avec une ardeur indécente. Elle se demanda s'il y avait la moindre chance pour que Le-Col s'en aille sans tâter son poignet ; sans secouer ses épaules ou trancher dans sa chair (comme il appréciait le faire avec les chiens égarés de la capitale)… Et sans emporter son corps, tel un trophée, pour le malmener et le maudire, avant de le jeter à la fosse commune… Lancelune, quelle idée as-tu eu là ? Pourtant, aussi carnivore qu'il fut (et durant les longues secondes qu'il s'accorda pour observer la dépouille), Rubric ne la toucha pas, et évita soigneusement de respirer l'air qui entourait la silhouette de Lys Du-Havre. De sa dégaine penaude, il erra dans le couloir étroit, comme s'il n'en croyait pas ses yeux.
– Morte ? murmura enfin l'officier, décontenancé.
Puis il se redressa, et jeta à la Curiosité éplorée :
– Tu as tuée cette garce ? (Il désigna le chandelier). Avec ça ?
Lancelune hocha du chef en sanglotant ; et son talent d'actrice impressionna Lys, saucissonnée à ses pieds. Mais Le-Col n'était pas satisfait.
– Et toi, tu es quoi, au juste ? Une expérience ratée ? Un précieux en jupette ?
– L'Amphigame, balbutia Lancelune avec ferveur. Et ses attributs caractéristiques ! Du Cabinet Bellerosse, en baronnie…
– Ça va, ça va ! coupa Rubric. Apprends à résumer, monstre.
Il recula vers la grille sans quitter Lys des yeux. Au-dehors, l'Allégresse s'était réveillée et les forains commençaient à se plaindre du remue-ménage qui agitait leur estrade. Lys perçut l'étonnement de Lancelune, lorsque celle-ci manifesta un peu trop tôt son soulagement. L'officier, fracassant quelques saphirs au passage, traversa l'étroit Pandorium sans se préoccuper des respirations qui s'évaporèrent dans l'obscurité. Il ne m'emporte pas ?
La Curiosité lâcha un petit rire nerveux ; mais Lys savait qu'il y avait autre chose. Rubric Le-Col était ennuyé. Était-il possible qu'il se soit pris à regretter la chasse forcenée à laquelle il s'était livré ? Ou a-t-il simplement peur d'avoir déjà prévenu Cabot pour rien… à présent que je suis morte ? Lancelune sécha ses larmes et tira, de sous sa jupe, une longue seringue noirâtre qu'elle enfonça sans hésiter dans le bras de Lys. Celle-ci écouta le battement de son cœur revenir progressivement à ses tympans. Aussitôt, ses muscles se détendirent, et elle retrouva l'usage de ses membres pendant que Marmat, Scienesca, Célys, Mallorgue et Vieux Bébé, l'air ahuri, pénétraient le musée l'un après l'autre.
– Explication ! ordonna l'oracle, furieuse.
Lys voulut la lui donner, mais ses lèvres à peine éveillées étaient encore prises de fourmillements et elle ne lâcha qu'une complainte inintelligible. Lancelune, de ses yeux bruns voilés de larmes, véritables cette fois, implora Marmat à voix basse :
– J'ai endormi Lyserion… Et j'ai prétendu – l'avoir frappée à mort.
– Je vois ça, gronda Marmat en désignant le teint livide de l'intéressée. Je veux savoir pourquoi cela a été nécessaire. Qui est cet homme ? Pourquoi la poursuit-il ?
– Il était… à mon audience, articula enfin Lys. Il veut ma peau.
– Ton audience s'est conclue par une condamnation immédiate, rétorqua l'oracle avec suspicion. Lancelune nous l'a dit. Tu as déjà été punie du crime qu'ils t'imputent. Alors, que te veut cet officier… ? Lui aussi, tu as voulu mettre le feu à sa baraque ?
– Quoi ? Non ! Je l'ai rencontré – par hasard, en Cité ! Je n'y cherchais que le temple Vardent ! C'est lui, qui m'est tombé dessus… Enfin, son majordome, en vérité…
– De quoi est-ce que tu parles ? insista Scienesca.
– Ce type a blessé Lyserion ! intervint Lancelune, dans une colère si soudaine qu'elle stupéfia tout le monde. Il l'a battue pour son plaisir ! Puis il l'a dépouillée, et s'est fait la malle sans se retourner. (Lys dévisagea la Curiosité : Elle m'a vue, exactement comme je l'ai vue, elle…). Bon sang, Marmat : nous sommes sorcières ! Ces hommes peuvent bien nous prendre pour une bande de diseuses de bonne aventure, nous savons ce qu'il en est ! Nous devons protéger la magie. Et celle de Lys n'est pas différente. Tu sais que j'ai raison.
Vieux Bébé, les mains nouées par l'anxiété, se mit à gémir pitoyablement, le nez collé contre la fenêtre : « Éloigne-toi de là ! » lui aboya Marmat.
– Soit, les soldats sont des porcs, affirma Mallorgue d'un air hautain. Rien de neuf là-dedans. Mais elle nous l'a amené ici ! Je parie que les gens de rubis nous auront dans le collimateur, maintenant… Comment faire de la magie, avec toute l'inquisition à la botte du carnaval ? Le cercle est foutu !
– Je suis retournée là-bas pour secourir Pouilleuse, reprit Lys, presque aussi furieuse. Et d'autres bêtes, que j'ai dû laisser… La maison des Glycines a voulu me faire chanter. Et Le-Col s'est fait un plaisir de me remettre la main dessus. Je n'ai pas eu d'autre choix que de quitter la Cité au plus vite. Alors, je l'ai prévenu. Et j'ai obtenu de lui le nom de ses comparses. Je ne le regrette pas, se plut-elle à assurer. Ces hommes sont là, quelque part… Et je veux les voir venir, avant qu'eux ne me voient. C'est la raison pour laquelle ils cherchent à me punir, Madame Œil-d'Ouest. C'est mon pouvoir, qui les effraie et les obsède. Si vous souhaitez en tirer profit, vous aussi… il vous faudra faire avec.
Une seconde fois, Lys parut prendre le pas sur la magicienne. Celle-ci pinça les lèvres, cilla de ses paupières roses puis approcha de la fenêtre dont elle avait éloigné Vieux Bébé. Un index décharné enroulé dans le rideau stellaire, elle marmonna d'un ton monocorde :
– Il est toujours là. Sa voiture est garée à l'angle du chapiteau. Il a mis deux étalons de chaque côté de l'allée. Pourquoi s'attarde-t-il, s'il t'a crue morte ?
– L'a-t-il cru ? objecta Célys en frappant le plancher de sa queue écailleuse.
– Non, admit Lys (et Lancelune lui jeta un regard horrifié). Je ne le pense pas. Mais il a peur de la magie. Il a peur de celles qu'il appelle des Veuves. Il ne veut pas avoir mon cadavre sur les bras ; mais il n'osera le laisser sans preuve de ma – disparition.
– Il t'a vue, fit remarquer Marmat. Il a vu ton crâne défoncé. Que lui faut-il de plus, à ton maudit tourmenteur ?
Lys ouvrit la bouche, sans répondre, et hésita un instant. Abaustus Cabot n'a pas cherché à me faire tuer… Il voulait me faire mal. S'il se vexe de ma mort, Rubric risque d'en être blâmé. Mais s'il abandonne ma dépouille, entre les mains des Curiosités impies, il ne sera jamais tranquille. Il faut lui fournir cette tranquillité…
– Le-Col doit me voir brûler, déclara-t-elle enfin. Si je suis définitivement morte, et qu'il n'y est pour rien, il pourra filer annoncer la bonne nouvelle à sa hiérarchie.
– Et tu seras libre, ajouta Lancelune dans un chuchotement.
Marmat et Mallorgue échangèrent un regard, pendant que Vieux Bébé, terrifié par l'invasion de rubis, se remettait à frapper l'air de son crâne. Scienesca l'enlaça de ses bras aux rameaux enchevêtrés. Puis Marmat revint à Lys pour déclarer :
– Alors, brûlons ta carcasse. Maintenant. Et quand l'officier aura soulagé les Plaines de cette émanation pestilentielle qui lui sert d'aura, tu rejoindras définitivement le cercle. Tu feras partie, à ton tour, de notre Cabinet.
L'oracle s'était enhardie. Ça n'était plus une demande engagée, cette fois, mais une condition inévitable. Pourtant, Lys ne voulut se résoudre à mentir de nouveau. Elle avait déjà déçu Tassaud, Nellà, Volages et Lancelune, et ne cessait d'affronter les lourds dommages collatéraux de ses propres pérégrinations. Si elle acceptait le marché, pour s'enfuir la minute suivante vers le Foyer, la patronne des Curiosités la maudirait à son tour ; en admettant qu'elle lui échappe. Et elle a de quoi se venger proprement… Mais Lys avait l'impétueuse Lancelune, et Pouilleuse – d'une volonté non-négligeable – à ses côtés. Alors, elle répondit :
– Je vous suis reconnaissante. Pour tout ce que vous avez fait. Mais je refuse. J'ai fait de mon mieux pour prendre part au rituel. Et je suis ravie d'avoir pu vous aider, Madame Mallorgue, à décrypter votre somniophandre, ajouta-t-elle à l'adresse de la botaniste. Je me suis éprise du Cabinet, je l'avoue. En dépit de cela, je dois m'en aller.
– Au Foyer Vorpal ! scanda l'oracle avec grandiloquence. Là où tu ne trouveras rien que tu ne saches déjà ! Tu es magicienne dans l'âme. Tu es sorcière, et ta mère est sorcière ! C'est tout ce que tu as besoin de comprendre. Reste, et partage ce pouvoir. Donne-le au cercle. Le résultat n'en sera que plus grandiose – y compris pour toi. Cinq cicatrices valent toujours mieux qu'une.
Lys agita la tête.
– Non, répéta-t-elle.
Un silence glacé balaya la joviale agressivité de Marmat, soudain rembrunie. Les Curiosités haletèrent. L'oracle approcha d'un pas conquérant pour annoncer :
– Alors, jeune prodige, il te faudra nous résister à l'aide de ton seul talent (et elle tira deux rameaux invisibles ; que Lys sentit passer à travers elle pour la clouer en l'air, les membres écartelés dans une position grotesque). Recule ! beugla-t-elle à Lancelune, qui se figea immédiatement, telle une peinture immense derrière un voile imperceptible. Scienesca, tiens l'Amphigame… ! Sa nouvelle meilleure amie semble l'avoir touchée en plein cœur, elle aussi ! Lance, je suis déçue. Plus que n'importe qui, je te croyais loyale.
– Ça n'est pas de la loyauté, si je suis ta prisonnière ! gronda Lancelune, incapable de décoller les pieds du sol. Moi aussi, je m'en vais !
– Comment ? éclata Mallorgue, en se plantant au côté de Marmat. Une autre cicatrice nous quitte ? Non, non, et non ! Cela n'aura pas lieu ! Quel meilleur cercle que celui-ci, pour une créature telle que toi ? Où irais-tu donc ?
– Trahen, murmura Marmat. Elle veut partir pour Trahen.
Mallorgue fut frappée de stupeur, lorsque Vieux Bébé, à bout de nerfs, voulut s'interposer en agitant sa bosse sous le nez de l'oracle furieuse. Elle le repoussa d'une pichenette qui l'envoya rouler sur le tapis. « Marmat ! » s'exclama Scienesca, livide sous son écorce craquelée.
– Et qu'est-ce que tu comptes faire, maintenant ? reprit Lancelune avec une férocité renouvelée. (Marmat pivota). Forcer Lys à t'enseigner ses contes ? M'enchanter pour me faire jouer mon numéro, jour après jour, et me boucler ici, soir après soir ?
– Pourquoi pas ? siffla la magicienne, sans cesser de tirer le filin occulte qui tenait Lys et la suspendait à mi-hauteur du Pandorium bleuâtre, telle une poupée de cire étendue dans une mare gelée. Un tel pouvoir mérite d'être protégé. Le sien, bien sûr, ajouta-t-elle avec un rictus goguenard. Toi – tu es remplaçable. Célys !
Le tatou renifla au pied de l'oracle.
– Déploie le paravent, reprit Marmat. Qu'aucun son, aucune lueur, aucune chaleur ne quitte cette roulotte. Que ces deux-là s'époumonent, ou soient prises de combustion spontanée sans que personne ne les entendent ! Fermez-vous à toute intrusion, ajouta-t-elle à Mallorgue et Scienesca. Dans une heure, je vous l'affirme, les soldats de rubis auront fichu le camp. Et tout rentrera dans l'ordre.
Célys quitta le musée pendant que Marmat invitait le reste de ses comparses à s'éloigner des captives ; l'une, figée derrière sa toile et l'autre, pétrifiée telle une idole percée de tiges acérées. Lys croisa l'œil de Lancelune qui ne cessait de pleurer. Puis elle regarda Scienesca emmener un Vieux Bébé couvert de mucus vers les marches. L'oracle savait que je ne la trahirai pas… Marmat piétina les débris de verre à son tour, puis ferma la porte ; une lueur douce traversa la serrure ; et le silence retomba.
Le Pandorium faisait peine à voir. Des débris de fioles et de cristaux fracassés jonchaient le parquet rayé sur lequel la flaque de sang factice continuait à se répandre. Plusieurs des socles d'acier avaient roulé au sol, pour refléter le soleil qui passait entre les rideaux, parmi les étagères branlantes que la rixe avait renversées. Lys attendit que le charme cesse : en vain. Les racines de l'Arbre (ces mêmes racines dont elle avait usé, pour repousser Doperic, et pour se sortir de sa camisole) étaient étroitement enroulées autour de ses articulations… Elles serraient ses poignets, ses genoux, ses chevilles et sa nuque sans y laisser de trace. Bien que Lys ne put les voir, l'oracle les avait entrelacées dans le vide, comme une paire de rênes attachées à un abreuvoir… Quant à Lancelune, elle semblait incapable de bouger, plantée à côté de la fenêtre. Lys scruta le carreau. Au pied de la roulotte s'affairaient quelques silhouettes écarlates. Deux étalons fumaient à la lumière de l'aube. Derrière eux, une bannière de rubis flottait au vent.
– Lys ? appela Lancelune. Lys, tu vas bien ?
C'était une question délicate. Non, elle n'allait pas bien, assurément ; mais Lys ne put se résoudre à l'admettre, car Lancelune semblait plus mal en point encore… Les Curiosités de Bellerosse venaient de les piéger toutes les deux et si elle-même s'y était trop attendue pour paraître surprise, l'Amphigame tremblait encore sous le choc. Elle ne cessait de haleter, les joues rouges, le corps saucissonné de la tête au pied. Lys prit une profonde inspiration avant de déclarer :
– Je suis vraiment désolée…
– Arrête !
– C'est de ma faute, insista la jeune Orbienne. Je n'aurais jamais dû provoquer Le-Col. J'aurais dû me contenter de livrer le linge, et rester à ma place. C'était idiot de venir au Cirque. Si j'avais fait profil bas, je serai déjà au temple, à cette heure-ci… Et toi, tu n'en serais pas là…
– Ne sois pas sotte, répliqua Lancelune d'un ton tranchant qui lui rappela Bergota. J'ai décidée d'aller sur l'île toute seule. Et je t'ai suppliée de rencontrer la troupe. C'est moi qui nous ai mis dans ce pétrin… (Elle essaya, en vain, de traverser la barrière occulte qui les séparait). Tenter Marmat, c'était couru d'avance.
– N'y a-t-il pas de magie, pour détacher ces liens ?
– Oh, si, murmura la Curiosité. Mais celle de Marmat est grande. Je ne sais pas lui tenir tête… (elle s'efforça de lever le poing de nouveau, les traits tirés par la concentration). Elle est trop forte, ajouta-t-elle. Toi, peut-être… ?
– Non, répondit Lys d'un air contrit. Les rameaux ne m'entendent plus… Impossible de faire un geste ! (Elle se contorsionna comme une anguille, suspendue dans les airs, sans réussir à s'extirper de la poigne indomptable). Comment fait-elle ?
– Elle le payera plus tard, affirma Lancelune avec mauvaise humeur. Ses tours de passe-passe n'ont pas lieu d'être ! Ils ne profitent qu'à elle. Trahen la punira.
– En attendant, nous sommes piégées. Que compte-t-elle faire ? Nous garder ici pour le rester de nos jours ?
– Elle en serait bien capable, grogna la Curiosité. Marmat ferait tout pour préserver son cercle… Avec l'aide de Mallorgue, pour sûr. Et peut-être de Scienesca.
Lys hésita une fraction de seconde.
– Il faut partir d'ici avant Rubric. Et si on se percevait, encore une fois ? Ne pourrait-on pas, nous aussi, lier nos âmes et joindre nos forces ? À nous deux, on serait sûrement capables de délier ces rameaux, non… ?
– Tu es inaccessible, fit remarquer Lancelune. Cette barrière isole ton aura. Je ne peux pas te voir…
Deux niveaux en-dessous, les Curiosités se mirent bruyamment à la tâche. Un grincement sourd survint, suivi par une série de halètements ; et enfin, un gros bam qui résonna dans l'escalier. Le Pandorium trembla sous le choc. Pendant une dizaine de minutes, Lys n'entendit plus rien… Puis la besogne reprit, quand deux paires de roues allèrent crisser d'un bout à l'autre du véhicule. Lys inspira douloureusement. Marmat s'apprêtait à convaincre Rubric Le-Col de son trépas. L'oracle apparut soudain dans son champ de vision lorsqu'elle se porta hors de la roulotte et, à travers la fenêtre, elle la regarda marcher droit vers les soldats de rubis.
C'était une figure atroce, que l'oracle avait réquisitionné pour prétendre faire flamber la Veuve noire de Fort-le-fief. Sans nul doute, une effigie du Logorium, que la magicienne avait allongé sur un brancard ; pas aussi bossue que Vieux Bébé, et mieux membrée que Sambric, mais plus difforme à sa manière… Une silhouette dépecée, à la colonne vertébrale apparente et aux yeux jaunes qui reluisait encore d'une visqueuse solution au formol. Ses doigts étaient palmés d'une membrane veineuse, et sa bouche cousue par des agrafes de fer. Pourtant, les soldats rouges qui encadraient la voiture de Le-Col ne pipèrent mot. Lys aperçut son propre visage, blême de surprise. Marmat, de son aura criarde, avait enchanté la Curiosité pour lui donner l'air Du-Havre. Mallorgue fut désignée pour enflammer sa torche. Ce fut son corps qui parut brûler, au pied de la roulotte endormie, et ses cendres qui se mirent à tourbillonner dans le Cirque. L'odeur atroce se joignit aux brises de la plaine. La mort me joue des tours étranges, aujourd'hui…
Monsieur Loyal vint le premier, pour demander des comptes aux incendiaires du petit jour. Les clébards du carnaval le rejoignirent ; puis les forains, parmi les plus solides. Lys compta aussi une dizaine de trompettiers (des miliciens du Conservatoire, payés par le fief pour garder l'Allégresse) qui exigèrent le départ immédiat des gens de rubis. Le-Col était là, à un jet de caillou des fenêtres du Pandorium. Rubric, à son tour, inspira l'air gelé de l'aube pour remplir ses poumons d'un authentique relent de mort ; et parut enfin pleinement satisfait. La dépouille de Lys Du-Havre, la sorcière d'Orbe, fut calcinée jusqu'à la moelle, et transformée en une poussière noire qui disparut dans les brises du matin. Ça y est.
– Ils ont terminé, murmura Lancelune.
Lys, toujours figée les bras en croix, reprit d'un ton pressant :
– On ne s'en tirera pas. Quelqu'un d'autre doit le faire… (derrière son rideau miroitant, Lancelune demeura pantoise ; et Lys détailla le musée à la recherche d'une idée, d'une arme, d'un outil qui aurait pu l'inspirer. Avec ardeur, elle poursuivit :) D'après Tassaud, il existe des esprits, cachés sous les ponceaux et les éviers. Elle dit qu'ils pullulent dans la mousse et la moisissure… Et, lorsqu'ils en sont délogés, se jettent sur la ménagère ou l'ouvrier pour en envahir l'esprit… Selon Bern, elle se servait de l'anecdote pour garder la pension propre.
– Des fragments possesseurs ? répondit Lancelune. Oui, j'ai lu quelque chose, là-dessus…
– La possession est-elle possible ? insista Lys.
– C'est compliqué, admit prudemment Lancelune. L'assaut d'un corps, et l'annihilation de sa conscience… La plupart des pratiques de ce type se croisent à la frontière de la nécromancie – dans le pire des cas. Une question d'âme broyée. Dans le meilleur… C'est un déséquilibre de la toile. (Elle renifla avec dépit). De toute façon, j'en suis incapable. Si je ne peux pas te percevoir, il te faudra apprendre les incantations manuellement.
– Ne peux-tu pas me les réciter ?
– Non, rétorqua sombrement Lancelune. C'est un processus lent. Il y a de longs calculs à résoudre, pour développer ta propre formule, et apprendre à manipuler des rameaux assez étroits pour s'inviter chez l'hôte sans briser sa conscience. Et moi, j'ai seulement réussi à accompagner l'esprit de quelques petits animaux ; des insectes, des araignées… des campagnols, à l'occasion. Il m'a fallu des mois. Les chats et les chiens me résistent. Ma présence les étouffe. Si nous étions libres, je te laisserais exploiter ce que j'en sais… Peut-être, alors, aurions-nous pu nous y essayer ensemble ? Je sais que tu aurais réussi. Marmat fait mine de ne pas s'en être aperçue, mais ton aura brille fort – plus fort que la sienne.
Lys se serait grattée la tête, si elle avait pu.
– Alors, il va falloir que tu t'en charges seule.
– Quoi ? s'indigna Lancelune. Et comment, s'il te plaît ? C'est toi, la sorcière prodige ! Marmat me briserait l'esprit d'un battement de cil. En plus, elle a déployé le paravent. Il y a une colonne, sur la roulotte… Tout ce qui est en-dehors du cercle est intouchable, et vice-versa. On pourrait hurler à cette fenêtre qu'ils ne nous verraient pas !
– Et Vieux Bébé ?
Lancelune, bouleversée, resta muette.
– C'est le bordel, dehors, reprit Lys. Je les entend hurler. Pas seulement par l'oreille. Ils sont surexcités ; ça se propage. Comme ces spectateurs enfiévrés qui viennent te… voir mourir, au chapiteau. Ils sont nombreux. Ils brûlent d'impatience. Vieux Bébé a peur. Il est fragile. Ordonne-lui de monter, Lancelune, et de nous libérer !
– Tu veux que je pilote Vieux Bébé jusqu'ici ?
– Il est là. À quelques pas. Le-Col croit à ma fin. Si l'on veut s'en aller, définitivement, il faut quitter la roulotte sur-le-champ. Autrement, Marmat ne nous laissera plus jamais partir. Ni pour Trahen, ni pour aucune destination.
Lys n'avait pas besoin d'entendre sa voix résonner pour savoir qu'elle avait convaincu Lancelune. La Curiosité ferma les yeux et se tut. Tu peux le faire. À travers les carreaux, le soleil grignotait la carrosserie écaillée du véhicule. Les forains reprenaient la folie de leurs manèges respectifs. Les soldats s'esquivaient un par un. Et Lancelune sembla soudain revenir à elle ; ou du moins partiellement quand elle se mit à trembler. Elle haleta. Allez, concentre toi !
La serrure, au centre du battant bosselé, fut traversée par un rayon lumineux. Lancelune ne put le voir elle-même, dans sa position ; mais Lys observa la poussière qui ornait son halo. Vieux Bébé pénétra l'étroit Pandorium avec la détermination d'une horloge à faire courir ses secondes. Les yeux vides, le geste automatique, il s'employa à détacher les rameaux qui enlaçaient Lys… sans y parvenir. Lancelune l'envoya vers son propre corps, pour la débarrasser de l'entrave qui la clouait au sol ; et le bougre échoua encore. Lys contempla ses mains ridées telles deux pommes de terre pourries… Vieux Bébé n'avait pas le pouvoir d'interrompre les charmes de Marmat. Elle le comprenait, déconfite, lorsqu'une deuxième silhouette se faufila dans le musée. Un instant, Lys crut voir l'oracle – mais ce fut Scienesca, toute parée d'écorce et de lierre brun, qui fondit comme une plante carnivore sur deux mouches piégées.
Sur son épaule, les affaires de Lyserion. À sa droite gambadait Pouilleuse, plus en forme que jamais. Scienesca envoya la chienne moustachue au pied de sa comparse. D'un index majestueux, la fille-arbre libéra Vieux Bébé de la possession et le bossu alla chanceler vers la fenêtre. Elle l'interpella aussitôt à voix basse : « Allez, Bébé… Relève-toi. J'ai besoin que tu gardes la porte. Dépêche ! ». Lys ouvrit de grands yeux, incapable de parler, alors que la sorcière approchait pour s'emparer fermement des deux paires de rênes qui l'écartelaient. D'un coup de ciseau astral, Scienesca trancha les liens pour laisser Lys s'écrouler sur le parquet. Lancelune fut libérée du mur occulte qui la tenait près de la fenêtre, et les deux femmes se rallièrent aussitôt. Mais Scienesca leva l'index vers la lucarne, bouchée de suie et de rouille, qui ornait le plafond comme un furoncle ensanglanté. Lys, stupéfaite, la dévisagea et la craignit un peu ; mais ce fut aux sols que la sorcière choisit de s'en prendre. Vieux Bébé, qui parut très bien saisir l'enjeu de leur situation, obéit à l'ordre de Scienesca en allant faire le guet et il se mit à japper d'effroi lorsque les racines (bien physiques, cette fois) s'infiltrèrent entre ses pieds.
Les plantations de Mallorgue s'étendirent en sinuant entre les interstices et tout autour de la rampe, telle une vigne vorace. Des veines du Logorium et de longues gerbes du Naturium et d'autres tiges, venues d'autres pots suspendus dans la roulotte, s'allongèrent pour briser les lames du plancher. Le craquement sinistre avala le tapis et les rameaux de la magicienne serpentèrent vers le plafond pour épouser la fenêtre. Quelques racines se joignirent à l'élévation de l'impromptu jardin, et consolidèrent son tronc improvisé dans une accélération constante. Le verre de la lucarne se déversa en une pluie d'argent sur leurs têtes ; les pousses enfoncèrent la pupille ; et Scienesca, de sa volonté, creusa une faille dans la carrosserie du Cabinet. Enfin, elle aboya :
– Grimpez et attrapez le Canasson. Maintenant. Et, par la déesse, arrangez-vous pour ne plus jamais croiser la route de Marmat. Ou ce sera votre fin. À toutes les deux ! Tu m'entends, Lance, n'est-ce pas… ? Tu comprends ? (et l'Amphigame, éberluée, hocha du chef). Allez-y !
Le cri de chagrin que Vieux Bébé lança à Lancelune fut déchirant, mais la fille à peau d'écorce les pressa d'un air furieux. Lys, désemparée, se laissa mener au tronc duveteux que les plants formaient au centre du Pandorium. Une nuée de respirations s'éleva dans le musée, et quelques unes se mirent à flotter tels des spectres au plafond couvert de passiflore.
– Cette botaniste ! lança Lys, prise de court. Elle vous maintient en vie, n'est-ce pas… ?
– C'est Mallorgue qui veut me voir vivre, répliqua la magicienne.
Accrochées aux veines grasses de la tige géante, Lys et Lancelune regardèrent Scienesca lever la main une troisième fois ; et vers le ciel, lorsque la colonne reprit sa pousse pour se glisser à travers la fissure et porter les deux sorcières sur le toit du véhicule… Le visage de la fille-arbre disparut et Lys reçut la gifle d'un air plus froid encore. Les Plaines s'étalaient au pied du carnaval envahi de fumées. Que se passe-t-il ? voulut-elle demander, mais Lancelune, les yeux inondés de larmes, pointait du doigt la haute structure qui supplantait le cirque. « Le Canasson, dit-elle. Là-haut ! Le manège va survoler l'allée ! ». Lys comprit enfin.
– Tu veux faire un tour de manège ?
– J'ai confiance en Scienesca !
Le tronc enchanté continua de pousser ; et Pouilleuse, les griffes plantées dans la chair suintante de la colonne, jappa de terreur. Lys trouva l'oracle (et Mallorgue, à la touffe bleue électrique) auprès du bûcher qu'elles avaient érigé pour elle, sans qu'elles ne puissent rien voir ni entendre de leur évasion botanique… Le dodu Loyal éructait de sa moustache de morse à la face d'une Marmat peu peinée. Lys put distinguer chaque ride de leurs visages respectifs, tandis qu'eux-mêmes ignoraient tout à fait la tige de lierre et de chèvrefeuille qui grimpait toujours plus haut. Lancelune attrapa la main de Lys qui souleva Pouilleuse. Le Canasson était vide. Elles le virent amorcer une descente spectaculaire vers le quart nord-ouest de l'estrade. L'animal lévitait par opposition et ne s'embarrassait d'aucun câble. Quand il ralentit pour contourner la tourelle du train fantôme, dans l'allée voisine, les deux magiciennes se préparèrent à bondir.
Le claquement métallique fendit l'air avant que Lys n'ait eu le temps de voir la silhouette arachnéenne qui s'était dressée, quand les huit bras abondamment articulés de Sambric s'extirpèrent du trou qu'avaient creusées les tiges féroces de Scienesca. Ses pattes, arrachées aux rails du plafond, portèrent l'automate jusqu'au sommet de la vigne. Lancelune lâcha un cri et toutes deux s'écroulèrent sur le toit. Pouilleuse essaya de détaler pour sa vie, mais fut réduite à gratter les gouttières… Sambric, froid comme la mort et impassible, étala ses rouages sur toute la surface du toit perforé et précipita ses plus larges prises sur Lys. L'un de ses bras aiguisés rata son oreille d'un cheveu – et Lys profita de son déconvenue pour se projeter. Elle étreignit Sambric avec tendresse. Il ne vit pas venir la caresse qu'elle lui donna, le long de l'échine, et qu'elle appliquait d'ordinaire à Bobine, Flaquerelle et d'autres de la pension. La colonne de l'automate s'endormit. Ses pattes s'enroulèrent comme des cordes et l'automate s'écroula. Quand Sambric heurta la toiture, Lancelune hurla et sa voix se perdit dans l'air déchiré par le Canasson. Mais Lys la suivit sans hésiter et bondit à travers la fumée âcre de sa propre crémation pour atterrir parmi les sièges. Au moment précis où elle passait le paravent invisible, elle croisa le regard de Marmat Œil-d'Ouest. Le cheval, vrombissant, accéléra de nouveau pour planer vers le chapiteau central.
Lys, Lancelune et Pouilleuse se sentirent, un instant, plus légères qu'un bateau de papier sur une flaque. Le manège magnétique provoquait une bizarre sensation de flottement – extérieur et intérieur – dont Lys n'avait encore jamais fait l'expérience. Un court instant, elle se demanda si c'était la raison pour laquelle le Cirque portait le nom d'Allégresse. Puis, avec l'idée saugrenue qu'elle ne grimperait plus sur un manège avant un moment, elle enlaça fermement Lancelune. L'Amphigame, à bout de souffle, lui rendit son étreint et sous leur vol clandestin, le carnaval se mit à pétarader de cent vapeurs aux teintes et aux parfums plus vifs que la veille. L'orchestre reprit sa mélodie. Enfin, l'immense cheval d'acier amorça sa descente, et les deux sorcières quittèrent les sièges pour sauter sur le marchepied… La troupe de forains parmi laquelle elles filèrent se mirent à beugler et Pouilleuse aboya furieusement en retour. Un type patibulaire se jeta maladroitement à leur trousses. « Eh, là ! Où vous allez, comme ça ? » s'écria-t-il. À quelques dizaines de mètres, le martèlement des pas de la garde s'épaississait. L'envol des deux magiciennes n'avait sûrement échappé à personne. Pouilleuse renifla vers le muret qui fermait la piste. Comment quitter l'estrade ? songea Lys. L'oracle serait rapide à traverser le Cirque…
Lancelune lui donna un coup de coude pour l'inciter à gagner l'impasse qu'elle pointait du doigt. Entre deux échoppes, aux banderoles mielleuses et parfumées, une gerbe de racines poussait à vive allure pour aller percer la briquette orangée du muret. Un bouquet de passiflore perdit quelques pétales au vent, lorsque les longs rameaux, tels des serpents voraces, avachirent le roc en laissant passer un rayon de soleil.
50. Le cerf diaphane
Louvard s'immobilisa en humant les alentours. Son œil sombre se posa sur les amas de neige, puis sur les branches qui sinuaient à mi-hauteur des troncs gelés ; et il planta un cornet de soie rafistolé à la pâte de colle (et sans aucun doute transmuté) dans son oreille épaisse pour glaner les secrets de la forêt. L'instant suivant, il pivotait comme un chat bondissait sur ses coussinets, impassible ; et Edric réprima un sursaut, les paupières écarquillées, car il avait nettement perçu, lui aussi, le galop furtif qui venait d'entre les arbres. La main du montagnard se balada le long de son ceinturon, les doigts occupés à une danse stratégique qui n'aurait pas eu à pâlir devant la virtuosité avec laquelle Aiden manipulait son luth ; et Edric, tout méfiant qu'il fut, approcha si tôt le flanc de son guide pour se prémunir contre ce dont seul le trappeur avait l'expertise… Durant une minute, aucun d'eux ne fit le moindre geste, happé par les reflets teintés de miel que les aurores jetaient sur le pays de l'ombre.
La forêt d'encre, ancienne et sinueuse, avalait la Belladone avec voracité. La fougère qui tapissait ses sols se couvrait d'un manteau flou et fragmenté de fissures argentées, comme si un vitrail avait coiffé la cime dressée soixante pieds par-dessus leurs têtes. Le sentier parsemé d'aiguilles de pin qu'Ed gravissait avec lenteur, écrasé par l'atmosphère pesante du fief, ne cesser de craquer, de grincer et de geindre comme s'il avait foulé des tas de squelettes enfouis. Dans sa combinaison, désormais doublée de l'armature articulée que lui avait fourni le louvetier, le garçon se sentait apte et confiant. Mais le manteau de fourrure brunâtre alourdissait son torse, le sanglier tanné n'égalait guère les fameux gants d'agneau de la Cité et ses bagages (constitués d'un sac à dos, d'un baluchon qui lui lacérait l'épaule et de la besace à mille poches héritée de Tony) commençaient à se couvrir de tant de neige qu'il finirait bientôt poudré jusqu'au nez. Ses pieds palmés de bois auraient gémi, s'ils avaient pu. Et la montagne, de plus en plus raide, semblait aussi de plus en plus hostile à leur progression… Ils avaient déjà parcouru sa face nord pour moitié, et n'entendaient plus le chant de la Coulée qu'ils discernaient au pied de la colline. Pourtant, la demi-heure nécessaire au triomphe du massif parut une éternité, puis elle redevint brève et fulgurante à la fois ; sans qu'Edric ne parvienne à décider sa notion du temps. Les comètes qui striaient le ciel n'aidaient pas à se repérer. Partout où les marcheurs s'aventuraient, des petites lueurs bleues s'échappaient en clignotant (« Des feux-follets, disait Louvard, sortis de terre »), et une odeur de sève, qu'exhalaient cèdres et sureaux, commençait à lui faire tourner la tête à embaumer les goulées qu'il envoyait dans deux poumons revigorés pour l'année.
Sa courte randonnée avait suffi à donner à Edric une sincère envie de pleurer. Non pas qu'il eut été pris par le chagrin… Car ses tourments récents lui paraissaient indistincts. C'était de la confusion, en fait, et de la mélancolie – et l'étrange sensation de n'être qu'un flocon de plus dans un monde fait de glace qui hantaient sa pensée. Lui, adorateur du soir qui avait toujours décrié l'arrivée des chaleurs estivales ne se rappelait déjà plus la caresse du soleil. Ses doigts tremblotants auraient pu se briser au moindre coup. Et le Louvard hargneux, six pieds devant, continuait de grimper, sans avoir l'air de ressentir le tiers de son malaise. (Frottez-vous le torse, répétait-il). C'était comme si Belladone se rendait plus impénétrable, et à chaque pas qu'ils faisaient, pour se targuer de les avoir mis à terre avant qu'ils n'aient atteint son modeste sommet. Ed reprit souffle, à mi-chemin ; et, en contemplant les marées d'encre qui les cernaient, avait songé de nouveau à l'appellation populaire de « ville-cimetière ». Il la comprenait pleinement, à présent ; mais plus pour ses corbeaux, ni ses tombes ; ni la nuit sans fin qui stérilisait ses cultures. C'était traverser la mort, que de traverser le Pic. L'encre commençait à réveiller des peurs en lui dont il ignorait jusqu'à l'existence. Fasciné par le ravin, il vacilla en se demandant : qui, à vrai dire, avait invité le démon au sourire carnivore dans sa chambre et dans ses rêves ? Quel visage aurait-il trouvé, s'il avait découvert le masque ? Edric avança. La faille qui écorchait la colline sembla l'appeler, et il se penchait déjà pour écouter le sifflement d'un vent répercuté par cent échos. La brise lui ordonna de marcher. Ça serait terminé, si je glissais. Plus de froid. Plus de peur. Les yeux rivés sur l'horizon, il manqua basculer dans le vide quand une poigne d'acier l'étrangla pour le jeter à terre. Edric agita la tête, confus, le cul enfoncé dans la neige. Louvard l'avait ramené sur le sentier par la peau du cou, et un peu à la façon de Du-Lavoir… Le garçon eut l'impression d'être tiré d'un rêve irrésistible. Les joues roses, mais pas seulement de froid, il se remit en chemin sans un mot.
Le sommet de la Belladone, aussi touffu que le reste de ses parures, les avait accueillis avec une sale humeur distillée dans un crachin piquant. Il s'y trouvait encore quelques traces d'occupation humaine, et Louvard se permit une pause calculée, dans une cahute délabrée qui pourrissait au pied d'un arbre. Edric écouta ses grognements sans enthousiasme. D'après le trappeur, elle avait servi à extraire le poison mortel de la Belladone, qui avait fait fureur, au siècle précédent, parmi les intrigues citéennes… Ils se requinquèrent auprès du réchaud que le bonhomme trimballait. Ce-dernier sortit la hache émoussée de son paquetage et commença à l'aiguiser sur sa languette.
Edric l'étudia un instant.
– Vous vous donnez du mal, pour cette mission…
Le Louvard hocha la tête d'un air sombre.
– Pourquoi ? demanda timidement le garçon.
– Le Terrier a b'soin de ce télésiège. C'est à sa base que le hameau a été construit, il y a des siècles. Tous les veilleurs du quartier l'empruntaient, pour aller récolter les touffes d'herbiose, et les fruits et la sève de sulfurette ; arracher la racine de piété à la source ; couper le bois de l'encre que le Parcours revendait à Carbone-le-Rail, et tailler la glace de la montagne… Comme leurs pères, et leurs pères avant eux. Y'avait un temps où les familles du Pic étaient encore maîtresses du cimetière… Mais 'jourd'hui, le fief saigne. L'autarcie l'a égorgé. Des fosses surgissent des nuées de feux-follets qui carbonisent les chaumières. Les étoiles chavirent. La malédiction s'illumine, chaque nuit qui d'vient de plus en plus noire…
– Pourquoi votre baron ne fait-il rien pour l'en empêcher ? souffla Ed, profondément confus. Pourquoi ne se dévoue-t-il pas pour sa terre ?
Louvard renifla avec un lointain dédain, sans cesser d'affûter sa lame.
– C'est c'qu'il a fait, grogna-t-il, le jour où il a r'pris la suz'raineté. La lande entière est ténébreuse ; mais c'est dans l'cœur de Corvus qu'est enfouie la malédiction. Je crois au clan Du-Pic. J'crois que ses ancêt' ont fait c'qu'il fallait pour assurer l'indépendance.
– Mais à quel prix ? marmonna le garçon en contemplant le massif.
Louvard le dédaigna ouvertement.
– Depuis quand les moutons du dehors s'intéressent tell'ment au Pic ? 'Faut pas avoir pitié des veilleurs, petit. (Il lui adressa un rictus goguenard). La plupart d'entre eux pourraient t'égorger pour une miche de pain frais.
Ed déglutit en haussant les épaules. Il avait l'impression d'avoir profondément déçu Du-Lavoir (et Tony lui-même, avant de lui faillir) ; et songeait aux mots terribles de Cornéaud, et aux mises en gardes acerbes des autres bougres que l'infortune avait jeté sur son périple. Il ne voulait pas risquer, en plus, d'offenser son seul guide vers le Manoir… Les Autres, entassés dans l'Entrecube, lui revinrent en mémoire ; comme les ouvriers de l'aérodock ; et Cobric Des-Anses, que la vie avait mené en Est… Ces mères esseulées ; ces orphelins ; ces veufs, tel Aiden, que l'armée avait privés de rédemption. Autant d'hommes et de femmes qui souffraient la misère, la faim, ou la nuit éternelle pendant qu'Amalric consolidait les abords de sa fédération en signant ça et là quelques accords privilégiés… Habité par l'hébétude, le Prince contempla son guide.
– Y'a des veilleurs qui s'raient d'accord 'vec toi, reprit Louvard. Au sujet de M'sieur Corvus. Des lâches. 'Pensent que les accords protègent que l'baron lui-même. Et pis y'en a d'aut', des vieillards, et des miséreux ; des paysans et des malades, à l'agonie, qui s'en font pas tout un foin, et qui vivent très bien comme ça – parce qu'ils ont rien connu d'autre… Mais moi, je sais. Corvus est le natif que l'Manoir doit accueillir. Alors, à la louveterie, on dresse sa bannière. Le Pic s'élevait, s'élève, s'élèvera.
– Il s'élève, et il répand son ombre sans apporter de lumière, fit remarquer Edric. C'est le vieux mestre de votre quartier, qui vous a fourni ces ampoules d'Arcanes, n'est-ce pas ? C'est cher, ce truc-là. Le seigneur a-t-il mis la serre à la bourse, pour participer à la cagnotte qui a servi à financer la restauration du télésiège ?
– Le seigneur veille sur les sommets et les aurores. Nous aut', petites gens, avons appris à dompter la forêt d'encre à not' manière. Le baron a ses propres meutes à garder à l'œil et il ne serait pas bon, pour les trappeurs et les mules du pays, de le voir fourrer son bec dans les affaires de Carbone-le-Rail… Le fief a attiré beaucoup d'monde, ces derniers temps. De drôles d'oiseaux, et des espions… Tout le monde s'y intéresse.
Sans lui laisser le temps de répliquer, Louvard roula sa languette et le pressa de se remettre à la marche. Dès qu'ils se furent éloignés du sommet de la Belladone, l'air oppressant de la forêt s'allégea un peu et Ed retrouva une bribe de sa vigueur. À peine eut-il rechaussé ses noxiculaires qu'un des piliers du télésiège (encordé par deux câblages tristement suspendus de nord en sud) surgit entre deux ifs squelettiques ; et Louvard pressa le pas. Ils approchaient du terminal – et de l'Ombre.
– Et toi, alors ? aboya soudain le trappeur. Tu poses beaucoup de questions, mais tu dis rien ! Tu lui veux quoi, au baron ? Qu'est-ce qui t'amène au pays ?
– C'est une opération secrète, rétorqua Ed de son ton le plus ferme, essayant d'adopter une posture assurée.
– Ah, ça, pour sûr ! Et mortelle, aussi, pas vrai ?
– C'est à dire ? reprit le garçon avec froideur.
–C't'à dire qu'faut êt' sacrément givré soi-même pour vouloir crapahuter jusqu'au Manoir quand on connaît pas l'Pic. Ou très déprimé. 'Me d'mande ce qui vous motive, toi et ton ami, pour oser affronter jusqu'aux monstres de la forêt d'encre…
Et Edric voulut objecter de nouveau, mais il resta béat. Le louvetier venait de tirer une ficelle douloureuse de son esprit ; et il pensa à Aiden Du-Lavoir, qui avait cru (ou du moins, espéré) pouvoir venir à bout des ombres du Pic pour en exploiter les secrets. Ed était-il lui aussi en plein délire nécromantique ? Corvus ne ramènera pas Tony. Non, c'était vrai ; et il le savait, aussi vrai qu'il avait vu le Commodore matérialiser ses craintes les plus anciennes. Mais était-il possible qu'il ait désespérément traqué le pire des barons, le seul qui n'ait été fédéré, pour se jeter lui-même dans la gueule du loup et soulager au passage ses ineffables angoisses de mort ? Tu délires, mon pauvre ! Ed caressa de nouveau le cercle absent, à son annulaire.
– J'ai un travail à faire. C'est… une question de vie ou de mort, répondit-il enfin.
– Eh bien ; en voici une seconde, du même propos…
Le trappeur se pétrifia, les bottes enfouies dans le tapis d'aiguillons, et caressa le sol de son énorme main. Il avait reprit l'air docte par-dessus l'habituelle indifférence et se mit à marcher en crabe le long du sentier. Ed le talonna aussitôt.
– Melgrave.
– Qu'est-ce que vous dites ?
– 'Vois, ces feuilles noires, toutes retroussées ? grogna Louvard. Et cette poussière, dans la neige ? (Ed observa les petits tas de terre qui pullulaient parmi les ronces). 'Y a une melgrave dans le secteur. Peut-être plusieurs, à voir la quantité de nécrose… Là ! (il ramassa une plume, aussi noire et hirsute que les pommes de pin qui craquaient sous leurs bottes). Quelqu'chose de plus gros qu'une corneille, pour sûr.
Ed susurra :
– Je croyais que les – melgraves étaient des chiens sauvages ?
Il n'était pas expert en faune du Pic, mais la Cité avait bien accumulé quelques registres sur le sujet ; et il n'avait entendu parler de l'animal que sous sa forme de gros cabot tueur – plus dangereux, si c'était possible, que les meutes de loups affamés…
– Certains le sont, répliqua Louvard avec gravité. D'autres volent. D'autres rampent. Et d'autres nagent dans la Coulée. Les chiens de la Chaîne ont été massacrés, c'est vrai ; mais il y a eu, aussi, des sacrifices d'oiseaux, et de renards, et de bœufs sempiternels…
Edric le contempla, bouche bée, sans savoir s'il se payait sa tête.
– Tu sais ce qu'est une melgrave, hein ? (mais le garçon agita la tête de gauche à droite ; et le trappeur soupira d'un air exaspéré). Par la tombe de mes aïeux ! Arpenter l'encre sans y être préparé… Tu dois être très attendu, au sommet.
Ed le regarda fureter dans les traces fraîches pendant qu'il débitait :
– On croise pas mal de transmutations, en Pic. Ces altérations-là, la fédération ne les tolère pas plus que sur le reste du Continent… J'te parie ma baraque qu'il y a au moins un alchimiste, dans chaque village de ce pays, capable de réciter la malédiction qui a égorgé le berger !
Edric eut la sensation d'un coup de poing à l'estomac.
– La plupart des rituels illuminés exigent le sang, reprit le trappeur (et Ed écarquilla les yeux, l'air de dire : « Le sang de quoi ? »). Oh, de la meilleure chair à disposition ! Lapin… chauve-souris… Chats, chiens sauvages. Plus gros est le gibier, meilleurs sont les effets. Quelques téméraires traquaient les loups eux-mêmes, pour ça, dans l'temps. Même si, bien sûr, aucun animal n'a jamais valu le sang humain (il eut un nouveau rictus ; et Ed se figea). Après des siècles, les bêtes trucidées se sont réveillées. L'alchimie qui a souillé leurs veines, et gobé leurs yeux et broyé leur cœur les a laissé errer, impitoyables et affamées, pas plus conscientes que des plantes carnivores… La plupart de ceux qui ont cherché à capturer le cerf diaphane sont tombés sous la nécrose. Baronnie-maudite, pas vrai ? Allez, suis-moi, avant qu'une troupe de cadavres nous étouffe de cendre…
Il s'interrompit soudain. Ed imita son silence. Un peu plus, entre les arbres, un bruit sourd s'élevait.
– Elle nous a trouvé ? siffla le garçon.
– Non. Ça, c'est vivant.
– Les loups ? murmura Edric qui, malgré la conclusion bienheureuse de leur palpitante première rencontre, se sentit vaciller.
– Non, répliqua doucement le chasseur, sans décrocher l'œil des sapins, en glissant son index sur le dard empoisonné qui dépassait de son chapeau. Bien plus grand, ajouta-t-il. Et plus rapide… (il avança d'un pas muet, dans la neige pourtant crissante qui leur montait au genou). Par ici, mon beau… (et il sautilla jusqu'à la butte). Il est là !
À une trentaine de pieds de leur sentier, une forme se baladait dans les airs, furtive et colorée telle une projection des expositions Académiques ; indissociable des buissons feuillus qu'elle traversait sans mal. Ed, d'abord, attrapa quelques nuances de vert et d'or ; puis il comprit qu'il n'apercevait que le reflet des aurores, renvoyé par un pelage d'une blancheur lumineuse. Comme Louvard, il bondit en discernant le contour cornu d'une tête majestueuse, dont les bois semblaient de plus large envergure qu'un aigle en plein vol ; et le chasseur se mit aussitôt à la traque.
– Attendez ! appela Edric, consterné.
Trop tard. Louvard fondait déjà sur sa proie, harpon en joue. Ed, peu désireux d'affronter seul les surprises de la montagne, lui emboîta le pas, les bottes remplies de poudre. Le louvetier se jeta sur la pente pour tirer un trait. Quatre sabots frappèrent le roc, enfoui sous la poudreuse, et la silhouette mordorée, insaisissable, disparut parmi les fougères. Louvard ne s'avoua pas vaincu et dévala la colline en armant une seconde flèche : Ed l'entendit se ficher dans un tronc. Un cri, quelques bonds furtifs ; un juron, et enfin, le silence. Le garçon, penaud, écouta le vent agiter les branches. Mais où est-il ? Quoi qu'ait suivi le bonhomme, il en était curieux au point, en tout cas, d'abandonner l'étranger qu'il était supposé guider… Et leur seule chance, à vrai dire, de réparer son précieux télésiège si jamais il lui arrivait malheur en son absence. Sa détermination à abattre l'animal l'avait aspiré hors du sentier. Gibier fameux, peut-être ? Ed se gratta le menton, curieux à son tour, en laissant son regard tomber sur les sacs et les baluchons de Louvard, abandonnés eux aussi. L'imprudent ! Oserait-il en fouiller le contenu ?
Edric jeta un regard vers les arbres. Personne. Il lui fallait saisir sa chance, tant que le chasseur était obnubilé par une autre proie…
Il approcha, et ouvrit lentement la sacoche cousue de fourrure.
Le masque était blanc, avec un crâne d'acier et deux orbites à noxiculaires. Il y avait un rembourrage de feutre sur sa surface intérieure et une chaînette à loquet pour attache. Identique en tous points à celui que possédait Aiden ; et qu'avait possédé, en son temps, le bel Accroche-Cœur. Le visage de l'ordre Noyeur, et de ses agents secrets. Ed resta pantois. Du-Lavoir a vu juste. Comme Beltom, le geôlier, Louvard se jouait de lui. Lui et sa sœur, et l'escouade émeraude, œuvraient pour la cause. Ed songea de nouveau à l'anneau qu'il avait cédé, et son cœur se fendit pour chuter comme une pierre dans sa poitrine. Le maître du Trou, Sandolfe, son Griffu, le fossoyeur et les trappeurs savaient qui ils étaient depuis leur arrivée. Le nom de La-Cohorte n'avait convaincu personne. Et (pour ce que j'en sais) la mission de restauration de l'appareillage pouvait n'être qu'un prétexte pour les attirer loin dans la montagne… Et nous séparer. Edric se demanda si Louvard appartenait à l'espèce d'anonymes qui se tournait contre son ordre, ou à celle qui se laissait tuer pour la cause (tel Beltom) en observant le masque bardé de ressors et de lorgnettes…
Louvard surgit de nouveau des sous-bois, l'air singulièrement contrarié ; et le garçon n'eut d'autre alternative immédiate que de ne pas réagir du tout. Le bougre ne remarqua rien de sa surprise, et ne s'offusqua pas de son malaise flagrant car il suait encore lui-même de sa course improvisée et s'excusa d'ailleurs d'un hochement de tête frénétique : « 'Aurais pas dû t'laisser là… J'ai cru voir – j'crois bien que c'était lui. Le cerf. Il a filé. Tant pis ». Edric lui pardonna tout de go, les joues empourprées. Une question se mit à dériver, comme une étoile filante, dans sa cervelle embrumée : Si les Noyeurs sont de retour, est-ce pour me détourner du mutin – ou pour me livrer à lui… ? Il aurait été ironique de trouver, une fois parvenus au Manoir, un seigneur dévoué à l'ordre qui voulait sa mort. Edric hésita. Suspecter le louvetier était une chose ; le démasquer, alors qu'ils étaient perdus en pleine montagne, en était une autre. Les yeux rivés sur sa paire de botte, il suivit le trappeur.
Louvard le conduisit au bout du sentier, abandonnant la forêt pour s'avancer jusqu'au ravin cristallin qui creusait délicatement le versant nord de la Belladone, sur un parterre de lierre brun couvert par les bouleaux. De longues guirlandes de glace, occupée à goutter sur le chemin, donnaient naissance à de fiers monticules bombés comme des champignons coiffés de sucre. Les restes d'un dock flottaient encore parmi le roc qui fendait les eaux. Louvard grattouilla les galets, sans cesser de jeter de vifs coups d'œil dans leur dos… Trente mètres au-dessus de la rivière, le pylône de béton qui soutenait le télésiège déployait ses corniches d'est en ouest, tel un géant planté dans le vallon, poings sur les hanches. L'édifice donnait l'impression de tanguer.
– Sous quelle… forme reviennent ces créatures ? demanda soudain Edric.
– Quoi ?
– Les melgraves. Vous parliez de cadavres, tout à l'heure… à quoi ressemblent-elles ?
Louvard ne quitta pas le rivage des yeux.
– Celle qu'les rituels leur ont donné. Des bêtes putréfiées, éborgnées dans l'ensemble. Optimisées, parfois… Les lièvres, j'en viens à bout, si je les brûle avant qu'ils n'aient mordu – mais les bœufs, et les sangliers ; une aut' paire de manches ! Aucune fourche ne transpercerait une melgrave avec un cuir pareil. 'Reusement, avec les années, elles finissent par disparaître. La nécrose les grignote, et les consume lent'ment, jusqu'à ce qu'elles tombent en poussière…
Ed ne put s'éviter la pensée douloureuse de son père, égorgé ; du sang pourpre répandu sur ses tapis ; et des vingt-sept martyrs que le Commodore avait mutilé. Les Pillards ont mis la main sur le plus noir trésor de l'Arbre, pensa-t-il avec effroi. La montagne jeta une brise qui vint les effleurer en charriant quelques feuilles mortes, et le trappeur murmura : « Tu sens ? La pourriture. Elle approche… ». Edric fit son possible pour ne pas paniquer. D'un geste lent, Louvard tira un gros rameau de bois flotté, étincelant de gel et embourbé dans les hautes herbes pour y accrocher, avec précaution, le plus gros de ses bagages.
– Les melgraves craignent l'eau ? s'enquit le garçon.
– Non. Mais ce sera le moyen le plus rapide de lui filer entre les pattes. La terre ferme est trop inégale. De grandes chances qu'il s'agisse d'un ours ou d'un bœuf. Il nous aura, s'il le veut. Si c'est un troupeau, on est finis.
– Filer ? Sans embarcation ? On mourra en quelques minutes !
Le trappeur considéra Edric d'un air mauvais.
– Toi, sûrement.
Avec une moue indignée, Ed approcha à son tour du rivage pour suspendre sa propre panoplie au tronc gisant dans la rivière. Mais son timide effort de coopération n'eut qu'une durée très limitée, tant la créature maudite se hâta de les débusquer ; et il avait à peine tendu le bras que le trappeur ordonna : « Ne bouge plus ». Ed planta son regard sur les sous-bois ; or, ce fut à la cime brumeuse qu'il aperçut quelque agitation. Elle nous a trouvés.
Une nuée de merles s'enfuit des rameaux et un torrent de neige s'abattit sur la pente quand une ombre, plus vaste qu'un bœuf, apparut entre les branches en faisant craquer leurs troncs noueux. Deux sapins furent écrasés par le poids d'une bête vorace, dotée de bras tentaculaires, qui s'extirpa de la forêt par les airs en gigotant comme une étoile de mer effroyable. Elle ne cessait de luire en renvoyant le reflet des aurores que lui jetaient les nuages. Quand elle eut quitté la lisière abondante du bois, elle se pétrifia sous l'éclat de la lune – et durant une minute, elle eut l'air d'une grosse fleur dentue, avec douze excroissances pustuleuses pour pétales, figée à mi-hauteur des conifères. Une fleur géante ? pensa Ed avec stupeur, fasciné par la forme tentaculaire qui voguait au vent comme une algue dans son ruisseau. Pas tout à fait… Louvard, sans plus ciller, enfonça un talon silencieux dans les eaux, prêt à plonger. La rivière me tuera à coup sûr. Le garçon lambina… Même attaqué par un mollusque aux dimensions surnaturelles, et malgré sa combinaison, son instinct de survie lui interdisait formellement de sauter. En un éclair, Edric songea à sa bonne Yvia, qui lui avait inculqué l'art de la résilience : « Il y a toujours un moindre mal, petit ! ». D'un geste lent, il souleva la besace de Des-Blés et se mit à tâter le fond de la grande poche. Il sentit le sachet de pétards-poivrés, et le pistolet à grappin, et le cordon d'acier enroulé dans son étui. Sans détourner le regard, le garçon recula d'un pas, et une brindille givrée craqua sous son talon.
L'animal amorça un basculement, ses bras boursouflés accrochés aux buissons et suspendus aux branches de sa lisière. Puis, d'un tentacule, il approcha du sol et se mit à gigoter sur la rive en tournant sa grande face pourrissante vers les randonneurs. Ce qu'Ed avait pris pour une grosse fleur n'était que le dos d'une pieuvre, une pieuvre véritable, morte depuis longtemps : aux six paires de tentacules spongieux et colorés, visiblement capables d'imiter la teinte des sapins derrière elle. Ed eut le souffle coupé. Le céphalopode aux proportions répugnantes avait quelque chose d'hypnotisant. Le bulbe visqueux qui lui servait de tête, large de dix pieds, laissait voir une gueule bardée de crocs qui crachait un sang bleu marine – et pourtant, c'était le halo de nécrose et de poussière qu'il laissait derrière lui, aussi légère que l'air et âcre comme le souffle d'un incendie, qui terrifia le garçon.
– Et maintenant, je peux courir ? s'écria-t-il, et le trappeur confondu, à semi-immergé, s'extirpa lui aussi de la rivière en beuglant :
– Aussi vite que possible !
La pieuvre, alertée, agita ses tentacules croqués par la mort et ouvrit grand sa gueule hérissée pour jeter un long hurlement strident, comme le jappement d'une bête blessée, vers la rive immaculée, et son cri spectral atteignit Edric en plein cœur. Le garçon prit ses jambes à son cou. Il n'avait pas fait dix mètres que les bras cadavériques fouettèrent l'air à ses oreilles pendant qu'il s'enfonçait dans la poudreuse ; et il vit nettement le claquement de mâchoires nécrosées qui cherchaient à le gober. C'était comme courir au ralenti. Sa dernière pensée, avant d'agir, fut pour Tony – mais cette fois, il l'invoqua avec fougue. Une conviction lui prit la poitrine quand il imagina le jeune homme bondissant sur les toits citéens, de statues en tourelles ; et il brandit, à son tour, le grappin solide que Des-Blés lui avait laissé.
Appuyant de toute sa force sur la gâchette, il envoya le triple crochet siffler telle une flèche folle vers le ciel, comme si elle voulait transpercer les amas successifs d'aurores et de nuages. La corde traça une ligne noire à la surface laiteuse de la lune, et arracha le garçon des sols en lui tirant un cri de surprise. Sans réussir à imiter la grâce de Du-Lavoir, Edric quitta le tapis de lierre enneigé et s'envola comme un hameçon tiré de l'eau… Fermement accroché au mousqueton qui fusait vers les hauteurs du pylône, il retint sa respiration, les jambes en coton, tandis que le poulpe colossal se contentait d'abattre sa fureur sur les conifères, six mètres en-dessous. Il voulut croiser le regard du trappeur, sans le trouver dans la masse blanche du talus ; et le vent glacé lui envoya une gifle phénoménale qui faillit le décrocher de son grappin.
Ed heurta enfin la corniche de béton et resta bêtement suspendu dans le vide. Mais la bête, en bas, n'attendit pas et il sut instantanément qu'elle roulait droit vers le pied du pylône, pour le gravir à son tour de ses longs bras furonculeux. Sans perdre un instant – et déjà subjugué par les reflux d'adrénaline qui couronnaient son ascension –, il se hissa sur le bord de la plate-forme, les doigts brûlants, et fouilla encore la besace de Tony. Un briquet fatigué ; et onze pétards-poivrés… Le « poivre » de leurs particules comprimées se constituait en fait de poudre noire (totalement illégale entre les mains du palefrenier), de soufre, de salpêtre et de plomb qui réchaufferaient la station à coup sûr. Huitième transmutation, songea-t-il. Combustion. Au même instant, la melgrave porta son parfum écœurant au sommet du pilier. Edric fit jaillir le reste de ses pétards et, à coups de pouce sanguinolent, tenta d'enflammer la mèche du briquet récalcitrant. Que le vent cesse ! cria-t-il intérieurement. La créature, tel un ballon gonflé d'encre, roula jusqu'à l'aileron. Allez ! C'est maintenant ou ja – Enfin, le petit tas de bourses transmutées renvoya une étincelle. Ed s'empara une seconde fois du mousqueton quand une ombre tentaculaire le couvrit, et la créature avala la corniche au moment où les sachets de poudre éclataient. Le poivre tacha le ciel comme une gerbe d'encre dans un aquarium ; et l'anneau de feu éclata à la gueule de la bête alors que le Prince plongeait, pieds en avant, du bord de la plate-forme. Un morceau de tentacule vola à son visage, une odeur âcre fouetta le vallon et Ed fila comme une comète vers la rive gelée. Encore une fois, il songea à Aiden lorsqu'il s'emmêla les mollets dans la corde. L'acier entama sa peau à travers la fourrure. Il lâcha beaucoup trop tôt, effrayé par le sol qui fonçait sur lui et, incapable d'assurer la réception, heurta une branche en faisant sonner l'armature qui ceinturait sa silhouette, avant de se répandre dans la neige. Des larmes, salées de peur, avaient perlé aux cils blanchis du garçon qui se redressa tant bien que mal ; avant de tâter ses membres intacts, et les arêtes de sa cuirasse merveilleuse. Louvard, surgi de nulle part, le contempla d'un air ébahi.
–Essaye la rivière, la prochaine fois, grogna le trappeur mi-contrit, mi-estomaqué, en lorgnant sur l'ombre enfumée de la melgrave, furieuse, au sommet du pylône.
Il arracha précipitamment ses bagages au rameau de bois flotté, lui adressa un geste impatient et détala dans les fougères.
51. Rubis blanc
Le temple de chemin qu'on appelait Foyer Vorpal (ainsi que son fronton l'énonçait en lettres claires) regardait passer trois routes différentes, plus ou moins larges et entretenues selon leur provenance. La première, et la plus imposante, poursuivait le bras nord du fleuve-de-la-bonne-fortune, arrivé tout droit de la Cité et son lac étincelant, et traversait les bergeries qui pullulaient dans les Plaines depuis Rive-Nord jusqu'à Baule, au pied des Mamelles. Au-delà se trouvait la frontière du 11e fief : Le-Moulin. Le Petit-Soulier, parsemé des derniers boutons d'or de la saison, liait la Tour de l'ouest au Rouet de l'est à la jonction de la Langue qu'utilisaient les tisseurs de brocart. Et le serpentin caillouteux qui constituait le Tracé, enfin, ondulait autour du domaine, contournait le grand saule qui le coiffait et s'élançait vers Pain-Blanc, au nord-est de la Cité. Là encore, les bergeries étaient nombreuses, enfoncées dans les hautes herbes, et elles arboraient ce style foisonnant et acéré de la capitale, avec leurs têtes de béliers et leurs toitures embarrassées de laine ; bien que les charpentes aient paru plus primaires, et datées, que les infrastructures impénétrables de la grande ville. Quatre moulins, une auberge et deux cahutes de gardes-champêtres ponctuèrent le parcours de Lys, Pouilleuse et Lancelune. Un petit marché fluvial, destiné à quelques-uns des hameaux installés autour de la berge, les enchanta un instant ; et une tourelle télégraphique agitée de soubresauts leur offrit un peu d'ombre.
Quand la troupe parvint au Foyer, Lys comprit ce qui le rendait si fameux. Vorpal devait sa renommée à son positionnement stratégique et à son ancienneté ; car le temple, d'après Lancelune, avait vu le jour plusieurs siècles avant la Bastide, lorsque les comtes bleus s'étaient décidés à dominer les exploitations de la plaine par une maison toute en pierre du Fort. C'étaient les ancêtres de Céorn De-la-Cité, en somme, qui avaient payé la construction. L'édifice aux larges briques claires, d'un gris rosé par l'humidité, était rongé de mousse et couvert des rameaux morts de son paisible saule. La tour des maîtres dépassait fièrement du bâtiment principal, lui-même étendu par deux ailes longilignes ; l'une pointée vers elles, au sud-ouest, l'autre au nord-est. Tout en largeur, le rez-de-chaussé (tenu par une clôture solide) s'étendait de part et d'autre en laissant entrer les rayons du soleil par la grande galerie de glaces immaculées qui en constituait la façade. Une basse-cour fournie piaillait près du lavoir, et il fallait se farcir les coups de bec d'oies pernicieuses pour atteindre la grande porte… Pouilleuse claqua allègrement des mâchoires, et le plus retors des volatiles disparût dans un tourbillon de plumes.
– Nous y voilà, murmura Lancelune, les yeux fixés sur Lys à travers la frange inégale qui couvrait son front.
– Oui, lâcha faiblement celle-ci, occupée à dévisager la maison.
Le cauchemar prend fin. Lys hésita. Ses offenses, auprès de Tassaud, Le-Col puis Marmat l'avaient certes ralentie, mais elle était néanmoins parvenue jusqu'ici. Au prix fort. Elle n'avait mis la main ni sur son bracelet, ni sur son livre, ni sur son argent. Et le seigneur Céorn avait simplement cessé de hanter sa pensée. La réponse à sa question la plus intime se trouvait là, entre ces murs… Elle se mit à jauger leurs accoutrements : son épais caban de marche avait connu des jours meilleurs, et jurait avec la jupe qui lui donnait une allure de bergère.
– Présentons-nous comme il faut ? Il ne faudrait pas que ces prieuses nous refusent le passage pour quelques vêtements crasseux…
– Elles n'en feront rien, assura Lancelune. C'est un refuge pour les égarées. Un havre de paix ; à la croisée des chemins. Des femmes courent de l'Arbre entier, pour visiter le Foyer et goûter à ses bassins ! Elles y sont toutes bienvenues. Curiosités, magiciennes ou prunelles… Moi, je ne suis jamais entrée, mais Marmat (Lys tressaillit en entendant le nom) a déjà visité l'endroit, au moins deux fois depuis mon arrivée au Cabinet.
– Et si elle venait, maintenant ? s'inquiéta Lys. Marmat ? Ou Le-Col ?
– Cesse donc de tergiverser ! L'officier te croit morte. Et Marmat ne se risquera pas à dévoiler sa magie à tort et à travers, loin du cirque. Tu as quelque chose d'important à faire, alors, fais-le ! Plus vite ce sera terminé, plus vite on pourra ficher le camp…
Lys savait bien qu'elle avait raison ; mais au fond, elle redoutait de découvrir ce que signifiait réellement la tache de brûlure qu'elle avait constatée, dans l'horizon astral du Cirque Allégresse. Depuis l'obscurité du Pandorium, elle avait détaillé le point rouge qui perçait le paysage, en se demandant si la menace était aussi grande qu'elle le pressentait. Un simple trou, de la taille du pouce, sur une toile impalpable… Lancelune n'y avait prêté qu'une attention très limitée, mais Lys ne s'en était pas formalisée. L'Amphigame était experte en rituels et en racine ; elle ne se laissait sans doute plus inquiéter par de pareilles anomalies. Par ailleurs, elle avait ses problèmes. Marmat Œil-d'Ouest (qui l'avait pratiquement élevée) lui en voulait beaucoup (pour ne pas dire « à mort », selon la Curiosité) et même si elle s'assurait tout à fait capable de lui échapper, Lys percevait une autre forme de détresse, dans l'aura de son amie. Ça n'était pas de la peur. C'était de la tristesse. Lancelune avait quitté Vieux Bébé ; laissé Scienesca, la fille-arbre, à une oracle trahie ; et détalé entre les griffes de Sambric, l'automate arachnéen, pour quitter sa roulotte sur un coup de tête. Comme Lys, Lancelune avait abandonné son foyer… Lys hésita à pénétrer le domaine. Bien qu'incapable de se l'expliquer, elle sentait que la tache rouge l'y attendait. Sa visite en Cité s'était révélée plus qu'abrupte, en la présence de l'inestimable officier Le-Col ; et le Cabinet Bellerosse, en la personne de Marmat, avait aussi bouleversé son itinéraire. Quant à Céorn De-la-Cité, il semblait plus loin que jamais… Pourtant, c'était grâce au Cirque que Lys avait fait la rencontre de Lancelune ; et grâce à Lancelune, elle trouva le courage d'agiter la cloche.
Quand une oculie au pagne impeccable leur ouvrit d'un grand geste, ce fut d'abord une tempête de blanc qui s'abattit sur elles. Les broderies laiteuses, les roses pâles et les vases de porcelaine tapissaient les murs d'une antichambre rectangulaire. Un parfum de lilas, couvert par la fumée de sauge, émanait des balcons intérieurs et se laissait charrier par la brise venue des fenêtres qu'on avait gardées grandes ouvertes. À gauche, une baie vitrée laissait apparaître l'étalement de rayonnages qui façonnaient la bibliothèque. Vers l'est, un mur affichait une collection de portraits alignés jusqu'au bout de la galerie. La prieuse tira le battant à elle pour laisser passer les deux femmes et leur chienne. Me voici entrée. La brave oculie leur fit faire le tour du propriétaire, à sa manière dépouillée de toute vanité. Elle les invita à se sentir chez elles partout dans la maison, telles de vieilles amies retrouvées. Lys écouta avec attention.
– L'aile ouest accueille le restaurant. Lorgnette et Barbeya sont aux fourneaux du midi. Et elles sont hors-pairs. Resterez-vous, au moins ce soir, leur faire honneur ? Salade de fier-feuillu, crème-bergère et tarte aux prunes ! La salade a été livrée ce matin, par les Solidaires des Mamelles. Et la Dame Vorpal a acheté la crème elle-même ; aux meilleurs locaux de Rive-Nord ! (Elle hocha frénétiquement la tête, pour s'assurer qu'elles eurent bien compris l'enjeu). Tous les résidents du Foyer passent à table à dix-neuf heures… Sauf Fludvia, qui préfère se terrer sous ses livres, bien sûr !
Lancelune bégaya quelques remerciements pendant qu'elles emboîtaient le pas de la prieuse.
– Les bassins sont au bout de cette galerie, reprit-elle, et répartis autour de l'autel. Les perles du géant veillent sur chacun d'eux. Comme si la Dame Vorpal n'y suffisait pas ! ajouta-t-elle avec un clin d'œil. De ce côté, vous trouverez des casiers, un exemplaire du Codex – copié par l'une de nos pénitentes ! –, et une broche de bonne-fortune…
– Et là ? demanda Lys, en désignant les étalages de bouquins planqués derrière leur baie vitrée, scindée en arcs pointus et soigneusement verrouillée.
Lancelune lui écrasa le pied ; mais l'oculie se fit un plaisir de répondre :
– Les Archives ! Entretenues par Madame Fludvia Ponceau depuis vingt ans ! Excellente conservatrice. Des milliers de droits, de contrats ; de registres et de formulaires. Vous y trouverez une copie de chaque document issu de chaque temple de la capitale ! Même à la Tour, on ne trouve pas de meilleure bureaucratie.
– Et des traces de recensement… ? insista Lys, sans ménager leur hôte.
– Deux décennies de déclarations de naissance, assura l'oculie. Le Foyer est fier de faire honneur au berger, en entretenant sa mémoire ! C'est un organe effréné de l'Académie, vous savez ? La bibliothèque ouvre ses portes l'après-midi ; et Fludvia Ponceau vous y guidera elle-même ! Vous verrez, vous ne serez pas seules à arpenter ses rayonnages !
Lys sentit son cœur s'emballer. Reste calme. Pourtant si près des livrets alignés sur les étagères, il lui faudrait patienter encore quelques instants avant de toucher au but. Du coin de l'œil, elle aperçut un mouvement furtif, derrière une pile de brochures haute comme deux hommes. Lancelune s'éclaircit la gorge pour la rappeler à l'ordre ; et l'oculie pointa l'index vers l'angle sud-est de la galerie, inondée de fraîche lumière.
– Passez donc à la laverie, par le tourniquet ; vous y trouverez des pagnes, des brosses, des onguents et la clé du dortoir qui se trouve de l'autre côté des bassins – aile est ! S'il vous faut de l'aide, agitez l'une des clochettes, juste ici, au-dessus des portemanteaux. Avec un peu de chance, la Dame Vorpal viendra s'occuper de vous en personne !
– Excusez-nous, intervint Lancelune d'un air intrigué, mais qui est la Dame Vorpal ?
– L'épouse de Monsieur, répondit la prieuse. Maîtresse des lieux. C'est une joie et une chance d'avoir Madame à nos côtés. Elle porte le titre qu'on porté toutes les femmes du Foyer… La propriété appartient à un éminent de la haute société. Un legs familial !
La prieuse les conduisit dans le couloir, dont un côté était couvert par la demi-douzaine de portraits que Lys avait pu apercevoir depuis le perron. Pouilleuse se mit à renifler le long de la plinthe, sous la collection de tableaux impeccables. Chacun d'eux représentait une femme, aux allures tour à tour sévères ou maternelles ; aux parures et aux coiffures adaptées à leur époque. Si la première d'entre elles semblait austère, avec sa coiffe de laine et son regard accusateur, les sujets suivants avaient posé avec un peu plus d'entrain, occupés à des ouvrages multiples – lange dans les bras ou pleureuse aux genoux… Et pour tout point commun, seul un minuscule diamant (diaphane comme le reste de la charpente, du papier-peint et du mobilier) apparaissait sur chaque peinture, au bord inférieur droit de son cadre.
– Les gardiennes successives du Foyer, expliqua l'oculie, de la main de Bostiot L'Anis, le prodige du Zénith, depuis la dame de Monsieur l'arrière-grand-père de Monsieur ! Ce sont elles, qui ont entretenu la maison-forte, ces dernières décennies. Albâtria, en son temps, a ouvert le temple aux Autres. Irmet, quelques années plus tard, a fait financer le moulin pour soutenir les locaux ! Et voici Hellevière, qui a fondé les Solidaires ! De grandes femmes, oh oui, c'est sûr ! Hélas, notre bonne dame actuelle n'a pas encore fait mander Arthos.
Le dernier cadre, au bout de la galerie, était demeuré vide.
– C'est l'apprenti de Bostiot. Elle dit qu'il n'a pas le talent de son regretté maître… En réalité, Madame est trop modeste pour le dire, mais elle retarde le moment de se voir représentée ! Plutôt étonnant, d'ailleurs, avec un physique pareil… (elle lissa son tablier et les abandonna près des bassins). Faites comme chez vous, mes petites ! Aujourd'hui, vous êtes en sécurité !
Douze baquets de bois, enserrés dans des cuves profondes, étaient couverts de vapeur blanche. Les oculies, très jeunes ou très âgées, s'y succédaient pour prier dans les eaux du géant. Certaines pleuraient ; quand d'autres riaient, ou se contentaient de bouquiner d'un air tranquille. Les plantes luxuriantes grimpaient au plafond d'ivoire et les oiseaux voletaient librement à travers les arches de verre qui dessinaient la salle.
– Allez, Lys, souffla Lancelune, en la voyant froncer les sourcils. Approche un peu. Elles ne nous feront pas de mal. Écoute… J'ignore ce que cette tache de feu signifie, mais je doute qu'elle se soit formée ici. Toutes les prieuses du Foyer Vorpal sont Solidaires et bénévoles. Elles connaissent l'Arbre. Et sa misère ! Faisons-leur confiance, et profitons-en pour prendre un bon bain parfumé !
Lys hésita. Même s'il la croyait liquidée, Rubric Le-Col – ou pire, le lieutenant Cabot, s'il s'en sentait le caprice – pouvait bien s'en prendre à la pension Du-Havre, à Tassaud elle-même et à sa famille. Ne fusse que pour se passer les nerfs… Sans parler de Bern et Vorce, probablement en train de croupir dans une cellule de Fort-le-fief. Pourtant, elle savait qu'elle était dans de si beaux draps que ni sa mère, ni ses amis n'auraient pu la jalouser. Autant en profiter, maintenant que suis là…
– Tu as raison, murmura-t-elle. Décrassons-nous. Mais midi passé, je vais fouiller cette foutue bibliothèque.
Une volée d'oculie vint piailler dans leur direction alors qu'une silhouette plus vaporeuse traversait la grande galerie. L'actuelle Dame Vorpal (sans aucun doute) était singulièrement jolie, à vrai dire, et Lancelune elle-même émit un petit « oh » surpris en la voyant marcher jusqu'aux bassins. Grande, la peau lisse et d'abricot ; les cheveux sombres et délicatement ondulés ; et des paupières au pli léger, perdu dans la ligne de cils charbonneux, à la façon des gens du Rouet… Lys la contempla sans se voir faire. Madame salua chaleureusement ses dames, tout en portant quelque panier de légumes terreux dans ses bras nus.
– Bienvenue, déclara la plaisante apparition (et Lys se sentit bienvenue en effet). Par Vorpal et toutes ses maîtresses, soyez chez vous au Foyer ! Le temple vous est ouvert, pour la parole d'Albaran ; comme son dortoir, tant qu'il y aura des lits ; et les bancs de son réfectoire, où l'on mange comme il faut. Reposez-vous. La vapeur et la liqueur de perle vous remettront d'aplomb en un rien de temps !
Lancelune resta béate – et Lys vit qu'elle détaillait les bassins, à la recherche d'une baignoire isolée ou, au moins, protégée des regards…
– Merci, Madame Vorpal, marmonna-t-elle.
La maîtresse de maison réajusta son panier en soufflant :
– Je suis Altenn La-Rouge. Née Port-colline. Madame Vorpal, oui, c'est bien ainsi qu'on appelait ma belle-mère ! ajouta-t-elle avec un sourire amusé. Je préfère ne pas la priver de son titre… même d'outre-tombe, sinon quoi mon époux – (elle s'interrompit, alors que l'intéressé surgissait sur ses talons) ah ! Quand on parle du loup… Le voilà. Veuillez m'excuser, chères enfants : j'ai quelques bottes à lui faire estimer !
Et elle pivota vers le bonhomme qui alla se pétrifier de l'autre côté du bassin. Lys l'avait saisi à l'instant où Altenn avait prononcé le nom. Et sans une once de doute. Altenn La-Rouge. Il y avait, certes, d'autres gens de la famille Rouge (et des cousinages à foison) dans les Plaines ; mais Lys sut tout de suite de qui il s'agissait. Ce feu ardent qui consumait le paysage était apparu ici, au temple de chemin, pour une raison précise. Et le sort, de nouveau, sembla s'acharner sur elle quand Lesta Le-Rouge – fidèle capitaine d'Abaustus Cabot – fut découvert par un tournoiement de vapeur capricieuse.
Pour la seconde fois depuis sa fugue, Lys se vit ramenée au Talus, où on l'avait jugée pour ses crimes. De nouveau, elle se sentit enfermée dans le Cénotaphe.
Il parla ; mais elle n'entendit ni le son de sa voix, ni l'écoulement des bassins, ni les pleurs des oculies. Elle se sentit flotter un instant – et ce fut Pouilleuse, bien sûr, qui lui prêta main-forte à coups de léchouilles, alors qu'elle s'évertuait à revenir de sa torpeur. Des longs cheveux, le visage fin, et le regard de braise, du même éclat que son uniforme ; rien n'avait changé chez Lesta, et Lys le soupçonna même de ne pas s'être changé depuis sa visite d'Orbe. Lancelune se figea. Bien qu'elle n'eut jamais vu le visage du militaire, elle avait traversé les émotions de Lys, dans le Pandorium – et ressentit la peur, puis la haine qui l'avaient habité à son contact, trois jours plus tôt…
Quand Lesta Le-Rouge plissa les yeux, l'air intrigué, pour lorgner à travers les volutes de vapeur, les deux femmes avaient disparu.
– C'était lui, n'est-ce pas ? murmura Lancelune. Le malade qui a conduit ton audience ? C'est ce lieutenant, qui t'a mise au Cénotaphe ?
– Non, répliqua aussitôt Lys. Enfin – si, mais ça n'est pas le lieutenant. Le lieutenant Cabot est… Quelqu'un d'autre. Ce Lesta n'a fait que suivre ses ordres. En revanche, il s'est fait la malle avec mon Tertre !
Elles s'étaient tapies au fond du dortoir, chamboulées toutes les deux. L'heure d'ouverture de la bibliothèque approchait dangereusement ; et la présence de Lesta Le-Rouge au temple Vorpal (bien qu'elle eut expliqué celle du trou ardent) ne faciliterait pas sa fouille des précieuses Archives.
– Ton Éther, tu veux dire ? corrigea Lancelune.
– Chut ! Pas ici ! Ce type me prend déjà pour une Veuve noire – ne parle pas de magie dans l'enceinte de sa maison !
– Il faut s'en aller, reprit gravement Lancelune. Et faire comme on a dit. Partir pour la Baie, et naviguer jusqu'à Tra… – jusqu'à l'île. La plaine est trop risquée. Avec Le-Col a deux pas, et ce Le-Rouge sur place, on se fera vite pincer !
– Pas avant que j'ai lu ma déclaration, objecta Lys. C'est pour ça que je suis là.
– Que nous sommes là, corrigea Lancelune (et Pouilleuse lâcha un jappement plaintif). Ensemble, nous serons plus efficaces !
– C'est vrai, admit Lys. Mais ce type est malfaisant… Je me demande pourquoi Madame Altenn l'a épousé ? (Lancelune haussa les épaules et Lys s'éclaircit la gorge). Il faut que je récupère ce transioscript. Il contient toutes les formules de ma mère. Quoi qu'il en fasse, je ne peux pas le laisser entre les mains de cet homme.
– Il te reconnaîtra, s'il te trouve, fit remarquer Lancelune. Et tu es censée être morte. Moi, je ne le crains pas. Je vais dans la tourelle. Pendant ce temps, tu files aux Archives. Ensuite, on se retrouve dans la basse-cour, puis on met les voiles. C'est d'accord ?
Les deux jeunes femmes partagèrent une étreinte d'encouragement mutuel et quittèrent la chambre. Lancelune vogua vers la tourelle. La brave Pouilleuse (qui avait abondamment humé les bassins) reniflerait l'odeur de Lesta, s'il venait se promener du côté de la bibliothèque… Ce cauchemar prendra fin dans l'heure. Quand Lys eut traversé la galerie lumineuse (où elle reconnut, cette fois, le rubis du clan Rouge, déguisé par les nuances d'ivoire), elle trouva une salle d'archives étincelante de propreté, organisée par un système d'étiquettes précis. Alors que les bassins n'accueillaient que les dames, plusieurs messieurs à lunettes arpentaient les allées emplies de registres copieux : des lectures fastidieuses, essentiellement, et des parchemins longs comme la jambe qu'ils déroulaient avec minutie. Il y en a trop. Lys se mordit la lèvre. Sans ordre alphabétique, c'étaient des piles entières de sujets, et de sous-sujets, et de thèmes puis de contre-thèmes qui foisonnaient dans la paisible salle. Il me faudra au moins la journée…
Lys approcha du bureau fleuri, planté au milieu de la salle baignée d'un soleil rosâtre. Les restes d'une tasse de porcelaine brisée gisaient sur le napperon, tout près de la machine à écrire. Elle enfonça la sonnette. Une seconde plus tard surgissait une femme aux airs d'expérience ; âgée, bien qu'elle ne put donner d'âge précis à ses traits encore fermes et à ses yeux ronds, si clairs qu'ils en étaient déconcertants. Une cascade de cheveux blonds encadraient son visage, qui lui donnait un aspect de poupée folle. En apercevant Lys, Madame Fludvia Ponceau bouscula le vase qui décorait son bureau et l'envoya se briser sur le plancher. « Permettez », murmura Lys en se précipitant, mais l'archiviste l'arrêta : « Laissez ! ». Sa voix était basse et mélodieuse, bien que le ton fut paniqué.
– Excusez-moi de vous déranger, reprit la jeune femme. Mais j'ai besoin de votre aide. Je cherche une déclaration de naissance.
– Ah ? répliqua l'archiviste d'un air intrigué, en balayant le sol d'une épaisse brosse de bouleau. La vôtre ne vous convient-elle donc pas ?
Lys s'empêcha de froncer les sourcils.
– Je crains qu'elle ne soit… (elle hésita) Inexacte. J'ai été abandonnée à la naissance.
– Oh, souffla Fludvia à son tour, les yeux écarquillés. Où êtes-vous née, ma chère ?
– En Cité, murmura Lys. Le 13 Septembre 1064, au temple Vardent, de la Cité.
– Alors, c'est là, admit la conservatrice en la guidant à travers les étalages. Naissances citéennes, de 60 à 70. Déclarations du premier… deuxième… et quatrième quart ! Tout est rangé par trimestre. (Lys s'avança avec convoitise mais Fludvia reprit) : Il me faut votre livret ! À moins de posséder un passe-droit, seule votre propre déclaration vous est accessible…
L'air fasciné, elle étudia très attentivement le nom de Lyserion Du-Havre, d'Orbe, Le-Fort qu'arborait le carnet décousu, et tamponné par toutes les autorités fédérées. Elle le soupesa, le feuilleta, et l'observa à la lumière tamisée de la lampe la plus proche, entre deux allées muettes ; et manqua trébucher en heurtant une table basse. Puis, interdite, elle déverrouilla le coffre d'une clé pendue à son cou, et en extirpa le dossier qui contenait la déclaration des quatre-cent-soixante-deux personnes (nées la même décennie que Lys) dont le nom commençait par Du. Entre Du-Hameau et Du-Houppier, Lys trouva dix Du-Havre – dont cinq avaient eu pour parents des Havriers de la Garde.
Le Havre du terril, lui, était une maison neuve, et un patronyme de sixième classe pour les orphelins. Grâce à Tassaud, tous les enfants de la pension qui, comme Lys, ne connaissaient pas leurs origines avaient eu droit à un livret – accompagné de sa dette de vie. Jusqu'à la petite Flaquerelle. Lys avait été la première à en bénéficier, et c'était bien son nom qui achevait la page :
LYSERION TASSAUD DU-HAVRE
La-Cité, temple Vardent, niche n°09.
Parentalité non-renseignée.
13 Septembre 1064 – 03h06.
Plusieurs émotions, de la peur à l'excitation, la traversèrent de pied en cap. Lys savait depuis toujours que Madame Bergota Tassaud avait fondé une maison, pour lui donner un nom de famille ; mais elle n'avait jamais vu celui de sa tutrice inscrit de la sorte à côté du sien. Le patronyme ne lui avait guère appartenu, en Fort. Sur son livret, Tassaud n'apparaissait qu'à la seconde ligne. Pourtant, selon ce registre-ci, elle l'avait adoptée en son nom. Qu'est-ce que ça veut dire ? D'après Abaustus Cabot, la goule d'Orbe avait falsifié sa déclaration pour protéger le secret de sa naissance. C'était la raison pour laquelle Lys s'était attendue à voir apparaître le nom de parents inconnus. Temple Vardent. Niche n°09. C'était tout. Pas tout à fait… Lys fronça les sourcils. Un détail qu'elle avait ignoré toute sa vie venait de lui bondir au visage.
– N'était-ce pas ce que vous espériez ? murmura Fludvia.
Lys pivota pour la regarder droit dans les yeux, et lui montra le document :
– Si j'ai été abandonnée dans une niche, demanda-t-elle, comment se fait-il que ce document mentionne l'heure précise de ma naissance ?
La femme blonde contempla l'extrait, prise de court, puis répliqua :
– Le temple n'aura pas omis de noter l'heure où vous avez été secourue, ma chère…
– On m'a trouvée au petit matin, insista Lys. Au soleil. C'est ce que ma mère m'a toujours dit. Or, ce papier précise 03h06. Pourquoi ?
– Oh, souffla l'archiviste. Dans ce cas… Il est possible que l'horaire ait été communiqué par la même missive que le prénom ? Le document n'appartient pas aux Archives, mais à son destinataire. Seule le tuteur ou la tutrice en a la garde. Peut-être votre mère a-t-elle été accouchée sans dévoiler son identité ? Ce n'est pas le Foyer, alors, qu'il faudrait interroger…
Mais Lys n'eut guère besoin d'entendre ses théories. Elle avait saisi. Si Bergota n'avait pas assistée elle-même à son premier cri, il était clair qu'elle avait au moins su à quelle heure l'heureux événement était survenu. La goule n'était pas tombée sur Lys par hasard. Elle avait délibérément choisi de l'isoler. Elle avait dit la vérité à Bombrir, dans sa cuisine, en confessant ses méfaits… Depuis toujours, elle s'acharnait à tenir Lys éloignée de quelqu'un. Quelqu'un, ou quelque chose, dont Lys était précisément en train de se rapprocher. Par ailleurs, les mots de l'archiviste maladroite lui paraissaient pipés ; car elle employait un conditionnel persistant, comme si l'histoire de Lys n'avait été qu'un lointain cas théorique. Les yeux plongés dans la pupille juvénile de Fludvia Ponceau, elle décela le remords.
Quand Lys eut trouvé Lancelune, dans le jardinet qui jonchait la basse-cour de parterres touffus, celle-ci sut que leur plan avait changé d'un seul regard. Affichant sa moue légèrement dépitée, elle écouta son récit avec attention, puis pointa la tourelle des maîtres de son doigt courtaud :
– J'ai fouillé le bureau dix bonnes minutes, au moins ; avant que Le-Rouge ne débarque au pied de l'escalier. J'ai failli me faire attraper ! Pour rien, ceci dit. Pas un Éther, par un transioscript, pas un papelard digne d'intérêt dans son fatras ! Quelques magouilles. De la contrebande, il me semble. C'est tout. Tiens. Dans la feu de l'action, j'ai emporté ça…
La Curiosité avait planqué, sous sa jupe, une petite boîte de laquelle dépassait une épaisse liasse de courrier. L'oie furieuse, près du portail, se mit à cancaner pour les intimider. « Tais-toi ! » siffla Lancelune. Lys hésita.
– Ça ne suffit pas, articula-t-elle. Il faut que j'y retourne.
– Quoi ?
– Je dois savoir ce qui se cache derrière cette déclaration !
– Tu l'as dis toi-même : elle ne dévoile rien de neuf !
– Presque rien.
– Tu connais l'heure de ta naissance, à présent – d'accord ! Mais tu as vu, de tes yeux, ce qu'a déclaré ta tutrice, que ce soit à la Cité, au Fort et, pour ce qu'on en sait, partout où le géant l'a conduite : tu es apparue comme un charme dans une niche de la grande ville ! C'est tout.
– C'est un mensonge, objecta Lys d'une voix blanche. Tu le sais comme moi.
Et Lancelune laissa tomber les épaules, la mine coupable.
– Oui, je le sais. Mais que peut-on y faire ? Quittons ce fief de malheur et allons fissa sur l'île. Mon père nous laissera une barque du Petit Bassin. En chemin, tu pourra trouver ta mère, pour lui poser chacune de ces questions… N'est-ce plus ce que tu souhaites ?
– Si ! Bien sûr que si. Mais je connais ma mère. Elle ne répondra pas.
– Alors, quoi ? Tu vas encore consulter la bibliothèque ? s'enquit Lancelune.
Lys se tourna vers la grande baie vitrée. Dès lors qu'elle avait croisé le regard de Madame Fludvia Ponceau, elle avait senti que l'archiviste lui cachait quelque chose ; et sa perception, follement débridée depuis le rituel des Curiosités, avait amené à ses narines quelques effluves d'angoisse et de méfiance. Les autres oculies sont bienheureuses. Mais celle-ci m'a vue venir. D'un air absent, elle répondit :
– Je vais consulter la bibliothécaire.
52. Belladone
Le terminal nord du télésiège dotait le dernier pylône d'une stature que le reste du réseau n'avait pas démontré. Il avait paru qu'en quelques heures, la forêt d'encre qui couvrait la Belladone avait pu mesurer les grimpeurs (ou Edric, du moins ; car Louvard n'était pas étranger de la montagne) à l'essentiel de ses périls, et le garçon n'était pas fâché de se voir rêver à nouveau de feux de bois, de couvertures moelleuses et de soupe fumante. Il passa le dernier quart d'heure de leur randonnée à se retourner subitement, et à pivoter d'un air soupçonneux au moindre craquement de brindille… Sa besace était désormais vide de tout gadget susceptible de neutraliser une nouvelle melgrave affamée.
Le pilier, au sommet duquel oscillait tristement la tour de contrôle (évidente à ses antennes radiophoniques) laissait présager la fin de leur vagabondage parmi les vents de piété et les esprits qui polluaient le fief. Mais ça n'est peut-être pas avec des couvertures et de la soupe que le suzerain m'accueillera. En admettant que j'y parvienne ! Car, si la chance avait été de son côté, Ed aurait pu honorer sa promesse d'abaisser le levier du moteur, quitter ce louvetier retors et retrouver Aiden pour s'inviter pour de bon chez le Mutin. Mais la chance semblait leur faire défaut ; et si le Louvard était Noyeur, Louvarde l'était sûrement elle aussi. Ce qui signifiait que Du-Lavoir pouvait, à tout instant, recevoir un coup de dague dans le dos… Edric lui-même esquivait franchement la carrure imposante de son guide, et restait deux pas derrière lui pour garder l'œil sur son harpon. Le Louvard n'y prêtait pas attention. (Il se sait effrayant. Noyeur ou pas). En revanche, il consultait régulièrement sa montre.
Il faisait tout aussi froid dans le pylône qu'au-dehors et sa charpente, en outre, était défoncée à en brouiller la notion d'intérieur. Un grand colimaçon hexagonal, aux marches tapissées de moisissure, gravissait la cage ténébreuse qui emplissait le cône de béton tout entier alors qu'un renfoncement aux contours identiques, couvert de dalles et envahi par les herbes, creusait le sol en s'enfonçant dans la pente de la colline. Un socle circulaire y était planté, en plein centre du bâtiment, comme un autel consacré ; deux tablées de boutons et de manivelles glacées à ses rebords et un levier (plus grand qu'Edric) à son milieu. Ce doit être l'allumage, songea-t-il avec curiosité. Il leva les yeux. La tourelle, malmenée par une éternité d'intempéries et gorgée de relents maudits, était parfaitement visible depuis le boyau ouvert du pylône, légèrement affaissé sur le versant ; car l'édifice était aussi creux que désert, de sa toiture pointue à son rez-de-chaussée. Comme une cage thoracique vidée de ses organes… La géométrie précise, mais secouée, de la station vertigineuse lui donna le tournis ; et Ed pivota lentement vers le trappeur, parvenu tout près du manche de fer qui pointait à l'ouest. Ses bavardages alchimiques emplissaient tout l'espace du parterre renfoncé, alors qu'il déclamait des instructions avec autorité :
– Quand je sonne, tu tires le levier à trente degrés. Jusqu'ici. Là. La p'tite marque rouge. Pas un degré de plus. Sinon, l'ampoule grillera le moteur. Elle en a pour un siècle.
Ed échoua lamentablement à gagner du temps :
– Tout de suite ? Je – je suis épuisé. Je ne sens plus mes mains. Et j'ai des morceaux de melgrave carbonisée dans la fourrure…
Le trappeur lui rétorqua d'un ton cinglant :
– J'attends c'moment d'puis deux ans. C'est l'délai qui nous a fallu pour trouver les Arcanes et monter l'expédition. Le Pic a plus d'temps à perdre. On est là, on s'y colle ! Toi, tu restes en bas et tu tires le levier. Moi, j'grimpe la tour pour brancher l'ampoule. Louvarde allum'ra l'moteur sud simultanément.
– Comment le savez-vous ?
Le chasseur désigna sa montre :
– C'est presque l'heure.
Ed s'étonna d'un stratagème aussi simple. Il aurait pourtant juré que le temps, distordu et malicieux, s'écoulait différemment, à chaque parcelle de tombes maudites qui parsemaient le fief…
– Mais qu'est-ce qui vous dit qu'Aiden et elle n'ont pas rencontré de melgrave ? Ou pire encore ? Et s'ils étaient morts ?
Louvard plissa les yeux et demanda dans un murmure :
– Qui est Aiden ?
– Je veux dire (le garçon tenta de ne pas réagir, mais l'aigu suspect de sa voix ne laissa que peu de place au doute), Moineau. C'est son… son deuxième prénom. On l'appelle comme ça… (et il ajouta un haussement d'épaules peu subtil que Louvard ignora, pour actionner une à une les manivelles du tableau de bord).
– Si ma sœur était morte, je l'saurai (et Ed eut ainsi la réponse certaine à l'une de ses nombreuses curiosités, car il n'avait pas encore réussi à trancher quant au lien qui constituait le binôme : couple ou fratrie). Le moindre écart au délai l'aurait poussée à tirer son feu d'alarme.
Sauf si Du-Lavoir a déjà réussi à maîtriser la bougresse… Edric le souhaita de tout cœur. Avec un peu de chance, peut-être même viendrait-il le sortir de ce pétrin de neige crasseuse ? La mine basse, le dos labouré par la planchette à sustentation mal ajustée qui bosselait son sac à dos, il obéit aux ordres du louvetier et escalada le socle d'acier, pour essayer d'atteindre le bras famélique qui le dépassait sournoisement. Le trappeur gravit le colimaçon d'un bon pas qui résonna avec force contre les poutres de bois décrépit, jusqu'à ce qu'il atteigne le cinquième étage et son sommet. Le Prince s'accrocha à la poutre la plus proche pour se suspendre de quelques centimètres et, enfin, saisir le manche rouillé du levier. Puis il attendit. Cinq minutes passèrent, sereines et infinies, et un loup chanta encore à la nuit noire ; mais un instant plus tard, Louvard soufflait dans son cor de chasse, et Edric bondit du socle pour amener le levier au degré exigé, sur la petite marque rouge. La ferraille grinça, le givre se craquela, et les doigts douloureux du garçon se remirent à saigner quand il desserra les phalanges.
Six étages plus haut, un éclair violet s'empara de la tourelle, quelques oiseaux nocturnes s'enfuirent en hâte et un bourdonnement, qui grésillait comme la foudre, emplit l'édifice de sa base à sa flèche… L'ampoule fait son petit effet. Quant aux câbles du télésiège, ils fouettèrent l'air lorsqu'ils se raidirent telles les deux cordes à linge d'une matrone surmenée, et la station trembla sur ses fondations, non sans écouler quelques amas de neige échappés de la colline. Ça a marché, pensa Ed, à la fois surpris et soulagé. Aiden est vivant.
Mais, bien qu'il fut indemne, lui aussi, la situation lui parut fort inextricable. Si le louvetier n'a plus besoin de mes mains, ni de mes services, combien de temps me reste-t-il, avant qu'il ne m'assomme ? Qu'il veuille le livrer à la piraterie ou aux sociétés secrètes, Ed ne tenait pas à le savoir. Louvard dévala les marches avec un sentiment extatique apparent et contempla le levier comme s'il s'était agi d'une idole. Il jeta ses bagages au sol et, avec une précaution religieuse, se mit à arpenter les boutons clignotants sans cesser de marmonner. Un œil coupable et hésitant posé par intermittence sur les sacs du trappeur, Ed le regarda s'éloigner lentement pour frapper, dépoussiérer et admirer la taule du socle boulonné. Une cage de deux pieds à peine, dans laquelle reposait une cage plus étroite encore se balançait à la corde épaisse qu'il avait attaché, comme un lasso, aux boucles de son paquetage. Plusieurs étuis de cuir, un crible portatif, une casquette élimée et un gros filet constituaient le reste de son barda. Les instruments, la gourde et la boussole n'avaient pas quitté sa ceinture ; quant à la pioche thermique, elle ornait ses épaules. Mais le harpon reposait désormais sur le sol de dalles. Ed avança d'un pas imperceptible ; puis se ravisa aussitôt lorsque le Louvard fit le tour complet du levier pour inspecter son mécanisme, et demanda d'une voix innocente :
– Qu'est-ce que vous faites ?
– 'Vérifie la machin'rie.
– L'ampoule fonctionne ?
– Pour sûr, répliqua le trappeur en désignant la tourelle, envahie d'une chaude lueur violette qui s'intensifiait, et s'estompait, et grandissait de nouveau comme une pupille dilatée. Ce bruit, qu'on entend, c'est l'moteur du système gravitationnel. Encore une minute, et les batteries seront pleines. Maint'nant, 'faut desserrer manuellement les cônes du Parcours pour lâcher les cabines ; qu'elles se réalignent aux câbles.
Tirant sa manche, il révéla un bracelet aux rouages méticuleux, sur lequel il se mit à pianoter avec acharnement ; et la montre à cadran clignota des mêmes étincelles que le panneau givré, tout près du levier. Edric avança encore.
– Et ça ? demanda-t-il, en faisait mine de s'intéresser à la montre étincelante.
– Un catalyseur distanciel, répondit Louvard. 'Sert à orienter les effets du moteur.
Il brancha le cadran à un fil d'étain qu'il extirpa du tableau de bord, poignet en l'air, et Edric profita de sa distraction alchimique pour aller s'appuyer contre le mur grisâtre où les bagages s'entassaient, déjà couverts de flocons passés par les fissures béantes. C'est le moment. Quand le trappeur revint à lui, il avait empoigné le harpon et il visa, sans trembler, le visage encapuchonné de son comparse. Il eut un pincement au cœur lorsque Louvard passa devant lui d'un air absent… Il était si petit, si mince et si fatigué, à côté du chasseur musculeux, que le bougre ne remarqua pas le larcin.
Son accès d'audace subitement refroidi par un sentiment d'humiliation, Edric s'éclaircit la gorge en fronçant les sourcils. Louvard eut un petit rire moqueur.
– 'Fais quoi, gamin ? 'Veux nettoyer le canon pour moi ?
– Je prend le contrôle de cette expédition, répondit Edric, en s'efforçant d'élever le ton, étouffé par le casque qui lui serrait les oreilles (et, d'un coup de pied, il fit valser le sac du trappeur pour désigner l'épais masque blanc, à peine visible quand il roula dans la neige qui couvrait la mauvaise herbe).
– Pose ça, grogna le Louvard, sans un regard au masque. Tu vas te faire mal.
– Vous êtes un Noyeur.
– Oui.
Il ne cherchait pas à nier.
– Votre sœur aussi, je parie, ajouta Ed.
Outre la panique, c'était l'indignation qui faisait trembloter sa voix. C'était lui qui avait convaincu Aiden de quitter l'Orgue. Lui qui avait exigé de se rendre en Pic, et lui, encore, qui avait accepté de se laisser séparer du musicien pour finir leur course dans la montagne gelée… Il avait tout fait pour trouver le baron. Mais les louvetiers – ainsi que Du-Lavoir l'avait pressenti – étaient décidés à saboter leur plan. Ils allaient les empêcher de trouver le Manoir ; et c'était entièrement sa faute.
– On est tous noyeurs, répondit le Louvard. D'une manière ou d'une aut'. Qu'on s'en aperçoive ou pas… Prêts à jeter le boulet à la mer. À enfoncer la tête sous l'eau, pour sauver la mise ! C'est comme ça que ça marche, petit. C'est le système.
– Optimiste, répliqua Edric. Mais si le monde entier est de l'ordre, alors, il n'y a plus d'ordre du tout ; pas vrai ?
Le trappeur s'approcha sans timidité. Il avait l'air aussi à l'aise que possible, et presque amusé par l'ignorance accrue de son maigre adversaire.
– L'ordre est un motif. Pas besoin de partisans pour exister ! Et sa nature réside dans le cœur de tout ceux qui sont prêts à troquer de quoi protéger leur intérêt. 'S'appelle la délation, petit. Même toi, t'en fais partie. T'es l'outil indispensable à son plan final ! Le trophée de son œuvre. Comme les barons ; les Reines, les Rois et les soldats… tu t'es pris au jeu ! (Edric ouvrit de grands yeux interloqués, mais le louvetier reprit de plus belle) : Quoi ? N'as-tu pas, dans ta besace, quelques pétards et quelques lames – et un masque blanc, toi aussi, ajusté à ta taille ?
Bien qu'il n'eut jamais voulu piller le sac de Tony, Edric ne put lui donner tort ; et sa posture de conquérant se tassa légèrement. La lueur violette pleuvait du plafond en dessinant de fines volutes sur les murs, comme s'ils s'étaient affrontés au fond d'un aquarium obscur.
– Ce télésiège ; ça n'était qu'un prétexte pour me séparer d'Aiden, n'est-ce pas ?
Le bougre s'esclaffa.
– Non ! Jamais fait d'une pierre deux si beaux coups, en fait. Des années qu'on espère réparer c'maudit parcours ! 'Me fallait quelqu'un d'assez bête pour venir jusqu'ici, avec moi, et tirer c'levier.
– Alors, vous travaillez pour le baron-mutin ?
Edric leva plus haut le harpon, sans parvenir à se donner l'air intimidant, et Louvard rétorqua avec une franche mauvaise humeur :
– Je travaille à sa gloire et à son profit. Qu'il soit membre ou non ; peu me chaut ! Car depuis toujours, j'obéis aveuglément à mes Sénéchaux. Les noms, je les ignore ; et leurs ordonnances de soie, je les exécute et les brûle fissa. Leur cause seule m'anime. Mais à présent… tu es là. Et ça change tout. C'est nous qui t'avons attrapé.
Désireux de se faire entendre du chasseur, Ed approcha d'un pas menaçant et pointa le canon sur son cœur, protégé par un plastron d'acier et trois couches de peaux de bêtes.
– Et alors ? Que comptez-vous faire de moi ? Les membres de votre ordre ignorent tout de la cause, je le sais ! Ils n'ont pas accès à son secret. C'est pour faciliter le braconnage, que vous avez rejoint ses rangs… ? (Louvard le couvrit d'une parfaite indifférence). Ou pour détourner la piété ? J'ai approché les masques blancs de près. Je les connais. Je leur ai échappé… Ils sont vils et malhonnêtes. Comme vous et votre sœur.
Il crut qu'il l'avait énervé pour de bon, mais Louvard rit de nouveau.
– Rien à faire du tannage et d'la piété, fit remarquer le trappeur. Notre cible, c'est toi – Edric D'la-Cité ! Tous les Noyeurs sont pas ignorants, petit. Y'a des légendes, en Pic. Des rituels, parmi les vieux d'la forêt. Des potions que la fédération a jamais confisqué des greniers. Des solutions à des calculs, infâmes, dans les archives de Carbone-le-Rail ; et Sandolfe sait pas la moitié des trésors qui pourrissent dans les tombes du cimetière ! Mais nous, à la louveterie, on connait d'puis longtemps la nature du secret. C'toi, le p'tit Prince évadé, qui nous servira à sauver le pays.
Edric se renfrogna. S'il s'était cru débarrassé de la menace anonyme, en fief de l'Ombre, il n'avait pas imaginé qu'un schisme ait pu diviser l'ordre en démultipliant ses ennemis… Si Louvard savait qu'il était héritier (à la fois d'un sceptre inaccessible et d'un pouvoir assez puissant pour appâter Pirates et Sénéchaux), il savait aussi qu'il ne lui serait pas plus utile, dans la mort, qu'un tas de fagots verts au milieu d'une tempête. Ce qui signifiait qu'il ne pouvait se résoudre à le tuer… Pas tout de suite, en tout cas.
– Alors, c'est ça, votre idée ? murmura-t-il. Offrir le sceptre au Manoir, à la barbe de votre ordre ?
– La louveterie n'a plus rien à recevoir de l'ordre, maint'nant qu'elle te tient, siffla le trappeur avec mépris. Louvarde et moi, on t'portera par la peau du cul jusqu'à l'autel ; pis on te fera ta fête nous-même. 'Verra bien qu'elle baronnie sera maudite, après ça…
Et il vint effleurer le canon de son poitrail épais.
– Allez, gamin, pose ce harpon. 'Sais pas t'en servir.
– Il faut bien commencer, répliqua Ed d'un ton abrupt, tandis que la neige silencieuse couvrait leurs capuchons souillés de nécrose. Les moteurs sont allumés ! J'ai honoré ma part du marché ! Alors, je vais m'en aller sans faire d'histoire.
Autour d'eux, le pylône parut rugir lorsque les batteries branchées à l'énorme ampoule d'Arcanes se mirent à vibrer avec force depuis leur tourelle de bois calciné ; et une vague violette se déversa sur le colimaçon. Edric sursauta. Dehors, sur le flanc de la Belladone que perçait la station désaffectée, commencèrent à chanter quelques voix de fer, extirpé des tréfonds…
– T'iras nulle part, gamin. Seul, tu crèverais en un quart d'heure. Tu finirais gobé par la colline. Ou bien le cœur arraché par une melgrave.
– Je ne suis pas seul, objecta courageusement Edric.
– Ah, bien sûr ! soupira Louvard avec nonchalance. Aiden Du-Lavoir ! Espion parmi les espions ! Ch'valier roux d'la Cité et célèbre Déserteur de la 6e Tour ! Il est mort depuis longtemps. C'est ici, au terminal nord, qu'il faut deux paires de mains pour allumer le moteur. Sur la Mandra, ton ami aurait servi à rien.
Le garçon retint son souffle.
– Louvarde l'a égorgé dans la minute qui a suivi not' bifurcation.
Edric sentit ses jambes vaciller ; et, malgré l'air glacé, un feu ardent dévora ses entrailles. Si le chasseur dit vrai… tout est fini. Pas une fois depuis son anniversaire – pas même lorsqu'il l'avait planté chez les Autres, pour s'enfuir avec Tony – Edric ne s'était senti libéré du regard inquisiteur d'Aiden. Ce-dernier l'avait traqué avec tant d'ardeur que le garçon, à force de contestations, n'y avait plus vu qu'un garde du corps au zèle excessif. À présent, ses sentiments renouvelés à l'égard du musicien provoquaient en lui remords et confusion. Il ne s'était pas attendu à le perdre au moment précis où, privé d'Amalric et de Tony, il s'habituait enfin à sa présence. Edric songea aux volutes colorées de son octoluth quand il sentit le chagrin l'envahir… Puis, pris d'un étonnant scepticisme, il se souvint du motocycle débridé, découpé en tandem ; et de leur épopée citéenne ; et du regard suspicieux que le rouquin avait jeté aux deux louvetiers… Non. Pas après dix-huit ans. Aiden Du-Lavoir était trop malin pour se laisser berner.
Si je le pense mort, je le condamne. Edric se força à y croire. À sa place, ni Tony, ni Aiden n'aurait désespéré. Du-Lavoir avait des années d'entraînement au compteur ; et l'expérience du service ; et celle de l'enrôlement Noyeur. Il avait survécu à mille périls, qui l'avaient finalement conduit au petit Prince. Avec une amère ironie, Ed pensa à la devise de sa maison. C'était le moment de faire preuve d'un peu de foi.
– Je connais le chevalier roux, déclara-t-il. Si j'étais vous, je m'inquiéterais pour ma sœur.
– Et à la tienne, j'arrêterais de brandir un canon vide.
Ed se décomposa sur-le-champ, les doigts toujours étroitement serrés sur le harpon dentelé. Pas chargé. Effaré, il recula d'un pas hâtif ; et Louvard tapota les flèches sinistres, bardées de plumes d'ébènes, qui ornait son couvre-chef.
– Pas très malin, l'héritier, railla le trappeur en arrachant l'arme de ses mains gantées pour la jeter à terre avec impatience. Et pas très grand, non plus. J'te conseille viv'ment de coopérer, gamin, si tu veux pas avoir mal. Ça sera vite fini.
Et il joignit le geste à la parole en prétendant l'enserrer de son bras velu, pour s'interrompre avec stupeur quand Edric lui envoya un crochet du droit pataud, à peine plus sonore que la gifle d'une feuille morte sur un tronc. Puis il éclata d'un grand rire, qui résonna dans toute la structure. Edric le contempla avec effroi. C'était le premier coup de poing qu'il donnait de sa vie. Or, il s'était fait mal tout seul, sans arracher une grimace à son opposant ; et il l'avait réservé à un mercenaire armé jusqu'aux dents qui ne lui laisserait pas d'autre choix que de se laisser emmener. Ses pensées tournées vers Aiden, et l'espoir indéfectible de son arrivée subite et héroïque, Edric plongea la main dans la sacoche ; et en tira, aussi dignement qu'il put, les stylés effilés qui lui auraient gelé les doigts, sans le cuir de sanglier. Louvard resta pantois devant son entêtement, et le garçon décocha un second coup, de lame, cette fois, qui entailla la peau au milieu de la joue. Louvard grogna. Son expression, à demi-couverte, changea du tout au tout, pour traduire l'instinct de prédation qui lui valait sûrement (plus que sa profession) son lugubre pseudonyme. Brandissant la pioche thermique, il murmura : « Pas besoin de tes bras, pour aller sur l'autel… ».
Le combat s'engagea au pied de l'escalier, et Ed escalada aussitôt les marches, non sans glisser sur le verglas. Il se heurta à la rampe et roula de justesse, avant que la lame chauffée ne se plante dans son épaule. Il ajusta précipitamment ses gants et leva haut ses armes, comme deux aiguilles de lobotomie, de part et d'autre de son visage.
– Tu veux t'battre cont' moi ? s'écria Louvard.
Le chasseur frappa de nouveau, mais Ed bondit deux marches plus haut ; et à son tour, donna un coup dans l'air glacé. Louvard attrapa son bras, qu'il tordit sans un effort et Ed, instinctivement, lui balança une chausse palmée dans l'estomac. S'il n'eut pas l'air de ressentir la moindre douleur, le bougre perdit l'équilibre et alla se cogner contre le mur. De la buée s'échappant d'entre ses crocs, il se lança à sa poursuite dans la cage d'escalier. Ed essaya de mettre la main sur son briquet, dans l'espoir d'allumer quelques pétards ; mais Louvard le rattrapa prestement et il abandonna son entreprise pour se jeter sur le palier du premier étage, non sans déchirer la peau de son bras au passage. Quand il roula sur le dos, la pioche surgit au-dessus de lui, et il para le coup, les stylets croisés à quelques centimètres de son visage. Le poing furieux du trappeur heurta son omoplate et le squelette de fer, criant dans la nuit, absorba le choc pour le laisser pantois sur la marche supérieure… Il ne veut pas me tuer. Il me veut vivant…
Gardant le Noyeur à bonne distance, sans cesser d'agiter ses lames, Ed grimpa quatre à quatre l'escalier pour approcher l'ampoule qui irradiait dans sa tourelle. Le toit défoncé laissait les soufflets vomir d'immenses pans de vapeur sur le vallon, tandis que les batteries, branchées au bulbe, crépitaient dans leur lueur violette. Le terminal ressemblait à un immense phare hanté… Lorsque le Louvard, beaucoup plus lourd que lui, se hissa enfin au sommet de l'édifice, Ed surgit des volutes pour l'accueillir avec un coup de pied. La gifle qu'il reçut en retour lui dévissa la nuque. Louvard le souleva sans peine, et ses doigts serrèrent son cou quand il le fit basculer par-dessus la rampe pour s'écraser contre le socle des batteries. Son corps craqua comme une vieille bûche alors que l'armature de métal qui tapissait sa colonne vertébrale sonnait un ding aigu.
Une autre vague de lumière surgit de l'ampoule pour éclairer le versant nord de la Belladone, avant de s'écouler dans la neige… Ed, sonné, en profita pour reprendre contenance et recula jusqu'au mur opposé. Le mercenaire ralentit l'allure, sans hésiter à se lécher les babines, et Ed bondit. Suspendu à la poutre de bois, dont la trajectoire rencontrait la jonction des branches moisies qui scindaient la charpente, il enfonça ses jambes dans le torse du bonhomme, et Louvard Du-Terrier tomba à la renverse, par-dessus la rambarde, en y perdant sa hache thermique du même coup.
Ce fut un moment de flottement singulier, pour Edric ; et le flottement devint une sensation, qui le souleva littéralement. Il eut à peine le temps de se demander s'il venait vraiment d'abattre un autre être humain, seul, et de sang-froid, au beau milieu du fief maudit de l'ombre, que son propre corps lui parut subitement léger ; et puis plus léger encore, jusqu'à ce qu'un pas unique le fasse lentement dériver au bord du vide. L'altération alchimique du moteur avait étendu son champ au pylône de béton ; et Ed aperçut aussitôt, à travers la baie écartelée par les vents, les formes noirâtres et squelettiques de deux grosses cages qui bravaient les flocons pour se heurter l'une à l'autre. Les cabines, suspendues aux câbles du télésiège, se réalignèrent deux par deux, arrachées à la neige éternelle pour aller cogner leurs portières dans les airs ; et il resta pantois devant cette étrange procession nocturne, aussi régulière qu'un tambour qui semblait approcher de la tour par à coups métalliques, telle une mâchoire de fer. Alors qu'Ed s'oubliait devant la collision successive de chaque paire de molaires géantes, un grognement résonna dans l'escalier – et la silhouette du louvetier fusa jusqu'à lui pour le remettre à terre, face au plancher. Noyé de violet incandescent, Edric se débattit de toutes ses forces, écœuré par un goût de sang tiède, tandis que le trappeur triomphal lui agitait son catalyseur portatif sous le nez. « Altération gravitationnelle… », susurra-t-il d'un air entendu.
Quand Edric lança un genou dans le réceptacle d'acier qui couvrait la batterie, le Louvard écrasa sa jambe pour l'empêcher d'infliger d'autre dommage à sa précieuse ampoule ; et le garçon profita de son retrait momentané pour enfoncer un stylet dans son mollet charnu. Louvard laissa échapper un cri, son bras chercha si tôt à l'atteindre – et un anneau de bronze, nu et ordinaire, voleta hors de sa poche pour aller rouler sur la rambarde. Accroche-Cœur… Ed se précipita, semi-rampant sur le plancher. D'un coup de talon, il traversa la cage d'escalier vertigineuse, et plana à la manière d'un aéronef jusqu'au pan de mur opposé. Le bijou minuscule lui renvoya un petit éclat mauve, et il voulut s'en emparer avant de le voir chuter, lentement, quand le trappeur revint à la charge. Avec la même lenteur cauchemardesque, Louvard se précipita à sa rencontre ; Ed l'imita, et ils allèrent se croiser à mi-chemin, au-dessus du vide, pour s'empoigner avec hargne un instant avant de s'écraser lamentablement sur le palier opposé. Quand Edric se redressa, son bras droit émit un craquement sinistre, et son œil boursouflé se mit à larmoyer frénétiquement, sans lui laisser discerner l'expression du chasseur à la carrure floue, perché de l'autre côté de l'hexagone… Ed agit sans hésiter : il écrasa son index sur l'écran qui emplissait le bracelet, arraché au poignet velu du mercenaire ; et, d'un seul élan, plongea dans le vide. L'anneau glissa de la rambarde, le sol profond du pylône retrouva brutalement sa capacité d'attraction et Edric, en saisissant le bijou au vol, fendit l'air glacé du boyau.
Le grappin magnétique frappa la charpente, le câble d'acier se déroula avec un hurlement strident et Ed, tête la première, traversa six étages d'un seul vol. Des deux mains, il attrapa l'immense levier et de tout son poids, tira le mécanisme à son degré maximal (bien au-delà de la petite marque rouge), avant de sentir les dalles frapper ses talons. Sa combinaison lui évita de se broyer définitivement les os lorsqu'il s'écrasa à terre ; et, étalé sur le dos, les bras en croix, il vit nettement, malgré son œil blessé, le cercle de feu qui éructa de l'ampoule en surchauffe. Le levier émit un cliquetis aigu. Les batteries hurlèrent d'indignation. Le cri de rage de Louvard se mêla au concert. Enfin, l'ampoule explosa dans un panache d'étincelles, qui couvrirent la tourelle de longues flammèches bleutées. Louvard, piégé, voulut bondir à son tour. Trop tard. Le sommet du pylône tangua, plusieurs cabines furent arrachées des câbles agités de soubresauts – et la silhouette du trappeur disparut dans un ultime éclair…
Dans la minute qui suivit l'explosion, une odeur de chair brûlée se répandit dans l'escalier et un nuage de braise se déversa, telles des coccinelles dans un champ diaphane, sur le large hexagone enneigé. Avec la sensation d'être à demi-mort, Edric se traîna hors du pylône, le plus loin possible des flammes, et s'élança comme il put dans la neige mêlée de cendre. Les effluves de l'ampoule carbonisée s'envolaient encore vers le ciel bardé d'aurores, toujours aussi coloré, quand il fut enfin parvenu aux abords de la station, sur le flanc empoisonné de la Belladone. Les coulées de neige commençaient déjà à gronder, dans le vallon acéré… Dépliant la planchette à sustentation qui avait manqué lui couper le souffle, dans sa chute, Ed grimpa tant bien que mal sur l'appareil en sommeil. D'une jambe tremblante, il frappa le sol et se laissa dériver, béat, le long de la pente gelée.
53. Réflexion
Malgré leur ingéniosité, leur audace et toute leur magie, ni Lys, ni Lancelune ne parvint à trouver la parade pour s'éviter le déjeuner à la grande table. Les oculies du Foyer mettaient un point d'honneur à ce que ses résidentes partagent les repas – sans retard ni distraction – et c'était là le seul point qu'elles ne pouvaient négocier. Après une toilette méticuleuse et particulièrement bienvenue, les deux femmes laissèrent Pouilleuse dans le dortoir (« Inutile d'attirer l'attention avec une chienne bavarde ! ») avant de rejoindre les prieuses, les pleureuses et les prunelles encore frêles qui occupaient le restaurant. Elles virent aussi un duo de types grassouillets, en habit de comptable, l'air mal à l'aise, et quatre jeunes soldats qui ne décrochaient pas les yeux des prunelles, les lèvres entrouvertes, depuis leurs angles de murs. Le réfectoire était aménagé selon un style modeste et épuré, et baignait dans les rayons d'or qui s'invitaient par la verrière pour couvrir les écuelles de reflets opalescents. Lys et Lancelune s'installèrent en bout de table, derrière une bonne femme suffisamment massive pour les dissimuler toutes les deux au regard du maître de maison. Mais l'autre extrémité de la tablée demeura inoccupée, pendant que l'aimable Lorgnette remplissait généreusement les assiettes. Monsieur ne viendra pas, songea Lys. Il a mieux à faire que de béqueter avec ses résidentes.
La bibliothécaire ne se présenta pas non plus. D'après Beldriole (qui leur avait ouvert la porte du Foyer), Fludvia préférait se restaurer seule, dans ses archives, au milieu des parchemins. En fait, on ne la voyait jamais en sortir ; ni se mêler au reste des oculies. À la droite de Lys, une pénitente muette, en plein jeun, contemplait son écuelle vide. Près de Lancelune bavardaient joyeusement les jardinières. Quant à Dame Vorpal, aussi splendide qu'au matin, elle allait et venait à travers le restaurant pour servir ou simplement discuter avec ses convives. Ses lèvres aux contours rouges et ses paupières agitées de fines ridules ne cessaient de sourire tandis que ses cheveux voletaient dans la brise fraîche de la fin de Septembre. Lys la contempla, tout le temps que la dame mit à débarrasser les entrées sans cesser de chantonner des instructions à ses gens, d'un bout à l'autre de leur humble festin. Mais ses pensées étaient ailleurs ; au plus haut, dans la tour du Foyer. Elle mâchonna sa miche de pain sans conviction. Elle était mise devant le fait accompli.
Le temps va me manquer. À trop m'attarder, je serai reconnue… Il lui fallait remettre la main sur son transioscript, pour lire, enfin, son Éther tel qu'il avait été écrit. Mais il lui fallait aussi trouver un moyen de tirer les vers du nez à cette conservatrice retors et malhabile sans titiller la patience des chiens de garde d'Abaustus Cabot. Or, chacune de ces deux entreprises mettait l'autre en péril. Si je trouve, et dérobe l'Éther de Trahen, Lesta Le-Rouge s'en apercevra vite, songea-t-elle. Et il faudrait filer avant d'avoir pu cuisiner l'archiviste. Mais si je parle à Fludvia, et qu'elle me dénonce… Lancelune et elle devraient s'enfuir fissa, et sans le transioscript. Lys suivit des yeux la danse élégante que la Dame Vorpal exécuta pour rejoindre la fontaine d'eau claire. Lancelune n'avait peut-être rien tiré des appartements du maître, mais elle avait un moyen de dénicher son Éther.
– Madame ? Monsieur aimerait vous voir. Au jardin.
La prieuse passa le message d'un air timide avant de prendre place à son tour parmi les convives, et la Dame s'excusa auprès de ses résidentes, une main sur le cœur, pour filer jusqu'à la porte vernie qui menait à la galerie. Au jardin… Lys réagit aussitôt. Le sommet privé de la tourelle était vide, et le temple désert. La voie est libre. Prétextant porter, à son tour, une carafe à la fontaine, Lys quitta son siège en soufflant :
– Je reviens tout de suite.
Lancelune la couvrit d'un regard outré, qu'elle balaya d'un hochement de tête en longeant le mur de brique pour contourner le vaisselier et se glisser elle aussi dans le couloir, sa carafe entre les mains… D'un bout à l'autre des bassins, les machineries s'agitaient pour remplacer les oculies. La laverie tournait à plein régime, tandis que les pompes continuaient à filtrer l'eau des cuves. Lys se faufila sans bruit jusqu'à la cage d'escalier qui conduisait aux appartements de Monsieur et Madame Vorpal.
La tour était large, circulaire et coiffée de tuiles blanches, à la mode du fief ; et les marches se mirent à grincer quand elle grimpa les deux étages intermédiaires. Une réserve verrouillée, quelques commodités, d'ancien postes de tir, et un garde-manger plein à craquer dont les oculies ne voyaient sûrement pas la couleur… Vite arrivée au sommet, Lys émergea devant un immense boudoir octogonal, et les poutres épaisses lui rappelèrent, une seconde, ses combles du chevalement Du-Havre ; mais c'était là tout ce qu'on pouvait retrouver d'Orbe, car l'endroit était impeccable et fort richement paré. Grand ouvert. Lesta ne se méfie pas des prieuses… Les lampes, éteintes, scintillaient d'or et d'argent. Les huit fenêtres immaculées laissaient entrer un torrent de lumière qui faisait reluire le mobilier. La brise agitait le carreau et sous le chandelier, pendu au centre du donjon miniature, se trouvait le bureau de Lesta Le-Rouge.
Lys n'avait connu l'officier que le temps de quelques heures, sombres ; et prise de torpeur. Mais au cours de ces heures, elle avait croisé le regard de Lesta à plusieurs reprises et pensait l'avoir cerné comme elle avait cerné Rubric Le-Col. Lesta n'était pas un guerrier. Pas même un combattant. S'il n'était clément, il était au moins ingénieux, d'après son œil calculateur et sa discrétion relative… Et ses instincts, mieux dissimulés que ceux de l'ivrogne des Glycines. C'est un sadique, songea-t6elle. Marié à une sainte. Lesta ne voulait pas l'aval de son maître. Il avait d'autres intérêts que les combats de chien. Son nom, en outre, était bien plus célèbre. Lys eut un frisson, au seul souvenir de son visage, à travers la vapeur des bassins… Son rictus goguenard l'avait répugnée presque autant que ses doigts décharnés, lorsqu'ils s'étaient resserrés sur son Éther…
Cette fois, Lys avait saisi la combine d'elle-même, et en silence, avant qu'une oracle ne la lui jette en pleine figure de son ton le plus fracassant. À force de questions, de reproches et d'invectives, elle commençait à prendre le coup de main. Elle frappa de l'index sur son poignet gauche, une fois, deux fois ; puis une fois encore, en sifflotant. Ça va fonctionner. Quand Bergota perdait quelque chose, à la pension, elle exhortait la maison de le lui mettre sous le pif, comme si l'édifice pouvait se plier à sa volonté ; et pour cela, chantonnait la complainte du pêcheur démuni. Ce « pêcheur de lune », Lys l'avait déniché dans son Tertre, juste après le conte du nuage éploré. En cherchant sa canne, son appât et enfin, son hameçon, le pêcheur tapotait machinalement la montre récalcitrante qui ornait son poignet fatigué. Et à la fin, le barda réapparaissait comme un miracle… Lys ferma les yeux un bref instant, en répétant la courte séquence sur son articulation sans cesser d'arpenter le périmètre (ainsi que le faisait Tassaud, dans sa cuisine surchargée) ; et ouvrit, de nouveau, la porte de son cœur aux racines de l'Arbre originel. La magie s'invita aussitôt dans son aura. Elle ne sentit aucune brise, et ne vit aucun paysage d'azur ; mais elle entendit nettement la clochette qui tintinnabula près du miroir. Lys pivota d'un geste brusque et s'infligea un tournis vertigineux, qui la força à s'appuyer contre le mur… Elle avait déjà fait appel aux horaires du pêcheur à de nombreuses reprises (quand elle perdait son trousseau, ou son badge du Miteron). Mais, bien que la routine eut souvent participé à lui rappeler où elle avait laissé son affaire, c'était la première fois que la séquence lui faisait l'effet d'un sort. De la perception, sans doute, et une intuition parcoururent son échine, puis un soupçon d'imagination qui la poussa à se questionner quant à la glace immense qui couvrait la briquette. Elle souleva le cadre : rien. Mur solide. Mais la clochette sonna encore, plus aiguë. Il doit bien y avoir quelque chose…
Ce quelque chose, Lys le trouva lorsque la clochette l'appela pour la dernière fois. Elle glana le joyeux tintement depuis le bord du miroir, et observa enfin le grand salon dans son reflet. Ce mobilier étincelant ; ces dossiers soigneusement classés ; ce parquet ciré… Un leurre. Aussitôt qu'elle l'eut compris, il lui parut évident que la glace était qu'une lucarne, ouverte sur la pièce mitoyenne ; et ses doigts passèrent aisément à travers la fenêtre. Ils ne rencontrèrent aucune résistance de leur propre reflet, car l'écart qui se prolongeait, entre Lys et son double, les laissèrent crapahuter ensemble sur le tableau doré. Lys entra dans le cadre et pénétra la chambrée mitoyenne ; et Lys, aussi, en sortit quand elles se croisèrent d'un air ébahi. De retour au même endroit, elle se trouva dos à la glace immaculée. Mais quelque chose y était différent. La pièce était à l'envers.
Par tous les moutons d'Albaran. Elle le vit, surtout, aux notes et aux billets, aux couvertures de livres et aux signatures des tableaux retournés. L'est était à l'ouest, et l'ouest à l'est. Sa posture lui donnait l'impression d'être subitement devenue droitière. Son cœur effréné battait du mauvais côté. Et l'air de la tourelle lui-même semblait l'oxygéner de travers. Par la lune rousse ! Sans être tout à fait insupportable, ce fut une sensation que Lys trouva très inconfortable. Elle avança. Dans cette version alternative de la tourelle, aucun bureau vernis, couvert de dossiers épais, de balances et de plumes d'oie ; car à sa place se trouvait un vaste meuble d'apothicaire, reconnaissable à son millier d'alvéoles étiquetées. Lys approcha du meuble, et tendit une main tremblante vers le rideau de velours sanglant qui couvrait l'étagère. C'était le seul bien qu'il avait caché dans une réflexion. C'était, visiblement, ce qu'il y avait de plus intime chez Lesta Le-Rouge.
Un arsenal de magie trahnienne. Sous le rideau, elle trouva un poignard, bardé de graphèmes interdits depuis longtemps ; des rouleaux fermés de sceaux occultes, qui n'évoquaient aucune maison de la fédération ; des chandelles noires, et des restes de peaux, écailleuses et pourrissantes… Des cristaux s'empilaient autour d'un chaudron, enfoncé dans une cuvette du meuble, et une brosse était suspendue à un tiroir. La large panoplie flanquait et soulignait un énorme sablier de bronze, dont la poudre lévitait de bas en haut, vers son chapeau magnétique. Appuyé contre la vitre, ouvert et déplié de part et d'autre, L'Éther laissait voir les formules prohibées de ses cinq chapitres. C'était l'esquisse que Lys avait surprise, dans le bureau de Tassaud, enfant. C'était le moyen de trouver son chemin, dans les méandres de l'originel. C'était la carte de son pouvoir.
La personnalité du rubis incarné lui parut soudain beaucoup plus claire.
Lesta est magicien. Il n'a pas la moitié des intérêts de Cabot à cœur. Les passions de son lieutenant le laissaient aussi froid que les crimes supposés de Lys elle-même. Plus goule que Bergota, Le-Rouge ne se contentait pas de confisquer les artefacts impies. Il les collectionnait pour son propre intérêt. Purement académique, peut-être ? Lys souffla du nez, peu convaincue. Un tel savoir, entre les mains de l'officier, lui sembla de très mauvaise augure. Pourtant, elle n'y toucha pas. Il faut le laisser, au moins jusqu'à ce soir. Et venir le reprendre après avoir persuadée Fludvia de s'épancher ; quoi qu'ait pu en dire Lancelune. Lys était sûre d'elle. Son instinct se nourrissait de la terre, comme à travers les racines de l'Arbre. Le flux des rameaux invisibles était de plus en plus perceptible… Dès lors qu'elle aurait démasqué l'archiviste, elle pourrait récupérer son transioscript. Lys laissa l'ouvrage pour retourner à son miroir. Puis elle s'immobilisa comme un lapin pris dans le phare d'un motocycle quand la porte s'ouvrit soudain ; et Lesta Le-Rouge, suivi par son épouse, entra d'un pas conquérant. Lys sursauta. Je suis piégée ! pensa-t-elle en dévisageant l'officier. Pourtant, il n'était pas là. Pas tout à fait. Son reflet arpenta l'écart qui le séparait du bureau ; mais son corps bien solide alla jusqu'au fauteuil sans la voir. Lys se confina dans l'angle de mur, près du cadre, l'oreille tendue ; priant pour que Lesta ne vienne pas consulter sa glace.
– Et alors, quoi ? J'aurai dû laisser le paquet repartir ? N'avez-vous pas compté sur moi, toutes ces années, pour veiller sur vos affaires ?
C'était la dame qui parlait. Même depuis l'angle de mur, Lys put apercevoir le contour délicat de sa lèvre supérieure, courbée comme un cœur, et la lueur sombre de son œil en amande. Elle était aussi belle dans cet état de rage que quand elle s'efforçait de paraître rayonnante. Peut-être plus encore. Ses traits tirés par le ressentiment lui donnaient un air terrible.
– Je vous ai explicitement demandé, susurra Lesta, de ne pas vous mêler du courrier. Et ce, jusqu'à mon retour. Je croyais avoir été assez clair. Comment vous laisser seule, au Foyer, si je ne peux vous faire confiance ?
Son épouse lui tourna résolument le dos et se mit à collectionner les gros sachets de lavande qu'elle avait fait sécher, près de la fenêtre.
– Le Foyer, c'est moi qui m'en charge, répliqua-t-elle. J'attends douze caisses de laine, pour l'hiver. Les pénitentes en auront besoin dès ce soir. Votre coursier aurait dû s'annoncer comme tel !
Le-Rouge s'installa lentement dans son siège.
– M'avez-vous consulté, avant d'acheter ces manteaux ?
– Je n'ai pas à vous consulter lorsqu'il s'agit des sceptres de mon père. Je sais à quel point votre famille est riche ; mais aux dernières nouvelles, elle n'a pas accumulé tout l'or du pays.
Le maître frappa du poing sur son bureau, et un coupe-papier d'argent glissa sur le parquet en résonnant dans la chambre octogonale. Altenn ne sursauta pas ; mais Lys vit ses mains tressaillir, pendant qu'elle empilait les sachets. Elle écouta Lesta avec attention quand il déclara de son ton le plus doucereux :
– Votre père m'a haï chaque jour que le géant à fait, depuis qu'il m'a donné votre main. Mais il me l'a donné. Pour l'honneur du clan de rubis, il y a consenti. Vous croyez que ce vieil ignare veut votre bonheur ? Il veut m'atteindre. C'est tout. Et il me le rappelle, à chacune de ses visites impromptues ! Il s'épuise à me faire entendre à quel point je ne vous mérite pas. Et vous supplantez mon autorité dans ma propre maison ; alors que je vous y ai installée, comme une baronne – pour tout vous y offrir ! Qu'avez-vous à dire de cela ?
– Je n'ai rien de plus à dire ! siffla Altenn. Et des invités à ma table ! Me laisserez-vous les rejoindre, pour m'occuper d'eux avec la dignité qui fait la réputation de Vorpal ? Ou dois-je rester là pour vous écouter jusqu'à la fin du jour ?
Avec une fureur soudaine, Lesta renversa le plateau qui couvrait son bureau, envoyant valser la plume d'oie et l'encrier tout près du miroir. Lys se tassa encore un peu plus dans son reflet. Le sortilège qui lui permettait de visiter la réflexion se faisait lourd… L'air commençait à lui manquer. Pourtant, elle ne se détourna pas une seconde de l'étonnante altercation.
– Votre petite tablée, et vos invités ; c'est tout ce qui vous importe, n'est-ce pas ? Je pourrais déposer le sceptre-berger à vos pieds que vous continueriez à me dédaigner ! Ne vous ai-je donc pas courtisée comme il fallait ? N'ai-je pas honoré votre nom ? N'ai-je pas mérité le respect que la femme doit à son époux ?
– Pour la centième fois : je n'ai pas omis de vous respecter en ouvrant ce colis. Vous pouvez faire toute l'alchimie qu'il vous plaira. Vos affaires ne m'intéressent pas.
– Menteuse ! Toujours à fureter, et à espionner, et à fouiller quand je suis absent ! J'ai des amies, moi aussi, dans ce temple ! Toutes les pleureuses ne sont pas à votre botte !
– Vous délirez, déclara la Dame.
– Pensez-vous ? (Il désigna le bureau qu'il venait de malmener). Pourtant, quelqu'un ici s'est permis de toucher à mes correspondances. Je le sais. Des liasses ont été soulevées, des doigts ont tripoté mes tiroirs. Je ne suis pas dupe de vos soupçons, Madame. Ou alors, peut-être s'agit-il de cette Baldriole ? L'oculie a pris ses aises, ces derniers jours !
– Je dois retourner au réfectoire, trancha la Dame. (Elle souleva son tas de lessive). Il y a de nouvelles prieuses qui ont besoin de moi, en bas. Si vous avez faim, Beldriole vous servira de bon cœur. Elle a préparé sa tourte.
Mais Lesta bondit pour lui barrer la route et Altenn renversa les sachets quand il attrapa son poignet. Elle cessa aussitôt de respirer, révulsée, les yeux tournés vers le miroir enchanté. Le maître resserra sa prise pour l'amener brutalement jusqu'à lui. Il était frêle – mais elle l'était plus encore, et ses doigts blafards se mirent à la secouer avec force. Altenn regarda ses légères boucles brunes se dérouler sur son front, livide, sans laisser échapper le moindre gémissement. Ses paupières étaient fixes. Ses lèvres, tirées en un rictus absent… Elle avait l'habitude.
– Il est temps que tu cesses de me railler, femme, murmura Lesta Le-Rouge. Et que tu manifestes enfin l'amour que je t'ai manifesté. (Il la secoua encore, et Altenn accepta de croiser son regard d'un œil étrangement éteint). Tu m'entends ?
– Ne me parle pas d'amour, grogna-t-elle entre ses dents. (Elle se dégagea d'un violent coup de coude). Cela n'en est pas !
Lesta lui décocha une gifle, qu'il envoya du dos de la main ; et la lèvre de Madame se mit à saigner. Elle se redressa aussitôt, le souffle court ; et son regard parut glisser sur le miroir suspendu, une seconde, comme à travers les yeux de Lys… Puis il retomba sur son époux. Quand celui-ci approcha d'un air soucieux pour contempler sa plaie rougeoyante, Altenn recula d'un pas vif :
– Ne t'excuse pas, siffla-t-elle. Pas aujourd'hui. Qu'est-ce qui te prend, Lesta ? Tu laisses des marques, maintenant ? Si une seule de ces jeunes filles prend peur, en me voyant, je te le ferai payer. Tu entends ?
Et elle se précipita dans l'escalier. La silhouette décharnée de Le-Rouge erra de nouveau jusqu'au bureau vernis. À gestes lents, il entreprit de ramasser les débris de son encrier qui avaient imbibé le tapis. Lys l'écouta maugréer jusqu'à ce qu'il se décide enfin à quitter le salon. Le-Rouge effleura le miroir (Lys se pétrifia) puis disparut dans l'escalier, et elle se glissa doucement à travers le cadre. Comme à l'aller, son reflet vint la croiser à mi-chemin (pareillement stupéfait), avant de reprendre sa place dans la réflexion… Une grande sensation de soulagement lui parcourut l'échine. L'air emplit ses poumons. Les titres des livres étaient redevenus lisibles. D'un regard, elle chercha un appareil de surveillance ; un piège, magique ou alchimique à effacer, que Lancelune n'aurait aperçu… Elle ne trouva rien.
J'ai eu une chance folle. Lys avait été téméraire. Compte tenu de ce qu'il cachait dans son miroir, Lesta aurait pu très bien pu décider d'y entrer pour veiller à l'intégrité de sa panoplie, avant d'aller dîner. Une panoplie, en outre, plus vaste et onéreuse que les instruments dépareillés de Tassaud. C'est de la folie… Prudemment, et sans tourner le dos au palier, Lys tira la boîte qu'elle avait coincé sous sa ceinture et la déposa sur le bureau avec délicatesse. Quelques billets, cachetés avec plus ou moins de sévérité, que Lancelune n'avait pas parcourus… Dans une ultime intrigue, Lys entrouvrit le coffret pour dérouler les missives toutes plus formelles et alambiquées les unes que les autres ; à l'exception d'un billet bleu, couvert de paillettes argentées, qui attira inévitablement son attention. C'était une invitation mondaine, au style pompeux et aérien, à peine barrée de quelques signes mystérieux tracés à l'encre fine. Les deux blasons (de jour et de nuit) et les douze étoiles poursuivies de faisceaux translucides sur le sceau brisé ne trompaient pas : le document venait de La-Colline. Intriguée par la calligraphie céleste, ce fut le code intraduisible qui questionna ensuite la jeune femme. La célébration à laquelle Le-Rouge était convié ne livrait pas si facilement son adresse, et l'invitation à proprement parler semblait tacite… Lys voulut reposer la lettre, avant que sa curiosité ne l'éloigne trop de L'Éther, de Fludvia, et de la pauvre Madame Vorpal. Trop tard. Le nom de l'expéditeur était écrit noir sur blanc, de l'autre côté de l'enveloppe. Temmon La-Corde.
Temmon. Un prénom jeune, dans la région des Plaines ; surtout à la Tour. À la mode durant l'Aurore ; et requinqué par les clans Rouges et Gris de la Cité. Lys invoqua inconsciemment ses souvenirs de géographie. La-Corde sonnait comme un nom de l'Orgue. Peut-être du quartier de la Grande Corde. Ou du clans L'Archet du Chenil… Le jeune officier, enfoui sous un uniforme trop grand pour lui, n'avait cessé d'esquiver son regard implorant, au fil de l'audience ; et juste avant qu'elle ne soit enterrée vivante. Il était resté caché sous un béret, les mains crispées sur sa bannière. Il avait été un soldat de rubis fidèle et obéissant… Sur l'instant, Lys avait concentré sa peur et sa rancœur sur les plus haut gradés de la troupe ; car la botte furieuse de Rubric Le-Col et le sourire mesquin de Lesta Le-Rouge l'avaient gardé occupée, pendant que le lieutenant Cabot l'accusait de tous les vices. Mais elle avait espéré, un moment, que le jeune soldat se décide à intervenir. En vain… Abaustus et ses acolytes avaient pris un malin plaisir à la tourmenter, mais lui avait eu de la peine… Lys ne sut s'expliquer tout à fait la nature du sentiment qui émergeait en elle, en fixant le nom de Temmon. Elle observa l'invitation cryptée. La voler n'était pas sage. Le-Rouge l'a déjà lue. Il s'apercevrait sûrement de son absence, en fouillant la boîte mystérieusement réapparue. S'il se mettait à soupçonner les résidentes, il risquait de venir renifler dans les dortoirs d'ici la fin de l'après-midi – pour tomber nez à nez avec la Veuve de Fort-le-fief, avant qu'elle n'ait eu le temps de cuisiner la bibliothécaire… Pire : il pouvait se servir du vol comme prétexte pour s'en prendre de nouveau à sa femme.
Toujours penchée sur le bureau, Lys jeta un coup d'œil vers l'escalier. Lesta pouvait remonter à tout moment. Pourtant, elle s'attarda.
Il était très clair que les crises de rage mielleuse étaient monnaie courante, à la tourelle des maîtres du Foyer Vorpal. Mais l'implication de Lys (et Lancelune) dans l'affaire du jour était limpide, elle aussi ; et elle donnait une autre saveur à leur visite du temple. La jeune femme maudit la petite boîte qu'elle avait obtenue de son amie ; dont l'impatience de déguerpir paraissait de plus en plus évidente. Pourtant, elle savait que le larcin, et ses conséquences, étaient de sa faute. Elle avait embarqué la Curiosité dans sa quête, et retardait le moment de fuir une fédération corrompue ; et repoussait encore l'imminence de leur départ pour s'assurer de quitter le Foyer avec le beurre et l'argent du beurre. Ni le pamphlet, ni l'archiviste retors ne pouvaient lui échapper. Il lui fallait le livre, comme il lui fallait comprendre. Pourtant, elle songeait désormais à la Dame Vorpal et à son visage crispé, alors que Lesta la secouait comme un parricide l'aurait fait de son nourrisson… Ce temple est malade, conclut-elle. Les idées de Tassaud, Nellà, Oradella et Vorce, en matière d'oculisme, ne correspondaient pas aux attentes pointues du Dieu-berger. Toutes les femmes, autour d'elles, qui avaient fréquenté le géant s'en étaient détournées. Je comprends pourquoi. Mais Altenn, elle, était restée.
Avec une conscience aiguisée, Lys plongea dans le paysage interne, baigné des lueurs rousses d'un croissant paisible, qu'elle s'était façonné un peu plus précisément à chacune de ses excursions astrales. Du puits au Cénotaphe, elle avait eu recours à tant de méditation qu'elle savait désormais comment transiter en un battement de cil. Elle se concentra sur la lettre énigmatique. Cela fait trois enchantements successifs, pensa-t-elle en mesurant son propre d'épuisement. Pourtant, et contrairement à sa pitoyable tentative de s'extirper du cercueil de fer, à Orbe, le charme réussit et d'un seul regard, Lys captura la photographie des graphèmes illisibles, sur l'invitation décachetée. Elle aurait tout le temps, plus tard, de s'acharner à déchiffrer les coordonnées de Temmon La-Corde… Ça suffira pour l'instant. Puis elle rangea promptement le courrier, referma la boîte, et gagna l'escalier.
Pour le reste de l'après-midi, Lys évita le pied de la tour et se confina dans le dortoir que Lancelune et elle partageaient avec deux pénitentes installées là pour la saison. Les fugitives attendaient l'heure du dîner : d'une part, pour honorer la promesse faite à Beldriole mais surtout, pour leur permettre d'aller interroger Fludvia sans que l'archiviste ne soit harcelée de lecteurs égarés. La Dame Vorpal ne réapparut pas non plus ; occupée à l'entretien des rosiers. Vers seize heures, le sinistre Lesta Le-Rouge vogua parmi les bassins (« Mesdames, mes chères pleureuses et amies ; je vous salut, et vous retrouverai ce soir, à notre belle tablée ») avant de filer jusqu'au portail. Il s'élança sur les routes avec un compagnon en armes et un destrier maussade. Lys en profita pour laisser Pouilleuse gambader autour de l'édifice. La chienne alla renifler les abords du domaine pour y flairer (elle le savait) la moindre trace de Le-Col, ou même de Marmat, la dangereuse oracle de Bellerosse… Lancelune était à bout de nerfs.
– Ça va mal se terminer. Si on a pas quitté ce temple maudit avant la tombée du jour, ce sont des ennuis plus gros que Le-Col et Marmat réunis qui nous tomberont dessus…
Lys savait qu'elle avait raison. Mais elle ne savait pas ce qu'elle comptait faire de ses nouvelles informations. Temmon La-Corde donnerait, ou participerait bientôt à une fête, quelque part dans le fief de l'Astropôle. Après l'avoir enfermée sous terre, le jeune officier prévoyait de faire un tour dans les étoiles… Ne pense pas à La-Corde. Il faut quitter ce Foyer. C'est la seule chose qui ne peut attendre. Lys guetta impatiemment le retour de Pouilleuse, avant de sortir du dortoir pour arpenter le temple à la recherche de son hôtesse ; et elle était allée sans réfléchir. Elle approcha de la Dame avec une confiance exacerbée. Altenn, désormais occupée à faire tourner la machine à coudre installée en surplomb des bassins, toujours gorgés de lait brûlant. Ce fut la culpabilité d'avoir jetée Altenn entre les griffes blafardes de son époux qui mena d'abord Lys à se diriger vers elle ; mais elle savait, au fond, qu'elle s'y serait confiée dans tous les cas, à un moment ou à un autre, avant de déguerpir… La Dame Vorpal avait besoin d'aide.
De nouveau, Altenn l'accueillit avec douceur, sans feindre l'enthousiasme. Elle ne prétendit pas nier sa blessure. Au contraire : un pansement discret couvrait sa lèvre, gonflée comme par une piqûre d'abeille. Lys eut le cœur brisé. Pourtant, elle s'efforça de chasser tout sentiment de pitié. Les mots sincères de Lancelune résonnaient encore en elle : « Je ne compte pas te servir de bonne cause, d'accord ? ». Même accablée, la Dame Vorpal restait agréable, et son sourire, bien que mélancolique, ne diminua pas la bonté de son œil. Lys déclara avec toute l'humilité dont elle fut capable :
– Je voudrais… vous remercier. Pour votre hospitalité. C'est une journée magnifique, pour découvrir le Foyer. J'ai grand hâte d'y revenir, pour voir votre portrait. Il sera, je l'espère, aussi sublime que vous l'êtes.
Altenn prit le temps de l'écouter, attentive.
– Jeune fille ; ce sont là des mots du cœur, je peux l'entendre ; et qui me prennent de court comme ils m'enchantent. (Elle porta la paume à la poitrine). Le plaisir est pour moi ! (Elle ajusta l'étoffe qu'elle raccommodait, l'air légèrement contrarié). Mais j'ai bien peur que le Foyer ne restreigne ses visites, à l'avenir… La fédération est en péril. (Lys se pinça la lèvre en l'écoutant évoquer, sans doute, le trépas du souverain). Et vous ? reprit Altenn. Vous et votre amie semblez… pressées ? Dans quel long voyage la tragédie bergère vous a-t-elle engagées – s'il vous plaît de me le dire ?
Lys hésita. Pourtant, les rameaux éthérés de l'Arbre, répandus autour d'elles parmi les bassins, l'invitaient à dire sa vérité. Une partie, du moins.
– J'ai été condamnée. Certains de ces crimes, pour lesquels ont m'a blâmée, je les ai commis ; d'autres pas. Mais pour tous et sans pitié, ma famille, mes amis ; mon village entier m'ont vue châtiée. Aujourd'hui, je veux reprendre ce qu'on m'a confisqué.
C'était là une confidence d'une dangereuse sincérité. Lys ignorait, en fait, ce que la Dame savait des rituels impies de son mari – ni même si elle avait entendu parler de la Veuve noire de Fort-le-Fief ou d'un quelconque Éther. Elle peut tout aussi bien me reconnaître sur l'instant et me livrer à son maître.
– Des heures sombres ont entaché votre cadran, susurra Madame La-Rouge tandis que trois prieuses glissaient d'un bout à l'autre de la salle, en essayant de glaner quelque chose de leur tête-à-tête.
– Oui, répondit Lys. Pas vous ?
– J'ai mon lot de malheurs, soupira doucement la maîtresse, comme chaque mouton de l'Arbre. J'aimerais dire que la bonne fortune déposée dans mon berceau m'a protégée de tous les coups du sort ; mais ce serait vous mentir. Pourtant, l'existence m'a appris cette chose : mon soulagement vient quand je tend la main à l'autre. C'est là, la nature véritable de l'oculisme. Ce temple m'apporte autant à moi qu'il apporte à ces femmes… Qu'elles soient résidentes, ou de passage, comme vous ! Sans lui, je ne pourrais faire ce que je fais.
– Vous le feriez très bien, souffla Lys avec prudence. Même loin d'ici ; vous sauriez faire la différence.
Désarçonnée, Altenn cessa enfin de coudre et plongea son regard sombre dans les billes océans de Lys, comme si elle se demandait où elle l'avait déjà vue auparavant ; mais Lys ne se détourna pas.
– Que voulez-vous me dire, mon amie, que vous n'osez prononcer ? reprit Altenn.
D'un geste sûr et chaleureux, la Dame entrelaça leurs doigts. Sans même s'en apercevoir, Altenn laissa émaner, délicatement, la tiédeur de son aura ; et Lys perçut involontairement le halo vaporeux de son hôtesse. La seconde suivante, sa pupille se dilata ; ses épaules se relâchèrent ; et cinq cicatrices (liées en un nœud feuillu, quelque part au niveau de leurs mains jointes) brillèrent d'un seul éclat. Surprise, Lys manqua défaillir. Ses forces la quittèrent alors qu'elle distillait son énergie dans les rameaux. Altenn dévisagea la sorcière. Sa confiance irradiait comme un soleil au cœur de lave, dont les rayons se nuançaient d'aurores grisâtres. Elle chuchota :
– J'ai été blessée, moi aussi.
Sa voix fut à peine audible, sous le fracas des pompes. Pourtant, Lys l'entendit distinctement. Ainsi qu'elle l'avait fait avec Lancelune, sa magie lisait en l'autre. C'était comme si Altenn connaissait déjà ses brûlures, et les traces qui parsemaient sa peau, tel un continent fracturé sur des eaux laiteuses… Des marques autrement plus visibles que le trou que Lys avait surpris, en train de calciner l'horizon ; et qui faisaient partie de sa chair, à présent, comme le reste de ses cicatrices… Une sombre ironie distinguait ces brûlures, désormais. Elle avait été marquée par le feu – et c'était au feu qu'elle avait jeté Codric Idéaud, avant de fuir le Fort. Sa peau lui rappelait que même les plus belles fleurs avaient leurs failles. Celles d'Altenn La-Rouge étaient certes moins flagrantes, mais aussi profondes… Lys les sentit sans les voir, telles des griffures dans l'air humide. Quelque chose t'entrave.
– Ne pouvez-vous donc rien y faire ? demanda-t-elle.
Mais la Dame agita la tête avec défiance.
– Je ne suis pas seule au monde.
Lys saisit lentement l'allusion. Les rameaux de l'originel canalisaient à grand peine l'aura incandescente de son hôtesse. Car elle n'était pas seule à s'abreuver des reflux éthérés. Une conscience minuscule, à peine éveillée, grandissait comme un fruit au bout de sa branche. Une conscience formée de sensations sourdes et lointaines. Lys retira brusquement sa main et fit cesser la perception. Un petit Rouge. Altenn portait en elle le fruit de son amour pour Lesta. Immédiatement, Lys ressentit du dégoût pour le nourrisson, et une peine amère pour sa mère ; L'instant suivant, elle se dégoûta elle-même, et s'imagina le petit être innocent dont Lesta aurait l'entière responsabilité. Pas tout à fait… Altenn aussi serait là.
– Vous vous sentez bien, ma chère ? murmura Vorpal. Vous êtes pâle.
– Non, répliqua aussitôt Lys. Je – j'ai eu un léger tournis. Il me faut m'allonger (Altenn fronça les sourcils, soucieuse, pendant qu'elle s'éloignait du bassin laiteux). Je – vous verrai au dîner… Madame.
Et, à petits pas pressés, elle s'enfuit vers son dortoir.
54. Et Mandragore
Aiden n'offrit à son adversaire qu'une seule et unique chance de frapper ; et elle la saisit à l'allure d'une louve affamée. Tactique et minutieuse, la chasseuse leva haut sa pioche et visa la nuque en faisant siffler la lame émoussée. Le musicien ne put l'esquiver qu'à la faveur de sa suspicion soudaine, lorsqu'il eut froncé ses sourcils carotte devant l'appareillage éventré de la tourelle alchimique. Tout au long de leur randonnée glaciale – dans tous les sens du terme –, il avait gardé un œil aiguisé sur la bonne femme armée jusqu'aux dents qui le guidait parmi les arbres. Pas une fois il ne lui avait tourné le dos, ni donné l'occasion d'approcher de ses organes vitaux… Mais l'absence pure et simple de moteur secondaire, dans le pylône de la Mandra, lui sauta au visage et il vit passer la pioche au moment précis où il s'en détournait. Déjà trop engagée, la Louvarde ne lui laissa pas le temps de réfléchir et frappa de nouveau.
Du-Lavoir chercha aussitôt à lui délier la langue. La trappeuse était plus haute, plus large et en meilleure forme que lui. Son œil au beurre noir, ses plaies fraîches et les veines dessinées par la quantité de sang effrayante qu'il avait dû s'injecter dans les veines lui donnaient certes l'air d'un revenant, extrait des cryptes maléfiques du Pic ; mais il n'en avait ni la force ni le pouvoir. Elle était en terrain familier. Si elle prenait l'avantage, ne fusse que pour une seconde, la bougresse l'égorgerait sans trembler. Il songea à Edric.
– Récompense de la Bastide, c'est ça ? jeta-t-il à la volée.
Elle tenta de l'acculer contre la porte close, riant de bon cœur.
– Ordonnance, perfide !
Du-Lavoir reçut son crochet du droit dans la tempe, et vacilla au plus loin de sa portée. Bien qu'il eut observé sa silhouette prodigieusement épaisse, et entraînée, et eut de nombreux aperçus de son étonnante capacité physique, la Louvarde lui parut étonnamment solide. Trop solide. Ça n'est pas naturel. Lui qui s'était inquiété de savoir Ed piégé aux côtés d'un trappeur musculeux,avait sous-estimé la force de frappe de sa propre assaillante ; et il se retrouva désarmé, à grimper les marches quatre à quatre. La Louvarde le poursuivit dans le colimaçon défoncé pendant qu'il répliquait :
– Vous voulez livrer le sujet au Sénéchal ?
– Au démon les Sénéchaux ! L'ordre vivait avant qu'ils n'en prennent la tête. Mon frère et moi, on leur montrera, aux lèches-culs du Terrier, et d'Carbone-le-Rail – on achèv'ra sa mission, sous la bannière libérée du Pic ! On saignera nous mêmes le sujet sur l'autel !
– Tu connais le rituel, scélérate ? s'enquit Du-Lavoir, presque aussi intrigué qu'il était paniqué. Quel échelon as-tu atteint, pour recueillir de telles confidences ?
Pour toute réponse, elle lui jeta sa pioche à travers l'estomac. L'effort qu'il dut produire pour se hisser sur la corniche, perchée dans le vide qui encerclait la tourelle, lui arracha un cri de douleur et sa hanche se mit à lancer affreusement, comme prise de décharges électriques. La louvetière le rejoignit sur le balcon, les yeux remplis de joie. Elle va m'éventrer. Il se laissa tomber de l'autre côté du mur pour atterrir sur une dalle fissurée et sa combinaison renforcée sonna une note stridente, comme une lame aurait tranché le silence de la nuit. Louvarde l'imita – avec une agilité extraordinaire, compte tenu de sa taille.
– Tout cela valait-il l'effort de me promener jusqu'ici ?
– Il n'y a pas meilleur endroit pour périr, répliqua aussitôt la trappeuse. Il n'y a pas de plus bel autel que le Pic de l'Ombre.
Ses yeux mesquins oscillèrent une seconde vers l'horizon ; et Aiden, à bonne distance, s'autorisa à jeter un regard à leur côté ouest, sur le bois ténébreux. À la plus longue branche de l'if noueux qui coiffait la falaise, la silhouette humaine d'un pauvre maudit se balançait tristement, agité par les vents. Sa peau noircie était couverte d'une fine pellicule de givre, sa bouche édentée, et ses yeux, arrachés, avaient laissés deux orbites béantes pour tout regard. Un feu-follet, plus clair que la lune, jaillit du tronc épais pour se faufiler comme une comète dans la forêt quand Aiden jeta à Louvarde :
– Ce n'est pas votre premier. Ceux qui vous prennent comme guides sont piégés. Tous ceux qui croisent votre route sont sacrifiés. (Il trouva le courage de la toiser, rebuté par le macabre spectacle). Vous vous êtes illuminés de la pire des magies…
Sans cesser de reculer, au bord aiguisé de la falaise, il leva un peu plus haut ses paumes contusionnées pour protéger sa gorge des coups de pioche.
– On ne les sacrifie pas tous, siffla la bougresse. Les plus utiles, seul'ment. Toi, t'es utile. Grand. Fort. Résistant. Plein de bravoure ; et de connaissance ; et d'bon cœur ! J'ose à peine imaginer à quel point j'vais me régaler de ton aura. Elle aussi, elle m'a été utile. (Et elle désigna le cadavre gelé). Tu la connaissais, peut-être ? Son nom, c'était Céenn De-la-Coulée. Mais elle s'faisait plus volontiers appeler la Grive.
Le corps, dégarni et calciné, continuait de se balancer doucement, comme un affreux épouvantail. La Grive ? Le rouquin, subitement désintéressé de son propre sort, interrogea aussitôt :
– Vous, et ces trafiquants de Carbone-le-Rail… Ceux qui ont tenté de nous arrêter… Vous faites équipe, c'est ça ?
– Partout où il y a une porte, il y a un anonyme, répliqua-t-elle en pointant ça et là sa lame brûlante pour le faire danser, visiblement divertie par son équilibre précaire. Et l'Pic fait pas exception !
Avec une confiance inébranlable, Louvarde agita la pioche à son flanc droit et en même temps, attaqua d'un panard déloyal à gauche pour renverser le rouquin. Du-Lavoir profita de sa brutalité arrogante pour s'engouffrer dans l'angle mort de sa prise. D'un bras de fer, il bloqua le manche du pic rougeoyant, plongea sous la semelle qui siffla à son oreille et se redressa, vif comme l'éclair, dans le dos de son adversaire. À ton tour d'avoir mal. Le ciel d'émeraude illumina ses yeux bruns, le temps d'un instant, et la Louvarde réprima un cri de surprise. Elle ne put se résoudre à utiliser sa force lorsque le musicien la ceintura d'un seul geste, les mains lacées autour de son épais poitrail… Deux doigts s'enfoncèrent dans sa nuque. Son index passa sous la clavicule, tandis que son pouce appuyait derrière l'oreille ; et Louvarde, aussi docile qu'un chien battu, se pétrifia instantanément.
– Alors, vous vouliez la cargaison de piété ?
La femme ne lui répondit pas tout de suite. L'étranglement de vérité la fit crachoter, alors qu'Aiden attaquait les points de pression avec la précision qui faisait sa renommée. Louvarde voulut jurer. Il desserra un peu sa prise, à la nuque, sans pour autant libérer les nerfs entravés par sa propre volonté et répéta sa question.
– Ni la foutue piété, répliqua-t-elle enfin, ni les kilos de poudre noire que ton copain, le Paon de l'Orgue, a planqué sous les fioles, dans ces deux caissons ! (Aiden prit le temps de se rembrunir, vexé de ne pas avoir bénéficié de la confiance de Cornéaud). Sandolfe, au Terrier, a mis la main sur vot' pactole au moment où on a passé la lisière. De quoi faire sauter quelq' bâtiments, p'têtre bien. Provoquer un peu d'chaos, c'est vrai… Du menu fretin, pour l'estimable ordre blanc des Noyeurs de l'Arbre !
– Pourquoi mon contact m'a-t-il assuré avoir récupéré sa cargaison, dans ce cas ?
Aiden appuya plus fort sous l'omoplate, et la Louvarde se tordit dans un angle inquiétant. Elle expliqua d'une voix étouffée :
– Céen De-la-Coulée (le cadavre noirci grinça comme s'il répondait à l'appel) était un oiseau Moqueur. Son but, en r'joignant l'trafic de Carbone-le-Rail, c'était de fournir des armes aux rebelles. C'lui qu'on appelle le Paon, parmi les oiseaux, se sert des passeurs de piété pour envoyer d'la poudre et des sabres aux stupides fermiers qui forment son réseau…
– La Moquerie veut pourtant voir les natifs au pouvoir. N'a-t-elle pas grâce à vos yeux ?Si les Rois n'avaient pas, sous le coude, la signature de votre seigneur fédéré, ce baron-mutin lui-même aurait pu rallier les rebelles de l'Arbre entier…
– La Moquerie est faible. Son sourire n'est qu'une prétention, que ses oiseaux feignent pour s'donner l'air brave. 'Y croient encore qu'un Roi viendra, un jour, pour r'mettre les maisons natives à la suz'raineté, et rendre leur indépendance aux principautés du Continent. 'Font fausse route. Seul l'ordre blanc connaît le secret ultime, en fédération. Seul l'ordre blanc en sait assez, sur la déité, pour piger l'enjeu !
– Alors, qu'elle a été votre route, à vous, avant notre arrivée ? insista fermement Aiden. Que savez-vous du Paon de l'Orgue ?
– L'ordre a déployé tous ses agents, en Arbre, pour débusquer l'Prince Edric D'la-Cité. 'Plupart des Noyeurs savent pas c'que le gamin r'présente… Mais, dans not' Terrier, on a compris tout d'suite c'qui s'était passé, à la lanterne du Roi citéen… 'Connaît le plan, et le rituel sacrificiel. Quant à ce Paon, il était surveillé d'puis longtemps par les veilleurs. On savait son nom ; on savait son adresse ; et on l'savait Moqueur. Il t'a envoyé livrer la poudre qu'il extrait des feux d'artifices détournés du Cirque, pour préparer la guerre civile qu'il veut voir éclater.
– J'avais saisi, grogna Du-Lavoir, étroitement serré à la bougresse, telles deux statues entrelacées sous la neige.
– En échange de la poudre, le Cartel de l'Orgue a r'çu des compensations de la part de l'oiseau. À commencer par une jolie part des bénéfices faits sur le passage de piété, dans les différents fiefs de l'Arbre, et à chaque lunaison…
Aiden savait tout cela. Ou, en tout cas, il l'avait deviné. En baronnie-précieuse, le Cartel fournissait à l'entière fédération ses stocks de feux (décoratifs ou militaires) depuis qu'il s'était allié aux deux laboratoires concurrents de sa région. Corn côtoyait beaucoup de monde, et s'entretenait avec les bourgeois d'affaires les plus réputés de la fédération. Une bonne part de la cour connaissait quelques unes de ses intrigues ; mais le système s'évertuait à l'ignorer, pour le laisser occuper les ivrognes de son fameux élixir. Il n'était pas si étonnant que ses manigances (d'aussi bonnes intentions fussent-elles issues) aient commencé à lui brûler les doigts.
– Et maintenant ?
– Et maint'nant, son réseau est tombé. Les anonymes du Trou ont pris l'Val-en-pis. Et ceux de l'Orgue tiennent la Gorge fendue. Les Noyeurs des Plaines ont été convoqués, tous ensemb', à la traque du secret ultime. Ses ressources ont été saisies. Et Cornéaud Biseau a été mis hors d'état de nuire à la cause…
Aiden dût inspirer de profondes goulées d'air glacé, avant de trouver le calme nécessaire pour résister à la tentation de briser la nuque épaisse. Sans le Paon et ses mesures audacieuses, la guerre était perdue d'avance, au 5e fief… Il appuya plus fort.
– C'est Andélabre De-la-Perle, du Cabaret citéen, qu'a r'péré vot' trace à la capitale, reprit Louvarde, les lèvres livides. À c'qu'il paraît, tu l'as étalé.
– Non, répliqua sombrement Aiden. C'est une gamine, en lui jetant une brique sur le coin du crâne, qui l'a étalé. Moi, je n'ai fait que poursuivre le sujet…
– Jusqu'à c'que les anonymes du Pic vous reniflent tous les deux ! ajouta la trappeuse. Quand les agents de Carbone-le-Rail vous sont tombés d'ssus, les autres ont décacheté leurs propres ordonnances. Et nous, à la louveterie, on a r'çu l'ordre de neutraliser la Grive, pour court-circuiter le plan Moqueur et récupérer le sujet.
– Alors, la torture et la pendaison constituent votre petite touche personnelle ? siffla Du-Lavoir avec une rancœur renouvelée, en tournant brutalement sa tête casquée vers l'horizon grisâtre où pendouillait Madame De-la-Coulée. C'est votre salaire, hein ? Vous laissez le venin de la montagne affaiblir les voyageurs, avant de les trucider pour leur voler leurs forces ?
Il la secoua de plus en plus sauvagement.
– Vous avez vu le corbeau revenir. Qui a répondu à mon billet, si ce n'est Cornéaud ?
– Sandolfe, au Terrier ! Rien d'plus facile. Ses osselets sont efficaces. 'S'en sert, pour commander à certaines espèces…
– Alors, toute cette opération n'était qu'un piège ?
La Louvarde hésita, comme si elle savait que la vérité risquait d'inciter Du-Lavoir à la malmener plus fort ; mais la pression, sur ses nerfs, lui interdit d'omettre :
– La louveterie du Terrier s'est mise à la chasse ; et elle a trouvé l'trésor. Tues-moi, si ça t'chante, déserteur. 'Pas peur d'la mort. J'ai grandi avec elle. 'Peux bien m'briser le cou sur-le-champ, que ça empêchera mon frère d'emm'ner ta précieuse pupille à l'autel consacré ! Les Illuminés, les moqueurs, les dandys – tous, alors, voudront s'rallier sous la bannière de l'Ombre. Corvus sera l'nouveau Roi.
– Et quand il tiendra le sceptre, s'emporta Aiden, est-ce qu'il crèvera les yeux de ses sujets ? (Il la força de nouveau à contempler le cadavre de la Grive). Est-ce qu'il saura mutiler, et assassiner mieux qu'Amalric ?
Louvarde cessa de résister. Aiden crut l'avoir intimidée pour de bon ; mais la bougresse se laissa tomber de tout son poids pour sortir les phalanges rouquines de sa chair. Aiden échoua à la contenir. Profitant de la soudaine liberté de son omoplate, elle envoya une épaule fulgurante à son menton – et Du-Lavoir oscilla au bord du ravin. Des panaches de neige dorée voletèrent jusqu'au pied de la falaise lorsqu'il tourna le dos à l'horizon, prêt à basculer. La trappeuse railla :
– T'as abandonné cet enfant ! Tu l'as envoyé à sa perte, et tout ça, pour venir jusqu'ici, et réparer un télésiège…
Puis elle arma ; et Aiden sentit son talon glisser au bord du gouffre.
L'explosion lointaine déchira le silence des bois et fit piailler les corbeaux de la Mandragore avec agacement. La Louvarde pivota d'instinct, prête à dégommer deux adversaires à la fois, mais ses yeux s'écarquillèrent quand elle comprit ce qu'il était advenu de la précieuse ampoule d'Arcanes de son frère. Le moteur de la colline voisine venait d'éclater. Du-Lavoir saisit l'occasion et enfonça un poing massif dans son flanc harnaché de fourrure. La trappeuse grogna, geignit, et le maudit d'un regard quand elle se sentit chuter. Ses bras épais agités comme deux moulins à vapeur, elle trébucha et tomba à la renverse. Louvarde siffla dans l'air une seconde, avant de s'écraser, dix mètres plus bas, au bord du petit nid gelé que le fleuve de l'Ombre formait au pied de la montagne. Puis elle resta immobile. Aiden n'eut pas l'entrain pour célébrer et geignit lui-même de douleur, puis de panique lorsque sa corniche se mit à dériver sur la pente. L'avalanche l'enveloppa aussitôt comme une couverture maternelle ; et la Mandragore le recracha vers le cœur du vallon, alors qu'il se laissait ensevelir.
55. Les Veuves noires
Lancelune, qui faisait tout son possible pour ne pas se montrer trop pressante, rongeait son frein en tapotant du talon sur le carrelage. Lys l'avait invitée à infiltrer la bibliothèque à ses côtés ; d'une part, parce qu'elle avait besoin de quelqu'un pour faire le guet et s'assurer que personne ne vienne compromettre l'échange qu'elle prévoyait d'avoir avec l'archiviste, et d'autre part, pour garder son amie sous surveillance. Lys n'osait l'exprimer (car elle avait peur de paraître complaisante), mais elle avait perçu une force intense, dans l'aura de Lesta Le-Rouge, et elle s'inquiétait de la confiance que Lancelune manifestait envers sa propre magie. À en juger par l'étendue de son arsenal, elle n'était pas de taille à lutter contre lui. Et moi non plus.
Tandis que le temple s'emplissait d'un délicat fumet de soupe à l'oignon, qui accompagnerait la salade et la crème, les sorcières traversèrent la galerie pour aller se planter près de l'arche centrale, ou sonnait le portillon des Archives. Lancelune – que Lys soupçonna d'utiliser quelque rameau – se mit à scruter le couloir, prête à envoyer Pouilleuse au moindre visiteur indésirable. Le maître n'était pas encore rentré. La maîtresse avait regardé le jour tomber alors qu'elle enseignait à de nouvelles recrues sa technique de restauration des briques extérieures. Quant à Beldriole (l'oculie la plus indiscrète du Foyer) elle avait finalement cessé de les héler pour se concentrer sur son menu du soir. Maintenant. Alors qu'une douzaine de prieuses aux mines disparates se pressait vers le réfectoire, Lys se faufila dans l'allée. Elle trouva Fludvia Ponceau au bout d'une table de noyer, parfaitement cirée et couverte de lampions. Sur son nez trônait une paire de lunettes et ses lèvres s'agitaient silencieusement pendant qu'elle avalait les pages. Lys avança d'un pas vif ; puis, subitement inspirée, se ravisa pour se glisser comme une ombre entre les rayonnages. Fludvia se gratta le menton, obnubilée par le contenu de ses papiers. Elle l'étudia à travers l'étagère, avant de fureter jusqu'au bout de l'allée. La cloche sonna, le dernier rayon de soleil disparut à l'horizon, et elle entra sans un bruit dans le local privé de la bibliothécaire. Voyons ce que tu caches…
Tout comme la tourelle du maître, l'appartement de Fludvia était impeccable, à un point tel que Lys se figea une fraction de seconde, prise de court. Le nid douillé de l'archiviste était tapissé, abrité, voire essentiellement constitué de livres et de livrets par centaines, liés de grosses attaches de cuivre ou enroulés de cordages. Débarrassés du moindre grain poussière, les ouvrages (soigneusement étiquetés) offraient une vaste sélection de connaissances qui allaient des « Enjeux géopolitiques modernes de la gouvernance Du-Moulin » à « La meilleure façon de filer sa laine septentrionale ». Alignés par taille et par couleur (pour les sujet divers), ils formaient un petit escalier qui conduisait à la salle d'eau de l'oculie. Le bureau, la lampe à huile et les plumes étaient positionnés selon un code précis. Les trois étagères à l'organisation symétrique étaient surplombés par autant de chandeliers. Même sa paire de pantoufles duveteuses l'attendait au pied du lit bordé avec soin.
Mais, à l'inverse de Lesta, Fludvia avait fait l'effort de personnaliser les lieux à l'aide de quelques éléments de décoration plus intimes que des statuettes austères et des cadres d'or ; à commencer par une abondante collection de photographies, au grain plus ou moins apparent, qu'elle avait étalée sur une étagère. Lys s'en approcha d'un air interdit. L'art photographique était cher. Sa science était réservée à une élite. Seuls les seigneurs, capturés par le papier local de leur chef-lieu, posaient devant les appareillages aux intenses vapeurs d'iode, lors des banquets et des visites officielles. Trois Rois, à ce jour, avaient complété leur portrait peint d'une image plus réaliste. Lys le savait. Auprès de sa tutrice, elle avait abordé la question de la transmutation qu'on appelait émulsion. Elle avait même étudié l'anatomie d'un appareil, en tout point similaire à celui qu'elle trouva, suspendu au porte-manteau. Une photographe. Madame Ponceau avait bel et bien découpé quelques articles de revues onéreuses (ce dont Lys ne s'étonna pas, vue la haute position de la maison) qui vantaient la beauté de tel ou tel monument des fiefs ; mais elle avait aussi accumulé plusieurs portraits (de famille, visiblement) et une série de clichés sur-mesure soigneusement encadrés.
Du côté gauche de l'étagère, l'un d'eux manquait visiblement à l'appel. Même sans couronne de poussière, son absence se remarquait (selon Lys) comme le nez au milieu de la figure. Au bout de la file, une Fludvia toute jeunette, un sourire éclatant sur le visage, pataugeait près d'une rive luxuriante, couverte par un glacis sépia et craquelé sur les bords. De l'autre côté d'un serre-livre de bois, en forme d'élégant roseau fleuri, maugréait un couple penaud dont les traits flous rappelaient Fludvia elle-même. Et entre les deux, ce trou béant, que la formidable excessivité de la bibliothécaire, en matière d'ordre et d'équilibre, n'aurait pu tolérer… Lys erra jusqu'au bureau et amena ses longues mèches à son oreille. Trois tiroirs. Un seul verrouillé. Dans le second, elle dénicha une liasse de journaux empilés à la hâte ; et dans le troisième, des piles de formulaires. Sans savoir s'il lui fallait maudire ou remercier Tassaud pour son enseignement occulte, elle n'hésita pas à crocheter le cadenas minuscule à la façon des escapologues de l'Orgue, et telle Lancelune : d'une épingle à cheveux. Elle échoua. Intéressant. Ses ultimes doutes s'évaporèrent lorsqu'elle constata les fortes émanations du sort qui avait scellé le verrou. Une autre sorcière. Une alliée – ou une sous-fifre, peut-être, de Lesta Le-Rouge ?
Sans enfoncer l'épingle, Lys répéta l'opération, les yeux clos ; et déverrouilla aisément l'inextricable serrure astrale. Les branches se délièrent à sa simple demande et d'une pichenette, elle ouvrit le tiroir, en laissant l'Arbre quitter paresseusement sa perception. Elle trouva si tôt ses soupçons confirmés. Un cadre similaire à ceux de l'étagère gisait, face cachée, sous une copie du Mineur, du Fort, qui datait du jour même. Lys se demanda si elle y trouverait un portrait d'elle, peut-être – ou d'un autre couple, qu'elle aurait pu reconnaître comme des parents. À la place, elle dévisagea cinq jeunes femmes, affalées en cercle dans un pré sans doute plus verdoyant, à l'époque, que sur l'imprimé noir et blanc. L'ombre du photographe, amateur, voilait leurs éclats de rire contenus.
Tout à gauche, les jambes croisées, une cascade de cheveux plus clairs que le ciel surexposé, des épaules robustes, se trouvait bien sûr Fludvia. Malgré l'ancienneté évidente du cliché, l'archiviste ne paraissait presque pas avoir vieilli. Dans ses boucles gigotaient les doigts d'une fille anguleuse, au menton pointu, avec de beaux yeux sombres… Lys ne pensait pas l'avoir déjà vue. En revanche, elle reconnut aussitôt l'oculie au pagne impeccable que Nellà, sa nourrice, avait été autrefois.
Ses joues pleines et ses yeux rieurs avaient disparus, depuis le temps. Était-elle déjà silencieuse, alors ? Que faisait Nellà – cette même Nellà qui lui avait esquissé les cinq cicatrices de la lune – sur le chemin de sa vérité ? L'avait-elle invariablement lancée vers le temple Vorpal – et son archiviste… ? Elle poursuivit son exploration du cliché. La quatrième femme ne pouvait battre de ses paupières pétrifiées, mais Lys aurait juré qu'elles étaient couvertes d'un rose soutenu : l'oracle Marmat, du Cabinet Bellerosse, siégeait dans un fauteuil d'osier, la gorge découverte et les pieds nus. Elle chuchotait quelque chose à l'oreille de la plus âgée, aux lèvres en forme de cœur et aux yeux en amande, plantés comme deux canons sur un visage sombre et impérieux. Lys sentit son cœur enfler quand elle reconnut, tardivement, sa propre mère, au bord du cadre brodé de dentelle blanche. Avec un halètement, elle la dévisagea.
C'était donc vrai. Bergota Véloce Tassaud avait eu son coven, jadis. Comme Lancelune, et les Curiosités du Cabinet Bellerosse, elle s'était ralliée à un cercle occulte, pour y contourner les restrictions alchimiques en invoquant les rameaux de l'Arbre. Un cercle privilégia qu'avaient composé, notamment, une oculie muette, une oracle et une archiviste maladroite.
– Bonsoir, mon amie.
La porte grinça, et le fumet du réfectoire s'invita dans la pièce ; mais Fludvia Ponceau clôt le battant avec douceur. Avec un sourire timide, presque coupable, elle fit quelques pas dans l'intimité de l'appartement, boisé et effeuillé, que Lys n'avait pas hésité à violer. Celle-ci pivota lentement, le cadre serré dans sa paume, et déclara d'une voix blanche :
– Je sais quels genres de rituels pratique le maître. Je sais de quels enchantements use Monsieur Le-Rouge. J'ai trouvé son miroir.
– Monsieur a beaucoup de projets en cours, admit Fludvia. Certains de ses rituels sont actifs depuis des lunes. Ce miroir lui sert de cachette.
Le ton voilé de sa voix effraya Lys.
– Il m'a dérobé un bien, répliqua-t-elle, pour le plaisir de sa collection ; et je compte le reprendre. Je veux récupérer l'héritage que ma mère m'a transmis. Mais vous le savez déjà, n'est-ce pas ? (Elle agita la photographie). À moins, bien sûr, que vous n'ayez connue Bergota Tassaud que le temps de prendre ce cliché ?
De nouveau, l'archiviste murmura :
– Je ne le prétendrais pas. J'ai fréquenté Bergota durant de nombreuses années.
– Allez-vous me dénoncer ? demanda brusquement Lys.
Fludvia retira ses vastes lunettes de lecture, qui jetèrent quelques reflets de lampe lorsqu'elle les plia avec précaution. L'heure de vérité.
– Non, répondit-elle.
Mais l'Orbienne ne se détendit qu'à peine. Elle avait vu l'arsenal de Lesta ; et elle avait trouvé le verrou invisible de Fludvia. L'un comme l'autre usait du pouvoir de la lune et l'archiviste ne pouvait avoir ignoré la présence d'un autre magicien, sous le toit de son Foyer. Pourtant, elle regardait Le-Rouge opérer, sans rien y faire. À quel profit ?
– Vous n'enseignez pas la magie à Lesta ? s'enquit Lys, toujours distante.
– Par la lune rousse, non ! fit Fludvia, scandalisée. Je l'en détourne. Je le surveille. Et je lui mets quelques bâtons dans les roues, quand il devient – gourmand… En dix-sept ans aux Archives Vorpal, j'ai tissé une toile épaisse, autour du rubis. Mais lui ne voit rien. Les branches ont formé une cime imparable, autour de son aura. Et chaque force qu'il invoque… je la congédie.
Lys cessa peu à peu de défier la bibliothécaire. Avec une douceur mesurée, elle déclara enfin :
– Pardonnez-moi. J'ai enfreint le règlement de votre maison. Mais vous savez pourquoi. Je n'ai rien à vous expliquer (elle agita le cliché). Vous, en revanche, semblez détenir la réponse à une question que je me suis posée – longtemps. Vous savez des choses que ma mère (elle tapota le jeune visage de Bergota) veut me cacher…
Elle avait craint que l'archiviste ne se mette en colère ; ou pire, qu'elle ne se fasse une joie de la signaler au maître, mais Madame Ponceau se contenta de heurter sa propre cafetière en voulant se précipiter de son air le plus désolé. Lys conserva son masque, s'efforçant de paraître assurée lorsque l'archiviste l'invita à prendre place sur le tabouret à ressort, près du chauffage. Fludvia claqua des doigts et la porte, derrière elle, cliqueta en se verrouillant d'elle-même. Puis elle lui jeta un petit regard entendu : « Fermer ; ouvrir, c'est le même rameau, hein ? » souffla-t-elle en désignant le tiroir béant, et la photographie que Lys détenait toujours.
Les derniers grillons de la plaine se mirent à chanter aux fenêtres.
– Vous saviez que les archives me seraient inutiles, reprit Lys, sur un léger ton de reproche. Vous saviez que j'y trouverai des mensonges. Ma tutrice dit ignorer en quel fief je suis née… Elle prétend avoir estimé le jour de ma venue au monde. Trouvée dans une niche, sur le parvis d'un temple, hein ? Elle n'a pas omis d'inscrire l'heure exacte, sur sa déclaration. Elle a admis m'avoir cachée. (Lys cessa de ciller). De qui ?
– Cela fait beaucoup d'incertitudes, en effet…
– Madame Ponceau, insista Lys, je voudrais savoir. Bergota m'a-t-elle enlevée ?
Fludvia la contempla avec une tristesse apparente ; et de la peur, aussi, qu'elle ne put dissimuler de ses grands yeux vifs. Puis, contrite, elle souffla :
– Oui.
Elle avait eu beau envisager cette alternative (et même la trouver hautement vraisemblable), Lys se sentit subitement attirée vers le sol, comme si une faille s'était ouverte sous ses pieds ; et cette fois, les racines de l'originel n'y étaient pour rien. Le « oui » mortifié de l'archiviste résonna comme un glas à ses oreilles ; mais la vieille magicienne reprit aussitôt :
– Bergota a agi pour ton bien.
– Elle l'a dit ? s'enquit Lys avec ferveur. Alors, c'est sûrement vrai ?
– Oui. Ta tutrice a dit vrai.
Lys cligna frénétiquement des paupières, à la fois avide et de plus en plus confuse. Au fond d'elle, une voix l'intimait de hâter l'entrevue. Lancelune était digne de confiance, et Pouilleuse efficace ; mais la moitié des Plaines semblait avoir entendu parler, désormais, de la jeune Veuve noire de Fort-le-fief. Elle devait filer avant que Le-Rouge ne la débusque, et contre toute attente, sous son propre toit…
– Je ne sais rien de tes origines, admit soudain l'archiviste. À vrai dire, je ne voulais pas savoir. Avant même ta conception. Je suis restée en arrière…
– De quoi ? pressa Lys.
– Tout ce que Bergota a fait, reprit Fludvia d'un air prudent, elle l'a fait par amour. Pour toi, et pour d'autres… Mais surtout pour toi. Elle a estimé que tu valais le risque. L'Arbre t'a conduite à elle. Il t'a donné une chance. Je le savais – nous le savions toutes. (Fludvia tendit la main vers le cadre). Tu permets… ? (Et elle effleura le visage de la sorcière maigrelette). Ma vieille amie, Lithian L'Épis – là – avait pour don invariable de déceler le mensonge. Une experte en intuition, et un pouvoir à toute épreuve ! Même Bergota n'aurait pu la duper. (« Même Bergota ? » nota Lys). J'ignore si elle vit encore… Quand ta préceptrice nous a exposé son projet, à l'époque, nous l'avons écoutée, sans l'interrompre, et Lithian a su qu'elle était honnête. Mais aucune d'entre nous n'a choisi de la suivre.
– Où ça ?
– À ta rencontre.
Avec des gestes précautionneux, Fludvia entreprit de leur préparer un thé fumant. Elle lui tourna le dos un instant, affairée à son réchaud, la voix agitée de légers soubresauts. Lys y décela une certaine culpabilité.
– Il y a vingt-cinq ans, Bergota, Nellà, Lithian, Marmat et moi formions un cercle… prometteur, expliqua l'archiviste. J'ai rencontré Bergota la première. Elle et sa sœur ont rejoint l'oculisme par défaut… Les Tassaud Du-Moulin ont presque tous disparus, le sais-tu ? Bergota et sa cadette ont investi les restes de leur petit clan dans une baraque, près de la Baie, et étudié les prières au temple Du-Phare. Pendant un temps. Quand Bergota a été initiée à l'oculisme, elle s'est révoltée… Beaucoup de prunelles se sont réformées, sous la houlette de Lusanth, pour cette même raison. Bergota n'a certes jamais levé le triangle en Cité ; mais elle a fait beaucoup, beaucoup plus pour la déesse… (et un bref instant, Fludvia parut nostalgique). Sa sœur est restée en capitale. Mais elle a décidé de prendre la route, à la poursuite du savoir trahnien répandu en fédération… (Après une seconde de réflexion, elle ajouta) : Elle en a trouvé une belle part.
Les informations peinèrent à infiltrer le crâne de Lys, alors qu'elles arrivaient en trombe. Bergota, non contente d'avoir vécu en Moulin, en Cité et en Fort, avait aussi goûté aux eaux bleues de la Baie. Et vingt-cinq ans plus tard, elle interdisait à Lys de faire la même chose… pour une raison que l'archiviste connaissait peut-être. De toute évidence, l'expérience l'avait laissée sur sa faim. Lys avait envie de s'attarder sur la question, mais elle n'eut le loisir de s'outrager ainsi qu'elle l'aurait souhaité. Une autre révélation venait de la frapper de plein fouet. Des magiciennes… et une sœur cadette ?
– Ma mère ne m'a jamais parlé d'une sœur, souffla-t-elle d'une voix faible. Elle s'est prétendue sans famille. Fille unique, orpheline, nomade de l'Arbre… Bergota disait que son savoir lui venait de ses excursions. Je ne crois pas qu'elle ait jamais évoqué le moindre parent… (Elle réfléchit). Il y aurait eu tant à faire, pourtant, d'une Tassaud de plus à la pension… Bergota et elle se sont-elles disputées ?
– Je l'ignore, répondit l'archiviste. Cette sœur, je ne l'ai guère rencontrée. Ni même appris son nom. Je ne sais pas ce qu'il est advenu d'elle, pendant leur infiltration. Elle est peut-être morte. Bien que réformée, elle n'était pas sorcière ; et Bergota voulait lui éviter les ennuis. Ces mêmes ennuis qui nous poursuivaient, depuis notre retour… Comme toi, elle voulait la protéger.
Lys resta béate, et Fludvia reprit méthodiquement :
– Quand ta tutrice a débarqué près du Fleuve Protéus, au Golfe, c'était pour chasser de la seiche à babiole. Dont la possession est strictement interdite. Moi, j'œuvrais pour la charité, auprès des vieillards du Quai. Mais elle est apparue, et elle m'a montré ma propre invariabilité. Elle a senti le talent en moi. Grâce à elle, j'ai compris ce que j'étais capable de faire ! (Elle lui adressa un sourire ému). De tous mes dons, celui du souvenir est le plus aiguisé. Elle l'a deviné tout de suite. Six heures après notre rencontre, nous partions ensemble. Mon clan l'a traitée de mystificatrice. Ils la pensaient malfaisante, bien sûr !
Avec un soupir, la bibliothécaire revint à Lys pour tapoter la silhouette de la jeune femme anguleuse une seconde fois.
– Lithian, de son côté, était promise à un commerçant de la Cité. Elle l'a quitté sur le champ, quand elle a vu les faits que nous lui avons apporté. Un véritable radar humain. Elle pouvait lire l'exactitude à l'aide d'un « tamis astral » dont elle seule a jamais eu le secret ! Le fiancé éconduit l'a poursuivie longtemps. Sans succès.
Fludvia esquiva son propre visage pour désigner celui de Nellà, la nourrice du chevalement Du-Havre, sur le cliché jauni.
– Nellà, elle, venait du Fort. Près de La-Perle. Muette. Mais sa sensation auditive était déjà démesurée. Elle pouvait déceler un battement de cœur coupable – ou amoureux ! Avec le temps, elle a appris à entendre l'aura des gens. Elle adorait Bergota. Elle l'aurait suivie au bout du monde – si notre oracle n'avait prédit l'issue mortelle de sa quête.
Fludvia approcha de la lumière et montra l'oracle aux paupières roses. Lys déglutit nerveusement.
– Marmat Œil-d'Ouest Bellerosse, enfin ; Bruquetier, de son vrai nom, était déjà proche de l'Allégresse, en Orgue, lorsque ses recherches sur la divination l'ont conduite au Cabinet. Je crois qu'elle avait enfin trouvé, en Bergota, une rivale à sa mesure… Ces deux-là se disputaient en permanence. Marmat voyait des probabilité terribles, dans nos respirations respectives. Et c'est elle qui nous a convaincue de rester.
– J'ai rencontré l'oracle, fit observer Lys, entre panique et scepticisme. Pas plus tôt qu'hier, au carnaval. Elle a lu ma respiration. (Lys haussa les sourcils). Mais elle n'a pas même mentionné Bergota… N'aurait-elle pas dû me reconnaître ?
La lampe grésilla un instant. Lys attendit, les doigts crispés sur les genoux, pendant que la bibliothécaire rassemblait son reste de culot.
– Non. Parce que je me suis employée à effacer le coven de sa mémoire, admit Fludvia. Les années que nous avons passées ensemble lui ont été ôtées. Quand ses convictions l'ont finalement rendue acariâtre, Marmat a dû être… écartée. Ses idées piétinaient les racines, et l'Arbre se tournait contre nous… C'est le pouvoir que la lune m'a donné, et le rameau qu'elle m'a permis d'invoquer des tréfonds de la terre. Pour tout te dire, l'expérience fut terrible. Notre cercle a définitivement cessé d'exister. (Elle réprima un sanglot). Mais je l'ai fait. Pour notre bien à toutes.
Lys se mit à énumérer les magiciennes qui avaient traversé la vie de sa tutrice. L'oracle au don de précognition spéculative ; l'archiviste, qui altérait le souvenir ; Nellà et son ouï fine ; et cette étrange Lithian, apparemment maîtresse des vérités, avaient toutes été de puissantes réformées – selon les dires de l'archiviste. Bergota n'avait jamais démontré un tel talent, à l'orphelinat. Aussi dévouée qu'elle eut été aux décoctions et aux cristaux, elle n'avait pas fait preuve du moindre don invariable. Lys se demanda un instant si la bibliothécaire n'était pas tout simplement folle.
– De quel rameau ma mère – ?
Un appel sourd et agressif, lancé des jardins, résonna contre la baie vitrée et Lys s'interrompit. Fludvia lança un coup d'œil vers la porte, une longue mèche blonde déroulée sur la nuque, puis reprit un peu plus hâtivement :
– Quand nous avons crée le cercle, notre équipe a exploité son potentiel, et les effets ont été incroyables. Nous avions la clé d'un grand pouvoir. Grand – et décisif. Chaque sorcière comprend ce qui lui pend au nez, si elle malmène les racines… Mais Bergota a toujours su ce qu'il fallait faire. Ses instincts étaient remarquables. Je suis sûre qu'ils le sont toujours. Toutes ses cicatrices étaient maîtrisées et lorsqu'elle se décidait à agir, c'était pour l'autre. Alors, quand elle est tombée sur la légende, elle a immédiatement voulu – te secourir.
« Quelle légende ? », voulut susurrer Lys sans qu'aucun son ne quitte sa gorge, mais Madame Ponceau poursuivit d'elle-même :
– Bergota a flairé la trace d'un complot. Une organisation d'État. Décidée à s'emparer d'un enfant à naître. Un enfant spécial. D'après elle, ces gens comptaient – sacrifier le nourrisson, sur un autel consacré du plus pur style Ancien. Les effets d'un tel rituel… Bergota ne nous les a pas confiés. Nous n'avons guère connu l'identité de ces bougres, ni la nature précise de leur souhait. Mais Bergota était convaincue de sa théorie.
– Vous dites que je suis le… bébé évoqué par ce rituel ? s'étonna Lys.
– Certains le croyaient dur comme fer, admit Fludvia.
Elle prit une profonde inspiration avant de continuer :
– Quand le réseau en question a recruté une flopée de sages-femmes, pour une mission confidentielle, ta tutrice a voulu nous y faire adhérer… Comme espionnes. Ce jour-là, Marmat l'a violemment éconduite. Nellà a hésité longtemps. Mais Lithian a tranché ; et nous avons décidé de ne pas risquer plus d'ennuis. Nous venions tout juste de revenir ; et il n'était pas temps de nous faire remarquer… Toutes, sauf ta tutrice. Bergota et sa sœur ont finalement infiltré le complot, ensemble. Je ne savais pas si je la reverrais un jour. Et puis, un an plus tard, elle est réapparue, avec un bébé dans les bras.
Lys se renfrogna, le crâne de plus en plus saturé d'interrogations.
– J'ignore qui sont tes parents, Lys… Mais je suis sûre que celle qui t'a adoptée t'a tirée hors d'un terrible danger. Toutes nos magies le pressentaient. Quand tu es passée par ce Foyer, il y a dix-huit ans, j'ai accepté de t'y déclarer. Un abandon… Pour te garder loin de ces dangereux illuminés ; quoi qu'ils aient voulu de toi. Tu n'as connu aucun temple. Tu n'as jamais vue une niche de la Cité. Bergota a œuvré à te sauver, pour te garder en sécurité toutes ces années, dans havre du Fort. Elle ne t'a peut-être pas porté mais tu es sa fille, par la lune, et dans les racines. Tu as le même talent qu'elle. Lys – tu as le don d'empathie.
Le thé ne fumait plus, et les chandelles semblèrent se figer dans le silence qui flotta entre elles. Fludvia reprit d'un ton de plus en plus mesuré :
– Je l'ai senti, comme un feu ardent à travers les murs. Je t'ai vue, moi aussi, quand tu as perçu l'aura de Madame Vorpal, tout à l'heure.
Lys, sidérée, bondit aussitôt sur l'occasion.
– Cette Dame Vorpal, siffla-t-elle, n'est pas ici de son plein gré. Il y a – quelque chose, dans son aura. Une sorte de charme qui l'empêche de quitter cette maison. Elle ne le voit peut-être pas, mais moi, je l'ai senti. N'en saviez-vous rien ?
– Je sais ce que subit Altenn, murmura lentement l'archiviste. Et je m'acharne à lui passer les armes… Mais je ne peux pas la forcer à s'en aller.
– Alors même que vous pouvez tenir Marmat Œil-d'Ouest à distance, et en altérant sa mémoire ? s'impatienta Lys. Alors que vous avez tant de dons et d'incantations à votre disposition ? Ne pouvez-vous pas falsifier plus de souvenirs encore ? Vous dites que le cercle de ma mère usait et abusait de chacune des cinq cicatrices… Au moins l'une d'entre elles ne peut-elle pas libérer le temple du vice de son maître ?
– Altenn ne veut pas partir, objecta tristement Fludvia. L'Arbre ne me répondra pas, car il appartient à la dame de choisir. Et les choses sont compliquées, à présent. Tu sais de quoi je parle. Tu as perçu la gestation !
Sous le choc, Lys resta penaude ; et Fludvia se pencha timidement pour lui effleurer l'épaule avant d'ajouter :
– Il est le fruit innocent d'un amour perverti. L'éther est clair, à ce sujet : l'enfant doit vivre. C'est sûrement la raison pour laquelle je ne peux interférer… Et la lune y veille. Comme elle a veillé, à travers Bergota, à ta sécurité.
L'archiviste retira lentement sa main.
– Tassaud me tuera, lorsqu'elle découvrira que je t'ai révélé tout cela. Mais elle m'avait prévenue. Elle savait que tu apparaîtrais un jour ; probablement déterminée à savoir. Elle le craignait terriblement. Encore une fois, elle a eu raison…
Lys fut de nouveau noyée par la culpabilité. Qu'est-ce que je fais là ? Soudain, son voyage lui parut étrangement vide de sens. Bergota Tassaud avait invoqué toutes les magies trahniennes, pour la sauver des maux de ce monde – et elle, sous prétexte d'avoir subi le jugement d'Orbe, s'était empressée de fuir pour l'arpenter au détriment de ses efforts… Elle songea au soir de sa fuite et au passe-partout qu'elle avait dérobé, dans le bureau de sa tutrice, pour gagner la Cité. C'était sa punition. La quête qu'elle avait mal entamée l'avait menée à son point de départ : vers Bergota. Rien de plus. Car, magicienne ou pas, elle n'avait toujours pas la réponse à la question qui l'avait poussée à mettre Lancelune, Pouilleuse, Altenn et Fludvia en danger : qui suis-je ?
– Ma mère nie toute pratique de magie, au fief, assura Lys. Elle ne voyage plus, ne jure plus en public. Quelque chose l'a changée.
– Beaucoup d'entre nous ont changé. Tu changeras, toi aussi.
La bibliothécaire conclut son discours ; mais Lys avait une question à l'esprit, qui la gênait comme une mouche devant les yeux.
– Vous dites que vous veniez à peine de revenir… Où étiez-vous ?
Madame Ponceau haussa un sourcil étonné.
– Trahen, bien sûr. (Il y eut un silence vertigineux). Ne l'as-tu jamais su ?
L'archiviste eut sa réponse, en détaillant la stupeur de son interlocutrice. Lys fouilla dans ses yeux profonds. L'îlot imprenable de l'océan des Reflets, près des côtes méridionales, inspirait peur et excitation. La légende de ses habitantes aux pratiques impies s'invitait dans de nombreux racontars populaires de la fédération. Et Lancelune elle-même espérait l'y conduire. Bergota était Trahnienne, elle aussi ? Prudente, Fludvia expliqua d'une voix monocorde :
– Nous avions trouvé l'île. Et avons été initiées aux rituels originels. Après quoi, et quelques mois sur place, nous avons toute repris le chemin de l'Arbre fédéré.
Lys ne cessa de dévisager Fludvia, le souffle court, lorsqu'elle s'enquit :
– Bergota a trouvé Trahen ? Ma mère a visité l'île de la déesse ? Que s'est-il passé ?
– Nous avons exploré les tourbes et les marais de fond en comble, répondit Fludvia, à la fois gênée et flattée de son admiration. Et assisté à des merveilles. Les Trahniennes sont singulières. Leur magie puise sa force dans l'autarcie. Mais l'Arbre nous a rappelées. Et Bergota était une femme de terrain. Elle voulait agir partout, et sur le Continent.
– Attendez un peu, murmura Lys, perdue dans ses calculs. Votre coven entier a rejoint Trahen, il y a deux décennies ? Y compris Bergota ?
– C'est cela.
Le souvenir du Lieutenant Abaustus Cabot parut ardent, un instant ; comme le rictus de Rubric et le regard pernicieux de Lesta ; et le transioscript déployé à tous les vents par le commandant de rubis, telle une fleur aux mille pétales cryptés. L'Éther dont elle ne pouvait nier l'existence l'attendait toujours, à deux étages de là. Et Cabot avait raison. Tassaud avait bafoué les lois de la Cité. Elle avait défié les armées bleues ; en laissant une trace indélébile dans les livres d'Histoire, du Fort et d'ailleurs. Elle était coupable de ce dont on la soupçonnait.
– Vous voulez dire… qu'elle a pris part à la Marche des sorcières ?
– Pris part ? s'étonna Fludvia avec un rire aigu. Bergota ne s'est pas contentée d'y prendre part ! Elle a mené la Marche !
Un nouvel appel s'éleva du muret ouest. Lys, pourtant, demeura prostrée, les mains jointes. Fludvia voulut la réconforter encore, mais son bras chaleureux renversa la chandelle qui brûlait sur le bureau. Maudissant sa propre maladresse, l'archiviste se mit à taper du talon sur son tapis calciné. Lys songea à Monsieur Idéaud, et à la flèche du Miteron qu'elle avait enflammée d'une bougie, elle aussi… Puis elle se remémora la marque, plus récente, qu'un rubis incandescent avait laissée dans l'horizon bleu. La magie vorace de Lesta Le-Rouge. Fludvia avait les larmes aux yeux. Cernée par la peur, le remords, et une incomparable déception, Lys se leva soudain de son tabouret, optant pour un air furieux.
– Pourquoi ne m'avoir rien dit ? Pourquoi m'avoir initiée dans le secret ? Que craignait-elle donc tant que je découvre ? Tassaud, l'affreuse goule du terril, qu'on l'appelle, au village… Meneuse de la Marche ? Quand ma mère a-t-elle jamais été guerrière ?
– Le 24 Décembre 1062, répondit bravement Fludvia. Lorsqu'elle a conduit soixante-six sorcières, réformées et illuminées à travers le Golfe, et jusqu'à l'île de Trahen. J'y étais. – Vous l'avez suivie ?
– Nous l'avons toutes suivies.
Nous l'avons toutes suivies. Lys se souvint d'un millier d'anecdotes, et d'histoires de cheminée dont le personnage de Bergota n'outrepassait pas la silhouette maternelle en furie, savate dans une main et rouleau à pâtisserie dans l'autre. Ses efforts constants pour dompter les orphelins et les mal-nés, sa détermination à restaurer elle-même sa charpente et sa minutie à la tâche culinaire faisaient d'elle une maîtresse de maison honnête et une solide préceptrice. Une villageoise outrancière. Une gueularde. Mais pas une soldate de la cause déchue…
Fludvia, après un temps de réflexion prononcé, se pencha finalement pour murmurer près de son oreille :
– Je peux te montrer, si tu veux. (Et elle leva une paume tremblotante). Je peux te faire partager mon souvenir.
Encore de la magie ? Lys hésita. Ses exercices déitiques de la journée l'avait déjà vidée de toute son énergie – sans parler des révélations fracassantes de l'archiviste. Et Lancelune l'attendait, au-dehors. À tout moment, Lesta Le-Rouge pouvait s'inviter dans les Archives… Pourtant, la tentation était forte.
– Cela ne prendra qu'un instant, assura Fludvia. Laisse-moi entrer ; et ma mémoire sera tienne. Le temps n'aura pas d'emprise sur mon calcul. D'un seul songe, tu verras ce que j'ai vu, tu entendras ce que j'ai entendu ; tu ressentiras mon aura, comme si elle était tienne. Tu visiteras le convoi de ma pensée comme un train passerait en accéléré. Tu sauras tout ce que je sais, sur la magie de Bergota Tassaud.
Alors, Lys accepta sa main.
56. Sur la Coulée
Edric contempla les nuages toxiques qui éclairaient son chemin.
La rivière, presque entièrement gelée, creusait un ravin entre les trois collines feuillues. Le flanc de la Belladone, plus escarpé, piquait droit vers le bras d'eau courbé qui effleurait, de sa rive sud, la Mandragore à peine plus haute. Le pylône calciné, rendu violet par les flammes d'Arcanes qui léchaient l'édifice, était encore tout à fait apparent derrière la ligne de son flanc acéré. La Ciguë trônait entre les lugubres monticules tandis que le Pic lui-même, plus effrayant que jamais, dominait l'est entier, égaré dans les ténèbres. Pendant cinq minutes, Edric n'eut qu'à glisser sur la pente bosselée de neige, un bâton rugueux planté dans la poudreuse pour s'éviter une allure trop audacieuse. Puis il ralentit, la tête lourde, et bondit de la planche pour trébucher sur un gros caillou avant de s'étendre de tout son long.
La battement de son cœur commençait à ralentir. Il se tordit le cou pour voir Louvard se précipiter à sa rencontre ; mais le trappeur ne venait pas, et ce fut l'Ombre qui aspira les dernières forces du jeune homme. Le froid semblait plus intense encore (sans que les sapins immenses ne laissent leurs parures dépérir pour autant) et l'acidité de l'air lui fit tourner la tête jusqu'à ce qu'il se retrouve en position fœtale, les cils brillants comme des stalactites. Pour la seconde fois depuis son entrée en Pic, Edric songea à se laisser dépérir. Chaque risée, aiguisée comme un poignard, venait traverser sa combinaison. Ses gants étaient trempés de l'intérieur. Et il ne sentait déjà presque plus rien de ses jambes. Il pensa à Tony Des-Blés, qui l'avait sorti d'une existence pleine de torpeur… Le palefrenier l'avait séduit. L'Accroche-Cœur l'avait emmené. Le Noyeur l'avait laissé, dans les rues avides de sa propre capitale, pour ne plus revenir. L'anneau de bronze était enfoncé dans sa poche ; sans qu'il ne sache plus si son désir était d'en décrypter la solution miraculeuse qui lui rendrait justice, ou de le jeter à l'eau pour le laisser couler, et disparaître, avec le reste de ses certitudes. Il n'espérait pas non plus voir surgir Du-Lavoir, car le musicien aurait déjà dû débarquer, s'il avait été apte à le sauver… Ainsi, l'Ombre nous a abattus tous les deux. Cornéaud avait raison. À vrai dire, Ed ne ressentait pas plus de désir que de chaleur dans son corps, et la pitoyable marionnette paralysée qui lui servait d'enveloppe lui sembla vide – comme une panse crevée étalée dans la neige. Le poids d'une telle carcasse était si embarrassant qu'il n'agissait plus de la sauver mais de la soulager. De toute façon, combien de temps faudra-t-il à une melgrave pour me renifler, et désosser ce qu'il reste de moi ? À ce songe, Ed cessa de trembler. Il laissa la carcasse s'enfouir dans la neige. C'était comme si les racines des pins et des fougères sortaient de terre pour l'avaler…
Pourtant, son soulagement fut aigre-doux et les rameaux caillouteux, de plus en plus inconfortables. Le souvenir vif de son existence passée – celle qu'il avait mené quelques jours plus tôt –, continuait d'agiter son esprit d'images colorées ; et son nez anesthésié par le froid recevait le flot continu de parfums oubliés, revenus pour lui tirer une larme inattendue, gelée au coin de l'œil… Il était en train de céder à ce qu'il avait toujours ardemment combattu. Il acceptait de perdre.
S'il lâchait prise maintenant, s'il se laissait emporter par la noirceur alors qu'il lui restait encore une once de volonté, c'était couru d'avance, et rien de ce qui l'avait animé jadis n'avait plus le moindre sens. C'était la leçon de ténacité que sa bonne Yvia lui avait enseigné. Toujours un moindre mal. Toujours une manière de limiter la casse. (Et les bleus de sang, en Bastide, partageaient ces principes). Même si la nourrice avait finie brisée sur le carrelage, au pied d'un escalier trompeur… Edric agita le gros orteil. Il lui fallait survivre, tant qu'il en avait le moyen. Il lui fallait trouver les réponses. Il avait fait un pacte, quand il avait décidé de suivre Beltom dans le passage secret de sa cheminée. Il avait fait un choix. Il lui fallait s'y tenir. Tu peux te relever.
Il cligna frénétiquement de ses yeux ronds, immenses, profonds comme un abyme, tels les globes obscurs d'un oiseau de nuit, toujours curieux et étonné. Le hibou, disait le Général Franc De-la-Colline. Madame Mahenn, sa grand-mère, se contentait d'un pâle « l'enfant » qu'elle accompagnait d'une étreinte. Altesse, raillait simplement Cobric Des-Anses – l'ancien Tête-de-Cul – avec assez d'aplomb pour le faire pleurer. Tony lui avait montré à quel point il avait eu tort, au sujet de Cobric – bien qu'il ne l'eut jamais admis… Ai-je réellement détesté Des-Anses… avant qu'il ne me rende la pareille ? Ed doutait. Amalric lui avait inculqué une méfiance telle qu'il s'était trouvé à mépriser l'ensemble de son espèce. Qu'est-ce qui est désintéressé ? disait Du-Lavoir… Ed savait bien ce qu'il était, pour tous ces gens qui le méprisaient en retour. Pour Mahenn, Céorn, le Général, le Doyen, et même ses anciens camarades… Il était le meurtrier de sa mère ; l'insolent coquet qui s'enfermait dans ses volières au lieu de manier le sabre ; et le seul héritier d'un père immensément puissant, dépourvu du moindre talent notable. Il était la déception incarnée de leur dynastie pérenne. Pourtant, il ne pouvait nier avoir tout fait pour se montrer à la hauteur de sa légende, en repoussant ses pairs comme son berger le lui avait enseigné…
« C'est nous, contre le monde ». Amalric, dans sa sagesse paternelle, n'avait cessé de répéter cet adage à son fils. Depuis ses premiers pas, il lui avait montré le vice de chacun des membres de sa cour. Les dames empourprées et les bourgeois emplumés de la Bastide étaient passés l'un après l'autre sous son radar, habitué à capter la moindre étincelle de renoncement. Vol et brutalité régnaient parmi les quartiers du monde. Dépendance et crimes en tous genres, dans les bas-fonds d'une rue décidée à s'offrir au chaos. Meurtres et agressions quotidiennes… Les frères et les sœurs oubliaient toute loyauté filiale, quand l'aïeul fortuné rendait son dernier souffle. Les miséreux du cube se battaient entre eux. Même les nobles, les barons et leurs valets participaient au saignement de leur race, en se pliant à la voracité de leur ego affamé. « Vois, les amitiés se délier, après de si longs serments. Vois, les maisons tomber, et leurs voisins survoler les ruines comme des vautours. Vois les promesses des courageux, des joyeux, des espérant se consumer. » Jusqu'à présent, Edric avait consenti à sa conception du monde. Il avait vu, de ses yeux, les jeux d'adultères mal dissimulés par les couples réputés de sa tour. « La Cité est un front ». Il avait entendu les suivantes retourner leurs idées, quand elle avait affaire à une rivale de leur dame bien-aimée. « Ils sont ignorants et dangereux, car s'ils savaient ce que vous… ». Il avait assisté aux mille soirées ampoulées de la Galerie des Globes, pour regarder les seigneurs se soûler, et se congratuler entre eux ; et se poignarder dans le dos une fois débarrassés de la besogne. Le Roi-berger avait souvent laissé entendre la nature de tel ou tel honteux écart, caractéristique de l'un ou l'autre des barons fédérés. Pourtant (pour la première fois de sa vie et alors qu'il gisait dans la neige comme une fourmi dans un bol de farine), Ed comprit qu'il avait eu tort. Ses rebuffades l'avaient conduit dans le mur. Les conventions qui alourdissaient la cour servaient à la faire tenir. Un système à contrepoids – peu élégant mais nécessaire. Sans ces règlements, l'Arbre se serait effondré. Certains s'en servaient pour ne pas imploser. D'autres parlaient de la pluie et du beau temps – car ceux-ci influaient sur le bon déroulement de leur voyage… Mille peuples, et mille yeux avaient parcouru le monde ; pour venir bouleverser le sien en y portant des nuances de gris insoupçonnées. Je me suis trompé.
Il avait pris Du-Lavoir pour un rustre provincial ; et rustre, il l'était, et même assassin. Pourtant, et de son accordéon abîmé, le rouquin l'avait subjugué comme aucune alchimie ne l'avait affecté par le passé. De ses notes colorées, perceptibles par un sens que l'octoluth effronté titillait inexplicablement, Aiden, le chevalier roux au passé meurtrier, l'avait enchanté. C'était précisément ce qui le chagrinait… Il ne se l'expliquait pas. Quelque chose qu'il ne comprenait pas le touchait profondément ; et c'était beau, et complexe, et lourd d'un héritage dont l'entière subtilité lui était passée sous le nez jusqu'à ce qu'il éventre lui-même l'instrument. Aiden avait connu les Autres et leur cube fortifié. Il avait accepté l'immuabilité de la faille humaine. Il avait fait la paix avec ça. Et il savait quelle faim atroce tenaillait les soiffards de piété et les ouvriers accoutumés à ses effets. Le radar d'Edric, lui, l'avait dupé. Du-Lavoir était plus important que lui. Il était meilleur. Sa vie avait plus d'importance. S'il vit toujours… Ed fronça les sourcils en agitant les doigts.
Tous ses alliés et tourmenteurs – d'Amalric au Commodore – avaient agi sur le rouage infernal qui crissait autour de lui en tordant la réalité au gré de leur volonté. Mais lui, qui avait appliqué les principes cyniques de son cher paternel, et qui s'était orgueilleusement dressé contre la sauvagerie des têtes-brûlées de son âge ; lui qui avait tenu bon, face au sang de sa mère, et celui qu'on avait répandu sur son plancher ; lui qu'on avait conduit dans une prison dorée après l'égorgement de son père… Il n'avait rien fait. Après le suicide de sa tante. La noyade de son oncle. L'égorgement d'Amalric. Il n'avait triomphé ni de l'amour – ni de la haine. Il ne ferait aucune différence… L'idée d'avoir été lâche, toute sa vie, lui tenailla l'estomac. N'ai-je rien compris ? N'ai-je pas fait ce qu'il fallait pour survivre ? N'en déplaise à ses détracteurs, Edric s'était relevé, et avait continué à se relever, alors qu'Amalric, Tony et à présent Aiden étaient restés à terre… Sa méfiance avait payé. Ses légendes lui avaient servi. Ses bavardages l'avaient menés de Bastide en Orgue, de Carbone-le-Rail jusqu'au pied du Pic même. À quelques pas du Manoir. L'insolence dont il faisait preuve, quand il s'agissait d'exister, et sa peur du danger l'avaient préservé. À présent qu'il portait le poids de ses torts sur ses épaules couvertes de neige, il s'aperçut que ces armes avaient un coût. Il releva la nuque.
Tony était mort pour lui. Se laisser sombrer maintenant, c'était cracher sur la mémoire du palefrenier. Mourir signifiait ne jamais savoir ce qui l'avait conduit là. Ne jamais payer sa dette. Ne jamais triompher de ses terreurs ; ni de lui-même. Il remua le reste de ses orteils, les molaires serrées à se briser… Une nouvelle bourrasque le gifla. Elle l'atteignit de toute sa force, sans pitié ; sans préméditation, ni volonté ; aussi vaine et intraitable qu'un tronc divin tombé du ciel sur le coin de son crâne. De Louvard à Amalric, en passant par le Paon de l'Orgue, Ed se rappela ce qui l'avait conduit en Pic, et le pari fou qu'il avait fait pour en arriver là. La pensée de Corvus Du-Pic, le mutin, et sa propre raison d'être le tourmenta ; et la peine, la honte d'avoir failli à tout ceux qui avaient jamais cru en lui, de quelque manière que ce fût. Amalric, Lisbeth. Tony. Et même Yvia. Partis. Il ne voulait pas partir à son tour… Ed inspira. Déterminé, il se traîna sur la pente pour s'agripper au rocher grisâtre et observer le vallon.
Un frottement sourd, accompagné d'une écume virevoltante, s'éleva soudain et Ed observa le torrent de neige qui fondit sur la Mandra pour empoussiérer le ravin. C'était flou ; mais proche. Ses pensées reprirent un cours tumultueux, quand il vit le petit tas de vêtements égaré à sa surface. Au fond de la crevasse, le tissu s'était figé, et un bras s'en élevait, telle une bougie d'anniversaire sur un gâteau au sucre glace. Un bras qui ressemblait à un gros jambon rouquin. Par quel miracle… ?
Edric oublia qu'il était faible et, refusant de lâcher la planchette, rampa vers la pente pour se laisser rouler comme une botte de foin. Les racines sournoises de l'encre relâchèrent leur étreinte, lentement, jusqu'à ce que son corps bleui atteigne le rivage. Depuis la butte diaphane, haute comme six hommes, dépassait une botte déchirée. De son sac, Ed tira la pioche thermique qu'il actionna maladroitement. La lame, enfoncée dans la glace de la rive sifflotante, crépita une minute (dont Ed mesura chaque seconde avec la patience de l'archimaître) puis rendit l'âme en fissurant la butte. Le bloc de glace dériva vers les rochers pour s'arracher aux sols, et suivre le parcours suintant de la Coulée, secoué par le remous.
Aiden se mit à gémir. Il vit encore. Où que fût la Louvarde, et quoi qu'elle eut tenté contre lui, elle ne l'avait pas achevé. Ed tâta son pouls, mais ne sentit pas plus le battement du musicien que le sien propre. Le bras enfoncé dans le courant, une botte tombée par-dessus bord, le rouquin roula des yeux et s'évanouit. Edric ne prêta aucune attention à l'itinéraire emprunté par leur vaisseau. Il ne voyait que l'Ombre, penchée sur leur embarcation fébrile comme une tache de chaos sur le ciel constellé du cosmos. Puis il vacilla à son tour. C'était à la botte du Pic, parmi les amoncellements turquoises de la forêt, que les deux comparses, réunis, rendraient leur dernier souffle ; étalés sur la barque de givre qui bouchait les bifurcations les plus étroites. C'était là, au cœur du cimetière de l'Arbre qu'ils disparaîtraient. Une étrange pensée le parcourut, alors qu'il fermait de nouveau les yeux pour ne plus larmoyer sous les coups de vent gorgé de piété : Ça n'est pas si terrible…
Leur lambeau de glace cessa de voguer, embourbé dans une fosse noirâtre creusée dans la roche de l'Ombre terrible. Les eaux se déroulèrent sans que la barque ne se dérobe à ses tenailles, qui dansaient sur une mélodie métallique. Ed rouvrit les paupières. Le caniveau anguleux témoignait d'un travail d'homme. Les barreaux de fer bloquaient l'accès souterrain à l'antichambre de ce qui sembla une maison, plus haute, plus large et plus sombre que toutes celles que le jeune homme, Prince qu'il était, eut vu de sa vie. Il ne distingua presque rien du Manoir aux formes acérées et aux ombres vampiriques ; tandis que le grincement d'une paire de gonds faisait vibrer le vallon pour révéler la silhouette d'une porte engouffrée dans le givre, à seulement quelques marches de là. Edric, étendu sur le corps d'Aiden, tendit un bras désespéré ; à la fois terrifié et ému par l'apparition inattendue de l'Ombre incarnée, lorsque les contours mystérieux se firent plus précis au sommet de l'escalier.
Puis il tomba de sommeil, sous l'aile d'ébène du maudit Corvus.
ÉPISODE 7.
Sur des voies éthérées
57. La Marche
Près d'une trentaine de femmes déjà s'était ralliée à l'attroupement de plus en plus conséquent, abrité par un saule formidable comme on n'en trouvait que dans les bosquets de l'Ouest. Fludvia les dévisagea une par une, avant de se diriger vers le talus. Elles étaient chaussées comme il fallait, et vêtues chaudement, malgré l'air tiède au parfum de poisson cuit, saturé d'un sel que le Golfe balayait jusqu'aux frontières. Six mystificatrices s'affairaient à suspendre leurs galets dans les branchages, décidées à protéger l'arbre des mauvais sorts. Le Carré psalmodiait au pied du talus touffu que la lande avait vu pousser comme un furoncle, et ses quatre membres lugubres n'avaient pas hésité à sortir leur Éther pour parcourir ses pages au grand jour. Fludvia ne s'en inquiéta pas. Chaque sorcière avait sa propre volonté d'agir, féroce et individuelle ; de la plus âgée des matrones à la plus fébrile des cadettes. Elles ne pouvaient les contenir. Si Bergota leur fait confiance, je ferai de même…
La fondatrice du cercle (celle qui avait rassemblé ses trois lieutenants), s'était installée au flanc du talus ; là où elle pouvait détailler l'horizon de nord en est, et sans se rendre visible à son sommet trapu. Le saule posait une ombre délicate sur ses outils désarticulés et la carte qu'elle avait dépliée. La vapeur d'un feu béni s'élevait et Fludvia en inspira une bouffée alors qu'il allait caresser, tel un encouragement, les troupes qui s'amoncelaient sur la colline. Bergota avait revêtu le costume que Nellà lui avait cousu sur-mesure. Les broderies, d'une teinte turquoise au liseré d'argent, se confondaient à la surface du robuste vêtement. Les épaulettes, bleues elles aussi, agitaient cinq petites larmes de cristal et le plastron léger affichait quelques moulures aux motifs anguleux. Chaque membre du cercle en possédait un de sa couleur. Fludvia, elle, portait du jaune. Toutes avaient reçu un cadeau similaire de la part de la muette mais si Marmat, Lithian et elle-même portaient bien leur cuirasse, c'était Bergota qui avait la plus fière allure. Ses cheveux, onctueux comme du caramel, étaient tirés en un épais chignon. Ses lèvres pincées laissaient échapper quelques jurons, et ses yeux lançaient des éclairs pendant qu'elle parcourait la miniature du Fort.
– Les bénévoles devraient déjà être là, murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour Fludvia. Si elles se retrouvent bloquées au Chenil, toutes celles qui prévoient de passer le Pontelet seront livrées à elles-mêmes…
Les bénévoles, constituées d'une douzaine d'immariables du Rouet, arrivaient par la route du Chenil pour rejoindre les prunelles évadées du 2e fief – une poignée, en vérité – à la frontière du Fort. Les prunelles en question n'avaient aucune expérience du langage de la lune, ni des rameaux, ni de leur aura. Leur éducation avait été assurée par les bergers… Face à la douane, elles seraient sûrement désemparées… et renvoyées promptement au temple. Tu es inquiète, songea Fludvia en observant la face crispée de Bergota. Si leur colonne s'amincissait, les chances de réussite diminuaient.
– Les bénévoles sont en chemin, déclara Fludvia.
– Comment donc ? s'emporta aussitôt Bergota. Je ne les perçois pas. Quel enchantement connais-tu, que je n'ai découvert ? J'ai perdu toutes les voix du corps nord. Et le corps sud-est est trop fragile pour se risquer à nous parler, de là où il se trouve !
– Elles sont peut-être hors de ta portée ; mais le parascope de Vieille Gâteuse fait des merveilles. Elle les a vues à huit kilomètres de la frontière. Ne t'inquiète pas. La plupart sont jeunes. En pleine santé. Elles iront vite.
– Et sans mon aide… Il me faut compter sur l'Arbre, à présent, pour dessiner le chemin dans la terre et les mener jusqu'ici !
– Il le fera, insista Fludvia. Les herboristes le disent en quasi-surchauffe. Ces oculies et ces prunelles n'auront qu'à se laisser pousser par le vent !
À ces mots, Bergota inspira, les yeux plantés dans le paysage de la lande tiédie par un printemps neuf. Une nuée de petits animaux écumait le bord du talus : lièvres sauvages, chats et chiens, chouettes courroucées, corbeaux et campagnols venus avec leur magicienne. Par-dessus la récréation des familiers, au-delà des geysers scintillants des terres du Fort flamboyait un large nuage, qui ruisselait de rayons parmi les massifs aux crêtes de saphir. La brise était légère.
– Le lyserion se fait attendre, lui aussi, reprit Tassaud. Le vent de la Baie est capital. Les sorcières du Carré l'ont pourtant appelé ! Elles ont élaboré une tempête d'Amarrah : un orage magnétique, des bourrasques somnifères et des éclairs, dans un grand nimbus à queue fourchue. (Elle se pencha de nouveau sur sa carte et marmonna : « Si le lyserion manque à l'appel, c'est la colonne entière qui sera vulnérable… »).
– En voici d'autres, intervint Fludvia.
Quatre paysannes du Moulin, reconnaissables à leurs atours bruns, tannés par le grand jour, grimpèrent la lande à leur tour. Bergota les salua d'un hochement. Elles avaient bariolé leurs fourches de graphèmes menaçants. Avec le Carré Du-Phare et les Arboriennes, cela faisait près d'une quarantaine de magiciennes, aux talents plus ou moins développés, réunies près du saule… Quatre aussi étaient venues de la ville de la Baie ; six d'Orbe et Fort-le-fief ; et cinq novices (de confession stellaire) de leur Colline. Toutes avaient osé franchir le pas, et parcourir les routes gardées du royaume pour se retrouver, enfin, au pied de l'Arbre. Le Golfe plantait sa propre baie acérée à l'exacte frontière de l'Ouest. Au-delà des limites de l'Arbre s'étendaient les plateaux rongés de pluie de l'immensité continentale. Plus loin, c'étaient les Îles ; puis les abords calcinés de l'Or-feuille. C'était là-bas, chez les Premiers-Nés, que la déité avec perduré… C'était d'eux que Trahen tenait ses promesses… Or, c'était au sud, sur l'îlot, que la colonne se rendrait bientôt. Les magiciennes des treize fiefs étaient prises d'un feu ardent. Toutes espéraient traverser l'océan méridional qui les séparait de l'île… Le Golfe sera notre porte, répétait Tassaud.
Lithian se faufila jusqu'à l'établi, guindée dans son costume mauve, ses longs cheveux ébouriffés. D'une voix doucereuse, elle informa ses camarades :
– La nécromancienne a vu les sentiers éthérés. Elle a parlé dans une langue morte – mais Nellà a traduit l'essentiel. Elle dit qu'il ne faudra plus tarder, si on veut emprunter le courant. Il descend au sud, jusqu'au Golfe, et traverse l'océan, droit vers l'îlot. Ce sera notre seule chance.
– Je ne compte pas lambiner, répliqua Tassaud. Je veux simplement percevoir par-dessus le talus. Là-bas, derrière le grand saule.
– Orbe ? demanda Fludvia.
– Oui. C'est intriguant.
– Joli village, assura Fludvia avec nostalgie. Il y fait bon vivre.
– Pour rien au monde, grogna Tassaud. Mais il y a une marque, dans l'horizon. Je peux la renifler d'ici. Une trace de brûlure. Les armées sont en chemin. Je ne veux pas nous laisser surprendre… Nous avancerons la colonne au prochain Faisceau.
Fludvia opina… Quand Bergota avait utilisé son pouvoir pour trouver chacune d'entre elles, les adeptes (conscientes ou inconscientes) de Trahen avaient accepté son intrusion pour se joindre à la quête de son cercle restreint. Bergota avait atteint une perception telle qu'elle pouvait sentir, et ressentir leur aura ; et envoyer son message à travers les racines éthérées de l'originel… Nellà avait aidé à la formule. Beaucoup ne l'avaient pas reçu, ou l'avaient esquivé voire nié, parmi les dizaines de magiciennes de l'Arbre… Mais soixante-deux bourgeons, en tout, s'étaient illuminés pour se mettre à luire à son adresse quand elles avaient accepté de suivre leur folie. Le plan était clair comme l'eau des roches du Fort. Bergota, Nellà, Lithian, Marmat et Fludvia – toutes en pleine possession de leurs pouvoirs – s'étaient décidées à conduire les cercles jusqu'à Trahen… Une fois sur place, elles auraient tout le loisir de lire le pamphlet d'Amarrah : l'originelle. La première sorcière. Le désir était fort. Mais la traversée, depuis le Moulin, était périlleuse ; et la coordination des équipes s'était révélée délicate, pour Bergota :
– Que les filles des Racines et du Moulin passent par La-Tour, en petite troupe, pour entrer au Fort avant que les gratteurs de papier ne s'alarment… Et que les tisseuses se faufilent entre Rouet et Cité ! Les prieuses de l'Orgue chanteront aux coyotes, aux cerfs et aux sangliers du Chenil pour se frayer un chemin à la barbe des chasseurs. Alors, les autres seront assez proches… Et celles qui l'oseront useront de magie pour s'arracher leur droit de passage ! Les moutons ne comprendront que trop tard. Lorsque la Bastide réagira, elle restera démunie devant l'Éther…
Si cet Ulfric, le mouton qui menait les autres moutons, n'osait toucher à l'îlot (sous peine de voir ses troupes s'y briser avec fracas), il n'avait pas peur des déchues isolées qui sillonnaient sa fédération. Ces réformées marginales étaient corrigées au temple, livrées aux Autres ou jetées en cellule, dans la plupart des cas, quand elles elles étaient identifiées. La Bastide châtiait sévèrement les séparatistes, et ses punitions arbitraires nourrissaient la ferveur de Tassaud et de ses comparses. Leur rêve trahnien était devenu une perspective, à la fois envisageable et alléchante, lorsqu'elles s'étaient hâtées de la partager à toutes celles sur le Continent qui, comme elles, répondaient à la lune… Alors, dans leurs costumes fraîchement confectionnés, elles avaient quitté le fief pour former le premier corps de leur marche vers le Port Protéus, étroitement serré entre le Fort fédéré et le grand Ouest. Son fleuve se jetait dans le Golfe au niveau d'un dock fermé qu'on appelait le Baril ; et c'était par là que Bergota prévoyait de prendre le large. Ses raisons étaient fermes :
– La Baie est cernée par les canons de sa ville. L'Est est pris. Mais le Port, au Golfe, nous mènera à la mer ; si nous sommes capables de le tenir ! Il y a un courant favorable, qui traverse le dock… Individuellement, nous sommes des proies. Mais en réunissant nos forces, en un seul point et au même instant, nous formerons un coven invincible ! Ces sorcières sont une source inépuisable tant elle est exponentielle ! Je la sens poindre, de plus en plus chaque jour à mesure que ma perception s'étend… Elles se renforcent entre elles. Il y a des adeptes d'Edna. Des sages-femmes. Des filles de l'Ouest, incapables de saisir l'ampleur de leur talent… Il faut les conduire. Je dis : marchons ! En direction des Braises, sans masques ni itinéraire. Je dis : allons droit devant, et faisons place sur le chemin de Trahen !
Ses objectifs – entretenus par la précognition de Marmat et les ouïs dires de Nellà – étaient demeurés inchangés depuis. Autrefois impétueux, le fleuve Protéus (au bord duquel Fludvia avait grandie) était quasiment desséché, et longeait doucement la frontière de l'Arbre pour traverser le champ de culture le plus proche en n'y faisant rouler que quelques goulées d'eau froide. Tassaud persistait :
– L'ancien passage n'a pas été bouché. Les moutons ignorent comment le percevoir. Ils ignorent jusqu'à son existence. Mais il est là. Amarrah a fui le Continent en longeant ce fleuve, jadis. Faisons le même chemin. D'une caravane. Lions-nous les unes aux autres pour repousser leur résistance. Passons les cultures, le pont Porteclos, et réunissons-nous au Baril. Ulfric enverra ses chiens de garde se fracasser sur le dock pendant que nous irons par les eaux…
– Tu es sûre que toutes tes sorcières de pacotille pourront poser le pied sur les plages de l'îlot ? avait interrogé Marmat, très éprise du sujet.
– Toutes ont été bafouées, eut si tôt répliqué Tassaud. Et si ça n'était pas le cas avant, par miracle de la lune, alors elles le seront aujourd'hui, sur le chemin de leur liberté.
– Un quart de la colonne sera sous l'œil de fortune, avait dit Fludvia. Certaines filles essaieront l'occultation ; au moins, le temps de quitter leur village. D'autres se feront passer pour des pleureuses. Elles y arriveront, j'en suis sûre.
Et en effet, leur stratégie avait fonctionné. Dès les premières arrivées, Ulfric De-la-Cité avait été déclaré informé du rassemblement. En quittant le fief, les tisseuses du Rouet avaient attiré l'attention ; et leurs instruments s'étaient vus confisqués sur l'instant… La mésaventure de leur coven, forcé de s'en prendre aux soldats avant de fuir, était remontée aux oreilles de la Bastide ; mais il avait fallu six heures avant que les soldats ne prennent conscience du danger…
Même si le Roi – comme son père avant lui – pariait sur Trahen pour tenter de renverser la Bastide à coup de rituels maudits avant la fin du siècle, Bergota, en réalité, n'espérait pas plus guerroyer sous la bannière de l'îlot que s'essayer à envahir l'Arbre. Son seul but, c'était de marcher sur la plage – et d'emmener, avec elle, toutes les filles, toutes les femmes désireuses de s'y rendre, et dont la lune n'avait pas encore dévoilé le plein potentiel… Or, la Bastide avait compris ce qu'elles tramaient. Au fil du jour, les nouvelles s'étaient accumulées ; par la pensée de Tassaud, l'ouïe de Nellà, les oiseaux revenus d'un ciel lourd, les jeux de miroir du Carré et, enfin, le parascope de Gâteuse. Et elles n'étaient pas bonnes. Plusieurs troupes bleues s'étaient mises en mouvement, dans les massifs. Les soldats les avaient dans leur ligne de mire. Nous devons trouver ce port… au plus vite ! Les premières véritables encombres étaient arrivées lorsque le Carré Du-Phare – qui portait le nom d'un clan reconnu, en fédération – s'était laissé attirer la rage d'une garde côtière remontée contre les agissements occultes. C'étaient d'anciens marins du large – et parfois, explorateurs des Braises qui exécraient toutes les formes de magie, d'incantations et de prières qui risquaient de pousser le géant à remplir leur mer de sirènes au baiser toxique, de vagues assassines et de calmars géants. En fin de compte, deux fiacres avaient brûlés ; trois soldats avaient été assommés ; et l'une des plus jeunes adeptes du coven, encore extérieure au cercle, tuée dans l'opération. « Un coup de sabre dans la nuque. En fuyant leurs chevaux… », se lamentait encore sa camarade. À la réception de cette nouvelle précise, Fludvia avait porté le message de ses mains ; et Bergota s'était fermée, plus muette que Nellà. Ulfric avait enfin mesuré l'importance de la coalition qui se formait, en son propre royaume. Il n'allait plus tarder à frapper.
Quand l'ultime Faisceau fut passé, elles étaient soixante-six, à grouiller telles des fourmis sur le talus. Tassaud quitta l'établi pour couvrir les sorcières d'un regard impérieux. Sages-femmes, apothicaires, pleureuses, magiciennes refoulées et membres des covens les plus efficaces du pays retinrent leur souffle d'un élan. L'empathique fit sautiller les perles de sa combinaison, alors qu'elle invitait ses troupes à s'élancer sur le sentier ; et les soixante-six sorcières se mirent à la marche.
La file de Veuves noires passa lentement les geysers enfumés de la lande. Elles s'étalaient sur quelques cinq-cents mètres ; dispersées autour du Chariot, à dix jets de pierre des rives pour dessiner une ceinture de grands ovales concentriques. Certaines ressemblaient à des spectres, jaillis des arbres, lanterne à la main, en faisant craquer les brindilles sous leurs bottes de cuir. D'autres filaient telles des ombres, ravies de se confondre dans la noirceur. Quelques étoiles avaient commencé à pétiller lorsque les magiciennes eurent gagné Porteclos.
Le pays d'Ouest, trois fois plus étendu que l'Arbre central, était constitué de plaines et de vallées verdoyantes, striées de ruisseaux et de sentiers qui bifurquaient comme les doigts d'une main monstrueuse depuis les Îles folles jusqu'aux frontières de la fédération. Fludvia le connaissait mieux que quiconque, parmi les sorcières réunies sous la houlette de Tassaud. Elle seule y était née. Les braves gens du Ponceau, bien qu'originaires de la Tour, avaient élu domicile sur la berge du Fleuve Protéus, du Roi-berger qui l'avait baptisé. D'autres familles étaient venues de l'Arbre et les colonies avaient pullulé, parmi les clans des Premiers-Nés, avant que la Bastide ne se décide à arracher leurs terres à ces prieurs impies. À quelques centaines de kilomètres de l'Or-feuille et de sa lisière se trouvait l'essentiel des cultures externes de l'Arbre : et le lin, le chanvre et le coton s'y amassaient en losanges minutieux entre les branches de la Grande Route. De nombreux vestiges (de puits, notamment) reposaient encore sur les terres de l'Ouest, et Fludvia, depuis sa maisonnette immergée sous le pont de Protéus, en avait rêvé souvent… Bien qu'on eut conté, partout, l'infamie des rituels Anciens, la jeune fille était restée plus curieuse qu'effrayée… Et quand Bergota Tassaud était venue au Ponceau, enfoncé dans la tourbe boueuse d'une colonie sans nom, elle avait changé sa vision du monde.
Le fleuve surplombé par le Ponceau arrivait du nord pour s'enfoncer dans le Golfe. Cette morsure de l'océan des Reflets, elle aussi nommée par le bon Protéus, traçait une pointe au manche épais dans la chair du Continent, à la jonction exacte de la baronnie de suie, Le-Fort, et de l'Ouest fédéré. Le massif d'argent n'était pas très loin, d'ailleurs, des champs de bruyère éclatants qui côtoyaient les côtes du Golfe. Là-bas, l'eau restait chaude et claire. Fludvia s'y était baignée souvent. Sa mère possédait même une photographie de leur plus belle excursion. C'était une sensation étrange : elle était partie en fuyarde – et revenait conquérante.
La file de Veuves noires passa lentement les geysers enfumés de la lande. Elles s'étalaient sur quelques cinq-cents mètres ; dispersées autour du Chariot, à dix jets de pierre des rives pour dessiner une ceinture de grands ovales concentriques. Certaines ressemblaient à des spectres, jaillis des arbres, lanterne à la main, en faisant craquer les brindilles sous leurs bottes de cuir. D'autres filaient telles des ombres, ravies de se confondre dans la noirceur. Quelques étoiles avaient commencé à pétiller lorsque les magiciennes eurent gagné Porteclos.
Le Chariot (que nul œil humain n'aurait pu voir) ne contenait rien de palpable, à vrai dire, et ne se constituait que d'un amas de lumière d'or, provoquée par le contact étroit des soixante-six fragments d'âme réunis à la file. C'était Bergota, qui tenait de sa seule habileté les rameaux innombrables. Le champ de force empathique émanait de sa combinaison pour envelopper chacune d'entre elles. Les femmes du Carré ne cessaient de réciter quelques formules Du-Phare en se donnant l'air d'inquiétantes prophétesses. Derrière elles, les oculies stellaires portaient la bannière du Pot d'or, remis aux normes du culte Ancien ; et à quelques pas erraient les Arboriennes, qui agitaient leurs éclats de miroir vers le ciel gonflé d'humidité. Le lyserion approche. Une bourrasque acide gifla la bruyère avant de remonter la nuque des sorcières, répandues dans les marais telles des fourmis sur un plateau d'émeraude. Un saule épais jeta quelque rameau larmoyant au pied des marcheuses. Quand elles eurent passé le dernier champ de lin, les hommes du berger apparurent ; et ils étaient trente-deux – exactement, car Nellà les distingua à la perfection – à s'engager sur le sentier qui croisait le fleuve.
Des soldats de suie, fidèles à la Bastide, étaient affectés à la bordure du Fort, au plus près de leurs montagnes modestes. L'ordre, Bergota le connaissait car Nellà l'avait entendu de la bouche d'un commandant : il leur fallait empêcher toute intrusion en baronnie-de-granite. Or, la colonne n'effleura pas les terres de l'Arbre, pour rester au plus près des champ ; et quelques fantassins vinrent agiter leurs sabres, hâtifs de leur en faire tâter. Les sorcières maintinrent l'allure, l'air impénétrable. Cette interruption, leur oracle l'avait prévue : et Bergota s'y était préparée. La sorcière de tête piétina la mauvaise herbe, plein sud, sans prêter attention aux guetteurs. À quelques dizaines de mètres, en ouest et en est, marchaient respectivement Lithian et Nellà, de blanc vêtue, qui tendait l'oreille vers l'Arbre fédéré. Au nord, pour fermer leur cercle, se trouvaient Marmat et Fludvia elle-même… Les cinq cicatrices enserraient, tel un fer à cheval, le reflet immatériel de leur Chariot. Fludvia perçut l'aura de Bergota, qui vint solliciter sa conscience telle la caresse d'une plume sur le dos de la main ; et, à leur rencontre, se mêlèrent les bourgeons de Marmat, Nellà et Lithian. Cinq racines, engorgées par les effluves d'une lune à peine visible, allèrent se lier en un nœud qui donnait l'impression de palpiter. Fludvia entendit le pouls de ses quatre comparses, comme si elles avaient partagé un seul cœur, et leur pensée dans son oreille.
– Gardez les positions, ordonna Bergota. Maintenez votre cercle ! Suivez l'éther sans vous en détourner d'un pied !
L'ordre fut transmis, et les soixante-cinq s'exécutèrent, droit vers l'arche en ruine qui formait un sourcil blanchâtre par-dessus le ravin embourbé de fougère et de granite. Porteclos était abandonné depuis des décennies. Fludvia le savait. Pourtant, les trente-deux malheureux s'y étaient pétrifiés, plantés autour de la couronne délavée telles des statues aux faces peintes par le mépris. Ils portaient du noir ; mais aussi du bleu et des sabres d'ocre, et des lampes de mineurs vissées à leurs casques. Leurs yeux exploraient le Chariot invisible, qui vibrait au milieu du cercle initial. Ulfric De-la-Cité pouvait prétendre ne pas craindre les sorcières, il avait envoyé ses hommes à elles ; ce qui n'entama pas l'allure de Bergota. Pendant une seconde, les rameaux de l'Arbre originel se laissèrent apercevoir ; soigneusement appliqués sur la carte du monde telle une grille dessinée à l'encre fine. Les tiges feuillues et crochetées à la façon d'une cotte de maille poussèrent d'un seul pan, et les racines se mirent à grimper la voûte céleste. L'originel envahit le sol boueux, leva des murs épais et répandit sa cime sur leurs têtes telle une coiffe émeraude… Fludvia laissa l'Arbre passer à travers elle ; s'ancrer à ses pieds et flotter dans ses pensées. La vague immatérielle couvrit les marcheuses. Son écume ressemblait à une tapisserie de lin piquée de brins de paille. La lune, de l'autre côté du paysage, parut briller plus fort.
– Partez, ordonna Bergota.
Les soldats demeurèrent. L'ordre seul aurait dû les faire déguerpir.
– Qu'est-ce qui leur prend ? siffla Marmat, depuis son coin nord-est.
– De l'alchimie, soupira Lithian. Ces hommes sont venus préparés. Ils ont une absolue confiance en leur arsenal. Le berger va nous arrêter avec des transmutations forcées.
– C'est ce qu'il pense, répliqua Bergota. Nellà… que vois-tu ?
La muette leur parla, de sa propre voix astrale ; et leur décrivit cette étrange machinerie, aux rouages complexes et huileux, qui rutilait derrière les soldats de suie. D'après elle, un phénomène de métathèse était provoqué par l'outillage, et engendrait une cristallisation des rameaux de l'Arbre répandus à leurs pieds. Fludvia sentit la rage de Bergota poindre au milieu du cercle. Le Chariot entier parut plus lourd. La machine des soldats était capable d'atteindre l'astral ; et Tassaud le prenait comme un affront personnel. Reste calme. La pensée de Fludvia n'y fit rien. « Ils osent ! Ils osent piétiner ces racines dont ils nient jusqu'à l'existence ! », rugit Bergota.
– Le Fort vous commande de cesser la marche, déclara l'officier responsable dans un porte-voix gigantesque (et son ordre glissa jusqu'à la vague de sorcières). Desserrez les rangs et posez les armes.
– Les armes ? rétorqua Bergota, sans autre outil que la puissance de ses cordes vocales. Aucune de nous n'est armée. Ni sabre d'ocre, ni poudre. Pas de lance, pas de lame, ni un coutelas. Nous sommes sans bagages, sans allégeance. Et cette file sans nom n'a pris forme qu'au talus. Et vous ? N'êtes-vous pas affecté au Fort, parmi les autres moutons de suie ?
– Les armes, tu les as, déchue ! cria le commandant. Des brosses bizarres, des pendules, des baguettes et des chaudrons ! Qui es-tu, pour questionner les ordres du meneur ? Nous sommes chargés de traquer les Retors ; et les déchues, lorsqu'elles se présentent ! Que tes disciples déposent leur panoplie, sorcière, avant que mes hommes ne la leur arrache, et les mains avec !
Marmat, de son indéfectible arrogance, s'invita dans l'entrevue en hurlant :
– J'pensais que le Roi-des-moutons croyait pas à ces « contes de fées » ? Le bouffon a-t-il changé d'avis ? Moi, on m'a dit que j'étais folle, d'y croire à mon tour !
L'insulte, mal-venue dans la loyale armée de suie, provoqua un tollé immédiat, et Marmat éclata d'un grand rire moqueur. Bergota reprit fermement la parole :
– Je suis sorcière ; comme les soixante-cinq femmes qui m'accompagnent ; et comme cette soixante-sixième, qui aurait dû se trouver là, si elle n'avait pas été égorgée par la Bastide. Aucune autre ne tombera, aujourd'hui, sous la main d'un soldat. Nous sommes réunies, désormais.
– Réunies, et pour vous rendre où ça ? gronda l'officier.
Il savent déjà, pensa Fludvia.
– Sur l'île qu'a prohibé ta citadelle, quand Amarrah a percé le mystère de la lune. Nous marchons pour trouver Trahen. Ordonne à tes hommes de s'écarter. Nous ne craignons aucune de tes sciences.
Et, sur ces mots, Bergota reprit la Marche. Le Carré du Phare, les Arboriennes et toutes les déchues de la colonne se mirent à sa suite. Le commandant s'époumona et ses soldats de suie dévoilèrent leur jeu. La machine alchimique apparut alors qu'ils la pointaient sur Bergota ; et deux rangées d'archers surgirent des battants écroulés. La meneuse de troupe poursuivit d'un air confiant, les sourcils froncés, en direction de la porte blanche et Fludvia la regarda glisser sur le sentier éthéré telle une sirène dans une rivière. Les cinq cicatrices resserrèrent l'étreinte. La machine ne tiendra pas, assura Tassaud. Les soixante-six sorcières abattirent leur volonté sur l'appareil qui se mit à crépiter… Plusieurs d'entre elles psalmodiaient ouvertement, à présent ; ou priaient à la lune, et les flèches de l'armée de suie allèrent se heurter à leurs rameaux. Que la lune nous vienne en aide, implora Fludvia. Le corps sud-ouest de la colonne s'épaissit soudain. Treize pleureuses au pagne noir se regroupèrent pour faire observer leurs intentions nécromanciennes. Et qu'elle nous pardonne ! Sans cesser de progresser parmi les touffes d'herbe qui pullulaient sur la lande, les treize levèrent les bras ; et les eaux filandreuses du fleuve commencèrent à bouillir. Un instant plus tard, elles prenaient la teinte du sang. Fludvia contempla les remous cramoisis qui suintaient sur la berge…
Marmat s'était mise à la défense de la colonne, elle aussi. Elle tirait sur les tiges, pinçait les bourgeons et agitait les racines comme une harpiste l'aurait fait de son instrument… L'imagination des archers ne fit qu'un tour : et ils virent l'invocation se gonfler d'éclairs. Nellà leur donna une sensation de chaleur grandissante et l'odeur du pré roussi ; et à elles deux, elles envoyèrent les gerbes écarlates vers le ciel. Bergota puisa dans le Chariot ; et les gerbes devinrent un torrent qui envahit le fleuve avant de rouler jusqu'à la porte, à cent pieds de là. Quand il n'y eut plus personne pour tenir l'appareil alchimique, il explosa comme un feu de joie. Les soldats, bien incapables de résister au feu ardent qui consumait la lande, quittèrent prestement l'arche effondrée pour rouler à son pied et le commandant tomba, telle une marionnette, dans les eaux rougeoyantes. Une dizaine d'entre eux s'écrasèrent sur le roc pour le couvrir de sang poisseux. C'est fait.
Fludvia avait pensé trop vite. Un type tégénaire s'extirpa des décombres pour courir sur la berge. L'homme était jeune, petit, râblé, le poil noir. Il portait une insigne et un casque à noxiculaire. D'un poing saillant, il ordonna le repli de ses troupes et l'écoulement de ses renforts. Plus outragée qu'en détresse, Bergota regarda les deux douzaines de bonhommes bleus qui jaillissaient du ravin boueux. Les soldats bondirent des geysers, surgirent des fourrés et quittèrent les saules pour prendre leur colonne en tenaille. Les sots ! Plusieurs sorcières, parmi les plus jeunes, se mirent à hurler. Ulfric a cessé de sous-estimer Trahen, songea Fludvia…
Les magiciennes déchaînèrent leur colère. Elles attrapèrent les soldats par la dette. Les faibles (ceux qui étaient coupables, pris par le remords et couverts de honte) tombèrent endormis, étalés dans les touffes d'herbe humide. Mais les plus forts, ceux qui s'armaient de courage et de loyauté, résistèrent avec vaillance. Il y en eut six pour s'inviter dans les rangs et déclencher la panique parmi les cercles… Au même instant, les nécromanciennes se mirent à chanter, et l'incendie factice disparut dans un souffle pour ne laisser, de son passage, aucune trace visible. Il est l'heure de remonter le cours. Fludvia contempla le sombre rituel, qui ne volait pas sa réputation de sort mal-famé. Alors que les fioles suspendues à leur nuque renvoyaient faiblement la lueur de la lune, les invocatrices sommèrent les dépouilles de se relever ; et dix, quinze, puis vingt corps brisés remontèrent les eaux d'une démarche éthérée. Gorgées des flux de vie volée des cadavres, abreuvées d'aura souillées, les treize soulevèrent, d'une seule pichenette, du roc et du sable ; des morceaux de butte et des pans de sol, pour se mettre à bombarder la porte comme l'aurait fait un géant. Le vestige de l'arche blanche s'effondra pour de bon, alors que Fludvia regardait le jeune soldat enhardi battre enfin en retraite ; et les dépouilles cessèrent de déambuler pour se fracasser dans le ravin. Les rescapés encore éveillés s'évanouirent parmi les bosquets ; un vent de mort s'éleva sur la tourbière, et Porteclos fut pris par le silence. C'est fini, dit Bergota. Nellà communiqua son décompte d'une seule pensée : vingt-trois soldats tués dans l'opération. Les soixante-cinq étaient sauves. Et leur meneuse, satisfaite. C'était son objectif : protéger ces femmes quel qu'en soit le prix… Le Chariot, intact, vibra dans la nuit noire.
C'était loin d'être fini, en réalité – Fludvia en eut le pressentiment sans avoir recours à la magie. Le tour macabre des nécromanciennes provoquerait la rancœur du mouton suprême ; et cet avorton d'Ulfric De-la-Cité finirait bien par déverser sa flotte entière sur Trahen – et celle de son Capitaine, pour faire bonne mesure… ! Or, ce fut un bataillon étroit, à l'uniforme blanc de neige, qui les accueillit à l'entrée nord du Baril. Le dock était tenu par douze cavaliers, et cinquante soldats qui faisaient le pied de grue le long du quai. Deux types portaient une bannière diaphane, en levant haut les armes du Temple. Le Bataillon saint du Suprême, comprit Fludvia. L'armée du Pasteur ! C'était un aveu terrible, de la part du Roi. Les soldats bleus n'étaient rien. En mobilisant la troupe la plus pieuse de sa fédération, celle qui conjuguait la foi et la puissance, il admettait l'ampleur de la menace qu'elles représentaient… Et par extension, celle de Trahen. Pire encore : il mettait le géant face à sa propre contradiction. Ulfric a peur.
L'Inquisiteur – l'un des trois archimaîtres du Temple, au service du Pasteur – épiait la colonne depuis le quai central, comme si le Baril lui appartenait. Il portait une barbe noire et fournie, contrairement à son crâne dégarni. Sa peau blafarde semblait rose par endroits, comme du lait écaillé renversé sur des joues creuses, et ses épaules solides étaient découpées par l'océan d'encre bleue qui s'étendait derrière lui. Deux chefs le flanquaient avec autorité. Pourtant, le commandant n'hésita pas à descendre de selle, pour aller d'un pas décidé le long du canal qui traversait le fleuve. Parvenu au-delà du muret couvert de mousse, il invita Bergota à le rejoindre d'un regard ; et celle-ci ne se fit pas prier pour trottiner à son tour vers le bonhomme. La Veuve se figea à deux pieds. Derrière elle flottait toute la puissance de soixante-cinq.
– Toi, murmura la sorcière. C'est toi, qu'ils envoient.
Ça n'était pas une question.
– Bergota Véloce Tassaud, annonça le lieutenant d'une voix rauque. Venue du Moulin. Recherchée pour différents délits, à travers les treize baronnies. Et désormais, en fuite dans l'Ouest. Engagée vers Trahen. Tu es audacieuse. Contrairement aux Moqueurs, tu marches à visage découvert…
– Je n'ai pas peur, rétorqua Tassaud.
– D'être reconnue ? Sûrement pas. Qui cracherait sur un peu de célébrité ?
Il avança d'un pas léger, sans cesser de la railler :
– Tu as enfin ce que tu voulais, n'est-ce pas ? Du pouvoir ? (Tassaud ne pipa mot). Je me doutais bien que ce jour finirait par arriver, ma Gotte ! La lumière de la lune t'es montée à la tête. Tu a joué avec les mauvais démons, et trop longtemps, pour en revenir. Quand comprendras-tu enfin… ? Tes idoles causeront ta perte. Dépose les armes. Cesse cette folie. Et viens avec moi…
Fludvia savait que Bergota s'employait fièrement à contenir la perception de ses disciples, pour limiter l'échange à son cercle le plus restreint. Seules Nellà, Marmat, Lithian et Fludvia partagèrent sa pensée, étouffée comme par un sanglot contenu alors qu'elle répondait le plus froidement du monde :
– Entends-moi, Angustius : je te ferai tomber, comme n'importe lequel d'entre eux. Et s'il le faut, je marcherai sur ton cadavre. (Il la dévisagea, impassible). Il y a un sortilège, reprit-elle, caché sur ce dock ; et l'éther va nous y conduire. Je te l'avais dit, Guste. Me barrer la route n'y suffira pas. (Elle inspira profondément). Je vais à Trahen.
La première explosion craqua dans l'air comme un coup de feu, mais elle ne produisit qu'un fin linceul de fumée grise, et Bergota chercha sa source un instant. Une seconde pétarade déchira le silence, puis une troisième avant que Nellà ne repère les canons alignés dans les douves du Baril. Douze cylindres de fer trouaient le paysage de leurs boulets parfaits ; mais ils ne pointaient pas vers les sorcières. Ils visaient le quai, dans le dos du Bataillon. Lorsque Bergota, les lèvres pincées, s'en fut revenue auprès de ses comparses, la moitié du dock avait sombré dans l'eau mousseuse. Et Cabot donna l'ordre d'embraser immédiatement le reste du port. Son feu à lui, bien réel, coloria son uniforme immaculé de nuances orangées. Bergota l'observa. La barque ne peut brûler… Tassaud s'adressa à toutes les magiciennes :
– Marchez. Le Chariot renversera ces hommes. Les lances se briseront. Leurs chevaux se tourneront contre eux. Ne craignez aucune mal, mes sœurs. (Elle tourna les yeux vers la lune épaisse qui irradiait sur le Golfe).
Et elles marchèrent, sans douter d'elle une seconde. L'Arborienne du coin sud-est fut la première à défaillir ; et deux des six bénévoles de l'Orgue se précipitèrent en brisant la chaîne qu'elles formaient. Lithian alerta Bergota, mais trop tard ; et celle-ci n'esquiva la torpille que par la grâce de la fortune. L'ampoule remplie de poudre qui s'écrasa à ses pieds clignota une seconde avant d'éclater dans un torrent de flammes. Tassaud tenta d'élever un paratonnerre, mais échoua à exécuter la figure et d'un bond, choisit de fuir avant d'être réduite en cendres. Elle roula dans la boue, puis se redressa en décryptant le ciel.
Quatre planeurs-amphibiens filaient sournoisement au-dessus du feu qui avait pris le Baril. Fludvia les étudia. Leurs ailes de toile, tendues sur une armature d'acier, leur donnaient l'air d'étranges chauve-souris albinos. Chacun d'eux faisait flotter la bannière, invisible dans la noirceur. Un système de guidage manuel, qui ressemblait à un minuscule gouvernail, formait le museau pointu de l'appareil tandis qu'un moteur alchimique crachait à son talon. Ils ont sorti l'artillerie lourde. Les quatre planeurs étaient garnis de bombes poivrées, qu'ils s'apprêtaient à faire pleuvoir sur la colonne. Fludvia savait qu'il fallait de bons pilotes, des hommes triés sur le volet, pour faire fonctionner ces engins… Deux d'entre eux se croisèrent pour aller se positionner au-dessus des corps nord et sud de la Marche en faisant siffler l'air. Les langues de feu claquaient au vent, jusqu'aux portes du dock, tandis que les jeunes magiciennes se laissaient bouter par le Bataillon, perdues telles des fleurs fragiles au milieu d'un torrent de braises… Quant à Angustius, il avait disparu derrière les murs du dock. Aucune autre ne tombera, aujourd'hui, sous la main d'un soldat. C'étaient les mots de Bergota. Tiendrait-elle parole ? Tassaud parut prise de court un instant. Pourtant, il n'en était rien. Debout, au milieu des herbes, elle regardait les flammes dressées tout près d'elle. Une gerbe orangée alla planer dix pieds plus loin, comme soufflée par la lune. Le vent se lève, comprit Fludvia.
Tassaud tourna ses pensées vers Alfondre, qui commandait au Carré Du-Phare, et la sorcière d'eau héla aussitôt ses trois comparses. Fludvia les regarda se tasser, et se mettre à gigoter, puis s'éloigner de nouveau, les paumes levées vers le ciel… Quelques matrones mal-lunées se hâtèrent d'encercler leur réunion pour tenir les inopportuns à distance, sans cesser de creuser la tourbe de leurs bottes. Tempête d'Amarrah. Fludvia connaissait ce phénomène, en théorie ; mais elle ne l'avait jamais pratiqué ni vu de ses yeux. La première sorcière (Amarrah, fondatrice du culte trahnien) l'avait provoqué de sa seule force, longtemps auparavant. Cela paraissait invraisemblable, quand on savait que le Carré avait besoin des soixante-deux pour rassembler l'énergie nécessaire à un pareil rituel, même avec Tassaud à ses côtés… Pourtant, elles l'avaient fait. Bergota s'en était portée garante. Le sortilège avait été préparé des semaines plus tôt, en réalité ; et nécessitait un grand nombre d'ingrédients complexes… Ses effets avaient été contenus dans une jarre que la sorcière du Phare agitait vers les soldats.
Le lyserion, venu des Reflets, emmena l'odeur de la poiscaille. Ses bourrasques giflèrent le Baril où les lattes du quai carbonisé commençaient à grincer. Dans la voûte céleste, déjà emplie de fumées et d'étoiles furieuses, surgit un amas de pluie argentée, aussi lourd que large. Le nuage tourneboula comme une avalanche, et parut se nourrir de lui-même pour tournoyer avec plus d'aplomb encore. Les quatre membres du Carré redoublèrent d'effort en précipitant leur formule. Un premier éclair, imperceptible, traversa le nuage. Le second fracassa l'air, couvrant le murmure des flammes étalées dans le ravin, et l'orage se mit à cracher. Deux des pilotes emmenèrent leur engin volant vers l'ouest, pris de panique ; les deux autres, eux, se perdirent dans la tempête pour ne plus en ressortir.
De nouveau, Fludvia observa le dock. Deux rangées de soldats blancs, flagrants dans le paysage obscur, arpentaient le muret en agitant leurs lances dentelées. Deux autres tenaient la corniche, pointée vers l'ouest, et épousaient le contour du minuscule Baril en fermant le passage. Dans leur dos, la crique remuait de plus en plus, éprise des vents furieux qui balayaient le port. Lorsque le nuage magnétique eut jeté sur eux quelques éclats de foudre, les soldats furent désarçonnés ; et un bon tiers du Bataillon sombra dans les eaux. Les officiers qui secondaient Angustius, introuvable, se mirent à scander quelques ordres et un grand drapeau articulé, gonflé par la force du lyserion, fut levé vers les troupes… Les lignes se joignirent aussitôt en une barrière épaisse pour raser le premier corps de marcheuses. Marmat ! appela Tassaud. L'oracle réagit, depuis son poste. Son illusion s'imprégna des soixante-cinq et flotta jusqu'au Bataillon ; et une ombre fantastique, plus haute que les murs du Baril, pénétra l'esprit confus des prieurs armés. Au même instant, le vent arracha le drapeau à son mat et jeta la bannière du temple dans le nuage crépitant qui parut l'avaler. Fludvia regarda le poteau s'écrouler dans le fossé débordant. Ils sont déboussolés. Privée d'ordre, la seconde ligne perdit le fil de son commandement et alla se trouver face aux réformées citéennes. Leurs lances se brisèrent sur-le-champ. Quand les sorcières eurent passé le ravin, pour se redresser au pied du Baril assailli, les soldats gisaient à terre tandis que leurs montures fuyaient de terreur vers la lande. Les quelques rescapés s'étaient embourbés, le poitrail enserré de racines plus féroces que la poigne d'un python ; et une main s'agita un instant, sous la pluie, avant de disparaître. Les flammes se tarirent. Le nimbus, plus fourchu que la queue d'un démon, sembla gorgé de l'intérieur comme si un océan illuminait sa panse translucide. Happée, Fludvia se laissa distraire… Ponceau ! appela sévèrement Bergota, qui n'avait cessé le pas ; et Fludvia reprit sa route.
La colonne fut accompagnée par le nuage, et jusqu'aux murs couverts de suie. La pluie inonda rapidement le dock en faisant siffler ses braises les plus persistantes. Bergota fut la première, naturellement, à passer le muret effondré. Elle s'immobilisa, une fraction de seconde, comme si elle hésitait à s'arrêter pour ramasser une pièce de monnaie – puis reprit sa cadence déterminée, droit vers la colonne abattue qui insistait pour dominer les eaux, six pieds au-dessus du quai. Les restes de vaisseaux amphibiens, et les bannières du Bataillon, et les barques abandonnées flottaient misérablement dans la cuvette que formait le port. Quelques fumées continuaient de s'élever vers la lune voilée d'une tempête mourante. Enfin, la pluie se tut. Fludvia, Lithian, Marmat et Nellà, toutes muettes, regardèrent Bergota tendre la main.
Du vide, elle empoigna un rameau que personne ne put voir. La chaîne occulte remua les flots, et la mousse se mit à buller à la surface ; mais la sorcière ne tira aucun navire du quai inaccessible. À la place, elle leva des trombes d'eau, et secoua quelques lattes brisées pour former un creux, béant, dans la chair d'encre de Protéus. L'océan gronda pendant une minute ; avant de se remplir de nouveau… Lentement, Bergota Tassaud posa le pied à mer. Son corps ne sembla pas subir les lois de la gravité, quand il se mit à arpenter la surface. Elle a réussi. L'embarcation secrète d'Amarrah. Fludvia en eut les larmes aux yeux. Trahen nous attend. À la suite de Bergota, deux, cinq, puis dix sorcières marchèrent sur l'eau. Quand fut venu le tour de Fludvia, elle imita Tassaud en contemplant les sols désolés du Baril. Enfoncé dans les remous, le visage à quelques centimètres de la surface, le commandant du Bataillon avait les yeux écarquillés ; et le teint bleui, éclairé par à-coups de flammèches. Fludvia regarda l'Inquisiteur, noyé par les eaux de son propre ciel. Puis elle se tourna vers Bergota… Elle l'a tué. Pour nous toutes. Elle l'avait promis.
Lys s'extirpa du souvenir comme une proie bondissait pour échapper à son prédateur. Fludvia Ponceau lui apparut tel un cliché flou, puis avec netteté alors que la bibliothécaire heurtait maladroitement l'une de ses étagères tapissées d'ouvrages. La jeune femme tremblait. Une goutte de sueur perlait au-dessus de sa lèvre. Le cœur battant, elle recula d'un pas, ébahie, puis accéléra l'allure pour fondre sur le portillon et s'échapper des Archives étouffantes. Elle ne se rappela pas où elle logeait ; ni même ce pourquoi elle était là et courut à tout hasard dans le couloir obscur. Car une seule pensée l'habitait désormais : l'ombre d'Angustius Cabot, le photographe amateur qui avait, sans aucun doute, capturé l'image du cercle de Tassaud. Cabot. Inquisiteur du temple… L'orphelinat, le Miteron et le Cénotaphe défilèrent à toute vitesse devant ses yeux embués, comme s'ils appartenaient à un cauchemar subitement réapparu. Lys se mit à pleurer, plutôt de dégoût que de tristesse.
58. Un nouveau Continent
Les boyaux de la Loyale s'emplirent de mille échos lorsque l'Horloge éternelle sonna vingt-trois heures. Il était temps pour trois de ses cinq aiguilles de gravir l'arc de cercle nord-ouest du cadran, sa soucoupe bleu pastel brandie vers le monde comme un œil omniscient, et d'aller se jucher à mi-hauteur de la Bastide en pointant vers le Réverbère dont l'éclat s'était définitivement tari. L'horloge monumentale était plus ancienne que la table de verre et la chambre elle-même. Les ancêtres d'Amalric (et de Céorn) l'avait expressément commandée aux astronomes de la Colline, en l'an 642, pour se la voir livrée deux printemps plus tard. Comme son modèle, la Pendule de l'Astropôle, l'éternelle avait été conçue par le maître horloger Du-Hameau à qui l'on aurait, d'après la légende, crevé les yeux afin de s'assurer que son dernier ouvrage demeure indépassable.
L'horloge avait la faculté de dérouler toute la dynastie-bergère, et les neuf siècles qui l'avaient précédée, par une succession de cerceaux concentriques où rutilaient les décennies. Tournée vers l'avenir, son cercle le plus large affichait l'année 1083, qui débuterait à l'hiver prochain. D'après son ingénieur-en-chef et son Doyen, l'imminence d'une fin de son calendrier indiquait que les anneaux demandaient à être décalés (tous les neuf siècles, disaient-ils) pour reprendre le cours de l'année suivante. Enchâssée dans un beffroi octogonal, greffé au ventre gonflé de la tour intermédiaire, elle divulguait une impressionnante quantité d'informations. La matrice du disque principal, graduée par de longues entailles d'or sur des lamelles de verre noir, arborait chacun des faisceaux qui matérialisaient les douze heures répétées nuits et jours ; et un Pot d'or monumental, sur son reliquaire ouvragé, ornait la pointe du zénith qui tremblait sous les coups de cloche, à midi et à minuit.
Bien qu'elles portassent d'autres noms, et pour en traduire d'autres vertus, les constellations de l'Arbre avaient été dessinées par le Pasteur Chaéron sur l'esquisse indatable du célesphère Ancien, qui servait encore aujourd'hui à calculer la rotation du monde. Grâce aux mathématiciens et aux archéologues, c'était sous les étoiles et leurs poinçons, souvent, que l'on lisait les devises révisées de l'Arbre, du houppier à ses racines. Mais, non contentes de glorifier le souverain en exercice, les douze idoles rendaient aussi au Dieu-berger le pouvoir de ses différentes incarnations : Pot d'or (Foi et Puissance…) ; Soldat vaincu ; Soldat conquérant ; Cerbère ; Ruade de la licorne ; Heaume étoilé ; Double-faux ; Biche cornue ; Sceptre d'argent ; Cicatrice ; Chaîne de lunes ; et Soldat déserteur… Autant d'effigies Anciennes qu'avaient idolâtré les paysans du Continent, autrefois. Le Disque d'Arbor, qui courbait les sols de l'Arbre, l'obélisque Ciseau qui découpait minutieusement les cycles saisonniers et la Pendule d'origine qui avait inspiré l'éternelle étaient les causes principales de l'établissement du calendrier-fédéré, sur les territoires pastoraux. La lignée de Cordéus, en centralisant le temps sur l'ensemble du réseau citéen, avait pris le contrôle de toutes mesures en devançant même l'Astropôle ; dont l'horaire local retardait de six minutes.
Une bonne centaine de nids d'oiseaux ornaient les veinures du cadran et un rideau de plumes jaunâtres venait régulièrement couvrir les vitres souillées de fiente. Au fond de la tourelle, dont le clocher à triple foyer constituait le plafond arc-bouté, le pivot central faisait grincer un amas indéchiffrable de rouages en agitant l'aiguille des secondes – coursée par un contrepoids lourd et constant –, et les vingt pieds de bronze qui pointaient les minutes, les quinze pieds d'acier de l'heure ; mais aussi, la lorgnette ternie qui agrandissait le jour de la semaine, et celle, fixée à son bras, qui télescopait vers le mois de l'année… Le monument était grandiose, en fait, à toute heure et dans toutes les nuances de lumière.
Si les mille deux-cent kilomètres qui séparaient l'Or-feuille exploré, à l'ouest, du lointain Mont-cerclé, en est, étaient rythmés par cette même cadence citéenne, l'Horloge affichait malgré tout quelques variations atmosphériques particulières qui se contredisaient de fief en fief. Un automne plus froid qu'à l'accoutumée, indiquait le baromètre de la Cité ; et un été étonnamment tardif sur les Braises du sud. Rien de très alarmant. Mais le reste des seigneuries se bardait de microclimats étranges que seul un œil avisé aurait pu décoder des chiffres projetés par les tubes phosphorescents ; et Céorn ne pouvait l'ignorer. De grands écarts apparaissaient, aux frontières pourtant virtuelles. Le-Pic, depuis la guerre-de-nos-pères, croulait sous une coulée de neige localisée (l'Académie finançait une équipe, depuis deux siècles, occupée à étudier ce phénomène vraisemblablement provoqué par les pousses de piété, et leur influence climathermique, qui chatoyaient sur les hautes collines du pays). Depuis une vingtaine d'année, la région des Massifs, du Chenil à la Forge, subissait de violentes tempêtes échappées de leur Baie originelle, et d'importants tourbillons jaillis des rivières souterraines. Quant à la Tour, elle brillait sous un soleil qui disparaissait aussitôt passé la frontière des Racines. Chaque région affichait sa propre température, et souvent fluctuante. Mais le Pasteur ne s'en inquiétait en rien. Le géant lave ses plaies. Une antenne, reliée au Rouet, grésillait de temps en temps sous les vents mordants de l'altitude. Céorn l'entendait distinctement, depuis les jeux d'eau de Méséus. C'était, souvent, ce qui le réveillait en pleine nuit ; et les cloches, aussi, à chaque heure, et demi-heure, et quart d'heure, avec différentes mélodies et intensités. La Bastide était un automate dont il était un rouage prépondérant.
Ce soir-là, il ne l'entendit qu'à peine, et les Triplées du clocher ne chantèrent rien qu'un murmure à son oreille alors qu'il furetait, justement, derrière le cadran de l'horloge elle-même. L'invasion du Réverbère souverain par le malin et la présence avérée des espions de l'ennemi en Cité avait remis en perspective sa vision d'une Bastide inviolable ; et le billet menaçant, de la main de celui qui « savait » ce qu'il avait fait, prouvait par sa seule existence qu'il était surveillé. Avec les allées et venues incessantes de son Doyen, de son enquêteur et de son valet, il avait été inévitable de déménager ses recherches les plus pointues en un endroit discret, isolé et inconvenant pour s'y garantir la tranquillité ; et après quelques détours de-ci de-là, aux cryptes et aux volières, avait finalement opté pour la galerie fermée où s'agitait le mécanisme interne de l'horloge. Pour ne prendre aucun risque, il avait transporté seul ses effets et éléments d'enquête, sous la cape, et établi un espace de travail rudimentaire, constitué de quelques planches et de tréteaux étalés sur le parquet. Les lanternes du cadran déversaient sur lui une vague coupée à la faux, qui projetait de longues ombres aiguës jusqu'au mur de brique opposé. C'était étrange, de se trouver là ; sans personne pour l'indisposer.
Toutes ses pensées étaient fixées sur les documents qu'il avait répandus aussi loin qu'il pouvait voir. Des livres au pages plus ou moins effilochées tirés de sa bibliothèque personnelle, tels que L'Histoire non-exhaustive de la dynastie-bergère, Les contes et aventures citéennes et La légende du chevalier de Suie (son favori) étaient ouverts et marqués aux passages d'une intervention Ancienne. Mais toutes ces évocations de la 1ère dynastie y étaient évasives, voire complètement métaphoriques, et Céorn avait dû compléter ses sources par une demi-douzaine de parchemins, une plaquette de cire du temps de la guerre-de-nos-pères et même un transioscript de Lusanthier dont le matériau d'origine datait d'avant l'âge de Laine. La chance lui avait souri au troisième ouvrage, pourtant feuilleté par hasard : les Recettes et mixtures transmutées de la pensée Du-Phare avaient été illustrées par une main habile et scrupuleuse ; puis restaurées et agrafées à une reliure plus fiable par un Doyen d'autrefois. Il y avait trouvé un symbole étrangement familier.
Le 1er Conseiller attendait le rapport de Véhan Du-Point, le Doyen actuel, avec une immense impatience ; mais il savait qu'il lui fallait prendre de l'avance sur le professeur s'il voulait débusquer chacune de ses trouvailles éventuelles. Du-Point pouvait parfois se montrer avare en confidences. C'était la raison pour laquelle Céorn avait tenu à entreprendre sa propre fouille, parallèle aux recherches secrètes de ses multiples agents plus ou moins dévoués, et par-dessus le marché d'une enquête publique qui rugissait dans toute la vallée. S'efforçant de laisser dans un recoin de son esprit les questions de criminalité locale et d'invasions barbares, Céorn s'était décidé à lever le voile sur l'apparence blasphématoire du régicide. Sur le rituel.
Plus il poussait les retranchements de son enquête, plus il lui semblait évident que le Roi-berger s'était livré tout entier aux croyances interdites de l'âge maudit. Qu'il y ait lié sa foi, ou bien qu'il se soit contenté d'en imiter les pratiques à son propre profit, Céorn n'aurait su le dire ; mais Amalric 2e avait bel et bien scellé un pacte avec la déité de jadis. Le meneur du troupeau avait vu son assaillant venir ; et avait tout fait pour s'en protéger et le contenir, sans succès. Ses nouvelles serrures et ses mots de passes alambiqués, ses cadenas cryptés et sa garde rapprochée n'avaient servi à rien car le malin s'était fait porter d'un étage à l'autre et jusqu'à lui par la carcasse d'un visage bienvenu (ou du moins familier). Ça et les yeux arrachés suffisaient bien à remettre en doute les pieuses convictions du berger.
Céorn avait pour meilleure piste, bien sûr, la dague de la Butte glacée, ramenée de la Garde, 13e et dernière baronnie annexée par Modric. Le poignard du Prince, étrange acquisition d'Amalric, n'avait pas encore révélé ses secrets mais il venait du nord, indubitablement ; et le nord avait attiré quelques fascinants vagabonds, ces derniers temps : des rois, des princes, des pirates du Septentrion et un baron du Pic… L'éborgnement, par ailleurs, se retrouvait volontiers dans les anciens supplices des Racines, et se diluait encore dans les contes destinés à discipliner les enfants… Mais c'était le sud qui attirait désormais son attention. Et Gyron Du-Fort, venu des massif, lui avait fait le récit de sa participation à la Marche des sorcières, vingt ans plus tôt. Les mêmes informations, évidemment, auraient pu se trouver dans n'importe quel ouvrage dédié à Trahen, mais il était très différent de l'entendre de la bouche d'un témoin direct. Gyron en avait vu de belles. Le pillage de tombes et la dissection humaine étaient courants, chez les partisanes déchues de Lusanth : les dépouilles volées, avant que le Feu ne les ait réduites en cendres, disparaissaient des brancards et servaient à démontrer l'existence d'une déité oubliée.
Les Recettes et mixtures transmutées de la pensée Du-Phare listaient, entre autres décoctions, les ingrédients de l'infusion de seiche à babiole. Or, c'était l'enluminure, écrasée contre le paragraphe central, qui intéressa particulièrement Céorn. La lettrine rayonnait comme une bulle d'or au milieu de la feuille couverte d'illustrations obscures, et le jaune piqué de vernis pailleté attira son attention comme un joueur de cymbales en pleines funérailles. Une loupe sous l'œil, il suivit d'un doigt à l'ongle rongé le tracé irrégulier du large « D » majuscule (« Deux glandes suffiront amplement à embaumer tout le chaudron ; quatre si la portion de dard excède les six jours d'ancienneté… »). Sa base se perdait sur un parterre de sable, luisant comme un astre de feu, sinué de canaux d'un bleu indigo et les eaux serpentaient parmi les collines des Braises alors qu'un épais mollusque au dard disproportionné semblait s'extraire de la tourbe. La créature méridionale portait sur sa carapace un fin caractère blanc, à peine visible, tracé en pattes de mouche : cinq lignes horizontales, dont la longueur s'amoindrissait progressivement à partir du trait central.
Le Conseiller avait déjà croisé ce symbole, sur la bague d'onyx d'Amalric. Bien sûr, le bijou demeurait au doigt de son propriétaire, allongé sous sa cloche de verre en plein milieu du Temple. Céorn s'était donc procuré, dans le plus grand secret, l'onglet encyclopédique qui lui était consacré, habituellement conservé dans les archives de l'Académie. L'encre de la fiche détaillée bavait sur un pan de paragraphe et la pliure du registre avait presque entièrement arraché la marge de gauche, mais il pouvait encore décrypter la plus grande part de l'écriture acérée de son copiste. « C-1.7 ; Artefact n°796 ; maison Folle, département vestiges ; J – O-F, section biens privés ; 10/11 », énonçait l'étiquette. Le seul classement du document lui en disait déjà long sur l'onyx sertie, car Céorn avait arpenté les couloirs du musée dès son plus jeune âge. Il savait lire sa classification comme une seconde langue. L'objet représentait la quelque huit-centième découverte de la furie archéologique liée à l'ère Ancienne, répandue sur l'ensemble du Continent ; et faisait partie d'un lot de onze pièces de joaillerie, extraites du grand Or-feuille de l'Ouest lointain, et dont Amalric avait racheté un ou plusieurs éléments. La Maison des Îles folles l'avait découvert en Juin 1057.
D'après le reste lisible de la fiche, il s'agissait d'un bijou fameux de la 1ère dynastie, porté autrefois par une figure émérite de l'âge d'or Ancien et reproduit un peu partout à travers les contrées de l'Arbre par quelques tribus de partisans. Sa propriétaire, dont on avait déduit l'apparence au moyen d'une transmutation mathématique à la pointe de la science et sur la base d'un buste reconstitué, était communément représentée avec d'épais cheveux roux et crépus, de grands yeux bruns et une bouche molle sur des joues pleines de suffisance : c'était Edna, ou le graphème d'Ede-ena du vieux-parler de l'Ouest, personnifié, qui désignait la voix, l'oratrice ou la magistrate, deux cent ans avant la Cité. Une mort estimée entre -1993 et -1971 et une stèle qui mentionnait la « voix des gens », dans la grande machinerie Ancienne. Son œuvre avait aussi quelque chose à voir avec l'origine du Heaume étoilé, qui constellait le ciel avec aplomb ; Céorn n'était plus très sûr… Même si sa seule existence passée restait encore à prouver, Edna était devenue une icône populaire réputée pour sa loquacité. Son exhumation avait façonné la légende d'une rebelle Ancienne qui s'était muée en adoration de son habileté verbale, mêlée d'un culte aveugle pour sa nature divine… Avant de se laisser définitivement absorber, au fil du millénaire, par les symboles qui avaient peu à peu pris la forme de cette aberrante distorsion du Codex : L'Éther de Trahen. Céorn savait bien de quoi il s'agissait. Un grimoire interdit, plein de recettes sanguinolentes et de castrations rituelles, encore en vogue sur l'île interdite. Lunes rousses, brosses enchantées, divinations blasphématoires et alchimie explosive ne faisaient pas bon ménage, dans la fédération. L'éther était le nom alchimique du Dieu-berger, selon les oculies déchues que produisait en masse l'ordre des réformées et des Lusanthières. C'était aussi ce que les textes Anciens appelaient la déité.
La boucle est bouclée, songea Céorn. Amalric recherchait cette déité, lui-aussi. Il croyait à son existence.
La présence du symbole ancestral de l'onyx dans un recueil de recettes transmutées démontrait fermement l'attachement d'Amalric à l'ère Ancienne ; et les lignes parallèles représentaient les cinq chapitres du livre – vraisemblablement, des incantations – que les sorcières utilisaient pour forcer les transmutations prohibées. Au point culminant de leur montée en puissance, celles que le Général appelait des « fées » avaient vu leurs facultés de vision, d'audition, voire même de projection se décupler ; et elles n'avaient guère hésité à tout brûler sur leur passage pour gagner l'île de Trahen. Céorn n'était pas dupe, quant à leurs idoles ; mais il n'était pas assez bête pour ignorer leur force de frappe – qu'elle soit alchimique, ou arrachée au berger lui-même. Le contenu exact de ces cinq incantations, cependant, il n'en connaissait rien, et il n'escomptait pas voguer jusqu'à Trahen pour s'informer. Peut-être vais-je devoir m'y contraindre, après tout ?
Fort heureusement, il dénicha un bout de phrase qui lui épargnerait la course, dans le 1256e rapport du conseil des Sept. Le Roi-berger Andaric (l'un de ses arrières-arrières-arrières-grands-pères) avait lui aussi manifesté une curiosité certaine pour le nord de l'Arbre, et ses Racines glacées. Or, c'était du grand nord, sous les traits d'un Pillard mystérieux, que le malin faisait surface. C'était Andaric par ailleurs, qui avait commandé l'Horloge éternelle à l'Astropôle de la Colline. Sombre hasard. Mais le berger de l'époque avait eu d'autres intérêts que celui des sciences physiques. Le rapport indiquait les absences prolongées du monarque, entre 653 et 655, qui n'avait pas hésité à laisser le commandement de l'Arbre au Conseiller pendant de longs mois consécutifs pour arpenter le Continent (et Céorn ne put s'empêcher de se reconnaître en ce pauvre Alban De-la-Cité, dont la signature authentifiait le document). Le Septentrion, les pays d'Est et d'Ouest ; et là-bas, les ruines Anciennes des Îles folles. Encore. Quatre mentions des moyens mis en place pour faciliter l'exploration du berger et l'établissement de ses sites archéologiques. Ce que Andaric avait cherché en vain, il l'avait ardemment désiré. La bague d'onyx, probablement, qui ne s'est décidée à refaire surface qu'au règne d'Amalric…
Le berger de l'époque n'avait sans doute rien ignoré d'Edna, patronne des illuminés, des réformées et des rouquins, et allégorie de la voix traduite d'un graphème obsolète. Car des siècles après le cataclysme, son héritage impie s'insinuait encore dans les veines de la fédération et il lui aurait suffi d'interroger n'importe quel historien pour tout apprendre de sa légende. En revanche, Andaric n'avait sûrement pas su mieux que lui, ce soir-là, ce que son symbole signifiait, ni le contenu exact desdites incantations. Les sorcières de toutes époques gardaient jalousement leurs secrets. Pourtant, le Roi avait mis du cœur à la quête, et le dernier billet de la chemise élimée, dans lequel reposaient les vingt-sept rapports d'une année rude, était de sa main : « (…) égaré, en chemin, sans espoir de retour ; si tu n'es pas muni du sceau du grand Heaume, pour te guider jusqu'à l'ermite ». Premier Livre d'Albaran et ses bêtes, pièces 6, lettre 2 du Codex. Le journal s'arrêtait là. Céorn ne cessait de réfléchir. Le sceau du grand Heaume, c'était le blason du maître qui avait annexé la constellation du Heaume étoilé, dont la perspective incluait cinq parallèles parfaitement apposées au schéma de l'onyx. J'avais raison, songea le Conseiller. Les deux figures (l'une fédérée, l'autre pas) avaient une origine commune. Quant à l'ermite, c'était un fou qui avait contredit le Codex en s'exilant lui-même de la Cité… Céorn s'empara vivement des Tribulations de l'Ermite qu'il avait subtilisé à Abastan, son précepteur, et effeuilla précipitamment l'ouvrage pour découvrir que le bougre avait gaiement tribulé jusqu'à Orvir : une ancienne colonie de la Garde, décimée par des Pillards, et étalée au pied de la – Butte glacée.
Les douze coups de minuit sonnèrent comme pour rythmer son épiphanie d'une cadence paroxysmique, et il eut l'air presque grotesque, les yeux écarquillés et la bouche entrouverte, lorsque les cloches se turent enfin. Approchant de nouveau sa loupe du graphème d'Edna, qu'il avait croqué sur sa représentation subjective d'un Éther, lui-même déposé sur son esquisse du Heaume étoilé, il fit cliqueter la molette de l'outil pour actionner la lentille convexe qui déforma l'ensemble au point d'y voir une quasi-sphère. Avec les zébrures verticales qui paraient la surface, striée de ses cinq estafilades, l'onyx sertie ressemblait à une carte, et son unique éclat, à l'emplacement de son principal intérêt. Il ne lui fallut pas plus de vingt secondes pour tracer, de tête, les contours de la fédération sur un feuillet transparent, et regarda les latitudes et les longitudes du Continent connu se fondre dans la sphère.
C'était donc ça, le legs ultime du graphème ; bien au-delà des rituels magiques. Andaric avait désespérément cherché le chemin vers l'ermite. Mais il n'avait jamais mis la main sur sa cachette, ni sur la carte qui permettait de s'y rendre. Amalric, lui, n'avait probablement pas porté grand intérêt à quelque exilé que ce fût ; jusqu'à ce qu'il ait vu jaillir de terre une bague d'onyx, aux coordonnées à peines cryptées. Il n'aurait eu qu'à suivre l'itinéraire pour gagner la Butte d'Orvir, au nord de la Garde, et découvrir ce que son ancêtre s'était perdu à traquer… D'après Véhan, l'archimaître larmoyant, Amalric avait disparu une nuit entière, en pleine expédition dans les Racines, pour réapparaître au matin, la dague mystérieuse entre les mains. C'était cette dague qui l'avait égorgé. Cette dague, encore, que l'ennemi voulait récupérer. Celle qu'il avait offert à son fils le Prince, son seul héritier supposé parader, au jour même de son meurtre, loin dans les contrées de l'Arbre…
Ou ailleurs ? Amalric avait-il su la nature exacte de son trésor, au moment de son exhumation ? S'était-il laissé porté par les découvertes impromptues ; ou avait-il délibérément chassé l'arme ancestrale, comme Andaric avant lui ?
Il aurait fallu des semaines, à Céorn, pour éplucher consciencieusement les journaux de bord, les publications épistolaires et les notes du berger. Peut-être même des mois, avant de mettre la main sur une trace, un indice des intentions véritables d'Amalric – en admettant qu'il ait eu le temps d'arrêter un choix. Pourquoi ces dix années d'immobilité totale, entre sa visite de la Butte et la venue de l'ennemi en fédération ? Qu'avait-il fait, ou espéré de ce laps de temps, jusqu'à ce que vienne le jour de son meurtre ?
Le plus gros de ses rapports de campagne était sous l'emprise de l'Ami Franc De-la-Colline, mais ses registres d'exploration avaient été soigneusement entreposés à l'Académie, au département des recherches Anciennes. Céorn comptait sur son Doyen pour effectuer un premier tri, avant de se plonger dans les archives. Mais à l'apparition de la dépouille souveraine, il s'était hâté d'emporter, avec lui, les chemises qui s'empilaient sur le bureau du Salon, dans le Réverbère fortifié. La présence de la dague du Prince, sur les lieux, n'avait guère laissé de place au doute : le régicide n'était pas seulement politique… Bien sûr, Amalric n'avait laissé traîner aucun document capital. Les accords Du-Pic, les décrets brûlants et les transactions confidentielles étaient sous clé, aux différents étages du Palais de justice. Céorn n'avait trouvé que des discours passés, des injonctions de baillis et des cartes de la fédération. En revanche, le roi avait gardé, à son chevet, quelques ouvrages, de différentes époques et sans lien thématique. Traité des châtiments désuets du Fort ; Covens et tourbières : l'élèvement de Trahen ; et la Chanson révisée de l'Anachorète (traduction du Zénith). Dans le fascicule déchiré qui évoquait Trahen, Céorn retrouva facilement l'énorme seiche à babiole, et son dard épais luisant au soleil des Braises. De nouveau, le mollusque baignait dans une tourbe gluante. Dans l'onglet où Amalric avait glissé son marque-page, un dépliant minuscule ajoutait une note au paragraphe principal. Elle faisait le récit de la comptine qui servait de devise au hameau qui avait, autrefois, pris racine dans le marécage méridional, en faisant son symbole de la bête :
« Avant que le prophète ne révèle la parole du géant, quatre maîtres-soleil et une maîtresse-lune vivaient sur le Continent. Leur sage conseil n'a plus de nom, à présent ; mais il se constituait de Point-du-jour, d'Horizon, de Solstice et de Parole… ».
L'Horloge éternelle tinta encore. Le Conseiller songea au calendrier-fédéré en se grattant le menton. Aurore et Zénith dénommaient deux des périodes modernes les plus intenses de leur Histoire. Le « crépuscule » que suggérait Solstice, en revanche, n'était pas encore évoqué en Bastide. Quant à la « Parole », il se la figurait maintenant comme une jeune femme rousse et boudeuse, porteuse d'un blason aux cinq striures. Il reprit la lecture du conte :
« Les sages cultivèrent le sol de l'Arbre et dénouèrent les mystères de l'âme avec tant d'ingéniosité qu'ils firent pousser des tours et jaillir des nefs capables de les mener au plus près des étoiles… Au sommet de leur puissance, ils se liguèrent une ultime fois pour dépasser le ciel. Point-du-jour était menuisier, voyez-vous, et forgeron d'excellents verrous d'argent. Horizon était alchimiste, et il connaissait la transmutation astrale. Solstice était musicien, et il chantait la levée d'autrefois en jouant sur une lyre noueuse sculptée dans le bois de l'Arbre lui-même. Ensemble, ils construisirent la Porte ; celle qui menait au plus profond du cosmos, d'où l'on voyait tous les Continents du Monde. Point-du-jour fit que la porte mena partout ; Horizon fit qu'elle mena tout le temps ; et Solstice fit qu'elle s'ouvrit au commandement de son chant. Mais, lorsqu'ils l'empruntèrent, l'Arbre, dérangé en son cœur, referma violemment le battant, qui se fendit d'une fissure étroite tout autour de sa serrure… ».
Impatient, Céorn parcourut la seconde page avec avidité. Le conte reprenait les grandes lignes de la légende Ancienne : les sages s'égarèrent dans l'acharnement, et perdirent le contrôle de leur savoir. Leurs nombreuses tentatives de destruction de la porte ne firent qu'agrandir la faille ramifiée qui la fragilisait déjà ; et quand ils eurent saisi l'ampleur de leur offense au berger, il était presque trop tard et les trois maîtres-soleil s'efforcèrent de faire machine arrière… Mais la maîtresse-lune, elle, ne renonça pas au pouvoir. Incapable de résister à la tentation d'ordonner aux racines, elle déroba la clé, força la serrure condamnée et rouvrit la Porte. Les racines s'engouffrèrent alors sur le Continent, pour étrangler les sages et déverser « d'inextricables torrents de lierre mordoré, aussi hauts qu'un déluge. ». Céorn inspira profondément.
Porte, clé, serrure et trahison… Le cataclysme. Les recherches et les ambitions d'Amalric avaient eu à voir avec le cataclysme.
Céorn eut l'idée subite de questionner les dates de consultation du registre. La plus récente, avant la sienne, remontait à Septembre 1072, soit dix années plus tôt. Elle était anonyme. Mais la temporalité qui se déroulait devant lui confortait trop les dires de Véhan Du-Point pour hésiter. Amalric avait bien déterré la bague, décodé la pierre, trouvé le trou de l'ermite et en avait ramené la dague rituelle, qu'il avait offerte – ou confiée – à son fils à l'occasion de son huitième anniversaire équinoxial. Mais à quel dessein ? Savoir ? Pouvoir ? Conquête ? Ou vengeance ? Le Conseiller ferma les yeux une demi-minute, à la fois pour en soulager le picotement mais aussi pour perdre de vue les ouvrages et les croquis éparpillés, et spécula à s'en faire fondre la cervelle…
« Je connais bien ce sentiment, avait dit Amalric. Ça s'appelle de la haine. Certains assurent sans trembler qu'il faut se débarrasser, promptement, de toute la haine qui nous habite ; pour réussir à s'extirper de la prison qui constitue notre humanité… Je ne suis pas d'accord… ». Était-ce la haine, aussi, qui avait motivé l'ennemi ? « Leur esprit et leur âme sont prisonniers de cette chair, mortelle, pourrissante… ». Pourtant, les cadavres réanimés par les troupes de Pirates, que quelques citéens corrompus avaient laissé entrer sur le territoire, témoignaient d'une faculté impie à déjouer les lois de la nature elle-même. L'envahisseur cherchait à s'emparer d'une clé, jusqu'à lors détenue par Amalric, et qui lui aurait permis d'acquérir un bien ou une habileté particulière. Une habileté de plus grande valeur encore, à ses yeux, que le savoir de la nécromancie…
Le nuage qui obscurcissait ses pensées depuis des heures se dissipa comme un panache de vapeur. L'arme du crime, qui reposait entre ses propres murs, était une clé dont le Prince était le verrou. C'était lui qui possédait, désormais, l'objet convoité, entreposé dans une niche dérobée de sa suite, alors que son insaisissable serrure s'était envolée. Edric, comme tant d'innocents avant lui, était-il destiné au rituel sacrificiel d'une bande d'oculies déchues ? Comment les Pillards du Septentrion avaient-ils mis la main sur les incantations qu'Edna avait légué à Trahen ? Amalric aurait-il assassiné son propre enfant pour les devancer ? Impossible, se dit Céorn. Même ce berger-là n'aurait pu s'y résoudre. Pourtant, il ne pouvait cesser de contempler les documents empilés, et baignés de lumière d'or… Les mesures de sécurité. La lame abandonnée sur le plancher. L'inéluctabilité de l'invasion. Vous avez tous mordu au même appât. Conspirateurs, Pirates, illuminés, Trahniennes ; et même toi, cher cousin ; c'est la déité Ancienne qui vous a tentés ! Que t'ont révélé tes pierres précieuses et des épopées monastiques, hein… ? Comment asservir le plus grand nombre ; au prix même de l'infanticide ? Te fallait-il plonger une lame dans le cœur d'un être humain pour connaître le secret des Anciens – ah ! ou suis-je seulement moi-même pris par la tare bleue… ? Maudit ! Céorn se mit à dodeliner de la tête, à la fois confus, furieux et intrigué. Une chose était sûre, cependant : qu'il ait cru à l'hérésie, ou pas, Amalric 2e De-la-Cité avait étudié le sujet – pendant des années.
Véhan Du-Point fit son entrée dans la plus grande indiscrétion. Cliquetis et grognements accompagnèrent sa démarche trottinante. Céorn ne s'en offusqua guère. Il avait décidé de convier le Doyen directement dans sa cachette, car il n'aurait pas le temps de déménager de nouveau dans la soirée et il savait pertinemment que la moitié du conseil le faisait espionner : il comptait changer de planque à chaque nouveau jour. Deux yeux de chouette se posèrent sur le fatras qui débordait des tréteaux, et le Doyen approcha.
– Monseigneur… ? murmura Véhan.
Céorn, qui l'aurait cru gêné, voire indigné, s'étonna de percevoir la peur qui émanait de lui. Croit-il son heure venue, à son tour ?
– Pardonnez, Doyen, l'inconvenance de mon abri. Un caprice personnel.
– Nul mal, nul mal ! chanta aussitôt l'archimaître avec soulagement. Chacun ses excentricités, n'est-ce pas ? Vous êtes le régent, après tout !
Doucement, quand même… Sans cesser d'afficher un sourire grave, Céorn invita le Doyen à répandre sa connaissance. Véhan avait porté avec lui une pile de papelards si vieux et dépareillés qu'elle ressemblait à un fond de corbeille. Pour une fois, l'érudit s'était muni d'une sacoche qu'il avait lié à son ceinturon, et étala ses propres notes, par dizaines, sur le rebord de l'Horloge éternelle, dans l'épaisseur de son cadran interne. Minuit et demi. L'archimaître s'éclaircit bruyamment la gorge.
– Le poignard de la Butte glacée, près du village d'Orvir, en 13e baronnie, n'a pas de date d'origine connue. Les Racines étaient deux fois plus larges ; et un peu plus au nord, aussi, il y a mille-neuf-cent ans environ, soit à la fin de l'ère antérieure à la date estimée du cataclysme… Le terrain qui a accueilli la colonie d'Orvir était alors occupé par des cultures Edniennes et des puits de naphte. Le Codex y fait mention, dans la version complète du Livre d'Albaran : « des trouées d'huile fumante et des geysers de feu », nous a traduit Aelfric…
Céorn l'interrompit à la volée :
– Les cultures Edniennes ?
– De l'âge d'Edna. L'essentiel des éléments qui ont servi à déterminer la temporalité de la période Ednienne se trouve sur le Disque d'Arbor.
– Pourquoi cette appellation ?
– Ede-ena est une figure mythique moderne extirpée de la dynastie Ancienne. Son nom vient du vieux-parler et signifie « parole » (il dessina en hâte les cinq estafilades sur son propre papier jauni). Son pictogramme complexe a été personnifié, avec le temps, par une rebelle légendaire. Selon les sources fiables et concordantes du musée, l'Ancienne véritable qui a inspiré tout intérêt pour l'âge d'Edna aurait maudit ses comparses et trahi sa parole ; et ainsi, causé le cataclysme. C'est aussi elle qu'a évoqué Amarrah, la Première déchue, avant de fuir sur son îlot.
Céorn croisa les bras en bougonnant :
– Je croyais que le déluge avait été provoqué près de la côte Est, où régissaient les derniers sages ?
– C'est le cas.
– Edna n'était-elle pas originaire de ce qui a précédé la Garde, près de la Butte glacée, comme la lame ?
Véhan resta pantois un moment, puis se mit à l'incrédulité, puis à la méfiance ; le tout, raconté au coin de ses yeux ridés.
– C'est possible, monseigneur. Les études divergent. Mais c'est bien à l'Est – ou en tout cas, ce qui l'est devenu – que le monde s'est embrasé tout d'abord… Permettez ?
Le Doyen agita sa lunette avec arrogance.
– Comme je le disais, les Racines émergeaient autrefois des eaux septentrionales d'une façon différente de celles de notre fédération. Et les sources rapportent de multiples apparitions de la lame, au fil du siècle pivot de l'âge d'Edna. Le poignard s'est promené au nord du Continent, de main en main, avant d'être enfoui puis retrouvé pour être dérobé de nouveau… Certains affirment qu'il aurait maudit ses propriétaires successifs. Le mauvais œil, comme disent les Premiers-Nés… D'autres pensent qu'il s'agit en fait de plusieurs lames différentes.
– Il s'agissait donc d'un bien de très grande valeur ?
– Au culte de la déité, sans aucun doute ! L'arme a été appelée Rae-dema, dont la traduction la plus fidèle serait « dernière clé ». C'est inscrit sur la garde courbée. Le long de la lame, j'ai décrypté un véritable manuel d'utilisation. C'est la lignée du Moine d'écume qui a commencé le travail. Bodric Du-Phare, en 676, l'a extraite des tréfonds connus de l'Or-feuille et son dernier né à croisé les différents alphabets Anciens, qui lui ont permis d'exprimer la devise en parler-fédéré. Lame d'argent et d'obsidienne, manche en bronze, pour trois-cent-cinquante grammes de blasphème. L'ouvrage est antérieur, mais la gravure date de l'âge d'Edna et décrit l'utilisation cérémonielle.
Il agita un document couvert de ratures sous le nez du 1er Conseiller.
– « Ici, clé ou porte – et, en l'arme, essence – pour trancher, ouvrir – le seul, l'unique ou la matrice de l'arbre – plateau, montagne – feu ! ».
– Calmez-vous, archimaître.
– Je me contiens déjà, monseigneur ! C'est une quête passionnante, à laquelle vous m'avez jeté, Conseiller. Me voilà aussi curieux et excité qu'au temps de ma jeunesse… ! Regardez-donc. Les dernières recherches de notre Roi-berger – paix à son âme – ont mené à la découverte d'une série de graphèmes inédits. Comparé à ceux du poignard, ils constituent ce que je nommerais une précision phénoménale. La version la plus récente nous dit : « Ici se trouve la clé ; imprégnée ; qui ouvrira la porte de l'Arbre ; sur le banc brûlé ». L'Arbre, monseigneur. C'est une allégorie Ancienne…
Il extirpa de sa pile un carré de parchemin poussiéreux, où une silhouette d'encre émeraude, vaguement humaine, semblait tressée dans les longues racines d'un immense végétal amoncelé aux quatre coin. L'homme-arbre grossier, pourtant incarné par d'intenses rameaux aux feuilles minutieuses, toutes tachetés d'or, épargnait deux poumons de parchemin vierge et chiffonné, symétriques et gonflés. Céorn avait déjà croisé la tapisserie au cours de ses études.
– La déité Ancienne a affiché de nombreux visages ; pendant, et après la 1ère dynastie. L'Arbre en a été un. Cette métaphore, à l'Académie, porte le nom d'âme universelle.
– N'est-ce pas la croyance sur laquelle se fonde le culte des Premiers-Nés ?
– Celle-ci même. Les Premiers-Nés, comme les Anciens, ont admis les notions de corps et d'esprit, mais leurs théories diffèrent du Codex sur la question de l'âme. Ce qu'Aelfric a identifié comme nos âmes individuelles, et bien respectives, ils n'en voient que des portions qu'ils dénomment bourgeons, accrochés à leurs rameaux ; et qu'ils dépeignent tel les segments d'une vaste toile invisible, reliée – excusez-les du peu ! – a tout ce qui ait jamais vécu, ou même existé dans la cosmogonie !
– Habile, soupira Céorn.
L'éternelle sonna avec force, au milieu de leur échange.
– Et le banc brûlé ?
– Le terme de banc évoque ici une montagne – une montagne de feu. Le volcan du Mont-Cerclé, monseigneur…
Céorn tressaillit. Quelques échafaudeurs exilés de la Ville-de-fer erraient au pied du mont, situé au sud-est du pays désolé… Mais il n'y songeait guère ; au profit de la Ville elle-même, en plein centre du territoire, qui commandait aux mercenaires et aux gens-des-bois occupés à harceler le mur d'Ordéus. Voilà qui rend l'Est passionnant de nouveau…
– Cette porte, vers l'âme universelle… S'ouvrirait-elle sur un autel consacré ?
– Et à moins qu'un autre volcan ait émergé du cataclysme, cet autel se trouve bien au Mont-Cerclé, confirma Véhan. Il serait probant d'imaginer que selon sa légende, le poignard ait pu permettre à Edna, briseuse de parole, d'offenser définitivement le Dieu-berger en accomplissant le rituel… pour voir son monde Ancien sombrer dans l'abysse.
– Quel sacrifice a exigé ce rituel ? demanda Céorn.
– C'est une question délicate, monseigneur. Une chèvre ? Une vierge ? Un sage ?
– Ou un infanticide ?
Véhan fit mine d'y réfléchir pour la première fois.
– Oh ! Vous voulez dire… ?
– Oui, je veux dire.
– Croyez-vous qu'Amalric ait été capable d'un tel acte ?
– Plus rien n'indique le contraire.
– Et le Prince ?
Le Doyen n'eut guère besoin d'en dire plus pour le faire ciller. Il a raison, pensa aussitôt Céorn. L'assassinat du souverain n'expliquait pas la disparition de l'héritier. À en croire les résultats d'enquête, c'était bien Edric, l'objet des convoitises ; et non pas n'importe quel fils.
– Peut-être s'est-il évadé de son plein gré pour échapper au coup d'état ? Que sais-je… ?(Incapable de mentir avec plus d'aplomb, Céorn se sentit brutalement exténué). Je vous demande de m'excuser, cher Doyen. Il se fait tard, et j'ai toute une cargaison de documents à reclasser…
Du-Point se laissa congédier sans demander son reste. Lui aussi semblait avoir appris ce qu'il brûlait de savoir. L'air confiant et repu, il disparut à l'angle de la tourelle où scintillaient les Triplées. Céorn se massa les tempes, les yeux clos ; Elles sont là, la porte, la clé et la serrure…Les Illuminés, les pirates et les magiciennes (néo-croyants ou fervents partisans de la déité) tenaient tous leurs féeries des hérésies Anciennes. Mais Amalric était allé plus loin que quiconque dans l'étude du rituel ultime ; sauf, peut-être, son meurtrier. Il était probable, en fin de compte, que l'ennemi ait sauvé le petit Prince, en cherchant à mettre la main dessus… Après tout, il l'avait vraisemblablement tiré des griffes de son père, avant que celui-ci n'ait eu le temps de lui embrocher le cœur avec une lame d'argent, au sommet d'un volcan.
59. Quelque importante leçon
Ed se sentit flotter, et il sut que c'était plus qu'une sensation. Sa carcasse toute engourdie roula doucement, et s'éleva, et s'égara sans qu'il ne perçoive la poigne d'un porteur, ni le moindre signe de pression. Il n'agitait plus les quatre stalactites bleuâtres qui lui servaient de membres, ne dodelinait plus du chef ; et ne faisait plus, à vrai dire, le moindre effort pour contenir sa dépouille. Pourtant, il se déplaça, sans un contact, pour finalement effleurer un tissu tiède, laineux, à l'effluve de bonne terre et de savon. Tiède… et confortable. Il s'aperçut qu'il ressentait la chaleur. Et, mieux encore : il était capable d'y penser. S'il pensait… alors, il devait être, d'une façon ou d'une autre. Suis-je melgrave, à mon tour ? Suis-je un esprit égaré et virevoltant ? Un feu-follet de la mer d'encre ? Il respirait. Toujours enfermé dans son donjon, au sommet du Pénitencier ? Non. Il avait fait un long chemin… Ses idées devinrent plus claires, alors qu'il se sentait émerger du cauchemar. Amalric. Tony. Aiden. Il se répéta ces trois noms, comme venus d'un lointain souvenir… Aiden. Ce-dernier suscita en lui un étrange sentiment. Un affolement, dans sa poitrine réchauffée… De la peur. En se souvenant brutalement de la nature de cette émotion, Edric ouvrit les yeux et retrouva le contrôle de son corps. Bleui jusqu'aux os, mais bien vivant. Il releva la tête.
Des boucles sombres. Des étincelles. Des reflets émeraudes. Des murs de pierre et une gigantesque cheminée. Un sol de bois, aux plinthes carrelées sur lesquelles les aurores du Pic envoyaient leurs lueurs… Ed cilla. La vision du garçon se précisa tandis qu'une faim et une soif sans précédent lui tenaillaient gosier et estomac. Deux mèches de cheveux tombèrent sur son front encore humide de fièvre quand il étudia la couche. Son lit était long, le sommier près du sol et les oreillers cousus de satin magnifique. Un renard écarlate, la queue hirsute, en ornait le centre. Edric se dressa un peu plus pour observer les lieux… De la laine noire le couvrait de pied-en-cap. Le feu tonitruant jetait ses lueurs dans la vaste salle en peinant à atteindre ses corniches et ses arcs brisés trop élevés pour renvoyer son éclat. Il s'agissait d'une chambre, compte tenu des commodes et des couches étendues qui formaient le cœur de l'appartement, mais ses dimensions semblaient démesurées et sa décoration, d'un goût lugubre. Ed pivota d'instinct vers le tas de ronflements qui tremblait à son côté… Une colline de bagages flanquait le corps dégingandé d'Aiden, qui se liait aux besaces et aux fourrures telle une excroissance de monticule. Le musicien était entier, lui aussi. Il vivait. Nous vivons tout les deux… ! Sans quitter le lit, le garçon se mit à tâter ses bras et son torse. L'air y passait sans douleur. Quelques écharpes bien nettes ceinturaient son genou et sa cheville, tout comme ils bandaient le mollet et la hanche du rouquin… Sa dent ne le lançait plus. En fait, aucune de ses articulations ne le faisait plus souffrir. Il nous a sauvés. Autour de son cou pâle, la chaînette scintillait toujours tandis que le médaillon tronqué reposait sur sa poitrine…
Edric avait vu Corvus. Il le savait. Le seigneur Du-Pic lui était apparu, bien qu'il n'eut distingué son visage… La silhouette obscure avait pris forme, au bout de la rivière gelée, pour les extirper du caniveau dans lequel leur embarcation s'était empêtrée. Le lambeau de glace à la dérive avait porté le garçon et son gardien aussi loin que possible des trappeurs – Louvard, et Louvarde – qui les avaient successivement séparés puis attaqués. Les corbeaux. Les loups. L'explosion du télésiège… Ed se sentait ramené des limbes. Il lui parut étrange (ridicule, même) que sa promenade vers le Pic ait pu tant lui coûter, à présent qu'il pouvait, de nouveau, plier ses doigts et masser ses épaules, et goûter la chaleur du feu sur sa peau nue, et poser le pied sur un sol dur et ferme, sans entrave ni vertige… Il y avait quelque chose de formidablement simple, et de terriblement beau à pouvoir marcher, et entendre et y voir ; sans bottes, ni armure ni noxiculaires… Leur voyage, depuis la maisonnée du Paon, lui revint en tête : la Gorge fendue, qu'ils avaient outrepassée, Le-Trou, puis les veilleurs de Carbone-le-Rail… et leur immense difficulté à se faire guider dans la montagne. Ciguë, Belladone et Mandragore. Grâce aux louvetiers, ils avaient suivi la Coulée, et gagné leurs terminaux respectifs pour y actionner les fameuses ampoules d'Arcanes. C'était là qu'Edric s'était décidé à affronter le chasseur. Il avait cru Aiden mort un moment, de même qu'il s'était cru mort lui-même, au moins à deux reprises au fil des quelques heures nécessaires à leur parcours. Neuf kilomètres, entre la ville et son Manoir. Neuf kilomètres de lumière fantomatique et de racines, où chaque pas s'était révélé ardu… Tout deux, à leur façon, avaient su se sortir du pétrin puisque la féroce louvetière (dont l'ordre consistait à assassiner Du-Lavoir) n'était pas réapparue du tas de neige où il l'avait trouvé gisant…
Le musicien émergea à son tour du sommeil ; et bondit comme un dément, le poitrail agité de soubresauts. Ed recula vivement pour se rasseoir sur son propre lit. Il regarda Aiden, en culottes longues, se hâter d'étudier la chambre et aussitôt, filer vers la fenêtre. Il tira le rideau et examina chaque recoin visible du domaine, puis il toqua contre la vitre, les sourcils froncés. Enfin, il revint au garçon qui ne pipait mot.
– Nous sommes dans le Manoir, glissa-t-il à demi-mot ; et sa voix résonna quand même.
– Nous sommes dans le Manoir, répéta faiblement Edric.
– Par quel miracle… ?
Le rouquin s'interrompit. Sa barbe, plus fournie qu'au jour de leur rencontre, lui donnait une allure de vagabond. Lavé de sa crasse, il avait l'air moins retors, mais plus âgé aussi, chaque ride de ses yeux tirée par l'anxiété… Son grand corps enveloppé de bandages était lourd et maladroit. En grattant son front, il marmonna :
– Nous ne sommes pas enchaînés. C'est encourageant. Nous avons été déshabillés. Lavés. Touchés. (Il examina ses avant-bras, et la bosse de ses épaules). Il nous aura peut-être injecté quelque chose… Te souviens-tu d'avoir bu ? Mangé quoi que ce soit ?
– Je pourrais avaler un agneau, admit Edric. Mais je n'ai plus mal. Je crois… je crois que je vais bien.
Aiden le dévisagea un instant.
– Alors, reprit-il, sur ce point, au moins, tu avais raison. Ces salauds nous ont peut-être roulés, mais le baron n'est sûrement pas avide de ton meurtre… Pourtant, ces Noyeurs l'érigeaient en héros. La trappeuse m'a presque dévissé la tête ! Comment, par le démon, t'es-tu débarrassé du Louvard ? As-tu pu filer entre ses pattes, avant qu'il ne te révèle sa main ?
– On a atteint le terminal, répliqua Ed d'une voix blanche. Je me suis débrouillé pour en sortir…
– Et me retrouver ?
Edric opina. Aiden resta penaud une seconde, puis poursuivit :
– Tu nous as ramenés. Pendant que je… (il réfléchit). Je ne me souviens pas d'être entré ici. Et toi ?
– J'ai aperçu Corvus, je crois… Au pied du Manoir. Dans la rivière. Il nous a… fait porter jusqu'à nos lits. L'instant suivant, je me réveillai, comme toi, devant cette cheminée.
– Tu as aperçu le Mutin ?
Et ce fut comme si l'insulte, depuis si longtemps ancrée dans leurs mœurs, se heurtait à la colère du Pic quand la porte, pour lui répondre, tonna dans leur direction. Deux battants noirs, ouvragés de gravures, s'ouvrirent sous le choc et le panneau de droite manqua renverser le vase qui ornait le mur tapissé de papier peint. Ed, fasciné, regarda le baron-mutin faire son entrée. Corvus Du-Pic était tout ce qui faisait un héritier du Manoir. Grand, svelte, souple et gracieux, il progressait sous les arches de l'appartement telle une ombre de lui-même. Sa cape à manches pointues, du noir le plus profond, lui donnait l'air d'un corbeau, plus réel que ceux qui dansaient dans la forêt. Mais c'était son visage, surtout, qui plaisait à ses traditions : fin et anguleux, les lèvres pâles et le sourcil expressif par-dessus ses yeux perçants. Quand il sourit, il prit un air carnivore, planté sur un menton pointu, et enfonça ses mains dans les poches de son gilet blanc. Ses chaussures étaient cirés à la perfection.
– Excusez ! (Il s'inclina.) Excusez donc, répéta-t-il, l'ancienneté de l'infrastructure ! Ces portes… j'ai des gens de maison, supposés huiler ces choses-là. Je ne voulais pas (et il approcha du vase qu'il remit délicatement à sa place) – voilà – vous prendre de court ! Mais j'aurais détesté vous laisser dans l'incertitude, une fois éveillés. J'ose croire, sans fausse modestie, vous avoir correctement requinqués ?
Il avait une voix étonnamment claire, et chantante, pour un bougre aux habits noirs et à la réputation obscure… Ed acquiesça lentement, tandis qu'Aiden, bouche bée, fixait le baron.
– Oui, je pensais bien… Enfin, vous êtes debout. C'est ce qui importe.
La broche aiguisée, à son col, scintilla à la lueur du feu de bois, et une bûche bascula dans l'âtre en soufflant quelques braises.
– Naturellement, j'ai refusé que quiconque pose la main sur vous. Ou vous, ajouta-t-il à l'adresse de Du-Lavoir. Je vous ai fait conduire, par mes propres moyens, jusqu'à cette chambre ; et pris le reste des dispositions seul. Deux produits circulent dans vos veines, à cette heure. Deux élixirs transmutés ; de bonne foi et de conception éthique, j'en fais le serment ! Un régénérant sanguin, et un… petit remontant pour l'esprit. Rien qu'on ne trouve dans les placards de la Bastide. Quant à ce feu, il a ses propres propriétés… Certains de vos bandages sont transmutés, eux-aussi ; vous en sortirez sans cicatrice !
Edric comprit soudain qu'il s'attendait à des gratitudes.
– Merci ! s'empressa-t-il de rétorquer. Monseigneur Du-Pic, baron des Ombres… Pour cela, et pour votre aide – et votre accueil, quoi que forcé, dans votre éminente…
– Oh, Altesse, soupira le seigneur. Si vous m'épargnez les vôtres, je vous épargnerez les miennes ! (Il sourit de nouveau, et ses dents étaient aussi blanches que son gilet). Et puis, c'est baron de l'Ombre ; non pas que cela importe ! Vous n'avez, je le crains fort, pas beaucoup appris des coutumes de votre cour, ces quelques dernières années. (Il lui adressa un clin d'œil). Non pas que cela importe non plus, d'ailleurs…
Ed resta muet, de plus en plus confus.
– Je crois que nous avons passé le cap des premières politesses, reprit Corvus. C'est le cas, en tout cas, lorsqu'on se présente à demi-noyé sur un glaçon, dans l'égout de son hôte ! En outre, il y a, en ce moment, plusieurs centaines de soldats bleus répartis dans les fiefs, et des mercenaires, et des agents secrets, et des limiers du Chenil occupés à traquer Son Altesse Edric. De-la-Cité, ajouta-t-il. Et c'est ici, dans mon modeste Manoir, que le Prince choisit de se présenter. J'ose imaginer que vous n'avez pas une seconde à perdre ?
Ed se tourna compulsivement vers Aiden ; qui n'avait toujours pas bougé d'un pouce, béat.
– Nous sommes venus… Je suis venu vous poser des questions. Vous m'avez convié, il y a quelques années, à vous visiter si l'occasion venait à se présenter…
– Et vous vous en êtes souvenus ? interrompit le suzerain, sourcil en l'air. Vous avez finalement accepté cette invitation ? Au jour le plus noir de votre règne – le premier ! Je suis flatté, Altesse, d'avoir suscité votre intérêt en pareils temps de doute. Bien que je ne l'ai suscité plus tôt… Je sais que votre voyage a été dur… Oh, non ! reprit-il devant son air intrigué. Nulle mutinerie ne m'en a informé. Mais ces quelques jours de cavale vous ont pratiquement laissés six pieds sous terre… De Cité en Orgue, puis en Pic, c'est ça ? Le trafic de la Gorge ? Oui. C'est la lunaison. Les veilleurs sont nerveux. Et enfin, le long de la Coulée, à travers la lueur des aurores ? (Il se tourna vers Du-Lavoir). Avec tout le respect que je dois à Son Altesse… j'en viens à supposer que ce bonhomme bien bâti a eu son rôle à jouer dans le succès de l'entreprise !
Aiden, haussant les épaules, ouvrit la bouche sans rien en sortir.
– Allons, Monsieur ! Je reconnais un bon soldat quand j'en vois un, insista Corvus. Je ne crois pas vous savoir de la cour, ni de sa garde, ni de nulle part à la Divine… Vous avez entendu mon nom. Quel est le vôtre ?
– Je suis Aiden, répondit lentement le rouquin et Ed s'étonna de le voir délivrer le plus sincèrement du monde : Aiden, Du-Lavoir. De Bourg-de-l'Orgue.
– Aiden Du-Lavoir, de Bourg-de-l'Orgue, et son poulain, l'héritier-berger ! s'amusa Du-Pic. Quelle paire vous faites. Si mes gens étaient là, ils riraient aux éclats ! D'ailleurs, ça leur ferait du bien, les bougres. Mais je ne tiens pas à vous exposer. Oh, s'il vous plaît, n'y voyez aucune raillerie ! Bien au contraire ; c'est votre courage, et votre ténacité qui m'illuminent. Et un peu de votre témérité, aussi… (il les dévisagea à tour de rôle). Dites un peu, comment avez-vous trouvé le pied de ce Manoir, dans les méandres de l'encre, si hostile aux moutons de la Cité ?
Et son sourire disparut sans qu'Ed ne le voit s'envoler. Il s'aperçut de la dureté de son regard, et sursauta quand le baron se trouva subrepticement à son côté. Il avait les mains jointes dans le dos, et les yeux brillants de curiosité. Corvus Du-Pic attendait une réponse.
– Nos… guides, répondit maladroitement Edric. Nous avons traversé Carbone-le-Rail, et trouvé deux guides à la louveterie du Terrier. Des trappeurs, du bord de la forêt…
– Je connais ces louvards, interrompit Corvus. Même s'ils l'ignorent… Qu'est-il advenu d'eux si votre course vous a jetés, inconscients, sur les rives de la Coulée ?
– Ils nous ont attaqués, murmura Ed (sans réussir à déterminer si les trappeurs, morts selon toute vraisemblance, avaient eu son affection). Ils voulaient me capturer. C'est la raison pour laquelle je suis là. Pour comprendre…
Corvus hocha la tête d'un air entendu.
– Les louvetiers vous ont piégés, reprit-il, pour le compte de quelqu'un.
Et Ed le dévisagea à son tour. Aiden contempla leur échange sans un mot.
– Pour leur propre compte, à vrai dire, objecta le garçon. Et pour la gloire de leur baron, monseigneur. Selon eux – et selon beaucoup d'autres gens, ces derniers jours –, je serai capable de leur fournir un moyen inégalé d'obtenir… ce qu'ils voulaient. Selon eux, les sénéchaux de leur ordre sont finis. Vous connaissez cet ordre, monsieur le baron ?
– Vous n'avez pas répondu à ma question, répliqua Corvus en reculant de nouveau. Où sont les trappeurs, à cette heure ?
– Elle a peut-être réussi à s'extirper de l'avalanche, qui sait ? Lui, en revanche, n'a pas quitté la tour…
–… que vous avez fait flamber, au terminal ? acheva Du-Pic. Nul besoin d'espion, pour voir cela. L'explosion a résonné jusqu'aux murs de ce château. Pourtant, vous êtes bel et bien en vie. Je ne peux m'empêcher de me demander quels trésors d'inventivité, ou de chance, vous avez su déployer pour passer les meutes, le bois et la rivière sans céder aux feux-follets, ni aux melgraves… Sans vous laisser aspirer par les profondeurs… Les vertiges de l'encre sont célèbres dans tout le pays. Nombreux sont ceux qui s'y laissent mourir – et presque de bon cœur…
– J'ai failli, commença Edric (puis il s'interrompit , pour reprendre avec mesure :) Je me suis presque laissé tomber dans le ravin. C'est le trappeur qui m'en a tiré. Après cela, il s'est agi de… de retrouver Aiden.
Et il pivota, penaud, vers le musicien silencieux… La mièvrerie de son aveu lui arracha un froncement de narines. Pourtant, Du-Lavoir sembla ému.
– Est-ce là, aussi, ce qui a nourri la ferveur de Monsieur Du-Lavoir ? insista Corvus. Une volonté inébranlable et l'espoir de retrouver son petit protégé ? Vous avez, sans doute, fait preuve d'une extraordinaire détermination. C'est une bonne nouvelle ! Les soixante-douze heures passées seront décisives. C'est maintenant que tout commence. Dites-moi, jeune homme : comment avez-vous identifié le Noyeur, derrière le louvetier ?
– Il a pris ses distances, expliqua calmement Edric, à la poursuite d'une bestiole… Assez longtemps pour me laisser fureter. J'ai trouvé le masque dans son sac. Le même masque blanc que ses camarades.
Corvus alla s'installer sur le bord du matelas, les jambes croisées.
– À la poursuite, sourit-il, du cerf diaphane. Une invention de mon arrière-grand-père, en réalité, pas la mienne… Un gibier légendaire dans tout le fief. Je le lâche, de temps à autres, pour tenir les chasseurs occupés lorsque mes plans passent par le bois. Oh, il ne leur ferait aucun mal… Une lumière ne saurait se laisser attraper, de toute manière !
– Vous espionniez le bois ?
– J'ai su, des loups et des corbeaux, à quelle heure vous entriez en val, puis en forêt, je l'avoue… Mais veillez, encore une fois, à répondre à mes curiosités avant de m'exposer les vôtres ! Vous avez donc découvert la supercherie. Que saviez-vous de cette dernière, déjà, avant d'entrer en forêt d'encre ? Où avez-vous vu le masque blanc auparavant ?
Ed ne se laissa pas désarçonner ; bien qu'il lui fallut un net effort pour ne pas flancher. Les poings serrés, il répondit :
– Le geôlier qui m'a tiré du Pénitencier en était. Il le portait avec lui. Ses renforts aussi, quand ils m'ont capturé. Le… palefrenier qui s'en est détourné le portait également… Il me l'a laissé (et sa voix se brisa). Quant à (il s'immobilisa, mal à l'aise ; Corvus plissa les yeux d'un air suspicieux)…
– Quant à moi, poursuivit faiblement Aiden, je l'ai intégré pour sortir Ed de là. Il y a un masque semblable, dans le sac, sous cette couverture.
Du-Pic les contempla, encore une fois, d'un air presque réjoui.
– Un contre-espion, susurra-t-il avec délice. Qui connaît les anonymes sûrement même mieux que moi ! Quel enchantement ! Et des palefreniers, des geôliers et des louvetiers ; pour une folle aventure jusqu'au Manoir maudit ! Tout cela est de très bonne augure. Il se peut que je vous garde en vie. Il se peut même que je vous aide.
Le silence s'abattit entre eux. Le vent frappa au carreau. Ed chercha une lueur d'amusement dans le regard de Corvus Du-Pic. Non pas qu'il se soit senti d'humeur à plaisanter ; mais le mutin était, en l'état immédiat, le seul et unique détenteur du droit de vie et de mort sur leurs personnes… Par ailleurs, la réputation de ses affreux talents (même à demi-vérifiée) promettait une puissante sévérité. Alors – comme il ne cessait de leur sourire et de jeter quelques clins d'œil complices –, il espéra qu'il s'agissait d'un sordide trait d'esprit. Pas l'ombre d'un rictus, pourtant, ne traversa ses lèvres blêmes. Il était très sérieux. Ou alors, il se joue de moi, le comédien… Ed murmura :
– Je crois que vous savez, monsieur le baron, ce que les Noyeurs cherchent à empêcher. Vous savez ce que je représente pour eux, et quel moyen, je suis, de se prémunir contre une force… plus vive encore. Les trappeurs le savaient aussi. Ils louaient vaillamment la grandeur du Pic, et aspiraient à sa – résurrection, et par ce biais.
– La Bastide, intervint Corvus, vous a peut-être enseigné la géographie des fiefs ; mais il y a des particularités en chacun d'entre eux, que vous ignorez tout à fait. Vous semblez croire que les veilleurs du Pic obéissent à mon commandement ? railla-t-il. Ce serait mal les connaître ! Vous ne les connaissez pas, en fait. Croyez bien ce que je vous dis : sans moi, les trappeurs de l'encre auraient pillé les fiefs voisins depuis longtemps. Berger de l'Arbre ou pas, les veilleurs auraient marché dessus.
– Ils auraient été écrasés, contesta Ed, pas plus emballé par la garde bleue que les deux bonhommes, mais soucieux de faire paraître l'évidence : les armées de la Cité auraient pendu vos hommes et pris votre baronnie.
Corvus haussa les épaules avec nonchalance.
– Pendu, pour sûr, et les fous y seraient allés de bon cœur ! (Il sourit encore). Prendre la baronnie, par contre – que voilà une fable inventive !
– Cette fable pourrait venir à se concrétiser, si cet Arbre-là était renversé… Je crois bien qu'il y a, en fédération, quelque démon venu des eaux, aux pouvoirs malfaisants et – je l'ai vu de mes yeux – virtuellement invincible. Il a égorgé Amalric 2e De-la-Cité, et vous le savez. Il voulait me mettre la main dessus, vous le savez aussi. Pirates et Noyeurs ont suivi ma piste, pour m'empêcher d'arriver jusqu'à vous, et vous le saviez ça aussi… Pas parce des louvetiers vous l'ont dit. Mais parce que vous avez décelé quelque chose – en moi. Il y a longtemps. Vous m'avez dit particulier… Bien que j'ignore encore s'il fallait y voir l'insulte ou le compliment. Aujourd'hui, d'autres semblent le croire à leur tour.
– Vous pensez que j'ai la réponse à la plus grande énigme de cette dynastie ?
La plus grande ?
– Oui. Je ne sais pas exactement ce que contiennent ces accords, que vous avez passés, avec Amalric, ni le contenu de ceux de vos pères ; mais vous me permettrez de douter qu'ils aient le pouvoir de vaincre ce nouveau mal… Sinon quoi, vous ne me trouveriez probablement pas tant d'intérêt.
– Oh, il n'a rien de nouveau, souffla Corvus avec malice. Mais je vous accorde ce point. Il y a des aspects de ce complot qui m'intéressent singulièrement ; et j'ai, je le confesse, pris toutes les dispositions nécessaires pour en apprendre davantage. Je suis rigoureux, en la matière.
– Cette matière, reprit aussitôt Ed, qui vous a conduit à visiter les Racines ?
Du-Pic le mit en garde d'un œil écarquillé.
– Ne jouez pas avec les ragots dont vous ne comprenez rien ! chantonna-t-il.
– J'ai seulement compris que vous aviez approché le Septentrion, dans l'année ; et que des Pillards ont fait serment de m'attraper. J'ai compris que vous teniez la baronnie la plus apte à la nécromancie ; et que mon père a subi le coup d'une automate sans vie. Je crois aussi comprendre que vos veilleurs, plus Moqueurs que la Moquerie, sont prêts à se jeter bec et ongles sur le pays. On m'a raconté mille fois le récit de la mutinerie du Pic, monseigneur. Ces ragots, je cherche à les déjouer pour en saisir l'origine véritable, sans quoi, j'en viendrai sûrement à d'embarrassantes conclusions…
Aiden (c'est pas trop tôt !) s'agita quand il entendit Ed soupçonner frontalement leur hôte d'avoir orchestré le meurtre du berger ; mais, avec lenteur, Corvus approcha de la commode pour empoigner un pichet. En soulevant le bouchon, il laissa échapper une effluve d'eau-de-vie que le rouquin renifla.
– Et mille fois, on vous a noyé d'inventions grotesques, rétorqua-t-il enfin. Vos propres ancêtres n'ont pas à pâlir devant les crimes qu'ont commis les miens. Veilleurs du Pic et moutons de Cité ont tous pris leur bonne part à la guerre-de-nos-pères… Je n'irai pas m'essouffler à vous convaincre du bien-fondé des intentions qu'ont eut les gens du Pic, avant moi : car ils étaient bien souvent vils, et belliqueux. Admettons-le tous ensemble, une fois pour toutes ! Mais vous laisser croire si naïvement aux actes généreux de votre berger de père me tétanise…
– Accords ou non, vous avez prêté allégeance à Amalric. Baron natif n'est pas souverain. Je peux en citer plein, comme celle-ci… Ne devez-vous pas respect au Roi-berger ?
– Le Roi-berger est mort, répliqua doucement Corvus. Vive le Roi-berger ! Vous êtes, à présent, le souverain en question, Edric De-la-Cité. C'est à vous que je dois allégeance ; non à la dépouille de votre père, et cette allégeance m'incite à vous donner conseil, et à vous informer ! Trop de candeur pourrait vous tromper… Pourtant, j'ai pris de l'avance car nous n'avons, vous et moi, pas encore ouvert nos veines, ni plongé la plume acérée dans nos chairs pour signer, dans le sang, nos accords si secrets. En l'état, vous êtes un fugitif ; et pour la presse, un parricide.
Ed lui jeta, à son tour, son regard le plus noir. Corvus s'en régala.
– Vous voyez ? Même les princes sont chassés de leurs châteaux, de nos jours. J'en viens à croire que les chansons sur vos exploits ne seront pas flatteuses. L'histoire de la Cité a été écrite par cette-dernière. Depuis la guerre, et jusqu'à maintenant… Et maintenant, c'est à notre tour.
Notre ? Ed regarda le baron s'envoyer une rasade, la mandibule contractée de satisfaction. Voilà qui semble précipité…
– Alors, reprit-il prudemment, vous n'avez pas tué Amalric ?
– Je n'ai pas tué Amalric.
– Vous n'êtes pas sénéchal de l'ordre blanc ?
– Je ne le suis pas.
– Vous ne portez aucun nom d'oiseau Moqueur, ni drapeau du nord ?
– Pas le moindre.
Le Prince fut prit de court un bref instant, tandis que le seigneur tournait son large sourire vers eux. Plus il le regardait, plus il comprenait la symétrie de ses traits et la froide logique de son regard ; et les couleurs, pourtant livides, de son beau visage. Le seigneur portait une chevelure soyeuse qui, à la lueur du feu, apparaissait plutôt brune que noire et ses dents parfaites lui donnaient l'air plus jeune qu'il n'était. Pourtant, sa simple vue lui fichait la chair de poule. Ed insista :
– Et vous avez des choses à me dire ; des choses que les gens de la Bastide n'ont eut le bon cœur ou l'honnêteté de me révéler ?
Corvus sirota d'un air tranquille.
– Si qui que ce soit – y compris Amalric – avait su quelques unes de ces choses, il ou elle en aurait fait usage à son profit, bien entendu ; et plausiblement à l'encontre du vôtre. Moi, j'en ai saisi beaucoup plus.
– Et vous tenez à vos terres, ajouta Ed. Ce démon, et sa folie, vous ne voulez pas les voir se répandre sur l'Arbre. Que dis-je ? Sur le Continent. Vous ne serez pas le suzerain du cimetière renversé, n'est-ce pas ? Vous connaissez les accords. Vous connaissez la magie noire du Septentrion. Vous nous ne tuerez pas – pas plus que vous ne nous rendrez à la Cité car vous voulez, vous aussi, que l'on réchappe à nos assaillants.
– C'est une très dangereuse supposition, interrompit Corvus en déposant sa coupe. Fort prématurée. Je suis un homme changeant, Edric De-la-Cité. Je cherche encore ce que je veux…
– L'indépendance du Pic. S'il avait suffi de m'égorger, à mon tour, pour obtenir de moi ce qu'il vous fallait, ce serait sûrement déjà fait… Je veux dire, votre réputation…
– Ça suffit, grogna le baron, et Edric se tût.
Aiden, de nouveau, observa successivement les deux nobles.
– Comme au premier de la guerre-de-nos-pères, déclara formellement Du-Pic, la mort d'Amalric a été le coup d'envoi d'une bataille particulière. Cette bataille n'aura pas lieu dans les salons fastueux de votre tendre Cité… Elle s'étendra. Elle ira semer la discorde dans la ville, et la vallée ; puis le pays. Vous le comprenez, à présent. J'ai des intérêts, comme vous, à tenir éloignés des dangers citéens, et d'au-delà… Vous connaissez ma devise. Le Pic s'élevait, s'élève, s'élèvera…
– Et pour les protéger, intervint soudain Du-Lavoir, vous vous demandez encore si vous devez nous tuer, nous garder captifs, ou nous livrer à la Bastide ?
Ed, soulagé d'entendre une autre voix que la sienne rétorquer au baron, laissa échapper un soupir. Aiden s'avança d'un pas lourd et enfonça son chapeau sur sa tête dégarnie. Il était contrarié.
– Edric est spécial, monseigneur Du-Pic.
– Qu'en sait vraiment son garde du corps ?
– Il n'est pas mon garde du corps, objecta vivement Ed. C'est mon gardien.
Corvus leva un index malicieux sur sa lèvre pâle, captivé.
– Et en quoi, chuchota-t-il dans un rictus, consiste cette fonction ?
– Il a été envoyé, par je-ne-sais-quel autre ordre secret, afin de veiller sur moi…
– Ed ! beugla Du-Lavoir, scandalisé. Tais-toi !
Mais Corvus avait visé juste. Aiden, qui parut regretter d'avoir enfin ouvert la bouche, chercha à tasser sa trop imposante silhouette.
– Monsieur Aiden Du-Lavoir, le tristement célèbre déserteur de la 6e Tour… Gardien du Prince ! Quel improbable retournement ! C'est un poste à haut risque…
Et Ed, subitement, réalisa quelque chose qu'il n'avait pas vu venir.
– Vous savez ce que… bégaya-t-il avec raideur. Vous savez qui a envoyé Aiden !
– Edric, je t'en prie ! fulmina le rouquin, mais le mutin répondit :
– Oh, je le sais ! Ce sont des chamans. Vous les connaissez peut-être ? On les appelle les Premiers-Nés.
De nouveau, le silence scinda leur rixe momentanée. Aiden baissa la tête, l'air effondré, tandis qu'Ed, appâté, dévisageait grossièrement le seigneur.
– Qu'ont à faire les Premiers-Nés là-dedans ? répliqua-t-il.
– Absolument tout ! siffla Corvus. Navré, mon ami (il pivota vers Aiden) de vous spolier de vos devoirs mais il semble que vous ayez omis d'enseigner quelque importante leçon à votre protégé. Le gardien n'a aucun droit de parler en leur nom, n'est-ce pas ? En fait, il ne peut qu'accomplir sa mission, sans rien en révéler ! Ne vous faites nul souci. C'est à moi, je crois bien, que revient la lourde tâche d'informer le sujet sur sa condition.
– Que me veulent les Premiers-Nés ? insista fougueusement Edric. Je n'ai jamais mis un pied à Terre-priée ! Je n'ai jamais croisé aucun chaman ; ni fée, ni licorne !
– Oh, mais il vous faudra vous y rendre, indubitablement, admit Du-Pic (et Aiden laissa ses bras tomber pour frapper ses hanches, dépité). Du moins, si vous tenez à connaître la raison de leur geste. Les Premiers-Nés ont des sorciers, eux aussi. Plus anciens que la magie trahnienne. Plus anciens que les anciens bergers de la vallée. Quelque part entre le cataclysme et l'arrivée des moutons sont apparus les chamans, de Terre-priée, et il y en avait dans l'Ouest tout entier. Ces colonies rasées et cette forêt carbonisée… Tant de gens exterminés. Mais ils demeurent. Derrière les murs de leur ville froide, ils persistent et signent. Quoi qu'en disent les Rois et le Reines de l'Arbre, les charmes de l'Or-feuille sont les plus imparables. Ce sont les chamans qui vous ont envoyé ce gardien. Ce sont eux qui l'ont trouvé, puis désigné pour vous servir de protecteur.
Il inspira profondément, conquis par sa surprise, et ajouta :
– Les Premiers-Nés ont voulu vous donner une chance de l'emporter sur ce destin. Ils savaient que vous seriez traqué par les malins du monde entier. Ils savaient que tous les ordres vous convoiteraient. Il leur fallait quelqu'un pour se consacrer à la mission de vous en tenir éloigné…
– Mais pourquoi ?
Du-Pic soupira.
– Tant de choses, que vous ne lui ayez dites, Du-Lavoir ! (Il revint à Edric). Mon pauvre enfant ; parce que vous êtes la Brèche.
60. La carafe
La cervelle de Lys sembla se ranimer enfin ; comme si la part de son esprit qu'elle avait planté sur l'autel de la stupéfaction, et demeurée entre les allées de la bibliothèque, s'était subitement réintégrée en elle. Fludvia, du Ponceau… L'archiviste l'avait prise de court. Ses souvenirs lui avaient coupé le souffle ; et Lys l'avait fuie telle une invasion de rats. Pourtant, elle s'en fichait. Ses pensées défilaient en accéléré. Le Foyer. Madame Vorpal. Lesta… Trahen. Elle se tira de la torpeur pour se trouver couverte de sueur, au milieu des bassins évidés et parcourus de discrets clapotis. Il n'y avait pas une âme – à part quelques hirondelles, perchées sur les poutrelles.
Comment s'y est-elle prise, pour revenir aux massifs, sur ces terres où elle a renversé l'armée de l'Inquisiteur ? En se précipitant vers les dortoirs, Lys continua d'étudier les différentes révélations issues de la mémoire de Fludvia. Si vraiment, ces images étaient réelles, Bergota ne s'était pas seulement rendue coupable d'incitation à la rébellion… mais aussi de crime de guerre. Comment avait-elle pu arpenter le Fort de nouveau, et s'installer à Orbe, en plein pays fédéré – et à quelques kilomètres à peine du Golfe dont elle s'était emparée ? Peut-elle se jouer des esprits, elle aussi ? Lys pénétra le dortoir, et la chambrette pétrifiée de noirceur s'illumina quand Lancelune alluma la lampe à huile, sur la table. Persuadée de s'être remise de ses émotions, elle ouvrit la bouche, mais se retrouva béate à ne savoir que dire. De nouveau, Lancelune réagit au quart-de-tour et se mit à border l'Orbienne avec la minutie d'une oculie-guérisseuse : une minute plus tard, Lys cessait de trembler, enfouie sous une chaude couverture. Alors, elle se hâta de lui faire part de ses plus récentes découvertes. Elle haletait encore un peu, quand elle eut achevé son discours ; et Lancelune s'accorda une demi-minute de réflexion.
– Personne ne connaît le nom de la meneuse, déclara-t-elle enfin. Même Marmat ne l'a jamais su. La Marche est demeurée secrète pour beaucoup. Si l'archiviste a dit vrai…
– Elle a dit vrai, assura Lys. Je le sais.
– Tu as pu être dupée.
– Non. Je sais ce que j'ai vu.
– C'est ainsi que fonctionne la duperie, insista Lancelune.
– Je ne me l'explique pas, objecta Lys avec ferveur, les yeux écarquillés. Mais cette Marche… J'y étais. Je l'ai faite. Et Ponceau n'est pas… Je l'ai vue, mieux qu'elle n'a pu me voir. J'avais le contrôle.
– Alors, ça ne peut plus signifier qu'une seule chose… Ta mère t'a élevée pour servir à la lune. Elle veut te voir sur l'île.
Lys hésita un instant. Dans les yeux de Lancelune ne brillait que le désir de rejoindre le méridion ; et sa bouche ne parlait que d'y courir. Mais Lys pensait déjà à quelque chose de plus personnel… Qu'a vu Bergota, à Trahen, de si merveilleux ; et pourtant, pas suffisamment pour l'empêcher de repartir vers l'Arbre – et à ma recherche ? Lys aurait-elle eu un talent singulier accru ? Prodigieux, même ? Et… convoité ? Trahen en personne avait-elle demandé à Tassaud de lui enseigner son art ? Qui serais-je, de si exceptionnel ? Sinon l'héritière d'un orphelinat ? Lys se sentit honteuse. Reviens à terre, ma grande… Il y avait un fait, cependant, dont elle avait épargné Lancelune. L'identité de l'Inquisiteur qu'elle n'avait pas nommé. Un Cabot, lui aussi…
– Il faut partir, reprit Lancelune. Immédiatement.
Lys savait qu'elle avait raison. Pourtant, elle pensa de nouveau à Altenn La-Rouge ; et à son transioscript, perché dans la tourelle.
– Reste ici, ordonna-t-elle en jetant sa couverture au pied du lit.
– Ben voyons.
– Je vais chercher l'Éther !
– Alors, je ferai le pied de grue à la porte ! Le repas est terminé. Les oculies s'apprêtent à passer au temple pour le verset du soir… Et va savoir ce que compte faire cette folle d'archiviste, maintenant que tu lui as siphonné le crâne ! Monte, emmène Pouilleuse ; et je surveillerai le pied de la tour. Dans cinq minutes, on est dehors, tu m'entends ?
Lys opina et, sans un mot de plus, elles s'exécutèrent. Le plan était identique à leur première tentative, des heures plus tôt ; pourtant, elle eut le tournis en entrant dans le bureau, et se perdit un moment dans son tourbillon octogonal. Le charme de réflexion, qui couvrait le grand cadre d'or, opposa une résistance un peu plus évidente lorsque Lys passa le reflet. Son double lui adressa le même air méfiant. Elle se surprit à exécrer les rayons éthérés de la lune, qui passaient à travers la toiture pour lui caresser l'échine… La magie de Fludvia, comme celle de Marmat, l'avait épuisée. Les tours et les comptines de son Tertre lui paraissaient lointains… C'était comme si le poids véritable de l'Arbre lui tombait soudain sur les dos. D'un geste lent, elle s'extirpa du cadre pour aller s'emparer du transioscript, ouvert et effeuillé au milieu de la panoplie interdite. Tu as bougé… Lesta Le-Rouge était revenu parcourir le pamphlet, durant la soirée. Avec un goût de bile dans la gorge, Lys replia le livre pour redonner sa forme plus discrète au gentil Tertre d'Hanhéel et retourna au miroir. Ses muscles hurlèrent de douleur, alors qu'elle se laissait échouer misérablement sur le plancher.
– Quand Rubric Le-Col m'a fait parvenir un billet, ce matin, il ne croyait pas lui-même à son alerte.
Lys sursauta si vivement qu'elle manqua trébucher. Le visage fin et élégant de Lesta la toisait depuis son bureau, deux yeux de braise fixés sur elle. Il avait attaché sa longue chevelure sombre en une queue de cheval et souriait de ses lèvres blêmes. Une main posée sur le bois ciré, l'autre nonchalamment étendue sur son bras de fauteuil, l'officier de rubis lui parlait pour la toute première fois. Il avait une voix étonnamment douce, plutôt grave, qui donnait du volume à sa carrure élancée, et une diction parfaite du cul-de-la-Bastide.
– La note dit que la Moqueuse d'Orbe a quitté son trou, reprit-il, pour partir à la traque du juge qui l'a condamnée et de ses officiers. Quel culot, d'après lui, d'oser se rendre en capitale au lendemain même du châtiment ! Il a beaucoup insisté…
Lesta ne fit pas un geste autre que le pianotage de ses doigts. Lys non plus.
– Je me suis demandé quel coup tu avais pu lui faire, pour le mettre dans un tel état de panique… (Il eut un sourire). Le-Col est un sauvage. Des casseroles, il en a, tout le tour de sa maison. Mais toi… Je t'ai observée, pendant l'audience. Tu es maligne. Et tu as eu droit à un avant-goût de la magie trahnienne. Or, tu n'as pas la moindre idée (il désigna, d'un menton pointu, le Tertre que Lys tenait contre son cœur) de la nature véritable de ce pouvoir.
– Pas comme vous, j'imagine, murmura faiblement Lys, en pointant l'index sur le cadre du miroir enchanté.
– J'ai une certaine expérience des incantations, admit Lesta. C'est ce qui a donné tout son intérêt à ce jour-là… Jamais encore je n'avais pu poser mes yeux sur L'Éther, le vrai ; et feuilleter ses plus anciennes formules… Ses charmes, ses potions, et ses mutilations… Tu m'as offert un magnifique présent, Lys Du-Havre. (Lys serra les dents, les traits tirés de colère, mais garda le silence). Grâce à toi, et à la folie du lieutenant, j'ai tout ce dont j'ai besoin, à présent, pour m'élever dans l'Arbre.
– Alors, vous saviez que j'étais là ? Vous m'avez reconnue, aux bassins ?
– Non, répondit humblement Lesta. J'ai eu d'autres chats à fouetter. Mais, même si Le-Col t'annonçait comme une voleuse hystérique, je savais que tu étais – que tu es – plus que ça. Alors, quand j'ai eu vent de l'esclandre de ce matin, au carnaval de l'Allégresse, j'ai pris le temps de regarder autour de moi. Et j'ai trouvé ceci…
Il empoigna la hanse d'une carafe à eau en porcelaine qu'il déposa fermement sur le bureau. Lys contempla l'objet.
– Tu as oublié ça, lors de ta dernière visite, murmura-t-il. Où vas-tu, Lys Du-Havre ? Est-ce pour l'argent que tu as poursuivi Rubric ? Pour ton livre, que tu es venue à moi… ?
– Oui, souffla Lys, qui n'escomptait pas partager les péripéties de sa quête identitaire à son hôte. Je vous ai vu vous en emparer. Je veux le récupérer. Il m'appartient.
– Tu mens, déclara-t-il calmement en tapotant la carafe. Il y a autre chose. Tu n'espérais pas tomber sur moi. Quelque chose te questionne… à propos de ta Veuve de mère. Ce que Cabot a dit n'avait rien de fictif et tu le sais. Tu cherches à connaître… Tes origines, peut-être ? Ton fief de naissance ? C'est ça. Tu es venue pour les archives.
– Qu'est-ce que ça peut bien vous faire, par le géant ? Vous avez donc si peu de pain sur la planche, dans l'armée, que vous ne trouvez rien de plus exaltant que moi ?
Lesta Le-Rouge éclata d'un rire majestueux.
– Nous t'avons jetée au fond d'une boîte il n'y a pas trois jours. Pourtant, te voilà. Tu as été privée de tes biens, laissée en arrière ; et pourtant, te voilà. Les dernières nouvelles de Le-Col disent que tu es morte. Or, Lys Du-Havre… (Il se décida à quitter son siège) Te voilà. Déguisée en bergère et capable de magie.
Un jappement résonna dans l'escalier ; et Pouilleuse, derrière la porte, se mit à gratter le battant.
– Va-t-en ! s'écria Lys de toute la puissance de sa voix. Pars ! Ne te retourne pas !
– Étrange manière de parler à un animal, fit remarquer Le-Rouge. À moins que ce ne soit l'Amphigame, que tu essaies de mettre en garde ?
Quand il claqua des doigts, la porte du salon s'ouvrit à la volée et Pouilleuse se jeta aussitôt aux talons de Lys. Mais Lancelune, elle, était prostrée à deux pas du seuil, les yeux remplis d'effroi. Ses mains étaient liées par quelque vigne invisible, alors que ses pieds restaient plantés dans le sol de pierre comme s'ils y avaient pris racine. Lesta Le-Rouge reprit d'un ton paisible :
– Lancelune Bassinet a fait de son mieux pour me retenir, je le concède. Une technique au point, et beaucoup de bonne volonté… Cela n'est pas suffisant. Je n'ai peut-être pas les attributs de naissance qu'exige Sa Grandeur la Lune rousse, quand il s'agit de rituels et de décoctions… mais je sais lire. Des années de recherches m'ont conduit jusqu'à toi, Lys Du-Havre. Je commande à l'éther, au Foyer. Ces rameaux, je les tiens.
– Pour l'instant ! scanda Lys. Trahen vous le fera payer.
Cette fois, Lesta ne rit pas ; et se contenta d'agiter la main vers la Curiosité, qui arpenta le bureau dans sa direction. Elle se laissa passer devant Lys sans rien pouvoir y faire, tandis que celle-ci cherchait à la retenir. Le-Rouge bougea de nouveau et le corps de Lys se pétrifia, avec la même soudaineté qu'il l'avait fait, dans le triste Pandorium… De nouveau entravée par les racines invisibles, elle ne se trouva pas plus capable d'en sortir que Lancelune. Celle-ci haletait. Tu avais raison. On aurait dû partir pour l'îlot, quand il en était encore temps… Le livre lui échappa pour s'écraser lourdement au sol.
Lesta fit lentement le tour de sa silhouette, se baissa dans son dos et effleurant sa cheville, ramassa le Tertre.
Sans crier gare, Pouilleuse aboya ; une femme hurla, et un coup balança Lys à terre, sonnée. Alors que la chienne jappait au flanc de l'intrus invisible, elle roula sur le tapis pour éviter la poigne qui surgissait et saisir l'échelle qui arpentait la bibliothèque. Affalée sur l'escabeau, Lys observa Lesta Le-Rouge. Il s'efforçait à la fois de tenir le livre et de garder Lys et Lancelune sous son contrôle alors même qu'il était pris de court par l'ombre de son épouse. Altenn laissa tomber le buste de marbre qu'elle venait d'abattre sur son crâne d'ébène et recula d'un pas, horrifiée, en le voyant se redresser.
– Parjure, grogna le maître en pivotant.
Ce fut au tour d'Altenn de suffoquer, les bras en croix, alors que Lesta tournait sa magie loin des deux intruses. La Dame Vorpal griffa l'air en cherchant à atteindre les rameaux invisibles, et Lys, sans réfléchir, se précipita. Comme elle avait envoyé valsé le pauvre Doperic, et ainsi qu'elle avait repoussé Topaze La-Crique, aux Glycines, la jeune Orbienne empoigna le corps astral de Lesta Le-Rouge. Lys était forte ; et cette force-là n'avait rien à voir avec la puissance de ses muscles physiques. Mais Lesta l'était aussi… Il ne souriait plus. Mais il jubilait. Bien qu'il eut tout fait pour la dissimuler, son œil ne pouvait retenir la lueur de délice que Lys sut reconnaître… Avec un gémissement, elle le bouscula aussi lourdement qu'elle put. Pouilleuse s'ajouta à la foire en claquant des mâchoires aux mollets du magicien, et tous furent à terre.
Une plafond de vigne émeraude et argentée sembla se matérialiser sous leurs yeux, guidé par le chuintement des racines qui émergeaient du sol, alors que Le-Rouge laissait sa rage éclater à travers la cime. Le-Rouge bondit sur Altenn, et Lys se retrouva entre les deux époux, sidérée. Elle jeta un coup d'œil au ventre rebondi de la Dame qui s'exclama, folle de rage et d'inquiétude :
– Laisse-donc partir ces prieuses ! Quelle folie est-ce là, cher mari ? Qu'avez-vous à leur reprocher, qui vaille de risquer toute la maison Vorpal ? Par pitié, monseigneur, gardez notre linge sale entre les murs de notre chambre… !
Il la toisa de toute sa hauteur, une main au sommet de son crâne sanglant.
– Notre chambre, ces fugitives l'ont fouillée ! Tu en doutes, femme ? Tu crois qu'il s'agit de deux aimables oculies ? Voici Lys Du-Havre ! Moqueuse incendiaire, et sorcière des massifs, condamnée au supplice du Cénotaphe pour tous ses crimes ! (Altenn se figea à son tour, ses yeux en amande écarquillés de surprise). La fille a menti, volé, agressé des innocents pour atteindre ses buts. Voilà son pamphlet !
Il désigna le livre, à six pieds de là ; Lancelune en profita pour se précipiter sur le Tertre qu'elle enfonça dans la poche de sa jupe.
– Et sa compagne, c'est l'Amphigame Bassinet, du Cabinet de Curiosités Bellerosse… ! Un être hybride, aux pratiques plus impies encore. Quant à la chienne, elles l'ont volée à cet abruti de Rubric Le-Col. Que dis-tu de cela, femme ?
Madame Vorpal demeura muette, les yeux fixés sur Lys, Lancelune, et la bosse protubérante que formait le Tertre dans sa poche. Lys vit qu'elle croyait à ses dires, en la dévisageant, car elle-même ne cherchait pas à masquer la vérité dans son regard… La Dame se releva lentement, à bonne distance de son époux.
– Des sorcières ? murmura-t-elle. Au Foyer ?
– Tu m'en vois navré, siffla Le-Rouge.
Altenn recula encore. Son chaleureux sourire de la veille s'était changé en une fente grossière à travers une face rosâtre de colère et de stupeur. Les mains posées sur son ventre, comme Lancelune protégeait le sien, Madame jaugea Lys un instant. Elle se remémorait leur discussion… et l'étreinte de leurs doigts. Puis, alors qu'elle ne cessait de reculer, elle se cogna au battant de la porte ouverte.
Derrière elle, la silhouette filiforme de Fludvia Ponceau, l'archiviste malhabile, apparut sous un rayon de soleil poussiéreux. Ses épais cheveux blonds, fournis de fils d'argent, brillèrent sur ses épaules frêles alors qu'elle pénétrait l'octogone immaculé. Il y eut un bref silence ; Altenn se déroba vivement de sa portée ; et la magicienne alla de son pas claudiquant jusqu'au centre de la pièce. « Ponceau… ? », murmura Lesta.
– Partez, maintenant, ordonna Fludvia aux deux fugitives. Prenez la chienne et passez par les archives. La porte de derrière. Je m'occupe de lui, ajouta-t-elle en désignant Le-Rouge.
– Ah oui ? reprit celui-ci, entre outrage et amusement. Tu t'occupes de moi ?
Il avança d'un pas vers la bibliothécaire qui le dévisagea à travers ses épaisses lunettes. Du même ton tranquille, elle répliqua :
– Je l'ai fait jusqu'à maintenant !
Quand Lesta eut compris que son archiviste avait, dans son sac, quelques tours lunaires des plus efficaces, il abandonna son sourire méprisant pour tirer, de toutes ses forces, sur les branches tortueuses qui glissaient au plafond. Fludvia, plus minutieuse, attrapa ça et là quelques tiges minuscules qu'elle se mit à filer comme de la soie. D'une ramification à l'autre, la tapisserie végétale frétilla ; et Fludvia parut tenir ses rouages avec une immense facilité. Lancelune rejoignit le bureau, près de Lys, tandis qu'Altenn commençait à hurler. Les rameaux retinrent Le-Rouge sur-le-champ.
– Allez, répéta l'archiviste, le front luisant de sueur. Dégagez.
Lys, Lancelune et Pouilleuse glissèrent aussitôt vers la porte d'entrée mais Lys, bouleversée, ne put s'empêcher de bondir sur Altenn La-Rouge.
– Venez ! Accompagnez-nous ! Nous vous protégerons !
Sa parole venait du cœur… or, Lancelune renifla avec dédain, Pouilleuse émit un grognement et la Dame Vorpal elle-même, pétrifiée, la contempla avec effroi.
– Partir ? Avec toi ? Quel démon cherche à m'en persuader ? Je ne veux rien savoir de toi, sorcière ! Ni de ton coven ! C'est de vous, que le géant nous protège !
– Dépêchez-vous ! beugla Ponceau, tandis que Lesta restait immobile, les yeux noirs de haine, les membres entravés de tous côtés.
Et Lys laissa son bras retomber mollement sur son flanc. Lancelune se hâta de la conduire dans l'escalier. Derrière elles, Ponceau resserrait son emprise sur Le-Rouge, prisonnier du plafond émeraude, et elle ne leur jeta pas un regard quand la chienne et elles passèrent le seuil du salon. Une demi-minute plus tard, elles finissaient de dévaler le colimaçon octogonal pour traverser à toute allure la longue galerie de glaces. Elles se crurent tirées du pire, lorsque le cri de Ponceau résonna dans l'escalier ; aussitôt mêlé à ceux de la Dame Vorpal. Une fraction de seconde plus tard, l'ombre de Lesta fusait au bout du couloir. Pouilleuse détala pour passer le portillon de la bibliothèque avec cinq bonnes secondes d'avance et Lancelune, essoufflée, jura vers le ciel. Une Beldriole aux yeux écarquillés, bouche bée, les regarda passer ; puis se mit à héler la garde.
Une nuée d'oculies ulcérées se tassèrent pour s'éviter le carambolage. L'odeur de l'encens émanait, intense, du temple illuminé. Elles traversèrent les archives, puis le bureau privé de Fludvia et enfin, la chambrette de bois vernie, étroite et tassée, où l'on trouvait les ouvrages par milliers, alignés et empilés dans tous les coins comme autant d'étagères et d'autres parts du mobilier. Quelques voix offusquées s'élevèrent dans leur dos. Lys ne se vit pas renverser le ventilateur, et entendit à peine Lancelune heurter la coiffeuse ornée d'appareils en bondissant sur la porte close… La serrure résista. Lys et Lancelune, d'un geste, posèrent leurs mains jointes sur le pommeau de laiton. La porte s'ouvrit alors sur l'arrière-cour, au milieu des rosiers, lorsque Lesta pénétra à son tour la chambre coquette… Il ressemblait à une tache de sang, sur le brun doux des armoires branlantes et des parchemins émiettés. Ses yeux lançaient des éclairs furibonds. De son bras maigre, il dessina une forme indistincte, dans les airs, et la porte se referma. Avec un second juron, Lancelune la rouvrit aussitôt. Il la ferma encore.
Enfin, Fludvia Ponceau fit irruption derrière lui. D'Altenn La-Rouge, il n'y eut pas trace mais l'archiviste avait la lèvre violacée et ses cheveux cascadaient désormais en épis sauvages. Lys et Lancelune se mirent à tirer sur le battant de toutes leurs forces (à la fois physiques et astrales) pendant que la magicienne visait le maître de maison. Il y eut un éclair, véritable celui-ci, à travers la chambrée et un coup de tonnerre si dense qu'il envoya valser une volée de bouquins sur le plancher. Lesta retourna sa magie sur l'archiviste et les fugitives basculèrent quand le battant cessa de résister à leur ruade… Lys, avachie dans les roses, contempla Ponceau une seconde. « J'ai tissé une toile épaisse, autour du rubis… ». L'archiviste s'évertuait à garder l'officier à l'intérieur. Dans l'enceinte du Foyer. Lesta voulut renverser, sur elle, les rameaux qui serpentaient au plafond, mais Fludvia les congédia aussitôt. À la place, elle souleva un nuage de poussière qui prit les centaines d'ouvrages dans son envol ; et le projeta comme un essaim d'abeilles vers le rubis. Lesta regarda les livres claquer des mandibules, cogner les murs et ricocher sur le sol. Les colonnes de parchemins et de billets jaunis explosèrent tels des bouquets de flammes pour gifler le sorcier, et il parut que la maison entière se mettait à trembler pendant que les dictionnaires et les encyclopédies enfournait Le-Rouge dans le ventre de leur nuée… Il s'effondra, les livres se pétrifièrent ; et l'entière collection crépita d'un coup quand les innombrables appareils à la vapeur d'argent, exposés à chaque recoin, éclatèrent à l'unisson. La vapeur brilla ; Le-Rouge disparut, Ponceau aussi, et le battant parut aspiré par la chambrée alors que la porte claquait brutalement. Immédiatement, le silence.
La nuit était pleine, à présent. La campagne était envahie par les grillons et le cri des bergers perchés sur les flancs des Mamelles. Il faisait déjà froid, quand le duo de magiciennes émergea de la vallée en découpant le crépuscule.
Lys ne se souvenait pas du sentier caillouteux qui serpentait l'air de rien entre les bosquets parés de boutons d'or. Le Tracé encerclait le Foyer d'une boucle à la anse bosselée pour croiser le Petit-Soulier venu traverser sa panse épaisse, et conduisait à la grande route qui gagnait Tour et Rouet, d'ouest en est. Ce fut Lancelune qui l'emmena, sans se départir de son calme méthodique, jusqu'au bord du champ voisin dont la vaste ferme se dressait à l'horizon… Pouilleuse reniflait l'herbe sombre avec un kilomètre d'avance. Lorsque les deux jeunes femmes eurent atteint le château d'eau tassé, tout en planches vétustes, la Curiosité parla enfin de sa voix la plus douce :
– Il faut tâcher de retrouver le chemin du sud. Sans passer par le Foyer ni par le Cirque. Le-Rouge, Le-Col et Marmat nous attendent au tournant.
L'utilisation du « nous » donna à Lys la sensation d'un coup à l'estomac… D'un air éteint, l'Orbienne se tourna vers la plaine, de plus en plus grisée par le froid soufflé du nord. Au loin, les parures dorées des champs du Moulin se laissaient caresser par les brises septentrionales, leur longue guirlande de foin décorée par les deux Mamelles qui perçaient le paysage. Un lampadaire grésillait, près de la ferme.
– Je crois aussi qu'il vaut mieux éviter la Cité, poursuivit Lancelune (elle fit l'inventaire de leurs maigres possessions et épousseta vaillamment leurs vêtements tachés d'herbe et de gadoue). À mon avis, nous devrions passer par les champs pour rejoindre la Tour, et traverser le Chenil jusqu'à la Baie.
Lys ne répondit pas, les yeux rivés sur les collines.
– Bien sûr, ce Le-Col pourrait bien avoir alerté tout le fief après ta fuite… Mais il te croit morte, désormais. Quant à Monsieur Le-Rouge, je ne pense pas qu'il ressorte de Vorpal avec le moindre souvenir de… notre passage. Tant que nous restons loin de Marmat, et de la capitale, nous sommes en sécurité… À moins bien sûr que les Lingeries Volages, à leur tour, n'aient décidé de condamner ta – euh – démission…
Pouilleuse, fidèle éclaireuse, revint agiter sa queue auprès d'elles et s'étendit à ses pieds, sous une botte de lin majestueuse.
– Dans ce cas, il se pourrait bien que ni la Tour, ni le Chenil, ni la Baie ne nous laissent passer leur frontière. Comment berner la garde ? Sans livret de droits, tu seras arrêtée. Tu n'aurais pas un second passe-partout, des fois, dans ton sac ? Dommage… On devrait prendre le risque. Les journaux d'Orbe ne volent pas jusqu'en Tour. Quant à ton Cabot – je veux dire… ce lieutenant (Lys s'était gelée à l'évocation d'Abaustus), il a forcément reçu la nouvelle de ta disparition. C'est peut-être l'occasion de filer pour de bon.
Mais Lys gardait le silence. Lancelune l'observa un instant, alors qu'elle-même jaugeait le nord.
– Lys ? reprit la Curiosité. Qu'est-ce que tu as ?
Tant de choses, à vrai dire.
Lys avait découvert que sa mère était une révolutionnaire et qu'elle avait aimé un homme, l'Inquisiteur du temple, du nom d'Angustius Cabot, avant de le laisser pour mort sur le bord de sa route. C'était la raison pour laquelle Abaustus Cabot (du même sang, vraisemblablement) l'avait traquée elle, jusqu'à Orbe, vingt-cinq ans plus tard. À aucun moment, il ne s'était agi de Codric Idéaud, et du misérable incendie de son hôtel. À aucun moment il ne s'était agi du moindre soupçon de Moquerie. Tout du long, Lys avait été bernée, par le lieutenant barbu, et avant tout par sa préceptrice, qui s'était appliquée à lui enseigner sa science sans rien lui en laisser réellement savoir…
Un complot d'État. C'étaient les mots de Fludvia Ponceau. Et sa fidèle mémoire ne trompait pas. Bergota Véloce Tassaud, toute entière dévouée à la lune rousse, avait insulté la houlette et combattu le sceptre à coups de charmes avant de revenir en pays de l'Arbre, pour l'enlever à ses parents. Deux des anciennes camarades de la matrone s'étaient positionnées en région des Plaines : Marmat Œil-d'Ouest, d'abord, condamnée à contenir son tempérament dans sa roulotte, et par la volonté de Fludvia elle-même, installée dans le temple par lequel Lys avait transitée avant d'atterrir au Fort.
Vorpal lui avait rendu son précieux Tertre d'Hanhéel, planqué dans la jupe de Lancelune. Mais l'Orbienne ignorait toujours le nom de ses parents. Ou celui de son fief de naissance. Ses trois jours de cavales ne l'avait menée nulle part. Céorn, le Conseiller, était resté inaccessible et elle n'avait récupéré, en outre, ni son argent, ni son bracelet. Elle était plus indésirable au Fort qu'en Cité et s'était détournée, pour rien, de ses amis et de sa mère. Fatiguée, affamée, Lys s'avachit dans le lin sans réussir à pleurer.
– Je sais que c'est difficile, susurra Lancelune tandis que Pouilleuse lui léchait le mollet. Crois-moi, je sais très bien ce que ça fait… Mais il faut se relever, maintenant. Partir. On ne peut plus traîner. Avec le Roi mort, Trahen est chaque jour un peu plus inaccessible. Tu comprends, n'est-ce pas ? Lys ?
Mais celle-ci observait de nouveau le nord.
– J'ai un saut à faire, murmura-t-elle.
– Quoi ?
– À la Colline.
Lancelune se pétrifia à son tour alors que Pouilleuse levait une truffe alarmée.
– La Colline ? répéta la Curiosité et Lys opina.
Temmon La-Corde, jeune sous-officier de rubis de l'armée fédérée, s'apprêtait à participer à une fête stellaire, sur la Colline ; il y avait même convié son compagnon d'armes, Lesta Le-Rouge. L'Astropôle, Lys ne ne s'y était jamais rendue mais elle avait enfouie, dans sa propre mémoire, les coordonnées cryptées d'une invitation fastueuse. Que Temmon ait convié Le-Rouge par connivence ou par simple protocole (et que Lesta s'y rende ou pas, avec ou sans le carton), c'était là, pour Lys, la chance de retrouver le petit militaire au béret de travers. Le territoire (contrairement à la Baie) était proche, à quelques kilomètres à peine derrière le bois, en est. Une seule ligne à passer.
– Qu'est-ce que tu comptes faire à la Colline, par Trahen ? s'épouvanta Lancelune.
– Le troisième officier, répondit-elle prudemment. La-Corde. Il va s'y trouver bientôt et je voudrais l'y rencontrer.
– Pour quelle raison ?
– Ni le Foyer, ni Madame Ponceau n'ont pu me dire où je suis née. Mais Abaustus Cabot, lui, connait ma mère. Il sait ce qu'elle a fait. Sous ses mensonges, et sa haine, il y a une profonde vérité… Si je parviens à convaincre La-Corde de parler, peut-être pourrais-je en découvrir autant sur Cabot qu'il n'en sait sur moi…
– Je croyais, reprit fermement Lancelune, que le lieutenant te blâmait pour le plaisir ?
– Pas tout à fait… Il s'est amusé, pour sûr. (Lys soutint le regard de son amie). Mais il y a eu, du même patronyme, un homme appelé Angustius qui a opéré comme Intendant du suprême, à la capitale, il y a vingt-cinq ans. Lors de…
– La Marche des sorcières, compléta Lancelune dans un souffle.
– Ma mère l'a tué. Il se peut que cet Abaustus sache pourquoi Tassaud m'a enlevée.
Lancelune haussa les épaules.
– Quelle importance ? C'est à Trahen qu'est ta place ! Notre place ! Là-bas, tu baigneras dans la magie ! Tu pourrais poser tes questions à la lune en personne !
– L'île est loin, objecta Lys. Et ma mère est sur la route…
– Alors, tu vas continuer ? siffla Lancelune. Tu vas prendre chaque risque à ta portée ? Tu vas tout abandonner, encore, pour poursuivre des idées ?
Lys lui jeta un regard peiné.
– J'ai besoin de réponses.
– Et moi, j'ai besoin que tu voies un peu plus loin que le bout de ton joli nez ! Est-ce que tu penses à Vieux Bébé ? Je l'ai quitté, pour partir avec toi… ! Et Scienesca, tu crois que Marmat ne la punira pas ? Je t'ai prévenue, pour l'article du journal. Je t'ai montrée ton pouvoir. Même Pouilleuse s'éreinte à te protéger… pourtant, tu n'en fais qu'à ta tête !
Lys, écœurée, songea aux mots de Doperic, dans la cuisine de Tassaud, au soir de sa fugue : « T'as jamais rien fait à personne, petit fleur. Tout ce qu'il te faut, c'est un sourire, ou un battement de cil pour obtenir c'que tu veux »…
– Je ne te l'ai jamais demandé ! dit-elle. C'est un pacte, que nous avons fait – ensemble ! Pourquoi me le reprocher ?
– Parce que tu ne cesses de repousser notre départ ! Tu as laissé Orbe, puis tes amis ; et la capitale, et le Cabinet ; et maintenant qu'on est sorties du Foyer, tu veux courir vers l'Astropôle pour y trouver ton tortionnaire ! Je commence à me demander, en fait, si tu veux vraiment gagner Trahen…
Un oiseau de nuit sifflota à proximité. Lys ne se démonta pas.
– Qu'aurais-je pu faire d'autre ? Et qu'ont à dire Cabot, Le-Col, Le-Rouge et Marmat de tout cela ? N'ont-ils pas menti, et volé, et joué avec la magie, eux aussi, sans jamais me laisser le temps de comprendre ?
– Tu aurais pu rester aux Lingeries, marmonna Lancelune. En Cité. Attendre de recevoir le passe-droit pour la Bastide. Peut-être aurais-tu obtenu audience auprès du régent… Il est du Fort, après tout, comme toi – et t'aurait reconnue à coup sûr, comme le vol de son bracelet.
– Je… je n'imaginais pas rencontrer Le-Col !
– Mais tu y es retournée ! répliqua la Curiosité. Tu es allée chercher Pouilleuse, et tu as tout fait pour punir Le-Col de ses petits méfaits ! (Des petits méfaits ? s'indigna Lys). Si tu étais restée à ta place, personne ne t'aurais chassée de la ville !
– Et alors ? s'emporta Lys à son tour, dépitée. Le temple Vardent est fermé ! Il me fallait me rendre à Vorpal de toute manière !
– Pour n'y trouver que les mêmes réponses. Personne ne sait d'où tu viens.
– La famille Cabot en sait quelque chose.
– Tu espères t'en convaincre, mais c'est faux. Ce que tu veux, c'est te retrouver devant lui, et La-Corde ; et tout ceux qui t'ont mise dans ce pétrin en premier lieu ! Tu as peur de traverser l'Arbre… Tu as peur de te jeter dans la Baie. Et de rejoindre Amarrah… Tu gagnes du temps, pour ne pas avoir à découvrir la vérité.
– Pourquoi aurais-je peur de la vérité ?
– Parce qu'elle risque de te décevoir ! Tu as tout perdu, en terre fédérée. Si tes origines ne te comblent pas, tu seras seule et toute dévouée, enfin, à la lune rousse… Cesse de retarder l'inévitable, Lys !
– Un complot d'État, murmura cette dernière. C'est ce qu'a dit Fludvia, de ma naissance.
– Ce qui signifie… ?
– Que le Cabot a plus de chances de savoir ce qu'a fait Bergota de ses voyages en Arbre que les femmes de Trahen.
– Tu doutes de la déesse, reprit sévèrement Lancelune.
– Je doute de Temmon La-Corde. Je crois qu'il a du remords… Il aurait pu – intervenir, ce jour-là… Il n'a rien fait. Je veux savoir pourquoi.
Lancelune la contempla d'un air résigné. D'une voix faible, elle déclara :
– Alors, c'est décidé ? Tu pars pour la Colline ?
Lys acquiesça lentement, puis supplia dans un chuchotis précipité :
– Si tu m'accompagnes, une dernière fois, je te promets que nous ferons la route, d'une seule marche jusqu'aux Braises elles-mêmes. Je t'accompagnerai au temple de la déesse en personne.
Lancelune, hésitante, lui adressa un pâle sourire.
– Je n'aurais peut-être jamais la moindre chance de poser le pied sur la plage, sans toi à mes côtés… Qui sait si Trahen acceptera l'Amphigame de Bellerosse dans ses rangs ? (Et Lys se renfrogna, le cœur brisé). Mais c'est un risque que je suis prête à courir. De ma vie, je n'ai jamais cessé d'apprendre. Et j'ai appris qu'il ne faut croire qu'en soi-même… (Elle lissa sa jupe, puis en sortit lentement L'Éther, sous son apparence de Tertre, qu'elle déposa sur le lin ; Lys se redressa brusquement). Ton livre. J'espère que tu prendras le temps de le lire. Tu verras. C'est magique.
Lys approcha, mais elle recula aussitôt.
– Lancelune ?
– Ne t'inquiète pas, reprit la Curiosité. Tout ira bien pour moi. On se retrouve sur l'île, ajouta-t-elle avec un clin d'œil. Au revoir ! Et – merci… Lyserion.
La frange brune, les grands yeux et le menton carré se dérobèrent, Pouilleuse émit un jappement de détresse et la silhouette de Lancelune Bassinet, enfin, s'évanouit dans l'obscurité.
61. La fédération des treize baronnies
Le Samedi 25 allait voir arriver, en capitale, la délégation de chaque seigneur qui n'avait pas de lit à la Bastide. La 1ère baronnie Du-Fort, terre suzeraine de la région des massifs et baronnie de main de la capitale, était hautement représentée par Céorn lui-même et ses ancêtres de la Cité. Celle-ci, privée de monarque et d'héritier, pouvait compter sur Madame Mahenn La-Rouge pour défendre son îlot et ses banlieues. Fidel avait fait accourir son chariot Du-Chenil, et Anton, le Capitaine, commandait à sa Baie. La 8e baronnie, La-Tour, avait Aimon et les Racines (le Moulin, le Guet et la Garde) étaient régies par Ronon, le cousin bleu. La Bastide attendait ainsi la venue du seigneur Rory, de l'Orgue ; son aîné Allistaire de la Forge ; Clodric du Rouet ; et le jeune Olive De-la-Colline, neveu du Général. Du-Pic, lui, n'avait évidemment donné aucune nouvelle – un fait qui ne manquerait pas d'être évoqué à l'assemblée… Céorn avait sombrement comptabilisé le nombre de représentants de chaque clan : trois De-la-Cité, trois Rouges également, deux Gris-Bois, un Vert et un natif… La Bastide ne va pas tarder à s'agiter ! Il était prévu que les seigneurs et la cour partagent un festin dans la Galerie des Globes – la salle du trône –, en hommage au meneur du troupeau disparu. Au lendemain de quoi ils assisteraient aux funérailles d'Amalric 2e, avant de se réunir pour une assemblée des barons extraordinaire dans la chambre des doléances du Palais de justice. C'était cette assemblée qui déciderait du destin de la fédération. Et de celui du régent.
À six heures pétantes, Céorn bondit de son matelas pour foncer vers sa salle d'eau, et entreprit de revêtir l'uniforme lourd et compliqué qui allait à la circonstance. Cape de fourrure de renard, gambison et guêtres, avant-bras de suie et médailles, la broche de 1er Conseiller et ministre du territoire et Noire-de-Brume qui embarrassait son mollet. Lui-même était tenu d'élever les blasons de ses allégeances, politiques ou religieuses : le soleil du Fort, le fleuve de la Cité, le clan bleu et la houlette blanche… Deux étalons De-la-Perle, des bêtes de selles de neuf-cent kilos à la robe de suie et aux fanons touffus encadrèrent sa marche vers la Place Des-Rosiers, maison du bailli Vert et chef-lieu du clan de rose ; où grouillait la garnison. Lui et sa délégation paraissaient presque lugubres, dans le 2e Quart verdoyant. À dix-heures dix, l'équipe se planta aux abords de la Place, et le bailli, Dorcéus De-la-Colline, les conduisit près du kiosque. Gyron Du-Fort et son lieutenant, De-Palme, furent accueillis par le chevalier Brouillard, pendant que Céorn regardait le Général, déshérité de toute baronnie, fulminer jusqu'à lui à travers les bosquets. Il avait accroché la totalité de ses armes à son uniforme, noir lui aussi, mais décoré d'une écharpe rose qui témoignait de la classe de ses ancêtres ; et il couvrait son bras mécanique, dont la main était enfouie dans un gant blanc.
– Réjouissez-vous, commandant, l'encouragea Céorn. Vous recevez votre sang !
Olive était né en 1061. Lui aussi était célibataire, mais son jeune âge l'excusait encore, comparé à Céorn. Sa mère était une Volenfleur et son père, le seigneur Rubert, avait été baron du fief et tel Céorn, Conseiller d'Ulfric puis d'Amalric ; avant d'expirer pour passer la main au seigneur Du-Fort. La légitimité de Rubert avait écrasé toutes les prétentions de Franc, son demi-frère bâtard, au titre de seigneur et son propre garçon, ce blondinet trapu aux airs de chiot battu, s'était vu léguer le fief de la Colline.
– Le jeune Olive et moi-même ne sommes pas si proches, monseigneur. J'étais occupé à protéger le pays, pendant que mon neveu entretenait sa baronnie.
Céorn ne répondit rien, réprimant un sourire ; et on leva, sur leurs têtes, une pointe de lance en fer Orbien et une longue houlette d'ivoire qui érigèrent le chapiteau de suie par-dessus la route pavée. Quelques cors chantèrent mais ils furent rapidement étouffés par la foule qui jaillit des portes et des arches fleuries pour faire barrage tout autour de la place. Les citéens verts étaient d'un savoir-vivre qui servait de référence ; et ils se pressaient d'un air patient, en discutant avec solennité, les doigts crispés sur de longues cannes ouvragées. Des agents de presse du Citéen, de l'Unicité nationale, du Billet du Meneur ou de La Partition bouchaient les issus, et quelques auteurs du Parascope, arrivés du fief en éclaireurs, étaient renvoyés par la garde… Des enfants, dont les plus jeunes n'avaient jamais assisté à un spectacle pareil s'émerveillaient devant le convoi.
Arrivé par la porte Est, le long de la Promenade de la langue d'or, il charriait avec lui une odeur de pluie de printemps. Un compas tournoyant servait de girouette au carrosse, surplombé par deux bannières tranchées de la 10e baronnie : une colline de jade coiffée de douze faisceaux étoilés. Le fief de l'Astropôle et sa cité de La-Lentille avaient été fondés entre les années 30 et 70, avant l'Astropôle en question, conçu par le clan De-L'Observatoire. Dès l'an 74, le clan Vert avait participé à l'exode vers la Cité aux mille merveilles, pour en devenir l'une des quatre familles suzeraines ; en laissant aux enfants de l'Observatoire la gouvernance qui leur avait permis de faire éclore la seigneurie qu'on connaissait aujourd'hui. Le fief d'esprit, dédié tout entier aux sciences célestes, était né de sa capitale, comme la Tour. À l'issue de la guerre-de-nos-pères, Méséus De-L'Observatoire, le seigneur sage, avait immédiatement juré allégeance à son bienfaiteur, le 1er Duc Vordéus, et poursuivi les recherches de ses ancêtres jusqu'à ce que le territoire soit finalement rendu à la nouvelle génération des De-la-Colline… Le signe de la troisième transmutation (temporalisation) ornait les portières peinturlurées de constellations pastels et dans les airs, une chouette diurne planait avec suffisance.
Le Doyen Véhan Du-Point, qui entretenait d'étroits rapports avec l'Astropôle où il disposait d'un siège, était là aussi, boursouflé d'importance. Il prétendait trouver au seigneur une prestance que l'Ami Franc ne s'embarrassait pas à imiter. Lorsque le baron gravit le marchepied de son carrosse pour pénétrer sous le chapiteau, le Doyen s'inclina aussi bas que possible ; mais le suzerain alla droit vers Céorn pour le gratifier d'un index pointé au ciel, vers la houlette, et d'une révérence de chez lui. Le neveu de Franc, dernier né De-la-Colline, affichait un air calme et réservé qui ne le quittait que pour se muer en étonnement contenu lorsqu'une émotion intense le traversait. Céorn ne l'avait guère entendu rire, ni pleurer, ni crier. C'était le seul de ses barons à n'avoir jamais semblé pris de passion devant lui. Des yeux ronds et tristes, d'un brun léger et innocent, enfoncés profondément sous un front large, et un nez pataud par-dessus la mâchoire anguleuse, couverte d'une barbiche aussi claire que sa couronne bouclée… Il avait, sur cette face attendrissante, un froncement de sourcil perpétuel et un rictus qui se transformèrent, un instant, en léger sourire : « Foi et Puissance, Conseiller ». Céorn lui rendit la pareille.
Le gouverneur de l'Astropôle portait une chemise de lin, serrée à la poitrine par trois boutons d'or, et un col plat qui paraissait l'étouffer un peu. S'il avait revêtu la teinte diaphane du deuil, il gardait la nuance de sa maison : sa propre cape, déversée sur l'épaule gauche, était d'un turquoise étincelant strié de constellations bleu nuit, et sa broderie donnait l'impression de voir les astres se mouvoir. Sur son chapeau ailé, une étoile à douze branches reflétait l'éclat du soleil. Il portait également une montre rutilante au poignet ; presque aussi alambiquée que la version géante de la Glorieuse.
– Soyez le bienvenu, baron De-la-Colline, déclara le régent.
Les hôtels environnants s'étaient bardés de drapeaux et de banderoles, pour attirer le reste des citéens à l'événement ; mais Olive De-la-Colline, alors que ses gens devraient investir la Place Des-Rosiers, comptait loger en Bastide tout au long de son séjour car sa présence était exigée à différentes rencontres protocolaires. Tenu par une troupe de soldats bleus et alpagué par sa horde d'admirateurs, il suivit humblement la délégation de Céorn jusqu'au centre de l'îlot comme un pan de ciel constellé, obscur et silencieux. La foule l'acclama.
Après s'être assuré que De-la-Colline fut entre de bonnes mains, au Restaurant des Platanes qu'il affectionnait, Céorn fila tel un voleur. Il s'agissait pour le Conseiller de flatter chacun de ses homologues fraîchement débarqués, tout en se hâtant de s'en débarrasser pour aller quérir ou faire quérir le suivant. L'Horloge éternelle se déroulait inlassablement depuis les boyaux de la Glorieuse, et le Monorail rugissait d'un bout à l'autre de la Cité, au fil de sa ronde inébranlable… Plus que trois seigneurs.
Quand Allistaire Gris-Bois, de la Forge, fut annoncé sur la voie du Chariot qui conduisait à la région des massifs Est, Fidel s'empressa de rejoindre son frère. Céorn comptait sur lui pour accompagner le convoi, trop lourd pour le canal, venu gronder à travers le 3e Quart. Il était déjà midi passé et le programme de sa journée restait à peine entamé… D'autres de ses obligations, à commencer par cette conférence de presse, ne pouvaient être retardées. Il fit donc rapatrier sa délégation d'étalons et laissa Fidel, flanqué du Juge, tirer le cri de ses sifflets, déployer ses cerfs-volants et faire beugler ses chiens au pied du wagon qui cracha sa fumée dans la fraîcheur du matin. Par ailleurs, il n'était pas fâché de s'éviter la rencontre en tête à tête avec le baron. Grand, rachitique, Allistaire avait jouit de soudains privilèges, lorsque sa cousine s'était unie à Amalric… Âgé d'une cinquantaine d'années, il était l'aîné de deux Gris-Bois anoblis par le sceptre, fils respectés de Philibert (l'ancien directeur du Cabinet) et d'Alderia La-Rouge. Liée par le sang aux gens de la Tourelle, sa petite-fille, la belle Selhenn, était un parti très convoité de la cour. Cette branche de la famille attendait, bien sûr, la présence d'un représentant tel que le Juge Aimon qui, pour une fois esseulé de son impitoyable tante, avait amené avec lui ses marques et ses bannières de la Tour. Un envol de colombes et un lancer de pétales découpés dans le papier diaphane des Plaines était prévu ; et pas moins de six copistes pour couvrir la rencontre, munis d'une longue plume d'oie prête à l'emploi depuis l'aube. Le codex relié d'argent de Boniface De-la-Tour reposait sur un pupitre, prêt à être soulevé lors de l'échange des devises : Foi et puissance, puis Patience et tempérance, et enfin, le fastidieux Habileté et ingéniosité de la Forge.
De la patience, le baron De-la-Forge en avait besoin ; et de quelqu'un, aussi, pour prendre note de ses plaintes. La légitimité d'Allistaire à gouverner la baronnie-mécanique, de son surnom populaire, était très régulièrement remise en cause par ses propres sujets, car il n'avait pas la nativité que Céorn, en l'occurrence, partageait avec le Fort. Il se plaignait souvent au bailli du 3e Quart, l'ingénieur Silas De-la-Forge, par le biais de courriers venimeux qui décriaient son souverain. Selon les multiples rapports, les ouvriers-forgerons exécraient le bourgeois citéen qu'on leur avait imposé comme seigneur local ; et c'était là-bas (et en Rouet, et en Baie) que la Cité débusquait le plus de nouveaux Moqueurs. D'après eux, les Cheminées devaient être habitées par un natif ou à défaut, un familier des massifs qui ait, au moins, saisi quelque chose à l'industrie de la métallurgie. Ce traditionalisme acharné leur venait directement de Clodomir De-la-Forge, dit le Furieux, qu'on avait battu à mort à la fin de la guerre-de-nos-pères, avant de prendre les Cheminées. Car, contrairement à Méséus, Clodomir n'avait jamais fait serment d'allégeance… Le pauvre Allistaire n'avait rien du Furieux de la Forge. Gyron Du-Fort, qui ne l'appréciait pas beaucoup, disait qu'il ne venait en capitale que pour y « renifler la merde sous le cul-de-la-Bastide »… Lui non plus ne portait pas le nom de son fief, mais Rory, son frère, avait pour sa part reçu en apanage l'une des baronnies les plus serviles de la fédération. Et n'avait pas le quart des soucis d'Allistaire…
L'arrivée du baron fit grand bruit. Le Sidérurge qui accompagnait les cochers frappait l'enclume de son marteau brun pour annoncer l'entrée du véhicule qui glissait sur ses rails, tel un escargot aux spirales en lamelles couleur de rouille. L'engin vieillot mais blindé dont usait le baron-mécanique appartenait à la Ligue des Voies et Chemins de Fer, comme le Monorail et l'ensemble de son réseau. Quelques lierre jaune et fleurs vissettes avaient proliféré sur la carrosserie. Derrière la coquille de l'escargot enfumé, une vingtaine de poneys robustes tiraient autant de caisses bâchées, sans aucun doute remplies de charbon ; et une demi-douzaine de soldats seulement suivaient la colonne en un bataillon de fourmis parfaitement disciplinées. Céorn les voyait encore, depuis sa litière qu'il dirigea, cette fois, vers les Volières… Gyron l'y attendait de pied ferme.
Il y avait une sombre ironie à intriguer sur la scélératesse des complotistes (et la frivolité des Moqueurs aux noms d'oiseaux) dans une tourelle noire toute jonchée de nids gelés, de fientes et de plumes ; aussi ronde et large que celle qui avait vu périr le baron Du-Fort et son épouse, dans le temps… Céorn eut un frisson. Gyron était presque invisible, d'ébène et d'argent vêtu, sur le fond de pierre sombre et souillée de coulées sèches. Les battements qui agitaient les niches au-dessus de leurs têtes empêcheraient toute oreille indiscrète de les surprendre.
– Le Pillard à la tête du raid port' le grade de Commodore. On ignore son nom, et son origine ; si ce n'est sa nativité du vaste Septentrion. C'est le titre que la Flotte royale attribut au corsaire suprême, dans les Racines, ça : commodore.
– Une parodie ?
– Ou une origine continentale ? Aucun rapport de campagne a jamais décrit d'invasion semblab' des clans barbares dans l'Arbre. Aucun meneur, aucune coalition a eu pareil impact sur la fédération… Le dernier à avoir approché les pirates, c'était Amalric.
– Vous m'en direz tant.
– Le roi a minutieusement inspecté chaque fjord et chaque îlot depuis les montagnes noires jusqu'aux terres de glace à la dérive, et l'océan entre chaque ; et récemment, j'dois dire. Il y a quatre ans, il a visité, à nouveau, les golems désaffectés, un par un, et investi la banquise morcelée du grand nord… Presque plus aucune trace de Pillards.
– Cela, nous le savions, n'est-ce pas ?
– Assurément. Mais vot' cousin en savait plus que nous. Mes types, au Guet, racontent que les raids se sont multipliés, ces deux à trois dernières années, avant de cesser totalement il y a quelques mois. C'est comme si les Pillards avaient été déclarés vaincus en océan nord et déboutés au-delà. Je pense qu'Amalric a eu tort, monseigneur, de les croire disparus. À mon avis, ils se sont ralliés à ce Commodore, et ont pris l'temps de se regrouper quelque part, hors de portée de la Cité – pour revenir en force.
Gyron Du-Fort déroula un large schéma de papier, où l'anatomie d'une pièce d'artillerie se bardait d'étiquettes constellées d'inscriptions, et Céorn se pencha pour observer le prototype d'époque du Vrombisseur : un cyclofourche de 667, à six dents frontales et quatre latérales, qui avait servi à ratisser les fjords durant l'expansion de la Cité ayant suivie la guerre. L'appareil, désuet, ne comptait plus que quelques modèles, entreposés dans la cour d'Artillerie, sous bonne garde du Général… La plupart avaient sombré dans les eaux, après quelque rencontre fortuite avec les hordes de pirates.
– Vous en êtes sûr ?
– Aucun doute. J'ai étudié les registres, les journaux et les traces du Pré aux oiseaux. Cet appareil-ci, immatriculé 12-B, a accompagné la troupe de maçons qui voyageait en radeau à travers la banquise, au début du siècle dernier, pour y façonner les golems. Il n'en est jamais revenu et son équipage a été porté disparu. Les Pillards ont su ajouter leur touche personnelle ! Au moins deux obusiers, vu le poids des boulets retrouvés sur place et le temps de repos nécessaire des machines.
– Cette puissance de feu n'aura pas été décisive, marmonna Céorn. Si le Prince était à bord, nous le saurions. Le Pillard est toujours à la traque… Mais, dites-moi – comment se fait-il que personne n'ait encore mis la main sur un engin d'un tel volume… ?
– Vingt-et-unième transmutation, 'seigneur ! L'occultation.
– Alors, les pirates se sont bien mis aux techniques Anciennes et modernes de l'Arbre.
– En effet. Quelqu'un de chez nous les aura éduqués sur le sujet ! Ces yeux arrachés… d'après mon alchimiste, ils auraient finis gobés. Bon ; le bougre n'a jamais terminé son certificat de maître, à l'Académie… Mais je le connais depuis longtemps. Même s'il est un peu fou, il a souvent raison.
Céorn voyait, au fil des paroles de son enquêteur, les visages des Vingt-sept, et ceux et celles, gauchers ou droitiers, qui avaient perdu un globe au cours de la razzia nocturne.
– Il dit qu'pour les Anciens, les yeux donnaient à voir sur l'âme, reprit Gyron. D'après lui, c'est un rituel de nécromancie poussée qui a permis à ce Commodore de réanimer les corps pour se faufiler dans la Bastide…
– Ennuyeux, souffla Céorn en contemplant les plafond lointain de la tourelle, duquel cascadaient les plumes frêles de leurs pigeons voyageurs.
Il pensait à l'âge d'Edna et aux dagues cérémonielles de la 1ère dynastie.
– De quel côté est donc allé l'héritier, s'il a pu leur réchapper ?
– Les traces qui mènent aux montagnes sont un leurre. Trop évidentes. Trois autres incendies ont éclatés dans la fédération, depuis not' dernier entretien ; des Moqueurs effarouchés, sans aucun doute… Mais l'un d'eux m'a paru plus singulier qu'les autres. Une explosion de marchandise, en Orgue, dans le quartier du Lavoir. Huit caissons de feux d'artifices volés au Cirque Allégresse. Un joli gâchis, qui n'a sûrement rien eu de volontaire… Les trompettiers disent recevoir le témoignage de nombreux riverains, qui auraient aperçu deux inconnus errer dans le quartier…
– Deux ? répéta Céorn. Les fuyards de l'aérodock ? Ceux qui ont grimpé le Bistrot ?
– Selon les itinéraires de repli… et le temps nécessaire pour rejoindre la baronnie, c'est probable.
Fascinant, songea Céorn. Edric n'avait pas quitté la Cité de sa propre initiative, pas plus qu'il n'avait échappé aux milles bastions de son père, aux meutes de pirates-alchimistes et aux agents secrets au seul crédit de son talent. Quelqu'un – un, au moins – l'accompagnait quelque part. En sûreté, peut-être ?
– Alors, qui est ce guide impromptu ? Un autre agent des troupes de Beltom ?
– Peut-être. À propos de l'ordre anonyme, nous avons fait bonne pioche. L'agence qui a distribué les actes de propriété comme des p'tits pains a fini par cracher son morceau ! Le tampon-fédéré apparu sur les contrats, entre 1071 et 72, appartient à un dénommé Véléand La-Pente. Riche rentier, ancien chercheur des labos De-Suif… Directement lié à Beltom La-Haie par le biais d'un ami commun : Andélabre 2e De-la-Perle. Andélabre est un bourgeois du 4e Quart, et actionnaire du Cabaret Pugnace. Lui aussi a fréquenté les cercles les plus hauts. Et devinez donc qui a été aperçu, blessé, la nuit des meurtres – et n'a surtout pas pris la peine de signaler son agression ?
– Le dandy du Cabaret ? s'étonna Céorn. Qui ne fait donc pas partie de la machination ?
– Justement… J'crois que nous avons affaire à un groupe d'large envergure. Une société aussi vieille que la Cité, à vrai dire. Plus on creuse, et plus on en trouve…
– J'ai besoin de connaître l'identité de leurs meneurs, rétorqua Céorn, et le but de leurs agissements, si je veux m'assurer que le Prince est en sécurité…
– En sécurité ? maugréa Gyron en époussetant son chapeau des résidus de plumage qui l'avaient couvert. Y a-t-il la moindre chance ?
Précisément…
– Alors, qui est réellement Véléand La-Pente ? reprit vaillamment Céorn.
– Nous avons trouvé l'bonhomme – et l'avons endormi, avant de l'conduire jusqu'ici les yeux bandés. Il vous attend dans sa cellule du Pénitencier, monseigneur.
Le Conseiller opina avec satisfaction.
– Espérons que vienne vite l'heure de tomber les masques. Vous avez fini ?
– Non, répliqua le chevalier avec amertume. Autre chose. Tony Des-Blés. Le palefrenier… Il a été retrouvé, lui aussi. Mort.
Céorn, qui avait concentré toute son attention sur le geôlier, au détriment du jeune orphelin, pivota aussitôt vers lui.
– Quand ça ?
– Il y a deux jours. Ici, en pleine capitale. Chez les squatteurs de l'Angle. Étranglé. L'œil en moins. Et pourtant, aucune trace du Commodore.
L'information, Gyron le savait, avec une valeur particulière pour le ministre. Cette fois, Céorn se mit à faire les cents pas dans la tourelle tassée qui laissait passer les vents. Le hasard de la disparition de Des-Blés n'en était plus un… C'était au plus près d'Edric, fatalement, que l'enfant avait croisé la route du pirate sanguinaire. Tony avait libéré, ou suivi Son Altesse, jusqu'à se trouver entre elle et son ennemi. L'itinéraire du Prince se dessinait de plus en plus clairement dans l'esprit du Conseiller. C'était peut-être Tony, l'autre moitié de ce duo de fuyards que les citéens juraient avoir vu ? Non… L'explosion du Lavoir était trop récente. Le petit avait déjà rendu son dernier souffle, à ce moment-là. Un autre bougre escorte Edric, à présent.
– Le lieutenant De-Palme a conduit le corps au grand Hôpital, conclut Gyron, avec le reste des dépouilles… Il vous y r'joindra, ce soir, avant la crémation, pour vous en dire plus. J'enquête sur d'autres morts, au passage. Les gens profitent du chaos récent ! On a compté entre six et dix assassinats cette semaine, dans l'ensemble des baronnies ; dont quatre, pas moins, en capitale… (Et le chevalier se mit à maugréer, plus pour lui-même que pour Céorn) : L'un d'entre eux a eu la colonne vertébrale éclatée…
À quatorze heures et sous les coups de cloches se présenta le baron Du-Rouet, Clodric Le-Rouge, du clan de rubis, résident actuel de l'Atelier et seigneur du 7e fief : la baronnie-de-brocart. Et il ressemblait exactement à ce que ses titres laissaient présager. Il aurait été hypocrite de lui refuser la caractéristique d'une très grande beauté ; moins sauvage, plus symétrique et plus androgyne que la face de merlans fris de Ronon De-la-Cité, cependant. Un nez en trompette sur une peau blonde et tannée, et un sourire de chapardeur qui s'étirait d'une oreille à l'autre. La nuque enserrée dans une cravate de soie et les escarpins cirés, il affichait sans timidité les plus beaux atours de ses tailleurs. Son brocart zébré, sa veste en daim et sa chemise de velours ne portaient aucune cape, car le joli seigneur se mouvait plus confortablement ainsi.
Clodric allait déjà à pied, marchant au côté de la caravane, réquisitionnée pour l'occasion, qui avait parcouru les eaux capricieuses de la bonne-fortune en chantant à tue-tête. Les quatre péniches, de taille modeste mais majestueusement parées, avaient vogué sur le canal depuis le chemin inter-seigneurial de l'Observatoire que le baron avait choisi de ne pas emprunter au profit de son dirigeable privé ; et le nef rutilant, en dédaignant l'aérodock, s'était posé au fond de la vallée pour repartir aussitôt telle une libellule pressée. Clodric avait bondi de sa barque pour s'aventurer sur les quais, pas gêné pour un sou. De nouveau, Fidel Du-Chenil était venu prêter main-forte à son frère et se tenait à son côté, sa toison auburn plus hirsute que jamais ; une main occupée à jouer avec son trousseau de sifflets.
– Et voilà qui fait un Rouge de plus, grogna-t-il entre ses dents. Abastan voit l'invasion d'un mauvais œil…
– Abastan voit tout d'un mauvais œil, répliqua Céorn.
– Où est la vieille tante ? insista le baron du Chenil.
Madame Mahenn, fort occupée, n'était pas présente pour accueillir les barons de l'Arbre, y compris son petit-neveu du côté rouge qu'elle ne donnait pas l'impression d'affectionner plus que Céorn, du côté bleu.
– Va savoir…
Clodric, harcelé par les copistes qui tentaient la patience de sa garde, s'avança d'un pas assuré jusqu'au fronton de la Banque. Bien sûr, il se fondait parfaitement dans le décor, avec sa cravate et ses brocarts qui contrastaient plus encore avec la clarté de ses boucles et l'éclat travaillé de sa dentition… Ses yeux étaient posés sur Céorn, sans embarras ni méfiance. À l'aisance de sa démarche, on l'aurait cru chez lui, partout et à chaque pas ; et le voir, planté avec gravité sur les marches pourpres qui s'écoulaient comme de la cire, donna l'impression qu'il régnait de plein droit sur la Banque. Céorn lui-même ne put s'empêcher de l'imaginer en jeune directeur financier du Quart et ses annexes fédérées, à parader ainsi devant l'héritage de ses cousins. D'aucun aurait dit qu'il était taillé sur-mesure pour la fonction.
Contrairement à Olive De-la-Colline, Clodric assumait pleinement son titre de baron. Propriété de la Cité, le Rouet ne se transmettait pas de père en fils ; mais il était traditionnellement confié à un éminent du clan Rouge depuis trois cents ans au moins. À la mort, sans enfants, du seigneur Vainon (dernier patriarche des fils du Rougeaud et figure indissociable des grands cabarets du début du siècle), la famille de Clodric avait fait pression sur le Roi pour qu'il se voit attribuer son apanage. Béric, son vieux père, et Alfrie Du-Rouet, sa mère ; et évidemment, toutes leurs accointances du fief… Amalric avait cédé sans faire de vagues. À peine trentenaire, héritier de la lignée cousine des gens de rubis et de l'ancien clan, Clodric liait idéalement les grandes familles ; et il savait faire preuve du savoir-faire nécessaire à la tâche. Diplômé en gestion par leur Académie, il s'était ensuite lancé dans le milieu du textile et le marché de ses modes… Du lin originel qui avait recouvert la région des Plaines jusqu'au satin tissé d'or, visible à la cravate de son seigneur, la baronnie lui était apparue, disait-il, comme un terrain de jeu qu'il n'aurait jamais fini d'explorer…
Le Rouet originel, un appareil rotatif de six mètres de haut, avait été fabriqué neuf siècles plus tôt par la première Le-Tailleur, Laverce, fille d'Anathilde la Fileuse. La vieille ville du Rouet avait été bâtie par ses tisseurs successifs, arrivés de tout le pays pour fabriquer, vendre ou acheter le tissu ; car personne, en Arbre, n'avait jamais égalé le doigté des tailleurs des Plaines. La quenouille et le Palais de Brocart représentaient deux des plus imposantes merveilles du fief d'esprit que s'étaient disputés les gens Du-Rouet et le clan De-L'Atelier, jusqu'à ce que le Duc bleu s'empare du fief à son tour et répande ses Tisserand, ses Volenfleur et ses Ciseaux tout autour du mur d'enceinte. Depuis, le Rouet n'avait cessé de prospérer sous sa souveraineté.
– Une très jolie plume d'ambre, au chapeau de Monsieur, murmura Fidel.
– Voudrais-tu qu'il arbore les symboles d'un pays inconnu, au lieu des siens ?
– Non. J'en déplore seulement le choix. Une aiguille ? C'est tout indiqué. Pendant que la baronnie de main agit, la baronnie d'esprit tricote…
– Ce sont ces fiefs d'esprit, qui prennent note de notre Histoire.
À chaque extrémité du convoi, deux grands poteaux de bois faisaient balancer des lanternes aux battants taillés dans le fer, dont les jeux d'ombres émerveilleraient les passants, une fois la nuit tombée. Sept couronnes de fleurs roses et blanches furent livrées sur le quai, une à une, ainsi que le voulait le protocole. Coiffée de tuiles rousses et de paillasse fagotée, la calèche qui grondait sur le pont avait la forme arc-boutée d'un temple aux gouttières courbes, entièrement tapissée de motifs de soie, de duvet et d'écailles. La machinerie crachotait une fumée pourpre et ne cessait de trembloter sur ses roues en donnant l'impression de la voir s'impatienter de débarquer… La péniche cherchait encore à s'amarrer que sa délégation bondissait sur les quais pour rejoindre la chaussée en toute hâte, à la poursuite du seigneur. Ces tisseurs avaient pris avec eux quelques piles de lin et de daim, et des tentures de satin aux tons rouge, vert et or de la 7e baronnie qui claquaient aux vents comme des voiles brodées des légendes du Rouet. C'était déjà bien assez, pour les domestiques qui charriaient aussi les effets du baron. Ils s'efforcèrent de faire bonne figure tandis que la dame de l'Atelier et le commissaire Volenfleur gagnaient les escaliers à leur tour, droit vers Beldria La-Rouge, qui œuvrait à la Banque en tant que secrétaire de la Reine-mère. Clodric, finalement arrêté aux vastes portes, fut rattrapé par trois tisseurs (des bonhommes à collerette, harnachés de collants et de manteaux arc-en-ciel) qui élevèrent sur lui un splendide pan d'étoffe (où apparaissait le lépidoptère, dont la larve, au fief, portait le nom de ver à soie). Autour de lui, les valets se figèrent, les cors de la péniche se turent et le silence se fit enfin.
– Monseigneur De-la-Cité.
Les termes de régent, de Conseiller ou de ministre ne lui étaient manifestement pas venus à l'esprit. Le seigneur, qui sentait bon l'hibiscus, serra la main de Céorn.
– Baron Du-Rouet.
Céorn hésita une fraction de seconde. À chaque fois qu'il croyait avoir mesuré le degré d'engouement protocolaire de ses seigneurs, ils l'avaient détrompé. Le zèle et l'appréciation de sa personne variaient selon les humeurs et les saisons… Clodric était flagorneur, et indubitablement narcissique ; mais il n'atteignait pas le mauvais goût. En outre, jamais Céorn n'avait rencontré son baron en de telles circonstances… C'était, de loin, la plus grande tragédie qu'avait connu la fédération de leur vivant. Et en effet, Clodric teinta son sourire d'un froncement qui le rendait plus humble, sans chercher à composer à outrance la marque du chagrin. La voix égale, il reprit le premier :
– Nous aurions dû venir plus tôt. Sauf votre respect, vous avez l'air exténué.
– Oh, il y a eu tant à faire, pour préparer l'assemblée… admit Céorn avec diplomatie. Le délai était bienvenu.
– Le Rouet aussi est agité. Tout l'Atelier est affairé à la préparation des noces.
Céorn mit une longue seconde à comprendre de quoi parlait Clodric. Le baron, depuis déjà quelques mois, envisageait des épousailles ; et sa sublime promise, la jeune Selhenn, se faisait une fête apparente de leur union. Lentement, le régent commenta :
– J'espère que le drame n'entachera pas l'humeur des festivités, si elles – venait à avoir lieu bientôt…
Mais Clodric balaya la remarque et approcha d'un pas de plus, pour s'adresser directement à l'oreille du régent en veillant à garder une coudée de distance, les yeux tournés dans la direction opposée. Il parla à voix basse mais distinctement :
– Je suppose que le plus grand mal est déjà fait ?
Le Conseiller hésita une fois encore.
– Soyez prêt à tout entendre, à la chambre des doléances.
Clodric hocha la tête d'un air très calme.
– Une fois le banquet digéré et les funérailles célébrées, malheureusement… La Bastide pourra-t-elle assurer formellement notre sécurité, durant le séjour, contre cet ennemi, par exemple, s'il était pris de nouvelles fantaisies… ?
– Formellement, sans doute, rétorqua Céorn et, poursuivant sur sa lancée : et seulement. Car, si j'avais eu le pouvoir de vaincre l'ennemi… le Roi serait des nôtres.
62. Le manoir éthéré
– D'accord, répondit sombrement Edric. Et qu'est-ce que c'est que ça, la brèche, alors ?
De nouveau, Aiden Du-Lavoir avait soupiré d'exaspération mais cette fois, il se permit d'approcher la commode, à son tour, pour s'y servir un gobelet d'eau-de-vie. Le seigneur Du-Pic ne lui en tint pas rigueur, plutôt amusé par sa déconvenue. Ed, quant à lui, fixait alternativement les deux bougres. Le baron jetait quelques coups d'œil furtifs au rouquin qui maugréait silencieusement. On n'entendit pas un bruit dans la chambre autre que le crépitement de la haute cheminée ouvragée. Le chuintement du vent avait cessé de glisser sur le carreau. Il n'y avait ni tableaux, ni chandelles – pas même une horloge… Corvus décroisa les mains en laissant ses manches effleurer le parquet, puis il flotta jusqu'au mur opposé. Ed, interloqué, le regarder pousser les battants d'une porte qui – il l'aurait juré… – ne s'était pas trouvée là une seconde auparavant.
– Où est-ce que – ? commença-t-il avant de s'élancer à la poursuite du baron.
Aiden (non sans attraper fermement la besace qui contenait son octoluth) fut aussitôt sur ses talons pour passer l'ouverture de chêne noir. La pièce mitoyenne était vaste, luxueuse et poussiéreuse et s'agençait en un grand couloir flanqué de fenêtres à la boiserie alambiquée. Une table immense se trouvait là, couverte de victuailles et de mets parfumés, et éclairée par trois chandeliers forgés dans un socle de fer à la face de renard. L'estomac du Prince se mit à gronder ; et il dût se faire violence pour ne pas se jeter sur la nappe aux motifs pourpres… Tourte aux champignons, anguille en sauce et civet de bœuf sempiternel accompagnaient nectar de baie mauve et thé brûlant… Deux chaises se faisaient face, d'un bout à l'autre de la longue table. Ed hésita. Ça n'était pas tant le repas merveilleux qu'il trouvait impromptu, mais le positionnement des pièces, dans ce lugubre Manoir. La salle à manger, dont il n'avait perçu aucune effluve jusqu'à lors, donnait directement sur la chambre. Corvus les invita à prendre place.
– Si j'avais voulu vous empoisonner, déclara-t-il, je l'aurais fait dans votre sommeil… Il n'y a rien que des forces à reprendre, sur cette table. Servez-vous.
Et ils se servirent. Edric empoigna une cuisse de lapin qu'il imbiba de sauce, et se mit à déchirer la viande à belle dent. Son ventre tourneboula et grogna d'un terrible contentement en accueillant le plat salvateur. Aiden l'intima de ralentir pour ne pas se rendre malade, mais le garçon ajouta une grosse platée de pois à son écuelle. Un verre de vin (cette fois) à la main, Du-Pic se planta au milieu de la table.
– Il vous faut l'esprit clair, pour comprendre l'enjeu, poursuivit-il. Et entendre ce qui se révélera nécessaire de vos deux oreilles… Reprenons depuis le début, voulez-vous ? (Ed lui jeta un regard intrigué). Dites-moi, Altesse – que savez-vous de l'alchimie ?
– C'est une science ?
– La science de la transmutation, opina Corvus. Précisément. La liste de ces nombreuses transmutations, et leurs interactions, exponentielles, est sous clé dans les coffres-forts de la Bastide, partagée entre ses Rois-bergers, ses doyens et ses laborantins… Je suis sûr que vous pouvez définir le terme de transmutation, Edric De-la-Cité ?
Ed, la bouche pleine, fronça les sourcils en tentant de se rappeler ses leçons.
– C'est… une transformation ? De quelque chose… en autre chose ?
Du-Pic sourit, et pivota vers Aiden pour l'inviter aimablement à s'en mêler.
– La transformation, souffla celui-ci à contrecœur, n'est qu'un changement, caractérisé par la modification qui en résulte… L'alchimie, elle, provoque une mutation de la nature profonde. C'est la métamorphose interne d'une substance en une autre.
– Au moyen d'une altération des corps simples, acheva Corvus avec bonne humeur. La science alchimique utilise la chimie élémentaire comme levier pour se hisser plus haut dans la maîtrise de la nature. C'est elle, qui puise dans la matière et ses composants, et étudie ses réactions pour remodeler le flux de l'éther…
– Le quoi ? souffla Ed en s'abreuvant.
– L'éther. Le fluide répandu entre tous les airs. Le lien entre toutes choses, passées ou à venir. La toile qui lie tous les cœurs, et chaque buisson, chaque grain de sable, chaque étoile étendue entre ici et l'éternité.
– Jamais entendu parler.
Aiden fut scandalisé, encore une fois, devant la nonchalance du Prince, mais le baron éclata d'un rire cristallin.
– Et pourtant ! Vous vous en servez tous les jours. L'Aurore et le Zénith ont fait pousser en Cité des fleurs que la terre n'a jamais dessinées… Vos appareils, vos antennes, vos chars occultes… Ils modifient l'éther à chaque instant. La technologie de l'Arbre a peu à peu dépassé sa cime. Comment cela, dites-vous ? C'est bien simple. Lorsque les bergers de la vallée ont déterré à leur tour les vestiges de la dynastie Ancienne, ils ont exhumé les plus stupéfiantes révélations. Ils ont usé, et abusé du savoir hérité des temps jadis, à l'époque où le Dieu-berger n'était pas encore à l'état d'idée ! L'alchimie elle-même, en vérité, est blasphème aux yeux du temple…
– Il y a des lois, rétorqua mollement le Prince. Il y a des transmutations interdites.
– Par le sceptre, ajouta Du-Pic. Qui ne s'embarrasse pas de tant de piété quand il s'agit d'en faire usage à son propre profit. La Divine, la Banque, l'armée… toutes ont reçu les passe-droits nécessaires pour altérer les lois physiques de notre monde. Toutes ont pu étirer, fragmenter – fracasser l'éther, parfois, pour poursuivre leur propre progrès.
– Mais qu'est-ce que ça à voir avec moi ? s'impatienta Edric.
– J'y viens. (Et Ed s'empourpra)…
« Il y a des milliers d'années, le peuple Ancien a dominé le monde. Ils se sont étendus, et se sont développés ; et ont évolué plus loin, plus haut, plus profond que le sceptre-berger et tous ses barons n'en ont jamais rêvé. Aucune Académie ne peut, à ce jour, révéler tout ce que l'ancienne dynastie a façonné. Jusqu'à sa perte. Mais celle de la Cité en a saisi une jolie part, et à son tour, exploité le potentiel de nos aînés. Cadrans et noxiculaires ; photographie et parascope… Même notre calendrier, et notre alphabet et notre algèbre en sont issus ! Quant à cette alchimie, elle est née il y a quelques six-cent ans. Sa forme moderne est apparue au siècle dernier et elle a bouleversé les décrets les plus fondamentaux de l'existence. Comment puis-je le dire ? Il est temps de l'admettre : j'ai, moi-même, une certaine habileté en la matière, et une réputation à tenir ! Les gens du Pic, et dès l'aube de l'autarcie, ont eu accès à la puissance de l'éther par différents… moyens. Il y a eu des rituels, bien entendu ; du serment de sang à la nécromancie la plus barbare. Les melgraves, de la cire noire… Mais aussi, quelques formes de projection plus inoffensives… Toutes les magies ne sont pas mauvaises, Votre Altesse ! ».
Ed haussa le sourcil. Entre les dépouilles éborgnées de la Bastide et les aurores maudites du Pic, il hésitait à présumer la moindre forme de magie innocente…
– C'est de la magie, ce qu'a fait l'ennemi ?
– En très grande partie, confirma le seigneur.
– Mais… si les contes de fées sont réels, contesta Edric, qu'est-ce qui les rend différents de l'alchimie ? Les sorcières aussi seraient-elles savantes ?
– La magie tire sa force de l'éther, exactement comme un puits tire l'eau de son fond… et comme les Anciens, avant leur déchéance, tous les cultes, toutes les superstitions et toutes les sciences de la fédération (interdites ou pas) ont manipulé ses circuits. Mais la déesse de Trahen ne leur inflige nulle altération. Elle parcourt les sentiers éthérés sans y imposer sa marque. C'est de la lune, que vient la magie trahnienne, et de ses rayons… La lune influence les marées, les cœurs, et la toile invisible. Les sorcières observent ses signes et accomplissent sa volonté – ou, en tout cas, ce qu'elles en comprennent.
– Alors… le Dieu-berger est une invention ?
– Les moutons ont personnifié leur berger, comme les sorcières ont incarné la lune. Les trahniennes appellent cela l'Arbre originel. Les Premiers-Nés préfèrent le terme d'Âme universelle. Tous ces prophètes, d'un bout à l'autre du Continent, ont nommé le cosmos à leur manière. Tous ont eu tort ; et raison à la fois. Tous ont voulu tenir sa force.
– Et les pirates ? demanda brusquement Edric. Les Pillards du Septentrion… ? Quelle est la forme de magie qui a ravi leurs faveurs ?
– Toutes à la fois, répondit Corvus. Le rituel d'éborgnement est un acte nécromantique de la plus pure sauvagerie. Il est issu d'un procédé de mimétisme inspiré de la seiche à babiole… Une espèce endémique de Trahen ; définitivement disparue, de nos jours, des terres de l'Arbre. Son dard éborgne sa victime pour lui injecter quelque venin ; dont la propriété la plus fameuse se résume à la possession du cadavre. Comme une conscience parasitaire. Cette créature a longtemps effrayé les moutons, car elle a su perdurer par-delà le cataclysme et menacer le berger… Elle symbolisait déjà, autrefois, la sage Edna ; mythique oratrice de l'ère Ancienne et son pictogramme a souvent agrémenté les cinq chapitres du pamphlet des sorcières. Au nord, elle a inspiré le conte du gobe-œil. Peut-être est-ce de là que le Commodore a débuté son étude de l'éther ?
Ed s'étouffa dans son dessert, les lèvres couvertes de crème, mais ce fut Aiden qui demanda précipitamment :
– Vous connaissez le Commodore ?
– Pas autant que vous le souhaiteriez, admit Corvus. Mais j'ai vu le char d'assaut. Et les procédés alchimiques qui le blindent. Cet envahisseur connait la fédération. Il a reçu les informations nécessaires. Il a un allié, quelque part dans l'Arbre. Lequel ? (il haussa les épaules) Je l'ignore encore…
– Mais vous savez ce qu'il me veut ! scanda le Prince.
– Ce Commodore, non content de saigner le meneur du troupeau, s'est acharné à vous tirer de la Bastide pour vous emmener avec lui. Et entier, à tout prix. Son plan initial, je le présume, était de vous conduire silencieusement hors de l'Arbre pour vous étriper à sa guise sur l'Autel consacré.
Aiden essuya lentement sa barbe mouchetée de miettes de pain.
– Un autel ?
Du-Pic ne quitta pas Edric du regard quand il répondit :
– Sur le volcan du Mont-cerclé, aux côtes du pays d'Est. C'est là-bas que le pirate – ou son commanditaire – cherche à vous livrer. Le rituel est apparu, pour la première fois, dans une version antérieure de L'Éther de Trahen. Il se retrouve dans un tas de légendes et de contes façonnés depuis lors… Il consiste à planter une lame d'argent dans le cœur du sacrifié ; car cette arme seule serait la clé de la seule porte vers les forces infinies du cosmos. Ce que veut ce Commodore, c'est le pouvoir. Le pouvoir te tenir, dans sa main, la puissance de l'Arbre, de l'Âme universelle et de la lune… Il veut supplanter toutes les magies, toutes les alchimies, pour plier la réalité elle-même à sa seule volonté.
– Et c'est moi que l'on sacrifie ? bouda Edric. Ah, je vois… Parce que je suis un Prince ?
– Non, répliqua Corvus. Parce que vous êtes la Brèche. C'est la raison pour laquelle il y a cette marque de naissance, en forme d'arbre renversé, sur votre poitrine.
Ed palpa machinalement son torse.
– Comment avez-vous – ? Une brèche dans quoi… ?
– La Brèche, l'unique ; dans le verrou qui tient la porte ! Les Anciens ont fabriqué cette porte. Ils ont peiné à la refermer, après avoir secoué les bases du monde quantique. La nature elle-même s'est révoltée contre leurs méfaits… Les textes parlent d'Arbre géant, aux rameaux par millions répandus sur les terres… D'autres évoquent une tempête aux nuages magnétiques et un déluge de pluie acide… Certains disent que le géant furieux a puni les Anciens pour leur hérésie. Tous parlent, en fin de compte, d'un cataclysme aux conséquences absolues. Depuis, les Premiers-Nés, puis les bergers (et enfin, les Pillards) ont rejoint le Continent… et déterré leur legs.
Edric cessa définitivement de manger, au bord de la nausée.
– Amalric, susurra-t-il, m'a offert un poignard, il y a dix ans. (Aiden déposa lentement ses couverts). Je crois qu'il a disparu, le soir des meurtres… C'est l'émissaire du régent, qui m'en a parlé. Un officier de suie. Il m'a dit que la lame devait rester dans son écrin. Une lame d'argent… dont j'ai conservé un éclat. Sans lui, elle est incomplète.
Et il voulut dévoiler le pendentif ciselé, qu'il ne trouva pas sur sa poitrine. Il se tourna vers Aiden, effaré, quand le baron du Pic intervint d'une voix claire :
– Le médaillon n'est pas enfoui sous les neiges, rassurez-vous, ni perdu dans les flots de la Coulée ; et c'est tant mieux, car la tâche nous aurait été plus difficile encore. J'ai pris cette relique. Je m'en réserve la garde, au moins le temps de votre séjour.
Pour la première fois depuis leur réveil, Edric perdit son sang-froid.
– Il m'appartient ! aboya-t-il.
– Ainsi que l'a voulu votre père… Amalric a eu le culot de fragmenter la clé absolue pour s'assurer un ultime bouclier.
– Qu'aurait-il su des intentions du Commodore ? coupa Ed.
– Du Commodore ? Enfin, garçon ; celles du Roi étaient similaires !
Edric se pétrifia sur sa chaise. Aiden, l'air soucieux, intervint :
– Ça suffit. C'est déjà trop. Il n'a pas besoin de…
– Silence, gronda Du-Pic, et ses visiteurs obéirent sur-le-champ. Le sujet ignore tout de sa nature et c'est une faute dont je vous blâme, Monsieur Du-Lavoir. Combien de secrets la Brèche a-t-elle encore à percer, à propos d'elle-même ?
– J'ai révélé ce qui me concernait !
– Mais il y a plus, à savoir pour comprendre. Le Roi lui-même prévoyait d'exécuter son rituel. Amalric cherchait à atteindre l'élévation. Il a mis la main sur la lame de la Butte glacée, et en a tronqué une partie qu'il vous a offerte, Altesse ; pour diviser ses chances de voir la clé dérobée d'un seul coup. Puis il vous a éduqué, dans l'attente du jour où il aurait, enfin, traduit l'ensemble de ses incantations : le 21 Septembre 1082.
Ed vacilla. Le baron le dévisagea un instant, mais le garçon s'accrocha au bord de la table.
– Selon vous, Amalric avait saisi la plus Ancienne magie ; et prévu de m'assassiner avec cette même dague, au fin fond du pays d'Est ?
– C'est ce que l'ordre Noyeur, de tous temps, a cherché à empêcher… Le sacrifice de la Brèche incarnée.
– De tous temps ? Avant ma naissance, vous voulez dire ?
– Monseigneur, je vous en conjure, interrompit prestement Aiden, mais Corvus reprit :
– Aussi loin que remonte le calendrier fédéré, il y a eu une Brèche sur le Continent. Un être unique, aux propriétés astrales innommables. Une faille ouverte sur l'éther entier, et un moyen d'obtenir la maîtrise complète du temps et de l'espace… Elle est, selon le pamphlet des sorcières, la matérialisation du bourgeon fracturé sur la porte invisible. Il y a toujours eu, et il y aura toujours une Brèche dans le monde ! Les Noyeurs ont pour mission sacrée de les trouver, pour les tenir captives, ou les éliminer. À l'instant précis où la Brèche est sacrifiée, la faille s'incarne de nouveau, sous la peau d'un nourrisson ; et la traque reprend aussitôt. Le Codex l'a peut-être oublié, mais les malins de ce monde en ont connaissance, et ce fait ne saurait être ignoré du Commodore… Pas plus qu'il ne l'était d'Amalric.
– Il voulait me tuer, murmura Edric, les yeux écarquillés. Il voulait me tuer.
– De nombreuses incarnations ont péri de la main de l'ordre. D'autres n'ont jamais été identifiées. D'autres, encore, ont reçu l'aide et la dévotion de leur gardien ; et ont su se laisser vivre quelques années au moins. Mais celles-ci ont toutes finies par tomber entre les mains d'un démon ambitieux ; qu'il soit mouton, veilleur, sorcière ou anonyme…
– Alors que moi, j'y suis né, n'est-ce pas ? siffla le Prince, haletant. Amalric n'a eu qu'à me prendre au cadavre de ma mère, pour m'étudier à sa guise… ? Il était le plus avancé, le plus triomphant de ces malins - jusqu'à ce que le pirate s'en mêle ?
Cette fois, le baron ne répondit pas ; mais son regard opina pour lui.
– Et les chamans ? reprit vaillamment le garçon. S'ils peuvent assigner un protecteur à toutes ces brèches, ne peuvent-ils pas les soulager de leur… fardeau ?
– Les chamans œuvrent au libre cours de la déité, répliqua le seigneur. Ils nomment son gardien – ils ne le choisissent pas. C'est leur fardeau à eux. Voilà tout ce que j'en sais. À mon grand malheur, je n'ai… jamais pu visiter Terre-priée.
– Pourquoi ne pas m'avoir tout dit, le jour de notre rencontre ? s'entêta Edric.
– Vous étiez jeune, fit remarquer Du-Pic. Et bête. Plus encore qu'aujourd'hui. Il n'était pas temps de contrarier Amalric ; ni les hordes de masques blancs qui pullulaient à son pied. Quand la faille a pris le visage de l'héritier, toute l'opération a été gelée. Amalric vous a barricadé… Puis le temps a passé. Jamais la Brèche n'était apparue sous les traits d'un monarque. Jamais encore elle n'avait suscité la curiosité, ni la patience de l'ordre. Personne ne savait ce qu'espérait, ou comprenait le Roi de sa situation. Quand il s'en est allé déterrer cette dague tronquée, il y a dix ans, j'ai deviné. L'ordre aussi. Et l'ordre, de nouveau, s'est mis en alerte. Il aura fallu l'arrivée de ce pirate, et les mauvais vents du Septentrion pour activer les troupes. Les Noyeurs ont espionné, et doublé les Pillards dans leur propre entreprise… Mais, pour la première fois en mille ans, cette souveraine Brèche s'en est tirée et jusqu'au Manoir, avec un joueur d'accordéon pour gardien ! Des dizaines de pauvres gens de toutes classes ont tour à tour incarné cette ouverture mais vous êtes sans doute, Altesse, le sujet le plus improbable …
– Alors, que me reste-t-il à faire, dans ce cas ? marmonna Edric. Trouver une cachette – et m'y terrer en attendant d'y mourir pour passer le flambeau au prochain imbécile qui sera forcé de prendre la relève ?
– Ou beaucoup mieux que ça, peut-être, contredit le baron. C'est bien ce que je cherche à savoir, Altesse. Il y a des signes. Des phénomènes avant-coureurs. Les symptômes de la profanation Ancienne. La configuration des événements m'interpelle. Je suis curieux de comprendre, en fait, qu'elle part vous allez prendre à la suite de cette guerre…
– Quelle guerre ?
– Allons, ne faites pas l'enfant ! Vous avez vu ce qu'il se passe. La fédération va bientôt faire face à son propre déclin. Son alchimie va la tromper. Son système va s'effondrer… La Moquerie, les veilleurs, les natifs de la Baie, les Autres, tous autant qu'ils sont, iront se jeter dans la bataille. Les Illuminés de l'Est attendent l'arrivée de leur messie… Cette faille incarnée, qui réunifiera le Continent. Ils croient que vous sauverez leur monde. Il y a, par ailleurs, un front meurtrier et une Ville-de-fer insurgée entre l'Arbre et l'autel consacré… Le malin savait ce qu'il faisait, en égorgeant Amalric. Il a jeté le chaos sur le pays en laissant le trône vacant ; et posé les bases de son invasion.
– Invasion… répéta Aiden dans un souffle rauque, mais Ed reprit aussitôt :
– Et votre monde à vous, monseigneur ? Comment comptez-vous le protéger ?
– Cela dépendra, Altesse, de votre plan.
– Vous voudriez que nos plans concordent ! nota le Prince. Mais de vous, je n'ai encore eu les réponses que je voulais. Si vous comptez tirer avantage de cette faille magique, vous devrez nous faire confiance, n'est-ce pas ? Vous n'avez pas tous les indices ! Sur l'ordre, et sur la dague, et sur l'autel… C'est pour ça que vous voulez m'envoyer voir je-ne-sais-quel chaman. Vous ne savez pas, de ma vie ou de ma mort, laquelle profitera au fief du Pic, j'ai raison… ? La nourriture n'est peut-être pas empoisonnée ; mais je ne sais pas si vos intentions sont les miennes, monseigneur.
– Et quelles sont les vôtres ? reprit le baron. Le musicien et vous avez-vous décidé de la marche à suivre, dans votre cas précis… ? Connaissez-vous les camps qui se disputeront votre garde, sitôt le sceptre redistribué ? Avez-vous un but ?
Une terrible seconde, Ed se laissa bouleverser, en songeant à l'accroche-cœur doré sur le front de Tony.
– Je veux détruire le Commodore (et Aiden, en soufflant, leva les yeux au ciel). Je veux lui faire entendre le nom… de ses victimes, avant de le voir s'éteindre pour de bon… Or, il y a quelques tours communs, entre vous et lui… Comment saurais-je que vous n'êtes pas le sorcier que tous dépeignent ? Comment me fier à celui qu'on appelle le Mutin ?
Et le baron accablé, devant leurs mines repues, les invita à quitter la table.
Encore une fois, il désigna la grande porte vitrée qui constituait l'essentiel du mur du fond, et Ed s'aperçut seulement de son existence. Nerveux, il fila vers le battant et Aiden se précipita à son côté. Ensemble, ils entrèrent dans la galerie carrelée qui serpentait, de guingois, sous les arches de bois sombre. Des fenêtres rondes ornaient le mur et la charpente en laissant voir les hauteurs du château. Ed s'émerveilla de peur. La forêt d'encre, parée de glace, couvrait l'horizon boursouflé par les collines du Pic en dessinant des doigts crochus dans le lointain. Les aurores étaient légions parmi les cieux et le vaste Manoir perçait leurs langues de tourelles vétustes. Pointu et tortueux, l'édifice élégant constituait l'antichambre d'un château véritable, ancré dans le roc de sa montagne. Le clocher de la maison-forte, supplanté par un pignon ornemental, était orné d'un balcon en fer peint du plus pur style de l'Ombre. Les épis piquaient les toitures avalées par la neige en clignotant dans les ténèbres. Sous ses terrasses, la noire Coulée infiltrait l'égout. Ed se tassa… Les lucarnes donnaient l'impression de le toiser. Continue à marcher.
La galerie les emmena dans un boudoir, sûrement somptueux, autrefois, mais plongé dans un désordre sans nom. Des reliques, des photographies et des statuettes y étaient entassées sans ménagement, couvertes de draps de soie… Edric y reconnut des bustes et des tapisseries du Pic, aux couleurs sombres de leurs bannières, enfouis sous les rideaux pliés. Le petit salon témoignait de mille ans de suzeraineté. Pas de fenêtre, cette fois-ci, pour donner à voir au-dehors et une lampe rosâtre à peine suffisante pour couvrir le bleu profond des murs… Corvus Du-Pic désigna une carte étalée de toutes ses craquelures sur un meuble à la parure de poussière, puis il déclara :
– Le Pic a vu naître l'un des plus vieux clans de l'Arbre. L'un des rares, à l'instar des De-la-Cité et des De-la-Baie, à tenir encore sa place de nos jours. Mutin, c'est un joli nom ; que mes aïeux ont voulu me laisser en héritage ! Il y a sept-cent-dix-sept années très exactement, la fille du comte bleu, Tenhenn De-la-Cité, a pris la fuite pour s'enfermer, dans ce même Manoir, auprès de celui qu'elle aimait – allez savoir pourquoi : Cervus du Pic, plus haut dans ma généalogie… C'est ce qui a forgé l'irréductible alliance entre les moutons et les mineurs du Fort, à l'époque, et encore vivace aujourd'hui… Clodoric, le comte de l'Arbre, et son lieutenant Gris-Robe ont essayé de prendre la maison. Le siège n'a eu aucun effet. Mais la guerre-de-nos-père a divisé l'alliance, les anciens Moqueurs et les Racines… Sept siècles plus tard, la Bastide tient encore rigueur à Cervus d'avoir osé se jouer de la Cité et raconte, à qui veut l'entendre, qu'elle a vaincu l'Ombre.
Il replia la carte épaisse qu'il jeta dans un coin du salon.
– Balivernes. Le Manoir n'a pas cédé ; et les bleus se sont vaincus eux-mêmes. Le comte a été éventré par son propre frère, Vordéus, qui a pris sa place de seigneur suprême. Et à la suite de quoi, il a concédé son indépendance au Pic, en échange de la signature d'un traité confidentiel… Ces accords, Altesse, je les ai lus. Et acceptés. Il n'y a pas eu de Roi suffisamment fou – pas même Amalric – pour s'en prendre à l'Ombre. Et c'est pour une bonne raison. Le Pic n'a pas mutiné contre le géant, ni contre son berger ! Il se sont serrés la main, et ont convenus d'un marché… Est-ce le moment, pour vous et moi, les héritiers de leur folie, de renouveler ce marché selon notre convenance ?
Edric hésita ; mais Corvus ne paraissait pas attendre de réponse immédiate. De son air nonchalant, il parcourut la stature fissurée d'un homme au nez pointu.
– Vulpes Du-Pic, qui a fondé la maison. Il tenait son nom d'un terme d'argot Ancien qui désigne le renard. Il a pris possession du Pic de l'Ombre. Quand il en a extrait le trésor – un trésor bien plus grand que les joyaux d'Hector que vos bergers ont repêché du lac –, il a découvert la puissance de l'éther. C'est lui qui, le premier, a conduit la magie entre les murs de cette demeure… (Corvus eut un mouvement de recul, avant de s'éloigner lentement du buste). Mais c'est Pancelse, trois siècles plus tard, qui a invoqué la déité. C'est Pancelse, au nom du Pic et pour ces accords, qui a attiré la malédiction.
– Celle-ci est donc réelle ? murmura Aiden.
– Si elle ne l'est pas, alors, j'ai été astucieusement dupé.
– Que voulez-vous dire ? le pressa Edric, et le baron eut un pâle sourire :
– Aucun de nous n'a choisi ses parents, dit-il. Vous n'avez pas choisi de grandir sous la houlette d'Amalric ; comme vous, Monsieur Du-Lavoir, n'avez guère choisi la musique pour étude. Quant à moi, Du-Pic, il me revient d'assumer les serments de mes ancêtres. Les aurores septentrionales qui imbibent le vallon sont nocives. Leur force est furieuse. Quant à la terre, elle se gorge de piété et de pourriture… Une nuit éternelle, c'est ça qui tient le fief et le plonge dans la torpeur… C'est le mal, le vrai, qui empoisonne l'air des montagnes. Tant que le Manoir sera debout – ainsi que je m'y suis juré –, il n'y aura pas d'amour, sur le domaine, et jamais plus qu'un fils bâtard, et unique, pour reprendre les rennes de la baronnie. Tant que le Pic sera indépendant, je serai lié à son destin et tenu de garder toute affection insatisfaite. Que je me prenne à enfreindre cette loi ; et le sort maudit se déchaînera sur ma terre. Que la Cité attaque, et il s'en prendra à elle. Voilà le plus gros de mes accords, Votre Altesse.
Ed le contempla avec surprise – peiné, à vrai dire, de le voir si vulnérable. Puis il se rappela à qui il avait affaire, et tenta de reprendre ses airs confiants quand Corvus reprit fermement :
– Vulpes, Cervus, Canis… Pancelse et tous les autres ont été rendus à la déité, Altesse. Il nous revient de choisir notre voie. Quelle sera la vôtre ?
– J'irai là où il faudra, répliqua Edric en se souvenant des courants glacés de Belladone, pour trouver le moyen de défaire ce Commodore. Je veux l'éliminer. Je veux retrouver ma liberté.
– Même si cela vous conduit sur des routes insoupçonnées ? Même s'il vous faut, pour ce faire, prendre d'innombrables chemins de traverse, à mille lieux du pirate lui-même et auprès de dangers peut-être aussi grands que lui ? Vous êtes une cible, Edric. Et si un malin venait à vous atteindre, le Pic, la Cité, et le Continent entier pourraient tomber… Je ne peux pas vous laisser filer aussi simplement. Vous, votre guide et votre médaillon êtes indispensables à la sécurité de tous. Si nous nous entendons sur vos itinéraires, il vous faudra les respecter à tout prix. Les serments sont pris très au sérieux, dans le fief-cimetière…
– Où tout cela me mènera-t-il, après Terre-priée ?
– Terre-priée seule peut vous révéler ce qu'elle sait de la déité, ou du malin… Personne n'en maîtrise mieux l'observation. Ce sera votre point de départ, vers votre prochaine quête. Et je peux vous aider à vous y rendre, sans risquer de subir la traque des soldats bleus et des masques blancs. Mais avant de vous renvoyer dans le monde, il me faudra votre garantie. Vous répondrez à mes questions.
– N'y avons nous pas déjà répondu ? s'impatienta Edric.
– J'ai d'autres interrogations, plus… intimes ! Et elles devront être exposées avant la fin de la nuit… enfin, c'est une façon de parler. Il existe un moyen, au Manoir, de sonder la vérité profonde. Lorsque j'aurais vérifié si vous êtes capable de porter un poids pareil sur vos épaules, nous discuterons de votre sortie du territoire…
– Je refuse de faire de la magie ! C'est la magie, qui nous a tous damnés !
– Altesse, reprit impatiemment Corvus, si vous en êtes encore à rabrouer les charmes Anciens, on ne va pas s'en sortir…
– Il n'a pas tort, marmonna Aiden, planté sous une bannière aile de corbeau.
Ed soupira d'exaspération. Les yeux perçants, il répliqua froidement :
– Pourquoi cela doit-il se faire avant la fin de la nuit ?
– Je suis attendu, expliqua Du-Pic, à l'assemblée des barons, ce dimanche. Chaque clan y sera représenté. Je compte m'y rendre, pour y tenir en respect les inopportuns qui se verraient bien planer sur la mort du Roi en y raflant la ressource du Pic. J'espère aussi, à vrai dire, comprendre l'essentiel de ce qui anime le régent, et ses ministres… En vous ayant sous le coude, j'ai – je l'admets – un joli tour d'avance sur les seigneurs citéens… Qu'ont-ils à dire de vos récents exploits ? Céorn De-la-Cité sera-t-il couronné Roi à vos dépends ? J'ai grand hâte de le savoir.
Le Prince ne répondit pas, les yeux rivés sur la bannière à tête de renard ; et le baron traversa le boudoir à vive allure pour soulever le pan de tapisserie, au bout du comptoir, derrière lequel il s'évapora. Ed et Aiden s'empressèrent de le suivre, de plus en plus confus par l'architecture retorse du bâtiment, pour se retrouver dans une vaste bibliothèque. Trois étages d'arches ouvragées se couvraient de manuscrits colorés, aux reliures élimées par l'âge. Ses balustrades et ses piliers torsadés donnaient le vertige ; et ses vitres étincelantes, barrées d'échelons cirés, renvoyaient l'intense lueur des dix chandeliers répartis sur les tables noires. Les allées tassées formaient une série d'arêtes dentues comme une étoile, en épousant la forme circulaire de la tour, et Edric se mit à scruter la fenêtre. Une cascade de diamant noyait la route qui passait au pied du mont. Le paysage avait changé.
– Qu'est-ce que… ?
– Le temps, interrompit le seigneur, va venir à nous manquer, et l'ennemi est en action depuis un moment. Ensemble, nous devons établir une stratégie ! (Il retira un artefact rutilant d'une étagère en faisant voleter ses manches). Quand l'imminomètre sonnera, il vous faudra déguerpir sur le champ. (Edric regarda le gros sablier magnétique, dont l'aiguille émettait un tic-tac aigu). Cet appareil anticipe le temps imparti à une prise de décision, avant que les choix ne soient caducs. Son activation signifie que le temps vous a conduit à un instant de non-retour… Jusqu'à un nouveau choix. Nous n'aurons que ce délai-là pour évaluer vos talents.
Et Ed, une nouvelle fois, pivota vers Du-Lavoir, qui avait grandement perdu de sa superbe. C'est moi qui pilote.
– C'est d'accord. Cuisinez-moi. Faites-moi passer votre entretien. Et si vous le pouvez, ne lésinez pas sur les moyens pour nous faire porter promptement à Terre-priée ! Nous vous enverrons les nouvelles de là-bas.
– Oh, je ne vous enverrai pas à Terre-priée, objecta le baron en liant l'imminomètre à son poignet mince. Je ne peux pas conduire les deux hommes les plus recherchés de la fédération à bord d'un vaisseau griffé par le Pic ! D'ordinaire, mes pérégrinations sont, à l'évidence, anticipées et solitaires… Avec vous, je ne peux aller plus loin que là où le régent m'attend. (Il sourit devant l'air éconduit d'Edric). C'est exact, Altesse. Vous allez devoir repasser en Cité.
Le silence fut glacial. Ed paniqua.
– En Bastide ? C'est une folie ! Ou un moyen de me livrer, triomphal, à cette assemblée !
– Pour remettre le destin du pays entre les mains du gouvernement ? Là serait la folie !
Et sur ces mots, Corvus traversa la bibliothèque pour atteindre l'arc de pierre, à son extrémité, et poussa la brique comme s'il s'était agi d'un rideau d'eau pure. Edric, qui s'attendait à entendre Du-Lavoir protester, fut le seul à réagir en courant après le seigneur, les yeux écarquillés. Pour lui aussi, la roche se laissa repousser, sans émettre plus de résistance qu'un pan d'éponge, et le craquement pierreux fut presque agréable, au contact de sa peau, quand il surgit hors de la bibliothèque.
C'était un véritable aérodrome qui remplissait le ventre obscur du Manoir. La piste circulaire, éclairée par quelques rangées de lanternes faiblissantes, accueillait un monstre de bois et d'acier, aux cordages empêtrés, qui paraissait ronfler sur le béton. Il était rouge, sur la plus grande surface, noir à la coque et blanc au niveau des ailerons ; et sa gueule de requin pointait vers le ciel paré de brumes. Deux moteurs bombaient le côté gauche de la bête, et deux autres en munissaient le droit alors qu'une grande voile à la membrane translucide voletait depuis son mat hérissé. Ed arpenta les neiges.
– Je ne vous déposerai pas en Bastide, déclara le baron. Mais au-delà de la banlieue, de l'autre côté de la vallée. Ensuite, vous cheminerez à votre aise jusqu'à Terre-priée… (Il désigna l'aéronef rouge sang). Voici le Vampyre. Ou le démon du ciel, d'après le monstre Ancien du même nom. Nous y passerons quelques heures. N'ayez crainte ! L'intérieur est confortable…
Pour la énième fois, Corvus voleta sans prévenir jusqu'au bord de la piste, et se laissa couvrir de froide lumière, un instant, avant de traverser la trappe qui s'enfonçait dans le sol. Edric, à bonne distance du Vampyre effrayant, referma le col de sa chemise en traversant la cour balayée de vents. Du-Lavoir lui passa devant et ils s'enfoncèrent, à vive allure, dans le colimaçon ténébreux qui perçait l'étage inférieur. Très vite, Edric eut le tournis. Les marches grinçantes le conduisirent à une cage d'escalier plus vaste, traversée par les câbles désuets d'une série d'ascenseurs muets. Un escalier identique, de l'autre côté du vestibule, imitait leur descente qui parut subitement s'allonger… Que se passe-t-il ? Ed leva les yeux au plafond. Les marches poursuivaient leur progression et épousaient la forme du toit pour courir la charpente. Sur les murs, d'autres rambardes, et d'autres balcons poussaient comme des champignons malvenus. Et Du-Pic, d'un pas des plus joyeux, escalada sans mal l'angle nord-ouest. Ed l'imita d'un pied tremblant et Aiden, dans son dos, jura au Dieu-berger : tout deux s'étaient portés facilement, et d'un saut, furent tête à l'endroit, de nouveau, alors que la cage d'escalier s'élevait comme la voûte céleste. Ed scruta les fenêtres renversées. Le paysage était différent à chacun des cadres. La Coulée, l'encre, la Mandragore, puis le clocher apparurent successivement à leurs carreaux. Il essaya de pivoter à trois-cent-soixante degrés, et manqua trébucher, quand Corvus l'invita à accélérer pour le rejoindre. Pourtant, la course s'éternisait et le colimaçon anguleux parut creuser, creuser, et creuser encore sans cesser de rehausser ses marches, avant de se retrouver lui-même. Je suis en plein délire !
– Il nous a drogués, siffla Aiden.
Corvus laissa échapper un rire moqueur.
– Pas le moins du monde ! Je vous l'ai juré. Cet escalier est insoluble, c'est tout.
Finalement, il se pétrifia devant la plus petite porte du mur d'éponge, toujours friable, et fit danser un lourd trousseau de clés pour s'engouffrer dans la salle obscure. Les deux fuyards, fascinés, détaillèrent le cellier qui ressemblait à une crypte large, à la merci du précipice, sans vitre ni barreaux pour empêcher l'imprudent de basculer aux profondeurs. L'aérodrome, à présent, se trouvait sur la gauche, à vingt pieds au-dessus de leurs têtes. Les hautes fenêtres de la bibliothèque scintillaient au sud-ouest. Au bord du cellier ouvert comme une artère tranchée, soixante pieds de plus trouaient le roc de l'Ombre pour y poser les bases du Manoir. Et en son centre, un ponceau unique, à peine assez large pour y faire passer deux chèvres côte à côte, prenait racine pour constituer le passage de l'autre côté du ravin. La crête la plus haute pointait le ciel de sa griffe aiguisée, et la silhouette d'un puits, enfoncé tel un conduit de cheminée dans le flanc du massif, apparaissait par à-coups à la lueur des aurores. Pas un bruit dans la salle, et pas une brise infiltrée du dehors. C'était comme si le vide, à quelques pas, était fermé par un rideau invisible. La première marche du pont suspendu semblait pourtant prête à être foulée… Du-Pic désigna le ponceau, et le puits ténébreux, de l'autre côté.
– Nous partirons au plus tôt ; et, au plus tard, lorsque l'imminomètre sonnera. Hâtons-nous ! Êtes-vous prêt, Edric De-la-Cité, à m'accompagner, seul, dans le gouffre ?
Edric ne se tourna pas vers Du-Lavoir. Prêt à se perdre plus profond dans les organes enchantés du mystérieux Manoir, il avança sans un regard en arrière et, d'un air absent, traversa la barrière impalpable.
63. Le culte aux étoiles
Bizarrement, Lys ne pleurait pas, mais son sanglot était serré dans sa gorge, et les larmes entravées derrière le froncement de sourcils qui commençait à lui faire mal au crâne. Malgré la fraîcheur de la plaine, elle avait chaud, et sentait le halo brûlant qui flottait autour de sa tête. La tristesse se mêlait à la colère, à la peur et au doute. Et à la peur du doute, pour couronner le tout. Ce qui embarrassait tant la jeune fille, c'était de savoir que Lancelune avait eu raison. Elle avait pris le risque, et de son plein gré, de se rendre aux Glycines pour y affronter Rubric Le-Col comme elle avait offensé Marmat et Lesta Le-Rouge dans l'arrière-pays. À chaque fois, elle n'avait pu s'empêcher de faire un pas en avant, et de tendre la main à ceux qu'elle laissait derrière elle sans se soucier de ceux qui partaient en avant… Elle avait ralenti Bernand et Vorcemyr, pour faire son détour par le pensionnat – et regardé ses meilleurs amis se trouver pieds et poings liés par la garde. Elle s'était attardée pour sortir Pouilleuse de sa cage et l'Amphigame de sa cuve. Elle avait voulu emmener Scienesca, en quittant la roulotte, et Madame La-Rouge en quittant le Foyer. Elle avait mis à mal la vie de tant de gens, pour poursuivre le rêve fou qui consistait à dévoiler sa véritable origine, et ce dès l'instant où elle avait fait un pas en avant pour sauver Mirmeya de Monsieur Idéaud, à l'hôtel Miteron.
Lys ne parvenait pas à s'expliquer l'instinct qui lui commandait de se rendre à la Colline, pour y rencontrer Temmon La-Corde. Elle avait le sentiment que l'officier au béret, tout à son remords, lui donnerait la clé de ses tourments. Son supérieur, le brave lieutenant Abaustus Cabot, œuvrait dans les colonies de l'Ouest pour le compte de leur gouverneur, exactement comme l'avait fait son parent, Angustius. Syllabes communes et patronymes n'évoquaient rien à Lys, qui ne connaissait pas les clans du Continent, à part ceux du Fort. Elle ignorait quel lien de sang connectait les deux hommes nés à une bonne trentaine d'année d'écart – et quel lien avait pris forme entre eux et sa tutrice : Bergota Tassaud. D'après Fludvia, j'ai été enlevée. Lys se demanda si sa mère avait cherché à la protéger du courroux des Cabot, après avoir franchi le Golfe. La bibliothécaire parlait d'un complot. Et d'une mission de sauvetage…
Tassaud avait fondé son Havre pour la cacher parmi des bataillons d'orphelins et tout fait pour qu'elle y reste. Elle seule détenait encore l'information qui rendait Lys de plus en plus curieuse. Mais elle avait aussi éveillé la colère d'Abaustus. Si le militaire savait qui Bergota avait réellement offensé, en menant la Marche des sorcières, et dans quelle mesure elle s'était rendue coupable de trahison, il savait peut-être la nature du périple que la matrone avait entrepris afin d'en faire sa première fille… Lys ne pouvait plus faire machine arrière. Orbe, la Cité, le Cirque et le Foyer l'avaient tous expulsée de leurs entrailles, parfois littéralement, en la priant de ne plus revenir – sous peine de se voir subir un terrible courroux. Si elle comprenait la peine de Lancelune et son désir de marcher vers l'île interdite, elle n'arrivait pas à se convaincre de tourner les talons. La Pouilleuse, bien qu'attristée par le départ de la Curiosité, ne relâcha pas sa garde et ne cessa de léchouiller ses mains. Lys la suivit, tête baissée.
Sans ralentir l'allure, les marcheuses avalèrent la route des armées qui passait entre les pics du nord pour filer vers la Colline. Lys n'y avait encore jamais mis le pied, et une part d'elle ne pouvait s'empêcher de se réjouir. Partout et de tous temps, ciel et mer œuvraient de concert dans la grande orchestration du monde, et les étoiles, vents et nuages de la voûte inatteignable influaient sur les vagues de l'océan. Bien qu'elle ne se soit rendue en Baie, les ennuis de la jeune fille l'avaient bien conduite de l'autre côté de l'Arbre fédéré. En un sens, la passe-partout de Tassaud avait valu le coût…
Lys et Pouilleuse furent appréhendées bien avant la ligne entre Cité et Colline. L'avant-poste du bois, tout proche, dont elle ne connaissait le nom posa sur elle un vif faisceau de lumière blanche et elle se retrouva braquée par un sabre d'ocre rutilant. La chienne se mit à renifler ses chevilles, comme pour vérifier si elle était bien ancrée sur ses deux jambes, mais Lys ne ralentit pas. Le garde retors qui la jaugea parut se trouver soulagé lorsqu'il reconnut une gamine de petite taille. Les muscles gonflés, il approcha lui aussi en trottinant sur la passerelle qui traversait le muret, et ne sembla pas trouver approprié d'interpeller ses collègues. Lys marcha droit vers lui. Le type agita son sabre en grommelant :
– Eh, petite ! Ça te va bien, de te promener dans un camp militaire ? Tu voudrais pas un guide, des fois ?
Elle perçut à peine son ironie. Ainsi que le lui avait enseigné Lancelune, Lys se laissa observer son émotion sans la repousser. C'était de la rage, en plus grande part. Le type arma son sabre, les sourcils froncés. Elle, sans un mot, poursuivit sa marche – à l'image de sa tutrice – en plantant son regard dans celui du soldat. La tiédeur de l'Arbre universel l'enveloppa toute entière, aussi invisible que le reste de son aura, et la pousse d'un rameau puissant obéit à son ordre muet. La paume levée, elle laissa sa perception envahir le pont d'acier, pour caresser l'échine du militaire. Complètement figé, le type la regarda voguer, inexpressive, sur la passerelle. Ses yeux bleus semblaient refléter les lueurs de la lune… Pouilleuse la suivit de l'autre côté du mur ; et Lys garda la paume en l'air jusqu'à ce qu'elle ait laissé la base loin derrière elle.
Il paraissait étrange de se laisser si facilement envahir par les rameaux. Lys ne cessait de se demander ce qu'il serait advenu d'elle, si elle avait eu accès, d'emblée, à ce terrible potentiel. À présent qu'elle errait seule, les pieds couverts d'ampoules, les bras courbaturés, les yeux larmoyants, elle pensait aux formidables capacités supposées de sa préceptrice. Tassaud avait conduit un tiers de Trahen sur l'îlot. Marmat avait prédit la fin funeste de sa quête. A-t-elle eu tort ? Quant à Fludvia, elle contrôlait la mémoire de l'oracle, comme elle tenait celle de Lesta Le-Rouge et de son épouse. En pleine capacité, Lys n'aurait-elle pas pu sauver la belle Altenn, et son bébé, des griffes du magicien ? Et Scienesca, ne connaissait-elle aucun sortilège qui ait jamais pu servir de remède ? Et la bibliothécaire, avec ses appareils par dizaines, n'aurait-elle pas su visiter ses souvenirs, comme elle lui avait dévoilé les siens, pour rechercher son origine dans les abysses de son inconscient… ?
La chienne parut sentir sa détresse quand elle jappa pour la rappeler à l'ordre.
– Tu as raison, murmura Lys. Pas le moment de tergiverser…
Il était près de trois heures lorsque Lys trouva La-Lentille. La ville se rependait au pied et tout autour d'une butte immense dont le ciel du jour aurait sûrement allumé les herbes d'émeraude. La région était rase, proprette, parcourue par quelques routes à la délicate courbure de briquette blanche. Un tapis d'étoiles, plus scintillantes qu'elles ne l'étaient au Fort ou en Cité, couvrait la voûte habitée de nuances bleuâtres et grises, au-dessus de la ville divisée en – un, deux… douze, apparemment ! – branches pointues à la muraille de pierre rose et verte. Plus elle approchait, plus Lys distinguait les édifices surmontés de globes et piqués de télescopes qui s'entassaient en façonnant le premier cercle de La-Lentille. La gigantesque Colline ressemblait elle-même à un œil figé vers le tracé des astres, couronné au sommet par un bâtiment élégant qui ne pouvait être que son Astropôle. Même si la discipline stellaire semblait un peu excentrique, pour les mineurs terre à terre du Fort, Lys n'y était pas restée étrangère ; grâce à sa mère, bien sûr, mais aussi grâce à ses manuels de navigation. Le Secret, que Lys avait vu exposé aux halles de Fort-le-fief, avait été érigé avec l'aide du dixième fief. Elle savait que la carte de la Baie se comprenait mieux avec un atlas stellaire à disposition… Marchant de son pas le plus décidé, elle approcha du chef-lieu. Les militaires qui tentèrent de l'arrêter furent trois, cette fois, à se pétrifier devant sa paume.
L'Astropôle, qui formait le cœur de l'Observatoire, exhibait un globe de verre gigantesque vers le ciel ; et sous certains angles, un spectre coloré semblait en émaner. Une brume intense se déversait de l'élégante colline, mais la flèche bombée de l'édifice central restait visible, dans l'horizon plat comme une crêpe. Lys – ou plutôt Pouilleuse – trouva une ligne d'acier, sous ses talons, qui paraissait filer droit vers le monticule de verre tout hérissé d'antennes, de lunettes et de télescopes. La ligne aux contours dorés, enfoncée dans l'herbe basse, la conduisit jusqu'au pied du rempart crénelé. Elle trouva une pancarte phénoménale, éclairée par mille bulbes de néon, qui racontait les grands traits de l'histoire Verte ; et ses yeux s'y attardèrent.
SEIGNEURIE VERTE DU BARON OLIVE DE-LA-COLLINE
Quartier du clan De-l'Observatoire – maison de Dorcéus
Bienvenue en Colline !
PORTE DE LA DOUBLE-FAUX
Promenade de la langue d'or, voie occidentale – Aurore, Petite Botte
Marche du Rouet, voie orientale – La-Voûte, Botte Bleue
Vous êtes ici !
Le plan désignait l'une des douze constellations du Continent, représentée par une poussière d'étoile scintillante, en forme de serpe à double lame, l'une inversée par rapport à l'autre. C'était la branche de l'astre architectural, que formait la ville entière, par laquelle Lys escomptait passer ; puisqu'elle s'en trouvait toute proche.
Où sera l'ombre du pôle, aujourd'hui ?
7h : Bassin couvert de Loréus
9h : Rempart de la Biche cornue
11h : Monolithes des sept Rois-soleils…
C'étaient là des mots qui n'évoquaient rien à la jeune fille et elle se trouva plus confuse, si c'était possible, qu'à son arrivée en capitale. Elle comprit vite que la Colline – et comme le Fort, à vrai dire – n'était pas seulement experte de son domaine (dans ce cas, l'astronomie), mais aussi basée sur son utilisation en laissant la discipline impacter chaque aspect de son mode de vie. Ces pupilles (les gens d'ici, je crois ?) semblaient toutes pourvues d'un appareillage quelconque, à en juger par les toitures hirsutes… Une toile d'araignée géante formée par les câbles d'un réseau radiophonique brillait dans la nuit mourante, et les lentilles fournies se multipliaient le long de la ligne d'or qui scindait le sol en direction de l'Astropôle, au front duquel étincelait l'observatoire. En gardant sa capuche sur son visage aux traits tirés, et blêmes de fatigue, Lys passa la pancarte pour suivre la route pavée. Le pont-levis tiré sur des douves aux flots furieux formait le seul chemin vers la forêt qui coiffait la colline. De l'autre côté, elle trouva l'escalier qui filait vers la Double-faux. Une fois le rempart derrière elle, elle visita la branche d'étoile à sa guise, et sans susciter plus de curiosité.
Les panneaux publicitaires étaient légion, dans l'avenue étriquée qui semblait cliqueter et briller pour répondre aux cieux. Des pancartes, des banderoles, des lueurs projetées dans des théâtres d'ombres affichaient autant de formes de divertissement et promettait de faire découvrir les plus anciennes merveilles de la baronnie. Lys huma le ciel éclairci en parcourant les annonces. Le Lunarium du Cerbère offrait de visiter une à une les douze maisons de La-Lentille. L'astrobus de Madame Replète explorait les rues de l'astrolabe monumental. À l'office de tourisme, on trouvait des billets pour le globe historique de l'observatoire. Lys s'attarda sur la plaque d'un atelier immense. « C'est ici, en l'an 621, que s'est achevée la construction de la Pendule fidèle dont la Cité, capitale de l'Arbre fédéré, a commandé une copie en 642, et avancée de six minutes par rapport à l'horaire initial de l'Astropôle… ». Plus loin, une pupille en veston argenté l'alpagua de sa plus belle voix :
– Le cratère de Proséus, jeune fille ! Observez la comète qui a donné son nom au village, et fondé la cité de la Colline !
Une autre sembla lui rétorquer une conviction personnelle, en essayant de lui arracher sa potentielle cliente :
– Jetez un œil à la carte stellaire qui a posé les bases de l'Observatoire, madame ! Voyez tout ce qu'il y a à voir des origines de La-Lentille !
Lys, dans un léger tournis, esquiva chacune des crieuses en s'engouffrant dans la rue perpendiculaire. De tous les côtés, les pupilles de la ville semblaient éveillées, et occupées à des tâches nocturnes parfaitement ordinaires. À vrai dire, un grand nombre de commerces et d'ateliers fermaient leurs portes, à mesure que le jour se levait ; et les habitants nyctalopes du chef-lieu croisaient les quelques travailleurs diurnes du pays… Il y avait des laboratoires, des musées et des écoles qui analysaient le ciel pour en tirer des conclusions physiques, alchimiques ou météorologiques. Des appareils gonflés d'air bullaient dans les hauteurs, sermonnés par des vents plus forts, et semblaient collecter quelques données thermiques. D'autres grésillaient, comme s'ils portaient de l'énergie. La plupart des maisons s'entassaient dans une formation verticale, en épousant le toit de leurs échoppes. Astrologues, horlogers, aiguilliers, chercheurs et aéronautes avaient pris le quartier de la Double-faux. Des potionistes et des apothicaires, aussi, œuvraient dans les allées en entassant le matériel qu'ils vendaient aux autres fiefs. Plus bas, dans les rues couvertes, quelques devins aux allures de charlatans prétendaient voir l'avenir dans les constellations, et il n'y avait que des touristes pour s'y laisser prendre… Lys se hâta de quitter le coin pour grimper plus haut vers le pôle.
L'Observatoire dominait toute la ville, et toute la baronnie, en jetant ses pics et ses loupes sur la voûte céleste. Le reste de l'Astropôle – ses librairies, ses usines, les dortoirs de ses archimaîtres ou de ses étudiants – encerclait le globe central, à la façon d'une citadelle étroite. Lys parcourut toute l'école du regard, et le télescope géant que l'on voyait pointer hors du bulbe blanc, absolument subjuguée, puis reprit les marches de pierre quatre à quatre. Le bois émeraude de la Colline s'estompa pour la laisser aller à la pointe voisine : La Biche cornue, comme le disait l'arche gravée. Six soldats, dont la cape arborait des motifs équivoques, firent leur ronde sans se soucier d'elle. Lys, à bout de souffle, cessa de errer pour réfléchir, et Pouilleuse décida de s'allonger un instant.
Elle savait qu'elle avait, au fond de sa mémoire, le souvenir précis d'un carton d'invitation rédigé par Temmon La-Corde et adressé à l'officier Lesta Le-Rouge. Le code d'élite avait été conçu pour écarter la plèbe indésirable de glorieuses célébrations, sans doute ; mais Lys était déterminée à en traduire les coordonnées. Pour cela, il lui fallait trouver un moyen de s'y retrouver, sur cette colline, afin de s'installer pour lire chaque symbole sans être dérangée… Le dos strié de douleurs de plus en plus lancinantes, elle abandonna son sac sur le trottoir et se mit à fouiller à l'intérieur. La brosse de Lusanth, aussi ordinaire que n'importe quel balai, tremblota d'elle-même quand elle l'attrapa… Veillant à n'être espionnée d'aucune pupille, Lys frotta le sol, et sursauta quand la fine girouette de l'atelier voisin, six mètres au-dessus d'elle, gifla l'air glacé en pointant de toute sa force sur l'observatoire. Pouilleuse leva la truffe vers la flèche du pôle. Si c'est ce que dit la lune ! Les deux indésirables escaladèrent la Colline marche après marche.
Avant d'avoir eu le temps d'invoquer l'image de la missive, Lys se retrouva au devant d'une bâtisse ciselée, ornée d'une horloge à triple cadran qui habillait sa longue tourelle, et une demi-douzaines de soldats armées s'interposèrent entre elle et la vaste académie. Je n'irai pas plus loin ; à moins que je ne sache me risquer à hypnotiser toute la garde d'un seul rameau ? Elle leva les deux paumes, les paupières closes, mais ne parvint pas à attraper les six consciences à la fois. Si un seul d'entre eux s'éveillait, elle était cuite… Mauvaise idée. Lancelune n'approuverait pas. Avec patience – et épuisement –, Lys se hissa sur le trottoir opposé pour repartir en sens inverse.
– Eh, ma belle ! Tu voudrais pas venir faire un tour avec moi dans…
Elle ferma le caquet du goujat d'un coup d'index, et le bougre au béret vert se pétrifia sur place alors qu'elle le jaugeait, les sourcils froncés :
– Comment puis-je entrer au pôle ?
– En passant par la porte, s'étrangla le type joufflu.
Le rameau invisible resserra sa prise quand Lys ferma le poing.
– Ne jouez pas avec moi, rétorqua-t-elle, je n'en ai pas le temps. Qui est le seigneur de ce fief ?
– Le baron Olive De-la-Colline !
– C'est un natif ?
– Restitué, cracha le parleur, les yeux humides. Les Verts ont repris l'observatoire, dans la main généreuse de la Cité…
– Qui d'autre réside au pôle ? pressa Lys en amenant le type à l'ombre du muret.
– Toutes sortes de… gens ! siffla-t-il. Les maîtres, les élèves ! Toute l'administration !
– Le nom de La-Corde, est-ce que ça vous dit quelque chose ?
Mais le bougre se débattit en écarquillant les yeux.
– Tu es une sorcière ?
– J'ai demandé : La-Corde ? Ça vous parle ?
– Oui ! C'est un vieux clan de la ville !
– Où habite Temmon La-Corde, l'un de ses fils cadets ?
– Je l'ignore… Je ne connais pas les plus jeunes… mais je sais qu'ils ont un domaine, sur la Comète. Et le vieux De-la-Comète a prévu une fête, demain ! Toute la ville en parle !
Une fête ? Lys relâcha sa prise, pour soulager le bougre, et insista :
– Pourquoi ? Que célèbre-t-elle ?
Effrayé, le bonhomme désigna le mur de brique ; et Lys, minutieuse, arracha le pan d'affiche lacérée qui se balançait sous la brise. La bannière était décorée d'un titre aux tons accrocheurs, imprimé en lettres larges, et encadrée par quatre étoiles à douze branches. Elle lut alors, à la lueur du réverbère le plus proche :
« La réunion des grands,
sous invitation de l'honorable Monsieur… (là, le papier était mutilé) chevalier De-la-Comète et de son épouse, formera le corps éminent de notre baronnie à l'observatoire de l'Astropôle, dans le saint… (nouvelle déchirure), musée des artisanats et des sciences temporels,
Au soir du 26 Septembre 10 (la fin de l'année 1082 était restée collé au mur)… ».
Les ornements ressemblaient à ceux du billet qu'avait reçu Le-Rouge. Lys cilla d'un air méfiant.
– C'est un rassemblement annuel, révéla son captif avec froideur, fameux, et très prisé ! La-Comète est un vieil égocentrique. Lui et les autres maires de la Colline se réunissent pour se vanter les uns les autres…
– Qui d'autre y est invité ?
– Personne ne le sait jamais ! La liste est confidentielle ! Les invitations sont anonymes, et les convives, triés sur le volet ! Seuls ceux qui ont reçu un mot de passe ont accès à la sauterie, tu vois… C'est le carton le plus difficile à obtenir, cette saison !
Et pourtant, j'en ai eu un sous les yeux. Lys regretta de ne pas avoir volé la missive comme elle avait dérobé le passe que lui avait réservé Tassaud. Traduire le code de sa seule habileté mentale lui paraissait insurmontable. Or, il lui permettrait de faire un saut dans les couloirs glorieux de l'Astropôle ; et d'y trouver, sauf erreur, un soldat au béret rouge… Elle hésita, tandis que Pouilleuse surveillait loyalement l'allée. Lancelune connaît sûrement le sort qui aurait décrypté la lettre !
Frustrée, Lys libéra le bougre de son rameau et le regarda s'étaler, ébahi, sur le sol dallé.
– Pourquoi fait-il de la publicité, si la fête est privée ?
– Pour étoffer sa réputation ! bredouilla le type. Pour nous faire envie !
Lys étudia l'affiche d'un œil sombre. En bas du document, soulignée de bleu et d'orange, une phrase minuscule précisait : « Sur invitation exclusivement ». Puis elle cria au pauvre type :
– Si tu parles de moi à quiconque, je reviendrai te jeter un sort, tu saisis ? Les sorcières sont rancunières ! Bave, et je te donnerai l'apparence du crapaud que tu es… !
Le garçon hocha furieusement la tête, et fila de son pas le plus malhabile, l'air épouvanté. Lys laissa aussitôt l'allée pour éviter les ennuis qu'elle semait derrière elle et la chienne jappa soudain à son attention ; comme pour lui rappeler de ne pas quitter l'observatoire de vue. L'angoisse pointa le bout de son nez. J'ai moins de quelques vingt-quatre heures pour traduire la note. Si je rate cette occasion, les soldats d'un fief ou de l'autre me mettront la main dessus avant que j'ai trouvé Temmon ! Lys réfléchit à s'en faire réchauffer la cervelle. Elle avait vu de nombreuses réceptions, au Miteron. Elle-même, à plusieurs reprises, avait servi comme hôtesse dans les fêtes huppées du chef-lieu… Les convives n'y étaient jamais seuls, et s'accompagnaient d'archimaîtres, de journalistes, du service de restauration ou d'investisseurs réputés… Il lui fallait trouver un nom sous lequel se déguiser, avant de demander à passer les portes du pôle avec l'invitation de Monsieur Le-Rouge entre les mains… Près du lampadaire suivant, elle étudia de nouveau l'affiche déchirée. Sur invitation exclusivement…
Boitillant vers l'auberge la plus proche (et abordable), Lys pénétra la maison d'un air timide.
Comme beaucoup de ses voisins, la taverne œuvrait de nuit ; et sa prodigieuse collection d'horloges en tous genres se mit à sonner d'un seul coup quand le service de celle-ci s'acheva pour laisser les diurnes prendre le relais. Bien que confiante en l'aura de l'Arbre universel, Lys se savait épuisée et peina à s'exprimer auprès du patron. Une fois qu'elle eut admis ne pas avoir la moindre agrafe à débourser, il lui demanda tout à fait poliment de quitter les lieux. N'ayant pas le cœur à ensorceler le marchand, elle se laissa congédier sans insister. Pouilleuse claqua des mâchoires au mollet du dadais. Que ferait Lancelune, à présent… ? songea Lys. Elle ne se serait pas fourrée là, pour commencer ! Le soleil se déversait sur l'Astropôle, alors que Lys se cachait à l'ombre d'un ponceau à la mousse éclatante pour invoquer le souvenir du carton… La cordiale invitation délivrée sous la forme de symboles incompréhensibles lui apparut aussi efficacement que si elle l'avait eu sous les yeux, mais elle ne lui rappelait aucune langue connue. Elle extirpa le Tertre de son sac ; et Pouilleuse grogna, apeurée.
– Il est temps de savoir !
Ainsi que l'avait fait le lieutenant Cabot, Lys tira sur le marque-page, tourna le volume entre ses paumes et redonna au livre sa forme originelle d'Éther de Trahen. Elle écouta son cœur battre quelques secondes, avant d'ouvrir le grimoire interdit. Chaque vers de chaque poème prenait un sens différent, ainsi positionné, et plusieurs énigmes dissimulées dans les illustrations formèrent de nouvelles images. Le pliage abritait des bouquets de pages dont les moitiés engouffrées dans la reliure laissaient apparaître la signification véritable du texte. Des lettrines formèrent le titre des cinq chapitres. Lys lut : « 1. Souvenir, 2. Perception, 3. Sensation, 4. Intuition, 5. Imagination ».
– Qu'as-tu à me proposer ? murmura-t-elle.
Des sorts divinatoires, des rituels de perception, des charmes et des illusions s'empilaient et Lys ne sut par quel paragraphe entamer le volume. En se souvenant de son entrée fracassante, dans le cercle de Marmat Œil-d'Ouest, Lys chercha, parmi ses histoires, celle qui racontait la lecture imparable de toutes les langues. La corne du gros seigneur Viveau, songea-t-elle. Le conte n'avait rien à voir avec les codes secrets, mais il déroulait les aventures d'un chevalier aveugle qui recouvrait ses yeux. La chanson qu'il se sifflotait systématiquement, pour mesurer sa progression entre les arbres du bois, se trouvait en partie rognée sur la feuille fermée en triangle. Or, chacune de ses dernières syllabes apparaissait au bord de la marge, formée de quatre lettres uniquement…
– Nant ; fier ; sire ; pure ; fond !
Le rameau qu'elle sentit pousser vint facilement à elle ; et Pouilleuse ne put se retenir d'aboyer, encore une fois, quand Lys s'en chaussa l'œil de bon cœur… Elle eut la sensation de porter une paire de lunettes brûlantes, perchées au bout de son nez livide. L'invitation virevoltante réapparut à quelques centimètres de son visage, et elle trouva cette fois une note bardée de lettres familières. Le mot de passe était là, unique, et sans nom d'usage ; et elle le lut d'un air émerveillé. Or, ses yeux rougis, son estomac vide et ses jambes courbaturées refusèrent de la laisser abuser d'eux plus longtemps ; et le sort cessa alors qu'elle s'effondrait, quasi-inconsciente, sur le sol dallé. La chienne se hâta de lui lécher le visage, paniquée, mais Lys repoussa sa truffe d'un bras tremblotant… La tête lourde, elle se redressa en position assise, dos à la paroi interne du ponceau.
– Le mot de passe, c'est flamboyance, chuchota-t-elle à la chienne.
Pouilleuse dressa les oreilles.
– Il n'est pas nominatif ; mais à usage unique, et s'accompagne de ce geste…
Elle joignit l'intérieur de ses poignets pour former un calice de ses paumes.
– J'ai déjà vu ça. Au Miteron. Certains éminents Verts se saluent ainsi. Des chevaliers. Je crois que ça a quelque chose à voir avec la pousse d'une plante… Peu importe. Si je vais à l'observatoire (la chienne jappa et elle reprit) : Si nous allons à l'observatoire, il faut que ce soit avant Lesta Le-Rouge. En admettant que Fludvia Ponceau lui permette de se rendre à la fête, avec son invitation, les gens de La-Lentille ne mettront pas longtemps à m'expulser de là…
Un camion de livraison roula dans une flaque qui envoya une gerbe d'eau par-dessus leurs têtes et Pouilleuse sursauta.
– Mais je ne passerai pas sans un titre à la hauteur de l'événement.
Son regard effleura le flanc de la Colline, où les rues scintillantes d'alchimie ne cessaient de renvoyer les mille éclats du jour. La forêt ajoutait ses touches de vert à la traînée d'azur majestueuse que formaient les jardins. Lys se souvint des commerces, et des crieuses qui l'avaient alpaguée. À l'office de tourisme – plus chatoyant que tous les cabarets du Fort réunis –, on vendait des billets pour l'observatoire historique.
– Il faut manger, grogna-t-elle à l'adresse la chienne. Et boire, et se laver, et dormir. Je n'aurai pas d'autre occasion de coincer Temmon la première. Soyons prudentes…
Et elle se laissa rouler sous le ponceau, les yeux clos. Pouilleuse monta la garde alors que la jeune fille écoutait le chant des oiseaux répandus sur les antennes, la tête enfoncée dans son sac taché de boue. La tiédeur du zénith vint la couvrir. Elle songea.
Cela valait-il vraiment la peine de risquer la prison ; ou pire ? Cela valait-il le coup de poursuivre le troisième officier, ce jeunot au béret de travers, et de l'arracher à sa petite sauterie de ses mains, pour faire parler sa bouche molle et ses yeux lâches ? La-Corde connaît Cabot. Il sait où le trouver. Lys hésita. Lancelune lui avait-elle prédit sa fin, en lui exposant ses inquiétudes ? Et si je risquais ma vie… pour rien ?
Elle referma précieusement son Éther de Trahen dont la couverture alambiquée représentait désormais l'une des lunes du cycle mensuel.
– Qui était vraiment Angustius Cabot ? demanda Lys, désespérée.
La lune, pâlotte, lui répondit tranquillement :
– L'amant de Bergota ? Ou seulement son ami ? Va savoir !
– Elle n'a jamais parlé du moindre amant.
– Ce qui expliquerait l'existence d'au moins l'un d'eux…
– Arrête ! Qu'est-ce qui pousserait notre mère dans les bras d'un type pareil ?
– Que sait-on de lui ? Rien ! Mais elle, on sait qu'elle a triché, menti, volé pour parvenir à ses fins… Et si c'était elle, qui avait roulé cet homme dans la farine ? Et si elle lui avait causé du tort ? Et si… (Lys eut un haut-le-cœur). Et si Tassaud nous avait enlevée à lui ?
Elle faillit dégobiller. Il lui fallait absolument savoir si sa crainte était fondée.
Lyserion Cabot…
64. L'orphelin du Moulin
Anton De-la-Baie avait sorti le grand jeu, en tirant son propre navire hors du bassin de la tour de Barton pour le faire glisser sur les eaux scintillantes de la bonne-fortune, longeant le Rempart-du-Lac avec majesté. L'ardillon – de la taille d'un fiacre – pointait vers le pont du voilier-amphibien, comme prêt à harponner le premier intrus. Béret, Trident et manchettes n'avaient pas quitté le baron de la Baie (3e territoire annexé par Modric, au prix du sang coulé) qui se tenait au gouvernail. Colonnades aux gravures d'ondines, de serpents et de mollusques tentaculaires, bannières échancrées et tempête de voilures encordées accompagnaient la sortie. La longue ligne d'obusiers d'or, d'aspect très cérémoniel, tira quelques boulets explosifs qui s'évaporèrent dans un panache d'artifice, à quelque centaine de pied de la rive est.
Ronon De-la-Cité, tout alourdi de jaune et de bleu glacé n'avait pas manqué de superposer ses différents uniformes, à moitié étouffé par la fraise, la collerette et la cravate qu'il avait entremêlées. Sa propre délégation s'avança près des quais, entre les Quarts mitoyens, montée sur trois ânes de mauvaise volonté : un notaire du Moulin, un chevalier des Racines, et le bailli De-la-Colline qui s'était trouvé là par hasard. Ronon représentait la gouvernance des territoires fédérés : anciennes baronnies du Guet et de la Garde, aux tréfonds nord de l'Arbre ; fief du Moulin, exclusivement destiné à l'exploitation agricole ; et colonies. Quand il n'était pas occupé à se pavaner devant ses délégués, sur le terrain, le dandy logeait en Bastide pour y faire l'inventaire du trésor et des dépenses en comptant la moindre agrafe. Il n'était cependant ni Prince, ni baron car, s'il coordonnait une grosse part géographique des biens citéens, il n'avait toujours pas de siège à l'assemblée.
Rory Gris-Bois, qui administrait à l'Orgue, suivit les pas de son frère à deux heures de différence, et Céorn s'arrangea pour le croiser à l'entrée du Quart, à la Porte est. Anton De-la-Baie et Aimon Le-Rouge, voilà qui devrait suffire à étancher toute soif de prestige – raisonnable, du moins… La baronnie d'esprit de l'Orgue se liait elle aussi à la Cité par la voie du Chariot, et la porte parut presque trop étroite (et jusqu'au dernier moment) pour le bus rutilant qui oscilla sur les pavés, désertés par les passants. La route du Lavoir l'avait directement conduit de son quartier du même nom, derrière les bas remparts de Bourg-de-l'Orgue jusqu'à la Cité. Seize vitres immaculées perçaient la carrosserie de hêtre verni et son étage dénivelé, hérité des anciens hippotracteurs de l'Aurore, se transformait en balcon décapoté au milieu du véhicule, là où grondait une chaufferie plantée comme un champignon doré. Le colimaçon de fer vibrait sous les ruades du moteur tonitruant ; pourtant, Céorn avait su reconnaître chaque note de la levée que l'orchestre interprétait en boucle. Le fief était fondamentalement dévoué au sceptre-berger. Véritable excroissance scientifique et artistique de la Cité elle-même, la baronnie étudiait scrupuleusement le Codex et adressait ses allégeances à sa sœur aînée. L'orgue qui avait vu naître le Conservatoire chantait, chaque matin, les louanges du géant et de son prophète. C'était la plus grande institution musicale du Continent et, officiellement, une annexe de l'Académie.
Céorn fit cesser la procession en déployant sa garde de suie sur le boulevard, et cueillit le baron pour le rencontrer au café d'Albâtre, qu'il avait fait privatiser d'un ordre. C'était le point le plus stratégique pour le saluer, filer dans l'instant et rejoindre, avant seize heures, les Escaliers de la Bastide où la presse attendait sa conférence… Il ne fut pas aisé d'intercepter le seigneur, car il était cerné par une nuée de trompettiers qui ne décollaient pas les lèvres de leurs cornets et suivi de bon cœur par ses musiciens affolés. Six lyres, deux tambourins, un clavier d'étain et de plomb, rien de moins pour annoncer le suzerain ; et une guirlande d'oiseaux chanteurs aux ailes bleues et roses qui piaillaient au milieu du tapage, enfermés dans de grandes cages sphériques. Le tout s'inspirait de l'hymne national fédéré – une mélodie rythmée à la gloire du berger, composée par Bertéaud De-l'Orgue en 578. Le chevalier Violine, un collectionneur réputé du Boyau, faisait office de sergent et il se mit à pédaler dans leur direction pour tenter, en vain, de s'inviter à l'entrevue. Céorn ferma la porte au pif du type déçu.
Un veston lilas, une cape à manchettes couleur sardine et des boucles presque oranges, sur un front prématurément ridé. Des yeux d'un brun-vert de mousse et un nez rond au bout duquel il avait perché une petite paire de lunettes, façonnées sur-mesure à l'Astropôle de la Colline. Des bajoues pleines, sur un menton carré, qui lui donnaient un air étrangement enflé. « Monseigneur Rory De-l'Orgue… ». Céorn s'efforça d'échanger les vertus et les vœux sans impatience ; puis il s'excusa de ne pouvoir le recevoir à la Galerie des Globes, avant de jeter les noms d'Anton et Aimon sous les roues de son bus. Rory eut la sagesse de ne pas s'en plaindre, mais il fit la moue. Il avait espéré démontrer à ses organistes le lien indéfectible qui unissait Gris-Bois et De-la-Cité… Loin d'être aussi désagréable que son frère Allistaire, Rory n'en demeurait pas moins vulgaire, aux yeux du baron Du-Fort. C'était le terme qu'il lui attribuait. Non pas qu'il eut été rustre, ni inconvenant, ni trop grossier dans ses plaisanteries, ni même qu'il ait parlé un peu fort ; et ces choses-là, en fait, indifféraient Céorn, qui retrouvait de tels traits de caractère chez tout ceux qu'ils affectionnait et dont ils s'était entouré : Fidel, Abastan, Gyron Du-Fort, ou le petit Hobaric… Mais le baron De-l'Orgue, lui, était pompeux et inauthentique ; sans cesse à évoquer les partitions, la pluie, les partitions, le beau temps, et les partitions encore. Son ambition s'arrêtait à son confort. Rory était passionné de luxe et de mondanités, et Allistaire, son aîné envieux et rabougri, y voyait une faiblesse. Les frères n'hésitaient pas à se tirer dans les pattes, durant l'assemblée.
Si Céorn s'acharnait à accueillir formellement tout ce beau monde, c'était, en premier lieu, pour mettre ses homologues dans de bonnes dispositions avant le conseil des seigneurs. Chaque baronnie avait ses exigences et ses griefs – et les détails sordides du régicide risquaient de causer, à n'en pas douter, un second cataclysme… Il lui fallait prouver qu'il avait les épaules pour régenter le sceptre, dans l'objectif de retrouver Son Altesse. C'était, envers et contre tous, la seule chose à faire. Il n'avait pas passé les portes du café que Rory sortait de son esprit saturé de questions et de folles théories… Fou, c'est peut-être moi, qui le suis… Le sommeil commençait à lui manquer sérieusement.
Enfin, l'éternelle sonna ses quatre coups, les cloches jetèrent leurs nuées de pigeons, et l'ombre d'un crépuscule hâtif, comme un filet déposé sur la toile ambrée du ciel citéen, s'infiltra, l'air de rien, parmi les nuages de plus en plus épais. L'équinoxe d'automne avait bouleversé les baromètres de la Glorieuse. Le 1er Conseiller bondit sur son étalon le plus vivace et, abandonnant sa garde de suie, fusa vers l'îlot, à travers remparts et douves marécageuses. Alors que les sabots de la bête martelaient le pavé humide, il dressa mentalement la liste des seigneurs présents à la capitale… Toute la noblesse de l'Arbre, ou presque, s'y trouvait désormais. Son frère, Fidel du Chenil, le Capitaine Anton, Rory et Allistaire, Clodric Le-Rouge, le Haut Juge Aimon, et Olive, le neveu du Général, regroupés autour du Pot dans lequel ils déposeraient, avec élégance et gravité, la pointe, le sifflet, l'ardillon, la lyre, l'enclume, l'étoffe, le stylographe, le manteau de laine et le compas… C'était nécessaire, pour observer les décrets de l'Arbre. Mais c'était aussi une crainte qui obscurcissait ses pensées depuis cinq jours : si l'ennemi venait à frapper de nouveau, ne choisirait-il pas le soir de leur extraordinaire réunion, en pleine salle du trône, pour passer à l'acte… ? Ne deviens pas paranoïaque. Le malin a épuisé sa ressource, pour atteindre Amalric. Il a perdu l'effet de surprise…
La conférence l'attendait de pied ferme. Il se trouva très vite à destination, au bout d'un chemin qu'il ne s'était pas vu parcourir ; et se fit prestement maquiller par une jeune fille au visage flou. Sa concentration était telle qu'il n'entendit qu'un sourd bourdonnement, en filant à la barbe de ses officiers, le long de l'estrade qu'on avait fait ériger sur les marches découpées par d'épaisses balustrades. Le cul-de-la-Bastide entier sonnait allègrement alors qu'il entamait sa fin d'après-midi sous les quatre pieds de fer d'une Loyale bardée de drapeaux, de lampions et de veilleurs… Unicité et Citéen – tenus à bonne distance l'un de l'autre – se disputaient les rampes, pour une meilleure vue de l'événement, alors que Céorn fonçait sans les voir vers les auteurs de papiers locaux, agglutinés derrière la barrière centrale. Ce fut d'eux que Véhan Du-Point, à sa gauche, et Fidel à sa droite le détournèrent en l'attrapant par les bras. La marée de journalistes et d'émissaires, venus de toute la fédération, rugit de déception.
– Du calme, mon frère ! Par ici !
Et le Doyen marmonna aussitôt :
– Prenez garde, régent ! Il ne s'agit pas exactement de prendre un bain de foule…
Céorn leur lança un regard consterné.
– Tu as le discours que je t'ai demandé ?
– Clair et concis, répliqua Fidel en lui tendant un rouleau de papier. Aucune suggestion ni provocation. Ce sont tes mots ; réduits au plus élémentaire. Tu t'y retrouveras. Si tu flanches… eh bien, raccroche-toi aux branches.
Céorn opina lentement et se jeta dans les remous de la marée cliquetante et enfumée. Sa voix résonna à travers tous les Escaliers alors qu'il lisait :
– Ce Mardi 21 Septembre 1082 – jour que nous n'oublierons jamais –, la Fédération des Treize Baronnies a été frappée par un ennemi, sans précédent en pays de l'Arbre. Une horde d'assassins a pris la vie de vingt-huit citéens, d'un seul coup et sans en bruit. C'est le Continent entier qui pleure ses victimes massacrées sans raison ni compassion. Aujourd'hui, la Bastide est orpheline, mais pas esseulée ; et ses fiefs répondent à son appel. Le régicide ne demeurera pas impuni. Les intentions de son meurtrier seront dévoilées. La fédération œuvrera à restaurer la paix, la sécurité, et l'honneur de son sceptre-berger. Foi et Puissance… (« Foi et Puissance ! », cria la foule).
Il hocha lentement la tête, et les moutons furent déversés à ses pieds.
– Monseigneur, bonsoir ! (une bouche molle et un regard porcin approchèrent autant que possible de son visage). Arnéaud De-la-Perle, Billet-du-meneur. La ville de La-Perle n'a reçu aucun contre-ordre, depuis le 22 Septembre. La population veut savoir… Qui a assassiné le Roi-berger, et pourquoi ?
Le feuillet roulé de nouveau, Céorn riposta, sans égarement :
– C'est pour assurer la sécurité de cette population, et quoi qu'il en coûte à la Bastide, que la fédération mène ses recherches. Toutes les ressources du gouvernement ont été mises à la disposition des enquêteurs… Les braves gens de La-Perle seront informés de toute nouvelle avancée.
Une machine photographique éclata, une langue vaporeuse fut crachée sur le troupeau et l'antenne de la Parabole, au-dessus de leur tête, se mit à grésiller.
– Sur quelles pistes se sont-ils lancés, Monseigneur ?
– Toutes, Monsieur De-la-Perle.
– Vous voulez dire : de l'incident jusqu'à la déclaration de guerre ?
– S'il le faut ; et pour le bien de l'Arbre.
Le troupeau de gratte-papiers s'ébahit d'une même voix.
– Affirmez-vous que la guerre est inévitable, Monseigneur ?
– J'affirme que la Bastide étudie sa prévention, comme elle étudie la thèse de l'incident.
Une jeune femme, l'air assuré et ambitieux, poussa De-la-Perle pour scarifier furieusement son calepin du Clairdrapeau, un long ticket informatif financé et imprimé par Modéon Du-Mat et distribué, gratuitement, dans les filets de la ville blanche, en Baie. Un lampyre aux contours acérés ornait l'entête de son papier.
– Est-il vrai que des Pillards du Septentrion ont attaqué, très récemment, les côtes de nos Racines ?
– Une rumeur qui, en outre, soulève d'autres possibilités plus vraisemblables encore. Je peux assurer qu'aucun raid n'a abattu nos défenses (et, même si c'était techniquement vrai, Céorn entendit sa voix prendre une tonalité légèrement plus aiguë)…
– La rumeur a été confirmée par l'un de vos baillis, le 24, et ses mots, diffusés dans l'ensemble du Rouet par le Parascope.
Cette fois, le Conseiller lorgna sur l'antisèche de Fidel avec plus d'attention.
– Le bailli De-la-Colline a, depuis, nuancé ses déclarations, pour faire la lumière sur son idée précise. Il s'agit d'une théorie, rien de plus. Toutes les forces militaires, politiques et alchimiques ont été réquisitionnées pour préciser ces théories.
– Monseigneur ! Fildebert Beauriant ! Du Pamphlet Fou ! En admettant que les pirates n'aient jamais posé un pied sur le Continent… est-il possible qu'ils aient été initiés aux pratiques impies de l'ère Ancienne par un rebelle de l'Arbre ?
Fildebert n'a pas froid aux yeux.
– Si c'est le cas ; que le géant ait pitié de leur âme.
– Mais les pasteurs de campagne ont reconnu l'éborgnement d'une tradition passée… Niez-vous le succès de l'attentat, ou seulement sa méthode ? N'y a-t-il donc pas eu de rituel sacrificiel ?
Céorn savait bien ce qu'ils voulaient l'entendre dire. Ces gens se fichaient de la réalité des faits ; du moins pour la plupart. Ce qu'ils désiraient, c'était une affirmation éclatante, qu'ils pourraient décrier et fustiger ; avant de la retourner complètement la saison suivante pour vendre de nouveau. Il voyait déjà les titres, qui tronqueraient et déformeraient ses propos : « Le Conseiller réfute la tragédie ; Vingt-sept martyrs oubliés ; Le régent, Céorn Du-Fort, et sa menace Ancienne – un retour de la tare bleue… ? ». Puis, une fois les citéens lassés de l'accuser de tous les maux, la presse reviendrait à la charge pour le tirer de sa propre emprise : « Le seigneur disait vrai ! ; De-la-Cité : tyran ou sauveur ? ; ou : Révélations surnaturelles sur le régicide… ». Il s'éclaircit la gorge et déclara :
– Je n'ai pour certitude, au sujet de la méthode, que les effets visibles de son exécution… Et vous ? Quel est votre opinion sur la question ?
– Mon opinion n'intéresse pas les citéens, monseigneur…
– Mais celle des citéens m'intéresse.
Le journaliste se renfrogna, la marée en profita pour l'engloutir et une dame âgée, le nez retroussé, le héla d'une plume de paon.
– Que dites-vous du fait, Monsieur, que les commerçants du marché des Quarts, autour de l'îlot, n'aient reçu aucune compensation pour leurs pertes ?
– Tous les décrets suspendus seront observés de nouveau, dès le retour de l'héritier à la Bastide ; et les riverains, respectueusement dédommagés… (et la dame ne cacha rien de son scepticisme).
– Comment justifiez-vous l'attribution des honneurs officiels aux Vingt-sept ? cria une voix acide et masculine, perdue dans la masse de copieurs fébriles.
Céorn laissa passer un imperceptible froncement de commissure.
– C'est avec douleur et effroi que nous avons constaté les meurtres successifs de nos innocents, la nuit du 20 au 21 Septembre 1082… (il se remit à scruter discrètement le discours raturé). Les noms seront gravés, portés aux honneurs dans la tour Divine, au cœur même de la chambre bleue et sur la stèle du Palais de justice ; et les corps, brûlés puis mis en terre aux cryptes de la Bastide…
– Approuvez-vous cette décision ? s'écria la voix.
Céorn leva un œil contrit pour en identifier le propriétaire, sans succès.
– Mes confrères et moi avons estimé important d'ouvrir nous-mêmes, aux innocentes victimes, les portes de la grande bergerie ; en signe d'estime et de gratitude éternelle, au nom du sceptre-berger pour lequel le malin les a sacrifié… et ce, en présence des pères de chaque famille touchée directement par la tragédie.
Il ne trouva pas le visage qu'il cherchait, et termina faiblement, retournant à son papier qu'il enroula de nouveau :
– Je vous remercie pour votre temps.
Un concert de contestations s'éleva, mais Céorn songeait déjà aux vingt-sept cadavres – vingt-huit, en comptant celui de Tony, le mystérieux palefrenier étranglé, dont il espérait tirer une mine d'informations… Les yeux de plus en plus rougis, et sans prêter intérêt aux airs ébahis du Doyen, de son frère et de ses soldats, il quitta l'estrade par la rambarde ouest et se faufila tel un chat dans les veines de la Loyale. La passerelle qui liait la Bastide à l'Académie se trouvait à son sommet et il était décidé à ne pas faire attendre De-Palme une seule seconde de plus que nécessaire.
Le grand Hôpital Salsior, de l'Académie de Recherche et d'Enseignement de la Cité, était plus vieux que l'Académie elle-même, et ne s'y était lié, à force d'expansion, qu'au cinquième siècle après la fondation de la Cité. Cent fenêtres teintées aux barreaux épais quadrillaient sa face large et aplatie, qui toisait sévèrement le canal, à son pied, en fronçant des corniches à chaque pêcheur qui passait par là. La briquette qui le façonnait commençait à noircir et à se couvrir de mousse bleuâtre, en dessinant de grands cratères à travers ses cinq étages empilés sans fioriture. L'édifice, désormais, constituait l'aile est du domaine académique, dont l'ensemble du campus engloutissait plusieurs bâtiments fameux, plantés sur la colline élégamment boisée. Il débordait sur le boulevard. Céorn s'y rendit d'une seule traite, depuis sa Bastide, sans avoir à passer ni l'escalier, ni la cour de Tébèste. Son fiacre hoqueta vivement le long de la passerelle qui le conduisit aux portes est du campus, pour lui épargner toute rencontre imprévue avec l'assistant du Doyen ou n'importe lequel de ses contremaîtres et archimaîtres… Puis il trottina, transpirant, vers le colimaçon central qui menait à la fois aux greniers et à la morgue, Noire-de-Brume toujours scellée à son côté.
Depuis le régicide, la cour de Salsior était surchargée en permanence, car les blessures (du corps et de l'esprit) qu'avait causé l'ennemi s'étaient multipliées sur l'îlot. Bagarres au dénouement dramatique ; pillages musclés ; invasions et effractions la nuit tombée… Les Vingt-sept martyrs d'Amalric, et Tony Des-Blés, et Beltom La-Haie, à coup sûr, avaient laissés derrière eux autant d'époux, d'épouses, d'enfants, d'amants furieux ou effondrés qui chérissaient leur souvenir… Les guérisseurs étaient légion, bien sûr, mais un bataillon d'oculies au pagne épais sillonnait le parquet en faisant plus de tapage encore. De gros appareillages alchimiques étaient grossièrement déployés, bardés de creusets, de soufflets, d'alambics et de fioles qui flottaient dans l'ombre des vitres. Un char d'apothicaire répandait sa paille crottée dans l'entrée pendant qu'une nuée de valets accourrait pour l'en chasser ; car une douzaine de lits avaient été érigés d'urgence au rez-de-chaussée. Trois niveaux plus bas, sous les eaux de la fortune, les fenêtres se changeaient en hublots qui ne laissaient plus passer qu'un halo verdâtre.
Céorn trouva De-Palme, comme prévu, au fond de la morgue immensément étendue, comme un large pavé aux arêtes de pierre et d'acier. Il y sembla minuscule, le temps qu'il lui fallut pour parvenir jusqu'à lui en traversant l'allée centrale qui scindait la pièce en deux parts égales d'alignements funestes. La mosaïque morbide ressemblait à un plateau d'échec, avec ses linceuls couverts de sang, de boue et pour certains, de la morsure du feu… Vellaria Queue-Sec. Erma de Sûr-la-Corne. Toméaud Gris-Roche. Marméla Barbote. Bédric De-la-Mare. Luthia Bel-Orme, Fidel Verveine. Romaric Gothelot. Lorcas. Andréis De-Haie. Gédric Le-Chou. Benoist L'Épis…
Céorn écouta son propre rythme cardiaque, qui imitait la cadence de son talon sur le sol dallé, alors qu'il se glissait entre les deux brancards où Vernand patientait. Le lieutenant s'inclina, les traits tirés.
– Allons, officier, le pressa son Conseiller. Nous nous sommes salués ce matin ! Dites-moi donc ce qu'il me faut savoir, et soyez libérés de mes besognes !
De-Palme s'exécuta aussitôt et tira le linceul. Céorn se pencha sur le cadavre, l'air impassible. Tony Des-Blés avait cessé d'être un jeune homme dans la fleur de l'âge, l'air encore joufflu et poupon mais les membres déjà forts et développés. Ses cheveux auraient dû être d'or, s'ils n'avaient pas été englués dans la plaie béante d'une gorge déchiquetée. Maintenant qu'il le voyait, Céorn se rappela l'avoir déjà croisé, à une ou deux reprises, en allant faire quérir ses étalons De-la-Perle… Un garçon discret et poli, qui savait déployer ou réserver ses charmes quand il fallait.
– Il était palefrenier. Et droitier, précisa Céorn. Voilà pour moi. À votre tour !
– Tony Des-Blés porte le patronyme le plus commun du Moulin, expliqua Vernand. La moitié des fermiers du sud du fief ont un Des-Blés pour voisin… Il aurait été l'arrière-arrière-petit-neveu d'un des gens des Blés d'or, de la haute caste ; comme le reste de ses cousins, je crois. Ses parents, lui de Beau-Moulin, elle du lac, ont tenté leur chance dans le commerce. Ils ont été percutés par un cargo, en chemin, et pris par le fond en plein milieu de la Baie, six jours après sa naissance… Triste sortie, n'est-ce pas ? C'est l'amiral Varton Du-Phare qui conduisait la cargaison. Le gamin a survécu, et, repêché par l'amiral, est resté sous son aile. Très généreux de sa part. Il y avait sept dizaines de temples, rien qu'en Cité, et des centaines d'oculies à qui confier le petit. J'ai fouillé le dossier Du-Phare. Varton a fait bien pire, et consciemment, que renverser des barques de marchandise. Pourtant, il a sauvé le petit. Il l'a recueilli.
– Pour l'envoyer ici ?
– Formé aux écuries des Extérieurs, où l'amiral lui a payé une excellente formation d'écuyer, puis de cavalier. Entraîné à la joute sur le cours d'entraînement du Général en personne… C'est là qu'il a fait la rencontre du Prince. Je n'ai rien trouvé de ses contacts, ou de ses biens. Il logeait là où il travaillait – tantôt aux Extérieurs, tantôt aux Jardins. Il avait accès à la moitié des lices de l'îlot. Plus aucune trace, et pas de témoins pour l'incriminer en quoi que ce soit. Mais il a rencontré pas mal de monde… Et du joli, croyez-moi ! Jusqu'à Amalric, à au moins deux reprises, en tant que porte-bannière. Mais pas de lien durable. Ses anciens camarades du cours ont été envoyés à différents postes de commandement, et fonctions administratives de la fédération. Son coffret, à la Banque, est complètement vide. Comme s'il n'avait jamais existé…
– Pourtant, le voici, objecta Céorn. Sous nos yeux aveugles.
Vernand De-Palme, pudique, voulut rabattre le linceul sur le visage blême du palefrenier ; mais Céorn l'arrêta d'un geste calme.
– Ce garçon a rencontré le Prince. Récemment, je veux dire. Lui seul, et à la barbe de nos troupes, a su débusquer Son Altesse ! Comment s'y est-il pris, pour trouver ce que la Bastide entière n'a pu flairer ?
– Le gamin aura été plus informé que le berger lui-même. Le groupe de parjures qui a ouvert les ponceaux et communiqué les mots de passe, la nuit maudite, a été reconnu comme un ensemble coordonné. Impossible de dénicher un nom, ni la moindre planque de leur ordre secret. Les dossiers – pour une grande part, falsifiés – qui font mention de son existence ne les évoquent que pour combler les blancs, sous la simple appellation d'anonymes. Mais Véléand La-Pente vous en dira plus que ça. Il sait qui ils sont.
La piste de Beltom La-Haie, le geôlier disparu, avait conduit au rentier, retraité des laboratoires De-Suif, qui avait cédé des biens aux groupes anonymes des années auparavant. Les soldats de suie lui étaient tombés dessus, à la demande de Gyron, pour l'envoyer droit au Pénitencier… Céorn comptait sur lui pour dire ce que Tony Des-Blés ne pouvait plus révéler.
– Et Des-Blés le savait, lui aussi, reprit Céorn.
– À coup sûr.
– Pourquoi ne s'est-il pas évaporé, comme Beltom La-Haie, dans ce cas ? (en réalité, il avait la réponse, et n'attendit pas que Vernand parle) : Parce qu'il a déserté leur ordre… Il a voulu trouver Edric.
Le lieutenant opina, silencieux.
– Mais il a échoué à doubler le Commodore, ajouta le Conseiller.
Quelqu'un d'autre guide le Prince, en ce moment même… Céorn trouva la marque d'un anneau, à son annulaire blafard. Il désigna la trace à son lieutenant qui s'empressa de fouiller dans sa poche intérieure, pour en extraire un petit sachet transparent. Dans le papier de soie, une trombone, un stylographe usé, une boussole minuscule au cadran fissuré, et…
– Un bijou fait main, à l'évidence, murmura Vernand. Il y a quelques années, d'après le joaillier de nos écuries-mécaniques. Du bronze. Rien de particulier.
– Rien de particulier ? douta Céorn, en tâtant le cercle de métal à travers la soie. Que n'a-t-il quitté son doigt, alors ? Les Logeurs n'accueillent-ils donc plus de charognards, ni de pillards, ou d'ordres secrets ?
De-Palme dévisagea Céorn avec curiosité.
– Il a été laissé volontairement, continua le régent, pour être retrouvé avec lui… (Céorn ouvrit le sachet pour s'emparer du bijou). Les pierres et les bagues dévoilent quelques secrets, ces jours-ci… Si vous en trouvez d'autres – n'hésitez pas à me les faire porter !
65. Le gouffre
Lorsque Edric, à la poursuite du baron-mutin, quitta le cellier ouvert aux vents par le ponceau étroit, il tendit la main, d'abord, pour sentir entre ses doigts la matière étrangement reluisante qui couvrait la baie absente. Les poils de ses bras se hérissèrent quand il passa au travers du voile invisible, et il fut aussitôt frappé par le froid mordant qui enlaçait la crête. Le vent s'infiltra par son col et ses manches, les flocons vinrent se poser sur sa touffe de cheveux noirs et le chant tonitruant d'une pluie vorace – dont il n'y avait pas eu le moindre signe annonciateur, au cours des cinq minutes passées –, se mit à sonner à ses oreilles. Perché à l'extrémité du pont suspendu, au-dessus d'un vide obscur où s'élevait le murmure de la Coulée, Ed contempla l'autre bout du chemin, où le flanc est de l'Ombre sanglotait abondamment. Une masse sombre et circulaire, tel un cerceau de goudron, s'enfonçait horizontalement dans la chair du Pic… À son sommet, la famille de Lune-Rousse s'évertuait à exister, et le Prince aperçut les lueurs faiblardes de son petit hameau gelé. Ils traversèrent en silence les cent pieds de roc.
– Venez donc, murmura Corvus Du-Pic, dressé de toute son élégance à son côté sous les torrents de pluie nouvelle. Vous êtes le premier De-la-Cité, depuis des siècles, à vous en approcher. (Il se promena au bord du ravin pour s'en aller tirer le levier, qui enflamma d'un seul coup les neuf torches du puits). Le gouffre de l'Ombre.
C'était un gouffre en effet, taillé dans une briquette plus noire que l'habit du baron. La perforation décagonale alternait pans nus et voltiges d'escaliers à la raideur vertigineuse. Plus le puits creusait le flanc du mont, et plus il rétrécissait en diamètre, ses (Ed parcourut l'abysse artificiel) treize étages répartis à travers un dédale mural de plusieurs milliers de marches croisées et décroisées. Sur les parois, il trouva de grandes arches taillées dans le roc, enclavées comme une pile de bagues.
– On dirait un piège, ne put s'empêcher de lâcher Edric en grelottant.
– Il n'en est rien. Bien qu'il y ait eu, au fond de son abîme, plusieurs corps éclatés ; car ceux-ci s'y sont – disons, presque – toujours jetés de leur plein gré.
Le garçon recula d'un pas vif, les bottes enfoncées dans la neige.
– Oh, n'ayez crainte, assura le seigneur. Il faut s'éterniser dans le Manoir, pour se voir goûter à sa plus insidieuse mélancolie. De mes parents aux leurs, plusieurs membres du clan ont décidé d'en finir un peu plus vite que prévu…
Ed oublia sa peur un instant. Il ne s'était jamais demandé ce qu'il advenait des mutins successifs.
– Mais le Pic n'a pas encore avalé votre cœur, reprit Corvus. Nous allons descendre par cet escalier, si vous le voulez bien.
Le fond du puits était étrangement découvert, sans tas de neige ni stalactites à ses corniches et de nouveau, le souffle du vent parut disparaître totalement. Ed fila le baron, en veillant à ne pas l'effleurer, au fil des marches humides qui serpentaient vers les tréfonds de la montagne. Entrer dans un puits par temps de pluie. De mieux en mieux ! Il se hâta d'attraper ses noxi, mais le seigneur l'en dissuada d'un rire moqueur. Enfin, ils furent à destination, et l'anneau verdâtre du ciel donna l'impression qu'un œil géant, à la pupille d'émeraude, fixait les deux nobles. Corvus invita le Prince à s'avancer vers le centre de la piste, qui se parait d'une flaque de plus en plus large, et ses bottes furent rapidement gorgées d'eau glacée. Étrange endroit, pour un entretien.
– Et maintenant ? murmura Ed.
– Maintenant… entrez. Risquez-vous à regarder. Le gouffre fera le reste.
Le sol de brique disparut sous une mare de trente centimètres de hauteur, à la texture plus épaisse que l'encre ; mais Du-Pic, lui, demeura à bonne distance, sur l'une des dernières marches de l'escalier fissuré. Il regarda Edric se laisser noyer seul par les eaux exacerbées de la Coulée qui semblaient imprégner la terre pour remonter le flanc de la montagne… Or, il sentit un sol sec, sous ses pieds, et un air ambiant qui ne laissait aucune place à la pluie accumulée. Corvus hocha lentement la tête. Ed plongea alors les deux mains dans l'eau pour palper ce sol dégorgé de la moindre goutte, puis il se baissa pour enfoncer son visage à quelques pouces de la surface. Ce fut un peu comme passer un rideau de plumes ; et Edric se trouva à son point de départ, la tête surgie de la mare argentée. Il tomba de l'autre côté… Décidément, le Manoir de l'Ombre n'avait que faire des lois physiques les plus élémentaires.
Le pouvoir de la lune, et des aurores… Du-Pic était absent, de ce côté, et les arcs de roc ne brillaient plus sous la lueur lointaine des torches… La pluie avait cessé, et seul le garçon jeta quelques ondulations dans la mare silencieuse. Il s'extirpa de sa flaque, et marcha d'un pas mal assuré vers la rampe d'escalier. À travers l'arche la plus proche, un couloir se déroula devant lui comme si le Manoir s'était aménagé quelques passages secrets dans les souterrains. Or, la tapisserie et le carrelage étaient d'une propreté impeccable, et le corridor, tout embaumé d'un chaud parfum d'été. Une porte unique, arrondie aux angles, s'agitait sous les bourrasques et le Prince la poussa promptement. Derrière, il trouva la plus grande forêt qu'il eut jamais vue, amoncelée en millions de bosquets derrière la brique noire dont elle débordait… Des feuilles d'or faisaient reluire la cime tassée des chênes, des hêtres et des sureaux qui gonflaient le bois. Ed soupira.
– Il me faudra visiter les arches, une par une, c'est cela ? Et ensuite, choisir une quête à accomplir, plausiblement, ou bien éviter la tentation d'un lieu précis ? Quelles sont ces portes enchantées, et où mènent-elles ? Fantastique illusion, je l'avoue ! s'écria-t-il à l'adresse d'un baron disparu. En revanche, le tour est un peu usé ! N'y a-t-il pas un feu follet, ou une melgrave pour m'indiquer directement le battant adéquat ?
Agacé, mais sûr de lui, Edric grimpa quelques marches quatre à quatre. Et dans chaque galerie, il trouva une terre oubliée. Il reconnut le Monorail, et l'éclat aveuglant de son phare alors qu'il en évitait le choc. Il aperçut sa rencontre avec Du-Lavoir, lors d'une fête du Pot d'or… Il nota sa propre chambre, où la dague tronquée reposait tel un joyaux du berger, et résista au désir de s'y jeter, comme pour tout laisser derrière lui… Ne t'en avise pas ! Il lança un regard au ciel. « Votre énoncé n'est pas très clair ! aboya-t-il à l'adresse de Corvus. Certaines de ces portes sont-elles conseillées – ou interdites ? ». Mais il ne reçut aucune réponse. Alors, il s'agit de hasard, apparemment ! Impatient, Ed se précipita vers la deuxième volée de marches pour s'engouffrer dans une vaste caverne. Il s'y trouva, en la personne d'un vieillard fatigué, les joues fripées et les dents cariées. Le bougre gesticulait dans un lit humide, l'air hagard. Il n'aurait su dire comment, mais Ed reconnut immédiatement son propre destin à travers le regard glacé du type… Son lit était isolé au beau milieu d'une mare d'encre, de nouveau allongée dans l'obscurité. Personne ne l'entourait. Rien ne l'avoisinait. Les murs le protégeaient. Seul, sans amis ; et privé de toute affection (y compris de lui-même), le vieil Edric De-la-Cité persistait, à sa façon, dans l'apitoiement et la tourmente. Je survivrai au Commodore, mais à quel prix ?
La silhouette impalpable d'Amalric traversa l'îlot obscur, pour effacer le lit du vieillard à son passage, et Edric l'entendit murmurer au vol : « La Cité aussi est un front ». Le Roi insuffla, en lui, le sentiment sinueux de la méfiance, de l'angoisse puis de la peur elle-même, aussi vivace que possible, et les ténèbres prirent plus de place encore. D'un pas immatériel, le jeune Edric s'élança vers les flots invisibles pour trouver une paroi : et il traversa sans peine l'arche noirâtre qui scindait le vide. La peur le suivit un instant quand le garçon tenta de s'en débarrasser comme on frappait ses habits pour dégager une araignée. Puis il retrouva son calme. Le carrelage était fissuré. Une femme âgée, le visage couvert d'un voile gris, gisait au pied de l'escalier de bois. Elle était tordue dans un angle écœurant, et sa canne tournoyait encore à son côté. Edric contempla le corps brisé de la bonne Yvia, sa nourrice exclusive. Elle qui l'avait battu et rabroué avait, à sa manière, élevé le garçon et tenté, elle aussi, de le protéger du monde… À son approche, la dépouilla s'anima, tels les Vingt-sept martyrs de la Cité, et son visage voilé se tourna vers lui. La voix désincarnée de la nourrice résonna : « S'ils savaient ce que vous… ». Quoi donc, en fait ? Ed n'avait jamais su lui-même, et se rappelait distinctement les paroles de la vieille femme. S'ils savaient qu'il était – cette Brèche ? Yvia avait-elle connaissance des plans du berger ? pensa-t-il soudain. Est-ce cela qui l'a tuée ? Ou voulait-elle simplement le mettre en garde contre la horde virile des écuyers du cours, s'ils venaient à apprendre qu'il entretenait, pour Tony Des-Blés, une affection qui dépassait l'admiration ?
Au bout du couloir, la porte lambrissée s'ouvrit tranquillement. Le cadavre de sa bonne s'effaça comme de la craie passée à l'eau tandis qu'il passait le seuil… L'arène de Franc De-la-Colline, au nord-ouest des Extérieurs, était bardée d'artillerie. Un Edric tout gringalet tremblait de rancœur sur un banc. Au bout du gradin, Cobric Des-Anses – la Tête-de-Cul – et ses sbires – Renard, Nolàn et les jumeaux La-Barbe – chuchotaient en l'observant. Au milieu de la bande, Tony Des-Blés, souriant, le fixait sans retenue. Le Général paradait sur le cours en listant les innombrables inaptitudes du Prince et Edric songea soudain aux origines du commandant : son galon suprême ne lui donnait aucun droit sur le fief de son neveu Olive, et sa frustration heurtait Sa fragile Majesté de plein fouet. Ed regarda son double s'emplir de rage, avant de la laisser éclater sur les garçons qui traînassaient sur le gradin. Puis il se souvint de la tare bleue. J'ai l'air fou. Tout à fait fou. De loin, il se vit tomber sous le charme de Tony. L'arène se mit alors à tournoyer et pour s'éviter le désagrément, Edric fila vers le portail. L'arcade découpée dans les pans de bois l'emmena dans une vieille salle de classe.
Comme pour lui rappeler d'autres précepteurs désabusés, il tomba sur le petit maître Lorthaud, qui s'était épuisé à lui enseigner les lettres. Le bibliothécaire répétait à qui voulait l'entendre que sa collection privée était la plus onéreuse du Continent, et étudiait rigoureusement la philosophie des pères-de-la-nation. Ed, plutôt orienté vers les contes du Chevalier de Suie, et le Récit des Exilés, ou la fiction des poètes du Rouet, l'avait exaspéré des années durant. Ses notes avaient laissé sentir son impatience. Et la bonne Yvia l'avait rossé de sa canne : « Si le berger voit ces résultats, il vous balancera à la Garde pour de bon ! », disait-elle. Ce jour-là, Edric recevait le fruit d'un labeur anonyme, et la notation lui avait redonné du baume au cœur. Le maître semblait stupéfait. « Les correcteurs de l'Académie ont bien cherché… Pas de tricherie. C'est la note maximale. Le Prince a surpassé le record… ». Edric, tout à sa fierté, avait cherché l'approbation de son maître – pour n'en tirer qu'un regard de mépris. Il n'est pas mon mentor. Il est mon rival. Lorthaud s'était hâté de le remettre à sa place : « Les sujets de fiction ne vous feront pas gagner les batailles, Altesse ! », scandait-il. Pourtant, la copie avait dénoué, sans délai ni accroc, l'intrigue du Voyage en terres de bardes, et l'archimaître excentrique du département des Sagesses s'était régalé de ses traits d'esprit. Pourquoi Lorthaud l'avait-il accablé au lieu de l'encourager à persévérer dans son étude ? Qu'avait-il eu à faire de ses inclinaisons ? « Ces vieux fous m'ont appris à haïr », lança Ed à voix haute.
Il ne put s'empêcher de penser à Du-Lavoir. Un Du-Lavoir plus présent ; et plus buté à la tâche de sa préservation que quiconque en terre de l'Arbre. À la différence de Franc, de Lorthaud – ou d'Amalric –, et à sa manière étrange, Aiden avait pris soin de lui… Et il prenait soin de pas mal de monde, à vrai dire ! Edric scruta son propre visage enfantin, froid et crispé de concentration, en se rappelant ce que beaucoup devaient au musicien. Des images défilèrent en une saga à la triste évidence… Ses accointances de l'Entrecube, son vieux garagiste, et sa défunte épouse – ils les avaient protégés, comme il avait pris soin de lui-même, et une fois orphelin. Il m'a sauvé. Edric se mit à regretter de nouveau la destruction du précieux octoluth qui avait charmé son cerveau quelques heures plus tôt… Aiden Du-Lavoir, son seul gardien, avait fini par transmuter quelque chose en lui.
J'ai compris, songea amèrement Edric. J'ai saisi l'idée. Il me faut expier ma rancœur. Il me faut lâcher la prise sur ses peines pathétiques, pour me relever et porter, sur les épaules, le poids de cette Brèche incarnée. C'est ce que tu veux, n'est-ce pas, Corvus Du-Pic ?
Le professeur envieux disparut dans une poussière d'or, jetée par les fenêtres, alors qu'Edric était déposé sur un perron flottant.
La porte suivante se constituait d'une parure de lierre brun et de fougères, et un joli bois s'étendit derrière l'arche de briquette. Ed se retrouva, adolescent, à errer le long du chemin, au cours d'une partie de chasse à la courre comme il les détestait. Une brise majestueuse charriait les feuilles mortes. Un rayon de soleil traversait le ruisseau étincelant qui ondulait dans les ronces. Or, sa version juvénile arpentait le sentier avec la plus mauvaise volonté, les jambes raides, les bras croisés. Son bagage le ralentissait. Derrière lui, Du-Bois et Des-Anses filaient sur leurs chevaux. Tout deux étaient grands, bien-bâtis et assurés. Quand Edric s'entendit prononcer le quolibet improvisé, l'étalon de Cobric s'élança à sa poursuite, et Son Altesse, raillée, s'effondra dans le ravin pour y déchirer ses culottes. La troupe poursuivit sa course de bon cœur, sans voir le Prince – rouge de honte et de fureur – s'empêtrer dans le fourré. Tête-de-Cul !
Je l'ai provoqué, pensa Edric. Je l'ai jalousé… et je l'ai provoqué. Il avait pris Cobric en grippe, et non l'inverse. Le Prince renfrogna sa face immatérielle. Et pourquoi ? Par ce qu'il était tout ce qu'Amalric voulait que je sois… Le sentier parut s'allonger et les feuilles tournoyèrent soudain pour emmener Edric (le plus âgé) vers le battant qui clôturait l'impasse. La forêt printanière s'évapora aussitôt quand il passa l'encadrement.
La porte du Repaire, dans l'Angle, était reconnaissable à ses rondins de bois et à ses toiles tendues. Les grenouilles et les canards bruyants emplissaient le bassin. La bâtisse incohérente dominait l'entre-Quarts en déroulant sa cour jusqu'à la clôture des Autres. À quelques mètres, la silhouette floue de Tony dansait d'un air jovial, presque aussi perceptible qu'une ombre dans le noir. Son accroche-cœur, pourtant, brillait au crépuscule telle une serpe d'or sur un tas d'herbe. Edric trouva son propre double qui filait sur la planchette à sustentation, le long du canal. Il se vit heurter le lampadaire, puis perdre l'équilibre et se vautrer dans un courant gentillet. Une fraction de seconde plus tard, Tony bondissait de nouveau, et la planche refaisait son apparition de l'autre côté de la cour. Le Prince passa encore, et alla se vautrer tout pareil. À son troisième essai, parfaitement identique, Edric comprit que la boucle se répétait inlassablement ; sans qu'il ne puisse rien faire que l'observer. Malédiction, marmonna-t-il. Il se plantait, encore et encore, et s'étalait dans le canal, aussi faible et fragile qu'on pouvait l'être… Il doit bien y avoir quelque chose ! Ed fureta à l'affût d'un indice. Un scintillement, à la taille de Tony, attira son attention. L'anneau. Il porte encore l'anneau.
Ed savait qu'il n'avait qu'à tendre la main, et soupeser l'anneau de bronze. Le bijou du palefrenier disparu était finalement à sa portée, et l'air charmé qui traversait ses poumons gorgés d'éther le portait comme une invitation vers le cercle de métal… Il voulut approcher Accroche–Cœur, et lui prendre le bijou avant de le voir assailli par un barbare sadique, pour l'ouvrir et visiter ses rouages… L'objet, que Louvard, son guide vers la montagne, lui avait adroitement subtilisé reposait vraisemblablement sous une pile de neige indétectable, au pied du terminal calciné. Edric n'avait plus eu la moindre chance de comprendre si Tony l'avait (oui ou non) suivi par amour. Mais celui de Tony, lui, était là, sous ses yeux larmoyants. Alors, il écarta les doigts… Bien sûr (et il s'y était attendu), la boucle temporelle se fractura et Tony cessa de danser. Une poigne de fer le souleva de terre et brisa sa nuque blanche d'un coup net. De l'autre côté du muret, la silhouette d'un Prince hystérique voulut se précipiter, mais un bras rouquin l'attrapa à l'épaule pour le faire chavirer vers les fourrés – et Des-Blés périt pour la seconde fois.
Dans la chute des deux vagabonds, le sol parut se retourner et Edric, toujours éthéré, tomba lui aussi à la renverse. Tout près de là, la silhouette d'un ouvrier ivre se laisser chuter, elle aussi, depuis la plate-forme mal boulonnée d'un Bistrot aérien… Une horde de soldats bleues déboula du néant, pour jeter les sacs de riz, et crever les panses de mouton et vider les baquets dans l'égout du cube, tandis que le Prince se bâfrait à la table de verre, obnubilé par un banquet d'anniversaire inépuisable… Enfin, la rotonde de la Bastide se mit à trembler et Ed vit la flèche, au-sommet du monde connu, prendre feu d'un seul coup. La langue de braise s'enroula comme un lasso autour de la girouette étincelante et souffla les fenêtres arrondies de la Divine. Ed, perché dans le vide, ne put sentir aucune chaleur, mais il se souvint d'un lambeau de rêve, où un édifice cossu, à la parure somptueuse, s'enflammait dans la nuit…
Quand la flèche fut totalement consumée, la noirceur l'enveloppa et il ne put trouver son chemin qu'en tâtant les murs invisibles. Il poussa un paravent léger, et un cri déchirant emplit brusquement ses oreilles. Ce tourment n'a-t-il donc pas de fin ? Vais-je l'entendre sonner, cet imminomètre ?
Lisbeth était belle, à n'en pas douter. Ed n'en avait pas pris grand-chose… Elle avait les joues pleines, un carré brun plus clair, plus soyeux, et des lèvres symétriques tordues par la douleur. La jeune dame Gris-Bois souffrait bruyamment dans ses langes, au milieu d'une large couche souillée de sueur, d'urine et de résidus sanguinolents ; et son visage sympathique prenait toutes les nuances du rouge, au fur et à mesure de son insurmontable effort. Quand le nourrisson se mit à hurler, entre les bras de l'oculie qui s'en empara, sa touffe de cheveux abondante, encore teintée de miel, se hérissa sur son crâne. Edric flotta jusqu'à la couche inondée. Les traits de Sa Majesté étaient figés… On ne voyait plus trace de vie, dans les yeux ronds de la Reine. Son bras resta ballant, par-dessus le lit. Les cheveux collaient à son visage subitement devenu blême… Lisbeth est morte, dit une voix égarée dans l'obscurité. Ed regarda comment il avait tué sa mère. Il détailla le corps brisé par les contractions répétées, les lèvres entrouvertes, et les longs cils bruns où s'accrochaient encore quelques larmes. Il voulut l'approcher, l'effleurer ; l'enlacer, peut-être bien – mais ne put s'y résoudre. On clôt les paupières et couvrit les traits torturés de Lisbeth. L'épousée d'Amalric n'était plus. Et lui venait de naître. Cette oculie sans visage s'éclaircit soudain la gorge et approcha d'Ed ; comme si elle pouvait le voir, depuis sa propre réalité. Curieux, il dévisagea le nouveau-né aux yeux d'acier qui s'agitait vertement, dans ses linges fraîchement déployés… Moi, songea-t-il. Le bébé innocent, les narines frémissantes et l'air hagard, était aussi minuscule, aussi frêle, et aussi fragile qu'il s'était senti, sur sa planchette. Ed saisit aussitôt. Il fallait quelqu'un pour tenir l'enfant. Il fallait qu'il l'aime, lui-même, pour le savoir aimé. Il lui fallait, en premier, s'accorder son pardon. Bien sûr… Le petit meurtrier de Lisbeth ne braillait plus et fixait son avenir droit dans les yeux. Ed, soulagé, enlaça le nourrisson qu'il déposa sur son torse et le bébé empoigna fermement son index.
Est-ce tout ?
Edric s'extirpa des eaux glacées comme s'il sortait d'un cauchemar. Le bébé ne vint pas avec lui ; pas plus que la tiédeur du monde d'en dessous. Il retrouva le contact d'un sol immergé et la douleur de ses membres courbaturés. Les torches étaient là, sur les contours du puits gigantesque, et le seigneur l'observait avec le plus grand intérêt… Corvus se tenait droit, perché sur sa marche d'escalier, l'air satisfait. Ses traits fins aux teintes blafardes restaient figés dans les ombres, mais ses yeux pétillaient. D'un geste à la fois amical et railleur, le mutin tendit le bras pour l'aider à sortir ses bottes du ravin et Edric se hissa hors de la mare clapotante. La pluie avait cessé.
– Eh bien, Votre Altesse ; quel voyage, pour le veilleur que je suis, siffla Du-Pic.
– Vous n'auriez pas dû voir ça, s'essouffla Ed, tremblant et larmoyant.
– Et pourtant. Me voilà rassuré. Vous avez pris le bon chemin.
– Vers où ?
– La conscience. Il faut se connaître, pour connaître l'éther. La Brèche que les Illuminés attendent ne peut se laisser prendre. Si vous êtes esclave de vos démons, les démons de ce monde n'auront nul mal à vous trouver, et à vous posséder. Croyez-moi… Je le sais.
– Qui a construit ce puits ? Quelle part de vrai ai-je vu, dans le gouffre ?
– Seulement des vérités, sous une forme, ou une autre, répliqua le seigneur. Les vieilles gens du Pic ont établi leur maison sur le Puits Ancien du pays central. C'est de lui, que mon clan tire sa magie. C'est de ses tréfonds, que je puise ma connaissance…
– Un puits Ancien ? répéta faiblement Edric. Je croyais qu'ils n'existaient pas ?
– Trois existent bel et bien, en réalité, révéla Corvus. Celui de l'Arbre se trouve ici, et il n'y a aucun mouton pour mieux le maîtriser que moi… En Ouest, les chamans tiennent leur propre gouffre vers l'éther. On le dit plus immense que celui-ci, et plus – efficace… C'est là-bas, que vous verrez ce que je ne peux déceler moi-même.
Edric grimpa quelques marches, les bras serrés sur sa poitrine frigorifiée, et le seigneur les ramena vers le ciel d'encre. Il paraissait profondément satisfait.
– Et le dernier ?
– En Est, au sommet du Mont. Sur l'autel… destiné à votre sacrifice.
Edric retrouva un Aiden aux ongles rongés jusqu'au sang. Il ne lui posa aucune question, tout pudique qu'il était, mais le garçon perçut nettement sa frustration. D'un ton monocorde, il lui révéla quelques parts futiles de son épopée impie pour vider leur chambre de sa tension électrique, puis se hâta de rejoindre son lit. Corvus avait mis la salle lugubre à leur disposition pour leur laisser le temps de se reposer encore avant de s'embarquer sur le Vampyre, et Ed comptait bien retrouver ses forces. Le souvenir de sa mère, Lisbeth, flottait dans son esprit. Comment le baron s'y était-il pris, pour lui faire voir les tréfonds d'une mémoire qu'il ne soupçonnait même pas ?
Le Manoir entier donnait l'impression de tanguer sur sa crête et le sommeil du Prince fut malaisé. Les draps de satin grattaient, le vent battait le carreau et un hibou à la face offusquée ne cessait de voleter autour de leur tourelle… Quand Edric cessa enfin de ressasser ses tourments, d'autres cauchemars prirent la relève. Alors qu'il songeait, les yeux clos, à l'itinéraire qui conduirait le nef jusqu'en Cité (puis aux sentiers vers les contrées d'Ouest), il bascula dans un abîme immatériel. Le tic-tac de l'horloge se mit à accélérer, comme s'il paniquait aussi ; et les lueurs émeraudes qui passaient la lucarne crépitèrent derrière ses paupières agitées de soubresauts. De nouveau, il erra, telle une âme damnée, sur un échiquier de fer aux lignes barbelées, prises par le feu et la mort… Son angoisse nocturne le gifla et il s'éveilla, trempé de sueur, au milieu de ses coussins. Aiden ronflait comme un loir, sur la couche voisine. La lanterne grésillait. Ed observa le mur, en face de lui. La tapisserie, couverte d'ailes de corbeaux, aurait dû lui laisser voir son propre reflet dans le miroir mural mais ce qu'il contemplait, à la place, n'avait rien d'humain. Ce visage heureux aux crocs débordant d'une mâchoire trop large n'avait ni yeux, ni paupières ; mais sa chair à vif ne paraissait pas l'incommoder… Il le guettait en souriant dans le noir. Le cœur d'Ed s'emballa. Non… Pas maintenant. Pas ici ! Le monstre de ses nuits, muet, posa un doigt décharné sur ses lèvres, les orbites emplies d'une joie aveugle, et s'allongea langoureusement sur sa couche. Le Prince, paralysé, voulut crier mais aucun son ne sortit de sa gorge, compressée par la main mutilée de la créature… Il retrouva un semblant de contrôle quand le monstre tenta de l'étrangler. D'un genou, il frappa son démon ; qui disparut sans effet, comme une image subitement découpée de la réalité… Le cauchemar s'évapora aussitôt.
Ed sentit l'odeur humide de la mousse et celle du vent à travers les sapins. Le froid gifla de nouveau ses joues rouges. Son pied manqua s'enfoncer dans le vide. Sorti du tourment, il retrouva les commandes de son esprit.
Il était au bord du puits. Somnambule. Comme à l'âge d'enfant. Ed contempla le gouffre béant. Le silence ronflant laissait passer le chant des aurores entre les crêtes de l'Ombre. J'aurais pu y rester, par le géant ! Consterné, il jeta un regard vers les fenêtres du Manoir. Comment le musicien ne m'a-t-il pas entendu quitter la pièce ? Les sourcils froncés, Ed s'apprêta à s'élancer sur le ponceau givré… mais il se ravisa. D'un pas lent, il revint au gouffre enchanté.
Il avait tenu, entre ses bras, ce bébé innocent. Il avait décidé lui pardonner. Il s'était dit prêt à prendre son rôle à cœur et pour le bien de l'autre avant le sien. Comme Aiden Du-Lavoir, il avait décidé de s'engager… Mais, en un sens, Corvus Du-Pic lui avait quand même forcé la main. Les illusions d'existences futures, les leçons d'éthique et les versions alternatives de ses propres fautes lui venaient peut-être du puits Ancien, mais celui-ci était la propriété exclusive du baron-mutin. C'était le mutin qui avait visité son esprit. Et qui l'avait déployé à sa guise. Devrais-je accepter toutes les offenses ? Et accorder de nouveau ma confiance au premier inconnu débarqué, sous prétexte qu'un déserteur célèbre s'est juré de me sauver ? Ed hésita. Se débarrasser du gamin… Les mots résonnaient encore dans sa tête. Cornéaud l'avait mis en garde. Aiden lui-même devait avoir ses raisons de participer à la traque. Et il lui avait menti, plus d'une fois – comme Tony avant lui… Ed ignorait toujours si sa volonté de venger le palefrenier s'abreuvait d'un amour réel, et mutuel, ou parfaitement ordonné. Il aurait pu en savoir plus auprès du souvenir de son Accroche-Cœur. Le puits maudit lui aurait montré la vérité. Une dernière tentation de se faire mal, avant le soulagement…
Le levier était là, à sa portée. Il lui suffisait de redescendre dans le gouffre, et y trouver Tony pour l'interroger. Il l'espionnerait comme Tony l'avait espionné, pour se définir, enfin, une bonne raison d'honorer la mémoire du palefrenier. Il découvrirait ce qu'Amalric, Yvia, Tony et même Corvus s'efforçaient de lui cacher. Pas de mutin, pour m'observer, cette fois. Personne pour me voir. Personne pour me juger… Avec un grognement de colère, Ed donna un coup de poing dans le levier d'acier. Son pouce craqua, et il jura au Dieu-berger. Foutue conscience ! pensa-t-il. Le message, délivré par le gouffre Ancien, était très clair. Que Tony t'ait aimé ou pas n'importe plus… Du-Pic voulait le savoir digne de son fardeau. S'il poursuivait pour Des-Blés – et dans l'espoir d'en avoir attiré l'affection –, il risquait de s'oublier. Accroche-Cœur avait eu raison sur toute la ligne… C'était la peur qui menait ses actions. Dépité, Ed s'aperçut de la teinte bleutée que prenaient ses doigts. Le souffle court, il renonça à la tentation, décidé à l'emporter ; et pivota pour se retrouver penaud, face à Corvus Du-Pic.
– C'est bien, murmura le mutin d'une voix d'outre-tombe.
Et le charme fut rompu sur l'instant. Le paysage enneigé qui encerclait le puits frétilla, telle une toile peinte agitée de soubresauts, et le contour de la montagne parut s'estomper soudain. La seconde suivante, Ed était tiré hors du gouffre, trempé de pied-en-cap et martelé par la pluie qui engorgeait le Pic. Le puits continuait de s'emplir et le baron, planté sur sa marche d'escalier, l'observait en souriant. Son Altesse vomit sur la briquette, à la lueur du clair de lune, pendant que le seigneur reprenait avec ferveur :
– Me donner ce que je voulais, sous un œil avisé, était facile pour un esprit aussi retors et têtu que le vôtre. Une telle volonté… et tant de détermination. Vous auriez pu rester des heures, là-dedans ! J'ai bien cru ne jamais réussir à vous duper.
– Je… Je viens seulement de – ? balbutia Edric. Mais… Aiden… mon cauchemar…
Le baron avait eu beau les requinquer de ses mets exquis et de ses potions, Ed ne s'était jamais senti aussi faible de sa vie. Les cheveux devant les yeux, il haleta.
– Des illusions, confirma Corvus. Pour vous voir faire dans la plus stricte intimité. Pour tromper votre vanité. L'astuce était nécessaire. À présent, nous sommes engagés sur la voie qui est la nôtre ! La décision que vous avez prise dans ce puits changera le monde. (il leva le bras et son imminomètre se mit à sonner tel un coucou). En bien, ou en mal !
– Sorcier ! grogna le Prince avec effroi. Vous êtes-vous donc tenu sur mon épaule, telle une mouche discrète, pour me regarder peiner à travers la vie… ? Savez-vous déjà tout ce que je sais d'Aiden Du-Lavoir et de Tony Des-Blés ? Si vous avez le don de l'invoquer, et de le balader dans ma tête… ne pouvez-vous pas aussi bannir le démon nocturne de ma pensée ? Ne savez-vous pas quel est ce rêve incendiaire, qui me revient sans cesse ?
Mais Du-Pic balaya ses questions d'un revers de main.
– Je n'ai pas eu le contrôle sur votre maligne tentation, ni sur la peur qui la façonne. Ça, le gouffre s'en charge seul. Vos démons vous appartiennent, Altesse.
Vos démons vous appartiennent, Altesse. Les mots suivaient Edric, comme dans un écho sournois, alors qu'il reprenait le chemin de sa chambre. Voir Aiden, perché sur le balcon de la suite des visiteurs, lui remit du baume au cœur et lui arracha un sourire ; car il lui parut que retrouver le Du-Lavoir qu'il connaissait – méfiant et insomniaque – lui confirmait définitivement son retour à la réalité. Le musicien ne semblait pas s'être inquiété de son pronostic vital mais il était néanmoins fort agité. Cette fois-ci, le Prince ne conta rien de son voyage souterrain – hormis la confiance, fragile mais scellée, qu'il avait décidé d'accorder à Corvus Du-Pic. Quand il se fut enfin assoupi, durant cette nuit éternelle, il ne rêva d'aucun monstre.
ÉPISODE 8.
Poussière stellaire
66. Le tiroir secret
Le Doyen se savait franchement indispensable. Il était l'élément érudit, l'esprit et le cerveau du conseil des Sept. Et le bras droit du Roi défunt, quand il avait fallu aller se perdre au cœur de la treizième baronnie rasée et militarisée depuis longtemps, pour fouiller la Butte glacée d'Orvir et en ramener la dague sacrificielle Ancienne, destinée à assassiner la faille incarnée… Et maintenant, c'était au tour du régent de s'y mettre. De toute évidence, le Doyen était le plus loyal lieutenant du baron Du-Fort, ministre et 1er Conseiller du Roi-berger Amalric 2e De-la-Cité, son jeune et intrépide cousin Céorn ; qui l'avait sagement désigné commissaire d'enquête dans l'affaire du régicide. Bien sûr, ce seul état de fait ulcérait la grosse brute répugnante qui servait de Général des armées à la Cité. Franc De-la-Colline l'exaspérait au plus au point, depuis toujours ; et ses petites remarques piquantes visaient souvent à le rabaisser devant le reste du conseil. Véhan, bien entendu, savait que le commandant le jalousait profondément. Fils bâtard du clan Vert, doté d'un cerveau atrophié, De-la-Colline était aussi maigrelet qu'il était spirituel et cherchait à déstabiliser sa propre assurance. Elsebeth, dite Lysa l'Obtuse (que Céorn n'hésitait pas à qualifier de Championne de la Ville-de-fer) commandait pour sa part aux mercenaires, aux pillards et aux violeurs exilés sur les landes du pays d'Est, et Franc ne supportait plus la simple évocation de son nom. Son projet titan n'avait qu'un seul but : passer la mer d'émeraude et détruire leur ville aux fondations. Véhan se targuait d'une sensibilité un peu plus exercée. Lui avait étudié les gens-des-bois, les Indociles natifs de l'est, et les Premiers-Nés de Terre-priée. C'était ces Premiers-Nés, d'ailleurs, que Céorn scrutait avec le plus d'attention. Le régent enquêtait de son côté sur la nuit du meurtre des Vingt-sept martyrs et du Roi-berger ; comme il enquêtait sur la disparition d'Edric. Mon bon suzerain, si habile eut-il été à la joute oratoire, n'aura pas eu la foi de sa devise, à mon humble égard… C'était sans importance. Le Doyen, encore une fois, sauverait sa mise.
Véhan Du-Point se disait homme de rigueur, de dignité et de bon cœur. Né un 31 Décembre, à l'Hôtel privé Le-Mirage de la Cité, il s'apprêtait à célébrer son soixante-septième anniversaire et, au passage, quelques décennies d'une carrière fabuleuse. Son père, Lohan Du-Point, et sa mère Jehenn, fille du célèbre Haut Juge Merhault Des-Vers, s'étaient illustrés de leur temps, et avaient transmis leur vaste érudition au Doyen de la Cité. Il avaient également essayé avec Nohan, son cadet, qui n'avait pas son talent et se contentait du poste de notaire à la Haute Pension de la Tour… Ah, petit frère ! Que n'as-tu pas tenté, pourtant, de me ravir la vedette et chaque fois qu'un projecteur, tel un soleil de feu et d'or, s'en est venu porter sa serpe étincelante à mon humble visage…
L'inestimable Académie administrait la recherche scientifique et l'éducation, à travers un réseau complexe que la Cité fédérée de l'Arbre avait vu croître au fil des ans. Tous les enfants du pays avaient accès à une forme d'enseignement locale, selon le fief, et les chefs de clans, les bourgmestres et les maires étaient chargés de veiller à la tenue desdits enfants dans leurs villages et quartiers. Les différentes aptitudes et droits qui se gagnaient Cité étaient scrupuleusement examinés et notés dans le livret de chacun ; et la capacité à lire, à écrire et à compter correctement s'avérait indispensable pour avoir droit au certificat marchand ou même militaire. Ainsi et depuis plusieurs décennies, les contremaîtres, les fermiers et les soldats eux aussi profitaient pleinement de la culture la plus élémentaire. C'était un fait prodigieux. C'était le conseil des Consuls, également, qui rédigeait et homologuait le Corpus citéen en développant l'érudition des lettres, de l'art, de la philosophie, de la sacralité, des sciences naturelles et sciences physiques, de la stratégie et l'armement militaire et, bien sûr, de la médecine et des sciences sociales. Ces neuf Départements, dirigés par autant d'archimaîtres fameux qui commandaient à plus de maîtres encore, usaient tous d'alchimie à leur façon et leur échelle – surtout le Département de physique. C'était là-bas qu'on étudiait le temps, l'espace, la matière, et l'existence sous sa forme la plus primaire…
L'accès au bâtiment d'origine, établi entre 622 et 631, se faisait par différentes portes disposées tout autour du domaine, à commencer par l'entrée principale dont un escalier de marbre blanc conduisait à la cour de Tébèste. C'était cette voie que devaient emprunter les professeurs, les étudiants et les visiteurs, officiels ou pas. La noblesse de la Bastide, elle, pouvait se rendre directement de la tour Loyale jusqu'au campus citéen depuis que l'architecte Lézérus Du-Fusain, sous Alfric De-la-Cité, avait fait construire le pont qui passait par le pied ouest du donjon pour gagner l'institution. L'échelon ivoire, à hélices vapomotrices, planait chaque jour de la Divine au Temple suprême… Quant au Tronçon de chrome, il s'étendait jusqu'au Palais de justice. Aucun de ces deux édifices ne valait le charme et le parfum de la connaissance qu'on respirait à l'Académie. Le bel Hôpital Salsior, plus ancien encore, représentait les débuts de l'âge de laine, lorsque les premiers vestiges Anciens avaient été exhumés… Large et tassé, anguleux et couvert de barreaux qui striaient sa brique noircie, le siège du Département de médecine restait le bâtiment le plus intimidant du domaine. L'astrolabe, le musée d'opale et les jardins des maîtres constituaient le reste des plus célèbres créations de l'institution… Chaque jour, on y formait au droit-docte dans les grands Cabinets ; à l'archimaîtrise, à la maîtrise et au professorat à l'Université ; et à la notification, au sceau lettré, et à l'habilitation des adolescents, enfin, dans les Écoles. La pratique du jeu et du sport étaient également au programme avec des classes de chasse, de joute et de jeu de panse. L'académie citéenne ne laissait entrer, dans ses rangs, que les étudiants des niveaux sociaux un à trois, c'est à dire la haute noblesse, la noblesse et la bourgeoisie. C'était l'élite. Je suis l'élite.
Véhan était issu d'une lignée d'intellectuels et de magistrats, cousine des gens de Gris-Bois, et avait passé sa vie à étudier le Corpus fédéré. Au sommet de la Tour, en tout premier lieu, où il avait obtenu son habilitation générale à seize printemps à peine et publié ses premières notes remarquées en capitale. Devenu archimaître à seulement vingt ans (un exploit sans pareil) en science physiques et naturelles, il avait mis un peu plus de temps à obtenir son droit-docte en sacralité et philosophie – car l'examinateur, un vieux collègue rancunier de son père, avait tout fait pour gâcher son talent (dont il avait été profondément jaloux). Ensuite, Véhan était rentré à Pied-de-Tour, pour faire son trou parmi les économistes, ainsi que le voulait sa mère ; car elle était (ou avait été, en tout cas) une dame sage et perspicace. Son diplôme de la Bourse De-la-Tour en main et prêt à servir le bailli, il avait dû laisser passer sa chance auprès de la Banque Rouge… Gereth Le-Rouge (le père de Mahenn) s'était confondu en plates excuses quand les gens de son administration avaient égaré son dossier de candidature et lui avait promis d'en faire une priorité… Malheureusement pour lui, Véhan s'était fait embaucher avant ; au poste de maître copiste à la prestigieuse bibliothèque de Bédric. Six années plus tard, il était nommé directeur administratif de l'annexe de l'Académie positionné à la Tour, et enfin, directeur du Département de philosophie de l'Académie véritable. À sa septième demande, le conseil l'avait désigné Consul-ingénieur de ce même département, jusqu'à ce que le Roi-berger Amalric (à son cinquante-huitième anniversaire) lui offre le poste de Doyen. C'était la fonction la plus élevée, dans le corps professoral de la fédération. Il était devenu l'archimaître des archimaîtres, le président du conseil des Consuls, et bien sûr, ministre à la table de verre aux côtés de Son Altesse. Véhan avait versé une larme. Comme son arrière-grande-père avant lui, il avait reçu la plus haute distinction. (L'idée de voir son grand-père, Obéhan, prendre sa succession directe était morte le jour où le pauvre homme s'était laissé piétiner par un buffle fou. Le géant en sa sagesse éternelle sait pourquoi il a rappelé Obéhan. Monseigneur aura gagné le portail de la bergerie pour y servir ; et dresser les bœufs du Dieu-berger, peut-être ?).
Amalric, le brave, avait compris ce qu'il gagnait en invitant à son conseil celui qui, encore ce jour, s'était révélé le plus grand expert en alchimie ; en philosophie, et littérature ; en ingénierie militaire (n'en déplaise à ce porc de Franc De-la-Colline) ; et en étude la dynastie Ancienne et ses merveilles… Le Roi avait saisi à quel point il était essentiel. D'ailleurs, il l'avait beaucoup questionné sur ce dernier sujet, et de manière de plus en plus accrue au fil du temps. Il avait répondu avec une patience dévote. Ainsi qu'il répondait de ses recherches auprès du Temple suprême. Le Doyen savait bien que le reste du Continent se calquait sur son étude de la dynastie Ancienne, de ses terribles déités et de son cataclysme aux conséquences imprononçables. Il avait pour mission de poursuivre la mission du savoir sacré, en lisant à la lumière du géant Saint. Il était celui dont on attendait une parfaite symbiose avec le suprême et son Pasteur. Il était l'élu de la science et de la foi ; et tous les aspects de sa vie convergeaient vers un seul objectif : rédiger le manuel définitif… Celui qui donnerait aux moutons la raison physique de cet apocalypse. Qui décrirait la voie matérielle vers la bergerie du géant. Et qui offrirait au berger sa plus élégante formule. Le Dieu de la connaissance. Le Doyen était destiné à lier, enfin, la figure du dieu absolu à la science physique de l'Arbre ; et qu'importait la futile raillerie de certains de ses détracteurs, qui voyaient en un l'annihilation de l'autre. Ces gens-là chuchotaient plus qu'ils ne parlaient, en général…
Le grand bassin, dans l'entrée, clapotait capricieusement. Les dortoirs, à l'est, et les cuisines à l'ouest encadraient la cour, tandis que l'astrolabe et le laboratoire, tout en verticalité, surplombaient les battants de chêne blanc de l'édifice central. Le terrain de sport et le pavillon directorial se cachaient dans le petit bois qui débordait sur la rue voisine. L'hôpital scrutait l'aile droite où se trouvaient la salle d'étude et le patio d'été. Mais Véhan, en portant avec lui la délicate mélodie de sa sangle à loquets – dont l'écho, sur les murs de l'Académie, sonnait comme le chant du savoir – tourna vers la gauche, droit vers son bureau. La lunette en place, le cheveu diaphane de la maturité baigné de fraîche lumière matinale, il arpenta le bâtiment de sa démarche la plus assurée. Dans le musée d'opales, au Pot d'or faramineux, on exposait la totalité des minerais extraits de la terre de l'Arbre. La grande galerie aux statues permettait de dévisager tous les Rois et les Pasteurs de leur ère. Du-Point salua quelques collègues et poursuivit sa route en contournant la salle du Calculateur pour grimper la Tour d'administration.
Monsieur Doyen de l'Académie de Recherche et d'Enseignement avait quelque appartement de séjour en Bastide, et à l'Astropôle de la Colline ainsi qu'au grand Orgue de la baronnie-précieuse, mais son logement principal se trouvait tout en haut de l'école, au centre même du campus qui continuait de s'étendre en capitale. Le ministre désigné des sciences, des lettres et des arts administrait une vaste institution dont la vertu, et il en était convaincu, constituait le salut du Continent entier. Le savoir est la meilleure des armes. C'était ce que lui disait son vieux père, entre les murs de sa bibliothèque. Et il se faisait une joie d'honorer les préceptes de son clan. Sur les étagères de son petit salon, on trouvait volontiers des ouvrages épais, des rouleaux de parchemin, des instruments de mesure, des outils de lecture et des appareils lumineux. Mais il y avait également un grand nombre de babioles, de statuettes et de tableaux issus, ou représentant d'autres fiefs et d'autres cultures. La culture de l'autre, c'est la culture de soi.
Plus jeune, il était allé six mois à la découverte de ce monde qu'il étudiait avec une passion si vorace, si brûlante… Il avait pris un bain et goûté aux spécialités dans les treize baronnies (à l'exception du Pic, et du Moulin, et du Guet, et de la Garde) et même à l'étranger, du nord de l'Entre-frontières fédéré au sud de l'Entre-frontières fédéré. Le Septentrion, Terre-priée et Trahen n'étaient pas en tête de ses priorités, car ces lieux étaient emplis de cent dangers qui auraient risqué de priver la Cité de son savoir… Mais cela n'avait pas empêché Véhan d'épancher son bon cœur sur le Continent, en se liant aux caisses Solidaires des Autres, notamment, et auxquelles il versait douze agrafes par trimestre. Tend la main au pauvre d'esprit, disait souvent sa mère. Alors, il tendait.
Une grande photographie encadrée représentait une femme magnifique ; avec un nez en trompette plus pointu qu'un fer de lance, les sourcils épais comme un champ de blé racorni et le cheveu blond coiffé en longues boucles soyeuses. Le marron terreux des yeux continuait de le fixer avec amour, chaque fois qu'il passait, et la jeune femme y affichait son éternel sourire, aux incisives écartées par un gouffre ; tel un rideau de velours rouge aux deux piliers de marbre blanc…
Véhan avait pris femme, par le passée, mais Félyse Gris-Roche, dont il n'avait pas eu d'enfant, était toujours portée disparue depuis le 16 Mai 1064 ; jour où elle avait quitté la Maison Du-Point pour se rendre aux fontaines du fief éternel… et n'en jamais revenir. Le Doyen n'était pas parvenu à retrouver sa trace et, chaque année, pleurait la mort supposée de sa chère et tendre. C'était là le grand drame de sa vie. Fervent prieur et partisan des Pastoraux, Véhan se rendait régulièrement au temple, prenait le temps qu'il fallait pour contempler modestement les prunelles-de-verre, et espérait sans plus en parler à quiconque. Il continuait d'étudier et de travailler chaque jour ; sans essayer d'attirer l'attention sur le sujet. En outre, il était très occupé par la chambre bleue. Son Académie nécessitait une telle supervision, elle aussi, que le Doyen se trouvait parfois à crouler sous les responsabilités les plus décisives du royaume. Entre Céorn le gentillet, Franc la gâchette facile, et Ronon le comédien, Véhan se demandait souvent si Amalric l'avait désigné archimaître des archimaîtres pour rectifier le tir.
Contrairement au portrait de Félyse, Véhan avait pris de l'âge. Sa moustache à l'allure sévère et son regard habité par des décennies de savoir intimidaient les gens de la cour… Sa posture sage et sereine lui donnait le charisme de commander aux maîtres, aux contremaîtres et aux archimaîtres et il usait cette aura pour imposer le respect. Le Général, bien entendu, continuait de le harceler et de le houspiller (pour les raisons les plus absurdes possibles) et le Doyen s'efforçait de ne pas aller s'égarer à son niveau… Il savait bien ce qu'il valait, à côté du commandant.
– Allons-y, murmura-t-il pour lui même en agitant ses longues manches soyeuses.
Enfermé dans son bureau privé, Véhan tira le rideau sur sa propre recherche ; et un grand panneau d'ardoise apparut le long du mur tapissé d'ambre chatoyante… Le Doyen y avait noté tout ce qu'il avait pu saisir de l'affaire, depuis la nuit 21 Septembre ; et continuait d'actualiser la planche chaque jour, de plus en plus enfoncé dans le triste méandre de l'obsession. C'était une tache essentielle. Sa tache. Ma responsabilité…
Le dialecte ancien, utilisé pour graver la dague disparue de la chambre du bon Prince Edric, ne ressemblait à aucun alphabet de la dynastie-bergère, mais Véhan avait su le traduire. L'arme portait le nom de Rae-dema (ce qui signifiait « dernière clé »), et prévenait le lecteur en termes limpides : Tu détiens la clé imprégnée qui ouvrira la porte de l'Arbre sur le volcan. Véhan avait souligné la conjugaison au futur, inquiet. Un schéma de la lame, dessiné à la craie, représentait sa garde courbée, sa lame d'argent aux éclats de noire obsidienne (probablement issue de la roche volcanique du Mont-cerclé) ainsi que son épais manche en bronze. Une liste exhaustive des graphèmes utilisés, issus de l'âge Ednien, et leur traduction littérale individuelle occupait une belle part du tableau. Plus loin, à la craie rose, Véhan avait relevé toutes les forces impies du Continent. La magie trahnienne, en première ligne, ainsi que les chamans de Terre-priée, et tout ceux qui – d'une manière ou d'une autre – s'étaient entêtés à offenser le Codex. Enfin, une énorme pile de livres consacrés aux rituels nécromantiques se penchait dangereusement sur la table qui faisait face au mur saturé de notes et d'aimants.
D'après son étude, Sébérius De-la-Côte (ou Sabaldian le Fol, en Est, et Baldian Sable-Noir à l'Ouest) avait prêché un demi-siècle avant le prophète Aelfric. Il avait erré sur l'ensemble du Continent, depuis l'Or-feuille jusqu'au Mont-cerclé, entre 584 et 602, avant de se retirer pour une vie d'ermitage dans les cryptes abandonnées de la Butte… Celui que le Codex appelait plus généralement le Premier Anachorète avait été canonisé par le Temple en 790 soit soixante-ans après sa mort présumée… Certains prétendaient l'avoir vu se promener quelques années encore, sur sa colline glacée de la Garde… Mais ces témoignages étaient friables. Plus vraisemblablement, Amalric avait trouvé l'arme, au fond des cryptes, entre les mains desséchées de l'Ermite. Il l'avait conservé, pendant près de dix ans, et jusqu'au jour de son propre égorgement…
Céorn détenait la dague. Véhan en était convaincu. Il l'avait jeté à la chasse aux informations en prétendant fouiller les différentes pistes à leur disposition mais Véhan savait que le baron Du-Fort avait fini par se retrouver l'arme entre les mains. Peut-être même avait-il débuté son enquête de la sorte ; en subtilisant le poignard de la chambre du jeune Prince ensanglanté… Céorn n'est pas objectif. Il fait preuve de partialité à l'égard de son petit-cousin. C'était la raison pour laquelle le Doyen pensait capital de ne pas révéler la totalité de ses découvertes au pauvre régent. Nulle relique de la mégathèque n'avait provoqué une telle pagaille, avant cette dague qu'Amalric avait flairé dans de lugubres légendes. Nulle statue, ni masque cérémonial, ni colonnade n'avait fait pareil dégât. La lame (tronquée par le souverain pour décorer la nuque du sacrifié) se trouvait quelque part dans la citadelle… Que les mauvaises mains se furent posées dessus et la fédération risquait de voir cette âme universelle, intrinsèquement malveillante, répandue dans ses rues et ses foyers.
Le Doyen approcha du tableau, retira la grosse clé d'argent qui pendouillait au crochet central et referma le rideau en hâte. Puis il attrapa, sur la table, sa loupe et son cartable, son ceinturon à stylets, et son journal personnel – qui prenait la forme d'une bande magnétique sur laquelle il enregistrait sa voix, rauque d'usure. Puis il quitta son bureau, sans omettre d'en verrouiller le battant, et se dirigea prestement vers le Musée des étiquettes. Plus un entrepôt qu'un véritable musée, la galerie alignait dix dizaines d'étagères parfaitement identiques, bardées de tiroirs de bois ciré aux larges serrures… Véhan ferma la porte derrière lui, et se rendit jusqu'au fond de la pièce. De sa sacoche, il tira l'étiquette en question et enfonça le document dans le lecteur alchimique. Moins d'une seconde plus tard, les étagères se mirent à vibrer, à grincer puis tournoyer, dans un étrange ballet de mobilier parfaitement coordonné, et une étagère centrale apparut sur le mur. Véhan sortit la clé d'argent. Jamais il n'aurait pu deviner ce qu'elle ouvrait, si l'objet n'avait pas affiché un cryptogramme caractéristique du musée sur sa tige… De sa main ridée par l'expérience, le Doyen enfonça la clé – ainsi qu'il l'avait déjà fait, une seule et unique fois – dans le verrou du milieu. Le panneau de bois s'ouvrit sur toute sa hauteur car il couvrait les six tiroirs factices, en réalité ; et Véhan trouva le coffre-fort secret qu'Amalric avait jugé bon de cacher dans sa prestigieuse Académie… Des feuilles et des classeurs, des livres aux sujets sensibles, des bijoux et des reliques familiales plus intimes, moins estimables aux yeux de la Banque Rouge que les joyaux du sceptre… Le Roi-berger y avait dissimulé bon nombre de ses idées les plus sinistres.
L'archimaître n'avait pas attendu, pour fouiller la pièce dérobée. Les souvenirs et les notes personnelles d'Amalric (dont il avait trouvé la clé au cours de son enquête) s'étaient avérées décisives. Or, il lui restait un mystère à résoudre.
Si grandiose eut-il été, Amalric s'était comporté en menteur compulsif. Véhan n'était pas dupe, et savait que le Roi-berger avait adressé sa méfiance à tous ceux qui se vantaient d'avoir su gagner son affection, ou son respect. Il avait entrepris tant et tant de missions secrètes en l'absence du Doyen que celui-ci soupçonnait de pires actes que la seule planification d'un sacrifice… Ce malin fou et dangereux connaissait leur Cité. Il avait connu Amalric. Peut-être même des années avant son meurtre… Ce qui signifiait que le bon Roi-berger n'avait pas attendu l'Ermite d'Orvir pour partir à la recherche de son innommable rituel. Il avait eu d'autres noirs secrets. Il avait anticipé son ascension longtemps auparavant. Il s'était damné, pour atteindre l'illumination…
Une chemise parcheminée, roulée sur l'établi, contenait un coffret d'acier que l'archimaître n'était encore parvenu à ouvrir. Il connaissait cette technologie. Le coffre était prêt à se briser de l'intérieur à la première effraction pour consumer son contenu. Un excellent moyen de garder un document privé. Un mot de passe à six graphèmes permettaient d'en venir à bout. Véhan n'avait guère parlé au Conseiller du coffre-fort (comme le régent avait occulté la vérité à propos de la dague), et escomptait en étudier le trésor seul. Après le premier entretien qu'il avait eu avec Céorn, il s'était dépêché de plancher sur la question et avait déniché une pochette, parmi les documents éparpillés sur le pupitre du Roi, à la chambre. Il lui avait fallu une journée de plus pour trouver, dans les codes d'un tableau Ancien, la trace de l'alphabet concerné ; et traduire le mot que Son Altesse avait choisi.
De son bras fatigué, Véhan empoigna son journal magnétique et décrivit :
– Jeudi 23 Septembre 1082. Je suis le seul à connaître l'existence de ce tiroir secret ; ou, du moins, le seul à savoir qu'Amalric en a eu l'utilité… avant son terrible trépas. Le petit coffret date de presque deux millénaires ; et appartenait au berger depuis qu'il en avait fait la trouvaille au cours de ses recherches passées. Amalric a scellé le coffret en usant du terme Vaetas. Soit lumière, en Ancien parler. Je m'apprête à l'ouvrir sur-le-champ… allons-y, ajouta-t-il dans un murmure exalté.
Le Doyen entra les six graphèmes sur le cadran et attendit. Presque aussitôt, le coffret émit un petit clic métallique. Le cœur battant, Véhan souleva le couvercle.
67. Le concours
Lys veilla à couvrir ses affaires avec le plus grand soin. Une toilette furtive, au bassin public, suivi d'un brossage intensif et d'un peu de parfum en sachet de lavande qu'il lui restait de Volages ; et un repas frugal, constitué d'eau et des dernières prunes qui suintaient dans le fond de son sac (Béni soit Bernand) lui donnèrent une allure plutôt agréable, bien que tachée et modeste. Par la suite, et une fois occupée à scruter les rues de La-Lentille, elle s'étonna de la facilité avec laquelle elle rafla quelques mets dans les ordures de la ville. Elle eut l'impression de ne déranger personne en se baladant entre les étalages bardés d'horloges. En fait, ça n'était pas tant que les pupilles toléraient les vagabonds et les mendiants ; mais plutôt qu'elles n'en avaient pas l'habitude… Elle ne savait pas s'il y avait de pires criminels que les charlatans des bas-quartiers, dans les bois de la Colline, mais Lys comprit vite que le riches résidents des avenues liées à leur Astropôle vivaient dans le plus grand faste. Seuls ceux qui s'attardaient sur sa tenue en lambeaux fronçaient les sourcils mais il y avait tant de gens, tant de lumières et tant de brume, parmi les allées tortueuses aux pancartes alchimiques, qu'il semblait beaucoup plus aisé de s'y faufiler que n'importe où ailleurs… Une fois qu'elle fut présentable, Lys se hâta de dissimuler son sac – énorme, plein à craquer et repoussant – dans la bouche d'égout la plus proche avant de pénétrer l'office de tourisme. Pouilleuse, elle aussi, fut privée de visite et la chienne jappa d'un air vexé en se plantant au portillon.
Cinq guichets s'alignaient, occupés par des employés maussades. Deux dames poudrées, un gros moustachu, une fille hautaine et un garçon d'une trentaine d'années renseignaient les passants. Lys, écoutant son instinct, approcha de la deuxième dame ; mais un visiteur impoli lui barra la route et prit sa place. Éconduite, elle se retrouva au pupitre d'à côté. Le gros moustachu leva à peine les yeux vers elle quand il l'accueillit :
– 'Faire pour vous ?
– Bonjour. Un billet pour l'observatoire, s'il vous plaît.
– Quelle date ?
Lys hésita.
– Euh… aujourd'hui.
– Quel horaire ?
– Ce soir.
Le type débita à toute allure, la voix faible :
– L'Observatoire de l'Astropôle fédéré est privatisé, ce soir. C'est la fête annuelle de La-Comète, et l'entrée se fait sur invitation. Réessayez demain, et demandez à Friedath de vous réserver une place dans la ronde du crépuscule…
Aux guichets suivants, d'autres passants intéressés venaient s'enquérir de tel ou tel monument célèbre. Deux des employés se retrouvèrent inoccupés un instant.
– Je tiens à voir l'Astropôle… aujourd'hui. C'est important. Y a-t-il un autre moyen ?
– L'Astropôle, il est ouvert aux deux premiers niveaux. 'Avez vos papiers sur vous ?
– Je suis… de classe inférieure, admit Lys.
– Alors, je crains que vous ne soyez pas autorisée à passer, trancha le moustachu.
Lys, dépourvue d'argent, d'idées et d'arguments, remercia le guichetier de son plus morne sourire et alla s'écrouler sur le divan, près de l'entrée. Le jeune bellâtre, de son œil d'émeraude, l'étudia une seconde ; puis il disparut derrière son pupitre. Partons d'ici, avant de s'attirer un courtisan. Elle se releva et aperçut le garçon qui surgissait dans son dos, l'air de rien. Ou un espion de Cabot, songea-t-elle soudain. Elle se faisait peut-être filer par l'oracle Marmat, ou Lesta, des fois qu'il ait enfin pris le dessus sur Fludvia Ponceau. Et bien que Rubric Le-Col l'ait cru définitivement morte, il y avait encore son portrait dans quelques papiers répandus sur les sols de l'Arbre…
Lys voulut se précipiter vers la porte, et Pouilleuse, mais le bellâtre l'appela de sa voix tendre et pleine, un brin autoritaire :
– Tu veux voir l'Observatoire ? Je peux te le montrer.
Lys faillit lâcher un rire nerveux. Le gros moustachu leur lança un regard très franc de suspicion, et le jeune homme souffla :
– Retrouve-moi dehors, au bout de la rue, sur la placette, dans quinze minutes.
Lys, éberluée, le vit retourner à son pupitre tandis qu'il chantait au barbu :
– Belle journée, hein, Javrot ?
– Mmph, grommela l'autre en baissant les yeux sur ses documents.
Pouilleuse bondit de joie quand Lys fut ressortie de l'office, et la jeune fille dût la calmer aussitôt. Elles trouvèrent, à dix pas de là, une ruelle étroite qui menait à une jolie placette, totalement circulaire et marquée en son centre par un réverbère ancien. Six maisonnettes aux toitures pointues tenaient l'impasse minuscule, et les six jardins se disputaient les quelques pieds de gazon gondolé. Les édifices étroits et colorés, aux girouettes virevoltantes, ressemblaient à de jolies maisons de poupées… Les deux hères se cachèrent derrière le muret blanc qui encadrait le réverbère, à l'ombre de la haie.
– Excuse mon collègue ! déclara le jeune et joli guichetier en la surprenant. Javrot n'est pas… sensible à tous les charmes. Il a tendance à faire preuve de rudesse.
Elles n'avaient pas attendu très longtemps. Le garçon lorgna sur Lys, et elle se redressa avec une nette appréhension. Elle n'eut besoin de recourir à nul rameau pour lire dans le regard du bellâtre. La fête de La-Comète (ou en tout cas, l'observatoire qui devait l'accueillir) évoquait au garçon quelques affaires au cours desquelles il avait son propre intérêt, sans aucun doute. Il avait sûrement des tuyaux qu'il n'avait pas le droit de partager depuis son pupitre, à l'office. Javrot semblait veiller.
– Tu as des billets pour l'observatoire ?
– Presque, répondit le guichetier en souriant. J'y ai une mission.
Lys savait qu'il le savait irrésistible ; pourtant, il ne semblait pas la convoiter… Ses yeux restaient dans les siens, et son sourire persistait, car il semblait s'amuser à décrypter chaque trait de son visage. Lys le laissa faire.
– Comment tu t'appelles ?
– Ambroise La-Serre. Du petit quartier, sous le toit du Parascope. Et toi ?
Lys se demanda s'il prétendait seulement ne pas savoir son nom.
– Vorcemyr, mentit-elle. Vorcemyr Tassaud.
Sur le coup d'une inspiration soudaine, elle se dit qu'elle avait une chance de voir les réponses survenir d'elles-mêmes, si elle alertait les protagonistes de son affaire en usant du nom de celle qui avait mené la Marche des sorcières…
– J'ai une proposition pour toi, Vorcemyr, dit le garçon non sans se mettre à tournoyer autour d'elle comme une araignée traquait un moucheron perdu dans sa toile.
Pouilleuse, les moustaches en l'air, grogna à son adresse.
– Du calme, du calme ! Rien de bien méchant ! Rien d'insultant, si c'est ce qui t'inquiète. Je connais quelqu'un qui serait prêt à tout pour te voir, ce soir, dans l'Astropôle.
– Qui ça ?
– Il se fait appeler maître Narcisse ; mais c'est pour le genre. Son nom, c'est Florimond Du-Faisceau. Il tient la maison de couture que sa famille a fondée il y a une soixantaine d'année…
– Pourquoi me ferait-il entrer ?
– Pour que tu le représentes… Voilà comment les choses se passent. Chaque année, des fêtes et des réceptions sont organisées, au pôle, mais aucune n'a jamais rivalisé avec la réputation de La-Comète. Les participants de la grande réunion, et le temps d'une seule soirée, scellent le destin de dix des entreprises les plus influentes du fief, ou d'ailleurs ! Celles et ceux qui possèdent les plus grandes parts de la Colline bavassent et échangent entre eux alors que les petites gens continuent à croire qu'ils y peuvent quelque chose, depuis le bas de l'échelle. Un tas d'argent se fait sur le dos des festivités. Des personnes essaient de se faire bien voir du baron pour être conviées. D'autres tentent d'acheter le mot de passe. Mais tout ça ne sert à rien…
– Viens-en au fait, s'il te plaît !
– Ça va, ça va ! (il lui lança un regard polisson). Il y a un concours. Il a lieu dans l'Atlas du bâtiment, au centre du pôle… à quelques volées de marche du sommet ! Florimond a de gros clients dans la poche, mais il va vite les perdre s'il ne fiche pas un sacré coup de fouet à sa maison… Ça fait dix ans qu'il espère remporter ce trophée.
– En quoi consiste le concours ?
– Les maîtres de l'Astropôle sont remerciés par l'administration, au cours d'un banquet durant lequel les professeurs choisissent une unique oculie de leur délégation, pour les accompagner auprès du pasteur. C'est un immense honneur… La délégation est formée de douze prieuses – autant qu'il y a de branches à l'étoile – triées sur le volet. Elles ont toutes les intérêts d'un des faisceaux à cœur, et portent la bannière de chez elles.
– Je ne suis pas prieuse, répliqua Lys.
– On l'est tous un peu, non ? susurra le bellâtre en rejetant sa mèche de cheveux bruns. Tu as fais ta classe, n'est-ce pas ?
– Non. Ma mère ne m'y a jamais inscrite.
– Mais tu sais tenir un autel, hein ? Tu connais les prières ?
– Un peu, confessa Lys. Celles de la Baie, surtout… Je ne me suis pas attardée…
Choqué, le bonhomme demanda :
– As-tu jamais visité un temple ?
– Bien sûr ! Toutes les semaines, chez le pasteur, avec les autres…
– Et personne n'a tenté de te faire passer le tablier ? coupa-t-il. Tu n'as pas été prunelle-de-verre ; au moins une journée ?
– Jamais.
– Incroyable.
– Pourquoi ?
Ambroise la considéra d'un air réjoui, presque railleur.
– Enfin, tu t'es regardée ?
– Et sur quels critères ces maîtres choisissent-ils leur oculie ? riposta Lys.
– La piété, bien sûr, se note aussi à l'élégance. La tenue et la légèreté sont des atouts et des armes indispensables… J'imagine que cette frimousse et ses yeux bleus ne gêneront pas les juges. La posture, aussi ; car il en faut pour porter dignement la houlette.
Lys le jaugea avec un effroi grandissant.
– C'est un concours de beauté ?
– Si on veut, admit Ambroise.
La jeune femme s'accorda le temps d'une sombre réflexion.
– Tu as dis que ces prieuses portaient la bannière de chez elles. Mais je ne suis d'aucune branche de l'étoile. C'est ma première visite à La-Lentille.
– Bah ! Une formalité. Narcisse sera ton hôte ! Représente la branche du Cerbère, dans la délégation ; gagne le concours, et tu pourras considérer sa maison comme la tienne ! Il ne demandera même pas d'où tu viens. Ça fait une décennie que les gens de la Licorne, ne lui en déplaise, remportent le titre… Leur scénographe vient du Rouet, tu saisis ? Il a la mode dans le sang !
Lys étudia tranquillement sa proposition. Apprêtée telle une oculie et envoyée parmi une troupe d'archimaîtres réputés au pied de l'observatoire, elle avait toutes les chances de son côté pour visiter le pôle à son aise, et trouver le petit La-Corde… Elle se doutait de l'énorme anguille qui serpentait sous la roche, mais trouva l'intention de ce guichetier étonnamment sincère. Il veut que je participe. Pour une raison – ou une autre. Le jeune homme n'avait pas peur d'enfreindre les règles de l'événement, apparemment. Il était prêt à recruter une inconnue selon sa simple apparence et à la faire passer pour la plus pieuse des prunelles. Et tout ça pour guider un savant vers son pupitre…
– Que devrais-je faire, sous la houlette de ce Narcisse, en acceptant le marché ?
– Oh, pas grand chose ! Tu le croiseras à peine ! Il a beaucoup trop de billets à compter, et de clients à flatter ! Ce sont ses gens de maison qui préparent l'oculie désignée pour rejoindre la délégation. D'autres auront la responsabilité de te laver – mieux que ça, je veux dire –, de te vêtir, de te coiffer et de te maquiller…
– Qui, par exemple ?
Le bellâtre cligna de l 'œil.
– Moi, répondit-il avec entrain.
Alors, ça ! songea Lys. Pour une fois, l'homme qui la regardait ne la déshabillait pas du regard : il l'habillait. C'était étrange. Elle se rappela les accusations de Doperic, à la pension, qui la soupçonnait de séduire pour obtenir des faveurs ; et le regard furieux de tous ceux qui avaient peu apprécié d'être éconduits. Ce coup-ci, elle se laissa tenter, curieuse, par l'idée saugrenue. Si ça peut enfin m'être réellement utile ! Le temps de laisser voir cette « fleur-de-lys », comme on l'appelait à Orbe, était peut-être arrivé. La pensée d'Abaustus Cabot, une main sur son épaule, lui provoqua un frisson.
– Et, une fois décorée comme un Pot d'or, j'entrerai au pôle ?
– Telle une princesse, assura Ambroise.
Elle haussa les épaules.
– Soit. J'accepte. Poudre-moi la figure ; que je puisse faire la fête !
Le salon de la Maison Narcisse était large, haut, riche et encombré. Du rouge à la nuance cramoisie, du vert émeraude et du blanc de lait ouvrageaient les plinthes, les moulures et les corniches d'où reluisaient d'immenses feuilles de philodendron. Sans y manquer, un autre télescope, planté sur un trépied au milieu des atlas et des racines, allait questionner le ciel de l'après-midi à travers la toiture. Lys jeta un œil ébloui aux patrons gigantesques qui tapissaient le sol et aux tableaux de fusain qui s'empilaient sur les tables longilignes. Entre les allées parallèles, quelques artistes se hâtaient d'une extrémité à l'autre, pinceau à la main et brosse entre les dents. Un nuage de soie et de dentelle passa au-dessus de sa tête quand la poulie qui se mit à rugir traversa l'atelier. Derrière la porte vitrée du petit bureau, Florimond Du-Faisceau – de son nom de scène, Monsieur Narcisse – rugissait dans un sonographe.
– J'ai commandé deux brodeurs et un plumassier du Rouet, d'accord ? Vous entendez ? Je les veux dans mon bureau avant la fin de la semaine prochaine ! Point final !
– M'sieur ? appela poliment le jeune Ambroise en cherchant le regard de son maître. Je voudrais vous présenter quelqu'un.
Il désigna la jeune femme.
– Vorcemyr est intéressée par le concours, annonça-t-il fièrement à Florimond.
Celui-ci, presque aussi menu que Lys, délaissa son appareil défectueux pour se jeter dans l'océan de ses yeux. La bouche entrouverte, ses sourcils hirsutes et grisâtres froncés sous sa dernière mèche de cheveux bruns, il l'analysa toute entière sans cesser de siffloter. Le fracas de l'atelier s'empara de leur silence, tandis qu'il arpentait la pièce minuscule en évitant soigneusement le fatras empilé dans tous les coins. Sur le mur, il y avait une ribambelles d'affiches et de croquis encadrés avec soin, signés par l'initiale de Narcisse. Un bouquet de fleurs du même nom agrémentait le bord de la fenêtre aux vitraux délicats et des bobines par dizaines étaient alignées sur le pan opposé.
– La nuit dernière, chantonna Narcisse à l'adresse du garçon, j'ai fait un rêve… Paisible, et plein d'espoir. En m'éveillant, j'ai senti qu'il se passerait quelque chose. Je le savais ! Je savais que ce serait mon… je veux dire, notre année !
– Vous dites ça tous les ans, marmonna Ambroise avec mauvaise humeur.
– Si j'avais croisé cette beauté, époustouflante de rareté, à La-Lentille, j'en aurais gardé le souvenir ! Cette face lunaire. Ces traits boudeurs, aux commissures, et rehaussés aux pommettes ! De la malice et de la timidité dans le regard… qu'elle a plus turquoise que l'océan des Braises, à cette lumière basse. Mais aussi de la férocité, dans la mâchoire. Il y a quelque chose d'évident, dans tout ça. Tu es humble, jeune femme, n'est-ce pas ? Je le vois. Oui.
– Au moins autant que vous devriez l'être, vous aussi, déclara Lys. Je peux me montrer exigeante, si c'est mon droit.
– De la répartie ; j'en étais sûr. Tu as eu ton lot de disputes !
– Cela sera-t-il suffisant pour m'assurer une place dans la délégation, Monsieur ?
Il écarquilla ses petits yeux sombres, exalté.
– Si j'ai la certitude que tu y représenteras le Cerbère comme il se doit ! Il est clair que tu as de quoi remporter le titre. Pour autant, cela ne te donne pas ma confiance !
– Oh, M'sieur, s'il vous plaît ! beugla Ambroise. Elle a dit qu'elle était d'accord !
– Encore faut-il qu'elle se prouve présentable, et plus courtoise que ça !
– Allez, Vorcemyr : excuse-toi !
Lys ne réagit pas tout de suite.
– Oui… Quoi ?
– Excuse-toi, implora Ambroise, qu'on puisse passer à la confection !
– M'excuser ? Certainement pas !
– Allons, ne sois pas ridicule !
– Par le cosmos, elle est encore plus belle quand elle est en colère, murmura Narcisse.
– J'accepte de vous représenter, trancha la jeune femme, si vous me jurez que j'aurai le droit d'entrer au pôle. Et la chienne reste avoir moi. À prendre, ou à laisser.
Monsieur Narcisse souffla de ses naseaux étroits, l'air mitigé, avant de s'écrier au jeune styliste :
– Fais en sorte qu'elle se tienne, celle-ci ! Ça serait la meilleure ! Perdre le trophée alors que j'ai la plus belle plante que la ville ait vu en cinquante ans sous la main…
Lys fut menée vers les loges de l'atelier, en passant par un couloir somptueux où se déroula une collection de tenues faites sur-mesure. Des corsets, des jupettes, des robes et des redingotes extravagantes brillaient de brocart, de soie et de petites pièces de laiton, étroitement épinglées sur leurs mannequins de bois aux visages inexpressifs. Une étiquette dépassait de chaque élément distinct, et une plaque détaillait la matière, les composants, le nom de l'artisan-en-chef et le prix estimé de chaque création. En se penchant légèrement pour lorgner sur le tarif d'une robe à traîne, qui avait l'air tissée dans le vent, Lys faillit s'étrangler : « Parure de la Dame aux Lilas, 1075 – valeur solaire, Négoce sur demande ». Bien sûr, aucun montant précis n'était mentionné mais la jeune femme, au Miteron, avait appris à encaisser les tablées de luxe et à calculer les factures mirobolantes des clients les plus fortunés. C'était là une astuce prétendument élégante de la haute société marchande, lorsqu'elle ne voulait pas exposer ses prix afin de faire l'impasse sur certaines taxes, parfois, ou pour insinuer son élitisme. Le terme de valeur solaire correspondait à un soleil – ou une « couronne », au Fort – de sceptres d'or, ce qui décrivait une bourse de cent. Deux soleils en représentaient deux cents et ainsi de suite bien que le terme, populaire, n'ait jamais rien eu d'officiel en Cité… Négoce sur demande signifiait, selon les traditions, qu'un acheteur potentiel devait s'attendre à marchander entre cent et cent-cinquante sceptres-bergers avant de recevoir son bien.
– Ne fais pas ça, quand tu seras devant les juges, chuchota Ambroise à son oreille.
Lys ralentit l'allure en quittant le long couloir.
– Ne fais pas quoi ?
– N'affiche pas ton mépris.
Elle réalisa qu'il avait raison. Pourtant, elle ne s'en était guère aperçue. C'était la curiosité et la surprise, en premier lieu, qui avaient guidé ses pas, et elle n'avait pas voulu faire démonstration de son étonnement aux artistes élégants de la Maison. Mais elle avait beaucoup de mal à comprendre ce qu'elle regardait. La valeur des sous et les entourloupes des têtes de fief, elle connaissait ; et l'industrie qui secouait l'estomac du monde, elle l'avait vue ; mais c'était l'acier des flèches et des boulets, le roc des briques et la colle de mortier que le Fort produisait. Il ne vendait pas des chiffons et des nœuds. Là, il ne s'agissait que de textile inutile, de parures inconfortables et de kilos de joyaux, accumulés sur une même pièce importable. Pourtant, Lys avait un doigté sûr, et un œil avisé en matière d'habillement. Vorcemyr – la véritable – détestait se parer elle-même mais, bizarrement, adorait décorer son amie qui pouvait tout passer. Le Miteron, bien sûr, exigeait une certaine élégance. Et il y avait eu cette lingère au bec-de-lièvre, Véra, chez Madame Volages… D'après elle, Lys portait bien les choses.
– Pardon, se reprit-elle.
Quatre coiffeuses éclairées d'ampoules grésillantes divisaient les loges, déjà en pleine effervescence. Deux jeunes filles, de quatorze et seize automnes environ, étaient installées dans les fauteuils de cuir noir et elles pivotèrent l'une et l'autre pour lui jeter un regard intrigué ; puis étonné, et enfin boudeur. Elles portaient encore le pagne et la houlette blanche de leurs temples respectifs, mais on avait dénoué leurs cheveux pour jauger la matière. Lys observa les piles de maquillage, de brosses, de pinces, de tubes et de bouteilles qui bouchaient la vue sur les miroirs, et rejoignit son siège sans tenter de se montrer agréable. Les oculies s'étaient déjà fait une opinion.
– Non, non ! s'écria Ambroise. Pas par là ! Va directement au placard !
L'une des deux prieuses la regarda passer, bouche-bée, pour pénétrer la petite pièce voisine enfoncée dans le mur du fond, comme une douche de salle de bain. Lys y trouva cependant assez de place pour accueillir une autre coiffeuse, un grand miroir à bascule, une table à repasser et deux lavabos de porcelaine. Une flopée de ceintures pendouillait d'un portemanteau et le soleil, depuis la lucarne, jetait des éclats dorés sur leurs boucles lustrées. Ça sentait le savon, la bruyère et la colle chaude.
– Voilà ta cabine. On va t'y préparer.
Pouilleuse grogna quand le garçon voulut la planter dehors, et se faufila dans le fastueux placard en esquivant ses longues jambes.
– Ces prieuses, murmura Lys, une fois le battant refermé. Elles vont concourir ?
– Plus maintenant ! répliqua Ambroise en la plantant près du miroir. Florimond n'a pas la vivacité d'esprit d'une poignée de porte, quand il s'agit de dessiner ; mais il sait voir les jolies femmes. Il veut la victoire. Il l'aura !
Aucune pression, surtout.
– Pourquoi y tient-il tant ?
Le styliste se mit à fouiller les tiroirs de la coiffeuse et haussa les épaules.
– La Maison Narcisse a été fondée au début du siècle, par le grand-père de Florimond… C'était lui, le Narcisse originel. Et il était le cerveau des opérations… L'atelier a gardé sa renommée, bien sûr. Les employés y ont veillé soigneusement…
Il porta, à hauteur d'yeux, un petit écran de verre à la manivelle de bois, et se mit à étudier la jeune femme à travers l'appareil. Il semblait voir, de son côté, certains détails de son anatomie qu'elle-même ne put observer et commença à murmurer pour lui-seul. Ses yeux coquins effleurèrent sa nuque et ses épaules, étudièrent ses chevilles, mesurèrent sa taille et enfin, se plantèrent sur son visage embarrassé.
– Ne sois pas timide, déclara-t-il. Il n'y a rien, chez toi, qui ne soit magnifique.
Elle accueillit le compliment avec beaucoup de prudence.
– C'est ce qu'on m'a dit, souffla-t-elle.
Et souvent, avant de me punir. Elle était si jolie, apparemment, qu'elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même, si les hommes se vexaient. Elle était si jolie que Monsieur Idéaud s'était vautré dans les chandelles en essayant de la toucher. Si jolie que les gens du gouverneur l'avaient jetée au Cénotaphe. Sambric, l'estropié automatisé du Cabinet de Curiosités, l'avait sifflé à son visage : « C'est pas naturel, ça… ».
– C'est une bonne nouvelle, précisa Ambroise, un peu confus. N'importe quel style t'ira à ravir. Il n'y a qu'à se décider. Notre seule limite sera l'imagination…
– La tienne, tu veux dire ?
Il lui accorda un nouveau clin d'œil alors qu'il tournait autour d'elle, un doigt sur le menton. La chienne, qui s'ennuyait, alla faire la sieste sous un lavabo. De sa voix claire et assurée, Ambroise répondit :
– Je ne suis pas tout seul. Vivette s'occupera de la coiffure. Hortense est une magicienne du maquillage. (Lys baissa vite les yeux). Il faudra aussi compter sur Anis et Coline, qui s'occupent de l'atelier. Ils ont bûché toute l'année sur ce projet ; mais je suis sûr qu'ils seront prêts à revoir les patrons, en découvrant notre nouvelle candidate… Ils veulent le trophée autant que Narcisse !
– L'année ? répéta Lys, effarée.
– Pas de panique ! Tous accepteront de bondir sur l'occasion ! Même à quelques heures de la cérémonie, tu représentes notre meilleur chance de l'emporter ; et ils le verront, aussi facilement que je l'ai vu…
– Combien de temps ces oculies ont-elles cru pouvoir représenter Narcisse ?
– Oh, deux, peut-être trois mois… (il hésita d'un air gêné). Enfin, Rosalyne, la plus âgée, a été recrutée à la fin de l'année dernière ; mais personne n'a jamais dit qu'elle…
Il s'interrompit alors, déconcerté par le remords subit qui ombragea le visage de son mannequin. Ses propres yeux ne montraient que volonté et dévotion. Lys rendit le regard percent dont il la couvrait pendait qu'il l'affublait d'un corset.
– Ne t'inquiète pas pour elles. Ce qui importe, c'est la Maison.
Facile à dire. Lys ne tenait pas à s'attirer plus de rancœur qu'elle n'en avait déjà rependu dans toute la vallée.
– Quel est ton poste, dans cette maison, exactement ? N'es-tu pas employé à l'office du tourisme ?
– À mi-temps, répliqua aussitôt le garçon. Le reste, je le consacre à Narcisse. Je suis son scénographe. Mais je taquine les tissus. Ce que je veux, ajouta-t-il avec ferveur, c'est le poste de couturier-en-chef ! Si tu l'emportes, ce soir, je pourrais enfin lui demander ma promotion. Quand je tiendrai cette boutique, tu verras, les créations du Cerbère auront de nouveau la… (il s'interrompit soudain, tout sourire). Enfin, je veux dire… J'ai ce qu'il faut pour tenir le ciseau. Je le sais.
Aucun doute.
– Pourquoi ne pas y consacrer tout ton temps, si tu es si friand de mode ?
– J'ai une chambre, au bout de la rue. Quartier huppé. Gros loyer. Mais j'en ai besoin, si je veux continuer à travailler pour Florimond… Il y a un paquet de factures à régler, au sommet de La-Lentille !
– Narcisse ne te paye-t-il pas suffisamment pour quitter l'office ?
Ambroise éclata de rire.
– Narcisse ne me paye pas !
– Tu fais tout cela pour moins d'une agrafe ? s'indigna Lys.
– Il faut bien commencer quelque part ! Il y a six ans, je vivais encore au pied de la ville. Et regarde-moi, aujourd'hui ! En train d'habiller la meilleure candidate du fief pour me rendre à l'Observatoire. Si Nana pouvait voir ça… (Il se reprit lentement). Et toi, n'as-tu pas eu à lâcher quelques piécettes, pour faire tes armes à travers le pays ? Tu as l'air de t'en être reçu plein la face… sans qu'elle y perde la moindre de ses lueurs, en plus !
– J'ai pris quelques trains, murmura-t-elle.
Inévitablement, le jeune styliste aborda la part de son anatomie qui rendait sa plastique imparfaite, et Lys se souvint avec quelle brutalité Madame Volages, à la Cité, l'avait dénudée au milieu de sa lingerie. Elle recula d'instinct mais le garçon, patient et mesuré, ne chercha pas à insister. Il pointa un index impérieux sur sa gorge :
– Une tenue complète ; sans échancrure ni décolleté… ça t'irait, n'est-ce pas ? Avec un col long, et une poitrine couverte ? Oui. Je dois avoir ça… Le tailleur qu'a dessiné Coline l'année dernière est encore très actuel, finalement… Ça pourrait marcher… Cravate en soie et cheveux lâchés… Tu vois ce que je veux dire ?
Lys ne voyait pas, mais cela importait peu car le styliste, de nouveau, se parlait plutôt à lui-même… Il fit jaillir un calepin de la poche de son pantalon et, crayon entre les doigts, commença à esquisser quelque silhouette longiligne sur le papier. Lys n'osa plus faire un geste. Sourcils froncés, elle demanda :
– Où la Maison recrute-t-elle ses mannequins ? Je veux dire… Ces oculies, n'ont-elles pas de missions importantes à accomplir, au sein de leurs temples respectifs ?
– Le concours est d'une importance capitale !
– Même pour le Dieu-berger ?
Bien qu'elle ne fut elle-même que peu fervente, Lys s'étonnait d'un étalage de vanité pareil. Chez elles, les oculies allumaient les chandelles et l'encens ; chantaient à la gloire du géant ; pleuraient aux obsèques et dansaient aux mariages. À nul instant on ne voyait les prieuses s'accoutrer inutilement, ni comparer leurs teints… C'était l'ordre de femmes le plus honorable de la fédération. D'après ses moutons, disait Tassaud.
– Il ne s'agit pas que de prier, fit observer Ambroise d'un air docte, sans plus sourire. Il s'agit d'or et de pouvoir.
– Celui du chiffon ?
Elle se montrait condescendante, et Ambroise le remarqua d'un sourcil haut.
– Du chiffon ? Les prunelles-de-verre sont la plus grande fierté des temples. J'ignore ce qu'elles vêtissent, dans ton village perdu, mais les oculies de ce fief ont une réputation à entretenir ! Celles que les maîtres élisent représentent l'ordre au grand sommet de la Colline, et sa tenue influence les créateurs tout au long de l'année suivante… Tu savais qu'on imprime plus de cent exemplaires du portrait officiel, après la fête ? Les tisseurs du Rouet viennent chercher leurs motifs ici… et l'Arbre tout entier s'en inspire ! Même les petits couturiers ruraux suivent la marche. Il y a au moins deux-milles travailleurs, entre le pôle et les patelins, qui font leurs agrafes sur ce commerce…
Et tous participent à la fabrication de leur muselière…
– D'accord, d'accord, coupa Lys. J'ai compris. Ne m'en veux pas. Je suis ignare.
– Plus pour longtemps, répliqua le jeune homme. Après ce soir, tu seras célèbre !
Mauvaise idée.
– Tu en es sûr ?
– L'élue des maîtres fait toujours les couvertures de La-Colline, mais avec ce visage, le pays sera charmé ! Tous les créateurs du Rouet et de la Cité voudront t'avoir pour eux, tu verras ; et te paierons grassement pour parcourir les défilés ! Imagine, une seconde ! Je suis sûr que tu aurais l'utilité de quelques sceptres d'or, non ?
Lys imaginait surtout Bergota, qu'elle avait laissée, Bern et Vorce qu'elle avait abandonnés, Lancelune dont elle avait négligé l'amitié – et bien sûr, ses bienfaiteurs les plus récents : Codric Idéaud, qui lui imputait l'incendie de son hôtel ; Doperic ; Rubric Le-Col, qui la croyait liquidée, et son majordome griffé à la gorge ; Lesta Le-Rouge, dans son Foyer ; et Marmat, qui l'avait regardée fuir le Cirque en trahissant le cercle de son Cabinet. Ce seul inventaire lui donna le tournis. Lancelune avait déjà trouvé une fidèle description de ses traits dans une feuille-de-chou locale. Si elle gagnait ce concours, de combien de temps disposerait-elle pour rejoindre l'île de Trahen (en admettant qu'elle y parvienne un jour) avant que le lieutenant Abaustus Cabot ne retrouve le visage de la Veuve noire de Fort-le-fief sur une affiche de La-Colline ? La célébrité… Probablement ce dont j'ai le moins besoin, dans l'immédiat.
68. Tandem
Le Vampyre ne faisait presque aucun bruit, et son moteur semblait ronronner plus que rugir dans la nuit sans fin du Pic de l'Ombre. Edric était étroitement attaché à son siège. Aiden triturait son octoluth sur la banquette voisine, l'air soucieux. Quant à Corvus Du-Pic, il commandait lui-même à l'aéronef hérissé qui déployait ses ailes telle une chauve-souris géante. Un gouvernail lugubre grinçait à l'avant de l'habitacle. Une lune froide répandait sa lueur sur les ailerons battus par le vent, et le pays de l'Arbre – de son Pic enneigé jusqu'aux contrées boisées de l'Orgue – s'étendait paresseusement vers la Cité aux milles périls. Ed ne quitta pas la lucarne des yeux, au fil des quelques trois heures interminables qu'il passa à bord de l'engin transmuté, et contempla, sans un mot, le plus beau lever de soleil qu'il ait vu de sa courte existence. Ainsi qu'il s'était extirpé du gouffre, et du Manoir, puis du fief maudit, le garçon se sentit émerger enfin des ténèbres éternelles. La température grimpa en flèche, la couronne minuscule d'une Gorge fendue (deux-cent mètres plus bas) passa sous le ventre du dirigeable, et les vifs nuages de la vallée de Laine refirent leur apparition dans une tartine de miel parsemée d'oiseaux chanteurs. Le jour enveloppa le paysage, alors qu'ils approchaient de la Cité.
La police aérienne échangea quelques signaux avec le Vampyre qui se fraya un chemin très peu formel à travers les fumées âcres de la capitale. Céorn est ici, songea Ed, à la fois anxieux et étrangement peiné. Je n'ai plus qu'à sauter de ce lugubre dragon pour le trouver. L'idée paraissait presque amusante, finalement. Lui qui avait voulu rebrousser chemin tant de fois gardait désormais l'œil fixé sur l'ouest du Continent et la ville, tout aussi imprenable que la Bastide, qui constituait Terre-priée. Des chamans. C'était là une idée saugrenue. D'après Corvus, les mages de l'Ouest étaient directement responsables de la promesse qui liait Aiden à son protégé. C'étaient bien eux qui (n'en déplaise à Du-Lavoir, à Cornéaud ou à Ed lui-même) avaient nommé le gardien de la Brèche. Il y avait donc une chance qu'ils sachent nommer l'autorité qui leur envoyait ses instructions. Il y avait une chance qu'ils sachent qui, en fait, avait choisi d'incarner en lui le pouvoir de ravager le monde. Et si Amalric n'était plus de ce monde, pour tirer du Prince la force de s'en emparer, le Commodore arpentait toujours les routes… Il attendra.
Ed avait bien visité la maison du gouverneur, en pays d'Ouest, et une poignée de huttes, aux abords des champs que les colonies avaient semés. La terre, fertile, était presque évidée à présent, et quelques paysans seulement y naissaient, et y périssaient, en consacrant le temps imparti entre chaque au labour des sols granuleux de la forêt… Autrefois étendu jusqu'aux Îles folles, le grand Or-feuille avait été rongé par le feu des bergers offensés par le blasphème originel. Depuis, les cultures étaient entretenues par les fils et les filles de moutons installés dans les prés et quelques clans métisses des îles sauvages. La plus grande part des Premiers-Nés rebellés était tombée dans les flammes, qui avaient laissé aux bois une parure de cendre et de roche calcinée. Les stèles, hautes et majestueuses, étaient visibles de loin… Quant aux rares survivants (ceux dont il ne fallait guère espérer de reddition), ils s'étaient terrés dans une crique inaccessible, plus au nord du pays. Terre-priée. Cette région-ci, Ed ne l'avait jamais parcourue… Et Amalric non plus, à son plus grand désarroi… Jamais il ne s'était imaginé passer le cap.
Le Vampyre amorça son atterrissage. La masse de la Cité, hérissée elle aussi, se couvrait de reflets dorés à la lumière d'un soleil modeste. Le 1er Quart, et la barque que la ville appelait Grand-Place, creusaient la vallée en suivant le parcours de son fleuve, sans qu'aucune garde bleue ne s'y dresse pour accueillir le dirigeable. Le Prince De-la-Cité contempla, éberlué, les tourelles et les avenues qu'il avait méprisé pas plus tôt que le mardi précédent, sans réussir à identifier exactement la nature du sentiment. Il avait eu le mal du pays, certes ; mais ce même pays le traquait comme le pire criminel, et le Conseiller de la Bastide, monseigneur Du-Fort, semblait vouloir garder les commandes de la régence pour lui seul. Il s'était entendu avec le reste de ses ministres, à l'évidence, car il fallait la coopération de toute la table, de sa banque et de son armée pour chasser l'héritier sur sa terre… Ce fut donc à base d'effroi, de mélancolie et de surprise qu'Edric élabora son propre cocktail d'émotions et résista au sanglot qui lui tenait la gorge… Un vol de mouettes échappées de la Baie traversa les nuages ambrés qui coiffaient la plus haute rotonde. Une langue de feu couvrait délicatement les toits de l'Hôpital Salsior. Et le cri incessant des usines, derrière les murs de brique, résonnait dans toute la vallée. Il n'y avait plus de doute à avoir. Amalric, Beltom, Aiden, Tony et Corvus l'avaient tous, à leur manière si singulière, conduit jusqu'à ce jour où il voguait de son plein gré vers les champs lointains de l'Ouest. Ils lui avaient dégagé un passage vers la vérité – et celle-ci, à coup sûr, s'avérait plus décisive que la mort d'un quelconque Pillard…
Edric ne parvint à ressentir la panique qui l'avait possédé, lors de sa fuite. Aux côtés d'Aiden, à travers Fort-le-Courant, le boulevard jaune et l'Entrecube, ses terreurs étaient devenues banales et face à Accroche-Cœur, tout à fait dérisoires… À la botte des deux trappeurs, Louvard et Louvarde, il avait presque accueilli la mort à bras ouverts… Quant à Du-Pic, il l'avait jeté sans remords aux tourments illusoires de son gouffre sans fin. Dès le coup de glas qui avait marqué son dix-huitième anniversaire, le Prince avait été dépossédé de tout ce qui faisait sa condition, son nom et ses idées, et il avait le plus grand mal à se souvenir de ses intérêts passés. La table. Le trône. Le sceptre… Les espoirs de souveraineté avaient disparus avec Tony. Les biens de la Bastide et les comptes de sa trésorerie paraissaient virtuels. L'affection qu'il avait espérée d'Amalric et qu'il n'avait pu obtenir de Lisbeth ou de Mahenn, il n'en voulait plus… Ed ne décrocha pas le regard de son hublot. Il tentait de se rappeler ses rares échanges avec le Roi-berger.
La notion même de Brèche était étrange. Absurde. La faille incarnée ! Edric avait palpé ses muscles, son crâne, son poitrail ; et frotté ses yeux, tendu l'oreille ; et étudié la tache de naissance en forme d'arbre renversé sur sa peau blafarde. Je suis le même. Rien n'avait changé, dans sa voix, son esprit ou sur son corps. Pourtant, il était devenu quelqu'un d'autre… Se risquer à découvrir les intentions réelles de Sa Majesté aurait pu l'abattre pour de bon ; or, il acceptait la nouvelle avec une froide amertume. En un sens inattendu, il était presque soulagé. La problématique de son existence l'avait accablé tout au long de cette dernière, car Ed se savait mêler la fierté de son berger de père à la culpabilité causée par la mort de sa mère… Et souvent, il avait comparé sa silhouette pâle et maigrichonne à la carrure virile de ceux qui tenaient leur sabre avec confiance. Tout Prince de l'Arbre qu'il était, Edric avait eu l'impression de ne pas avoir sa place propre, dans le vaste schéma de la fédération, et l'idée paradoxale de ne servir à rien. Tony lui-même n'avait pu comprendre cela. Orphelin éprouvé par la vie, le palefrenier avait vu en Son Altesse le délicat héritier du système, tout puissant, et le fils privilégié d'un clan pourri jusqu'à la moelle… « De quoi est-ce que tu parles ? Tu es Prince ! ». Aiden, lui aussi, déplorait son dédain pour les Autres, ou les veilleurs. Tous estimaient qu'il se devait de remercier le cosmos de l'avoir posé là, tout à son malaise. À présent, il sentait poindre en lui la curiosité, la détermination d'aller plus avant, sans plus porter avec lui le bagage de son titre au profit d'un nouveau, plus adapté. La Brèche. Le vieux souvenir de ses heures passées sur le cours, et ses peines de cœur, et ses interminables leçons d'alchimie semblait émaner d'un autre monde ; sans melgraves, sans pirates, et sans masques… La Cité ne lui appartenait plus, certes ; mais il n'appartenait plus à la Cité.
Corvus Du-Pic tira le rideau de velours qui couvrait une cartographie tout à fait exhaustive du Continent connu. Les icônes d'une forêt s'étendaient sur la toile de lin, en direction d'un pays d'Ouest encore sauvage. Au milieu de la carte, les Îles folles constituaient le seul relief de la région, encerclées de champs et de prés paisibles. Une bande de terre calcinée par les feux était parsemée de croix grisées qui représentaient les colonies abandonnées. Les baronnies de la Tour et du Fort, plus à l'est, fermaient la frontière et Ed, de la légende en pointillés, observa plusieurs centaines de kilomètres à parcourir entre l'Arbre et Terre-priée. À l'évidence, les Premiers-Nés s'étaient enfuis le plus loin possible de sa dynastie. Aiden plia méthodiquement son octoluth.
– Les pêcheurs du pâturage, indiqua Corvus d'une voix douce en tapotant l'emplacement de Grand-Place. J'y ai quelques propriétés. Le Pic y produit de la poiscaille. Le Vampyre est bienvenu ; et le chemin vers le quartier écarlate est tout proche. J'irai en ville, alors que vous deux serez attendus plus à l'ouest. Les accords tiendront la milice loin de mes bannières, qui vont feront passer la route des Armées, entre les collines nord et sud. Il vous faudra suivre le bras de la bonne-fortune jusqu'au Lac du Cœur. Là-bas, Monsieur Du-Lavoir retrouvera son motocycle.
Aiden ne parut pas surpris le moins du monde. Quand ces salauds ont-ils trouvé le temps de comploter ? se demanda Edric d'un air suspicieux.
– Le véhicule a subi quelques unes de mes propres transmutations. Légèreté, vitesse – et aérodynamisme, bien sûr… Je pense que le système d'occultation vous plaira. Le pirate peut y œuvrer comme il l'entend, jamais il n'aura la maîtrise de mes pères sur l'éther !
C'est ce qu'Amalric a cru, lui aussi !
– Le reste du pays, reprit Du-Pic, m'est malheureusement interdit – en théorie. Et je suis attendu en Bastide. Vous devrez contourner la Tour, puis les montagnes du Fort pour atteindre la Grande Route. De là, vous irez par le chemin dont nous avons convenu : au sud, d'abord, sans pénétrer les Îles, et vers le bras ouest de Pluie Battante. La rivière n'a plus coulé depuis des générations. Le béton de son canal est sec comme les Braises. À la suite de quoi, il ne vous restera plus qu'à conduire en ligne droite jusqu'au barrage, au nord, et bifurquer vers la Botte où se cache Terre-priée.
– Et passer son viaduc, grommela Du-Lavoir.
De nouveau, Edric perçut quelque réticence de la part du rouquin, et tenta de l'observer en détail lorsqu'ils quittèrent le Vampyre pour errer sur la piste déserte.
– Où sont vos gens, monseigneur ? demanda Aiden.
– Plus loin, sur la barque, répondit Corvus. J'ai dix veilleurs, positionnés dans la vallée ! Le blason au damier enneigé flotte au-dessus de Grand-Place. Ce sont eux qui viendront avec moi en Bastide. Ils n'approcheront du Vampyre qu'à mon signal (il désigna de son index blafard une grosse bulle de verre qui scintillait sur le front de l'appareil), une fois que vous aurez quitté le village. Je le répète : personne ne doit vous voir.
Comme Fort-le-Courant, Rive-Nord et les Marais, le village immergé de Grand-Place marquait l'un des cardinaux de la capitale. Ses habitants élevaient le brochet, et ses artisans étaient réputés pour leur teinture d'écaille. Ed l'avait déjà visité, en allant à la Banque Rouge. L'odeur lui avait paru insoutenable. Ce jour-là, et loin des ombres toxiques du fief maudit, il inspira à plein poumons, les yeux fermés, tandis que la brise lui caressait la nuque. Aiden, lui, reprit aussitôt ses airs fugitifs. Il grimpa le radeau que Corvus leur présenta avec méfiance, et Ed lui jeta leurs bagages un par un.
– D'ici midi, vous aurez passé les Tours de garde. À quatorze heures, vous serez au Lac du Cœur et trouverez mon contact sans aucun mal.
– On nous l'a déjà faite, celle-ci, murmura Edric en prenant place à son tour.
Le radeau se mit à vibrer, et son moteur fit clapoter l'eau froide. Corvus Du-Pic lui adressa un sourire et hocha la tête avec diplomatie, puis il approcha à son tour de la petite embarcation pour tendre une main osseuse… Edric lorgna sur l'objet qu'il tenait étroitement entre ses doigts.
– Le Manoir vous protège, aujourd'hui, répliqua-t-il. Prenez, Altesse. Il s'agit d'un outil de ma fabrication. Imaginé par les Anciens. Utile, en temps de guerre et de régicides… C'est un périloscope.
L'épaisse boussole d'argent n'affichait qu'une aiguille, fine comme un cheveu, et pour seules directions, huit flèches translucides dénuées de lettres ou de symboles… Le cadran éclairé se reflétait dans le miroir de son couvercle, cerclé par deux anneaux de cuivre. Edric regarda l'aiguille pointer avidement vers l'est – et en chemin, à travers la Cité merveilleuse. Du-Pic, lui aussi, jeta un coup d'œil au paysage.
– Il indique la position du danger, révéla-t-il.
– Le Commodore ? interrogea spontanément Edric.
– Peut-être, murmura Corvus. Et peut-être pas. Ce danger est changeant. Le périloscope pointera toujours vers votre ennemi le plus immédiat. Qu'un voisin aimable se mue en prédateur, et l'appareil le trahira. Il ne vous dira rien de la distance qui vous sépare, en revanche… Ni de la nature de cet ennemi.
Si l'objet n'est pas truqué, alors, au moins, je sais qu'il y a de pires bonhommes que ces deux-là, songea sombrement le Prince en enfonçant le périloscope dans sa poche.
– Faites attention, reprit vivement le seigneur. C'est encore de la magie ! L'appareil ne saura omettre le moindre risque. Il se peut qu'il vous mette en garde alors que le danger se trouve sur une route à emprunter… Ne lui permettez pas de guider votre itinéraire. Servez-vous en – sans le laissez vous éloigner de vos objectifs. C'est primordial. Vous le comprenez, à présent, n'est-ce pas ?
Ed – qui ne douta pas que Corvus avait pris grand soin de mettre Du-Lavoir au parfum, avant de lui délivrer son petit numéro – hocha la tête d'un air très sérieux. Un instant plus tard, Aiden tirait l'ancre et le radeau commençait à dériver. Corvus Du-Pic, baron de l'Ombre, leur adressa un dernier regard perçant, les lèvres tirées en un petit sourire vorace… Sans un mot de plus, il vit virevolter ses manches noires et fila vers la piste. Le bulbe, sur la tête du Vampyre, se mit à envoyer des éclairs de lumière rouge ; et disparut enfin quand le radeau s'engouffra dans le canal couvert qui serpentait autour de la place… Direction, le pays d'Ouest, songea Ed en caressant, dans sa poche, le contour acéré du périloscope.
Le radeau glissa tranquillement le long de la bonne-fortune. L'eau plus claire, plus pure que les reflets du lac, sous l'îlot artificiel, sinuait dans la vallée jusqu'à cette autre bassin en forme de cœur parfait qui annonçait les bois de la Tour. Ed ne pipa mot et il sentit, sans l'ombre d'un doute, l'étonnement d'Aiden qui gardait l'œil sur les rives et la main au gouvernail. Le bougre devinait qu'il avait emmagasiné un certain nombre de questions et qu'il savait, désormais, mieux diluer ses curiosités auprès de lui, pour le prendre par surprise ; ou par faiblesse. Bien qu'il eut tout fait pour qu'il se taise, depuis leur rencontre, c'était Du-Lavoir, à présent, qui angoissait devant son mutisme. Mais il ne demanda rien, et conduisit la barque jusqu'aux pics sud qui fermaient la vallée sans émettre le moindre son… Ed l'observa discrètement. Mon gardien… Aiden était l'homme le plus étrange qu'il lui avait été donné de rencontrer. Les brigands, les mécaniciens et les Moqueurs qui constituaient son réseau n'étaient pas forcément plus fréquentables ; mais lui seul donnait l'impression de se glisser sous une peau et puis l'autre, à sa guise et aisément. Tour à tour soldat et troubadour, allié de la moquerie ou espion Noyeur, il avait dupé la cour, la ville et les banlieues. De la forêt d'émeraude, sur le front Est, aux frontières de Terre-priée, à l'Ouest, il avait cavalé sur tout le Continent ; sans jamais se laisser attraper. Orphelin, veuf et déserteur, sa vie entière semblait faite d'aventures et de drames. Du-Lavoir avait paniqué, devant les aveux de Corvus. S'il avait eu le choix, il aurait préféré ne pas révéler à Edric sa condition de brèche incarnée. Ni les intentions d'Amalric à son égard… Quant aux chamans, ils l'avaient missionné, contre son gré ; en lui interdisant de communiquer quoi que ce fût de son serment. En fin de compte, Du-Lavoir avait dû s'adapter au mutin, pour s'attirer ses bonnes grâces. Corvus pense qu'il a sa place auprès de moi. Il ne l'aurait pas laissé repartir, s'il n'avait été mon meilleur allié… Edric cessa de reluquer Aiden. Ce dont l'organiste et le veilleur avaient parlé ne l'intéressait plus tellement, à vrai dire. Pourtant, il jeta un coup d'œil discret au fond de sa poche : le périloscope pointait toujours à l'est. Ma foi ! À moins que Du-Pic ne m'ait berné, ou que Du-Lavoir ne l'ai berné lui, et son appareil, il ne semble pas y avoir de malin aux alentours… Ed releva la tête et croisa le regard d'Aiden, qui se détourna.
Le Lac du Cœur – encadré de nord en sud par les fiefs du Moulin et du Fort – se faisait antichambre de la baronnie-éternelle, la Tour, huitième seigneurie qui tenait son nom populaire de ses files d'attentes interminables. Régi par le magistrat suprême, le territoire d'esprit servait d'excroissance administrative de la Cité et le seigneur Aimon Le-Rouge, habile calculateur, y collectait l'impôt des copistes. Edric ne savait pas s'il aimait beaucoup la Tour ; car, s'il adorait son architecture, il exécrait ses habitants. Les prieurs étaient légion, ainsi que les juristes et les notaires, car beaucoup venaient pour s'y éduquer aux lois du berger. La Tour elle-même, en revanche, était le monument le plus léger, le plus délicat, le plus pur de l'Arbre entier – selon son Prince. La maison verticale, soutenue par un amas de colonnes blanches et torsadées, côtoyait les nuages en dominant la prairie bardée de fontaines, de cascades et de jardins élevés. Ses canaux luxuriants et ses échelles faisaient sa fierté car l'édifice, depuis son origine, abritait un château d'eau qui pompait les Guillemets et le Trombone. Pied-de-Tour (qui désignait autrefois la station chargée d'entretenir la citerne) évoluait autour du rempart ; mais à présent, une bureaucratie acharnée œuvrait à son sommet concentrique. Aqueducs et ponceaux liaient les tourelles entre elles pour former un canevas circulaire à travers la prairie et protéger l'immense cône d'ivoire duquel ils s'abreuvaient. Le Bois-du-Talus – où prospérait la plus vaste usine de papier de l'Arbre – dissimulait ce fameux spectacle à leurs yeux rougis. Aiden n'en était pas fâché, à l'évidence.
La découverte d'un motocycle flambant neuf, restauré jusqu'à l'os et muni de quelques ailerons supplémentaires leur arracha le même cri de surprise ; mais dans les yeux de Du-Lavoir brillait un amour qu'Edric n'avait jamais ressenti pour une machine. Son front rouquin se plissa comme s'il retrouvait un chiot égaré et il bondit du radeau pour s'élancer sur le quai unique, enfoncé dans la roche d'une rive inégale. L'homme à son côté ne portait pas l'habit du Pic, mais il marmonna dans sa barbe grisâtre : « Le Pic s'élève », et leva une hache patriote à leur adresse. Edric extirpa les bagages seuls, alors que Du-Lavoir se pressait vers le véhicule reluisant, garé près d'un conduit bouché. Tu n'y croyais plus, hein ? Le musicien siffla de satisfaction :
– Il l'a fait ! Ivan l'a fait !
Monsieur Ivan L'Archet, son mécanicien – et du sang de sa femme, en vérité – était demeuré en Orgue, où il avait su, visiblement, recevoir les instructions du mutin. Le réseau du déserteur proliférait de plus en plus. Aiden tira l'octoluth de sa besace, et la clé de sa doublure pour faire rugir le moteur de sa bécane. Celui-ci se contenta d'une ligne de basse ronflante, plus agréable qu'un ronronnement, et la vapeur s'éleva en un panache de fumée blanche vers le ciel indigo. Aiden ronronna à son tour. Quand Edric fut, lui aussi, installé sur le tandem rutilant, il s'étonna de l'aisance avec laquelle son postérieur retrouva le siège de cuir. Le tube s'étendit entre leurs casques respectifs ; et la machinerie souffla de ses branchies avant de s'élancer vers le sentier.
– Chenil, au sud ! indiqua Aiden depuis le siège avant et Edric observa les bosquets et les collines étendues au soleil. Tour, nord ! Fort, sud-ouest ! On a pris un peu de retard… Je pense qu'on aura passé les lignes de l'Arbre (il laissa passer un silence, pour déchiffrer son cadran de navigation)… en milieu d'après-midi !
Alors qu'ils abandonnaient le Cœur – à bonne distance du hameau qui s'y était établi –, le motocycle se mit à vibrer plus fort, comme s'il était secoué de l'intérieur. Ed s'apprêta à prévenir Du-Lavoir, mais il s'aperçut que ce-dernier en était la cause ; car il appuyait avec ardeur sur un bouton qui ornait son cadran. L'instant suivant, leur engin disparaissait de la prairie, comme voilé par la parure insoupçonnable d'un caméléon… Le cycle était couvert d'un charme invisible, et son système d'occultation fonctionnait à merveille… Sans un mot, et sans personne pour les y surprendre, les deux vagabonds longèrent le Fort pour passer docilement les limites de l'Arbre fédéré. Edric le comprit lorsqu'il vit surgir, au-delà d'une marée de champs multicolores, les têtes à la coiffe fourchue des fameuses Îles folles. Quatre routes parallèles striaient la frange d'herbe verte qui habitait le pays, si plat qu'Edric les nota à des distances incalculables… Il ne leur restait plus qu'à trouver le canal de Pluie Battante, et à remonter à leur guise le courant fantôme de l'Ouest avant la tombée de la nuit. Le tout, sans qu'il ne cède à la tentation d'assaillir le rouquin de questions sur les Premiers-Nés… ou leurs chamans.
Ils s'établirent entre deux platanes, dans la basse-cour d'une ferme laissée aux herbes folles, à plus de six kilomètres – d'après Aiden – de la Grande Route. Il s'agissait, pour lui, de se faufiler loin des chemins de ronde et d'emprunter les sentiers dont nul n'examinait les traces. Sans manquer d'estime pour les facultés du rouquin, Edric avait malgré tout l'étrange sensation de s'en tirer à trop bon compte. Aucune troupe bleue – déjà positionnée sur place, ou envoyée pour l'occasion – ne chassait Son Altesse dans la région. Personne en Bastide ne l'imaginait courir vers Terre-priée. D'ailleurs, il était le premier surpris…
– Que voulait dire le mutin, quand il prétendait qu'il te faudrait « bien avouer un jour ou l'autre ? » demanda subitement Edric.
Du-Lavoir, peu réactif, le contempla d'un air béat, son couteau de chasse dans une main, sa tranche de fromage dans l'autre.
– Oui, j'ai de nouveau écouté aux portes, reprit Ed. Tu me sermonneras plus tard. Alors, qu'est-ce que ça signifiait ? Ai-je quelque chose à savoir de toi, avant que le périloscope ne se mette à pointer dans ta direction ?
Le garçon dévisagea son Gardien. Il l'avait entendu quitter son lit pour gagner le couloir, et échanger subrepticement avec Corvus Du-Pic, au cours de leur nuit passée au Manoir. Il avait attendu d'être loin du baron pour l'interroger à son tour.
– Il parlait (Aiden hésita un trop long moment) de Tony Des-Blés.
– Quoi ? Qu'avait-il à dire de lui ?
– Pas de lui, exactement… Mais… de son anneau. Et du tiens, au passage. Il a demandé à l'examiner.
Ed hésita, franchement étonné.
– L'anneau est perdu. Louvard l'avait sur lui, quand le télésiège a pris feu.
– Il ne l'avait pas sur lui.
– Bien sûr que si !
Mais Aiden agita la tête.
– Louvard n'a même jamais eu l'anneau entre ses mains. Celui que tu lui as cédé, pour le convaincre de nous guider dans la montagne, était une copie… Je t'ai pris l'original – durant cette nuit, chez Cornéaud.
– Ne sois pas ridicule, maugréa Edric, pourtant hésitant. Je l'aurais senti, si tu m'avais trituré les mains pendant la nuit. Cet anneau ne me quittait jamais. J'en porte encore la marque… Il t'aurait fallu m'arracher le doigt sans que je me réveille !
– La tisane de Corn a fait son effet, murmura Aiden.
Ed soupira d'impatience.
– Je connais chaque éclat, chaque reflet de ce bijou ! Son poids exact, et ses nuances ! Quelle copie aurait donc pu me duper de la sorte ?
– Une copie transmutée… Duplication. Quatrième et dix-neuvième transmutations. Corn possède l'un des – laboratoires plus efficaces du pays. Il a changé un cube de bronze en un anneau en tous points identiques, et me l'a donné. Ça lui a pris une bonne minute.
Un silence embarrassant s'établit entre eux.
– Pourquoi as-tu fait ça ? murmura Ed en clignant frénétiquement des yeux.
Aiden haussa les épaules.
– Tony Des-Blés était Noyeur. Qu'il ne l'ait pas choisi n'en a pas moins fait un agent de la cause. Il a grandi dans l'anonymat. J'ignorais, et j'ignore toujours quels – sentiments ont conduit le palefrenier à te poursuivre, autant que je me demande s'il a agi en toute connaissance de cause… Mais je sais la nature de l'appareil qu'il t'a fourni. Conscient, et peut-être volontaire ; ou aveuglé par le devoir, ou que sais-je encore… Je connais l'ordre mieux que quiconque, Ed. Mieux que beaucoup de ses membres. Le petit a été enrôlé à la naissance, et a eu le crâne farci de dogmes aux effets dévastateurs…
– Je le sais. Je sais tout cela. Tony a déserté les rangs pour me trouver.
– Qu'il ait quitté le rang pour se trouver à ton côté… n'a jamais fait le moindre doute.
– Qu'essaies-tu de dire, Aiden ?
– Je cherche à te faire comprendre qu'il n'a pas eu le choix…
Ed lui lança un regard entendu.
– Quel genre d'appareil se cachait dans cet anneau ?
– Un capteur de signes vitaux microscopique. Dilué par alchimie dans le métal. Je crois que Tony y était connecté, par le biais de son anneau à lui. Il te l'aura offert, sous ordre, indirect, des Sénéchaux. Selon la proximité de l'autre porteur, chacun des deux bijoux émet ou reçoit une certaine quantité d'informations. Pouls… émotion forte… C'est aussi un moyen de traçage.
– Et c'est, selon toi, ce qui a permis à Tony de me retrouver ?
– S'il n'y a pas réussi seul, le bijou l'a bien aidé… Il le portait encore lorsque… le Pillard est arrivé. Au Repaire.
Edric se mordit l'intérieur de la joue, les sourcils froncés.
– Je sais ce que tu penses. Tu te dis que Tony alimentait l'ordre en informations, hein ? Qu'il cherchait à leur communiquer ma position ?
– Ou tes itinéraires. Je veux dire… Les anonymes ont attendus, dix-huit longues années, avant de passer à l'action. Comme Amalric, ils sont restés patients… Et si… Et si le petit avait feint son affection, pour te laisser aller sans te perdre de vue ? Et si les Noyeurs – en réalité – s'étaient figés, le temps de savoir ce que la première faille souveraine allait faire de son sursis… comme Corvus Du-Pic ? Aucune incarnation n'a vécu si longtemps, et en portant un nom publique, et à la barbe de tous les malins de ce monde ! M'est avis qu'il y en a un paquet – comme les louvards, ou Cornéaud – prêts à payer pour savoir à quel dieu ils doivent le risque perpétuel de voir le Continent sombrer de nouveau… Des gens important commencent à s'y intéresser …
– Tony avait cent raisons de ne pas m'en parler. Pas immédiatement, du moins. J'aurais pris peur. Il ne m'a rien dit de l'ordre blanc, de toute façon. Comme toi, au début. Et lui ne m'a pas drogué pour me dérober mes biens… Qu'as-tu fait de cet anneau, alors ?
– Le voici.
Aiden se hâta de retirer un gant et dévoila le bijou qui cerclait son petit doigt. Le platane le plus proche jeta une pluie de feuilles craquelées sur eux.
– Tu le portes ?
– En effet.
Edric teinta son étonnement d'un mépris de plus en plus frappant.
– Alors, quoi ? Tu espères signaler notre position ?
– En quelque sorte, admit Du-Lavoir.
Qu'est-ce qui te prend, le musicien ?
– Quelle sorte ? insista Ed.
Aiden, l'air très peu convaincu par sa propre idée, retira lentement l'anneau et le tendit au garçon, qui s'en saisit sans y croire.
– L'autre exemplaire – celui du jeune espion – se trouve en Bastide, à l'heure qu'il est. Il sera passé entre les mains des enquêteurs… Celui, ou celle qui comprendra sa valeur et qui l'étudiera pourrait bien saisir une partie du complot. Les Noyeurs ont dupé toute la citadelle, et son conseil, pour t'extirper de cette Bastide… Edric, si quelqu'un s'est mis à filer les pirates, dans l'espoir de te retrouver, je veux qu'il te sache en vie.
– Tu cherches à communiquer avec la Cité, comprit Ed, effrayé. Tu essaies de mettre une main dans la Bastide, pour tirer les bonnes ficelles ? J'ai encore de la valeur, hein ?
– Toute la Bastide ne veut pas du mal ! Je veux mettre toutes les chances de notre côté.
– Alors, devrais-je continuer à le porter ?
Aiden haussa les épaules de son air le plus adolescent.
– Comme tu veux. Peu importe, désormais. Si le message devait passer, ajouta-t-il d'un ton énigmatique, il a déjà été reçu.
Edric choisit d'enfoncer l'anneau dans sa poche, et s'étira, la mine sombre.
– Eh bien ! Est-ce tout ce qu'il y a révéler, pour aujourd'hui ?
– Oui.
– Mais demain aura son lot de surprises, n'est-ce pas ?
– Je n'en sais rien !
– Menteur !
Aiden, à bout de patience, se leva soudain pour rejoindre son cycle.
– Inutile de t'énerver ! J'ai mentionné tout ce qui était nécessaire.
Ed le suivit d'un pas furieux.
– Oh, comme tu as pris soin de mentionner les Premiers-Nés… ? Quel temps précieux, nous avons perdu, à crapahuter jusqu'au Manoir Du-Pic, et quels efforts inutiles ; alors qu'il nous aurait été si simple de mettre le cap sur l'Ouest !
– Inutiles, pour toi, peut-être… Pas pour moi. Ni pour Corn. Ou Corvus. Mille millions de prieurs Illuminés peuvent bien prier à la Brèche, tu n'en restes pas moins Prince de ce royaume. Toutes les alliances sont sur le qui-vive. Le Commodore, ou le démon qui lui donne ordre, a mis le feu aux poudres. Je ne crois pas que la Moquerie, avant le Paon de l'Orgue, ait jamais entendu parler de faille incarnée… Je ne crois pas qu'aucun seigneur de l'Ombre ait jamais ouvert son Manoir à un De-la-Cité. Quant aux Noyeurs, et chacun des louvetiers qui ont déserté leurs rangs, je dirais qu'il n'en reste plus grand chose de confidentiel… Rien de cela n'aurait été possible, si tu t'étais empressé à Terre-priée…
– Une terre à laquelle tu as voulu te dérober toute la semaine ! Tu savais tout, de cette histoire de brèche ! Tu connaissais déjà les chamans, au jour de mon anniversaire, et tu avais déjà choisi de rien me dire de ta promesse ! Un Gardien, tu parles ! Je suis le geôlier et toi, le prisonnier de ta bonne morale ! Qu'y a-t-il là-bas que tu veuilles encore cacher à mes petits yeux princiers ? Qu'est-ce qui t'empêche d'y remettre les pieds ? Toi et ces chamans, vous êtes-vous quittés en mauvais termes… ?
Le rouquin hésita, les deux mains sur les hanches.
– Pas – en mauvais termes, mais… Ils m'ont interdit de revenir. Les Premiers-Nés sont – très à cheval sur leurs serments. La promesse du Gardien s'accompagne d'un devoir de silence. Personne, pas même la Brèche qui lui est assignée, ne saura qui il est. Personne, à part lui-même, n'entendra les termes exacts de sa responsabilité. Les choses que Du-Pic t'a révélées, je n'aurais pu les formuler. Sinon quoi, j'aurais subi le châtiment.
– Et quel est-il ?
– La mort. Pure et simple.
– Les chamans auraient-ils envoyés leurs mercenaires ? ironisa Ed.
– Ce n'est pas ce que j'ai dit. Ils n'ont pas de mercenaires.
– D'excellents archers, peut-être ?
– Il ne s'agit pas de plaisanter. Le pouvoir des Premiers-Nés est conséquent, Edric. Ceux qui offensent leur culte sont en danger. Tu sembles croire que Terre-priée accueillera nos questions avec bienveillance ? Les chamans ont leurs propres lois. Comme Trahen, leur territoire est fermé aux mauvais esprits. Qui sait de quoi ils sont capables ?
– Pas moi, pour sûr… C'est toi, le baroudeur !
– Et j'ai baroudé assez loin pour apprendre à voir venir les coups.
Il haussa encore les épaules, alors qu'Edric le contemplait d'un air ébahi.
– Alors c'est ça, la grande motivation du célèbre Du-Lavoir ? C'est le jugement final qui l'attend, s'il ne fait pas correctement son travail ? C'est de cela, dont parlait Monsieur Biseau, lorsqu'il m'a mis en garde contre les musiciens dans ton genre ?
– Il y a fait référence, oui – sans le savoir. Cornéaud ignore l'essentiel du grand plan. Il s'est douté de quelque chose, à vrai dire, au jour de ta disparition… C'est beaucoup plus qu'un coup d'état, qu'il disait. Il y a des forces, en marche, qui supplantent la Bastide… Or, il ignore ce qu'est la Brèche, comme la grande majorité des moutons fédérés.
– Mais tu lui as confié vouloir te débarrasser de moi… Mon sort ne t'importe que parce que le tiens en dépend, n'est-ce pas ?
– Si les légendes sont fondées – et l'ennemi semble le croire –, le sort du monde dépend du tiens. Il n'y aura personne, dans la fédération, pour échapper à ce destin !
– Ne voulais-tu pas la renverser, cette fédération, ainsi que le souhaitent les veilleurs du Pic et les Moqueurs ? gronda le garçon.
– La renverser, oui, peut-être. Sûrement. Pas détruire son pays. Cette terre est bonne. Et ses habitants ont du cœur. Quelqu'un doit le leur rappeler.
– Et comment comptes-tu t'y prendre ?
Du-Lavoir se mit à fouiller sa poche, à la recherche de piété.
– En prêtant main forte à ceux qui œuvrent pour le mieux. Le Paon de l'Orgue a le quart des oiseaux Moqueurs sous son aile. L'Aigle royal et les autres têtes du mouvement se partagent le reste de l'insurrection. Sais-tu ce que la Moquerie revendique ? Nombreux sont les moutons mal-assortis à leur baron. La Forge est exploitée par les Gris-Bois de la Cité, et ses forgerons s'impatientent ; les gens de l'Observatoire ont perdu la Colline que les Verts leur avaient pourtant cédée ; et les pêcheurs de la Baie, qui répondent au Capitaine, croient plus en l'autorité du Trident qu'en celle du Sceptre… Tu as vu la Cité, et son Entrecube, de tes yeux. Toujours plus nombreux, et toujours plus affamés. Alors que les ministres se bâfrent à quelques pas de là. Les Moqueurs veulent rétablir la carte du Continent d'avant la guerre-de-nos-pères. Ils veulent se réapproprier leur ressource et la vendre à prix fort, et faire sauter l'impôt accablant de la Bastide sur leur fief. Je ne suis pas homme de politique, Ed… mais je n'y réfléchis pas, quand il faut agir. Cornéaud fait beaucoup plus de bien qu'il ne fait de mal. Il a sauvé des centaines de pauvres gens des griffes de la Cité, en leur faisant épargner le bagne, le cube, ou les rues de la ville. Il a centralisé un grand nombre de connaissances et de capacités… Chaque fois que j'ai pu sauver quelqu'un d'une morte certaine, je m'y suis employé. Et c'est arrivé souvent. Ma promesse est demeurée intacte.
Il s'envoya une gorgée acide. Ed le jaugea avec colère.
– Les Noyeurs aussi croient œuvrer pour le mieux. Après tout, leur revendication n'est pas moins raisonnable ! Un seul sacrifié, et le reste de l'Arbre sera sauf ! Pour quelques années encore, du moins… Pourquoi ne pas me livrer à eux, et les laisser accomplir leur besogne, et voir le Commodore perdre toute l'avance qu'il a volée à Amalric ?
– Parce que je ne pense pas qu'il faille céder une vie à cette malédiction. Quelques vieux maîtres exilés ont parlé, à ce propos. La traque de la Brèche suivante débuterait sur-le-champ : les Noyeurs poursuivraient leur nouvelle cible, et un malin plus terrible que le pirate, peut-être, émergerait de leurs manigances… Jamais un tel fléau ne s'était pris de passion pour la déité. Jamais un mouton n'a été si loin, dans la réalisation du rituel. Le Commodore était si près de t'avoir, et d'avoir le poignard tronqué… L'autel consacré de la Brèche est situé au Mont-cerclé, en plein pays d'Est. Je ne crois pas qu'il soit temps d'entretenir de belliqueux sentiments à l'égard de Lysa l'Obtuse… Au contraire, je crois que quelque chose peut être fait, pour empêcher la récurrence du phénomène.
– Tu as discuté avec le mutin.
– C'est vrai.
– Tu lui as confié des secrets dont j'ignore la nature. À moins que ça ne soit l'inverse.
Aiden expira comme un chien malade.
– Corvus est un homme d'état. Il m'a convoqué, je lui ai obéi.
– Oh, alors, c'est Corvus, maintenant ?
– Le baron a rendez-vous à l'assemblée. Il y tendra l'oreille, et saura ce que le régent du sceptre entend faire de son royal fardeau. Du-Pic aussi fait grand cas de ton sort. Il sait que les gens de l'Est ont un attrait certain pour les légendes Anciennes…
Cette fois, Edric recula, un œil sur le paysage.
– Ah, alors il s'agissait du front Est ? C'est la guerre civile que tu prédis, pendant que la vraie guerre s'apprête à reprendre de plus belle ? Du-Pic et toi vous êtes mis d'accord pour me donner en caution aux Illuminés ? Ou faire de moi un otage afin de convaincre Céorn De-la-Cité de céder le pouvoir aux échafaudeurs ?
Aiden rétorqua d'un seul souffle :
– L'ennemi a frappé fort, cette nuit-là. L'infiltration, le régicide et l'extraction ont eu, je le crois, l'effet escompté. La tare notoire des bleus de sang et le célibat du régent ne l'aideront pas à se faire entendre des nombreux barons et baronnets. Il faudra bien que quelqu'un reçoive le sceptre des mains du Pasteur. Or, l'instabilité actuelle de la Cité et de la Bastide échauffe les esprits. Les clans seront forcés de raviver les vieilles alliances pour se défendre ; ou de se laisser absorber, voire annihiler par la capitale. Je n'ai jamais voulu donner le pouvoir aux échafaudeurs – ni à quiconque, d'ailleurs… Mais j'ai visité la mer d'émeraude. Je connais les gens des bois, et les Obtus. Je sais qu'il y a une chance de s'en faire entendre.
– Alors, en faisant le tour du Continent, tu espères rallier des troupes ? Te servir de moi comme bannière pour contre-attaquer le pirate ? Quel remède me guérira de ce rhume cosmique que tu appelles une brèche ? Du-Pic a sondé ta cervelle, à toi aussi, avant de te convaincre de m'emmener chez les chamans pour qu'ils me colmatent ?
– S'il y a la moindre chance de désincarner la…
Mais Edric, fasciné par la tournure que prenaient ses aveux, l'interrompit d'un ton aigre :
– Cela me tuerait, n'est-ce pas ? Désincarner la faille incarnée risquerait de ne pas laisser grand-chose de ma carcasse, hein ? C'est le coup de pouce que t'a donné Corvus ?
Aiden lui lança un regard noir, puis revint entre les deux platanes pour mettre la main sur sa blague à tabac.
– Je n'ai plus de secrets à te révéler. Du-Pic a admis tout ce qui m'était interdit. Après la bataille de la 6e Tour, j'ai perdu ma femme, et ma maison. J'ai cherché un moyen de la ramener à travers les treize baronnies et jusqu'en pays d'Ouest. J'y ai trouvé, à la place, une nouvelle responsabilité. Celle de préserver ce qui peut l'être. Je n'ai pas estimé, pour cela, qu'il était nécessaire de tout te jeter en pleine face ! Voulais-tu vraiment entendre que ton propre père prévoyait de t'embrocher le cœur ? Voulais-tu savoir que le brave Tony Des-Blés continuait à t'espionner pour le compte de l'ordre ?
– C'est ta théorie !
Aiden lâcha un rire sombre en allumant sa pipe.
– C'est pourquoi je l'ai gardée pour moi ! Décide-toi, Edric ! Tu me reproches de trop en dire, puis pas assez ; tu t'attends à ce que je continue de te protéger, mais ne cesses de me tourner le dos chaque fois qu'un palefrenier, un louvetier ou un mutin t'emmène loin de moi ! La vie n'offre pas toujours autant d'alliés… Un jour – si tu as la chance de vivre jusque là –, tu devras t'en sortir tout seul ! Mais d'ici à ce que tu en sois capable, c'est à moi que revient la responsabilité de ton sort !
– Et selon qui ?
– Les chamans !
– Alors, tu as raison ; allons vite leur demander quelques comptes, car j'aimerais savoir ce qui les a conduit à désigner un type pareil comme Gardien de la Brèche incarnée !
– Et moi, pourquoi il a fallu qu'il l'incarnent en un petit bourgeois sans talent.
Le garçon hocha doucement la tête, le regard vide. Puis il revint, lui aussi, près de l'arbre effeuillé.
– J'admets. Rien de nouveau là-dedans. Je me pose la même question.
Du-Lavoir le considéra avec surprise.
– Pardon, lâcha-t-il maladroitement.
Edric lui adressa un rictus dépité.
– Tu es tout pardonné, si c'est ce que tu veux. Tes mots sont inspirés.
– Ce n'est pas ce que je voulais dire. La colère a parlé.
– Bien sûr. Et elle a dit vrai.
– Non. J'insiste. Ta seule chance ne t'a pas tenu en vie aussi longtemps, Ed.
Le garçon pivota pour étudier son air confiant.
– L'insolence, aussi ? Qu'ai-je fait d'autre que te ralentir ?
– Tu as dupé les Noyeurs du Pic. Abattu le Louvard. Fait sauter les artifices de l'Orgue. Il fallait du cran. Tu as eu le flair de suivre ceux qu'il fallait ; et de nous orienter vers les montagnes de l'Ombre. Je sais de quoi tu es capable quand tu t'en sais capable. Ce Tony Des-Blés était beau garçon, et il était bon avec toi ; mais rien de plus. Et tu n'avais rien à lui envier. Tu as simplement besoin d'un peu d'entraînement.
– Oui ; c'est sûrement ça…
Edric se redressa pour regagner le motocycle, à cours de reproches ; et Aiden se garda bien d'insister. Le soleil basculait de l'autre côté du paysage comme s'il tentait d'atteindre le fin fond de l'Ouest avant eux. Sans prononcer un mot de plus, dans leurs casques liés par le tube vocal, tous deux se contentèrent de dévisager l'immense terre sauvage que la fédération avait confisquée aux Premiers-Nés en dessinant une longue ligne droite à travers les herbes folles d'une plaine démesurée. C'est l'air qu'aurait eu le pays de l'Arbre, s'il n'avait élevé ses tours et ses immeubles ! nota Edric. Et justement, il était étrange de trouver cette contrée étrange ; après avoir vu les tréfonds mystérieux de la Cité, de l'Orgue et de l'Ombre… Il réalisa soudain que le pays semblait tout simplement paisible. Paisible, sûrement… un repos éternel… Edric n'avait jamais remis les convictions militaires de son père en question. Il délaissait volontiers la politique, en général, et ne s'était pas posé de questions au sujet des Premiers-Nés – jusqu'au mardi précédent. À présent, la perspective d'en visiter la ville-État lui semblait presque aussi risquée que nécessaire ; et il s'y rendait avec le sentiment d'espérer une punition de leurs chamans. Mais ça n'est pas moi qui ait rasé leur contrée. Ça n'est pas même Amalric… Pourquoi devait-il se sentir coupable de leur sort ?
69. La Galerie des Globes
Les vingt-huit dépouilles, scrupuleusement disséquées par les prieurs et les consultants nécromantiques furent arrachées au confort des morgues de Salsior pour être conduites au Temple. Céorn n'avait pas menti, à ce sujet : la plus pure empathie cérémonielle exigeait une mise en terre remarquée et hautement symbolique. L'aspect aléatoire des assassinats touchait toutes les castes, tous les échelons et toutes les familles. Le Conseiller n'ignorait pas, en outre, avec quel engouement le Pasteur du Temple et son oculie suprême s'évertuaient à garder ouvertes les portes de la bergerie. Anachorète, Ermite, Heaume étoilé ; tous avaient vu leur route pleine d'embûches, de ratures et de réinterprétations illuminées se croiser dans le Codex, sous la houlette, et quoi qu'aient compris les Anciens des lois du monde, ils en avaient omis le message central et l'allégorie absolue : celle du géant tout-puissant… Céorn était trop éduqué pour se laisser duper. Les martyrs éborgnés représentaient une menace. Et il fallait les couvrir de laine, avant qu'ils n'éveillent la curiosité des autres moutons… Le corps de Tony Des-Blés s'invita au cortège dans la plus pure indifférence. L'orphelin du Moulin fit simplement partie du convoi, le long des hauts murs crénelés, sans que personne n'ait songé à réimprimer les feuilles-de-choux pour y actualiser le score total du génie malfaisant. Vingt-huit sonnait moins bien que vingt-sept et le garçon était mort loin de la Bastide, plus de quarante-huit heures après l'attentat… Si Céorn avait fait prévenir le brancard supplémentaire, et nommé le palefrenier, il n'avait divulgué aucun détail de sa propre fin. Un dommage collatéral de plus, trouvé sur le tard… Il avait conservé l'anneau. Les restes de Des-Blés seraient réduits en cendres et son urne reposerait aux cryptes du château, à l'étage souverain, avec les héros de guerre ; sans que personne ne découvre jamais ce qu'il avait entrepris contre sa Bastide. La mise en terre aurait lieu à la suite directe des funérailles du Roi, prévues pour le lendemain matin… Mais d'ici là, restait un festin seigneurial à faire servir, et toute une fédération de barons à contenter.
Céorn marchait d'un pas morne vers le cœur de la citadelle, un édifice bombé enfermé dans la Glorieuse couronnée de son Horloge éternelle et piquée de cheminées, de cloches et de girouettes étincelantes. Le quatrième étage du nerf central, flanqué d'ascenseurs brinquebalants, alignait six baies barrées de fer torsadé. Du beau monde y piaillait déjà, venu fureter dans les préparatifs du banquet cérémoniel en trébuchant sur les monceaux de charpente restaurée et les rouleaux de papier peint abandonnés… Une organisation militaire avait pris la salle du trône, dès l'annonce d'une assemblée extraordinaire. Menuisiers, carreleurs, alchimistes et scénographes arpentaient la brique ternie du sol glacé pour la colmater, la peindre ou la couvrir d'immenses tapis du bleu De-la-Cité. Les portes à double battant, ornés de bouquetins, happaient et recrachaient les courants d'allées et venues. Céorn se jeta dans le torrent.
La Galerie des Globes était déjà splendide, en temps normal. Mais à de telles occasions, elle était à couper le souffle. Son toit en pente, dressé à soixante-dix pieds au-dessus de son crâne, laissait pénétrer de longs piliers de roc veiné d'or, liés par d'imposantes arches aux balustrades couvertes de gravures : boucs, chèvres ; cornes et sabots ; faisceaux du ciel et graphèmes de vieux-parler du lac… le tout, jusqu'aux socles de marbre. De l'intérieur, ses baies grandioses, aux vitres aussi étroites et immaculées que des lames de mercenaires, donnaient presque le tournis à trancher aussi finement dans les nuages. Entre chaque ajour carrelé de mosaïques au ton brun-vert, bardées de rouille, et à gauche comme à droite s'élevait un globe, plus ou moins volumineux et d'une matière unique dans toute l'allée. De Mordéus le Court, premier fils de la lignée du constructeur Cordéus, à Ulfric De-la-Cité, en 1056 après la fondation de la capitale, tous les comtes, tous les Ducs et Rois de la dynastie-bergère avaient été représentés, la mort venue, par une sphère particulière et soigneusement ouvragée. Une pomme d'étain, pour Rodric 1er. Pour Aréus, une bille de saphir tirée de la cassette d'Hector – qu'on aurait compté comme un joyau du sceptre si elle n'avait pas été intronisée. Le bon Balfric, arrière-grand-père du Conseiller, avait mis sous cloche un œil d'argent, gros comme le poing ; et le fameux Ordéus, depuis la bergerie, pouvait se vanter de l'énorme soleil hérissé de cristaux de feu et de vitraux calcinés, allongé sur un autel consacré de six pieds de large, tout près du mur du fond. Amalric De-la-Cité, lui, avait fait façonner une perle d'onyx d'une taille étonnamment modeste, pour l'ego sensible du monarque : une balle de jeu de panse tout au plus ; mais de la pierre la plus noire qu'ait jamais extraite le Fort… Trente-huit sphères pivotaient ainsi, le long de l'allée étincelante. C'était l'héritage des Roi-bergers. Leur legs à la Cité.
Sept tablées, réparties sur les gradins, pointaient telles les lances d'une troupe vers une même cible ; et les sièges d'honneur s'élevaient auprès du trône, noueux et emmêlé comme son sceptre d'ivoire et de cuivre. Le lustre ciselé, constitué de quinze-mille cristaux enserrés de cerceaux, renvoyait la lumière du jour à travers ses éclats et projetait sans repos sa blancheur onctueuse. Elle était plus vive que la teinte réelle du ciel, au-dehors, déjà goûté par les langues givrées du soir. L'odeur de mets exquis, en pleine livraison des cuisines, éveilla soudain son estomac et Céorn accéléra le pas. Sa place venait à peine d'être fignolée par les domestiques. Il s'installa avec patience pour y guetter ses convives.
Une centaine d'invités rejoignit la Galerie dans la demi-heure qui suivit son arrivée. Bien sûr, on attendait le baron Du-Chenil, Fidel, son épouse Alcestia et leurs deux filles, Ambre et Aurore. Céorn s'entoura de ses ministres, à commencer par son cousin, le Trésorier. Abastan était trop fragile pour faire le déplacement mais des bleus en pagaille se mirent à parader d'un air important entre les globes. Ramifiées trois générations avant Edric, les lignées du Prince Protéus s'étaient habilement ancrées en Cité, depuis Lancérion, Bodric et Céséus. Lancérion, et de Célys De-la-Colline, avait eu Laurélia ; et elle-même, de Fier La-Barbe, leur petit Pier ; et tous logeaient joyeusement à la Bastide aux frais d'Amalric. Les descendances de Bodric et de Céséus s'ajoutaient également aux convives, et dans toute leur frivolité… Céorn lâcha un soupir inaudible. Après les bleus, les accointances vertes et grises du clan royal voletaient déjà comme des mouches autour de lui. Il salua ce beau monde et serra des mains au hasard, un œil sur la foule environnante pour voir surgir les ennuis avant qu'ils ne le trouvent.
Anton De-la-Baie était accompagné de son épouse, Morgane Du-Phare, du clan suzerain installé au Phare, et de leur garçon, Evan. Céorn jeta un regard courroucé à Gyron, un peu plus apprêté qu'à l'accoutumée, et à un Vernand De-Palme de suie qui avait belle allure. Tout deux l'observaient depuis la balustrade, au-dessus de l'escalier d'ambre… Anton avait épousé une forcenée du même acabit que lui. Native des orteils à la moindre racine de cheveu, Du-Phare (du plus ancien banneret du seigneur) était aussi chauvine et traditionaliste que son mari ; et bien plus indomptable encore. Pour elle, le précieux Trident de Barton n'avait pas moins de valeur que la cassette d'Hector ou d'autres reliques de la Cité, comme le sceptre, par exemple. Morgane avait conservé son patronyme de naissance, et ordonnait à une bonne part de la flotte, depuis le Cinq-Mâts de sa ville blanche. Leur fils, jeune homme enrôlé, portait le béret et les broches respectives de ses racines. Ni l'un ni l'autre ne l'avaient encore salué. Madame Du-Phare n'a probablement pas eu le temps d'observer le protocole, à son arrivée furtive en Cité, songea Céorn… Il aurait très bien pu décider de s'en faire une offense, s'il en avait eu le temps. Mais le Conseiller détourna les yeux. Rory Gris-Bois, seigneur de l'Orgue, discutait avec son bailli dans l'ombre du globe de Vordéus. Il se tenait tout près du Doyen Véhan, l'air suspicieux et fatigué, flanqué de trois archimaîtres. Franc, qui donnait l'impression de commander la surveillance, ne traînait jamais très loin de son neveu, le seigneur Olive De-la-Colline qu'il se laissait suivre par rancœur. Celui-ci était en grande conversation avec son homologue, monseigneur Clodric Du-Rouet, tiré à quatre épingles dans son uniforme cramoisi. Quant à Allistaire, il rencontrait Nohan Du-Point, cousin de Véhan et notaire de la Haute Pension. Céorn continua de détailler la salle, comme l'aurait fait Amalric, avant d'ouvrir la cérémonie…
Aimon Le-Rouge, cerné par ses magistrats De-la-Tour et ses agents de rubis, s'efforçait d'errer aussi loin que possible de Mahenn, sa tante hautaine et décharnée qui attirait l'essentiel des courtisans à ses escarpins cirés, comme alléchés par le miel de ses paroles. Sa secrétaire, Beldria, et son lieutenant, Cabot, s'affairaient à contenir les pleureurs. Le chevalier Brouillard, Madame Gris-Courtil, Monsieur Bollard et Le-Vairon encerclaient l'échange tels des charognards en quête d'un lambeau d'attention. Mais ils s'interrompirent de bon cœur lorsque deux gardes de bleu vêtus se plantèrent au pied de chaque sphère ; et les scénographes, les intendantes, tailleurs et tapissiers retardataires filèrent par les renfoncements de la Galerie, presque aussitôt remplacés par une troupe hétéroclite de danseurs, de bardes et d'échansons venus restaurer les seigneurs, les bourgeois et leurs familles… Céorn, en bon baron du Fort, fut le premier à déposer sa pointe de fer, dans le Pot d'or qu'on aurait pris pour une cloche retournée, au centre de l'allée.
– Force et Devoir ! scanda-t-il.
Les bannières du 1er fief tremblèrent sous la brise passée par les interstices, entre les carreaux rouillés de la Galerie. « Dévotion et détermination », répondit Fidel en y jetant son sifflet, tandis que le Capitaine s'avançait à son tour en se délestant de l'ardillon… Chacun des seigneurs annonça sa devise, ajouta son fétiche à la pile des offrandes, et ce fut la Reine-mère, bien entendu, qui offrit le manteau de laine de la 9e baronnie. (Les fiefs avaient été annexés selon une numérotation basée sur l'ordre d'arrivée des dossiers dans le bureau, et au fil des remaniements cartographiques ; et leur intitulé n'indiquait rien de leur prospérité). Céorn observa attentivement sa tante, de sa coiffe argentée à son corset blanc et vermillon et jusqu'à ses talons acérés… Foi et Puissance ! L'Intendant du suprême (d'une transmutation) invoqua un feu violacé qui consuma sitôt l'ensemble. Ensuite, quelques notes de levée orchestrale furent poussées dans la grande allée aux balcons d'ocre ; et, enfin, on souleva les cloches enfumées du festin qu'ils avaient tous à l'esprit… C'était un gigot d'agneau, certes, qu'il fallait servir à la circonstance, et de tous temps ; mais un agneau des carrés de la vallée, préparé à la fameuse mode citéenne et farci de prunes de coton qui fondaient sous la langue, arrosé de vins Volenfleur. Dès que les entrées furent servies, enfouies sous une avalanche de pain et d'apéritifs, les conversations se se ponctuèrent de mastications enjouées.
Gyron Du-Fort ne mit pas dix minutes à faire ciller son ministre, à l'aide d'un couteau duquel il arracha quelques reflets clignotants. Céorn quitta son siège une première fois, pour prétendre faire la promenade des globes au bras de Madame Sur-la-Corne mère, qui pleurait l'une des Vingt-sept sans pour autant cesser de s'épancher sur quelques unes des nouvelles les plus sordides du château : « Bien sûr, on a toujours su, en ville, ce que le grand nom de Bel-Orme indiquait du degré de fidélité… Avez-vous identifié vous-même la courtisane, Conseiller ? ». Quand il eut enfin réussi à se débarrasser de la mégère, Céorn avait presque perdu la trace de Gyron, qui visitait le balcon ouest. Dans l'ombre d'une poutrelle, au-dessus d'une mer de bourgeois fébriles, Du-Fort susurra :
– 'Devinerez jamais c'que j'ai trouvé…
– Peu de chances, en effet…
– Beltom La-Haie. Encore lui. Il s'agit d'un nom d'adoption.
– Le geôlier était orphelin ?
Céorn haussa un sourcil. Lui aussi ?
– 'Nous l'avait bien caché, hein ? Une foutue semaine, pour découvrir ça. Le scélérat a tout fait pour éliminer la moindre trace de sa venue au monde… Mais les gars ont très bien recollé les morceaux. Mis sous la tutelle du comte Jéralf, de la Tourelle, en 1041, après le décès accidentel de ses parents – fauchés par un radeau de nacre…
Le ministre approuva lentement.
– L'idée est sordide, si on y croit. Je comprends que l'ordre noie les géniteurs de ceux et celles dont il veut obtenir la garde… Pour asseoir son emprise sur des nourrissons, bien sûr. Des recrues loyales… Dévouées. Mais jusqu'à quel point ? (Il songeait à Des-Blés, qui avait visiblement quitté le navire avant d'être tué).
Gyron, ses gros yeux sombres fixés sur la plume plantée dans le couvre-chef de Clodric Le-Rouge, reprit tranquillement :
– Et ce comte Jéralf, il en a fait de belles… Reconnu coupable, selon la presse, de rituels ésotériques dans son domaine fontainier de la Tour, il y a trente-cinq ans. Mais aucune trace dans les registres de la milice… Effacé ! Simplement ! J'ai pensé que vous voudriez l'savoir, avant d'interroger le noyeur qu'on a mis au trou…
Des noyeurs. Des orphelins. Des espions. Céorn le remercia sombrement, mais se dépêcha de descendre au rez-de-chaussée. La Galerie ne pouvait se passer de lui et les desseins de l'ordre risquaient de le distraire. Or, en dévalant l'escalier, il entendit son nom dans un souffle, quelque part sous l'imposante corniche d'Aréus :
– Deux phrases sur l'attentat ; et pas un mot particulier sur le lieutenant De-la-Mare, un officier pourtant admiré des citéens ! déplorait le maître Nohan Du-Point. Et enfin, cette déclaration effrontée ! Que Céorn n'est-il pas allé parler d'ennemis surnaturels à la presse en délire – je vous demande un peu ?
Dorcéus De-la-Colline le talonna aussitôt :
– Et un refus évident de répondre aux questions des Quarts !
– Notre régent a sûrement dit ce qu'il avait à dire, marmonna le seigneur Olive, ses yeux doux fixés sur le rebord de sa coupe.
– Ou un peu trop ! Le seigneur ne tenait plus sur ses pattes, à ce qu'il paraît. Épuisé par les derniers événements. Ensuqué de pied en cap…
– La conférence a tout recueilli de ses – épanchements, reprit sérieusement Du-Point. C'est déjà paru dans le Billet du soir, aux massifs ; et dans le Parascope de vingt-heures… Il a beau prétendre ne croire à aucune incantation impie, le régent a bel et bien évoqué le « massacre » d'un « malin », aux pouvoirs parfaitement surnaturels…
– Moi, je pense qu'il s'agit d'un gigantesque canular, grogna Dorcéus.
– Ce n'est pas le cas des citéens. Ni du reste des moutons. Si les ennemis de la Bastide se coalisent – comme je le soupçonne –, alors, nous courrons tous un grave danger…
À bout de nerfs, le Conseiller virevolta, agitant sa cape de renard en direction de Fidel, Alcestia et les petites, de l'autre côté de la salle. En chemin, on lui servit deux flûtes de sirop et il se vit offrir une platée de tartes brûlantes, qu'il déposa en hâte sur une table couverte de mie brisée et de taches de sauce. Silas De-la-Forge, l'ingénieur-en-chef, persiflait près de la cheminée centrale, occupé à une conversation empressée avec un Aldaric Bel-Orme qui avait la mine grave. Il les contourna, pour s'éviter les politesses, et tomba nez-à-nez avec la petite troupe de la Baie, dont le meneur, son fougueux Capitaine, donnait bien l'impression de le chercher.
– Céorn, je vous cherchais ! confirma Anton, en tirant son fils par la peau du cou.
Son épouse lui emboîta le pas. Morgane avait du charme, certes… Ses gestes étaient sûrs, directs et économes, et son regard dépourvu de timidité. Sa toison brune et cendrée, presque réglisse, ondulait en vaguelettes sur ses épaulettes à franges bleues tandis qu'elle bondissait sur deux jambes culottées comme celles d'un seigneur. Son col de marin remerciait le géant, mais le reste de son habit honorait son propre Phare, jusqu'à ses bottes de pêche étroitement lacées au genou. Elle avait un nez de rapace, des lèvres d'un rose de bourgeon neuf et une paire d'yeux intelligents.
– Madame Du-Phare, s'inclina Céorn.
Elle lui serra vigoureusement la main.
– 1er Conseiller De-la-Cité.
De toute évidence, elle n'éprouvait aucune difficulté à rendre à Céorn ce qui était à Céorn ; et, contrairement à son époux, évita toute familiarité avec le régent. Pas de prénoms ni d'accointance seigneuriale, dans sa tirade de salutation ; mais il y avait une froideur, de la méfiance cristallisée dans l'air qui les séparait. C'était comme si elle adressait au régent la même réserve que Céorn lui-même éprouvait pour son époux…
– Les gens du Phare, et plus que jamais, sont aux côtés de la Baie, déclara Morgane. Le fief continuera d'œuvrer pour la Bastide, jusqu'à ce que son souverain soit vengé.
Ah, la vengeance… Fidel y était sensible. Abastan la disait vaine. Est-il donc déjà question de partir en campagne contre le malin, au risque de faire tuer nos populations ? Céorn savait ce que ça faisait, d'exécuter quelqu'un pour réparer une offense… Il avait voulu venger ses parents. Il était resté insatisfait.
– La Cité vous est reconnaissante, Madame, répondit-il. Mais – je ne vous l'apprends pas – nos commissaires s'éreintent, en premier lieu, à retrouver Son Altesse… Edric occupe mes pensées, sachez-le, et éprouve douloureusement mes serments. L'héritier doit prendre le sceptre au plus tôt. C'est avec soulagement que je profiterai de vos lumières, durant l'assemblée…
– Je n'y suis pas conviée, objecta Morgane de vive voix. Le Phare n'est toujours qu'un porte-bannière de la ville blanche… Et il n'y a, bien sûr, que des messieurs, autour de votre pupitre.
– Il y a tant de cœurs vaillants, dans l'Arbre, reprit Céorn en composant avec douceur et affichant l'air assuré qu'il réservait aux rencontres les plus tempétueuses. Le géant est généreux. Je suis sûr que notre Capitaine sait porter toutes les voix de sa Baie, et de ses phares, jusqu'à la table de verre…
Morgane, pas diminuée pour un sou, ne laissa s'installer nul silence et changea brusquement d'angle d'attaque :
– Quelques uns de ces cœurs pourraient à coup sûr porter le coup, depuis leur fief de main, pendant que vos commissaires d'esprit s'excitent les méninges… La vengeance ne répare pas un tort. Elle en prévient cent autres.
Céorn lui-même ne put s'empêcher de songer : Tiens-donc ta femme, Anton !
– Mais, mal menée, elle attire de nouveaux crimes…
C'était là que les convictions des deux nobles bifurquaient. Morgane tenait une terre militarisée, aussi ancienne que prestigieuse, et n'entendait pas grand-chose des frasques idéalistes de son Conseiller… Comme bien des Moqueurs qui pullulaient sur ses îlots, elle le trouvait frileux et, de sa propre bouche, à l'issue d'une assemblée tendue, tenue deux ans plus tôt : « mou et décidé à donner des coups d'épée dans l'eau »… Comme la Reine-mère, comme Fidel ou Abastan, et Amalric de son vivant, Madame Du-Phare n'était pas complètement convaincue par les réformes du régent…
Anton vint interrompre leur joute.
– Evan, que vous n'avez plus revu depuis treize mois, Conseiller !
Il jeta, entre eux, un grand garçon au sourire blanc. Réplique en miniature de son glorieux Capitaine de père, Evan De-la-Baie portait fièrement l'uniforme bleu de la Bastide, et plusieurs de ses mèches d'ébène roulaient devant ses yeux clairs. Avec une élégance à toute épreuve, il salua Céorn à son tour.
– Mon fils s'est engagé dans les Racines, roucoula Anton. C'était le moins qu'il puisse faire pour sa Cité ; s'il veut se montrer digne de porter le Trident, à son tour !
Un Trident, quoi qu'il advienne, transmis de père en fils et à la barbe du Roi…
– Un honneur mutuel, concéda Céorn en le remerciant d'un index vers le ciel.
Il voulut profiter du moment de flottement qui s'érigea pour s'excuser, et fuir la boule de cristal fumé qui gardait vivace le souvenir du quatrième Roi-berger de la fédération. Mais c'était sans compter sur Fidel, qui accourut près du pilier en croyant visiblement lui prêter main forte.
– Anton ; Morgane… et ce solide gaillard doit être Evan, n'est-ce pas ? Fidel Du-Chenil. Heureux de te rencontrer, soldat.
Evan salua poliment le baron du Chenil, mais sa mère ne quittait pas Céorn de l'œil. Fidel ne parut pas l'intéresser outre mesure ; elle pivota avec ardeur cependant, lorsque le baron lança tout-de-go à ses parents :
– Prêts à jeter la chair de la Baie sur le front, hein ? Le garçon ira-t-il en première ligne, à la rencontre des échafaudeurs ? Ou visitera-t-il les camps de pirates ?
– Evan, souffla Morgane, ira là où son commandant le lui ordonnera.
– Mon frère ! chanta Céorn. Qu'as-tu fait de notre précepteur ? J'ai ouï dire qu'il avait quelques outils de qualité, à offrir à ce jeune marin…
Revenant lentement à lui, Fidel acquiesça d'un air railleur : « Le caisson a été déposé au pied de l'escalier. Abastan, lui, n'a pu le suivre… », et Céorn invita les gens De-la-Baie à talonner le domestique qui les conduirait jusqu'au cadeau. Il n'eut guère besoin de parler pour exprimer sa contrariété à son cadet et Fidel, tout en grattant sa barbiche auburn, lui marmonna :
– Eh bien, quoi ? Ne t'ai-je pas sauvé la mise ?
Céorn approcha furieusement de son oreille, percée d'une boucle fine :
– As-tu reçu le Billet du meneur, et l'édition du soir du Parascope ?
– Pas plus que le Citéen, ou mon propre Sifflet.
– La conférence de presse ! gronda le Conseiller. Pourquoi ne m'as-tu rien dit de ma bourde ? Le « massacre du malin »… Tous les fanatiques du Continent traqueront mes moindres faits et gestes, maintenant !
– C'est déjà le cas ! Et puis – on a bien essayé de te ralentir ! Mais tu n'arrêtais pas de gigoter, et de bavasser… Je ne t'avais jamais vu aussi nerveux. Voulais-tu que t'attaque en plein discours ?
– Peut-être bien !
– Eh bien, la prochaine fois que tu te laisseras piéger, je te pourfendrai au milieu de l'estrade. C'est promis. En attendant, il y a d'autres vautours en approche…
Le Doyen vint se pavaner, appuyant un regard entendu à son Conseiller pour signifier son zèle intense à la mission secrète. Céorn le salua vaguement, de plus en plus impatient. « Monseigneur, murmura Véhan. Nous avons fait préparer les Vingt-sept pour la crémation. De nouvelles études seront entreprises, une fois les os calcinés… ». Céorn acquiesça d'un air absent. Il ne pouvait se perdre, une fois encore, à songer aux graphèmes et aux dagues rituelles au lieu de se concentrer sur l'ennemi de chair et de sang… Avec un salut, il prétendit avoir quelque gouverneur à rencontrer et disparût dans la marée d'uniformes étincelants.
Le Doyen resta penaud ; coincé par Ronon et le chevalier Brouillard, près du bar mobile qui paradait tous les quarts d'heure entre les globes. Ce fut trop tard pour esquiver le Général De-la-Colline qui prit un malin plaisir à l'acculer contre le chariot. Franc avait brossé sa moustache en guidon et fait restaurer son vieux couvre-chef à noxiculaire intégrée. Le Doyen salua mollement le commandant, à la suite inévitable du Trésorier coquet et du chevalier brumeux.
– Vous avez sûrement pas mal de monde à impressionner, ce soir, Monsieur Du-Point ? Commissaire d'enquête sur le régicide, pour le compte du régent en personne… ! Vous êtes sûr de ne pas avoir enflé, au cours de la semaine ?
– C'est une lourde responsabilité, je le concède, chantonna l'archimaître. Sûrement plus cruciale encore que la gestion des tourelles…
Ronon et Brouillard échangèrent un petit air entendu. Mais l'Ami Franc, qui avait déjà moult chopes dans le nez, éclata d'un rire sonore, gorgé de relents acides. La foule environnante leur jeta quelques regards courroucés. Véhan voulut se dérober ; sans succès, quand le Général l'enlaça de toute la force de son bras mécanique :
– Vous aimeriez le croire ! Mais le projet titanesque que je mène dépasse de plusieurs tête votre propre tour d'ivoire, cher Monsieur… Vous le saurez, un de ces jours ! Alors, qu'avez-vous déniché, pour votre Conseiller ? Un suspect à l'horizon ? Allez-y ! Dites-nous donc ce que vous avez trouvé… Des fées nocturnes, peut-être ? Des pirates aux brosses de magiciennes ?
Le Doyen, qui n'escomptait pas révéler une bribe de son savoir à ce rustre aviné, pressa le Trésorier de faire place vers l'allée centrale.
– Vous le saurez, le jour où je verrai l'apparence concrète de votre complexe de démesure, Commandant…
Et il fila comme une chouette effrayée.
– Vieille chouette paresseuse, grogna le Général.
Lorsque Véhan fut parti, Mahenn se présenta et Franc esquissa un mouvement de repli que les deux dandys, de nouveau, parèrent d'un élan conjoint. « Madame La-Rouge ! Votre Majesté ! Prenez place ! », piaillèrent aussitôt Ronon et Brouillard… Mahenn se laissa flatter une minute, avant de laisser paraître ses intérêts auprès du Général ; mais elle attendit qu'il s'adresse à elle, le premier et directement, pour pivoter vers lui et chasser les bourgeois de sa superbe indifférence… Ronon, repu du Général, appuya une longue révérence avant de filer vers d'autres pâturages. Franc déclara enfin :
– J'ose espérer que Madame me pardonnera nos houleux échanges. La semaine a été dure… (en parlant, il n'avait pas hésité à sortir un épais cigare, tout charbonneux, qu'il alluma de bon cœur).
– Et moi, j'espère mettre la main sur celui qui m'a ravi mon fils, répliqua Mahenn. Et le sien après lui… Vous n'êtes pas à blâmer, Général.
Pris de court, il tenta maladroitement de reproduire le salut au cœur des gens de rubis, renversa quelques brins de tabac sur son costume noir ; et la dame lui accorda un petit rictus de compassion.
– Ainsi, vous êtes décidé à sauver l'héritier des griffes de l'Est, n'est-ce pas ?
Franc, dont l'esprit vagabondait en Est à toutes heures du jour et de la nuit, bondit sitôt sur l'occasion, les veines de son front agitées de furieuses palpitations.
– Et plus que jamais, chère dame ! J'en ai fait le serment ! Je mets tout en œuvre pour rattraper l'ennemi, avant qu'il n'ait pu acheter les secrets de notre fédération.
– Alors, c'est qu'il ne vous manque rien ?
– Madame ? Il nous manque tout, à vrai dire… Les casernes ont été dépouillées.
– Et votre artillerie ?
– Dépassée, grogna le Général, si des pirates la pilotent… De nouvelles infrastructures, aussi, ne seraient pas de trop… Les Racines sont couvertes par le gel. Il nous faudrait plus de ressources. Plus de locaux. Et de nouveaux effectifs.
– De ce que je comprends, rien qu'un commandement ne puisse exiger ! déclara-t-elle. Ainsi, ces titans, dont vous parliez – seront-ils bientôt prêts à traquer l'ennemi ?
La moustache de Franc s'enflamma sur-le-champ :
– Le projet Titan a été pétrifié par Amalric il y a six mois ; lors du repli de ses troupes. Depuis, plus rien… Ce ne sont pas les fonds Des-Rosiers qui vont financer les matériaux et je n'ai, moi-même, pas la fortune nécessaire pour payer pareil armement. Les Titans représentent l'annihilation définitive de l'Obtuse et de sa ville de mercenaires. Sans eux, la mer d'émeraude restera impénétrable et l'Est continuera de nous narguer.
– Vous ne l'avez pas. Ma Banque, si. Excusez-moi, ajouta-t-elle en pivotant vers l'allée opposée, tandis que le Général la contemplait, béat. Je dois m'en aller tirer mon Haut Juge de neveu des inépuisables éboulis du Fort…
Le bol de soupe, sur la tablée centrale, couvrait les sièges les plus proches d'un nuage aux senteurs de beurre fondu, de truffe et de potiron. C'était là, sous le lustre de cristal, que le Juge avait installé sa délégation. Ils étaient huit, de la Tour, du quartier écarlate ou du Palais de justice à virevolter autour de sa silhouette, tout en alternant gastronomie et mondanités. Lui-même ne parlait pas, laissant à ses délégués le soin de promouvoir ses dernières transactions. Il ne put se dérober, néanmoins, face au vieux Chevalier de suie et ancien lieutenant de l'armée, Monsieur Gyron Roldebert Du-Fort. L'homme de main du Conseiller ne lui avait encore jamais adressé la parole.
– Chevalier Du-Fort, dit-il en repliant les phalanges sur son cœur couvert de neige.
– Monsieur le ministre, salua Gyron. J'espère que je n'abuse pas de votre temps ?
– Nous sommes tous là pour honorer le berger, Chevalier, répondit Aimon. Sang et suie ont toujours voué la même allégeance à la Bastide.
C'était vrai. Les Du-Fort avaient humblement fondé la caste des chevaliers, et mis leurs étalons De-la-Perle au service de la fédération ; et les mineurs avaient ployé le genou devant la Bastide bienveillante qui faisait, depuis toujours, pousser l'Arbre entier. Gyron avait juré loyauté au clan bleu De-la-Cité, comme tous les bourgeois du Fort et leurs ancêtres avant eux. Y compris, et en premier lieu, la famille Rouge.
– 'Avez raison, monseigneur. Vous et moi avons offert nos vies à nos familles, pour la gloire d'un seul meneur… Edric. Le gamin a mal commencé son règne, pas vrai… ?
Aimon Le-Rouge ne put s'empêcher d'écarquiller ses yeux de braise, le dos raidi. Tu oserais, vieux bêcheur de cendres… ? Il revint promptement de sa surprise :
– Son Altesse n'aura commencé son règne qu'à la passation du Sceptre-berger par le 1er Pasteur Daelric, dans le Temple suprême. Ce sont les lois du clan bleu, Chevalier. Pas les miennes.
Gyron souffla du nez avec amertume.
– Pour sûr, pour sûr… Mais il aurait eu du mal à se le faire passer, ce sceptre, à travers les barreaux du Pénitencier, hein… ? À croire que la tragédie aurait pu profiter à pas mal de monde…
Madame Mahenn La-Rouge s'interposa entre eux, surgie de leur dos telle une coulée de lave silencieuse. Ses boucles d'argent ressemblaient aux pétales d'une rose pétrifiée par le gel, alors que ses longs doigts aux griffes acérées s'entremêlaient dans un mouchoir de soie. Du-Fort lui-même ne put s'empêcher de bondir pour se répandre en révérences appuyées.
– Merci, Chevalier, susurra Mahenn. Ça ira comme ça.
– Madame… (et il disparut dans un claquement de cuir).
Aimon approcha de sa tante avec gravité :
– Les gens de suie se méfient du rubis. Céorn nous envie.
– Silence, siffla-t-elle. Pas ici. Pas maintenant. Il y a des affaires plus urgentes, à mener ce soir. Approchez, mon enfant, que je puisse vous présenter…
Elle l'extirpa de sa niche pour le mener vers l'attroupement qui noircissait le centre de la salle, où piétinaient les barons.
– Allez-vous me présenter à mes confrères ? Je ne les connais que trop bien.
– Sous le titre de baron, mon neveu. Mais pas celui d'actionnaire de la Banque (elle le fit glisser jusqu'à la tablée voisine, où un luth orné d'une licorne en pleine ruade faisait chanter ses cordes aiguisées). Monseigneur De-la-Tour, je vous invite à féliciter notre cher seigneur De-l'Orgue, Rory Gris-Bois… !
Déjà en plein échange avec Cédéric, son aïeul du clan gris, le flamboyant Rory pivota vers la Reine-mère ; et le bailli s'en alla, penaud, pour interpeller Céorn qui tentait d'aller par là… Aimon fut positionné en hauteur, là où sa blancheur dominait l'entrevue, flanqué par les piliers immenses, et Mahenn approcha de son interlocuteur qu'elle gratifia d'une main déposée dix longues secondes sur son poitrail endeuillé…
– C'est un réel plaisir, Madame, que de faire affaire avec la première institution de notre ère, chanta Rory, et la plus attrayante de ses propriétaires, si j'osais !
– Mais vous avez osé, répliqua Mahenn. Mon cher baron ! La Banque tient à cœur ses engagements auprès de l'alliance Grise et Rouge. Car les Quarts doivent leur sécurité aux anciens clans… Notre collaboration fera prospérer l'Arbre ; soyez-en sûr !
Souris, crétin, songea Mahenn en regardant son neveu qui fronçait les sourcils, incapable de dissimuler l'ennui que lui inspiraient les registres de la Banque. Paraître détestable ne te rend pas plus intéressant ! Quand ils eurent laissé Rory, la dame Rouge se pencha pour lui murmurer avec une profonde véhémence :
– Vous savez qui sont les Gris-Bois, n'est-ce pas ? Il n'y a que quatre familles suzeraines en capitale, mon neveu… Pouvez-vous compter jusqu'à quatre, dites-moi ?
– Les gris n'ont jamais été si loin du sceptre !
Elle résista à la tentation de le gifler en public.
– Les gris ont perdu leur reine. La mort de ma bru leur a presque arraché tous titres de noblesses… Qui sont-ils, sans le Prince ? Que Rory et Allistaire n'aient jamais cessé de se disputer sournoisement le sein de leur mère, soit ! C'est leur affaire. Mais ils portent le même nom ; et servent la même couleur. Ils n'oublieront pas qu'ils sont deux, Haut Juge, lorsque l'adversité véritable commencera à les effrayer…
Et, sur ces paroles, elle le planta là pour se faufiler jusqu'au sinistre Allistaire, le rachitique baron De-la-Forge étalé près du Pot d'or. Il avait les bajoues frémissantes de curiosité, de jalousie et de mépris. Ses fourmis grouillaient autour du siège cerné par les soldats de rouille alors qu'il émiettait, dans son assiette, des monceaux entiers de nourriture qu'il ne mangeait pas. Lorsque Mahenn pénétra sa ligne de mire, il cilla et lorgna vers le coin opposé d'où Rory continuait à éclater en salutations distinguées… Il n'attendit pas que la Reine-mère ait passé ses hommes pour bavasser :
– Merci de me rendre visite, chère Dame Rouge… Mais je ne suis pas certain de pouvoir vous divertir autant que mon cadet ; si vous l'avez déjà rencontré, ce soir.
– J'ai rencontré Rory ; comme j'ai rencontré Céorn, puis Fidel ; et rencontrerai tous les barons, qu'ils soient frères ou cousins, des Racines au houppier de l'Arbre… Et dans cet ordre très précis de l'annexion. Mais vous semblez peu désireux d'échanger avec moi… Dois-je vous laisser à vos pensées, monseigneur ?
Allistaire battit aussitôt en retraite.
– Non – bien sûr, chère Dame… Prenez place. Du moment que vous n'exigez pas de moi que je vous entretienne aux sujets d'orgues, de lyres et de partitions…
– Loin de là. Ce sont bien vos Cheminées qui me questionnent… Pardonnez la gravité de ma curiosité, monseigneur ; mais qu'en est-il de la Moquerie, dans vos maisons ? Les forces natives ont-elles perturbé la Forge ?
– Comment ? bredouilla le noble. J'aurais donc pris les commandes de la Forge pour la laisser envahir par une bande de scélérats ?
Mahenn savait que le sujet était sensible. De tous les seigneurs, Allistaire était celui qui était le plus décrié par ses propres gens. Le baron des forgerons des massifs… Ses longs cheveux grisâtres se dressèrent sur sa tête ; et il continua d'éructer, sa langue râpeuse postillonnant comme un tuyau d'arrosage défectueux :
– Votre fils aurait eu tort de m'attribuer le fief, si j'avais été suffisamment sot pour en laisser prendre la place-forte par ses pires perturbateurs…
– Je n'ai jamais douté des intentions de mon aîné ; ni de ses amitiés.
Le seigneur enfla de vanité ; il s'inclina douloureusement : « Madame… ».
– Mais Amalric (elle mit l'emphase sur son prénom) n'est plus là. Quant au garçon de Lisbeth, il est porté disparu…
Allistaire, confus, ne répondit rien. Aimon Le-Rouge écoutait l'échange sans dire un mot ni faire un geste. Il n'aurait eu qu'à reculer un peu plus dans les ombres du Pot pour prendre l'apparence d'une statue.
– Les Gris-Bois ont plus de larmes à dédier que le reste de l'Arbre, semblerait-il, et le 4e Quart a toute ma sympathie, reprit Mahenn. Ma sympathie et mon soutien. C'est un fief coléreux, que le Roi vous a donné en apanage, et une fonction compliquée dont il vous a gratifié quand on sait ce qu'il se dit de la baronnie-mécanique, dans la chambre bleue…
Allistaire se mit à renifler avec avidité.
– Sa Majesté savait déléguer, Madame…
– Et pourtant, l'essentiel de votre potentiel est demeuré inexploité, n'est-ce pas ? Deux monarques ont quitté la Bastide, cette semaine. Et notre fidèle régent supporte, sur ses épaules de suie, le poids de toute notre dynastie !
– Je n'ose imaginer l'ampleur de la tâche…
– Dont nous devons impérativement venir à bout. Et pour cela, il faudra répondre aux nouvelles exigences de la chambre. Il y a déjà des sièges vacants, monseigneur… Des sièges ancestraux particulièrement confortables. Je ne crois pas qu'un Gris-Bois de votre lignée ait jamais pris place à la table, n'est-ce pas ? Ce serait un jour historique, pour la butte de Gris-Courtil…
Il l'observa avec un intérêt renouvelé. Sans prêter attention au petit serviteur qui vint lui agiter ses canapés sous le nez, il répliqua soudain :
– Historique, c'est vrai. Mais il me faudrait alors renoncer à mon fief ! Vous connaissez, plus que n'importe qui, l'amour délicat qui consume le noble, et pour sa terre – et, moi, mes Cheminées – à laquelle il est dévoué, lié, boulonné… Vous avez porté la Banque au cœur de la fortune. Vous avez offert votre Foi et votre Puissance à votre propre Quart.
– Je mentirais en le niant, baron. Mais j'ai fait plus… Bien plus que ça, pour préserver ma dynastie. Et j'ai encore une place à la chambre. Aujourd'hui, plus que jamais.
Allistaire hocha lentement la tête.
– Vous l'occuperez sagement, bien sûr.
– Si j'y suis bien entourée… (elle avala une gorgée de cidre). Notre régent aura besoin d'un ministre du territoire, quand – et s'il est amené à prendre le sceptre… Je souhaitais vous y voir, ajouta-t-elle d'un seul souffle. Votre solde seigneuriale serait recalculée… en conséquence, bien entendu.
Se gardant bien de lâcher le « Moi… ? » qui lui brûlait les lèvres, Allistaire Gris-Bois adopta un air parfaitement assuré ; déjà prêt à négocier :
– Le conseil des Sept, Madame, est notre chambre la plus sacrée. Nul ne saurait refuser pareille distinction. Mais la Forge a besoin d'un seigneur tenace, aux Cheminées, pour tenir ses murs intérieurs…
Cesse de prétendre avoir le moindre intérêt pour tes foutus paysans et écoute ce que je suis en train de te dire, vieil ahuri…
– Comme Céorn commande à l'armée de suie et aux bleus, je crois que vous saurez ordonner aux soldats de rouille, depuis la Bastide ; et aux donjons de sa Glorieuse… Votre expérience est manifeste. Votre connaissance des clans n'est plus à prouver. La mort de mon fils a jeté un voile sur notre cartographie, baron. J'ai besoin que les plus proches amis de la famille Rouge œuvrent, à ses côtés, à protéger le sceptre-berger des félons qui pourraient se risquer à le convoiter. (Elle laissa planer un silence, et ajouta) : Une lourde responsabilité.
Le patron des forgerons hésita un peu trop franchement avant de murmurer :
– Et Rory, bien entendu, serait mis dans les mêmes dispositions ?
Bambin pathétique.
– Votre frère, le seigneur Rory, demeurera chez lui. Pour le bien de l'Orgue.
La bouche ridée d'Allistaire se tordit en un sourire vorace.
– C'est un marché honnête, et une tache digne, que vous me proposez là…
Voici de quoi vous tenir, l'un et l'autre.
Du coin de l'œil, Mahenn aperçut le Pasteur, Daelric, aussi menu et chiffonné qu'une poupée de toile, perché sur un vaste trône-rehausseur serti de diamants et de lamelles d'argent. Les prieurs, les oculies et les prunelles chantaient autour de lui alors qu'il fendait les flot de courtisans d'un seul index, en direction du 1er Conseiller.
– Mais j'ai cru comprendre qu'une proposition identique était arrivée aux oreilles du seigneur Clodric Le-Rouge… Madame ?
Allistaire déroula un sourire triomphal. La dame revint à lui dans une panique contenue, les mains liées.
– Bien entendu, le poste est convoité, monseigneur… (Elle ne cilla pas). Mais chacun des membres du conseil a ses propres préférences. Quant à moi, je préfère un seigneur à la semence bénie par le géant. Bien que nous soyons issus du même clan, j'ai peur que le Dieu-berger n'ait pas prévu de gratifier Clodric du cadeau de la paternité…
Le seigneur rougit d'excitation.
– Clodric ? Stérile ? minauda Allistaire en jetant un regard suspicieux par-dessus son épaule frêle.
– Que dites-vous ? rétorqua Mahenn. J'en constate seulement le célibat persistant… Pas vous ? Il me semblerait que, comme ceux de notre bon Conseiller, les intérêts du baron-de-brocart aient été ailleurs. Des intérêts qui risqueraient d'embarrasser les exigences du 1er Pasteur…
– Bien sûr, siffla Allistaire. Je comprends…
Le De-la-Forge comprenait surtout quel idiot il venait de faire, à promettre la dot de sa magnifique Selhenn (des familles Gris-Bois et La-Tourelle) à un homme peu enclin à partager sa couche. Les fiançailles imminentes de Clodric et Selhenn n'étaient plus un secret pour personne, en Bastide… Se croit-il déjà privé de descendance, le bougre ? Songea-t-elle, amusée. Tandis que le seigneur calculait sans vergogne l'expansion de sa généalogie, la dame lui flatta le bras d'une caresse.
– Ne vous inquiétez pas de Clodric…
À quelques pas de là (près du boulet de canon légendaire, marqué des colonies de l'Ouest par le vingt-sixième Roi-berger), le 1er Pasteur approchait son 1er Conseiller. Céorn se figea alors que le trône-rehausseur de sa Sainteté, le Pasteur Daelric, oscillait vers lui. De nombreuses têtes serties de joyaux se dévissèrent pour observer les roues à crampon épais qui portaient le siège drapé de blanc. Une petite troupe de soldats, le dos couvert d'un emblème pastoral, encerclait le véhicule fatigué tandis que les prieurs accompagnaient leur berger en une procession silencieuse. Daelric, avec ses yeux de serpent, appela Céorn pour le saluer d'un bras levé vers les bergeries du géant… Quand il fut parvenu devant lui, on actionna le levier qui fit grincer son siège jusqu'aux roues de l'appareil, et le pasteur tendit deux mains tachées de brun : « Foi et Puissance, estimé Conseiller ! ». Céorn lui renvoya prestement la devise.
Ronon, Clodric et Olive interrompirent leur échange. Deux des quatre baillis se penchèrent audacieusement, depuis le balcon, pour glaner le face-à-face. Et Madame Mahenn apparut comme par enchantement au pied du boulet, poursuivie par Beldria, de la Banque Rouge, et Abaustus Cabot, de ses forces armées. Même les Bel-Orme et les De-la-Forge étaient revenus fureter pour apercevoir quelque chose des deux pivots de la fédération : Foi, et Puissance.
– Demain, aux premières lueurs du jour, le meneur du troupeau sera rendu au géant ! chanta Daelric (et d'une voix étonnamment ferme, compte tenu de sa fébrilité). L'urne reposera dans les cryptes de la Bastide. Au plus profond de ses caveaux… (il agita la houlette, et Céorn s'inclina). C'est là, aussi, qu'une place est réservée à son régent ; car il est bon, et docile, et loyal – et aussi fier qu'Albaran !
Le 1er Pasteur accorda un regard à ses moutons, dispersés dans l'enclos de la Galerie. Il croisa le visage fermé de Madame La-Rouge, à quelques pieds de là. Avec plus d'ardeur encore, il reprit :
– À moins qu'il n'ait succombé aux croyances impies d'un Arbre plus ancien, et à la foi illuminée des gens de l'Est… Monseigneur Céorn De-la-Cité, baron de Suie et ministre du territoire, cherche-t-il à déverser un second déluge sur notre Continent… ?
– Je n'ai eu d'autre intention que de sauver Edric, Sainteté…
C'était un rappel à l'ordre, ni plus ni moins ; et une humiliation. Meneur du troupeau, responsable du sceptre et des clés de la chambre, des fiefs et de leurs peuples – Céorn n'en restait pas moins le servant d'un géant aux sabots de fer qui ne souffrirait aucune offense. En se livrant de la sorte aux journalistes, pendant la conférence de presse, c'était l'équilibre de la fédération qu'il avait mis en péril. Et Daelric lui en tenait rigueur. Sans demander son reste, et sans songer aux cents paires d'yeux braquées sur lui, le 1er Conseiller ne cessa de s'incliner que lorsque son nez eut effleuré le tapis d'un bleu océan. Daelric agita sa houlette de nouveau : « Honteux ! », aboya-t-il.
La Galerie des Globes entière attendait la sentence. Mais, dans le silence qui coiffait la salle – seulement constellé de quelques cris épars, derrière les fenêtres –, les deux battants que tenaient les soldats se mirent à hurler, et leurs gonds résonnèrent comme du métal déchiré. Céorn pivota, imité par le Pasteur qui n'avait sûrement pas imaginé son quart d'heure de gloire de la soirée parasité par un retardataire. Personne n'avait été annoncé au régent, qui porta une main à la ceinture. Le malin en personne aurait aussi bien pu pousser les portes de la Glorieuse pour s'en venir les égorger. Mais ni malin, ni ennemi mystérieux ne se présenta dans la galerie. C'était un baron. Corvus Du-Pic.
70. Atlas
– Tu as le teint si frais, on croirait une pêche blanche… Voilà le gommage le plus inutile que j'ai jamais eu à faire ! C'est de l'huile de baie bleue à deux sceptres le litre versée dans l'évier, à mon avis… M'enfin ! Peut-être te mettras-tu à scintiller ? Tu as presque autant de pores que les poupées de cire du Rouet… Tu t'hydrates correctement ?
– Pardon ? demanda Lys, décontenancée.
La maquilleuse étudiait, caressait, tapotait son visage à foison, et la jeune fille, aussi décidée fut-elle, ne put esquiver l'embarras.
– Tu bois suffisamment d'eau, n'est-ce pas ? C'est important.
Lys songea aux dizaines de kilomètres qu'elle avait parcouru cette semaine, et aux nombreux trajets qu'elle avait faits d'une traite sans avaler une seule goutte d'eau.
– Je… oui, je crois. Je veux dire… Quelle quantité recommandez-vous ?
– Un litre par jour au minimum, répondit aussitôt Hortense. Tu dors bien ? Huit heures pleines, toutes les nuits ? Magnifique circulation du sang… pas de poches…
L'Orbienne essaya de se rappeler quand est-ce qu'elle avait dormi plus de trois heures d'affilée, au cours des derniers jours, et quand est-ce qu'elle s'était sentie tout à fait reposée… En fait, elle avait l'étrange impression de ne pas avoir fermé l'œil depuis son dernier service au Miteron. Manifestement, la mauvaise mine qu'elle se trouvait ne gâchait pas ses charmes.
– Oui, ça va, marmonna-t-elle.
Lys avait les cheveux trempés, la gorge couverte d'un peignoir, et l'air penaud devant l'expertise bavarde de Hortense. Le miroir reflétait son visage ébahi tandis que la maquilleuse tournait autour d'elle sans se gêner pour faire les commentaires les plus crus. Entre deux compliments extatiques (« Tu as un tout un océan dans les yeux… Un vrai tableau de maître. Je vais t'en faire un de ces cadres, tu vas voir ! »), elle n'hésitait pas donner quelques précisions de son meilleur goût (« Les autres filles te les arracheraient, si elles en avaient l'occasion ! »). L'après-midi n'allait pas tarder à se terminer, la pendule criarde annonçait le crépuscule et les prieuses que Narcisse avait sélectionnées – avant que Lys ne s'en mêle – avaient finalement quitté la Maison.
– En revanche, qu'est-ce que tu es fragile !
Lys haussa les épaules, en silence, même si elle trouvait le terme inapproprié. Ça n'était pas exactement de la coquetterie, pour elle, que de sursauter chaque fois que Hortense approchait son visage, ses jambes ou son dos avec un nouvel outil effrayant… C'était la méfiance qui l'incitait à esquiver les coups de pince et les éponges rêches que l'artiste lui passait sur le corps ; car, du reste, elle avait pris des coups toute sa vie. Des orphelins turbulents, des hommes d'affaire ivres et des soldats vengeurs ; Lys avait eu droit à toutes les formes de violences, et appris à encaisser. Toute humble qu'elle était – car c'était Vorcemyr, entre elles, la véritable athlète –, Lys supposait qu'elle avait fait preuve d'une importante forme physique, et de pas mal de résilience quand elle s'était retrouvée à plonger sur les toits de la pension pour courir Orbe sous sa pluie battante, avant d'entamer quatre jours de vagabondage dans l'Arbre. Elle avait la nuque rouge, à force de se trimballer son gros sac.
Hortense lui avait offert un bain parfumé et tartiné le corps de crème blanche et onctueuse. À présent, elle fouillait dans ses palettes, le nez sur une esquisse colorée, en ne cessant de se marmonner mille et une consignes machinales. Finalement, Lys eut ordre de s'asseoir, le dos droit, à côté du miroir à bascule, et la maquilleuse entama les festivités sur ses traits embarrassés. Elle piocha du noir, du bleu et du blanc, tour à tour liquide, collant ou poudreux et Lys nota qu'elle s'attardait sur le côté droit de son front – celui qu'elle ne pouvait voir. La lumière baissait à vue d'œil et Hortense lui envoya sa plus grosse lampe dans la rétine. Ensuite, elle étala délicatement une mixture incolore sur le reste de son visage, et tapota un peu de rose sur ses lèvres.
– À peine, à peine, murmura l'artiste sans s'adresser à personne, les sourcils froncés par la concentration.
Lys, les jambes pleines de fourmillements, étudia patiemment son entreprise. Les mille odeurs combinées commençaient à lui donner mal à la tête. La pièce retenait la chaleur et le lavabo que Hortense utilisait ne cessait de cracher. La maquilleuse eut enfin terminé son œuvre, et Lys fut autorisée à pivoter. L'essentiel de son visage, d'une façon incompréhensible, semblait d'une symétrie plus pure encore qu'à l'habitude et le halo qui en émanait lui donnait l'air absurde d'un angelot, sans qu'elle n'ait pu deviner ce que l'artiste avait modifié. Pâle, les pommettes hautes, le nez retroussé, Lys restait la même car Hortense avait tenu à conserver ce qui lui conférait sa beauté naturelle et effacer sa fatigue sans lui filer cette allure de litière peinturlurée qu'on voyait sur les affiches de La-Lentille… En revanche, comme pour apporter un brin de fantaisie à un minois aussi vierge qu'une plage inexplorée, la maquilleuse avait tracé un bandeau habité par un étrange ciel étoilé, d'un bleu presque aussi glacé que son teint de lait. Les motifs se perdaient dans ses boucles noires d'un côté et derrière son oreille de l'autre. La courbe de son sourire semblait légèrement plus profonde, et un trait de charbon à peine perceptible achevait sa paupière. Ses propres iris, de ce même bleu étincelant, l'effrayèrent un peu tant ils perçaient le miroir…
– Ne laisse pas trop enfler tes chevilles, souffla Hortense. Qu'il me reste encore à raser ces jambes velues !
Lys s'agaça de l'acharnement avec lequel elle la rabrouait. Avait-elle jamais eu le temps, le budget ou le désir de se raser les semaines passées ? Si le Miteron exigeait des jambes glabres et minces sous les jupes d'été de ses hôtesses, Idéaud se fichait de savoir ce qu'il y avait en-dessous de leurs collants. Lys et Hortense en avaient à peine terminé quand Ambroise entra (sans frapper) dans le placard en ayant l'air de jubiler.
– J'ai finalisé la confection, et je crois qu'on va…
Il se figea en croisant le regard de son mannequin, toujours emmitouflée dans le peignoir moelleux, puis approcha d'un pas lent :
– Il n'y a plus une seconde à perdre ! Nous avons deux heures pour t'habiller avant de filer à l'Astropôle.
– Deux heures ; n'est-ce pas largement suffisant ?
– Vorcemyr, nom d'un chien, tu n'enfiles pas un sac à merde et une paire de sandales ! (Pouilleuse leva un museau alerté, depuis son lavabo crachotant, et Ambroise reprit de sa voix douce) : Enfin, tu as saisi. La tenue est compliquée. Il faut la retoucher pour que tu y sois parfaitement à l'aise, et d'une démarche naturelle. C'est l'idée : ton naturel !
– Qu'y a-t-il de naturel à cette couronne d'étoiles ? s'étonna-t-elle en désignant le petit paysage stellaire qui ceinturait son crâne.
– Elle va se confondre dans la coiffe, répondit Ambroise. Au début. Fais donc confiance à notre bonne Hortense. C'est la meilleure.
– Me fous des compliments, Ambroise, marmonna l'intéressée. Fais plutôt en sorte que Narcisse m'augmente, si tu veux te rendre utile…
Vivette, qui s'occupait de la coiffure, passa quarante bonnes minutes à triturer ses mèches (sans en couper un brin) et Lys regarda sa toison s'épaissir, onduler et se mettre à luire dans le cadre de laiton pendant que le petit Ambroise trépignait. Enfin, la coiffeuse remballa ses peignes, ses broches et ses fers puis fila sans un mot. Avec un enthousiasme de plus en plus mal contenu, le scénographe retourna à la porte pour empoigner le mannequin de bois qu'il y avait laissé, couvert d'un voile de satin rose.
– Tu vas te bander les yeux, pour découvrir la robe sur toi.
Le visage rougi de chaleur et d'angoisse, Lys commença :
– Oh, tu es sûr que…
– Vorcemyr, s'il te plaît ! implora-t-il de ses grands yeux bruns.
Avec une moue agacée, elle consentit à nouer le torchon autour de son crâne. C'était désagréable. Bien qu'elle n'eut pressenti aucun danger, dans la Maison Narcisse, Lys n'aimait pas se laisser voir aussi vulnérable, en peignoir et petite culotte entre les mains de deux stylistes subjugués. Le garçon entreprit de lui passer la robe, qu'il donna l'impression de dérouler comme une fine sculpture de verre, sans cesser de soupirer de satisfaction. Sa précaution fut lente et passionnée. Lys pensa au Cénotaphe.
– Tu peux regarder, murmura-t-il en tapotant ses épaules une dernière fois.
Bon, d'accord, admit Lys pour elle-même. Je comprends. Elle était assez similaire à ce qu'elle était d'habitude pour se reconnaître, mais le chignon de charbon, les billes océan et les lèvres roses pâles étaient accordés d'une façon qu'elle n'aurait pu égaler. Cet air ébahi lui donna une allure presque surnaturelle, quand elle eut contemplé les épaulettes polies, le veston serré à la taille et la cravate de soie délicate qui nouait son col haut. Sous les accessoires, Lys reconnut la robe longue qu'elle avait observée, deux heures plus tôt, mais l'ouvrage semblait avoir miraculeusement changé de couleur. Ses formes épousées par le tissu du même azur intense lui donnaient quelques années de plus, et sa jambe se laissait entrapercevoir derrière la traîne scintillante qui couvrait le tapis. Les mailles du textile lui évoquèrent un filet de pêche. Par la lucarne, un soleil mourant la couvrait de lueurs d'or. Pour la première fois de sa vie, et sans remords, Lys se trouva fort belle.
– Et maintenant ? murmura-t-elle, la gorge sèche.
Une fraction de seconde, elle avait oublié Cabot, La-Corde et tous les autres.
– Maintenant, tu avales ton thé – avec le bavoir, évidemment –, et on fonce au pôle ! Si on arrive trop tard, Narcisse nous tuera tous les deux, tu peux me croire !
Cinq minutes plus tard, Lys et Ambroise abandonnaient la Maison pour filer à la porte de l'Astropôle la plus proche. L'académie entière se vautrait sur le sommet de sa Colline en côtoyant tous les quartiers de La-Lentille à fois. Elle était au centre même de l'étoile à douze branches qui couronnait le relief et envoyait plusieurs centaines de télescopes vers les astres en plein essor, baignés de crépuscule. Ils débarquèrent à bord d'une litière officielle dans laquelle Lys se sentit particulièrement étouffée, et les yeux se posèrent sur elle quand elle quitta le véhicule tandis que le styliste l'accompagnait aux portes en la couvrant de son ombrelle. Pouilleuse gambadait à son pied, et ralentit quand Lys se figea pour lire la pancarte immense :
ASTROPÔLE FÉDÉRÉ DE LA CITÉ
Maison du seigneur de la Colline
« Les gens de Stella ont posé la première pierre de l'Observatoire astronomique le 11 Août 87, au point culminant de la Colline encerclé par le monument mégalithique Ancien découvert sur les lieux par le très honorable clan Vert, en l'an 30 de notre dynastie-bergère.
Sous la suzeraineté de Morséus le Brumeux, ses sept monolithes prennent le visage des Rois-soleils et continuent d'entourer le complexe. Loréus De-L'Observatoire fonde son Laboratoire le 7 Juillet 99. En 783, l'astrologue Erwon Du-Phare fait construire la tourelle du Quadrant, encore usitée à ce jour. L'école d'optique, dont la direction est assurée de 995 à 1035, prend la place du musée lunaire le 31 Juillet 1043 ».
Lys retrouva la ligne droite, tracée dans un acier encadré d'or, dont l'itinéraire étrange semblait traverser le pôle en plein centre. Bien qu'elle lui eut deviné un but de nature scientifique, la jeune fille ne put décrypter les innombrables symboles et lettres gravés dans le métal. Ambroise, tout guindé dans un uniforme mauve, ses beaux yeux rehaussés par un léger trait de charbon, marcha dessus de ses souliers cirés sans même lui accorder un regard ; pas plus qu'il n'observa l'horloge plantée au-dessus d'eux, loin dans les hauteurs du fief. Lys, elle aussi, connaissait ce modèle… Elle en avait déjà vu la fidèle reproduction, en Cité. Or, cette pendule-ci paraissait plus ancienne, et même un peu plus complexe. Elle nota au moins deux aiguilles supplémentaires.
L'Astropôle réunissait une douzaine de bâtiments distincts, d'âges variés et de différents architectures. Ignorante en la matière, Lys ne sut identifier les époques mais elle nota trois, peut-être quatre couches d'édifices successives, dans les amas de pierre, d'argile, de métal et de joyaux délavés qui constituaient l'académie… Une multitude de petits chemins pavés creusaient l'herbe émeraude la Colline à son sommet aplani pour serpenter entre les parts de campus étalées aux quatre points cardinaux. La tourelle du Quadrant et le Laboratoire surgirent aussitôt à leur gauche, alors qu'un flot d'étudiants en costumes et tabliers quittaient tardivement leurs salles d'étude, remplacés par une nouvelle vague d'arrivants aux travaux vraisemblablement nocturnes. À droite, et tout près d'une magnifique fontaine carrelée se dressait la fameuse école d'optique, dont la façade évoquait une pelote de laine bardée de grosses aiguilles, avec ses lucarnes et ses cheminées circulaires… Lys fut dévisagée par de nombreux veilleurs, encore largement occupés par leurs affaires. Mais la courtoisie ambiante monta d'un cran quand le jeune styliste l'eut conduite à la grille de l'Observatoire.
Le bâtiment le plus élevé de la fédération (à l'exception de la Bastide) jaugeait son fief tout entier, protégé par un muret défraîchi aux piques d'acier acérées. Derrière le portail grinçant se trouvait un ponceau élégant dont l'extrémité opposée conduisait à un parc fleuri, agrémentés de parterres et de jardins majestueux. Une seule maison, à la parure rose et blanche, se dressait au centre du parc et elle était immense, plus vaste que le Foyer Vorpal et plus haute que la roulotte Bellerosse… Plusieurs fortifications de pierre et de métal munissaient ses murs et tourelles, en laissant deviner les différentes fractions de son architecture. Le bois lambrissé de l'aile ouest et son escalier fastueux fermaient le passage des scientifiques à la résidence du baron. Olive De-la-Colline, songea Lys, qui n'avait jamais vu le seigneur Vert. Une antenne large comme deux voiturettes formait une auréole autour de la bâtisse et, en contrebas, deux des sept fameux Rois-soleils apparurent, taillés dans la chair de rochers gigantesques, le pied enfoncé sous le flanc de la Colline… Lys se précipita à la suite d'Ambroise qui gambadait beaucoup plus vite qu'elle, sans robe ni talons hauts, et la chienne adopta son allure.
Il était convenu que Pouilleuse reste à l'extérieur, attachée dans la cour, près de la salle de bal. Lys avait prévu de confier sa comparse au chenil de proximité, à la façon des dames citéennes qui déposaient leurs oiseaux aux comptoirs quand elles fatiguaient d'exhiber leur exotique fortune. Elle avait refusé net de laisser Pouilleuse à la Maison ; mais Ambroise insistait sévèrement pour qu'elle soit confinée dehors, là où ses moustaches grises ne pourraient pas renifler les juges de la soirée (et Lys savait que la chienne n'était pas suffisamment domestiquée pour se cacher). Néanmoins, la jeune femme se hâta de fermer elle-même la cage de la pauvrette pour y insinuer un rameau invisible. Pouilleuse lui lança un regard désespéré… Au premier sifflement, tu seras libre de me rejoindre, ma belle. Le cœur lourd, Lys suivit Ambroise vers l'édifice cossu qui servait de lieu de réception : « ATLAS », annonçait simplement le fronton de saule. Deux types sévères vérifièrent le livret d'Ambroise, ainsi que le formulaire officiel que le styliste avait fait signer, sous le nom de Vorcemyr Tassaud, à l'usurpatrice qui lui servait de mannequin ; et ils entrèrent sans aucune difficulté.
– Où allons-nous ? s'enquit Lys.
– Dans la salle des cartes, susurra Ambroise, en s'indignant de son ignorance. Je n'avais encore jamais pu y entrer avant aujourd'hui… C'est un immense honneur…
Le terme d'atlas était littéral. Lys eut le vertige. Il s'agissait bien d'une salle des cartes (d'une bonne centaine au moins), mais elles n'étaient pas disposées ainsi qu'elle l'aurait cru. La portion de bibliothèque qui servait d'atlas à l'école d'Orbe, sous bonne garde du bourgmestre La-Faucille, ne contenait que deux volumes géographiques : l'un représentait chacune des treize baronnies de la fédération, étalée sur un rouleau de la taille d'une planche à repasser et tracée dans une encre baveuse ; et l'autre, plus épais, contenait le détail de la région des massifs. Les reliefs du Fort, de la Forge et du Chenil, les routes marchandes et les gisements du Plateau y étaient minutieusement décrits ; mais le reste de l'Arbre (et du Continent) en demeurait absent. Il n'y avait que Fort-le-fief, en baronnie-de-granite, pour entretenir des cartographies plus précises. Dans les rayons qu'elle avait espionné, sans autorisation, Lys avait trouvé quelques détails, bien que complexes, sur les îles de la Baie… On y calculait la distance et la force du vent avec des outils et des unités de mesure qu'elle ne connaissait guère ; et le lyserion arrivé du grand large, celui qui lui avait donné son nom, y apparaissait sur une page entière, sans qu'elle ne parvienne à tout avaler avant d'être expulsée des lieux par l'archiviste. Dans l'Atlas de l'Astropôle, on ne cherchait pas les cartes : on les voyait bondir, sur les murs, le sol et le plafond. Le livre, c'était l'édifice.
Une représentation de la Colline elle-même, vue du dessus, ornait la moquette vert et azur du salon principal en dessinant les cercles concentriques de l'Astropôle, de La-Lentille et du reste du relief. La forêt de la baronnie était formée par un tapis rose et turquoise qui allait grignoter les plinthes en poursuivant sa progression vers les lustres suspendus. Quelques plantes véritables dont Lys n'avait jamais vu la greffe auparavant et de nombreuses figurines de bronze, tours, ponceaux et usines inanimées dotaient les miniatures d'agréments en trois dimensions. Dépourvue de meubles et éclairée de cent chandelles, la salle exposait aussi la Cité, l'Orgue, le Rouet et le Moulin, respectivement à l'ouest, au sud, à l'est et au nord de la baronnie-des-étoiles. Peints dans les teintes les plus chatoyantes, sur un mur de bois lisse comme le verre, les baronnies s'étalaient sur près de quatre mètres chacune et scintillaient de mille petits rouages automatisés. En observant la carte de la terrible capitale, Lys trouva une horloge véritable – de la taille de son poing –, qui semblait la fixer droit dans l'œil… D'un regard de plus en plus avisé, elle déduisit la position du Cabinet de Curiosités Bellerosse, et le Foyer Vorpal. Où peut donc se trouver Lancelune, à présent ? Avait-elle gagné Trahen sans encombres ?
Dans une série d'alcôves rutilantes, de hautes baies vitrées exposaient un beau butin d'instruments d'observation du ciel, des océans et du temps. Lys contempla le vif cadran qui rutilait dans un coin en laissant dériver ses astres ; le registre poussiéreux – dont les mots illisibles appartenaient à un autre âge – et en face, le panneau illuminé qui énonçait l'heure exacte du Continent, avec la température et le climat de chaque région. De Fort en Garde, il était vingt-heure douze, ainsi que l'ordonnait l'éternelle de la Cité. Mais en Colline – et en Colline uniquement –, il était déjà vingt-heure dix-huit, soit six minutes de plus que dans le reste de l'Arbre… Elle en avait déjà entendu parler. Il s'agissait d'une histoire d'avance nécessaire à la capitale ou quelque chose comme ça… Lys, en fronçant les sourcils, approcha du cabinet suivant. Il s'y trouvait un gros coffre d'or, habité par une boussole maritime qu'elle reconnut sur le coup, ainsi qu'elle l'avait observée dans son Tertre. L'étiquette disait : « En l'an 985, le baron Hyacinthe De-la-Colline reçoit ce coffret de la part du Trésorier Morton Du-Phare après avoir conçu un nouvel appareil de calcul stellaire, destiné à palier le dysfonctionnement des boussoles magnétiques déstabilisées par la grande quantité d'acier utilisée sur les vaisseaux à vapeur de la période du Zénith ». Lys observa le cadeau en question, béate. Il valait sûrement plus que toutes les richesses d'Orbe réunies. Mal à l'aise, telle l'intruse en temple réputé qu'elle était, elle se détourna pour rejoindre Ambroise qui poursuivait sa route.
– Où a lieu la réunion de La-Comète ? murmura-t-elle en resserrant son chignon.
– À l'étage du télescope, répondit le garçon. (Il lui lança un regard à peine méfiant). Au sommet de l'Observatoire. Tu iras le visiter une autre fois ! Il y a une foule de gens, ici, qui ne sait pas qu'elle est impatiente de te rencontrer…
De l'autre côté du grand salon illustré, une porte à double battant donnait sur un couloir presque aussi large, bondé de monde et éclairé à la lampe violette. Bien que le motif nuageux d'une tapisserie bleue, brodée avec soin sur les murs du corridor, vint à son œil comme une promesse évidente, Lys hésita à passer le seuil, prise de panique face à la foule inestimable qui se pressait à quelques pas. Ambroise lissa encore les plis de son costume, s'éclaircit la gorge et, avec l'air de quelqu'un qui s'apprête à regarder ses rêves se réaliser, verrouilla son avant-bras à celui de son mannequin pour l'inciter à entrer dans le couloir. En se laissant porter par la poigne assurée du garçon, Lys alla droit vers le mur du fond, couvert de la plus grande carte de la Baie qu'elle eut jamais pu observer. Des lignes brodées d'argents striaient la toile en liant ses points cardinaux et ses phares fameux. Les routes, terrestres ou maritimes, formaient quelques séries de pointillés acérés, tandis que ses vagues écumeuses – peintes en rouleaux brumeux – se dressaient sur toute la part sud de la miniature à la façon d'une morsure épaisse… Mais la Baie n'était pas le seul fief cartographié dans le corridor, car on y trouvait également l'Océan des Reflets, les îlots du Golfe de Protéus et – d'après les lettres fines étalées sur la lande givrée du plafond – l'entièreté des eaux Septentrionales. Le ciel d'encre noire était paré de constellations étroites, au nombre de douze… Avec un battement de cœur manqué, Lys aperçut le mot Lyserion, orné de petites volutes blanches, dans la légende du plan gigantesque. La bouche entrouverte, elle heurta une longue estrade de bois.
Elle pivota spontanément, comme pour éviter de se trahir en contemplant son nom véritable, et se retrouva penaude devant un amas d'invités hautains et élégants, le chef lustré coiffé d'un haut-de-forme, la chausse pointue et la canne à la main. Tous se munissaient d'un monocle ou d'une paire de lunettes étincelantes en donnant la nette impression d'y céder pour le style. Un journaliste avide virevoltait tel un moineau pour attirer l'attention des plus influents d'entre eux ; mais son acolyte, à la différence des gratte-papiers citéens qui n'usaient que d'un calepin, trimballait une longue antenne à l'aspect menaçant. Beaucoup portaient une veste aux coudes laineux – comme en avait parfois La-Faucille, aux heures de classe, mais bien plus fastueuse – et Lys comprit qu'il s'agissait là d'érudits et d'enseignants. Près du mur opposé et en grande discussion, un groupe d'alchimistes, reconnaissables à leur mille atours stellaires et leurs chapeaux à pointe, semblait parier sur le déroulement de la soirée. Une grande dame tirée à quatre épingles, les cheveux aplatis sur la nuque et le front dégagé, nagea droit vers Ambroise en laissant flotter sa cape diaphane. Dans sa main, la houlette du géant. Avec une force insoupçonnée, elle attrapa le poignet de Lyserion pour la conduire derrière le paravent qui clôturait l'allée tapissée et Ambroise, tout sourire, hocha frénétiquement la tête.
– Tu es la dernière arrivée, Vorcemyr Tassaud, grommela l'oculie-en-chef en lorgnant sur sa note. Toutes les prunelles sont là. J'espère que tu es prête…
Elles se plantèrent à l'extrémité de l'estrade, cirée à la perfection.
– Prête à quoi ? s'enquit maladroitement Lys, prise de trac.
– À défiler, enfin ! Quoi d'autre ? Tu as révisé l'ordre de passage ?
– Non, confessa-t-elle.
L'oculie sembla prête à la réprimander de ses meilleures répliques ; mais, l'œil fixé sur son visage magnifié, choisit plutôt de murmurer :
– Sélectionnée au dernier moment, n'est-ce pas ? Typique de Narcisse. Quel roublard ! Ils n'en font qu'à leur tête, ces scénographes, crois-moi ! Comme s'il suffisait de porter un tissu particulier pour se faire appeler pieuse ! Tu n'as rien à voir avec le Cerbère, hein ? D'où viens-tu ?
– Oh, souffla Lys, qui n'avait pas pris le temps de préparer plus de mensonges. Je suis… née sous le Ponceau, au Golfe de Protéus.
Et voilà qu'elle impliquait Fludvia Ponceau, l'archiviste, après avoir usurpé les noms de Vorce et Tassaud.
– De quel temple ?
– J'ai quitté le Golfe pour me former au temple L'Épis, en Cité.
L'évocation d'un autel fort réputé de la capitale lui assurait apparemment un certain degré d'estime.
– Vraiment ? Du parti pastoral ?
Je suppose ?
– Bien sûr.
– Je t'ai prise pour une réformée, dans cette tenue. Et ta cravate… on dirait une copiste. Donc, tu es quoi ? Prunelle-de-verre ?
– Non, répliqua l'Orbienne qui nota avec quelle insistance on lui imputait cette qualité.
– Gouvernante, alors ? Étonnant. Tu aurais honoré le Dieu-berger. Le géant t'a bénie de traits parfaits.
Lys fut surprise de l'entendre jeter un tel compliment d'un ton aussi neutre.
– Dans quel ordre ? À quelle branche es-tu dévouée ? reprit la matrone.
La jeune femme faillit sourire quand elle évoqua sa branche.
– Service, répondit aussitôt Lys en conjuguant son expérience du Miteron à ses bribes de connaissances inculquées par Bergota. J'étais hôtesse d'accueil des caisses Solidaires durant l'hiver et chargée de l'autel mobile le reste de l'année. Mon temple m'a envoyée ici, ce matin même, pour chaperonner l'expédition d'un caisson de vivres – de la crème bergère de Rive-Nord. C'est là que j'ai fait connaissance avec ce Monsieur Narcisse. Un homme généreux. Le pasteur m'a autorisée à concourir pour lui. Alors, me voici.
Bien qu'elle eut menti avec un aplomb dont elle ne se serait pas crue capable, Lys ne put s'empêcher de maudire Ambroise, qui l'avait laissée livrée à elle-même face à l'oculie retorse.
– Je vois, répondit la dame. Et du Cerbère, tu connais un verset, bien sûr ? Car, d'où que tu viennes, il va te falloir honorer sa constellation !
Lys paria tout ce qui lui restait sur cette dernière réponse :
– Narcisse m'a demandé de réciter la supplication de Hyodric, le Pasteur égaré.
– Tu connais le poème ?
– Assurément, souffla Lys.
En réalité, elle connaissait le conte du Tertre qui en rapportait les termes et en tirait quelque morale pour son propre personnage. Le héros anonyme, simplement cité comme le « batelier » perdu en haute mer, cherchait une île, n'importe laquelle, pour y établir sa survie. Après avoir discuté avec un géant tout puissant, halluciné par un total manque d'hydratation, le batelier se remettait à la tâche pour finalement dénicher une terre salvatrice et y trouvait les portes de la damnation éternelle, gardées par un chien tricéphale. C'était là qu'il se mettait à siffler ce que Hyodric le versatile, en son temps, avait chanté lui aussi, pour supplier le géant de l'épargner. Comme beaucoup des codes et des légendes ancrés dans les fiefs, la figure du Cerbère était issue de legs Anciens qui avaient constitué la base des baronnies ; et, en Colline, laissé la marque d'un gros chien noir sur les cartes stellaires. Lys ignorait totalement de quelle façon le Codex s'en était emparée, mais elle espérait de tout cœur que la version fédérée de L'Éther ait rapporté les mots exacts de sa complainte. Et sans ironie trahnienne…
– Hyodric a écrit trois lettres. Je réciterai ses douze premiers versets.
L'oculie-en-chef parut frustrée, mais convaincue.
– À ta guise. Les autres filles sont là, derrière ce rideau. Tu vas sagement y attendre que la cloche sonne pour signaler le début de la cérémonie. Les archimaîtres vont passer la porte opposée, et seront accueillis par le Pasteur de l'Atlas. Ensuite, les convives iront à leurs places, le long de l'estrade, pour observer le défilé. Il y aura trois passages – c'est bien compris ? Tiens-toi mieux que ça. Monsieur le directeur de l'école d'optique est là. Le chevalier Astral aussi. Tu dois te montrer sous ton meilleur aspect. D'accord ?
Lys hocha la tête en feignant l'assurance, puis regarda l'oculie disparaître. De son pas malhabile, en talons, elle quitta le paravent pour s'inviter derrière le rideau de brocart qu'on avait levé sur la grande fenêtre. Un vestibule fleuri achevait le couloir, et onze jeunes femmes – toutes très belles – la virent entrer d'un air surpris. Elles avaient entre treize et vingt ans environ, et leurs teintes allaient du bleu marine à l'or pur, à la façon des motifs stellaires de La-Lentille. Une gamine, qui portait le motif d'une licorne en pleine ruade, ressemblait à un gros bonbon rose. Une fille plantureuse, couverte du pagne le plus soyeux, avait dénoué de longs cheveux aussi noirs que les siens. Assise au côté d'une blonde très pâle, une adolescente au teint hâlé avait bariolé ses lèvres d'une fine couche d'un jaune solaire. Toutes restèrent béates devant sa tenue étroite, fendue à la jambe et suivie d'une traîne gonflée d'un vent marin inexistant. Gênée, Lys fila à la fenêtre non sans trébucher sur les replis du rideau au passage. Dehors, les rues du pôle étaient de plus en plus bondées, et les lampadaires jetaient de grandes ombres acérées sur les trottoirs du campus. D'un regard en l'air, elle essaya de distinguer le sommet de l'Observatoire – en vain.
– Bonsoir, Vorcemyr ! appela la blonde, en corset de Soldat conquérant.
Lys tenta de ne pas avoir l'air trop réticente ; sans savoir quoi faire de ses bras.
– Bonsoir, déclara-t-elle en hochant légèrement la tête.
– Tu es incroyable, reprit l'oculie avec chaleur. La façon dont tu portes cette tenue. Il y a plusieurs mains expertes, là-dessus, ça se voit ! C'est de l'araignée d'Orbe ?
L'Orbienne sentit un frisson glacé lui parcourir l'échine.
– Excuse-moi ?
– Ta traîne. C'est de la soie d'araignée d'Orbe, non ? La néphile bleutée.
Lys mit plusieurs secondes à formuler sa réponse :
– Je… je l'ignore, à vrai dire.
Et l'autre de lâcher un petit rire sceptique :
– Bien sûr ! Personne ne t'a prévenue que tu portais la soie la plus chère du Continent ? (mais Lys afficha un air de surprise modeste). Oh ! Tu veux dire… Pardon ! Je ne voulais pas te mettre mal à l'aise. Je n'aurais pas dû poser de question sur ta tenue…
– Non, je t'en prie, reprit fermement Lys. La néphile bleutée ?
La jeune femme blonde échangea un regard avec leurs camarades.
– C'est une petite araignée, originaire d'Orbe, dans les massifs. Tu n'en as pas entendu parler ? Elle produit la soie la plus délicate au monde ; mais en faibles quantités. À mon avis, c'est la parure de la Dame aux Lilas, que le Cerbère t'as confiée !
De la soie d'araignée. Lys eut un second frisson. La Veuve noire de Fort-le-fief…
– En tous cas, il a fait un excellent choix. Elle te va à ravir.
– Merci, dit-elle à mi-voix.
– Alors, d'où est-ce que tu viens, Vorcemyr ? C'est la première fois que tu concours ?
On y est.
– Du Golfe de Protéus. Le Ponceau, lâcha d'emblée Lys.
Elle connaissait ce genre de petites manœuvres comme le dos de sa main. Si le grand intérêt que lui manifestait sa jeune concurrente n'était pas encore franchement méfiant, Lys savait avec quelle fulgurance la sympathie pouvait tourner à l'hostilité. Il suffisait qu'elle offense la blonde amicale, ou qu'elle échoue à lui donner assez de grain à moudre pour la voir se transformer en ennemi notoire à la première brise venue faire pivoter sa girouette.
– Ça aussi, ça te va bien , remarqua la blonde en souriant. Une fille de l'eau…
– Merci, répéta Lys. Tu es somptueuse également. Vous l'êtes toutes, ici.
C'est déjà trop. La lèvre de la jeune oculie venait de trembler à la commissure. Il était clair qu'elle reconnaissait, en Lys, une beauté supérieure à la sienne, et sans qu'on ait besoin de les voir accoler l'une à l'autre pour comparer…
– Où se trouvent les commodités, s'il te plaît ? demanda Lys en quittant la fenêtre.
La fille blonde, dont elle ignorait toujours le prénom, lui indiqua la minuscule porte dérobée, dans l'angle du vestibule ; et Lys y trouva une salle de bain étroite, toute en hauteur, avec des murs de chaux et un carrelage abîmé par le temps. La plomberie à l'ancienne mode apparaissait encore le long des plinthes et des moulures. De son pas le plus mesuré, elle traversa la pièce mal éclairée pour aller se figer devant le miroir tout craquelé, au-dessus du lavabo en porcelaine. Sa robe paraissait excessivement sublime, dans une salle aussi vieillotte et exiguë. En s'efforçant de ne laisser jaillir aucune larme sur ses joues maquillées (par respect pour l'œuvre de Hortense), elle planta son regard dans celui, consterné, de son reflet.
La réunion des grands, au sommet de l'Observatoire, avait commencé. Le petit officier rouge, Temmon La-Corde, s'y trouvait sûrement déjà, avec ou sans le béret que Lys l'imaginait encore porter de travers… Transformée en cintre humain, le visage plus maquillé qu'il n'y semblait, Lys guetta la lueur de culpabilité dans son œil. Elle avait le mot de passe. Elle avait l'apparence. Et elle était sur place… En quelques pas, elle aurait pu se trouver face à La-Corde ; et lui arracher les aveux, les explications, et les excuses qu'elle s'était imaginée désirer. Ce souhait-là commençait à se flétrir. Quoi que fasse et quoi que dise le militaire, il ne pouvait pas remonter le temps pour s'interposer entre elle et le lieutenant Cabot. Si elle extorquait du remords à la force de l'originel – usant de ses rameaux à son pur profit –, les excuses auraient un goût amer ; et probablement pas la propriété de la guérir de ses blessures. C'est trop tard pour ça… Pourtant, Lys ne se démonta pas. Elle savait qu'elle était déboussolée, angoissée et prise par un doute plus que prévisible. Elle se connaissait et s'y était préparée. Le seul point sur lequel la jeune femme continuait d'hésiter, c'était l'heure à laquelle elle quitterait définitivement son styliste pour chasser La-Corde en pleine soirée privée. Après cela, elle n'aurait plus une chance de fouler le tapis du moindre podium. Et l'ambitieux Ambroise, depuis l'instant de leur rencontre, misait tout sur elle.
Lui, Lys ne l'avait pas vu venir. Le styliste travaillait si dur depuis si longtemps pour imposer sa marque dans l'industrie qu'il affectionnait, et elle s'apprêtait à réduire ses espoirs à néant… La jeune femme ne pouvait certainement pas se permettre de voir son portrait imprimé dans toute la fédération. Même si elle n'avait pas eu tant de gens à ses trousses, elle aurait refusé un tel fardeau. Maintenant qu'elle était liée au garçon, par une promesse qu'elle ne pouvait pas ignorer, Lys était forcée de rester, au moins le temps de faire gagner son trophée à la Maison Narcisse. Si je le lui gagne bel et bien ! En dépit des pluies de compliments qu'elle s'attirait, Lys avait encore du mal à s'imaginer l'emporter sur tant de mannequins expertes. En outre, elle n'avait pas encore vraiment digéré le départ subit de Lancelune, lassée de ses interminables questionnements. Si la jeune femme s'était trouvée à son côté, elle aurait probablement dénoncé l'entêtement de Lys à vouloir satisfaire Ambroise, avant de lui faire faux bond – comme elle avait, en d'autres temps, mis sa propre sécurité en jeu pour aider Mirmeya, le soir de l'incendie. Et Pouilleuse, à la Cité. Ou encore la belle Madame Vorpal, au Foyer du même nom. Lys réfléchit… Lancelune elle-même était entrée dans sa vie au moment précis où elle avait mis le pied sur le sable de son arène, au Cirque Allégresse. Au moment où elle avait fait céder la cuve de verre pour libérer l'Amphigame, et inconsciemment… Sans l'aide de la Curiosité, Lys n'aurait découvert la magie trahnienne. Elle n'aurait sans doute pas eu le moyen de passer le miroir enchanté de Lesta Le-Rouge, ni de retrouver son Éther… Elle avait fait un choix, le soir de sa fugue, en grimpant à bord du train qui filait en capitale, loin de Bernand et Vorcemyr. Celui de suivre son instinct. Cet instinct l'avait conduite auprès de Rubric, puis de Lesta, qui avait reçu l'invitation de Temmon… Si son intuition ne l'avait pas jetée dans le piège le plus inextricable, elle était sans doute sur une voie à ne surtout pas délaisser. Sur la voie vers Abaustus… Plus que jamais, elle tenait à savoir si le patronyme de Cabot avait quoi que ce fût à voir avec sa propre existence. Tout, ou presque, l'y avait destinée. C'était, pour elle, un message de l'universel qu'elle avait su recevoir et traduire avant même de comprendre la notion de déité. Bergota Tassaud avait glissé un passe-partout, dans l'enveloppe de son départ. Sa mère lui avait offert le choix. Ce vieil aveugle, en Gare centrale, lui avait offert sa brosse. Et Madame Ponceau lui avait offert sa mémoire. À présent, elle recevait l'honneur de parader dans la tenue la plus exceptionnelle qu'elle avait jamais porté ; dans un océan de cartes maritimes et célestes. Le lyserion… Tout cela ne pouvait être dû au hasard. Elle était là où l'universel voulait qu'elle soit. Alors, que faire ? Honorer le concours, puis attendre Temmon à sa sortie de l'édifice… ? Pourquoi pas ? C'était encore le meilleur plan à sa disposition…
Quand elle fut de retour dans le vestibule, Lys entendit le murmure enjoué des convives alors qu'entraient les archimaîtres les plus certifiés de l'Astropôle. La voix du pasteur de l'Atlas résonna dans le large couloir pour accueillir quelque martèlement de talons malhabiles en criant : « Monsieur l'archimaître Arsène La-Lorgnette, directeur de l'école d'optique de La-Colline ! Monsieur l'archimaître Cérès Dursois, chef de rang du département astrologique de La-Lentille ! Le comte Hyacinthe de la Biche cornue, et le maître Dandric Chèvrefeuille ! Monsieur Sincère Du-Talus-Vert, alchimiste-en-chef, et Monsieur l'archimaître Polderic Du-Sommet, venus de La-Voûte ! Vous pouvez vous asseoir ! ». Les chaises se mirent à grincer sur le parquet lorsque les convives allèrent s'installer près de l'estrade cirée, et Lys (entre deux pans de rideau) étudia les six petits hommes qui suscitaient tant d'enthousiasme. D'après Ambroise, leurs pouvoirs unifiés couvraient l'essentiel de l'Astropôle ; qui commandait lui-même à La-Colline. Lys, pour sa part, n'était pas habituée à voir les vieux académiciens ordonner au fief depuis leurs soirées mondaines, mais elle avait compris la dynamique générale de l'événement. En fait, c'était comme si le Bouquetin de son village (Féréborn La-Faucille, propriétaire du Talus et bourgmestre d'Orbe) rejoignait les autres chefs du Fort (à La-Perle, Le-Plateau ou Fort-le-fief lui-même) pour se congratuler de la bonne tenue de leurs gisements, en ajoutant, dans l'opération, l'exhibition de quelques jeunes femmes peinturlurées qui se voyaient servir d'agrément excitant à une réunion très poussiéreuse. Au lieu du fer et du charbon, il s'agissait ici d'étoiles et d'océans, voilà tout… Si elle avait su charmer les clients les plus retors du Miteron (car il n'y avait, elle en avait fait l'expérience, rien de plus capricieux qu'un riche en état d'ivresse), Lys pouvait convaincre ces bonhommes. En outre, La-Colline correspondait à ce qu'on en disait, ailleurs dans le pays. Comme le Fort, la baronnie-des-étoiles était dévouée à sa Cité, et développait son expertise de la science astronomique au profit de la capitale… L'horlogerie, la météorologie, et l'art de la cartographie y étaient nés. En revanche, et tandis que le Fort restait une baronnie de main, puissante et armée, la Colline appartenait littéralement à la Bastide et son jeune seigneur, Olive, rendait des comptes réguliers au Roi-berger. Ça, Lys le savait. À l'école, le Bouquetin lui avait parlé mille fois de la guerre civile qui avait ravagé l'Arbre durant des décennies ; et de l'allégeance promise par les barons au porteur du sceptre… C'était la raison pour laquelle on ne voyait presque jamais le baron Céorn fouler le sol de son propre fief…
– Vorcemyr ?
La blonde était de retour. Entre ses mains, une petite houlette blanche qu'elle lui tendit en souriant.
– Je l'ai empruntée à la gouvernante. On la porte toutes, cette année. Bonne chance !
Lys accepta le présent en feignant l'appréciation polie. Si la prunelle-de-verre désirait un tant soi peu les monts et merveilles promis par le titre de gagnante – et ses défilés interminables dans les grandes cités de l'Arbre –, elle avait certainement passé un accord clair avec sa conscience depuis un bon moment. Les petites attentions et les marques d'altruisme annonçaient souvent la tempête. L'Orbienne jeta un coup d'œil à chacune des participantes, toutes munies d'un sceptre plus ou moins extravagant, et se demanda si elles s'étaient entendues pour le laisser en coulisses une fois passé le pied à travers le rideau. Ne deviens pas paranoïaque ! Leurs stylistes respectifs avaient œuvré au costume de leur faisceau avec talent et minutie… Pourtant, une pensée surgit telle une évidence dans son esprit : Serais-je suffisamment dangereuse, selon elles, pour valoir le coup de se priver d'un chic accessoire dans le seul but d'assurer mon échec ?
Une cloche aiguë, claire et froide à la fois, sonna dans le corridor bondé, et son écho alla frapper les murs tapissés d'azur. Lys repéra l'instrument au bout de l'estrade envahie de savants, qui ressemblait à un gros vase en or, comme un chaudron élancé… Le Pot d'Or – populairement appelé Arbre inversé, selon les traditions anciennes –, était un objet sacré qu'on croisait dans presque toutes les célébrations. Il prenait différentes formes, plus ou moins onéreuses selon les cercles et les niveaux sociaux, mais servait à l'accomplissement d'un même rituel. On le sonnait aux ouvertures. On l'emplissait des meilleurs offrandes au géant et de cadeaux inspirés des douze présents des douze fiefs. On le sonnait douze fois, à la fin du calendrier, pour fêter la nouvelle année. Pour finir, on le trouvait dans le ciel d'hiver, dessiné par quelques étoiles massives ; et, par le fait, dans les innombrables bibliothèques de La-Colline. Lys avait su décompter. Le Pot d'Or, première constellation annexée, représentait la corne d'abondance du Dieu-berger, et on l'en remerciait humblement. L'un des douze faisceaux de cette même Colline, et un uniforme d'oculie étincelant pour la jeune prunelle qui en portait la couleur. La fille au corset de Soldat conquérant suivait la constellation du Soldat vaincu. Lys elle-même se chargeait d'honorer le Cerbère (d'après ce Pasteur égaré) en signant chez la Maison de Monsieur Narcisse. Le comte Hyacinthe de la Biche cornue soutiendrait probablement sa candidate du neuvième faisceau. Entre elles défileraient la Ruade de la licorne au ton de bonbon acidulé, et la jeune fille casquée qui venait du Heaume étoilé. Cinq constellations manquaient à sa liste, sans que les tenues excentriques de ses comparses ne révèlent le schéma exact de leur propre quartier. Le pasteur reprit fièrement :
– Messieurs, messeigneurs, chevaliers, comtes, maîtres et archimaîtres, je suis heureux de vous présenter notre délégation d'oculies ! Qu'elles soient bénies par le géant !
Lys, intensément concentrée sur son étude du public, sursauta quand la petite prieuse en robe rose lui tapota l'épaule. Elle était aussi jolie que Mirmeya. Ses mains de jeune fille étaient encore douces et potelées. Dans ses cheveux sombres, un long cornet de porcelaine, sculptée de torsades aux veines pleines de diamants. D'une voix à peine perceptible, elle demanda :
– Tu sais ce qu'elles s'apprêtent à faire, n'est-ce pas ?
Lys la dévisagea, stupéfaite.
– Peut-être bien… ?
– On n'a pas une chance, avec toi sur l'estrade. Je l'ai saisi au moment où tu as passé ce rideau. Entre nous, au moins, on pouvait s'arracher le titre ; mais toi, tu vas t'assurer le sacre le plus unanime de la décennie. On est fichues.
– Dois-je m'excuser ? souffla Lys d'un ton neutre.
– Bien sûr que non, répliqua l'autre. C'est le jeu. Mais ces garces ne l'entendront pas de la même oreille. Elles veulent te faire passer pour une pimbêche. La seule à porter une houlette ! Quelle arrogance !
Et, sans rien ajouter, elle retourna à la file… Lys se joignit au groupe pour voir la première d'entre elles traverser les pans de rideau et parcourir le podium. Durant un bref moment, l'étoffe voleta à son contact, mais le rideau se ferma de nouveau pour ne plus rien laisser lorgner. Les archimaîtres applaudirent, les verres tintèrent, et l'oculie du deuxième faisceau se prépara à défiler à son tour. Lys regarda la ligne se raccourcir en percevant l'angoisse dans son estomac noué, sans que les prieuses ne reviennent au vestibule. Très vite, son tour fut venu, et elle se hâta de jeter la houlette au sol avant de se livrer à la scène éclairée. Elle faillit trébucher une première fois. Les lampes à miroir l'aveuglèrent un instant. Un frisson glacé lui parcourut l'échine quand son talon glissa sur le bois vernis. Une trentaine de visages avides la regardaient parader. Or, la plupart ne semblaient pas particulièrement gênés par son propre embarras. À vrai dire, ils n'en voyaient pas grand chose, tant ils étaient ébahis par sa splendeur… Sur le moment, elle aurait voulu mourir.
Quand elle eut atteint l'extrémité de la scène, où s'étaient déjà alignées quatre ferventes prunelles, elle s'aperçut que toutes portaient leur houlette. Dans son dos, les sixième, puis septième prieuses arrivèrent aussi bien outillées. La fille à la licorne fut à son côté en un rien de temps, son bâton à ruban dans la main, et lui adressa un sourire absolument radieux. Lys le lui rendit aussitôt. Bien joué, connasse.
71. Les folies de l'Ouest sauvage
C'est d'ici, que mon grand-oncle Rouge est tombé comme une pierre…
Les Îles folles se constituaient d'une quinzaine de plateaux, tous plus larges et épais que n'importe quelle ville de l'Arbre, envahis de petits chaînons de collines à la parure de grenat. Seulement trois d'entre eux étaient visibles, dressés loin au-dessus de leurs têtes, tandis qu'un amoncellement de massifs caillouteux décorait leurs pieds conjoints dans les tréfonds de la terre. Du reste, empilés plus au nord, on ne voyait rien que les ombres infinies qui s'allongeaient paresseusement sur la prairie couverte de pâquerettes en pointant vers le Fort. Le soleil leur venait de face, à présent, et la lisière calcinée du grand Or-feuille commençait à apparaître sous l'éclat d'un crépuscule doré. D'abord, le terrain s'inclina en pente douce pour emmener le sentier sur un terrain à l'herbe plus rase. Ensuite, le chemin bascula vers la droite pour épouser la disparition du massif le plus proche. Presque aussitôt, l'immensité verte d'une forêt encore vivace s'étendit à l'horizon et les fourrés pullulèrent le long d'une clôture disparue – comme pour dessiner la limite de ce qui avait été, autrefois, le bois omniprésent de l'Ouest. Ed ne put s'empêcher de contempler l'Or-feuille avec délice. Ils avaient choisi la plus belle saison, et le meilleur horaire pour découvrir sa face ancestrale. Même à cette distance, ils pouvaient distinguer les reflets éclatants de son feuillage, à travers les kilomètres de stèles pétrifiées. Au sud, le fleuve Protéus chuchotait dans la brise de l'automne. Jamais Edric n'avait été si loin de chez lui.
Ils s'immobilisèrent une seconde fois, près d'un ponceau abandonné au-dessus d'un ruisseau desséché depuis longtemps, et s'accordèrent un repas de viande sèche et d'élixir de pêche, concocté par le mutin lui-même.
– Il y a deux jours de ça, tu m'as demandé ce qui me motivait à accorder ma confiance au baron-mutin. J'aimerais te poser la même question, au sujet des chamans.
À sa manière habituelle, Du-Lavoir fit mine de fixer l'horizon, les muscles de la mâchoire contractés par la méfiance, comme chaque fois qu'Ed essayait de lui tirer les vers du nez. Mais le Prince, aussitôt, freina son élan d'impatience en tempérant :
– Je me fiche de ce dont toi et le corbeau avez discuté, au Manoir. Je me fiche de savoir ce que tu as juré aux Premiers-Nés. Mais comment être sûrs qu'il n'y a pas de Noyeurs, parmi eux ?
Aiden agita la tête avec ferveur, la bouche pleine de jambon sec.
– En-dehors du fait établi que l'essentiel de leur but dans l'existence va à l'encontre de ce qui constitue la nature même de l'ordre blanc, les gens de Terre-priée n'ont jamais laissé le moindre mouton pénétrer leur cité… à part moi. Je suis le premier à entrer sur la Botte, depuis que les bleus ont décidé d'abattre leur société. Les chamans ne savent rien des Noyeurs, et s'en moquent éperdument. Leur seule tâche consiste à incarner la Brèche, avant de laisser libre cours aux événements…
– C'est bizarre, interrompit Edric.
– Mais pas si simple, précisa Aiden.
– Cette faille incarnée, et le risque de la voir se rouvrir à travers moi ; c'est ce qui pend au nez du Continent, non ? Tu dis qu'il s'agit d'un rituel Ancien. Pourtant, ils sont les intermédiaires. Ils sont ceux qui ouvrent les paris ?
– Les chamans ne contrôlent pas l'universel. Ils en accompagnent le cours.
– Aveuglément… ?
– Humblement.
– D'après la Bastide, il reste deux, peut-être trois cents fils et filles de Premiers-Nés. Les lignées de sang-mêlé se sont établies en territoire fédérés. Ils ne seraient donc plus que quelques poignées à tenir les rangs derrière cette Porte. Pourtant, leurs tours de magie les ont tenus hors d'atteinte de la Cité. Tu l'as dis toi-même : leurs pratiques Anciennes supplantent toutes les formes de sorcellerie, d'illumination ou d'oculisme de l'Arbre. Et s'ils avaient monté ce complot de toutes pièces, depuis le départ ?
– Tu surestimes la force de Terre-priée. Tous les Premiers ne sont pas chamans. Ce sont des êtres rares et sensibles, dont le talent s'est laissé empoisonner par le Vent d'est.
– Alors, dans ce cas, que pourraient-ils bien faire pour me délivrer de mes honneurs ? Quel pouvoir ont-ils, contre les volontés Anciennes ?
Aiden referma prestement son caquet, l'œil furibond. Puis il le rouvrit d'un air à peine contrarié :
– On dit des Premiers-Nés qu'ils ont trouvé le Continent près de cinq-cent ans avant la pose de la première pierre de la Cité. Ils étaient les seuls habitants du monde connu, à l'époque. Tu sais d'où ils sont venus, n'est-ce pas ?
– De la forêt, répondit Ed. Amalric répétait que le monde poussait l'Arbre d'ouest en est. Les Premiers sont nés dans l'Or-feuille, et la Cité exile sa racaille de l'autre côté de la mer d'émeraude… Tout ceux qui ne sont pas venus du bois descendent des bergers qui sont arrivés du nord. Quant à ceux restés dans le Septentrion… ils sont devenus pirates.
– Presque tout à fait juste. Les Premiers-Nés sont certes passés par les bois, jusqu'à ce qu'ils ne fassent cesser leur expansion aux abords d'une Cité naissante… Mais ceux qui habitent Terre-priée, aujourd'hui, prétendent que leurs aïeux ont cheminé longtemps, avant de trouver les côtes boisées de l'Or-feuille, à sa frontière occidentale. C'est ce que tous les Rois ont voulu étouffer de nos voisins jusqu'à ce que l'un de vos grand-pères ne se décide à agir pour de bon… Ce ne sont pas les ressources du territoire qui ont mené Amberic De-la-Cité a investir les lieux. Ce ne sont pas les champs de lin et les usines de papier érigées dans les cendres du bois qui l'ont persuadé d'envahir l'Or-feuille.
– Quoi d'autre ? demanda Ed, qui avait compris.
– Le berger voulait faire taire les chamans. À cette époque, le progrès était fulgurant et chaque jour apportait son lot de merveilles… Mais de plus en plus de gens avaient accès au nouveau monde et à ses folles inventions. Il a fallu que la Bastide s'empare aussi vite que possible de leurs idées saugrenues… Les Premiers-Nés entretenaient cette légende, selon laquelle leurs parents Anciens avaient survécu au cataclysme en se tenant à bout de bras à un tronc gigantesque et salvateur ; avant d'échouer à l'ouest d'un Continent refaçonné de pied-en-cap. Ils en auraient hérité ce culte fameux de l'Arbre universel, la déité, « inqualifiable d'absolu », qui lierait toutes les choses à travers le temps et l'espace. Tout ce que les Illuminés de la fédération savent, ou pratiquent de la déité, vient de cet étrange récit. L'éther de Trahen en est la conséquence. Et la nécromancie Du-Pic. Et la Sainteté du géant. Ce sont eux qui incarnent la Brèche, à chacune de ses résurrections, et eux qui désignent ses Gardiens. Ils sont le germe de toute la mauvaise herbe que la Bastide cherche à raser, depuis un millénaire.
– Pourquoi serait-ce une mauvaise chose, en fait ? Ces foutus Anciens sont tombés sous le coup de leur propre folie ! Que le géant ait été inventé de toutes pièces ne le rend pas moins utile, tu ne crois pas… ? Certaines transmutations prohibées, et certains rituels pourraient conduire à un autre cataclysme !
– Les chamans ne sont pas des Anciens. Il leur ont survécu. C'est la terreur de voir leurs connaissances, utilisées à l'encontre du sceptre, qui a poussé les bergers à guerroyer… La colonisation de l'Or-feuille a été progressive. Les hommes bleus ont épousé des filles de l'ouest, des camps d'alliances ont été érigés aux frontières… Ensuite, et lorsque leurs amis des bois ont refusé de se soumettre au culte du géant – fraîchement introduit par le Codex de cet estimé Aelfric –, les bergers ont foutu le feu ! La moitié de la forêt y est passée. Ils ont eu du mal à la tomber.
Aiden tapota différents points sur la carte.
– Sept cités, toutes souveraines entre leurs propres murs, se trouvaient en Ouest de l'Arbre, jadis. Trois, en triangle autour de Pluie Battante, à sa bifurcation méridionale. Deux autres, toujours près des eaux, et à mi-chemin de la rivière. Une sixième au nord des Îles folles, dans les marais de la lande. La plus ancienne, enfin, avait poussé en plein centre de la carte, entre les Îles, la rivière et ces autres agglomérations dont elle avait inspiré la fondation… Pierre-fourchue. L'Or-feuille enveloppait le pied des montagnes, à l'époque, et les chamans savaient en tirer profit… Les moutons ne pouvaient l'abattre ! Alors, ils en ont pris le contrôle en manipulant ses résidents. Le 1er Pasteur a déclaré l'hérésie ; et les colons, enfin, ont retourné leur veste pour décimer la moitié du bois…
– Comment ?
– Ils ont répandus de la poudre dans les villes et les villages. Ils ont fait brûler les livres, et toutes les traces de textes Anciens, de rituels, ou de prophéties… Ils ont dressé des bûchers pour y condamner les chamans pourvus de dons incontestables et bouché tous les puits du pays… Enfin, ils ont bombardé la lisière durant des semaines, décidés à voir tomber chaque tronc qui permettrait à un Premier de se cacher… Le temps qu'ils aient épuisé leur stock d'explosifs, les derniers rescapés se sont enfuis au nord, sur la Botte.
Amalric n'aurait jamais agi de la sorte, songea sombrement Ed. Lui aurait attendu d'avoir mis la main sur la dague, et sa brèche, avant de les exterminer.
– Es-tu sûr que les chamans ne m'ont pas volontairement imposé cette malédiction ? Et s'il leur avait fallu inventer la Brèche, pour capturer le Prince à leur tour et se venger, tardivement, des bleus De-la-Cité… ?
Aiden fronça des sourcils étonnés.
– Les Premiers-Nés ne se vengent pas, déclara-t-il avec raideur. Ils ne tuent pas. Ne font pas la guerre.
– Tout le monde tue, quand il le faut, répliqua Edric avec mauvaise humeur. C'est, je le crois, la seule chose que j'ai compris plus vite que toi, en ce monde… Il n'y a pas un seul mouton, pas un veilleur, échafaudeur ni chaman sur le Continent pour dédaigner une chance de défendre ses intérêts… Nous sommes tous pareils, Du-Lavoir…
– Alors, tout le monde, dans la position d'Amalric, aurait fait ce qu'a fait le Roi ? Tout le monde aurait décidé de sacrifier son enfant, pour transcender sa condition humaine ?
Ed resta pantois. Non – bien sûr…
– Probablement pas, admit-il à contrecœur.
– Les notions de bien et de mal sont floues, de nos jours. Tout ceux que les chamans ont inspirés, en fédération, ont été mis à mal, et traqués, sans pitié, par l'Inquisition.
– Qui ça, par exemple ?
– Quand une oculie quelconque choisit de rejoindre le camp réformé, elle se risque à de nombreuses critiques ; si elle est prise en flagrant délit de pratique interdite, comme il en a été du Pasteur Lusanth, à son époque, elle sera marquée d'un triangle sur la joue, et bannie des ordres fédérés. Pourtant, leur magie n'est pas plus impure que celle de la science moderne, et de son alchimie… Elle utilise la mémoire de l'eau, ou commande au rayonnement de la lune… parfois, elle interprète la position des étoiles… Les machines de la Bastide, elles, laissent leur empreinte dans la terre… Le Vent d'est putride que les Premiers-Nés prétendent recevoir de l'Arbre, je l'ai reniflé, moi aussi…
– Alors, je trouverai un gouffre, à Terre-priée, c'est ça ? C'est ce que m'a dit Corvus Du-Pic. Un autre puits magique, dans lequel je verrai les réponses à mes questions, et peut-être, un moyen de me débarrasser de cette malédiction – s'il le faut…
– C'est, en effet, leur bien le plus précieux ! Après avoir incendié l'Or-feuille, les bleus ont fermé les embouchures de Pluie Battante par une paire de barrages. (Edric savait à quoi ressemblaient les hauts murs de ciment qu'il avait vus sur des photographies). Ils ont détourné les eaux et abreuvé les champs de leurs colonies, et coulé du béton dans le lit de la rivière pour en former une route qui scinderait le territoire en empêchant la repousse de ses bois. Pour terminer, ils ont planté une maison-forte entre les Îles et la Scierie et ont annexé le pays, sous le joug du gouverneur Du-Moulin.
Qu'il ait, avant tout, espéré réduire les chamans au silence, le Roi Amberic De-la-Cité n'avait rien omis, dans son plan d'invasion, pour profiter au mieux des cultures et des énergies de l'Ouest. Les traces de sa cruelle tentative prenaient la forme de hauts amas de bois calciné, noirci jusqu'à la racine et envahi de roc qu'il était impossible de ne pas voir, aussi loin dans les colonies… Ces chamans n'ont sûrement aucune bonne raison de me secourir ! Ed soupira sans conviction.
– Alors, allons de ce pas à Terre-priée, que je puisse demander de l'aide à ceux que mes pères ont décimés !
Ils repartirent sans croiser âme qui vive, alors que le jour touchait doucement à sa fin. Quand ils eurent atteint l'une des colonies (couverte de tentes embourbées de gadoue), ils accélérèrent l'allure pour atteindre d'une traite le pied des montagnes. Ed sut instantanément que quelque chose avait attiré l'attention d'Aiden. Il n'avait pas dit un mot, ni esquissé un hochement, mais le musicien ralentit et pilota le motocycle vers un grand tronc solitaire, à la cime décapitée depuis des lustres.
– Du grabuge, déclara-t-il enfin, en faisant jaillir ses jumelles de l'octoluth.
Ed demeura à bord du cycle, les poings serrés sur sa portion de guidon.
– Le bras sud-ouest de Pluie Battante est surveillé, poursuivit Aiden. Il y a seize types, rien que là, entre le puits de Mer-en-grêle et Sol-peiné… (Il pointa un index ganté vers la prairie qui émergeait de la forêt). Ils ont même levé une tourelle sur Tronc-de-lithe !
– Je ne vois rien, admit Ed en retirant son casque afin d'inspecter le paysage.
– Moi non plus, grogna Du-Lavoir en fourrant les jumelles dans sa poche, pour tirer, de sa besace, une longue vue phénoménale et plus adaptée à la circonstance. Il faut qu'on sache ce qu'ils trament, les imbéciles…
D'un regard, il avala un tiers de l'Ouest fédéré, et dévisagea le nord, la bouche tordue de contrariété, en faisant cliqueter les anneaux étincelants de l'appareil.
– Nom d'une melgrave ! Pierre-fourchue a des soldats ras la gueule !
– Laisse-moi deviner : c'est surprenant ?
Aiden lui jeta un regard noir.
– Ça n'a aucun sens ! expliqua-t-il.
– La Bastide cherche pourtant toujours son Prince… n'est-ce pas ?
– Pas ici ! s'emporta le rouquin. Pas aussi loin de l'Arbre ! Je connais les plans de la Cité, d'accord ? Je les ai eu sous les yeux, à travers mon masque blanc. Je connais l'armée et son protocole. Les soldats n'ont pas la ressource nécessaire, pour se positionner aussi loin de la capitale et pour d'aussi maigres chances de succès ! Le régent ignore tout de l'ambition passée d'Amalric. Il croit à un simple coup d'état. Ses recherches l'ont mené ailleurs. Ces types-là, en revanche, sont sous les ordres directs du gouverneur !
Le délégué de Ronon, gouverneur du Moulin, s'appelait Artéus De-la-Colline – de la famille du Général – et avait été juge du Tribunal marchand de la Cité avant de se voir confier les cultures occidentales, comme ses homologues administraient le Guet et la Garde, confinées dans leurs Racines… Installé dans sa résidence, le responsable local surveillait la bonne exploitation des champs, et la production de papier de la Scierie et les tentatives d'invasion des jeunes moutons désœuvrés désireux d'explorer le bois. Ed ne l'avait rencontré qu'une fois, à l'exposition fédérée de la Tour, en 1077. Un bougre à la panse pleine, vieillissant.
– Alors, qu'est-ce qu'ils cherchent ? Les Moqueurs de l'Ouest ?
Aiden délaissa sa longue-vue pour le dévisager, comme s'il le rencontrait pour la première fois.
– Qui ?
– Les nouveaux rebelles, précisa Edric. Ce ce qu'ils disaient, à la Bastide. De plus en plus de révoltés auraient décidé de quitter l'Arbre, à la barbe de sa garde, pour se faufiler à l'Ouest ; ici, dans l'Or-feuille. Apparemment, ils croient pouvoir y trouver un salut ; tels les Premiers-Nés eux-mêmes… On raconte qu'ils forment un nid à part entière ! Céorn De-la-Cité en était tout retourné, il y a quelques semaines…
– Je n'ai jamais vu la Cité débusquer les Moqueurs hors de la fédération, observa Aiden. Ce serait bien la première fois…
Ed resta muet.
– On ne pourra pas passer leur ligne, reprit le rouquin. S'ils canalisent les arrivées vers Pierre-fourchue, on sera obligés d'y faire un détour. Dans les deux cas, ils verraient les traces du cycle, occulté ou pas… J'ignore ce qui motive ce siège, mais l'itinéraire de Du-Pic sera compromis dès l'instant où ils nous barreront la route vers l'Or-feuille !
– Alors, il faudra de nouveau se glisser entre les pattes, répliqua Ed qui se hâta de sortir le périloscope de sa poche intérieure.
La fine aiguille avait délaissé la Cité pour pointer au nord, vers la cité-État de Pierre-fourchue que Du-Lavoir étudiait. Ed émit un grognement. Ces soldats étaient ses ennemis les plus immédiats… En se remémorant les derniers conseils du baron-mutin, à son adresse, le Prince reprit d'un ton prudent :
– On ne peut plus reculer.
– Cet appareil ne reconnaît-il pas les soldats comme une menace ?
– Si, et la plus proche ! Mais un train peut en cacher un autre. Une menace plus sérieuse risque de surgir dans notre dos, et attirer l'aiguille à son tour. Il faut trouver un moyen de passer sous le manteau. Tout de suite.
– Sous le manteau de qui ? s'impatienta Aiden. J'ai épuisé mon stock d'amis !
– Des hommes du gouverneur. Ce pays est un immense piège à rat ! La maison-forte est au nord ; et les sentinelles, au bras sud-ouest. Si le reste du canal est pollué de soldats, ça veut dire qu'on est encerclés et si on se fait remarquer, en tentant d'outrepasser une seule limite, on n'aura plus la moindre chance d'en sortir libres…
– Alors, tu proposes quoi ?
Toujours perché sur le cycle, Ed se gratta le menton.
– On est encore loin de Terre-priée ?
– Oui, admit aussitôt Aiden.
– Et la garde de Pierre-fourchue, c'est elle, qui commande aux autres lignes ?
Du-Lavoir opina d'un air boudeur en repliant sa longue-vue.
– En toute logique. Mais j'ignore ce qui a conduit le régent à déployer une telle force. Il n'y a jamais eu tant de bérets bleus en Ouest ; pas même du temps de nos pères ! Avec la mort du Roi, comment savoir quelle part exact du protocole les suzerains ont choisi d'appliquer sur leurs terres ? Je n'ai aucun moyen d'outrepasser le gouverneur !
– Je ne vois qu'une solution, déclara donc Edric. Passer par ceux qui l'ont…
Pierre-fourchue tenait son nom, sans le moindre doute, du monument naturel qui semblait jaillir des sols comme un geyser pétrifié dans l'élan, au plus haut point de la construction de pierre. Le pic de roc fendait l'édifice concentrique en pointant vers le ciel baigné de nuages bleuâtres et dominait le reste de l'établissement militaire, dont on devinait encore les traces Anciennes. Un puits conséquent – presque aussi large que celui du Manoir, sur l'Ombre – servait de placette aux vingt-quatre rangées de cahutes. En plissant les yeux, Ed s'aperçut que l'édifice en question n'avait rien d'artificiel, et se retrouva pantois devant les lames de roche qui soutenaient la lance centrale. Des pans de calcaire entiers surgissaient du sol en se donnant l'air d'étrange buissons d'acier. Ce que le rouquin appelait les « stèles » poussait du sol comme une forêt grise, striée de ponts de fer et de cordages. Le long des câbles étendus entre les stèles voyageaient de lourds caissons tamponnés par les agents du gouverneur. Edric étudia la flèche qui les toisaient, depuis ses quarante pieds de hauteur. C'était une statue, en réalité, dont les coups de burin grossiers avaient tiré un reptile énorme, à la gueule grande ouverte, les crocs rivés vers les nuages. Sa langue fourchue se divisait à l'extrémité à la façon d'un serpent, telle une étrange antenne de pierre.
Avant qu'ils n'aient atteint la colonie, Edric quitta le motocycle, dépourvu du moindre de ses effets, et regarda Du-Lavoir désactiver le système qui occultait l'engin pour s'afficher, sans faux-semblant, devant la ville. Tous deux hochèrent la tête.
– À tout à l'heure, murmura Du-Lavoir en s'enfonçant dans l'allée, établie entre deux pans de calcaire aiguisé.
L'avant-poste du gouverneur recevait un grand nombre de caissons à l'instant même, et Ed dut s'immobiliser pour laisser passer une cargaison d'orge, de chanvre, de lin et de blé, moissonnés quelques semaines plus tôt et renvoyés vers le pays de l'Arbre sur accord du délégué. À travers les allées de pierre, la milice de l'Ouest arrivée de sa résidence huppée se répandait comme une vague d'azur sur Pierre-fourchue… Aussitôt qu'il eut passé l'éboulement mousseux que formait l'ancien muret de garde, il trouva le regard crayonné de son propre portrait, placardé sur un mur de roc poli, et s'étonna de ne voir personne le débusquer dans la seconde. L'air innocent, il approcha du puits et provoqua enfin l'engouement d'un petit militaire. Le bougre ne sembla pas reconnaître Son Altesse, cependant, sous la combinaison ocre et les lunettes ; et se contenta de s'en venir l'appréhender comme un vulgaire malotrus.
– Je me rends, déclara Edric, tout haut, aux armées de la fédération.
Le soldat le dévisagea d'un air suspicieux.
– Et pour quel motif ?
– J'ai moqué le sceptre, et renié mes droits de cité pour m'enrôler dans l'Ouest. J'ai fait le choix de rejoindre la rébellion, et œuvrer à la chute de la Bastide. (Après un silence, il ajouta finalement) : J'ai participé activement, depuis la mort du berger.
Bien qu'il eut pointé son sabre d'ocre directement sur sa gorge, couverte d'un foulard crasseux, le soldat ne se pressa pas pour lui passer les menottes. Le front garni de cheveux bouclés, coiffés d'un béret bleu, il leva un unique sourcil en grommelant :
– Tu parles bien, pour un petit Moqueur. En général, les oiseaux jurent plus qu'ils ne se disent bonjour. En général, aussi, ils ne trouvent leur nid que lorsqu'ils ont prouvé leur indispensable loyauté à la cause. Tu es sûr de vouloir parler contre eux… ? Les oiseaux du bagne te le feront payer, quand tu seras jeté au Pénitencier…
Ed, le dos droit, ne se débina pas, et se permit même de hocher la tête.
– Alors, qu'il en soit ainsi.
– Parfait ! renchérit le militaire avec mauvaise humeur, en faisant courir sa lame sur la joue du garçon. Je vais donc te conduire immédiatement au quartier général, auprès de Monsieur le gouverneur et de son épousée ; et te laisserai voir chaque recoin de notre campement – et te donnerai tout le temps qu'il te faudra pour déclencher l'explosif, ou je ne sais quel piège que tu auras mis en place… On fait comme ça ?
Ed fut saisi. Le gouverneur est présent ?
– On t'envoie en éclaireur, ou quoi ? Tu portes un mouchard ?
– Je veux simplement me rendre.
– Et moi, je veux partir à la retraite. Pourtant, je suis là, à m'occuper de toi ! Tu sais que j'en ramène tous les jours, des gamins dans ton style ? Tu es venu chercher ton frisson, hein ? Désolé de te décevoir. Je vais te régler ton compte, ici, et maintenant ! Ça évitera le coup-monté ; et pas mal de paperasse, en vérité ! Tu passeras très bien dans le trou du puits. Allons, découvre cette gorge, que je la saigne.
Mais la gifle qui lui tomba dessus siffla dans l'air avant de le faire chanceler. La carrure étincelante d'un sergent bleu laissa son ombre envelopper le Prince tandis que le soldat reculait de plusieurs pas, la mine déconfite. Le sergent commanda aussitôt, de sa voix de stentor :
– Je me charge de l'oiseau. Retourne à ton fumier, Javert.
Edric fut conduit, avec plus d'égards, jusqu'au cœur de Pierre-fourchue. Sur sa route, il croisa une demi-douzaine de cages étroites, montées sur roues, dans lesquelles s'entassaient plus encore de rebelles repêchés de l'Ouest mystérieux. De vrais Moqueurs, pour le coup. Lui-même eut droit aux marches taillées dans le roc, qui menaient sous le reptile pétrifié, aux portes de la tente de commandement. Deux types s'empressèrent lui faire passer l'ouverture, et il se retrouva, sans surprise, auprès du gouverneur.
Il y avait des carpettes plein le sol, et un grand nombre de paravents étalés un peu partout sous la tente gigantesque. L'ombre de la langue fourchue disparaissait au-dessus d'eux tandis que la nuit embrassait doucement la forêt. L'horizon visible à trois-cent-soixante degrés cessa enfin de flamboyer pour faire éclore quelques étoiles. Dans une alcôve agitée par la brise, le délégué des colonies sifflotait avec mauvaise humeur, comme s'il n'espérait rien d'autre qu'en finir pour quitter Pierre-fourchue au plus vite. Il portait un élégant manteau, quoi qu'un peu rapiécé, et la cape de sa Colline chérie. À son col brillait la broche Des-Rosiers. Il n'était ni baron, ni seigneur d'aucune sorte, mais Artéus savait faire entendre son autorité et ses soldats se hâtèrent de lui obéirent sans moufter ; Ed passa devant le gouverneur, qui ne lui accorda même pas un regard, et l'écouta ordonner : « Ajoutez-le aux autres potentiels ! ».
Mais que faut-il faire pour être reconnu, dans ce trou ? pensa Edric avec colère. Jeté à l'arrière de la tente, il se trouva à son tour derrière les barreaux d'une immense cage d'acier. Cette fois, il ne fut pas seul, et quatre Moqueurs authentiques se figèrent à son entrée dans la prison mobile. Un grand garçon aux yeux verts et aux mains épaisses, une fille à la chevelure sauvage, les narines retroussées, et deux bûcherons à la mine si sévère qu'Edric recula instinctivement dans un angle. Or, aucun d'eux ne fit le moindre geste vers Son Altesse. La fille hirsute battit des paupières, sans cesser de le dévisager.
– Il me dit quelque chose, celui-ci, murmura-t-elle.
– Tais-toi, grogna le garçon aux yeux verts. Ne parle pas, ni à lui, ni à personne…
Edric resta à bonne distance des oiseaux moqueurs. De potentiels quoi ?
Une très longue dizaine de minutes plus tard, la cage se mit à sonner, vibrer et finalement brinquebaler. Ed, qui avait pourtant découvert un vaste nombre de moyens de locomotion, ces derniers jours (et pas des plus agréables) eut un sursaut quand leur prison d'acier se déroba au sol pour filer le long d'un câble grinçant, à travers le dédale de stèles à semi-immergées, exactement comme la marchandise locale que les caissons portaient d'un bout à l'autre de la colonie. La cage croisa la route de plusieurs allées et ralentit même à un croisement bouchonné avant de repartir de plus belle. Derrière lui, les deux jeunes Moqueurs et les bûcherons barbus demeuraient impassibles, les doigts crispés sur les barreaux trop fins. La fille hirsute regardait la statue du reptile, dont les contours s'éloignaient peu à peu… Enfin, la prison atterrit avec douceur, quelque part à bonne distance de la langue fourchue, plus avant sur le coteau. La patelin était désert.
Entre deux franges de roc se trouvait un arrière-poste solide et entretenu. Ed, de plus en plus expert, reconnut sa tourelle, son antenne, sa volière, et le mur de béton qui encerclait sa base. Trois banderoles – de la Cité, de la Colline, et de l'Ouest-fédéré – pendouillaient à son fronton. Une femme, enfin, émergea de la bâtisse. Elle était âgée, mais gardait le teint d'un minois jeune. Ses lèvres lui donnaient un air plus sévère que le regard turquoise qui étincelait dans ses yeux. Sa chevelure, coupée court, était aussi grise que la cendre, et sa tenue serrée au corps appliquait différentes couches de brun, rouge et orange. La dame se dépêcha d'envoyer des ordres et deux types grincheux arrachèrent Ed – et Ed seulement – à la cage pour le conduire dans la cour de l'arrière-poste, au milieu d'un préau hérissé de barbelés. Les deux soldats se piquèrent à l'entrée pendant que le reste des bleus évacuaient les lieux, sous l'œil glacé de l'instructrice.
– Les hommes, déclara-t-elle d'une voix haut perchée, disent que vous vous êtes rendu de votre plein gré. Je viens seulement d'être informée de votre – irruption, dans la ville occupée de Pierre-fourchue. Le gouverneur fait grand cas de cette décision. Vous avez, il le croit, d'importantes informations entre les mains. C'est pourquoi vous serez mené, dès ce soir, aux geôles de la Résidence, pour un départ vers la Cité demain au plus tard.
Visiblement, elle ne s'attendait pas à entendre Ed rétorquer, et se figea quand il osa grommeler :
– Et qu'est-ce qui vous fait croire que mes confessions seront plus précieuses, aux yeux du régent, que celles des autres bougres que vous avez attrapés ?
– Je ne suis nullement tenue de te répondre, Moqueur. Les lois du gouverneur n'ont pas à se voir discutées par un séparatiste.
– Qui me conduira en Cité ? insista Edric, de plus en plus impertinent.
– Silence, délinquant !
Sans plus lui offrir le plaisir de son attention, la dame signa le gros dossier qui couvrait l'essentiel de son comptoir ; mais Ed reprit encore :
– C'est important de le savoir ! Après tout, n'importe quel contre-espion pourrait bien, et de nouveau, se retourner contre la cause !
Le stylet de la dame se brisa net. Les lèvres pincées et les joues livides, elle lui accorda, de nouveau, son regard le plus intense. Edric se raidit, mains sur les genoux.
– Allons, à quoi bon faire sortir les gardes du gouverneur, si on ne peut pas tout se dire, et parler vrai… d'agent à sujet ? Vous n'allez pas me renvoyer en capitale, n'est-ce pas, Madame Carlen De-la-Colline ? Vous ne laisserez pas votre gouverneur de mari rendre la Brèche à la Bastide, n'est-ce pas… Première ?
La dame croisa les doigts, l'air très calme.
– Que prétends-tu, scélérat ?
– Vous le savez très bien. Vous savez qui je suis. Vous avez reconnu le Prince de la Cité. Mais vous savez que je suis aussi plus que ça. Autre chose, en tout cas… Je prétends que vous êtes un agent de l'ordre des Noyeurs, et que vous portez le masque blanc, comme des centaines d'espions à travers le monde, en cherchant la faille incarnée. Oh, je pense bien que vous petits subalternes ignorent tout de cette vieille légende. Mais vous autres, instructeurs, recevez des notices plus précises de la part de vos Sénéchaux… ! Je pense que vous êtes cette Première instructrice de l'escouade émeraude. Celle qui a réussi à me capturer, dans la nécropole d'Aelfric, en interceptant ma livraison au Commodore. Celle qui a ordonné à Beltom, le geôlier du donjon, de se laisser mourir pour me mener hors du château. Et celle, vraisemblablement, qui a outrepassé les ordres du régent, le bon Céorn, pour déployer les forces de son époux sur les arrières-postes de l'Or-feuille. Les espions que j'ai rencontré ont été très clairs. Partout où il y a un risque de voir filer la Brèche, partout où il y a un puits Ancien, il y a un Noyeur, prêt à poursuivre la quête. Vous vouliez m'attraper ? Me voilà. Je suis à vous.
Carlen planta ses yeux clairs dans les siens, sans ciller ; et Edric se régala de la voir hésiter, sachant qu'elle ne pouvait masquer ni sa voix, ni la teinte de son regard.
– Quelle idiotie, que d'essayer de passer mes lignes, murmura-t-elle. Tu avais mille fois plus de chance d'en réchapper, en te glissant dans une troupe d'oiseaux moqueurs… Ils sont des dizaines, à se balader près du Golfe… Au lieu de cela, tu es venu te présenter, à peine insolent, au chef-lieu des colonies. Tu voulais être pris par la Bastide, garçon ?
Sans lui répondre, Edric l'accusa de plein fouet :
– Vous ne m'emmenez pas en Cité. Vous me conduisez au rendez-vous en demi-lune, là où vos agents pourront me noyer comme ils l'ont fait de tant de brèches avant moi…
– Tu es moins sot que tu en as l'air, rétorqua la Carlen De-la-Colline, sur un étrange ton d'excuse. Le seul plaisir de me surprendre valait-il la peine de te livrer à mon autorité ? Espères-tu susciter un peu de ma pitié, en mettant fin de la sorte à la traque ?
– Aucunement. Je compte reprendre la route vers Terre-priée, ainsi que je l'ai décidé.
– Cela n'arrivera pas, fiston. Il est heureux que j'ai eu la main sur les colonies, sans quoi le sujet, encore une fois, aurait échappé à l'ordre. Moi seule pouvait intercepter la faille avant qu'elle ne disparaisse définitivement dans l'Ouest sauvage… J'aurais la gratitude éternelle de mes Sénéchaux.
– Et une glorieuse récompense, sûrement ? s'enquit Ed. Qui sont ces Sénéchaux ? Est-ce que je les connais ? Des barons ? Des ministres, peut-être, ou des amis d'Amalric ? Non ! Peu probable : il n'en avait aucun !
– Je me fiche que tu crois ou non à ma dévotion ! rétorqua la Première. Seuls les agents supérieurs sont clairvoyants. Eux seuls ont lu le serment sacré de l'ordre. Et leurs noms, je ne les connais pas, pas plus que mes inférieurs ne connaissent le mien. Pas le vrai, du moins… Tu penses que tu vas quitter cette colonie, sur ton motocycle de malheur, à la botte de ce maudit chevalier roux ?
Ed leva un museau alléché, tandis que la dame ajoutait froidement :
– Nous vous avons repérés il y a six heures. Aussi discrets qu'une fanfare de l'Orgue, et même invisibles, vous avez glissés jusqu'à moi comme dans un entonnoir. Un anonyme a été chargé de cueillir le déserteur au portail nord de la ville – là où tu l'as envoyé, et à sa perte. Aiden Du-Lavoir t'a fait confiance une fois de trop, Edric De-la-Cité.
Elle frappa sur le comptoir de sa bague la plus épaisse, et le vaste pan de laine qui fermait la tente fut soulevé par un bras en forme de gros jambon. Un bougre du gabarit de Du-Lavoir (peut-être même plus lourd) s'avança jusqu'à Carlen, en tenant au poing la chaîne épaisse qui entravait le prisonnier répandu à ses pieds. Le Noyeur avait le visage entièrement masqué par une face de laiton et de toile blanche, rembourré aux joues et doté d'une paire de lentilles noxiculaires, sans qu'un cheveu ne dépasse de son armature. Ses gants bleus et son col pelucheux couvraient la peau de ses mains et de sa nuque. À ses vastes panards, deux grosses bottes de randonnée. Ed étudia le prisonnier, lui aussi masqué par un sac de jute serré à la taille sans contenir tout entier le manteau de cuir d'Aiden répandu sur la pierre agrémentée de carpettes. Carlen, de nouveau, eut l'air presque navré, mais pas hésitante pour un sou quand elle désigna Aiden du doigt :
– Ton garde du corps sera enfermé. Et toi, confié aux Sénéchaux. Quant à ce motocycle, il sera rigoureusement étudié…
Mais Edric hocha la tête avec diplomatie.
– Vous en êtes certaine ? Parce que j'ai une meilleure proposition à vous faire…
Carlen lui accorda sa curiosité, sans tempérer toutefois sa froideur.
– J'ai hâte de l'entendre, souffla-t-elle. Fera-t-elle rire, ou pleurer mes supérieurs ?
– Réfléchir, à coup sûr ! Il y a une bande de chamans, dans la Botte de ce pays, qui savent ce qu'est la Brèche incarnée. (Elle le contempla sans un mot, et Ed accéléra le débit de ses paroles) : Ce sont eux, qui l'incarnent ! Vos Sénéchaux n'avaient jamais interrompu leur traque, avant ma naissance. Aucune Brèche n'a jamais eu les moyens que j'ai, moi, de remonter à la racine du sortilège. Laissez-nous trouver les Premiers-Nés. Laissez-les me donner la clé de cette légende. Si je suis la dernière Brèche, l'ordre cessera de vivre, et vous serez libérée de votre quête.
De-la-Colline l'observa avec intérêt, mais sa voix trahissait l'amertume quand elle lui répondit :
– La dernière Brèche, rien que ça ? Tu penses que ça redorera ton blason de petit Prince déchu ? Pauvre garçon… Si tu savais ! Nul n'échappe aux forces de l'universel. Les mille milliers de Noyeurs qui se sont succédé à la quête ont donné leur vie pour la cause ! Ils ont vu tant d'autres incarnations, avant toi, se prendre pour un être élu ! Leur foi n'est pas aussi fragile que tu sembles le croire, fiston. Aucun d'entre nous ne te laissera aller à ta guise vers les Premiers-Nés…
La dame roula le dossier, qu'elle enfourna dans un cylindre de métal avant de verrouiller le loquet à ses extrémités. Le tube crypté, à n'en pas douter, protégeait une ordonnance que l'instructrice envoyait à ses maîtres, et elle l'offrit au Noyeur masqué. Ensuite, elle laissa sa petite clé d'argent plonger sous son col, attachée à une chaînette presque invisible. Quand elle agita sa cloche, cette fois, six autres agents surgirent sous le préau. Tous voilés de blanc, ils entourèrent Son Altesse et escortèrent le prisonnier, dans son sac de jute, vers la face occidentale de la tour. Ils y trouvèrent le motocycle, réquisitionné par le gros anonyme. Ed jeta un coup d'œil à l'horizon. Au-delà du mur ne s'étendaient que des stèles jaillies des sols comme autant de tombeaux. Il reprit consciencieusement son souffle alors que les sept Noyeurs s'alignaient près du portail.
– Une potion va t'être administrée. Tu dormiras, sereinement, jusqu'à ton réveil auprès de mes maîtres. Le reste de ton sort leur appartient, comme il leur appartient de tenir les démons hors de l'Arbre fédéré…
– Encore une fois, contredit lentement Ed, je n'irai pas en Cité, ni en aucun lieu où vous prétendez vouloir m'expédier.
Aiden s'agita un peu quand le Noyeur peina à contenir le prisonnier. La dame pivota vivement vers son chien de garde.
– Confisquez-lui ses effets, et veillez à trouver le masque du Dix-septième !
Elle lui jeta une énorme montre cliquetante qu'il attrapa au vol. Le prisonnier s'étala sur le sol en gémissant, et le Noyeur actionna l'appareil. La dame murmura :
– Le visage blanc du Dix-septième n'a plus de porteur. Celui du traître non plus. Je veux les voir effacés, l'un et l'autre, et sur-le-champ.
Par « traître », Carlen entendait Du-Lavoir lui-même ; et le prisonnier resta à terre, mains ligotées dans le dos. Le grand Noyeur, obéissant, s'empara du masque sorti des entrailles d'un octoluth, et déposa le visage immaculé sur le sol de la cour. Pointant l'étrange dispositif sur le crâne de laiton, il tira la languette latérale et une lueur rouge traversa l'air refroidi pour frapper le masque au front. La toile de la cagoule parut se ratatiner pendant que l'armature se brisait de l'intérieur, et la paire de noxiculaires se fendit sur le coup. L'instructrice émit un soupir de satisfaction.
Le « dix-septième » agent mobilisé par le plan d'extraction du sujet, c'était le palefrenier, et Edric le comprit aussitôt quand le gros Noyeur enfonça sa main dans les bagages pour en dévoiler le visage qu'avait laissé Tony… Mais, cette fois, il ne le déposa pas à terre. Sous sa propre cagoule, il paraissait observer le dispositif avec un intérêt grandissant. Carlen s'apprêta à réitérer son ordre, de plus en plus impatiente – mais ce fut Aiden qui cria le premier :
– Maintenant !
Edric roula à terre, parmi la caillasse, tandis que le Noyeur bondissait, le bras tendu dans un grand arc de cercle. Son dispositif stria la cour d'une traînée rouge et un concert de transmutations explosa sous le préau, lorsque six visages brisés tombèrent un à un aux pieds des anonymes. La montre cliquetante dans une main, et le masque de Tony Des-Blés dans l'autre, Aiden Du-Lavoir leva sa visière intermédiaire pour jeter un regard entendu au garçon. Ed se redressa pour attraper au vol la cagoule qu'il lui lança, et tous deux se trouvèrent dos à dos. Deux femmes et quatre bonhommes démasqués tirèrent le sabre, le couteau ou le canon, et ils n'affichaient pas l'uniformité des soldats recrutés par l'armée. Trois d'entre eux lui parurent même familiers. D'autres courtisans ! Ed enfonça sa tête dans le laiton et actionna les globes noxiculaires. Il sentit les quatre crochets s'enfoncer dans le col de sa combinaison, et la nuit parut soudain aussi claire qu'un zénith du Pic. À deux pas de là, le cycle se mit à ronronner, comme si le masque l'y avait commandé. Extirpé du sac de jute, l'anonyme bâillonné qu'Aiden avait vêtu de ses propres habits tenta vainement de bondir sur ses chevilles ceinturées, et Carlen De-la-Colline recula de quelques bons pas, non sans lever les poings. Ses yeux turquoises et ses cheveux lui donnaient l'air d'un renard au poil d'argent, bien plus féroce que sa petite taille ne le laissait croire… Edric l'avait déjà vu se battre. Elle pouvait tomber un Pillard, si elle le voulait.
– Tu m'as dupé, petit Prince !
Comme vous avez dupé le Commodore.
Edric, d'une main confiante, effleura la tempe droite de son masque blanc. Il y sentit le relief métallique du périloscope, enfoncé dans l'armature. Il a réussi. Activant l'appareil, Ed ajouta une filtre supplémentaire à la lentille de sa noxiculaire droite et il trouva, au bord de son œil, une aiguille aussi fine que la pointe véritable de l'artefact. Il suivit instinctivement la direction qu'elle lui indiqua par-dessus son épaule alors qu'un Noyeur à la mine déconfite s'en approchait pour le séparer d'Aiden. Celui-ci avait déjà lâché sa sainte fureur sur les anonymes, démasqués et pris au dépourvus ; et se servait d'un pour taper sur l'autre en veillant à garder la Première dans son champ de vision… De ses manches, il tira deux stylets effilés dont Edric s'empara, et le garçon agita les lames au pif de son assaillant. Sa propre dague trancha l'air de la nuit mais il perdit son coup dans l'obscurité ; et Ed en profita pour frapper à son tour. Le périloscope rivé sur la main gauche du Noyeur, il visa la paume du bonhomme qui voulut changer de prise, et infligea une entaille profonde à la chair rosée et désarmée. Quand la dague roula sur le sol, le Noyeur choisit de poursuivre à la force de ses poings et jeta un boulet à la face du garçon. Ed, maigre comme un roseau, esquiva la paluche ; une fois, puis deux ; et à la troisième, y opposa son propre bras. L'exosquelette d'acier qui couvrait sa silhouette sonna tel un triangle dans l'arrière-poste, l'anonyme hurla de douleur, et Edric bondit comme il l'avait fait au sommet du terminal, sur Belladone, en attrapant son adversaire à la gorge. Quand il l'eut étalé, il se sentit frappé à la colonne vertébrale, et bien que le squelette ait amorti le coup, bascula sous le choc. L'une des deux femmes, mises à mal par Du-Lavoir, s'était rabattue sur lui ; et même à tâtons, sa manœuvre fit son effet. Ed, le souffle coupé, lorgna sur Aiden. Le rouquin, qui avait déjà aplati deux bougres, jouait avec les deux suivants, et l'un d'eux hésita franchement à prendre la fuite…
Carlen se joignit à la bagarre, sans masque, sans noxis, et avec ses seuls poings pour armes. Le Noyeur au canon tira, mais sa bille s'égara dans le noir et Aiden, plus vif qu'une ombre, lui rompit le bras d'un seul coup. Ce fut le moment que Première choisit pour lui enfoncer son talon dans le tibia. Aiden laissa son assaillant au sol pour se jeter sur l'instructrice. Dans un nuage de poussière, les deux Noyeurs se livrèrent à un duel de poings qui les mena à s'étrangler mutuellement. Ed voulut lui venir en aide – or, lui aussi se sentit dans le besoin quand l'autre anonyme, persistante, revint à la charge. Ils échangèrent les coups ; et le garçon, à la faveur de son arsenal, reprit vite l'avantage. L'instant qui suivit sembla flotter dans l'air lorsque Madame De-la-Colline empoigna, triomphalement, la poitrine de son adversaire ; mais ça n'était pas Aiden qu'elle tenait. La seconde jeune femme démasquée, à la peau plus noire que la nuit de l'Ouest, avait de grands yeux sombres, et c'était tout ce que les ténèbres révélaient de son visage. Ed se pétrifia tandis que Carlen s'écriait :
– Tu as raison, petit Prince ! J'ai tout mis en œuvre pour te débusquer. Et j'ai réussi !
– Appelez donc la garde, grogna Ed, à bout de souffle. Elle sera ravie de me rendre au régent De-la-Cité.
– Je ne peux laisser la garde s'emparer de toi et tu le sais très bien. Seuls mes maîtres auront cet honneur. Faites un geste, et je brise la nuque de votre amie, je le jure !
Aiden et Edric échangèrent un bref regard. L'étrangère s'y joignit.
– Elle n'est pas notre amie, hésita Du-Lavoir.
– Jamais vue, ajouta Ed.
Carlen secoua la captive, méfiante.
– Si elle n'est ni avec vous…
Mais sa proie esquiva sa poigne avec la souplesse d'un félin, et la jeune femme au visage d'ébène glissa entre les bras de Carlen pour l'attaquer aux genoux. Carlen se retrouva à terre, tandis que l'étrangère roulait sur les cailloux en déchirant la manche de son uniforme. Sous la capuche que le masque détruit avait brûlé aux contours, l'œil sombre rencontra l'air épouvanté d'Edric, qui reçut les deux bottes en plein ventre. La femme bondit sur les briques, grimpa au toit du préau et, dans un plongeon parfait, se jeta parmi les ténèbres avant même qu'il n'ait fini de rouler sur le gravier. Aiden, poing serré sur le guidon de son motocycle, conduisit l'engin auprès d'Edric qui, en évitant la dernière tentative de Carlen De-la-Colline, se jeta à l'arrière du véhicule… Il accorda un ultime regard aux cinq anonymes effondrés et à De-la-Colline qui s'autorisa enfin l'air affolé. Une étrange sensation de déjà-vu occupa son esprit une fraction de seconde. C'était la deuxième fois qu'ils fuyaient de la sorte, à bord du véhicule et loin d'une horde de Noyeurs furieux. La première fois, ils s'étaient enfuis sur-le-champ, sans avoir eu le temps de se présenter. Aujourd'hui, ils quittaient Pierre-fourchue en vainqueurs, car ils avaient avec eux le cylindre qui contenait l'ordonnance de l'instructrice, et la notice de Première promettait d'en contenir de belles, sur l'ordre Noyeur. La carte du réseau, peut-être ; ou le code de son langage secret… Sur leurs visages, les noxis connectées au périloscope, plus efficaces que jamais, déduisirent spontanément le chemin le plus sûr. À leurs ceinturons brillaient quatre stylets pointus, dépourvus de garde et couverts du sang de l'ennemi. Le motocycle, dans la nuit froide, ressemblait à un taureau de métal, les naseaux fumants, l'œil unique habité par la fureur ; et les deux ailerons dont Corvus Du-Pic l'avait pourvu se détachèrent de la coque pour s'étendre comme la parure d'un oiseau. Sur les traces de l'étrangère retorse, mais par des voies terrestres, Aiden lança le bolide à travers la cour pour défoncer le portillon de bois. En moins de dix secondes, les deux intrus (trois, en comptant l'étrangère) avaient planté leurs assaillants.
La grande cage, suspendue à un bon mètre au-dessus du sol, miroitait toujours devant la baraque. Les prisonniers, songea Edric en frappant l'épaule d'Aiden. Les quatre captifs – bûcherons et jeunes Moqueurs – représentaient, pour Première, une forme de potentiel quel qu'il soit… Carlen De-la-Colline, non contente de participer à la chasse au Moqueur, faisait son propre tri dans le butin au profit de son ordre… Qu'ils servent de sujets d'expériences ou qu'ils soient enrôlés au nom de la cause, leur sort était scellé, sous l'emprise anonyme. Il faut les en sortir. En plongeant à son tour la main dans sa besace, Ed y empoigna l'objet le plus lourd et le plus acéré ; et pointa le harpon vers la cage qui scintillait dans le noir. En un instant, son grappin attrapa les barreaux entre ses doigts et le filin se déroula à vive allure en sifflant comme un serpent. Ed referma le cadenas sur l'arrière du véhicule et laissa la gravité faire le reste alors qu'Aiden pilotait vers la pente… La prison entière fut balancée, tenue par le câble de suspension, et Edric entendit le cri d'horreur de ses résidents, tandis que le filin claquait au vent, tendu à l'extrême… Il n'était pas conçu pour porter un tel poids et ce fut le cadenas qui céda en premier. Le motocycle bondit en avant ; la boîte de fer oscilla, avant de s'arracher à son câble ; et la prison s'écrasa lourdement au sol. Les quatre captifs s'extirpèrent vite fait de ses barreaux tordus ; et la jeune fille aux cheveux hirsutes jeta un étrange regard à ses libérateurs, sans réussir à discerner leurs visage. Dans leurs dos, la tour de garde de Carlen De-la-Colline commença à tanguer, puis disparut définitivement.
Le cycle se précipita vers la pente, déplia son tandem et se mit à planer le long de la butte délicate qui roulait sur le coteau. Ses pilotes, sonnés, se laissèrent dériver vers l'Or-feuille en arrachant quelques branches au passage. Ed résista à la tentation de crier de satisfaction. Il regarda Du-Lavoir hocher frénétiquement la tête, dans le vide, puis entonna bruyamment :
– Je savais que l'ordre serait à Pierre-fourchue ! Je savais qu'ils ne laisseraient pas la garde s'emparer de moi ! Je le savais ! Comment as-tu maîtrisé leur agent ? Quand t'a-t-il mis la main dessus ?
La voix du conducteur résonna dans le tube.
– Presque immédiatement ! On a bien fait de passer par la Grande Route. Le type savait très exactement où j'allais me positionner. Mot pour mot ce qu'on s'est dit… À l'ombre du grand hêtre, à la demi-heure pétante. Je l'ai surpris par le dessus. Il n'a pas été facile à – déshabiller. Un Du-Corail, tu te rends compte ? Un homme des Racines ! Personne ne m'a cherché d'ennuis, quand j'ai revêtu son costume. Il est respecté, ici. Et toi ?
Edric se délecta de son engouement.
– Le gouverneur n'a même pas remarqué ma présence. Mais sa femme m'a identifié sur le moment. C'était elle, dans les Jardins d'Aelfric ! Et le Pré aux oiseaux ! Cette Première s'est juré de me capturer, peut-être plus ardemment que le pirate ! Elle a tout fait pour m'isoler, à Pierre-fourchue, avant que je n'alerte le patelin. Je comptais là-dessus.
Le musicien ne répondit pas, et Ed sentit qu'il l'avait impressionné.
– Alors, on a l'ordonnance de Première, hein ? Tout ce que tu as toujours rêvé de savoir sur l'ordre Noyeur, sans jamais oser le demander !
– Tu sais que si tu forces la notice, elle brûlera sur le coup ?
– Je décrypterai le cylindre ! s'emporta Ed, le corps parcouru de fourmillements. Nous avons réussi, Du-Lavoir, rends-toi compte ! Nous leur avons montré que nous pouvons, nous aussi, jouer à ce petit jeu ! Ces mercenaires et ces pirates ne sont pas les seuls à se débrouiller… ils le sauront, désormais !
– Tu crois qu'ils reviendront sur ta proposition, à présent que tu as passé leur dernière défense ? demanda Aiden, qui cherchait clairement à calmer son arrogance, de son ton le plus neutre. Tu crois qu'ils accepteraient de t'offrir un second sursis, si les Premiers-Nés cherchaient un moyen de te – délivrer ?
– Aucune idée. Si leur Sénéchal a attendu dix ans, avant d'essayer de me tirer hors de la Bastide, peut-être consentira-t-il à réviser son ordre ultime, pour le bien du monde ?
– Et si les chamans n'ont finalement rien à nous dire ? S'ils affirment travailler dans la plus pure ignorance aux volontés de l'originel ? Et s'ils (Aiden, invisible, laissa paraître le trouble dans sa voix) m'exécutaient, pour me punir d'avoir fait machine arrière – et décidaient de te sacrifier, pour inciter les malins à se chercher une autre cible ?
– Tu m'as assuré que ces chamans étaient pacifiques, fit observer la Brèche.
– Dans la limite de leurs serments, grommela le Gardien. Qui était donc cette étrangère, parmi les rangs de la dame ? De quel trou est-elle sortie ?
– Qu'en sais-je ? Un oiseau moqueur ? Une déserteuse dans ton genre ?
– Non, rétorqua simplement Aiden.
– Allons, Du-Lavoir ! On a réussi, jusqu'ici, non ? N'en déplaise à la Première, les choses ont bien tourné pour nous deux ! D'ici quelques heures, on saura enfin si on a jamais eu la moindre chance de se libérer de nos fardeaux…
Le musicien maugréa quelque chose d'inaudible, et rompit la communication d'un index agacé. Le tube se replia sur lui-même, et Ed observa le paysage. Les stèles de calcaire, parées d'une fourrure de carbone que les bois calcinés avaient laissé pour tout legs, rappelaient presque les tombes du Pic, dans la nuit noire. Les restes de l'Or-feuille vaincu sinuaient parmi les herbes. Deux forêts – l'une de pierre, et l'autre de cendre – donnaient l'impression de se disputer le terrain, jusqu'à la lisière actuelle du bois, huit kilomètres à l'ouest. Très en amont, le canal que la fédération avait sculpté de la rivière scindait le paysage, comme une gouttière géante, enfoncée dans la plus grande avenue du monde. Son parcours longiligne traversait le Continent de nord en sud et conduisait d'une seule traite au barrage de la Jetée. Dans la Botte voisine, Terre-priée.
72. Egographe
La surprise se répandit des portes splendides jusqu'au soleil d'Ordéus, au fond de la Galerie, comme une traînée de poudre. Céorn ne sursauta pas ; mais il ressentit la nette appréhension de voir débarquer le démon en personne, du moment où les gonds craquèrent jusqu'à ce que les battants aient cogné leurs pans de murs. Madame Sûr-la-Corne lâcha un petit cri de terreur. Pourtant, c'était un tout autre monstre qui frappait le sol de son talon assuré. Du-Pic, seigneur de la 6e baronnie (populairement, baronnie-maudite) avança vers le cœur de la Galerie sans un regard à ses globes fabuleux, entre ses tablées parfumées étendues comme les plis d'un éventail, tandis que les courtisans de la Cité, ses ministres et leurs familles le dévisageaient. Il n'en fut nullement atteint. Corvus Du-Pic n'en était pas à son coup d'essai.
Le Mutin ne s'étonna pas de trouver le 1er Conseiller, prosterné au pied d'un Pasteur tout rougeaud de frustration. Il ne parut d'ailleurs s'étonner de rien ; ni même se rendre compte de l'effet qu'il produisait – comme s'il avait fait une entrée planifiée de longue date et selon les codes élémentaires de sa maison. Les musiciens adoucirent leurs notes, puis se pétrifièrent complètement. Un homme presque courageux lança à mi-voix : « Sorcier ! ». Il en avait l'air, en effet. Céorn ne l'avait pas revu de huit mois, mais rien n'avait changé dans l'apparence du baron. Sa longue cape noire à manches coniques, fermée par huit attaches étroites, couvrait son veston qui lui donnait l'aspect d'un corbeau aux ailes repliées. Il avait pris quelques rides, ces dernières années ; qui n'enlevaient rien à l'aspect canin de son sourire. Ses deux billes sombres, profondes tel un abysse et même depuis l'autre côté de la salle, vinrent percer Céorn comme celles d'un sabre. Te voilà, le magicien.
Les deux mains dans les poches, Du-Pic se figea devant le 1er Pasteur, Madame Mahenn, Aimon Le-Rouge et Céorn De-la-Cité. Il leur jeta un salut mesuré, accompagné d'un rictus interrogatif ; comme pour demander à qui, en pareils temps de crise, il convenait de s'adresser. Et la réponse fut évidente. Ni les baillis, disparus dans la foule, ni la Reine-mère n'esquissèrent le moindre geste vers le Mutin. Haut Juge et Trésorier furent béats. Et même le Pasteur, Daelric, sembla pris au dépourvu… Il ne sait que faire, songea Céorn. Il se redressa pour observer la Bastide qui se tourna vers lui d'un même geste ; comme s'ils avaient tous été possédé par le malin. Céorn demanda au Pasteur :
– Permettez, Sainteté… ?
Daelric entrelaça ses doigts décharnés, veinés par l'âge ; et Céorn n'attendit pas qu'il réponde pour aller à la rencontre du Sorcier.
– Céorn De-la-Cité ! appela Corvus.
– Silence, ordonna le régent, tout près de ses joues creuses. Il ne vous est pas permis de parler. Il ne vous est pas non plus permis de fouler le sol de la Galerie des Globes, en ce funèbre festin ; sans y avoir déposé le fétiche du fief, comme tous les barons fédérés. (Corvus parut surpris, mais il le laissa poursuivre). Si j'ignore le contenu exact de vos accords avec Amalric, je sais qu'ils n'excluaient pas de l'honorer… ainsi que votre lignée a honoré chaque berger. Vous n'avez pas rendu vos hommages, Corvus ; ni adressé vos condoléances à la Cité. Repartez, pour étudier un temps la plus banale courtoisie, et revenez lorsque vous aurez assimilé de quoi assister à un souper.
Sans sortir sa main gauche de sa poche, Du-Pic fit jaillir de la droite un petit paquet de papier, ligoté de ficelle élimée. Céorn n'en fit rien. Un clignotement verdâtre émanait de sous le papier alors qu'un bourdonnement l'agitait comme une insecte désireux de s'envoler. Corvus déposa le cadeau sur le bras du fauteuil le plus proche, et répondit lentement :
– Les résultats d'étude d'Amalric, sur la théorie de la trentième transmutation.
Céorn observa le seigneur sans comprendre.
– Le porteur du sceptre tenait un projet d'observation des aurores du Pic, précisa le baron. J'ai œuvré à son côté sur la question. Voilà qui épargnera quelques décennies de recherches à votre Académie… ajouta-t-il avec un clin d'œil.
Les archimaîtres de Véhan furent promptement envoyés collecter le paquet, non sans demeurer à bonne distance du Mutin. Céorn le remercia sans ciller :
–Foi et Puissance. Maintenant, je vous prie de me suivre, ordonna-t-il en faisant claquer le pan de son soleil de suie, le poing serré sur Noire-de-Brume. (Beldria, la secrétaire de Mahenn, se hâta de faire jouer ses musiciens, et les festivités reprirent tandis que les deux barons filaient vers le vestibule, occupé par un quatuor de gardes hargneux).
– En dépit de votre attrait acharné pour l'autarcie, gronda Céorn, j'imagine que vous n'ignorez rien du régicide. Il ne serait pas surprenant, même, que vous en sachiez plus encore… Rituels Anciens ; nécromancie ; et randonnées impromptues en Racines… Vos ancêtres vous ont-ils passé le secret impie que je m'efforce de percer ? Est-ce de là que vous tirez votre force… ?
– Du calme, Conseiller… ! Croyez-vous que j'ai jamais su comment tuer un Roi ?
– Bien sûr, répliqua Céorn.
– Oh, souffla Du-Pic. J'avais oublié les manières raffinées de la capitale.
– Dites-vous ; en prenant par surprise toute la Bastide ! Votre présence est appréciée, en assemblée, lorsque vous vous y rendez de bon gré… mais votre détermination à exaspérer le conseil des Sept n'a d'égal que votre culte du secret.
– Allons ! Mesurez votre offense ! Amalric 2e lui-même n'était-il pas épuisé de ces mondanités ? N'a-t-il pas, sur sa fin, dédaigné tout protocole, pour se perdre dans ses explorations ?
– Vous n'êtes pas Amalric, répliqua Céorn.
Il le conduisit aux jeux d'eau, loin de son bureau ministériel. Corvus Du-Pic se faufila, sans y avoir été invité, entre lui et le battant blindé pour se mettre à arpenter son petit salon, sa bibliothèque, et son boudoir ; puis, lentement, le mur au caisson dérobé qui permettait à Céorn de dissimuler, aux yeux du monde, l'objet de son larcin… Et aux yeux du Pic, j'espère.
– Que voulez-vous, monseigneur ?
Corvus l'observa d'un air suffisant.
– Prendre ma place en assemblée des barons, bien sûr. Et aux funérailles du berger. Je sais qu'il s'agit là de certains de mes droits et devoirs les plus inéluctables… Je fais grand cas de l'avenir de nos terres. J'aimerais également loger en tourelle Acre, au pied de la Loyale. Je trouve mon confort dans les caves tamisées…
– Vous y assisterez donc, concéda froidement Céorn. Quoi d'autre ?
Le mutin plissa les yeux.
– Donner quelques conseils au Conseiller, s'il m'y autorise.
– Et quels conseils pourrais-je recevoir de votre maison, Corvus ?
– Je souhaiterais vous prévenir de la guerre qui s'annonce.
Céorn resta pétrifié, une tasse de café portée à mi-hauteur de ses lèvres.
– Ni plus ni moins, bien sûr.
– Les échafaudeurs de l'Est sont sur le qui-vive, poursuivit Corvus en observant la fenêtre. J'en sais quelque chose. Je les vois, depuis ma frontière… Les angoisses de votre Général ne sont pas tout à fait infondées. Les gens-des-bois arment minutieusement la mer d'émeraude, monseigneur. Ils sont persuadés que le fédération s'apprête à passer à l'offensive…
Céorn, qui s'efforçait de ne pas se laisser alarmer, ni impressionner, ne put s'empêcher d'objecter sèchement :
– Et pourquoi, par le géant, la Bastide devrait-elle se tourner contre l'Est ? Ne sommes-nous pas déjà pris par suffisamment de feux… ?
Il avala une gorgée brûlante, en faisant le tour de l'appartement qu'il éclaira de ses lampes bleutées.
– Des feux, c'est le cas, baron, murmura Corvus, et ceux-là même qui se répandront contre votre volonté. Ce conflit ne sera pas esquivé par vos talents de diplomate. Je sais que vous en avez déjà identifié les protagonistes, monseigneur… Vous savez très bien ce qu'implique le régicide… et, bien sûr, la fuite de Son Altesse.
– Morte, pour ce que nous en savons. Il est un peu tard pour vous y intéresser.
– Le peuple le croira aussi, probablement, admit Du-Pic. De nouveau, le sceptre est en péril. Votre ennemi – celui que vous appelez « malin », dans la presse – a décapité votre Bastide et chassé ses bleus éminents, père et fils, et ouvert l'Arbre aux sorcières et aux Pillards… Tous vos ennemis se préparent à attaquer. Et toutes ces lubies, qui ont tant coûté aux terres fédérées… Le trône n'est plus capable de se défendre de tout le monde à la fois.
– Quelles lubies ? grogna Céorn.
– Vos sabres d'ocre, siffla Du-Pic. L'avènement du canon, au détriment des chevaliers et des archers… Vos prototypes titanesques, et vos artilleries détournées par l'ennemi – croyez-le bien – joueront en défaveur de la fédération. Les baillis seront furieux de se voir briser les liens du sang… Les climats se dérégleront et les champs pourriront, des golems aux Braises et la Moquerie, plus que jamais, s'étendra sur le Continent. Après le zénith viendra le crépuscule, Conseiller. Cette guerre-là commence aujourd'hui. Dans cette Galerie.
– Alors que vous ne souhaitez rien d'autre que préserver ce Continent, bien sûr, souffla Céorn avec une méfiance affichée.
Corvus le contempla d'un air surpris.
– J'y vis, monseigneur.
Il se dévisagèrent mutuellement pendant de longues secondes. Les Triplées de l'éternelle sonnèrent vingt-trois heures. Le Conseiller se pencha vers le baron Du-Pic en faisant craquer le dossier de sa chaise.
– Tout cela n'est-il qu'un jeu, pour vous ? murmura-t-il. Y-a-t-il seulement quelque chose de vrai, dans toutes vos inquiétudes… ? Cherchez-vous à me provoquer ?
– Nullement, croassa Du-Pic. Et je n'ai que peu de temps pour les ronds de jambe. La menace que vous n'avez pas su voir arriver, et qui a fauché le porteur du sceptre, est prête à décimer l'Arbre ; et, pour une grande part, à le laisser se décimer tout seul… Il serait temps de sortir le nez de vos décrets, pour prendre une bonne fois pour toutes la relève d'Amalric.
Céorn agita la tête, rejetant les allégations du mutin avec condescendance :
– Je serais ainsi en bonne position pour réviser vos accords…
– Eh bien, que l'assemblée s'y consacre avec sagesse, soupira le mutin.
– Vous ne m'impressionnez pas, Monsieur Du-Pic.
– Je le sais. C'est pour ça que vous m'avez conduit ici, là où vous rangez vos secrets ; et non dans la chambre, pour m'entretenir… (Le Conseiller haussa les épaules). D'autres auraient tout fait pour m'en mettre plein la vue ; pas vous… Vous n'avez rien à prouver. Mais si je ne parviens à vous intimider, je m'y emploie pourtant de toutes mes forces ; étant donné la gravité de notre problème…
– Est-il donc le nôtre ?
– Je le crois, tant que le Manoir du Pic se trouvera en pays de l'Arbre, répliqua Corvus (et de nouveau, les jeux d'eau clapotèrent depuis les balcons en emplissant le luxueux appartement d'un tic-tac fantomatique). N'avez vous pas assez Foi en la Puissance de notre géant, pour m'accorder votre confiance… ?
Céorn se contenta de lui adresser une moue dépitée, alors qu'il commençait à émietter le tabac d'une pipe en bois. Du-Pic ne le lâcha pas du regard tandis qu'il faisait crépiter le foyer épais, puis reprit à voix basse :
– La Bastide a oublié ce qu'elle était autrefois. Quelqu'un doit agir pour le lui rappeler… Serez-vous ce quelqu'un, régent ?
– Seulement s'il ne reste plus rien du Prince, murmura Céorn en gonflant la poitrine. Vous seriez d'une aide très bienvenue, si vous aviez un quelconque élément à fournir à ce sujet précis…
Corvus renifla avec dédain.
– En admettant qu'elle ait eu deux sous de jugeote, Son Altesse aura prestement filé hors et loin des baronnies-fédérées, susurra Du-Pic en pivotant vers lui pour s'éloigner lentement de la fenêtre, ses manches vaporeuses agitées d'ondulations délicates.
– Il ne s'agit pas d'une information, objecta le 1er Conseiller, mais d'une supposition.
– Peut-être, reprit le corbeau. Mais si l'héritier avait sombré, vous le sauriez ; n'est ce pas ? Ceux qui le traquent l'ont observé longtemps. Ils en ont mesuré l'importance et le pouvoir. Amalric et en premier savait, depuis dix-huit années, ce que son fils unique représentait. Et ce qu'il représente encore, pour les mercenaires et les déserteurs de ce vaste Continent…
– Alors, il me faudra le secourir dans les meilleurs délais, trancha Céorn.
Corvus l'étudia de ses yeux noirs et brillants. Le Conseiller demanda :
– Quand cette fameuse guerre éclatera – et si elle doit éclater… Vous tiendrez-vous du bon côté, baron Du-Pic ?
– Et quel côté est-ce là, Céorn ? répliqua Corvus en battant des cils. Le vôtre… ?
Le scélérat se retrouva sévèrement acculé. La pièce capitonnée était éclairée par un cristal, suspendu au-dessus de leur têtes, et ses coussinets blancs, grossièrement cousus, prenaient toutes les teintes de bleu qui s'infiltraient par le conduit. Les deux hommes (masqués du front au poitrail, le crâne couvert d'un béret sans couleurs ni épingles) toisaient le type qui s'efforçait de ne pas trembler. Il n'a pas peur du tout.
– Je vous sortirai bien de ces chaînons, déclara le plus grand. Si vous consentiez à nous dire ce que vous savez…
– Certainement pas, siffla le prisonnier.
Il avait de longues oreilles et un nez en trompette, qui faisait loucher ses yeux brun-roux. Son uniforme, bardé de médailles honorifiques, affichait la plume des Gris-Bois, embrochée au niveau du col…
– Vos lumières nous seraient pourtant précieuses. Votre carrière est fascinante, en fait, Monsieur La-Pente. Plus de cent ventes par saison, au meilleur de votre forme… Et un réseau prodigieusement étendu. Dites-moi. Que savez-vous de Tony Des-Blés, Véléand ?
– Jamais entendu parler, grogna La-Pente.
– Et Beltom La-Haie ?
– Rien d'autre que sa disparition récente.
– Pourtant, vous l'avez rencontré à de multiples reprises lors de transactions anonymes, par le biais d'une agence Gris-Bois. La-Haie et vous aviez plusieurs biens en commun, si je ne m'abuse… Qu'avez-vous à dire, à ce sujet ?
Le prisonnier cracha pas terre. « Rien ! ».
– Le comte Pugnace, Andélabre De-la-Perle, a sollicité vos services à plusieurs reprises, ce mois-ci… Sauf votre respect, Monsieur, je ne crois pas que vous disiez la vérité.
La plus petite silhouette fondit pour lui faire tâter d'un poing impatient ; mais l'autre l'arrêta avec fermeté : « Non… ».
– Menacez-moi, grogna le bougre. Torturez-moi. Mutilez-moi… Mais n'attendez rien en retour. Jamais vous ne trouverez d'agent disposé à vous parler. Aucun d'entre nous ne trahira la cause.
Le plus nerveux des interrogateurs se mit à maugréer :
– Cette cause consiste donc à s'en mettre plein les poches ? À intriguer sournoisement pour grimper les échelons de la Bastide ? Votre nom apparaît à quatre reprises, dans la déposition des Laboratoires quant à la pandémie d'amariolle de 77… Vous n'avez rien à voir non plus avec cela, bien sûr ?
Sans cesser de détailler la salle de ses yeux rougis, Véléand La-Pente cracha au pied de ses tourmenteurs. La silhouette menue aboya avec dédain :
– Quel maître a su persuader, avec tant de loyauté, et de vaillance, les agents immobiliers de notre ville ? Depuis quand les dandys font-ils leurs classes… ?
Le captif soupira de ses lèvres sèches et gercées. Voilà dix heures qu'il a soif.
– Les membres de l'ordre ne reculent devant aucun mal. Brisez-moi les phalanges une par une, si cela vous sied ; je vous laisserai ignorants.
– Je ne vais pas vous briser quoi que ce soit, susurra la première voix, en se promenant plus près du bougre ligoté. Nous ne nous résoudrons pas à de telles extrémités. Grâce à la dix-huitième transmutation, nous allons pouvoir observer vos réactions corporelles aux différentes théories que nous avons scrupuleusement préparées… Il s'agit là d'un phénomène d'interprétation. Le Pasteur Baelric appelait ça un egographe.
Pour la première fois, les yeux du captif s'emplirent de panique. Les sourcils agités, il essaya de se dégager des chaînes qui lui entravaient les articulations ; alors que le petit bonhomme masqué déposait, sur la table de fer, un gros appareil bardé de fils, trois projecteurs perchés à son sommet. Une lentille pointée vers le visage enfiévré du scélérat se mit à crépiter, tandis que les projecteurs s'éclairaient de l'intérieur.
– Et voilà ! scanda le petit. Egographe !
– Je ne le demanderai qu'une fois, murmura la grande silhouette. Qui sont les noyeurs de votre ordre secret, et pourquoi convoitent-ils le Prince de la Cité… ?
Le captif, étrangement pétrifié, regarda un moment les coussinets bariolés de couleurs de plus en plus nettes, alors que la lentille chauffait. Tournant le regard vers ses geôliers, il murmura enfin :
– Vous ne saurez rien.
Puis il parut brusquement pris de douleur. Ou d'un inconfort, au niveau de la mâchoire. Ils regardèrent ses traits se tordre ; tel un martyr, comme s'il gémissait au Dieu-berger lui-même. Une crise de nerfs ? Non… Le prisonnier souriait… Entre ses dents, la pilule minuscule, stockée dans sa dernière molaire, scintilla une seconde avant qu'il ne la gobe d'un coup de langue. Les deux hommes voulurent réagir, trop tard. L'instant suivant, sa bouche s'emplissait d'un épais liquide jaunâtre. Il lâcha un rot monumental et, le nez baigné de sang, il s'immobilisa pour de bon.
La grande silhouette soupira. Tu aurais dû parler ! Il t'aurait pourtant été si facile de recouvrer la liberté… Le petit aboya avec hargne :
– Et maintenant ?
– On trouve un autre témoin.
– Je voulais dire ; que fait-on du cadavre ?
Céorn retira son masque, les cheveux collés au front, et Gyron l'imita aussitôt, essoufflé. Le Conseiller répondit :
– Aux cryptes. En secret.
– À ce rythme-là, nous aurons vite remplis les souterrains…
Le baron approcha du corps éteint de Véléand. À son annulaire, la trace d'un anneau longtemps enserré ; et, selon toute vraisemblance, retiré récemment… Pivotant vers son chevalier, il demanda avec empressement :
– Où sont ses effets ? Que lui avez-vous confisqué ?
– Aucun bijou ; si c'est votre question…
Céorn, mécontent, se mit à faire les cents pas près de la dépouille en sueur.
– Bien sûr, il s'en est débarrassé promptement… Ce jeune palefrenier, lui, n'en a pas eu le temps. Le Commodore l'a brisé trop tôt. Pourtant, quelqu'un nous a laissé mettre la main sur Des-Blés, consciemment, et sur son anneau… Nous savons que Son Altesse en avait un similaire ; en plus de sa dague tronquée, et de son affreux pendentif d'argent. Le Prince a reçu beaucoup de cadeaux…
Il dévisagea La-Pente un instant.
– La-Pente, Andélabre, Beltom, et ce jeune Des-Blés… ils ont eu l'œil sur Edric. Je pense que les pirates n'ont fait que s'inviter à la fête, en réalité, que les noyeurs ont organisé pour lui il y a de cela très longtemps… Sûrement quand Amalric a exhumé son rituel ; et pour l'en empêcher. Je suis certain que, depuis de longues années, ces dandys, ces espions, et ces déserteurs entreprennent de surveiller Son Altesse dans le but de…
Il se figea soudain, le cœur battant, les yeux agités de picotements.
– Que vous arrive-t-il ? bredouilla Gyron.
De nouveau, le baron contempla le noyeur empoisonné.
– J'ai compris, murmura-t-il.
73. Doute et savoir
Profondément furieuse et honteuse d'avoir été bernée par une gamine (et sans même sentir tressaillir un seul rameau), Lys eut l'étrange sensation de gagner en force et en courage. Le sourire perfide de la petite oculie – ce sourire qu'elle venait d'afficher pour la première fois de sa vie – lui avait comme brûlé la rétine… Même chez Idéaud, elle ne s'y était guère essayée de la sorte. Une courbe polie à ses lèvres et ses yeux pétillants suffisaient, d'ordinaire, à contenter la clientèle sans qu'elle ait besoin d'en faire des tonnes. Désormais, elle l'affichait aussi, et la petite licorne ne put cacher son effroi… Malhabile ou non et toute rurale qu'elle était, Lys avait cent pieds d'avance sur ses concurrentes, car dès l'instant où elle adopta l'attitude des autres jeunes filles, les archimaîtres fondirent sur la prieuse du Cerbère d'un seul regard. Ses dents droites, ses pommettes hautes et sa longue traîne d'azur capturèrent l'attention des six invités d'honneur sans qu'elle eut à se donner le moindre mal.
L'ambiance du défilé s'enhardit aussitôt. La fille-licorne ne croisa plus son œil et concentra son énergie hypocrite sur les autres concurrentes ; mais elles étaient plus d'une, à présent, à céder aux caprices de la pression. L'attaque vicieuse de la jeune fille sur Lys avait été notée, et l'intention revancharde de celle-ci, son ses airs amicaux, ne faisait pas de doute non plus. Une des prunelles dont l'Orbienne n'avait pas identifié le faisceau semblait en colère contre la licorne ; comme si elle avait déchaîné leur crainte la plus immédiate : l'ambition de Vorcemyr. D'autres avaient cessé de discuter pour se concentrer sur leur propre personne, les lèvres pincées. Lorsque le Pot d'or fut sonné à travers le couloir, pour la deuxième fois, les prieuses se remirent à la file. La jeune fille qui portait la couleur de ce même pot rejoignit aussitôt la scène et, à sa totale surprise, Lys l'entendit entonner à plein poumon quelque chanson de son quartier. Béate, elle se tourna vers ses camarades pour glaner leur appréciation de la démonstration. Aucune n'avait eu la moindre réaction… La deuxième oculie chantonna aussi longtemps. Même si la suivante laissa planer une voix douce et timide, dans le couloir d'azur, elle chanta elle aussi et Lys comprit son erreur beaucoup trop tard ; en s'efforçant de ne pas laisser voir sa déconvenue sur son visage. Du chant ! Lys était incapable de chanter. Tassaud y avait mis de l'entrain, mais ses tentatives de leçons musicales avaient lamentablement échoué. Sa fille adoptive n'avait ni le rythme, ni la justesse, et sa voix se brisait d'elle-même à la moindre hauteur. Et voilà qu'elle devait se produire sur scène. Pas une seule fois Ambroise n'avait mentionné cela…
En parcourant le podium de nouveau, Lys retrouva de sa détermination. Si elle avait peur de perdre pied, sur l'estrade glissante, les archimaîtres qui s'y agglutinaient semblaient déjà conquis par le moindre de ses gestes et elle songea, dans une pensée à peine consciente, à la ribambelle de rameaux qu'elle aurait pu essayer d'invoquer pour les tenir en place… Pourtant, un seul d'entre eux lui surgit devant les yeux à la manière d'un rêve éveillé. Une tige épaisse aux reflets roses, dont les bourgeons évoquaient les fleurs nocturnes du jardin de Tassaud, jaillit des profondeurs de la Colline en sinuant à travers les sols du fief. Elle creusait la terre, et le relief, et l'Astropôle, et les marches de l'Observatoire pour se faufiler au cœur de l'Atlas, dans son couloir fermé. Lys s'aperçut de l'aisance avec laquelle elle manipulait l'Arbre. Elle s'était trouvée seule, face au bon Topaze La-Crique, des Glycines, quand elle l'avait étranglé pour sauver sa vie. Elle avait su se débarrasser de Doperic ; et se lier à Lancelune ; et forcer le tiroir de Fludvia… Mais lors de ses plus belles démonstrations, la foule semblait de mise. L'excitation, les mille sentiments exacerbés et contradictoires de son entourage pesaient sur elle, et aidaient à extérioriser sa propre volonté . Les archimaîtres et leurs partisans laissaient émaner des effluves de désir ; et Lys, les paupières closes, s'en abreuva abondamment.
Elle se mit à réciter les douze vers promis. À en croire leurs visages subjugués, les archimaîtres n'y décelèrent aucune erreur – ni altération trahnienne. Sans émettre la moindre note, elle titilla leur impatience une minute, décidée à ne rien dévoiler de la terrible musicalité de sa voix chantée ; et se contenta de parler, de plus en plus fort, et avec un aplomb que nul n'osa interrompre. À mi-chemin du texte, alors qu'elle tentait d'honorer la constellation du Cerbère, elle sentit qu'elle allait réussir.
La tige progressa à vue d'œil, se divisa en deux, trois, cinq, puis cent branches distinctes et les murs d'azur furent rapidement couverts d'une nouvelle tapisserie aux motifs végétaux. Lorsque le couloir entier eut été parcouru par les reflets de l'originel, les branches s'estompèrent comme si les cartographies géantes s'en imprégnaient puis elles disparurent, sans interrompre le grouillement humide qu'elles produisaient en se faufilant dans chaque interstice. Le corridor entier semblait gorgé par l'éther, sans que le moindre de ces maîtres ne s'en aperçoive. Au lieu de lever la main (ni même le petit doigt), Lys invoqua la magie lunaire par le simple son de sa voix sans avoir aucune idée de la manière dont elle s'y prenait pour maîtriser le sortilège ; et laissa la vibration de sa gorge emplir tout l'espace entre elle et ses admirateurs. Si la mélodie n'avait rien de très heureux, elle fit son petit effet aux rameaux de l'originel qui lui répondirent avec une voix plus éthérée encore… Aussitôt, la chanson spectrale s'éleva d'entre les murs ; et les vaguelettes, les tournoiements de vent, les latitudes et les longitudes des cartes maritimes se mirent à dériver, à voguer et à se croiser sans plus tenir compte de l'atlas initial. Le mot « lyserion », près de l'entrée, parut s'étendre comme un élastique… Une corne souffla comme s'ils s'étaient trouvés près des côtes et le reflux régulier de la mer parvint à leurs oreilles sans que personne ne puisse en déterminer la source. Lorsque le vent capricieux fut retombé, et les cartes immobiles de nouveau, les maîtres laissèrent le silence flotter un instant, à sa place, avant d'éclater en applaudissements joyeux. Ils étaient admiratifs. Quant à Ambroise, même à distance, elle le vit nettement pleurer de joie… Lys retourna en coulisses d'un air serein.
– Messieurs, messeigneurs ! rugissait le chevalier Astral, dans son armure étoilée. Je ne crois pas avoir jamais entendu pareille composition ! C'est une œuvre d'envergure que l'oculie a déclamée !
– Ça n'avait rien d'une chanson, gronda la voix d'une candidate, dans le dos de Lys.
La licorne était de retour, incapable de feindre l'indifférence plus longtemps… Trois autres jeunes femmes la flanquaient, cette fois, en la dévisageant vertement.
– C'est de l'alchimie, admit Lys.
– Forcée, je parie ! répliqua la licorne. Quand les archimaîtres sauront que tu as utilisé des transmutations prohibées, ils te retireront le titre – et te foutrons au placard !
– Oh, mais ça ne t'assurera pas la victoire. Il y a encore dix autres filles, pour te la tirer sous le nez… Tu comptes les calomnier une par une ?
– Tu utilises de jolis mots, l'étrangère. Mais je vois bien que tu viens d'en bas. La Ruade de la licorne l'emporte tout les ans, tu entends ? Une fois que tu seras à terre, personne ne pourra se mettre entre ce titre et moi.
– Alors, pourquoi vous perdez votre temps ? demanda Lys à ses trois comparses, qui ne pipaient mot. N'avez-vous rien d'autre à faire ?
La licorne leva un index impérieux – comme pour leur interdire de répondre – et reprit de son ton le plus menaçant :
– Je sais me montrer généreuse.
– Ah, je vois ! Les autres places du podium ont leur récompense à soutirer de l'affaire ! Quelle part de ton butin promets-tu, à celles qui s'écartent pour te laisser savourer les plaisirs de la couronne ?
– C'est une houlette d'or, que les maîtres délivrent, imbécile ! Narcisse a glissé quelques bons coups dans sa manche, cette année. Soit. Mais tu restes une étrangère ! Tu ne sais rien du Cerbère… rien de l'Astropôle, rien de la Colline ! Tu n'honores même pas notre fief ! Es-tu seulement oculie ? De quelle vertus fais-tu preuve, dans ton pays ?
Lys approcha d'un pas, les yeux orageux, et toisa la jeune fille d'un air glacial. Elle avait le pouvoir de lui faire embrasser le tapis sur l'instant, et d'un claquement de doigts. Sans desserrer les dents, elle déclara :
– La seule de mes vertus qui te concerne, c'est ma patience. C'est grâce à elle que je ne t'ai pas encore faite taire.
La licorne rouvrit la bouche, mais n'en sortit rien et préféra reculer. Lys savait qu'elle l'intimidait – car, pour la première fois, elle s'intimidait elle-même. Je suis tout à fait sérieuse. Un mot de plus, et je te la ferme ici, et maintenant… Les quatre prieuses allèrent s'installer dans leur coin, de l'autre côté du rideau, en la regardant d'un air venimeux. Sans leur accorder le plaisir de son intérêt, l'Orbienne marcha vers la fenêtre, devenue son propre coin informel. À travers les carreaux, elle espionna de nouveau les quelques étages de l'Observatoire. Trois balcons au moins surplombaient son corridor, et maints ponceaux courraient d'une aile à l'autre. D'un côté du pôle, l'édifice touchait terre à sa manière cossue ; mais de l'autre, il dominait une vue impressionnante, creusée dans les reliefs du sommet. La bâtisse biscornue s'élevait vers les astres en plantant son bulbe le plus ample dans les premiers nuages. Environ quinze mètres ; soit cinquante pieds, ou encore soixante-quinze marches d'escaliers la séparaient d'une aura jeune, frêle, rouge et coupable. Elle l'avait découvert, en imprégnant les murs de l'édifice de sa seule voix. Quelques secondes à peine la séparaient de Temmon La-Corde.
– Messieurs les archimaîtres ! déclara le pasteur. Pour leur dernier passage, nos jeunes et splendides oculies vous ont réservé leurs meilleurs atours ! Toutes les prunelles du géant sont magnifiques – nous le savons –, mais une seule d'entre elles peut tenir notre houlette d'or. Une seule se portera témoin du rituel. Quelle bergère le géant choisira-t-il, ce soir, je vous le demande ?
Sans se détacher du carreau, Lys écouta l'annonce enthousiaste. Elle cherchait un itinéraire sûr, à travers le dédale du musée astronomique… Le concours n'allait plus tarder à s'achever et elle devait rejoindre la fête privée de La-Comète avant de se voir adulée par tous les stylistes du pays. L'œil attiré par une lueur soudaine, sur le trottoir, elle trouva une litière élégante, bien qu'assez étroite comparée aux voitures fastueuses garées dans l'allée. Un homme athlétique en sortit vivement et son visage glabre, aux traits tannés par le soleil, apparut sous le lampadaire. Lys nota à peine le luxe étalé sur son uniforme et la cire qui graissait ses cheveux noirs… Ce fut son sourire, blanc et trop charmeur, qu'elle repéra en premier. Sans crier gare, le garçon pivota vers la fenêtre et écarquilla aussitôt les yeux. Lys se pétrifia, en se rappelant le jeune soldat aux façons de marin qu'elle avait rencontré dans son train pour la Cité… Le souvenir de son lourd parfum lui revint brusquement en mémoire. De son air étonné, il lui rendit son regard ; et Lys comprit à quel point elle était ennuyée. Il ne l'avait pas seulement remarquée : il l'avait immédiatement reconnue. Fiche le camp, soldat ! pensa Lys pour la seconde fois… Le pasteur déclamait toujours :
– Les vertus que défend notre Colline ont des origines cosmiques. Doute et savoir. Aelfric disait : « Quand tu t'englueras dans la certitude, tu t'en extirperas par le doute ; et quand tu te mettras à douter du géant lui-même, il te donnera le savoir ». Levons nos verres, mes amis, à notre Dieu-berger, à chacun des astres de son vêtement ; et à sa bienveillance !
Les flûtes tintèrent dans le long couloir, et quelques rires s'élevèrent.
Lys ne connaissait pas les vertus de tous les fiefs. Force et devoir, au profit de la Bastide, indiquait la marche à suivre au Fort… La loyauté à la fédération et le goût d'un travail acharné en sa faveur habitait le cœur de la plupart des mineurs. Mais c'était la formulation Honneur et courage, autrefois, qui commandait à ses hommes. Lys savait de longue date la devise du Chenil, voisin de son fief : Dévotion et détermination, comme ses limiers infatigables – mais ignorait son précepte de jadis. Quant à la 11e baronnie, Le-Moulin, Bergota l'évoquait en rappelant plus souvent Le blé est d'or que le récent Labeur et sacrifice imposé par la Cité. Apparemment, La-Colline devait douter de tout – sauf de son berger.
– Messeigneurs ; je vous demande d'applaudir, une ultime fois, notre candidate du Pot d'or ! (et l'oculie se précipita sur scène).
Lys sentit l'angoisse monter de nouveau ; car l'apparition du jeune marin, sur le chemin éthéré de ses décisions, jetait une note discordante dans une mélodie qu'elle ne s'était pas vue composer. Si les signes qu'elle percevait de l'originel étaient réels, le garçon – visiblement de haute naissance – avait à voir avec son cas… Il s'apprêtait donc à croiser sa route. Par la lune rousse, que n'est-il pas venu au seul endroit où je me trouve ? En inspirant profondément, Lys s'élança à son tour à travers le rideau pour enfin exposer le talent d'Ambroise La-Serre.
Il n'y avait rien de plus facile, tant la tenue parlait d'elle-même. Cette Dame de Lilas, dont le trésor était teint en bleu, avait sûrement dû sentir l'étoffe glisser comme un murmure sur la peau de son dos, elle aussi. Elle avait probablement apprécié la soie et complimenté le corsage. Les mailles de la longue traîne, comme jetées par un bateau de pêche sur l'estrade cirée, lui donnaient l'air d'une sirène, étrangement décomposée. Pas le genre qu'imaginait Bobine, à l'orphelinat… Lys avait mémorisé les instructions de son styliste. À son signal, elle devait dénouer sa chevelure. Quand elle aperçut le pouce levé du garçon enthousiaste, elle tira la broche et laissa ses mèches d'ébène tomber en vives cascades sur ses épaules d'azur. Elle ne s'attendait pas, cependant, à sentir le veston de son habit se détacher à son tour, pour révéler ses bras laiteux et couvrir sa taille d'une nouvelle couche de tissu étincelant… On aurait dit une peinture, vernie et craquelée, à la main experte en sensation. Le bleu de l'eau et du ciel s'y confondaient tel un horizon de soie. Les six archimaîtres en restèrent pantois.
L'instant suivant, la licorne arrivait dans une ruade, l'air intensément choqué de n'avoir guère attiré l'attention sur le spectre de couleurs qui bariolait son costume réfléchissant. Lys crut qu'elle acceptait la défaite, en faisant la démonstration de toute sa colère ; mais l'oculie n'en resta pas là. D'un poing rageur, et comme si les maîtres et les chevaliers ne pouvaient rien voir, elle arracha le ruban épais qui tenait la traîne de Lys. Celle-ci, décontenancée, regarda le ruban se dérouler comme une rivière, aussi vif et miroitant qu'un courant de montagne, en allant couvrir la traîne de petits larmes de cristal. Un « oh » d'admiration s'éleva de la foule – et Lys entendit Ambroise éclater de rire. Quel roublard, songea-t-elle. On l'aurait prise pour la reine des océans. Sans qu'il ne soit plus question de délibérations, les convives l'applaudirent à tout rompre, et l'un de ces alchimistes avinés tenta d'atteindre son pied, pendant que les candidates suivantes venaient parader à leur tour. Ambroise siffla à son adresse, ravi.
Le Pot d'or sonna pour la quatrième fois, et le pasteur subjugué se glissa parmi les participantes pour saisir la paume de Lys. Son corps était maigre, mais il avait une bonne poigne et ne la laissa pas se dérober quand elle voulut pivoter vers les coulisses. De son ton le plus satisfait, le prieur déclara :
– Cette année, c'est la prunelle du Cerbère qui portera la houlette d'or, devant le géant, pour saluer nos invités d'honneur. Doute et savoir !
– Doute et savoir ! chantèrent les savants.
Une minute plus tard (et tandis que ses camarades étaient remerciées), Lys se retrouva plantée à côté du Pot d'or, une grande houlette à la main, entre le pasteur et les six bonhommes bienheureux. De l'autre côté du couloir, Ambroise semblait déjà en grande conversation avec un journaliste radieux. Ne va pas trop en dire, s'il te plaît… On la somma de se taire, de sourire, et d'agiter la houlette au-dessus de la tête de chacun des érudits. Le pasteur récita un, deux ; et finalement douze versets du Codex de sa voix la plus monocorde. La licorne fut encadrée par deux types furibonds, alors qu'elle tentait encore de les mordre pour échapper à leur garde et foncer sur la lauréate. L'Atlas tout entier parut louer la grandeur du Dieu-berger. Et puis, presque aussi vite qu'elle avait pris feu, l'ambiance retrouva quelque sens de la mesure. Lys fut autorisée à passer aux toilettes ; et en profita pour se précipiter sur la fenêtre close. Il faut que je monte. Tout de suite. Chaque seconde passée à s'exhiber l'éloignait de Temmon, qui risquait de quitter sa propre soirée. C'est le moment ! D'un rameau furtif, elle brisa le loquet et ouvrit grand les battants. En jetant un coup d'œil vers le rideau de velours, pour s'assurer de n'être point espionnée, elle se trouva espionnée en effet, et sursauta bruyamment quand une silhouette élancée s'invita en coulisses. Lys contempla l'arrivant.
Il souriait, et la fixait de ses yeux presque aussi foncés que les siens… Le jeune marin de la Cité (et vraisemblablement, au dernier moment) s'était décidé à grossir les rangs d'une réception déjà bien animée. Il ne faisait aucun doute qu'il était attendu en d'autres lieux – à la fête de La-Comète, je parie – mais le garçon sembla parfaitement à son aise en infiltrant le vestibule pour l'y trouver, penaude. De sa voix élégante, il lança :
– Je savais que je te reverrais.
– Tu ne t'es pas trompée.
– L'oculie-en-chef t'appelle Vorcemyr Tassaud.
– Ne le devrait-elle pas ?
Elle se sentait dégainer d'instinct. Le marin reprit :
– Ne le prend pas mal, mais tu n'avais pas franchement l'air d'une oculie. Ni ce soir, ni mercredi dernier, dans ce train…
– Ce dont j'ai l'air ne te concerne pas, soldat.
Son sourire s'élargit.
– C'est ainsi que tu t'adresses à moi ?
– N'es-tu pas un soldat ?
– Entre autres choses…
– Pour lesquelles je n'ai pas de temps. Si tu me le permets, j'ai un portrait à offrir.
Elle pointa le rideau de l'index.
– Tu étais moins coquette, à la capitale. Une vraie fermière. La route a été longue ?
– Entre autres choses.
– Et je suis sûr, assura le garçon, que tu as mieux à faire dans cet Astropôle, que de jouer les cintres ambulants pour un vieux créateur vaniteux ?
– Et toi, qu'as-tu à y faire ? Quelle est cette soirée, que tu honores de ta présence, dont les convives n'ont point de vanité ? Ton seul parfum me fait tourner la tête.
Le jeune marin éclata d'un grand rire réjoui, les yeux pétillants.
– Touché, admit-il. Et ravi de t'écheveler.
Il approcha d'un pas léger, l'air à peu près aussi assuré que le prophète Aelfric face aux partisans du géant. Son sourire se mua en rictus.
– J'ai fait un saut en Bastide (il mit l'emphase) après avoir fait ta rencontre… C'est là que mon père travaille. J'ai salué le Conseiller de la Cité, dans la Galerie des Globes. Mais je n'ai pas pu rester bien longtemps… Ma mère tenait à ce que je me montre à la réunion des grands… Alors, me voilà ! (il s'appuya nonchalamment contre le mur). Ça te suffit ?
Mais il savait qu'il avait fait mouche, et Lys ne put s'empêcher de répéter :
– La Galerie des Globes ?
– Oui, souffla le marin. La salle du trône, je veux dire… (il tendit une main hâlée). Je suis Evan De-la-Baie. Fils du Capitaine Anton, et de Morgane Du-Phare.
Une série de pensées fulgurantes traversa l'esprit de Lys. D'abord, elle eut un mouvement de recul en entendant le nom alambiqué de ce noble, surgi de nulle part… Ensuite, elle voulut tenter d'afficher son plus beau mépris, pour signifier qu'aucun des éminents de la fédération ne l'effrayait. Mais finalement, elle se pétrifia en voyant le patronyme plus que familier flotter devant ses yeux écarquillés : De-la-Baie. Le garçon était-il… ? Vient-il vraiment de dire… ? En reconnaissant les traits du Capitaine de la flotte navale de l'Arbre, dans le visage serein de son héritier, Lys ne trouva rien à répondre. Il disait la vérité. Le fils De-la-Baie. Un jeune homme, probablement du même âge, né et éduqué parmi les flots, dans la mer du 3e fief. Tout ce que j'aurais voulu être…
Elle le laissa serrer sa paume faiblarde, et retourner au rideau d'un pas souple.
– Je te laisse à ton portrait, conclut-il. Mais j'espère te revoir !
– Pourquoi ?
– Pour savoir qui tu es !
Et il fila sous l'étoffe. Son parfum demeura au vestibule. Merde !
Pourquoi n'aurait-elle pas été oculie, d'abord ? Qu'est-ce qui la rendait si peu convaincante ? Sûrement mon caquet, songea-t-elle d'un air sombre. Celui que sa tutrice lui avait appris à garder grand ouvert ; y compris et surtout face à l'autorité. Ce marin prétentieux sait-il seulement quelque chose des ordres oculistes ? D'après Bergota, le Codex assurait que la femme servait de lentille, pure et diaphane, à l'œil avisé du géant tandis que l'homme en glorifiait la beauté. Les prunelles-de-verre, sublimes et intactes, étaient tenues d'offrir leur lumière au temple local en se pliant aux traditions millénaires. Il y avait aussi quelques rituels d'offrande, de méditation ou d'expiation à mémoriser – et Bergota les exécraient tous : sorcière-au-poteau, ruisseau-rouge et roue-de-fer… C'était la raison pour laquelle Lys n'avait jamais fait sa classe d'oculie. Ça, et le passé de Veuve noire de sa sorcière de mère.
Quand elle se fut trouvée au milieu de l'estrade, encerclée par les convives les plus enjoués, piégée entre six archimaîtres ivres morts et deux journalistes voraces, on apporta l'appareil photographique qui grinça sur deux paires de roulettes. Un énorme voile noir couvrait sa face alors qu'un énorme soufflet rugissait à l'arrière. Lys étudia le photographe, sévère et moustachu, pendant qu'il actionnait une ampoule grésillante, puis chercha Ambroise du regard. Elle le vit assailli de questions par le chevalier Vert ; et ne trouva aucune bonne raison de se détourner de l'objectif. L'idée fendit son esprit une fraction de seconde avant que la vapeur d'argent ne s'élève vers le plafond ; et elle cligna des yeux en se perdant dans les racines de l'Arbre originel. Quand l'éclair blanc scinda le corridor, la musique cessa, l'odeur âcre s'évapora, la lumière fut couverte de lierre inextricable et Lys flotta vers le néant… jusqu'à ce qu'elle rouvre les paupières. Le photographe sembla satisfait (et étrangement lunaire, un court instant). Il l'ignorait encore, mais son cliché, bien qu'expert quand il s'agissait de soie, sortirait intensément flou au niveau du visage. La Veuve anonyme de la Colline, songea-t-elle sombrement. C'est tout ce que je peux t'offrir, Ambroise !
Puis elle profita du répit qu'on lui accorda pour congratuler les archimaîtres ; et elle se lança aux trousses de La-Corde. Lys regretta la brosse de Lusanth, restée dans son sac à la Maison Narcisse ; puis se rappela qu'elle n'en avait plus tellement besoin. En projetant son aura dans l'édifice aux mille cartes, elle espionna le sentier éthéré qui affluait sous la moquette. Il est là. Esquivant les érudits – de plus en plus incohérents –, Lys quitta le couloir et se jeta dans le salon où Ambroise l'avait conduite deux heures auparavant. Celui-ci l'y rattrapa sur-le-champ, et l'intima de faire demi-tour :
– Où est-ce que tu vas, comme ça ? Le Parascope veut nous interroger ensemble !
Lys le couvrit d'un regard ému. Le bruit, les éloges, les caresses indésirables et les panaches de fumées leur avaient donné le teint rose à tous les deux… En effleurant la robe océan du dos de la main, elle murmura d'une voix haut perchée :
– Je m'assurerai que la tenue te soit rendue, intacte.
– Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ?
Le garçon étudia son regard tempétueux.
– Tu pars ? Maintenant ?
Il n'en croyait ni ses yeux, ni ses oreilles. Sa verve infatigable semblait prise de court. Béat, et l'air profondément déçu, il l'écouta déclarer :
– C'est pour ça que je suis venue, Ambroise. C'est ma dernière chance.
Quitter les gens qu'elle affectionnait paraissait inévitable, à présent.
– J'espère au moins, murmura le styliste, que celui que tu traques, ce soir, est coupable d'avoir suscité la passion d'un fol amour, pour que tu sois si pressée de le trouver ?
Lys hocha la tête, ses cheveux dénoués étalés sur les épaules. Non.
– Alors, ça ne vaut pas le coup, ajouta-t-il.
Le styliste regagna le couloir et, les yeux humides, lui claqua le battant au nez. Lys resta immobile une longue minute, comme une statue Ancienne. Mais un cri de joie lui parvint, depuis les étages supérieurs… Le cœur brisé et le front brûlant, elle balança ses chaussures à talons hauts sur la moquette et bondit vers l'escalier. Une pendule aux formes austères ornait la cage d'ascenseur. D'un œil assuré, la jeune femme regarda ses aiguilles pointer vivement vers le douze. Elle grimpa les trente marches à motifs blancs et bleus, plus étoilées que le plafond, en cherchant l'horloge de l'étage suivant. Mais ce fut un astrolabe rutilant, planté au milieu de la bibliothèque, qui pivota lentement vers l'aile ouest de l'Observatoire. Reprenant une chasse horizontale, Lys laissa la traîne de sirène flotter à ses chevilles, en maudissant le manque de confort de la tenue… Un gros coucou d'étain sifflota à son adresse pour l'inciter à prendre à gauche. Là, elle trouva le ponceau qui surplombait l'étage, et fila de l'autre côté sans croiser une âme. Plusieurs fenêtres brillaient, dans les hauteurs. L'une d'elles au moins laissait échapper la bonne humeur de la fameuse réunion. La ligne d'acier qui traversait la Colline refit surface, en suivant le même chemin qu'elle jusqu'au sommet du bâtiment. Enfin, le sentier éthéré la mena à une porte-levis et Lys sentit son cœur se reconstituer pour se mettre à battre la chamade. Il n'y avait ni garde ni guichetier, à l'entrée de la salle (et aucune affiche, cette fois) ; mais une lucarne de verre fumé, enfoncée tel un œil à la surface du battant. Lys joignit les poignets pour former un calice de ses mains, et déclara tout-de-go :
– Flamboyance.
Le battant s'ouvrit aussitôt. La pièce était vaste, haute, taillée dans une pierre rose et blanche. Ses briques formaient un dôme parfait, strié par une fente épaisse aux rebords mordus par de longues tiges de métal. Un cylindre, de la taille de deux litières, jaillissait du parquet tronqué, emplissait l'espace telle une cage d'escalier trop avare et pointait sa lentille démesurée vers le ciel de l'automne. Le télescope était recouvert de centaines de petites inscriptions tassées, alignées en pans d'érudition stellaire, et jetait un éclat argenté sur le reste de la chambre circulaire. Autour de la lunette géante, une trentaine de nobles, de bourgeois et d'alchimistes (dont les couleurs variaient presque autant que les âges apparents) échangeaient allègrement ; et ils semblait plus fortunés que les bougres de l'étage inférieur, si toutefois c'était possible… Lys marcha droit vers eux. C'était la première fois de sa vie qu'elle pénétrait le sommet d'un chef-lieu. C'est la résidence du baron. La ligne d'acier disparaissait au centre de l'édifice, mordue dans son élan par l'orifice qui laissait voir le télescope, pour reprendre sa course de l'autre côté de l'observatoire. À sa gauche, un groupe de musiciens guindés faisait sonner quelques harpes extravagantes, accompagnées d'un instrument étrange, plat et bourdonnant. Et à droite, un buffet fabuleux, qui sentait bon le faisan, la truffe et le mousseux. En face, égarée dans un horizon nuageux, l'aura juvénile de Temmon La-Corde.
De Rubric à Lesta, de Lesta à Temmon, de Temmon à Abaustus… Les silhouettes sans visage se mirent à chuchoter à son passage. Pourtant, elle ne sentit aucune peur ni crainte. Pas même de la méfiance. Lys savait pourquoi. Elle connaissait le code, le mot de passe et l'horaire de l'événement. S'il paraissait étrange de la voir débarquer seule, elle n'en restait pas moins apprêtée comme une comtesse ; voire, une baronne. Tous se mirent à l'étudier, sans oser l'aborder, alors qu'elle parcourait l'observatoire. La traîne voleta derrière elle, ses cheveux l'imitèrent, et quelques voix s'élevèrent :
– Qui a invité cette fantasque créature ?
– Ne disiez-vous pas que la comtesse Du-Bassin était conviée, Monsieur Rosier ?
– La comtesse est en Chenil pour la semaine, chevalier !
Le visage de l'officier flottait dans la foule, à quelques mètres de là. Son petit air de fouine effrayée semblait déplacé parmi la horde d'avides marchands.
– Morgane Du-Phare ? proposa quelqu'un.
– Morgane Du-Phare est une belle dame, répondit un autre, mais elle a vingt ans de plus que cette prunelle !
Un vieillard chevrota :
– N'est-ce pas là une prétendante idéale pour le seigneur Olive ?
– Par le géant, est-ce qu'elle est pieds nus ?
Lys ignora toutes leurs remarques. Les effets combinés de la magie, de la tenue et de ses propres traits lui donnaient une telle allure, une telle prestance qu'elle-même ne se sentit pas plus vulnérable qu'un des murs de pierre. Elle ne se demanda pas quels maîtres fameux l'observaient, et ne chercha pas à croiser le regard de qui que ce fût ; ni à s'en détourner. Il aurait suffi qu'un éminent du Fort, habitué du Miteron, se trouve sur les lieux pour qu'elle soit immédiatement appréhendée. Il aurait suffi que le brave Lesta Le-Rouge ait réussi à s'émanciper de son Foyer Vorpal (et des entraves de Fludvia Ponceau) pour qu'elle le voit apparaître au sommet du 10e fief. Si un seul de ces types à collerette se décidait à lui faire décliner son identité, il y avait de grandes chances pour que le nom de Vorcemyr Tassaud éveille quelque soupçon. Ni Vorce, ni Bergota n'était célèbre, en Colline ou ailleurs ; et la soirée privée de Monsieur De-la-Comète paraissait n'accueillir que de grandes figures de l'Arbre… Pourtant, Lys traversa l'étage supérieur de l'Observatoire comme si elle s'y trouvait chez elle. Plus rien ne comptait en l'instant que sa quête de vérité. Plus rien n'avait de sens.
L'officier blond ne portait pas de béret, ce soir, et s'était habillé d'un uniforme cramoisi, étroit et élégant, bien que ses longs bras et son visage pataud n'aient pas été flattés par le vêtement neuf. Comme à l'audience, au village, il avait le regard fuyant et le teint blême. Lys se demanda ce qui avait motivé La-Comète a convier Temmon, mais se souvint de la remarque d'Ambroise, à ce sujet : les gens de La-Corde possédaient des terres. Son habileté personnelle n'a sûrement rien à voir là-dedans. Plusieurs des convives se hâtèrent de contourner le télescope pour l'étudier plus aisément, entre leurs coupes de vin. Mais Temmon lui-même ne réalisa sa présence qu'au moment où elle se planta en face de lui. Il laissa mourir sa phrase et le chevalier de Ronce avec qui il discutait ne lui en tint pas rigueur. Tous deux se tournèrent lentement vers la jeune femme. Temmon, ébahi, contempla son allure marine et Lys, presque aussi grande que lui, leva une main à son adresse. Décontenancé, l'officier accepta la demande silencieuse et se retrouva à poser ses paumes tremblantes sur la taille fine de l'Orbienne. Pourtant (et contre toute attente), le jeune militaire ne sembla pas la reconnaître. Comme Evan De-la-Baie, resté à l'étage inférieur, il l'observait différemment… Lorgné par l'ensemble des invités, leur couple improbable se mit à danser autour du télescope.
– Je n'ai pas eu… l'honneur de vous être présenté, Madame ? minauda l'officier.
Rubric. Lesta. Temmon. Abaustus. Lys répliqua à son oreille :
– En réalité, nous avons déjà été introduits, officier La-Corde. Mardi dernier. Au village d'Orbe, dans le Talus des massifs. Vos camarades et vous-même m'avez condamnée au supplice du Cénotaphe.
Les yeux de Temmon s'écarquillèrent de surprise, et parcoururent son visage inexpressif ; mais il ne pipa mot, sans cesser de tournoyer. Au-dessus d'eux, la voûte du ciel nocturne donnait l'impression de déverser une cascade de diamants sur le monde chaque fois que les nuages dévoilaient son immensité. Le reste des invités poursuivit le ballet impromptu en faisant mine de ne pas y prêter attention. C'était étrange. Dans les rues fédérées, le moindre badaud curieux pouvait s'avérer dangereux. Mais au sommet de la baronnie, parmi les érudits et les politiques les plus influents du pays, personne n'osait l'interrompre ni l'interroger… Lys reprit doucement :
– Il y a cinq jours, vous m'avez laissée au fond d'une boîte. Pourquoi ?
Le petit La-Corde balbutia aussitôt :
– Je n'ai… Je n'ai jamais…
Il voulut se dérober, mais la poigne de Lys invoqua quelque rameau en renfort, et l'officier se trouva forcé de danser, et danser, sans pouvoir relâcher leur étreinte.
– Où est le lieutenant Abaustus Cabot ?
– Qui ?
– Cabot, répéta Lys, les dents serrées. Votre supérieur Rouge. Envoyé au Fort par la Cité, pour protéger les mineurs de la peur et de la misère. Celui qui m'a jugée et condamnée. Pourquoi s'en est-il pris à moi, et à ma famille ? Où se trouve-t-il, maintenant ?
– Je l'ignore ! chuchota précipitamment le garçon. Je ne connais… Je ne connais pas cet homme !
– Ne mentez pas, gronda Lys.
– Est-ce que vous plaisantez ? C'est une farce ? insista La-Corde, en essayant de pivoter vers les autres convives sans réussir à reprendre le contrôle de sa nuque raidie.
Lys voulut puiser dans son bobard, et abreuver le rameau de la culpabilité qui hantait l'officier ; mais elle-même ne perçut aucune malhonnêteté. C'était comme si le petit Rouge n'avait pas ressenti le moindre remords, ni le moindre intérêt pour son cas particulier. Ou alors, comme s'il avait cédé au déni, pour se convaincre de n'avoir point pris part à une pareille mascarade… L'aura fébrile du jeune homme paraissait inédite à son contact ; et donnait la bizarre impression d'avoir remonté le temps pour retrouver son innocence. Lys reprit d'une voix blanche :
– Quel est votre nom ?
– La-Corde, répondit-il. Lommen La-Corde. Je suis le petit-fils de La-Comète…
Elle n'eut aucun besoin de l'écouter poursuivre pour comprendre. Cette aura ; et cette sensation d'inconnu ; et cet air, presque identique – mais pourtant neuf…
– Vous avez un frère jumeau, murmura-t-elle dans un souffle stupéfait.
– Temmon, confirma le jeune homme.
Lys plongea dans ses pupilles. Par le géant !
– J'ai reçu mon invitation de Temmon, reprit-elle calmement. N'est-il pas présent ?
– Temmon a invité plusieurs personnes… Mais lui-même s'est retiré.
Ils effleurèrent le prodigieux festin, en voletant comme deux oiseaux dans la marée d'étoiles brodées. Un groupe d'alchimistes se mit à marmonner à leur passage.
– Retiré, où ?
Le dos coincé dans une posture grotesque, Lommen, presque indiscernable de son frère, ne put résister à l'impératif de vérité qu'elle lui imposait. L'air effrayé, il répondit dans un murmure :
– Temmon a fichu le camp sans prévenir quiconque – à part moi. Il n'était pas fait pour l'armée… Il y a deux jours, il est venu me trouver, ici, à La-Lentille, pour me conter son trouble. Il parlait de mythes et de malédictions. Puis il est parti – sans un bagage.
– Pour aller où ? insista Lys, de plus en plus impatiente.
– Au Moulin, révéla Lommen. Il a cédé à l'appel de l'expiation impie.
Il inspira profondément avant d'ajouter :
– Il s'est illuminé.
Cette fois, elle ne demanda pas. Elle connaissait les Illuminés de la bouche de sa tutrice. Tandis que les femmes de Trahen commandaient aux rayons de la lune, pour se faire entendre des rameaux éthérés de l'originel, les moutons de la Cité développaient leurs transmutations basées sur le legs Ancien… Mais parmi ces néo-croyants, ceux que l'on appelait Illuminés (et globalement considérés comme fous) ne se contentaient pas de croire aux divinités oubliées : ils vénéraient les Anciens eux-mêmes, et vouaient un culte à leur mémoire toute-puissante. Bergota n'avait jamais vénéré les Anciens. À vrai dire, elle n'avait jamais semblé vénérer qui que ce fût.
– Pourquoi le Moulin ? s'enquit Lys avec autorité.
– La Route illuminée y trouve un départ, précisa Lommen. Elle va vers l'Est. On dit que ceux qui cherchent l'absolution auprès des Anciens se rendent là-bas… pour y mourir.
Deux jours. C'était largement suffisant, pour gagner le pays d'Est… Temmon La-Corde était peut-être déjà totalement hors de portée. Lys ne quitta pas l'œil timide de Lommen, alors qu'ils revenaient à leur point de départ ; lui, tendu comme une corde à linge et elle, pieds nus sur le sol gelé. Alors, comme ça, l'officier se sent coupable ?
– Où ça, en Est ? siffla-t-elle. Sur le front ?
– Je ne sais pas. Je ne l'ai pas suivi…
– Et pourquoi pas ? Ne voulez-vous pas l'aider ? Qui d'autre que vous peut l'empêcher de mettre fin à ses jours ?
– Qu'est-ce qui vous donne le droit de…
Mais Lys, en tirant sur les racines, ne lui permit pas de s'offenser. La-Corde eut l'air de s'étouffer un instant.
– Temmon est particulier, d'accord ? articula-t-il. C'est loin d'être sa première crise ! On a subi ses égarements toute notre vie, mes parents et moi. Mon frère semble croire que le monde tourne autour de lui ; et qu'il doit s'arrêter, quand il est malheureux… Cela ne saurait arriver. L'un de nous doit poursuivre l'œuvre des La-Corde.
– En buvant des cocktails à des soirées huppées ? marmonna Lys.
Lommen ne répondit pas.
– Vous n'avez jamais rencontré Abaustus Cabot ? insista-t-elle.
– Non.
– Ni Angustius, du même patronyme ?
Lommen échoua à hausser les épaules, toujours ligoté par les racines… Eh bien, me voilà dans de beaux draps, à présent ! Les sentiers éthérés se jouaient peut-être d'elle ? L'Arbre originel testait peut-être sa détermination ? Non, il y a autre chose… Lys songeait au Moulin. C'était la terre natale de Bergota Tassaud. Le berceau de sa tutrice. C'était là que la sorcière, et sa jeune sœur anonyme, avaient vu le jour. Était-ce là-bas également qu'elle avait fait la rencontre… d'un amant ? Sans cesser de croire aux signes incessants de l'univers, l'Orbienne reprit d'une voix calme :
– J'ai besoin de trouver Temmon. Avant qu'il ne disparaisse. A-t-il laissé une adresse ou un itinéraire ? Un nom ? Quelque chose ?
Lommen haussa un sourcil sceptique.
– Mon frère est allé à sa mort, chuchota-t-il. Il n'a laissé aucune adresse.
Lys délia les tiges qui maintenaient l'officier, mais celui-ci resta planté là, face à elle, les bras ballants. Il était sous le choc.
– Merci, Monsieur La-Corde, souffla Lys avant de s'esquiver.
Les maires, les archimaîtres et les alchimistes la regardèrent trottiner, dans sa longue robe robe d'azur, jusqu'à ce qu'elle ait traversé les battants et quitté le sommet de l'Observatoire, et personne ne fit mine de la suivre dans le colimaçon. Deux minutes plus tard, elle surgissait dans le grand salon cartographique. Si la porte du corridor aux murs bleus était close, une petite foule s'était accumulée sur le trottoir de l'Atlas, dans la lumière des réverbères, et deux voiturettes envoyaient leurs étincelles vertes vers le ciel étoilé. La première personne que Lys reconnut, à travers le carreau, fut Ambroise ; dont la tenue digne et assurée dominait la joute. Il parlait à un soldat furieux et Lys, de son oreille astrale, l'entendit clairement exposer :
– Non, je ne lui connais pas d'autre nom ! Elle m'a dit s'appeler Vorcemyr !
Il tenait, dans ses mains, la paire de talons hauts…
– Et votre maître n'a pas pensé à vérifier son livret ?
– L'oculie était déjà sur le territoire ! N'est-ce pas votre travail, de vérifier, à l'entrée de notre belle ville ?
– Attention, le chiffonnier !
– À quelle heure a-t-elle quitté la soirée ? intervint un autre enquêteur.
– Je vous l'ai dit : il y a vingt minutes. Elle est sortie du couloir et n'est pas revenue.
Son mensonge, destiné à la protéger, lui fit la sensation d'un coup à l'estomac, et Lys se faufila comme une ombre de l'autre côté du porche, pour étudier le reste de la foule. L'oreille tendue, elle écouta un gros chevalier patibulaire déclarer :
– La rumeur parle d'une Veuve noire de Trahen, venue hanter les terres fédérées… Elle prendrait l'apparence d'une magnifique jeune femme aux yeux bleus – pour séduire les hommes d'influence et leur soutirer de l'argent ! Plusieurs témoins affirment que deux filles, dont l'une au moins correspond à cette description, ont usé de magie pour fuir le Cirque itinérant de l'Allégresse, en vallée, il y a deux jours…
L'oculie-en-chef de l'Atlas postillonnait furieusement au visage du bougre qui prenait sa déposition.
– La prieuse m'a assuré être venue en Colline sur demande de son pasteur… Mensonge ! Benoist L'Épis est mort Mardi dernier, avec notre Roi-berger ! Je le sais ! Comment a-t-elle pu recevoir un ordre de Vardent trois jours après son décès ?
Vieille fouine que tu fais !
Sur la chaussée, la petite licorne rose, en pleine ruade, déversait sa bile dans le gosier d'un soldat qui avait visiblement mieux à faire que de l'écouter déblatérer :
– Elle a jeté un sort, je vous dis ! En plein milieu du défilé ! Même sa robe était soumise à un charme ! Elle a levé la main, et les murs ont commencé à chanter !
– Les murs ont commencé à chanter ? répéta le soldat.
Il jaugea l'oculie impatiente.
– Combien de coupes avez-vous bues, ce soir, chère prieuse ?
Mais la licorne n'était pas la seule à crier gare, en évoquant la magie. À six pas de là, le passant éberlué que Lys avait sauvagement alpagué, en entrant à La-Lentille, subissait l'interrogatoire d'un alchimiste suspicieux.
– On aurait dit une sorcière. Elle m'a immobilisé d'un claquement de doigt ! Et elle a juré de me changer en grenouille si je parlais d'elle à quelqu'un ! Vous devez faire quelque chose, je vous en prie ! Regardez ! J'ai déjà deux verrues, juste ici – et là…
– On a passé la Maison Narcisse au peigne fin, trancha l'alchimiste voisin. On y a trouvé un sac, un manteau, et une tenue de bergère. Mais aucun Éther.
Lys se félicita intérieurement de sa précaution.
– Le vieux Narcisse ne t'a pas fait de misères ?
– Tu rigoles ? Il est ravi. Il dit que la disparue lui a offert sa meilleure publicité.
Le portrait flou ne lui déplaira peut-être pas tant ! Elle se dépêcha de quitter les ombres du salon. La réunion des grands risquait fort d'être perturbée par l'enquête des soldats fleuris – et Lommen La-Corde n'avait pas l'air aussi têtu qu'Ambroise… Levant à nouveau l'index vers les toits de l'édifice cossu, elle regarda les horloges, les boussoles et les appareils radiophoniques pointer leurs aiguilles innombrables dans la direction souhaitée. Esquivant les archimaîtres et les enquêteurs d'un bon pas, elle pénétra l'aile nord, franchit la passerelle d'acier qui surplombait les jardins, longea l'étage inférieur du télescope géant et s'aperçut qu'il lui faudrait ramper pour passer sous la barrière du bâtiment mitoyen. Avec un frisson, Lys dévêtit hâtivement la robe de la Dame aux Lilas et plia le vêtement qu'elle enfouit dans une niche de marbre et de fer forgé. Puis elle se laissa penser à Ambroise, une fraction de seconde ; en regardant l'étincelle bleutée qui fusa de la niche pour hurler vers le ciel. Pour toi seulement, mon ami ! Enfin, elle se glissa sous le grillage et trouva un colimaçon étroit, ouvert aux vents, qui la conduisit au pied de l'Observatoire. La porte Nord de l'Astropôle, proche, menait au faisceau du Pot d'or, mais Lys se précipita dans les allées pour contourner la résidence du baron et revenir à son point de départs… Enfin parvenue près du chenil, elle siffla dans la nuit.
Moins d'une minute plus tard, le grattement de pattes furtives sur les feuilles mortes se fit entendre, une grille de fer déchira les ténèbres et Pouilleuse, plus excitée que jamais, surgit sur le sentier pavé en couinant d'impatience. Personne ne remarqua la petite bête vagabonde et Lys ne put retenir la chienne de lui sauter dans les bras, en léchant abondamment son visage maquillé. Sous son ventre grisonnant, attaché par un linge inextricable, L'Éther de Trahen pesait son poids.
– C'est bien, ma belle… Tout va bien… Je suis là…
Prodigieusement ragaillardie par la présence de la chienne moustachue, Lys se sentit redoubler de confiance. La loyauté, et l'amitié instinctive que Pouilleuse assurait à son égard semblèrent parcourir ses veines comme un élixir dopant. Elle était entière de nouveau… Qui es-tu, ma jolie ? songea-t-elle en déposant trois caresses sur le crâne du familier. La lune parut briller plus fort, et les courants éthérés (qui noyaient les deux comparses) se mirent à miroiter tels des mirages étincelants. Lys prit le contrôle. C'était agréable. Elle commença à marcher. À chaque pas qu'elle faisait sur les pavés, la toile à peine visible (à la façon d'une toile d'araignée tissée sur le pôle) tremblotait et ondulait jusqu'au réverbère suivant. La chienne enchantée produisait un effet similaire en laissant quelques arcs incandescents sur le sol gondolé… Il était clair, en l'état, que Lys n'avait plus besoin de sort ni de formule ni de comptine pour utiliser la sorcellerie. La lune éclairait le sentier d'elle-même, et elle n'avait qu'à marcher… Sa vision suffisait à discerner les racines étendues sur le monde. La sensation était folle. Volonté. Liberté. Pouvoir. Les mains serrées sur son livre, aussi pâle qu'un spectre en chemise et culottes longues, l'Orbienne traversa l'académie sans aucun mal. C'était leur propre visage béat que les noctambules croisaient, dans le miroir de son œil, sans rien savoir de sa propre apparence. Elle passait comme une comète invisible, plus muette et furtive que le vent dont elle avait pris le nom. Le funiculaire l'emmena jusqu'au pied de la Colline.
Quand elle croisa, cette fois-ci, plusieurs dizaines d'artères affairées parmi les rues de La-Lentille, Lys sentit sa maîtrise de l'éther faiblir. Trop de silhouettes noires et d'intentions contradictoires se fracassaient dans les motifs de la toile cristalline, et elle s'aperçut qu'il devenait plus difficile de contenir son apparence devant tant de monde. Le front luisant de sueur, elle consuma le reste de son énergie en persuadant un cocher de la prendre, gratuitement, à bord de son fiacre. Elle intima le bonhomme de foncer à la frontière, au plus près du Moulin, en esquivant les tours de garde. Le bougre obéit et lança son engin dans l'avenue pentue qui encerclait la Colline. Une fraction de seconde plus tard, le fiacre fit une violente embardée ; un autre véhicule s'enfonça dans le flanc droit de la carrosserie ; et Lys fut projetée, à travers la portière, sur l'herbe roussie.
Pouilleuse jappa de douleur quand le fiacre s'écroula sur elle. Une gerbe verte éclaira le ciel un instant, l'odeur du cuir brûlé se répandit, et Lys sentit un pan de bois trancher la chair de sa jambe nue. Les yeux larmoyants, elle se dégagea des débris d'un coup d'épaule et se hissa sur sa jambe valide pour bondir vers la chienne. Celle-ci hurla à la mort quand Lys eut soulevé la portière cabossée. De l'autre côté du fiacre, tout près d'un cocher assommé, la voiturette d'une garnison fleurie envoyait ses lueurs roses sur la fugitive.
– Elle est là ! s'exclama une voix enjouée.
Le soldat ouvrit sa portière… mais ce fut au tour de la garnison de recevoir une litière à vapomoteur de plein fouet, et l'engin brocardé, pourvu d'un moteur sifflant, se jeta sur la voiturette en envoyant valser ses deux conducteurs. Lys sursauta, Pouilleuse aboya et une seconde gerbe d'étincelles explosa vers le ciel quand la garnison roula sur la chaussée pour finir dans le ravin herbeux. Au volant de la litière se trouvait un jeune homme à la silhouette élancée, le teint hâlé et les dents droites, qui bondit du véhicule pour tendre la clé de contact à la jeune femme. Lys resta complètement bouche-bée.
– Tu sais qui je suis ! s'exclama Evan De-la-Baie. Je ne payerai pas bien cher, crois-moi ! La prochaine fois, ce sera ton tour !
Et il lui adressa un clin d'œil.
– Allez, dégage ! s'écria-t-il soudain.
Avec un sursaut, Lys sortit de sa torpeur pour soulever Pouilleuse du sol et se précipiter dans la confortable litière au pare-brise fracassé. Elle n'avait jamais obtenu (ni tenté d'obtenir) son permis vapomoteur, étant donné le tarif d'un tel examen ; mais – l'éther bénisse Bernand – avait bel et bien expérimenté le pilotage auprès de ses deux amis, à bord d'une litière d'emprunt que Vorce avait consciencieusement sélectionnée. Un contre-temps, se dit-elle alors qu'elle enfonçait la clé dans le cadran en tremblant de tous ses membres. L'image du Miteron en feu lui revint en tête. Un simple contre-temps. Le véhicule crachota, puis reprit la course qu'avait entamée Evan en filant dans l'allée de plus en plus large. Lys transpirait toujours, et l'odeur du cuir brûlé ne quittait plus ses narines. Pouilleuse était lovée sur le siège voisin, agitée de soubresauts. Quand elles eurent quitté la forêt, la route se fendit en deux bras étendus et elle se retrouva face à l'immensité de la voûte céleste… Le pare-brise absent laissa l'air glacé gifler son visage. C'était comme une fenêtre sur le cosmos.
74. Dans le canal
Le tandem avait étrange allure. De mémoire d'homme, l'Ouest sauvage n'avait jamais vu un tel duo de moutons traverser ses contrées. Aiden Du-Lavoir, pilote hors-pair, contre-espion mondial et musicien alchimique conduisait le vapomoteur hybride, débridé par les mécaniciens de l'Orgue et transmuté par la main du Pic, sans cesser de froncer ses sourcils roux, visibles dans le rétroviseur et même sous le casque épais qu'il portait. Si les paroles des uns et des autres s'avéraient authentiques, il était le premier mouton à visiter Terre-priée mais aussi le premier à y revenir – et sûrement le dernier, parmi les Gardiens de la Brèche. Celle-ci portait le nom d'Edric De-la-Cité, et bien que son acolyte eut revêtu l'uniforme du Noyeur piégé, lui-même portait encore la longue combinaison à queue-de-pie qui reluisait à la lueur de la lune. Son masque blanc, muni d'un périloscope intégré, lui donnait l'air d'une statue de marbre habillée d'ocre. Un grappin à la ceinture, deux stylets effilés dans les manches, il sentait le poids d'acier de l'exosquelette répandu sur son corps. À bord de l'engin – dans la poche du conducteur – se trouvait l'ordonnance de la Première instructrice de l'escouade émeraude.
À deux heures du matin exactement, Aiden immobilisa le cycle (non sans jeter de longs regards circulaires autour de lui) et positionna Ed dans le creux d'un talus, où il se tapit pour lorgner l'est du paysage. Le musicien fouilla la réserve pour relancer les moteurs et vérifia les rouages du système d'occultation. Après avoir avalé une tranche de pain au miel (pour Edric) et une goulée de piété rafraîchissante (pour Aiden, qui eut la délicatesse de ne pas désigner son plus récent fournisseur), ils reprirent la route vers l'Or-feuille et la Pluie Battante qui déroulait son bras sud-ouest dans leur direction. Un peu après quatre heures, ils trouvèrent la rivière. Son canal paraissait noir, même si Ed le savait grisâtre, fait d'un béton lisse et à peine éprouvé par les intempéries. Ses parois anguleuses, hautes de six bons mètres, évoquaient les deux pans d'un rempart en fruit moderne, démuni de créneaux. Quelques filets d'eau échappés des sols s'écoulaient en chuintant tandis que les oiseaux de nuit voletaient au sommet des piliers qui suivaient le parcours pour en porter les ponceaux installés à intervalles réguliers. Le cycle alla se faufiler à l'intérieur, phare éteint, pour se garer sous le pont le plus proche.
Le canal était la plus nette altération de la nature qu'ait subi le pays d'Ouest, à l'exception, bien sûr, de son Or-feuille carbonisé. Tracé en ligne droite depuis la Jetée (qui creusait le nord en y laissant s'inviter le remous de la Mer Terrible), son itinéraire se divisait en deux routes bien distinctes à mi-chemin des Mers Battantes. Le départ du bras sud-est formait un angle à soixante-cinq degrés et visitait plusieurs des villages ; avant de disparaître sur les plages qui avoisinaient le Golfe. La route initiale continuait plein sud jusqu'au barrage, et l'ensemble formait un triangle au cœur duquel personne n'avait élu domicile… jusqu'à ce jour, où il avait vu débarquer les nouveaux Moqueurs. Chacun des deux barrages contenait les eaux de son propre océan, produisant de ce fait la quantité d'énergie nécessaire au bon fonctionnement de la Scierie, depuis que le Roi avait ordonné leur construction dans l'espoir de tenir les crues et assoiffer les locaux… Le bras de mer infiltré sur terre n'abreuvait pas littéralement les Premiers-Nés, mais sa balade avait autrefois offert de naviguer d'un bout à l'autre du pays ; et sa sécheresse subite s'était révélée fatale pour les pêcheurs, les moulins à eau, les filtres salins et les champs parcourus de tuyaux suspendus. Non content de le couper à la source, le Roi-berger avait couvert le lit du fleuve, nommé d'après les pluies battantes de son ciel, de la plus longue gerbe de béton au monde et creusé de nouvelles allées qui serpentaient vers ses propres colonies. À l'occasion de ses marées hautes, l'estuaire relâchait un peu de ses flots pour inonder les sentiers et nourrir les champs des moutons… Rien qu'une longue balafre grise en Y inversé qui scindait l'immensité de l'Ouest en trois territoires inégaux. Un canal de malheur, au beau milieu d'un désert brûlé… C'était l'entrain politique, à vrai dire, qui conduisait la pensée d'Edric, mais son sens de l'esthétique se régalait de cette œuvre improbable… Cerné par des centaines de stèles et d'éboulis, étendues dans les fougères qui grignotaient les racines calcinées, le canal laissait pourrir sur son dos quelques feuilles mordorées recrachées du bois survivant, plus loin dans l'horizon ; en dessinant de petits tournesols, tels des morceaux de soleil, sur l'immensité obscure. Ed cessa de contempler ce monde nouveau pour interroger Aiden du regard.
– Pourquoi est-ce qu'on s'arrête ?
– Tu dois dormir.
Le garçon émit un rire incrédule.
– Cela attendra, tu ne crois pas ? répliqua-t-il, mais Aiden reprit sévèrement :
– Tu ne peux parler aux chamans dans cet état. D'ailleurs, il serait préférable que tu ne leur parles pas du tout, à notre arrivée ! Le périloscope est rivé sur l'est. Son aiguille est stable. Je veux que tu aies l'esprit clair, à Terre-priée. Je sais que tu es pressé, et je sais que nous avons laissé des Noyeurs furieux à Pierre-fourchue… Mais quelques heures de sommeil prises maintenant pourraient te sauver la vie plus tard. Sois-en sûr.
Le musicien fut intraitable, et Edric abdiqua. Il se livra à une toilette fugace, et avala son pesant d'eau en y finissant sa gourde au passage. Aiden l'avertit d'un index en la remplissant du contenu de sa dernière briquette potable, puis aménagea, sous le ponceau de béton, un petit campement de fortune. Installé au pied du motocycle, Edric se força à reposer ses membres engourdis, mais il ne put se résoudre à fermer les yeux et Du-Lavoir soupira d'un air las. Au-dessus de leurs têtes, les étoiles pétillaient comme les lambeaux d'un feu d'artifice ; beaucoup plus visibles qu'en Cité, où les usines et les ateliers crachaient nuages et fumées sur la voûte céleste.
– Tu m'en veux toujours, d'avoir gardé le secret au sujet de cet anneau, hein ?
La question avait jailli de nulle part, mais le Prince haussa l'épaule sur laquelle il n'était pas allongé.
– Peu importe, répondit-il. On aurait perdu notre temps, à en parler. On aurait échoué à passer les colonies. Seul le plan compte, à présent.
– C'était un excellent plan, admit Du-Lavoir. Tu parles comme eux, tu sais ? Seul le plan compte… seule la mission. La quête. À nous deux, je crois que nous avons déstabilisé les Noyeurs comme personne. Jamais l'ordre n'a rencontré pareille résistance…
– Tu veux dire, murmura Ed avec un sourire narquois, qu'on forme une bonne équipe ?
Ce fut au tour d'Aiden de hausser l'échine d'un air nonchalant.
– Je veux dire qu'on représente un sérieux problème, pour les anonymes… Ton idée ne plaira pas à grand monde. Leur existence même dépend de la mission.
– Alors, il faudra les démanteler, avant qu'ils ne nous démembrent !
– Les Noyeurs ne sont pas à prendre à la légère, Ed ! Tu t'en es bien tiré, jusqu'à lors, je l'admets. Mais les gadgets de Tony Des-Blés et l'alchimie de Corvus Du-Pic ne pourront pas te sauver à tous les coups. Je t'ai vu à l'œuvre, avec ces stylets… Sans le périloscope, tu te serais éborgné tout seul.
Edric savait que Du-Lavoir s'attendait à une nouvelle riposte, et à une défense de son plan infaillible ; mais il évacua la rebuffade avec une douce humilité :
– Apprends-moi à m'en servir, dans ce cas.
Le rouquin, tout guindé dans son uniforme de soldat occidental, le regarda de son air le plus ahuri. Égaré en terre inconnue, il se mit à sonder Edric avec méfiance :
– Tu veux que je t'enseigne un art martial ?
– Si c'est ce dont il s'agit.
– Les Noyeurs ont déjà vu deux masques blancs leur échapper. Tu veux vraiment défier les anonymes avec leurs propres armes ?
– Ce sera le meilleur moyen d'y résister, quand ils me tomberont dessus avec les lames à la main, non ? Et qui de plus indiqué pour cette tâche que le déserteur Du-Lavoir ? Le chevalier roux en personne ! Tu refuses de l'avouer, mais ce que tu as fait, au front, t'a rendu célèbre dans le monde entier. D'où te vient cette botte secrète que tu as larguée sur tes supérieurs ? Des Noyeurs, ou des gens-des-bois ?
Aiden renifla avec mauvaise humeur.
– Il faut des années, pour apprendre.
– Montre-moi les bases, dans ce cas. Utilisons le temps qu'il nous reste pour me rendre, si c'est possible, un peu moins lourd à trimballer. Je sais que ça te ferait plaisir. Dès que le périloscope bougera, je serai prêt à courir ; mais s'il faut des jours, des semaines, ou des mois avant que l'ennemi ne trouve Terre-priée, ne vaut-il pas mieux s'en servir, et mettre quelque chance supplémentaire de notre côté ?
Aiden envisagea l'avenir immédiat – puis plus lointain, au regard éperdu qu'il lança au paysage. Ed, toujours allongé, le laissa réfléchir avec patience.
– Que ferons-nous, si les chamans nous livrent à nous-mêmes ? demanda le rouquin.
– Toi, tu pourrais te lasser, j'imagine.
– J'ai juré de te protéger.
– Pour l'éternité, tu veux dire ? Tu devrais mettre les voiles vers d'autres aventures !
– Si tu meurs, je meurs. Cette aventure-ci me paraît bien assez urgente.
– Ah, c'est vrai, j'oubliais ! La bonté des Premiers-Nés !
– Ils ne sont pas les seuls à qui j'ai promis quelque chose ! gronda soudain Aiden.
Edric étudia Du-Lavoir, l'oreille tendue vers la prairie.
– Je suppose qu'il me faudra faire sans leur aide, répondit-il. Abattre le Commodore ; et fabriquer mon propre moyen de me débarrasser de cette faille cosmique…
– Et ensuite ?
Et ensuite, quoi ? Redevenir Prince de l'Arbre ?
– Va savoir. Qu'importe ? J'ai déjà suffisamment à faire. Peut-être serait-il plus aisé de travailler sur la question, sans une horde de masques blancs à mes trousses à toutes les heures du jour et de la nuit ? Qui est le traître à la Cité, qui s'est empressé de mettre ses troupes dans les pattes du Commodore ? Qui sont les Sénéchaux ? Parles, troubadour ! Il se trame quelque chose, dans ce cylindre crypté !
Le musicien accepta sa requête de bonne grâce, au hochement de tête qu'il lui adressa aussitôt, et Edric se redressa en cessant de prétendre se reposer. Du-Lavoir leva l'ordonnance à hauteur d'yeux mais ils ne virent, dans l'obscurité, qu'un tube de métal grossier. Il était creux, et promettait de brûler son contenu à la moindre effraction.
– Qu'attends-tu pour l'ouvrir ?
– Hélas, ça n'est pas si simple, mentit Aiden.
– Pas si simple ? Tu es contre-espion, voyons ! Tu connais les Noyeurs ! N'as-tu pas une idée sur la façon d'ouvrir ce tube ?
– Oui, assura Aiden. Une bonne douzaine, en fait. Si la première que je tente n'est pas la bonne, l'ordonnance est perdue. Auprès de l'ordre, j'ai appris deux alphabets, et vu de mes yeux de nombreux décryptages. Mais c'est l'agent désigné pour lire la notice qui a reçu son mode d'emploi – et ce type-là, je l'ai piégé, cogné, et ligoté pour le ramener à sa maîtresse avec un sac sur la gueule. J'ignorais qu'il recevrait un ordre capital.
– Ce cylindre n'a besoin d'aucun mode d'emploi, objecta Edric, les lèvres pincées. Il est fermé par un verrou, dont tu n'auras pas de mal à venir à bout ; car tu en as arraché la clé, du cou de Première, à Pierre-fourchue.
Aiden se laissa saisir sans la moindre répartie. Pourtant, il ne se ratatina pas… Edric résista à la tentation de le rappeler à ses serments. Qu'il ait vraiment parlé de cet anneau maudit avec Corvus Du-Pic, ou non, Du-Lavoir avait menti sur le sujet ; comme il avait menti tout au long de leur cavale, en lui gardant de lui révéler ce qu'il savait de leurs fardeaux respectifs. Edric n'avait pas quitté l'instructrice des yeux, dans l'arrière-poste infesté de masques blancs, et essayé de l'approcher, sans succès. Mais Aiden, lui, avait combattu l'anonyme de ses mains. Et, encore une fois, il cédait au réflexe presque pathologique de le garder ignorant, pour jubiler de sa découverte en solitaire.
Du-Lavoir ouvrit la bouche, comme s'il s'apprêtait à lui dire qu'il n'avait aucun besoin de savoir ; comme s'il voulait le dissuader de se laisser déconcentrer de sa route, et de son destin ; comme pour le rabrouer de ses airs les plus organistes. Or, il se ravisa et, sans un mot, repêcha la petite clé argentée de sa poche. Avec un clic satisfaisant, les deux verrous du cylindre métallique s'ouvrirent pour laisser s'échapper une fine fiole de verre qu'Aiden rattrapa au vol, au moment où elle filait au sol. Le rouquin extirpa la notice de sa prison pour dérouler le papier de soie. Edric se précipita à son côté – et ils lurent ensemble les mots tracés à l'encre mauve. Chaque ligne était tapée à la machine, au bord d'une marge blanche :
Ordonnance du Mardi 21.09.82
Rendez-vous en demi-lune.
Révisée le Vendredi 25.09.82,
Rendez-vous en tierce-lune.
– Mardi, observa Edric. Mon anniversaire. Le Pré-au-oiseaux…
– La révision a modifié le terme du rendez-vous. Tierce-lune, à présent ?
– Les cycles lunaires ? Tu parlais de sorcières… S'agit-il d'un autre rituel ?
– Ou d'un simple horaire…
– Où commence le cycle ? s'enquit Ed. Laquelle est la troisième ?
– Le cycle n'a pas de commencement ! rétorqua Du-Lavoir d'un air exaspéré. Huit lunes par mois, l'une après l'autre et de tous temps…
Aiden n'avait pas l'air convaincu. De son bras velu, il fouilla dans l'octoluth, et en sortit une ribambelle de gadgets impromptus en murmurant :
– Trop évident. Et trop brumeux. Aussi pointilleux soient-ils sur le cryptage, les agents de l'ordre délivrent des notes bavardes. Les ordonnances ne laissent rien au hasard ; et leurs codes cachent un calcul minutieux.
Il tourna et retourna le document mystérieux, qu'il exposa à la lumière d'une minuscule lampe bleuâtre.
– La rotation garde les coordonnées aléatoires. Mais il n'y a que huit possibilités. Huit escouades, et huit itinéraires… Le tout, c'est de savoir : laquelle est la troisième lune ? Par où commence le décompte ?
– Comment comptent les sorcières de Trahen ? s'enquit Edric.
– Dépend lesquelles ! répliqua Du-Lavoir. Je ne suis pas expert en oculisme ! Je suppose qu'il y a eu autant de manières de faire que de cultes… Tu es sûr que Carlen et son bras-droit n'ont rien laissé échapper d'autre, lorsqu'ils t'ont capturé, à la Cité ?
– Certain.
– Ou à Pierre-fourchue ?
– Pareil.
Aiden souffla de mécontentement.
– Peut-être cela n'a-t-il rien à voir avec le ciel, alors ? tenta Edric.
– Il y a des dizaines de systèmes codés, dans l'Arbre, depuis nos pères… des lectures en croix, des roues truquées, des lettres inversées, chiffrées et occultées et presque autant de contre-espions pour les décrypter. Je mettrai des mois à tout essayer…
Il se mit à faire courir un rouleau de bois sur la note, obnubilé par le cadran au contour bardé de fer. Une main à la manivelle et l'œil sur les icônes qui défilaient, le musicien aligna plusieurs alphabets, plus ou moins étranges, à côté des quelques mots de l'ordonnance. Il ne sembla pas satisfait. Il entreprit alors de couvrir le billet de son petit miroir de poche.
– Ce Deuxième… marmonna Edric.
– Le balourd dont j'ai usurpé le masque, fit remarquer Aiden.
Ed acquiesça d'un air intrigué, et le rouquin saisit sa curiosité.
– 'Signifie qu'il seconde Carlen De-la-Colline, précisa Du-Lavoir. Il a été le plus informé, après Première elle-même, et ses Sénéchaux.
Aiden se remit prestement à sa fouille acharnée. Il ne parut reconnaître aucun symbole, aucun palindrome, aucune anagramme, ni la moindre forme d'acrostiche qui ait jamais croisé ses carnets.
– Oui, confirma le garçon. Il était là, le matin de mon évasion. Avec elle. Il conduisait la litière. C'est lui qui m'a planté sa seringue dans le bras. Le salaud.
Aiden, sourcils froncés, se tourna vers lui.
– Ils t'ont injecté quelque chose ?
Ed ne répondit pas, les lèvres entrouvertes, l'air circonspect.
– J'ai bien essayé de me débattre, déclara-t-il enfin. Que veux-tu ? Je me suis réveillé, non ? À moins que je ne me trouve encore à bord de cette litière. Tout ceci n'aurait été qu'un long cauchemar ! (Il s'accorda le temps de la réflexion). Si seulement… Mais je ne pense pas à ça. Ce Deuxième a été chargé de poursuivre la mission. Il était important. Il devait posséder le moyen de saisir cette notice.
– Oui. Il l'avait probablement sur lui.
Edric le dévisagea, ébahi, les mains sur les genoux ; et Du-Lavoir lui rendit son regard interloqué durant de longues secondes. Enfin, il comprit, ses yeux ronds baissés sur le vêtement du Noyeur ligoté, au veston bleu de l'armée fédérée… Avec une ardeur renouvelée, le rouquin retira l'habit volé pour en palper chaque couture.
– Je l'ai déjà fouillé, assura-t-il. Quand je le suis tombé d'ssus. Mais je n'avais pas pensé à vérifier les…
Du-Lavoir retourna les poches du pantalon, lacéra les manches et s'attarda sur le col de saphir. Déchirant l'étoffe de ses dents, il accrocha quelques fils clairs dans sa barbe quand il attrapa le ticket entre ses lèvres. Edric haleta, en regardant le musicien étudier le rouleau à la seule lueur lunaire. Un instant plus tard, il le déposa tendrement sur le billet précédent, et lui sourit.
– Voilà une note que Première ne brûlera pas. Le destinataire aurait dû la détruire à la réception. Ce type n'était pas censé lire l'ordonnance. On l'a chargé de la transmettre, avec son décryptage, à son véritable destinataire : le Sénéchal. C'est pour ça, qu'elle a gardé la clé et missionné son second. Pour informer les têtes de ta capture, et convenir d'une date, en te gardant auprès d'elle d'ici là.
– Une date pour quoi ?
– Ta mise à mort.
Ed haussa les épaules, dépité.
– Et pourquoi faut-il qu'ils en fassent toute une cérémonie ? Ne peuvent-ils me laisser égorger par le premier mercenaire venu ?
– L'ordre a des ambitions, hésita Du-Lavoir. Que n'a-t-il attendu dix-huit années, avant de se lancer à la traque de l'héritier ? Quels hommes d'état sont à ses commandes ? Les notices sont nombreuses et changeantes. L'ordre spécule en permanence. Il est toujours en rotation. Les petites mains seront chargées de te noyer, tandis que les fers de lance iront parader, l'air de rien, dans leurs cercles privés… Regarde !
Le musicien exhiba la note qu'il avait tirée du vêtement. Un symbole constitué de deux ovales aux centres décalés en occupait la plus grande part, tandis qu'une table aux lignes grasses, imprimée en filigrane, classait chacune des lunes. Une panse lourde occupait la première place.
– C'est la gibbeuse décroissante.
– Hein ?
– La gibbeuse. Première ligne. C'est le point de départ du cycle, selon cet ordre.
– Qu'est-ce qui a fait de toi un pareil astronome ?
– Le département d'aéronautique des Racines, répondit aussitôt Aiden, surpris.
– Ah, oui… Et ça, qu'est-ce que c'est ?
Ed tapota les ovales de l'index. Aiden lâcha l'un de ses rares sourires.
– L'apogée de la lune, déclara-t-il. Elle change de phase toutes les semaines, et évolue chaque nuit… mais elle n'atteint son apogée qu'une fois par mois, environ ; lorsqu'elle est le plus éloignée du Continent. C'est la partie manquante à la date de ton exécution.
Le rouquin empoigna le cadran de bois qu'il avait abandonné plus tôt et tira la manivelle. Un calendrier minuscule y apparut.
– La tierce lune, si on entame le cycle à la gibbeuse, c'est le dernier croissant. Celle avec la courbe fine. Le prochain croissant dont on calcule qu'il coïncidera avec une apogée sera visible… le 19 Octobre prochain.
– Tu en es sûr ?
– Regarde l'ordonnance précédente. La demi-lune correspond au soir de ta majorité… Premier quartier, en pleine apogée… 21 Septembre. Les Noyeurs ont décalés leur petite célébration au moins prochain. Leurs maîtres ont du pain sur la planche.
– Alors, à quelle adresse aurait-on dû livrer cette notice ? Y a-t-il les coordonnées de ce fameux maître ?
– L'un d'eux, à vrai dire, admit Aiden.
Il retourna le cylindre de métal, pour en exposer la gravure acérée.
– Ce code-ci, je le connais. Latitude et longitude. Chaque ligne est une donnée.
Edric le regarda enfoncer la lampe entre ses dents pour comparer les barres et les points grisâtres avec la carte du Continent qu'il gardait à son poignet. Puis il cracha la lampe et murmura, les yeux exorbités :
– La-Tour !
– La-Tour ? répéta Edric.
– C'est là-bas que se cache au moins l'un des Sénéchaux.
– Lequel ?
– Je l'ignore… Mais je suis déjà passé par là-bas. Beaucoup de Noyeurs… Il s'y trouve un club ; un groupe de magistrats d'élite, qui administre la Tourelle. Ses membres ne sont pas connus du public. Des hommes importants…
– Il est encore temps de s'y rendre, fit remarquer Ed. En repassant les Îles folles…
– Et pour quoi faire ?
Et pour quoi faire, en effet ? Chercher à démanteler l'ordre Noyeur, en allant à la baronnie-éternelle pour démasquer leur meneur ? Ou continuer droit vers Terre-priée, et supplier les chamans de lui ôter la responsabilité qui lui donnait toute valeur à leurs yeux ? Ed savait qu'il était déraisonnable de contre-attaquer un groupe mille fois plus nombreux que leur petit duo de fugitifs… Si Première retombait sur lui, elle le tuerait à coup sûr ; et sans attendre le moindre horaire. Les Premiers-Nés, eux, avaient trouvé le moyen de se fermer au vent d'est. Leur Botte était protégée des moutons. La réponse, à vrai dire, semblait évidente.
– Ça ne fera jamais qu'une chose de plus à demander aux chamans, marmonna-t-il.
Comme leurs découvertes avaient stimulé les deux comparses, et que le Prince ne dormait pas, Du-Lavoir finit par rempaqueter leurs affaires (en commençant par les outils de sa panoplie, qu'il rangea un par un dans l'octoluth) et ordonna le départ. Une lune presque pleine, masquée par les épais nuages de l'automne, flottait loin au-dessus d'eux et Edric ne put s'empêcher de l'observer tandis qu'il renfilait la combinaison à la structure d'acier, les gantelets et le masque blanc, serré sur son visage. Noxiculaires en bonne place, périloscope pointé à l'est et mains serrés sur le guidon scindé du tandem, de nouveau invisible, les deux pilotes quittèrent le ponceau pour rouler en ligne droite, le long du gigantesque canal desséché, sans prononcer un mot de plus jusqu'à ce que le soleil commence à poindre au-dessus des Îles folles. Les montagnes étaient bien plus au sud, désormais, et Pierre-fourchue avait totalement disparu du paysage. Pluie Battante se rapprochait à vive allure de la lisière étincelante qui constituait la nouvelle limite de l'Or-feuille. À deux reprises, le cycle escalada le terre-plein de béton dont le chemin se fendait pour ne pas dévier de sa trajectoire, et le moteur du véhicule, enfin, commença à crépiter lorsque le système d'occultation fut épuisé. Aiden ne fit aucun commentaire, mais il avait l'air agacé. La parure lumineuse qui couvrait leurs silhouettes s'estompa à toute vitesse et ils apparurent, tel une bille dans un égout, au milieu du canal.
Quand Aiden arrêta de nouveau le cycle pour le nourrir de charbon, Edric alla faire quelques pas vers le mur incliné du passage. Les feuilles d'or de la forêt glissaient allègrement dans l'immense caniveau, balayées par une brise délicate. La lumière était basse, et une odeur de sève flottait dans l'air frais. L'Ouest était calme et constant. Dans le lointain, que presque aucun ondulation ne masquait, la forme d'un barrage géant se laissait deviner ; et l'océan septentrional, Ed le savait, s'appuyait sur son dos. L'énorme conduit de béton qui traversait le canal, sous le pont le plus proche, imitait la forme de la route pour percer ses parois comme une paille enfoncée dans la chair d'un tuyau. De l'autre côté du mur, les stèles continuaient de pulluler, parées de lierre et de fougères à l'éclat occidental. Tandis que le moteur du cycle ronronnait, Edric plissa les yeux, rivés sur le bosquet le plus proche. Il détailla les arbres avoisinants. Les feuilles circulaires se balançaient lentement aux branches tortueuses. L'abîme végétal qu'elles couvraient ne laissait rien voir de ses profondeurs et Ed posa un pied dans le tuyau, curieux, en fixant la masse épineuse étendue devant lui. La masse lui rendit son regard alors qu'il tentait de distinguer le buisson tremblotant. Les deux feuilles mordorées qui le contemplaient clignèrent des paupières, et il fut trop tard pour laisser la bête à sa tranquillité lorsque la forme massive se détacha du bosquet.
Ed trébucha de surprise, béat, en voyant l'œil bien réel fendre les arbres pour révéler le long corps écailleux qui suivait… Le monstre se mouvait à la vitesse d'un flot déchaîné et ses pupilles verticales, entourées d'or, donnaient l'impression de le chasser depuis des années. Une gueule bardée de crocs aiguisés, le dos hérissé de piquants et la carrure de deux motocycles, le reptile était d'un vert clair, nuancé de tons blanchâtres, et ruisselait d'eau stagnante à ses quatre membres griffus. La gueule s'ouvrit grand, et la créature fila comme une fusée le long du conduit. Edric roula hors du tuyau, et il ne lui parut pas nécessaire de prévenir Aiden qui avait déjà fait jaillir les stylets hors de sa manche, prêt à bouter les Noyeurs hors du canal. Quand il vit le reptile géant griffer le béton de ses pattes rugueuses, il écarquilla les yeux, pris de court.
– Qu'est-ce que c'est que ça ? beugla Edric.
– Ça vit dans les marais du bois ; et ça peut tuer un cheval d'un coup de patte !
Le reptile, cornu du front à la queue, parut renifler le motocycle une seconde ; puis il bondit sur eux. Du-Lavoir esquiva sa griffe, de la taille d'une serpette, en lançant sa propre lame à l'articulation de la bête. Il manqua son coup et fut atteint par la rotule épaisse de l'animal, qui darda de nouveau sa langue fourchue vers Edric. Celui-ci tendit ses propres stylets, livide.
– Il n'a de force que pour une seule proie ! s'écria le rouquin. Garde-le occupé, et frappe la nuque à la première occasion !
La bête, en effet, prit son temps pour pivoter, incapable de faire face aux deux petits hommes à la fois. Alors que sa longue queue frappait l'air, au-dessus d'Aiden qui ne cessait de lui asticoter le derrière, sa gueule énorme happait le vide autour d'Edric ; qui bénit sa propre maigreur pour la première fois de sa vie. Elle tenta de lui infliger un coup mortel en croquant sa tête démasquée, mais manqua sa cible quand Du-Lavoir eut planté son arme dans le flanc verruqueux qui rampait sur le béton. Indécis et vexé, le gros reptile voulut changer encore de direction, et Edric dut se faire violence pour oser enfoncer le stylet de Tony Des-Blés dans la chair de l'animal… La queue hérissée siffla à son oreille, mais elle ne toucha que son bras droit dont l'armature d'acier résonna d'un ding aigu. Il ne l'avait pas atteint à l'os, mais son épaule entière reçut le choc et Edric se retrouvé projeté en l'air avant de rouler face contre terre. Aiden, à son tour, visait à la gorge de son arbalète miniature. Un flot de sang bleuâtre se répandit sur le sol, mêlé à la mixture écœurante des eaux marécageuses, et le reptile essaya de reculer pour s'en prendre aux deux assaillants à la fois. Du-Lavoir vira à droite, Ed fila à gauche et la bête étudia ses proies d'un œil mauvais, chaque écaille de sa silhouette brillant à la lueur du soleil matinal. Les fugitifs cessèrent de parler, pour s'entendre d'un regard. L'un d'eux s'apprêtait à grimper la masse de muscles contrariés, sans qu'ils ne devinent lequel. Ed comprit qu'il était l'heureux élu lorsque le lézard, plus furieux contre Aiden, choisit de s'attaquer au musicien. Ce-dernier se mit à sautiller, comme il l'avait fait au front, alors que le garçon se jetait sous la queue tournoyante. Il sentit un piquant déchirer la peau de sa cuisse quand il se retrouva perché sur le dos de l'animal. Il glissa, et vit son stylet se briser en rencontrant la boîte crânienne. Du-Lavoir hurla quelque chose qu'il ne put percevoir, et le garçon se reprit pour lever haut le second stylet. La lame s'enfonça, tel un couteau à beurre, dans la nuque molle de la créature. Ed sentit le contact de l'arme avec les organes spongieux du reptile, et celui-ci cessa de geindre pour s'immobiliser… Les deux plaies de son corps verdâtre laissèrent le sang s'écouler dans les flaques. Il est mort, pensa le garçon, tremblotant.
Aiden lui attrapa le bras pour le ramener à terre.
– Viperon constricteur ! siffla-t-il. Il ne quittent pas le sous-bois immergé, d'ordinaire… Les feux-bergers les ont expulsés de l'Or-feuille. S'ils ne font rien, les moutons finiront par les voir chasser en Arbre ! Ça va ?
– Ça va, grogna Ed, secoué. Mais j'aimerais que tu me parles des autres bêtes sauvages que l'on risque de croiser, avant que l'on poursuive…
– Le viperon est le plus gros prédateur de la forêt, assura Aiden. C'est pour cela que les Premiers-Nés en ont fait une icône de force. Si l'on évite les conduits ouverts, et l'accès au bois, on devrait s'en sortir… Masque-toi donc, que l'on sache si d'autres bêtes sont à portée de nos lames !
Tandis qu'il remontait sur le cycle, Edric, lui, attrapait son masque blanc pour étudier l'aiguille du périloscope et son entêtement à viser l'est. Or, à sa surprise, il ne la trouva pas à l'est, mais pointée dans son dos – vers le sud.
– Ça a bougé, déclara-t-il d'un ton implacable, les sourcils froncés.
Du-Lavoir leva le museau de son guidon.
– Quoi ?
– La flèche désigne le sud. Le plus grand danger est derrière nous.
De plus en plus intrigué, Ed contempla la boussole. Sa flèche tremblotait… Elle allait d'un tiret à l'autre, comme une horloge qui aurait hésité entre cinq et six heures. Il pivota, l'œil fixé sur l'horizon. Aiden le joignit à son examen.
– Le scope est indécis, annonça-t-il avec froideur. La source est à une faible distance.
Tous deux se pétrifièrent avec le même air contrit, caché sous leurs visages du blanc le plus pur, tandis que la poussière se mettait à tournoyer au loin… À la courbure légère du canal de béton apparut la silhouette noirâtre d'un appareil en mouvement. Il ne leur fallut pas une seconde pour identifier les nouveaux venus. Si l'ordre n'avait pas d'agents implantés dans la rivière, les Pillards du Septentrion, pour leur part, n'étaient pas si timides et ils arpentaient Pluie Battante à bord de ce char, démesuré, débridé et transmuté qui avait poursuivi Edric, dans la Cité, en pulvérisant l'Archedune à la seule force de ses fourches… Sans un mot, les fugitifs bondirent sur le motocycle et se mirent à agiter follement ses guidons. Le moteur éclata, les roues s'emballèrent, et le tube vint relier leurs casques pendant que l'appareil filait de sa plus vive allure le long du canal.
Le char d'assaut du Commodore ne s'embarrassait d'aucune occultation, et ses cheminées crachaient une fumée noire dans le ciel blanchi de froid. Ils étaient cinq, six et peut-être plus encore de véhicules à flanquer le char central, lancés à leur poursuite. Ed jeta plusieurs coup d'œil derrière lui, pendant qu'Aiden précipitait le motocycle de toute la puissance de son moteur… Une paire d'engins semblables, quoi que plus légers, fusaient en longeant le mur incliné. Trois voitures, elles aussi détournées des biens de la fédération, formaient un triangle de tête. Une étrange roulotte en forme de poisson ailé crachotait à l'arrière du convoi. Dans les habitacles épargnés par le sol aplani, dix ou douze pirates musculeux aboyaient suffisamment fort pour être entendus aussi loin à l'avant – et leurs cris gutturaux glacèrent le sang du garçon. Le cœur empli de haine, il plissa les yeux pour apercevoir la silhouette géante du Commodore, planté debout, à la façon d'un prédateur sur la carrosserie de son artillerie. Edric savait qu'ils essayaient de les effrayer. Les hurlements sauvages intimidaient les victimes de leurs raids. Or, il ne ressentait plus aucune peur.
– Fais demi-tour ! s'exclama Ed.
– Que non !
Mais Edric pressa le frein de son propre guidon. Le cycle ralentit, et Du-Lavoir se mit à beugler :
– Le pirate est prêt à renverser les soldats du gouverneur pour t'empêcher de pénétrer Terre-priée ! cria Aiden dans le tube. C'est le dernier endroit où il veut te savoir… ! Cela veut dire que nous sommes sur le bon chemin ! Ed, ne te détourne pas !
Ils poursuivirent leur cavalcade, mais le convoi du Commodore, plus rapide, se mit à les talonner. Les anneaux d'acier qui ponctuaient les murs du canal se firent plus nombreux, quand le vestige de Pluie Battante déroula plusieurs allées du même métal, telles des veines gorgées de cendre à travers le chemin, et les conduits qui abreuvaient les colonies proches se multiplièrent au-dessus de leurs têtes.
Ed frappa violemment l'épaule du musicien.
– Ils sont là !
Le char tira un premier boulet de canon, qui fusa de son pif boursouflé pour se vautrer dans le pilier d'un ponceau. Le motocycle vrilla, passa le terre-plein au dernier moment et regarda le bloc de béton se fissurer sous le choc. Avec un cri de rage, Aiden attrapa son arbalète automatique qu'il jeta au garçon. Edric saisit l'arme au vol, mais il faillit perdre basculer quand le motocycle se mit à hurler comme un démon, alors que l'arrière du véhicule pivotait sur son axe rotatif. Ed se retrouva face aux pirates, le doigt sur la gâchette. Sans réfléchir, il tira sur le char, regarda son trait se briser sous le choc, et retenta sa chance avec les roues gonflées de la voiture la plus proche. Lorsque le pneu éclata, la voiture dévia de sa trajectoire et deux des cycles individuels allèrent vers le mur incliné. Ils gravirent sa pente grisâtre et planèrent, comme deux oiseaux de malheur, par-dessus leurs têtes. Aiden en profita pour harponner l'un d'eux. L'autre se mit à viser Edric de son étrange carabine.
Une gerbe de flammes oranges déchira l'air glacé de l'aube pour couvrir Edric mais celui-ci, estomaqué, écouta le grésillement de la combinaison que le rouquin lui avait fournie sans ressentir la moindre morsure. Imperméable… et incombustible. Avec un cri de rage, il envoya un carreau d'acier dans l'épaule du pirate qui se planta dans le sol en se brisant sous le choc. La satisfaction, féroce et impitoyable, envahit le garçon dont le doigt ne desserrait pas la gâchette. Un autre Pillard, vêtu de la même armure et de sa fourrure hirsute, emmena sa litière au nez d'Edric qui s'exclama à l'adresse d'Aiden :
– Tu n'aurais pas de canon, sous la main, plutôt ?
Sans répondre, Aiden fouilla dans sa boîte à gants, les yeux fixés sur la route ; et lui lança un petit manche de fer, comme la poignée d'une porte ancienne. Ça pouvait ressembler à un briquet, avec la anse forgée qui ouvrageait son côté. Edric serra l'objet entre ses doigts, et la anse se mit à vibrer lorsqu'un fil translucide éclata sous ses yeux. Une langue d'air brûlant, jaillie de la poignée, fouetta le ciel d'azur telle une corde de métal incandescent et invisible. Le fil électrique, en un éclair apprivoisé, claqua sur les Pillards en giflant le pare-choc de la deuxième litière. Ed regarda le fouet mutiler, puis embraser l'habitacle de la voiturette. Toujours solidement agrippé à son siège, Edric se remit à la tâche ; mais échoua à atteindre le char d'assaut, qui enchaînait les virages à la façon d'une guêpe folle. Il attaqua les roues, et la toiture, sans succès, alors que tous ses poursuivants se rapprochaient… Son bras s'engourdissait.
– Attrape l'autre bout ! hurla Edric.
Un second boulet de canon explosa dans le canal et creusa un trou béant dans sa paroi immaculée. Aiden jeta un regard par-dessus son épaule, tandis que les ailerons de son engin sifflaient à travers la brise. Sans poser de question, il empoigna le briquet de fer, souleva son masque et divisa la poignée en deux parts égales à la seule force de ses dents. Le grésillement électrique se fit entendre de nouveau, alors que le fouet à la corde incandescente se déroulait telle une pelote entre ses deux anses. Une main sur le guidon, l'autre serrée sur le fouet, Aiden accéléra de plus belle alors qu'Ed se saisissait de l'autre extrémité du cordon en reprenant sa place sur le siège rotatif. Près de quatre Pillards les hélaient à moins d'une vingtaine de mètres, à présent. Le palpitant en folie, le garçon enfonça le poing dans sa besace, solidement attachée au cycle, pour en tirer la planchette à sustentation. Aiden hocha la tête pour signifier qu'il avait compris.
La planche se déplia, vibra, et toussota un instant quand Edric l'alluma. Elle ne fonctionnerait pas bien longtemps. Le réservoir manquait de carburant. Se redressant, parcouru de frissons, sur le motocycle brinquebalant, le garçon esquiva une flèche à la pointe enflammée qui troua l'aileron droit du véhicule. Le pied posé sur la planchette, les yeux écarquillés, Ed quitta le motocycle en se laissant emporter par son élan… Il alla aussitôt dériver vers les pirates qui redoublèrent de hurlements surexcités. Il sentit les collisions successives de plusieurs insectes volants, et l'irrégularité du canal dévié, et la gifle du vent sur son corps frêle alors qu'il déroulait le fil invisible. Aiden se jeta sur la droite, et freina suffisamment pour laisser Ed fuser seul vers l'autre bord du canal. Il le vit parvenir à son niveau, et reprit sa course quand ils se retrouvèrent côte à côte…
À six mètres l'un de l'autre, les deux fugitifs croisèrent leurs regards quand ils enfoncèrent, d'un même geste, leur briquet dans les anneaux d'acier qui ponctuaient le mur. Ed lâcha le fouet et ne chercha pas à regarder la corde incandescente se tendre, à la façon d'une clôture, à travers le lit asséché de la rivière. Au contraire, il se pencha en avant pour garder l'équilibre et fuser vers le nord. Aiden vint l'effleurer par la droite et Ed se jeta sur le siège arrière du cycle, en y laissant sa planche ; au moment précis où le char du Commodore traversait la barrière invisible, juste derrière eux. Le Pillard tenta de freiner, trop tard – et son char rencontra le fouet distendu. Un étrange silence passa sur le canal lorsque l'engin, cul en l'air, fut soulevé de terre, et ses roues malmenées ne purent que crisser dans le vide avant qu'il ne s'écrase sur le sol. Un orage de métal et de bois couvrit le canal et résonna jusqu'aux oreilles chauffées des fuyards. En voyant la planche disparaître dans le chaos, Edric serra les dents, et sa prise sur le guidon. Lui et Du-Lavoir conduisirent le motocycle aussi loin que celui-ci accepta de les emmener ; avant de crachoter d'épuisement. Une seconde fois, le garçon fit pivoter son siège pour glaner la ligne infinie du canal. Le Commodore avait disparu, mais la fumée âcre de son char continuait à se déverser parmi les nuages.
75. Des hommes d'honneur
Céorn s'était empressé d'accueillir chaque membre de son cercle d'un regard entendu. Tous avaient gagné son estime ; et tous, à leur manière, pouvaient donner quelques coups de bottine bien sentis à son enquête – à condition qu'il leur ait fourni quelque chose à botter. Après demain, tout sera différent. C'était la raison pour laquelle il comptait partager ses plans.
L'atelier nécromantique où il les avait invité, perché dans sa tourelle, oscillait paresseusement sous la force du vent automnal ; mais, à la demande énigmatique de leur ministre, Gyron Du-Fort, Vernand De-Palme, Abastan, Fidel et le pauvre Hobaric grimpèrent les douze étages sans une complainte (y compris le vieux précepteur, que l'on avait soulevé dans l'escalier). Céorn ne se souvenait pas les avoir jamais vus réunis dans une seule pièce ; pas même dans l'imprenable Galerie des Globes, où ni Abastan ni Hobaric n'avaient mis les pieds depuis un bout de temps. La tourelle, qui avait servi d'atelier consacré à la deuxième transmutation (la vitalisation), gardait les traces de ses sombres activités, interrompues quand le prieur de l'époque avait scellé l'encyclopédie pastorale et banni la nécromancie au profit d'une biologie plus mesurée et adaptée au Codex. C'était un hasard, s'ils se trouvaient là, et un étrange rappel des macabres rituels oculaires… car le Conseiller s'était hâté à l'organisation de l'entrevue, et n'avait guère pris le temps de s'enthousiasmer pour son décor. Il les laissa arpenter l'atelier, de leurs démarches et de leurs carrures dépareillées, en posant le même œil froid et méfiant sur les symboles gravés dans le plancher que le déménagement n'avait pu emporter…
– Alors ? grogna Gyron. S'agit sûrement de quelque chose de capital – pour que vous m'informiez, cette fois… et non l'inverse ! (Céorn hocha la tête). Et dans une tour de mort, en plus ! Vous avez identifié votre malin, c'est cela ?
La table, circulaire, était plongée dans une obscurité seulement découpée par la torche qui se balançait au centre du plateau. De-Palme, près de l'âtre, faisait face au Conseiller qu'il couvrait d'une attention éperdue.
– Pas encore. Mais j'en approche.
Gyron soupira, profondément déçu. Fidel lui emboîta le pas sans se départir du rictus mi-amusé, mi-dépité qui l'accompagnait souvent, et interrogea son frère :
– Tu as quelque chose sur le Capitaine… ? La marque de la Moquerie ?
Céorn haussa les épaules en signe de dénégation et le fébrile Abastan, ses rares cheveux hérissés sur son crâne osseux, intervint aussitôt :
– Et votre chère tante ?
– Rien sur la Dame Rouge, murmura Céorn, légèrement surpris en le regardant renifler avec scepticisme tandis que le petit Hobaric insistait pour l'installer dans le seul siège à peu près confortable. Vos soupçons sont tardifs. Pourquoi ces présomptions ?
– On a parié, aboya Fidel, sans l'ombre d'un remords. Moi, contre Anton. J'espérais que tu aies déniché une preuve de son implication dans la résurgence. Cette carne, pour sa part (il désigna Abastan) croit que la Rougeaude est dans le coup… ou pire encore !
– Et toi, Hobaric ? dit Céorn avec un regard de reproche à son domestique hirsute. De quelle théorie t'es tu fendu, pour faire un peu d'or sur le dos de nos martyrs… ?
Il avait étalé une platée de pains et de fromages, de carafes et de café ; et des liasses de documents qui s'amoncelaient devant Hobaric, plus rouquin que jamais à la lumière de l'âtre. Le domestique n'avait pas l'air de bien comprendre ce qu'il faisait là.
– Laissez, coupa Gyron. Le gamin a pas eu le cœur à jouer.
– Ne nous accable pas, frère, reprit Fidel en lui secouant l'épaule. La Bastide est pleine de tes suzerains, désormais. On croise un baron à chaque angle de couloir ; des gardes et des alchimistes en pagaille dans toute la Cité… et des espions, j'en suis sûr, à chaque créneau de ta citadelle. Tu nous sais inspirés de soupçonner ces galeux ! Pourquoi nous aurais-tu réunis dans les Extérieurs, au sommet d'une tour en ruine, sinon ?
– Parce que je sais où est le Prince.
Abastan cessa soudain de gigoter. Vernand couvrit Céorn d'un regard éperdu. Le haussement de sourcil de Fidel mit autant de temps à atteindre son point culminant que le pincement de narines de Gyron ; et tout deux s'accentuaient toujours quand Hobaric s'éclaircit la gorge pour les inviter à relancer le débat. Fidel baissa la voix :
– Tu en es sûr ?
– Je n'ai pas de preuves, si c'est ta question. Mais j'ai une idée claire de sa position.
– D'où t'es venue cette idée ?
– De vous tous, répondit le Conseiller avec gravité. De notre bon Doyen, Monsieur Du-Point, également. Et de vieux livres. Si j'ignore qui est l'ennemi, caché loin de nos yeux, je crois savoir le détail des événements de cette nuit-là. La razzia. Le régicide. L'évasion d'Edric… J'ai compris.
– Serais-tu assez brave pour cesser de tourner autour du pot ? marmonna Abastan.
– Soit, rétorqua le Conseiller (en déposant, sous leurs yeux ébahis, la bague sertie d'une perle d'onyx noire que leur souverain, étendu au suprême, aurait dû porter avec lui en crémation).
Ses convives se figèrent aussitôt.
– Il y a des années de cela, Amalric a déterré une cartographie, quelque part près des Îles folles. Son intérêt pour la dynastie Ancienne n'a cessé de croître depuis. Oh, je ne parle pas seulement de reliques ornementales… mais de ses trésors les plus dangereux ! La carte, cachée dans cette pierre, lui a indiqué le chemin de l'ancienne colonie d'Orvir, au pied d'une butte de La-Garde où notre Roi s'est rendu, une décennie en arrière, pour en ramener la dague du Prince Edric. Une dague d'une immense valeur… Une arme liée aux cicatrices de la déité Ancienne. Amalric a confié l'artefact à Son Altesse, attendant le jour adéquat pour s'en servir.
– Qui le lui a fourni ? demanda Fidel.
– Je soupçonne un exilé de lui avoir cédé… L'ermite de vos Tribulations, cher précepteur (il agita l'ouvrage qui répugnait tant le Codex et Abastan se grattouilla le menton). Si les légendes de l'âge d'Edna sont avérées, le fauteur de trouble s'est évertué à remuer le passé… au point d'en extirper l'arme. Amalric n'aura eu qu'à suivre la piste ! Les études de Lusanth n'ont pas été de trop, pour venir à bout de ce nœud inextricable.
– Par quel moyen comptait-il s'en servir, monseigneur ? murmura Vernand De-Palme. Et à quelle fin ?
– En sacrifiant le garçon, souffla Céorn.
Abastan renifla bruyamment et frappa le sol de sa canne :
– J'en étais sûr ! aboya-t-il.
– Comment l'avez-vous découvert ? interrogea Gyron Du-Fort d'un air grave, appuyé sur sa poutrelle grinçante.
– Véhan a reconnu la lame comme un outil sacrificiel.
Vernand eut l'air outré.
– Pourquoi Amalric aurait-il fait cela ? Qu'aurait-il gagné à assassiner son propre fils ? Son seul héritier ?
– D'après les graphèmes et les mythes Anciens, les pratiques impies se sont répandues sur le Continent… Ces incantations sont parvenues entre les mains de notre cousin – et de bien d'autres menaces. Amalric les croyaient détentrices d'un immense pouvoir… Un pouvoir tel, selon nos sources, qu'il n'aurait plus eu besoin d'héritier du tout.
– Le fou, grogna Fidel.
Abastan ne paraissait pas convaincu.
– Mais pourquoi Edric ? s'enquit-il. Ces graphèmes nomment-ils le petit… ?
Céorn s'empressa de dérouler le tissage de l'homme-arbre que lui avait fourni Véhan Du-Point. Tous observèrent ses rameaux d'émeraude avec attention.
– Parce qu'il serait agi d'une serrure. Un verrou allégorique sur une porte immatérielle, qui aurait constitué le seul passage vers la déité. La porte… vers tout ce qui a existé, et existera jamais.
– Tu m'en diras tant, murmura le vieillard et Céorn insista :
– Cette légende seule a façonné le culte des Premiers-Nés… Certains, sur le Continent, verraient en lui l'incarnation du passage… C'est lui, que les Illuminés de l'est attendent.
– Quel arrangeant hasard, ajouta Abastan. Et Amalric n'a eu qu'à l'enfanter, tu dis ?
– Vous affirmez qu'il a trouvé cette lame il y a dix ans, gronda Gyron, ses yeux perçants fixés sur le régent. Pourquoi n'en avoir pas fait usage, durant tout c'temps ?
– D'après Du-Point, le rituel nécessite un grand nombre de dispositions ; à commencer par l'élèvement d'un autel, antérieur au cataclysme… Ainsi que quelques adjurations cérémonielles d'une précision aiguisée. Amalric était obsédé par la dynastie Ancienne. Il a passé la moitié de son règne à traquer les artefacts et les informations nécessaires à la réussite de son plan. Comme nos ancêtres avant lui, il a succombé.
– Alors, vous n'avez nulle réserve à ce sujet ? s'enquit De-Palme.
– Plus le moins du monde. Mais je crois aussi que le souverain a reporté trop longtemps sa besogne. Je pense qu'il a finalement – comment dire ? Hésité.
– Ce serait bien la première fois, commenta Fidel, intrigué.
– Une fois décisive. En admettant que j'ai raison, le Roi a laissé son affection pour Edric insinuer le doute en lui… Il n'a pas pu se résoudre à agir, avant la majorité du garçon.
– Voilà qui lui aurait valu le prix de père de l'année ! scanda Gyron.
– Ralentissez, Du-Fort, répliqua Céorn. Le récit est encore long…
Le chevalier se renfrogna, la fumée de son cigare répandue en volutes bleutées vers le conduit, comme de l'encre dans un bocal d'eau.
– En atteignant l'âge d'homme, le Prince a bouleversé les intentions du Roi. Désormais apte à porter le sceptre-berger – et pour peu qu'il fut arrivé quoi que ce soit à son père –, Edric, plus qu'un appât, a commencé à représenter une menace… Amalric savait que d'autres risquaient de s'emparer de lui. Ou que celui-ci finirait par découvrir quelque chose de ses intentions.
– J'ai du mal à le croire… murmura De-Palme.
– Pas moi, répliqua Abastan. Après tout, le petit a tué sa mère. Amalric l'a mal pris.
Céorn tempéra la grandiloquence de son précepteur d'un soupir excédé.
– Il y a eu des signes, reprit-il avec lenteur. Plusieurs phénomènes singuliers se sont produits, simultanément, cette nuit du 20, et jusqu'à 3H pile – horaire de naissance de Son Altesse. Alignement équinoxial, d'après les cartographes. Tempêtes de grêle, dans le nord. Incendies au sud. Disparition des rats… D'après moi, les prémisses d'un rituel cataclysmique. Amalric savait le temps venu. C'est pourquoi il a repris son poignard, à la veille de son assassinat. Quant au Parcours des baronnies organisé pour l'anniversaire de Son Altesse, il devait servir à conduire Edric sur l'Autel consacré ; implanté quelque part au Mont-cerclé du pays d'Est… Et à maquiller son voyage sacrificiel.
De-Palme était blême. « Par le géant… », chuchota-t-il.
– Le Mont-cerclé ? siffla Du-Fort. Alors, tout ça est bien l'œuvre de Lysa l'Obtuse ?
– Je n'en ai jamais été si peu convaincu, rétorqua Céorn avec patience. C'est un de nos citéens qui a fomenté l'attentat. Quelqu'un de la vallée, qui a donné les clés et soufflé les secrets de la Bastide à ses émissaires. Amalric connaissait son meurtrier. Disons, en tout cas, qu'il en connaissait la puissance ; et la méthode. Les morbides possessions ne lui étaient pas plus étrangères qu'à vous, Gyron. Il savait quel démon le guettait. C'est pourquoi il a changé les mots de passe. Fait refaire les serrures. Positionné les gardes et miliciens dans toute la Cité. En vain… Le Pirate a su briser toutes ses protections.
– Quel pirate ? murmura Fidel.
– Les Pillards, dont je t'ai parlé. (Céorn désigna les derniers rapports de la Garde, fermés par de lourdes agrafes). Le meneur est sous les ordres du malin. Le dernier raid en date, survenu à la barbe de nos Racines, a mené à sa tête un chef qu'on nomme Commodore. Aucune description physique… C'est bien lui, qui a pénétré la ville, infiltré la Bastide et tué notre Roi, avant qu'il n'ait pu exécuter son propre rituel… Il a détourné un char de l'armée bleue et usé de transmutations forcées pour s'inviter dans le temple L'Épis, en banlieue. Ensuite, il s'est livré à la nécromancie, pour se jouer des dépouilles de nos martyrs et atteindre sans mal le berger. Et il l'a égorgé – avec cette même dague.
– Je croyais que l'arme du crime n'avait pas été retrouvée ? objecta Abastan.
– En réalité, elle l'a été, admit Céorn à mi-voix. Par moi. La lame Ancienne de la Butte glacée, tronquée d'un éclat qui ceint le cou de l'héritier, gisait près d'Amalric quand je l'ai trouvée au Réverbère. Edric, lui, était cerné par les clans, agité d'autant de maux et baignant dans le sang… Elle fut placée là, à mon intention, pour accabler Son Altesse. Alors, je m'y suis laissé prendre ; et ai agi par instinct. J'ai voulu éviter à Edric la honte et le tourment.
– Et pour cela, tu as cru approprié de dérober le poignard ? minauda Abastan. Serais-tu stupide ?
– Amalric a troqué la foi pour la puissance. J'en suis sûr. Devais-je attendre de voir son seul héritier sombrer avec lui ? C'est cette dague, qui m'a permis d'en apprendre autant sur les rituels Anciens, et cette légende…
– Vous le saviez, n'est-ce pas ? grogna Abastan, en faisant grincer ses dents de cuivre à Fidel, Gyron et Vernand. Coulures de rouille que vous êtes… ! Et où se trouve cet objet, désormais ?
– En sûreté, souffla le régent. Dans mes appartements, à vrai dire.
– Et que feras-tu, quand cela viendra à se savoir ?
Céorn hocha la tête d'un air coupable.
– Il se trouve qu'une autre personne au moins, absente de cette assemblée, sait, ou croit savoir la teneur de mon crime. Je suis sûr que l'ennemi a encore quelques yeux en Cité. L'un de ses espions aurait dû mettre la main sur l'arme, à l'issue du meurtre. (Il déplia la missive noire qu'il avait reçu, un peu plus tôt dans la semaine). « Je sais ce que tu as fait », lut-il. Une tentative d'intimidation, pour me pousser à dévoiler la lame.
Un index au ciel, Abastan se mit à gémir « Par les dix-mille pages du Codex ! », pendant que De-Palme reprenait fermement :
– Incapable d'emporter quoi que ce soit hors du Réverbère, l'ennemi aurait envoyé ses sbires dérober le poignard, une fois les portes forcées… Ce malin espérait-il, à son tour, mettre à exécution le plan d'Amalric ?
– Et il l'espère toujours. Le pirate n'escomptait pas seulement décapiter la fédération. Son ambition véritable réside en la personne d'Edric. Il lui faut le Prince, et cette lame, pour achever son plan. Par ailleurs, il n'est pas le seul à entretenir de tels désirs.
De-Palme et Du-Fort, au cœur de l'enquête, savaient à qui il faisait référence, mais Fidel claqua la langue avec impatience. Céorn déplia les rapports de Gyron et les recherches de son commissaire. Les listes de contrats anonymes et les dossiers pénaux s'y empilaient à foison.
– Il existe, depuis des temps ancestraux, une société secrète, en Cité, qui a trouvé ses origines dans les racines de l'Arbre ; et je parle, ici, de sa représentation Ancienne. Ce groupe – constitué de membres issus de différents fiefs, de différentes classes sociales – arpente la capitale, le pays, peut-être le Continent. D'après le rapport, ils rassemblerait des hommes et des femmes de tous âges, observés, triés sur le volet et soigneusement formés selon leurs aptitudes ou leurs moyens personnels…
Fidel plissa les yeux d'un air méfiant.
– Plusieurs dossiers les évoquent sous le nom de « sans visage ». Agents de commerce, industriels du divertissement, laborantins, palefreniers – tous prêts à donner leur vie, littéralement, pour poursuivre la quête. Aucun signe distinctif de leur allégeance, bien sûr… à part, peut-être, un anneau de bronze.
– J'en ai déjà entendu parler, marmonna Fidel. Les fossiles, au Pavillon, ils prétendent qu'un ordre régente secrètement la Bastide. Une caste de moutons anonymes, dont le but est d'anéantir le fléau de notre monde. C'est quoi, l'histoire ? aboya-t-il en pivotant vers Abastan. Ces anonymes font tomber la pluie…
– Pour « engloutir un monstre monoculaire », compléta le vieillard avec méfiance.
Céorn opina. Comme le graphème d'Edna, et ses cinq cicatrices, l'ordre sans-visage revenait de loin. Il reprit patiemment :
– Dans ma version, ces noyeurs ont pour objectif de mettre la main sur le sacrifié afin de détruire l'objet des convoitises, et empêcher le malin d'accéder au pouvoir. Ils seraient prêts à tout, pour cela, y compris tuer des innocents – à commencer par le Prince.
– Et encore une fois, interrompit Abastan, ces noyeurs, comme ces Pillards, se seraient finalement éveillés du long et morne sommeil de l'ambition pour mettre un terme à leur attente prophétique… aujourd'hui ? Ici-même ? Pardonne-moi, mon garçon – mais Ed n'a-t-il pas été le moins prometteur des princes De-la-Cité ? Qu'est-ce qui le rend si… intéressant ?
– C'est, je le crois, pour un tout autre talent qu'on le traque.
– Un talent que le bon Amalric n'a même pas eu à traquer, insista Abastan.
– Si je peux me permettre, intervint Gyron, je pense que Monsieur La-Suie a raison de s'attarder là-d'ssus. Après un millénaire de transhumance ! Pourquoi le p'tit Edric ?
Céorn expira bruyamment.
– Les actions de le cet ordre ont surtout visé à l'enrichir, ces dernières années… Mais la venue de l'ennemi les a rappelé à leur mission. J'ignore ce qui fait d'Edric ce qu'il est, ni même s'il l'est véritablement, mais il y a deux dangers au moins qui sont persuadés de son – potentiel.
– De sa valeur, tu veux dire, corrigea Fidel.
– Et durant tout c'temps, reprit Gyron, jamais les disciples de l'ordre n'ont identifié le Prince comme sujet de leur mission ?
– Peut-être, peut-être pas, murmura Céorn. Il est possible qu'ils soient restés sur le qui-vive. Qu'ils aient gelé leur plan, en attendant de voir Amalric passer à l'action. Ce dont je suis certain, c'est que les noyeurs ont pris part au plan d'extraction du Commodore. Comme les mots de passe de nos ponceaux, le pirate connaissait le protocole. Il savait où Son Altesse serait conduite ; et, bien sûr, nous avons pu compter sur le Général pour y veiller. Le Pénitencier faisait partie intégrante de l'opération, et celui qui commande aux Pirates vient de la Bastide.
Il se prit à regretter sa table de verre ; grâce à laquelle il aurait été infiniment plus facile de décrire les différents itinéraires de la razzia meurtrière.
– Alors, ce sont ces noyeurs qui ont fait évader Edric ? demanda Abastan.
– Sous les traits de Beltom La-Haie, répondit Céorn, geôlier au passé trouble. Orphelin. Ses parents ont péri dans les eaux. Enrôlé dès le plus jeune âge, lié à différentes affaires et un carnet d'adresse bardé des noms de personnages louches. C'est lui qui a ouvert le passage secret que Gyron a déniché, dans l'âtre de la chambre d'or de Balréon. C'est lui, encore, qui a mené l'héritier au marché endormi, d'où il a signalé sa position au reste de son équipe. Son ordre a livré Edric aux Pillards. C'était la deuxième partie du plan…
– Je croyais qu'ils voulaient le Prince, eux aussi ? s'enquit De-Palme.
– Les anonymes ont convaincu l'ennemi d'œuvrer à leurs côtés, pour mieux le trahir et capturer le sujet. Et même s'il fallait, pour ça, faire tomber le souverain en personne… (Céorn s'assombrit encore un peu plus). Ils ont fait ouvrir les cafés, et la chambre Pure, et couvert le passage du malin jusqu'au Réverbère, dans le silence. Les anonymes n'ont peut-être pas tenu la lame – mais ils ont tué Amalric.
– Prêts à tout, tu dis ? murmura Abastan en grattant sa joue parcheminée. Qu'est-ce qui te rend si sûr de leur détermination ?
– Celui que j'ai tenté d'interroger n'a pas hésité à se suicider, répliqua Céorn.
Le précepteur marmonna quelques paroles inintelligibles.
– Et où sont-ils, ces noyeurs, à présent ? aboya Fidel, l'air profondément contrarié.
– Comme le Commodore : à la traque de Son Altesse, sans aucun doute.
Tous ses alliés le contemplèrent avec un air d'avidité à peine contenue. Céorn s'éclaircit doucement la gorge, qu'il eut du mal à dénouer, et déclara :
– Une fois capturé par l'ordre, le Prince a disparu quelque part dans le Pré aux oiseaux. Mais plusieurs témoins disent l'avoir aperçu, du 21 au 22 Septembre, dans différentes parts de la vallée… Je pense qu'un individu, non-identifié à ce jour par la presse et le public, est intervenu pour enlever Edric à son tour. Les traces d'un motocycle hybride, visiblement conçu pour deux conducteurs, ont mené nos limiers jusqu'à la Route des Fanfares. Deux fugitifs auraient fui Fort-le-Courant au museau des amphibiens ; et deux fugitifs, encore, de même taille et corpulence ont été signalés sur le toit d'un bistrot, ancré à l'aérodock. Les soldats déployés ont perdus leur piste chez les Autres…
– Un joli parcours de santé, grommela Fidel. Comment être sûrs qu'il s'agit bien de lui ; et toujours de la même paire d'acolytes ?
Il ne restait, à Céorn, plus beaucoup d'œufs à sortir de ses différents paniers.
– J'ai identifié l'acolyte en question. En réalité, vous l'avez évoqué vous-même, Gyron (il pivota vers son chevalier), mais ne l'avez point nommé. D'après le gérant du bistrot, il s'appelle Aiden Du-Lavoir. Un faux nom, probablement, et des dossiers vierges, disiez-vous ? Pourtant, c'est bien comme ça qu'il s'appelle. Une déclaration de naissance tout à fait authentique. Et une réputation dans toute l'armée fédérée.
De nouveau, le silence s'abattit sur la table. Ils ne comprennent pas.
– Les dossiers de Du-Lavoir ont été nettoyés il y a longtemps, affirma Céorn, par l'ordre noyeur en question, qu'il a rejoint avant d'en trahir les rangs pour emmener le Prince. (Il pensa une seconde aux paroles de Corvus Du-Pic). Le fugitif a passé dix-huit longues années, terré en Cité, à surveiller le garçon. Jusqu'au jour funeste de sa majorité.
– Vous en êtes certain, grogna Gyron Du-Fort. Comment ?
– Je ne vous en veux pas d'avoir raté le coche. L'histoire commence à dater. Aiden Du-Lavoir, depuis sa rébellion au mur d'Ordéus, est populairement surnommé déserteur de la 6e Tour… Un criminel de guerre ! Et un escroc réputé, aux multiples identités, disparu des radars il y a de cela – eh bien, dix-huit ans exactement.
Le chevalier se mit à toussoter. Puis il beugla de sa moustache frémissante :
– Maudit sois-je !
– Amalric aimait beaucoup cette histoire. En outre, c'est de l'Orgue et plus précisément du quartier du Lavoir que les dernières nouvelles me sont arrivées. Je ne crois pas que l'explosion des feux d'artifices ait eu quoi que ce soit à voir avec la Moquerie. S'il s'agit bien du déserteur, le bougre aura conduit son Prince jusqu'à un point de repli ; protégé des pirates et des noyeurs. Chez lui, vraisemblablement.
– La concordance des noms pourrait n'être qu'une coïncidence, fit remarquer Fidel.
– Monsieur Aiden Du-Lavoir a un ami, au Bourg, dans ce quartier du même nom. Un ferrailleur appelé Ivan L'Archet. Prodige de son art. Nous n'avons rien pu tirer de lui ; mais je le soupçonne de transmuter sa mécanique. Ça expliquerait l'allure du motocycle disparu, et sa capacité à concurrencer un cyclofourche… Les trompettiers gardent l'œil sur lui. Le type sait qu'il est surveillé.
– Alors, ça y est ? s'exclama De-Palme. Le Prince est en baronnie-précieuse ?
Mais Céorn agita la tête en signe de dénégation.
– En réalité, je suis convaincu que Son Altesse a pris le temps de visiter plus de fiefs. Je pense que nos fuyards ont fait un arrêt en baronnie-maudite.
Le lieutenant De-Palme s'inclina devant le berger :
– Le Pic ? Que le géant l'en préserve !
– Pourquoi Du-Lavoir aurait-il emmené Son Altesse chez le sorcier ? siffla Fidel.
– Pour la même raison qui fait que Du-Pic, et par le biais des accords, a pu se frayer un chemin jusqu'à la Cité depuis sa baronnie et débarquer par surprise en pleine Galerie des Globes. Oh, pas de méprise ! Je ne pense que Corvus soit notre homme. Un ennemi, peut-être ! Mais pas sur ce front. D'aucun dirait que son patronyme sied aux soupçons qui déchirent la fédération. Il a même été discuté dans la chambre bleue. Or, je ne crois rien de ces allégations. S'il possédait de tels pouvoirs, s'il s'était livré à de tels desseins, Du-Pic n'aurait-il pas pu faire assassiner le Roi au cours de n'importe quelle assemblée, ou festin… ? Pourquoi le détour au Septentrion ?
– Pour couvrir sa trace ! tonna Gyron. Pour semer le trouble !
– Fauteur de trouble, oui, sans doute, admit Céorn. Pour sa propre préservation. Mais régicide ? Le mutin croit à cette magie rituelle et il la craint… C'est pour ça que le Prince, je pense, est allé à lui. Il a poursuivi sa route au-delà de l'Orgue, et toujours vers l'est pour gagner la frontière de l'Ombre. Lui et Du-Lavoir ignorent tout du Pillard… Ou, du moins, ils savent ce que l'ordre en sait. Du-Pic, héritier de la lignée maudite, lui aura donné conseil… Avant de venir s'enquérir de notre connaissance, au sujet de sa traque, durant son séjour et au prétexte d'assister à l'assemblée. Corvus se cherche un camp. Il a presque admis tout cela, lorsque je l'ai interrogé. C'est lui, qui a parlé d'Edric.
– Vraiment ? s'étonna Abastan.
– Il l'a… sous-entendu.
Le précepteur grogna ; et Fidel continua de s'évertuer à malmener sa théorie.
– As-tu vu, de tes yeux, la trace d'un motocycle, sur les routes du Lavoir et du Pic ?
– Non. En revanche, j'ai entendu les paroles de Du-Pic. Il a rencontré le Prince. J'en suis sûr. Pour l'entretenir ; le prévenir, ou mieux le berner – qu'en sais-je ? Rien de plus. Mais je n'ai aucune raison d'en douter : Edric n'est pas mort. Pas encore.
D'un geste précautionneux, il retira de son propre doigt et déposa, parmi les victuailles, le petit anneau de bronze qu'il avait subtilisé au corps du jeune palefrenier, Tony Des-Blés. Hobaric grimpa sur sa chaise pour apercevoir le modeste bijou.
– Pas tout à fait du goût d'Amalric, commenta sombrement Abastan.
– Cet anneau-ci appartenait à un autre orphelin, appelé Des-Blés. Un nom très commun, dans le fief du Moulin. Et, comme Beltom La-Haie, victime de rapt et d'endoctrinement par l'ordre noyeur. Un garçon solide, à peine majeur, formé à la cavalerie de la Bastide. Il a disparu après l'évasion du Prince, pour être retrouvé mort il y a peu, près d'un taudis de l'Angle. Mort, et éborgné à son tour.
– L'ennemi rôde toujours entre nos murs ! fulmina Gyron.
– Et ses incantations lui permettent de tuer en toute impunité, ajouta De-Palme.
Fidel se mit à tapoter le revêtement de la table d'un pouce nerveux.
– Mais pourquoi envoyer un garçonnet à la poursuite du sujet ?
– Contrairement à La-Haie, Des-Blés a été retrouvé très facilement, répondit Céorn. Ce n'est pas l'ordre qui a envoyé Tony à la poursuite d'Edric. Comme Du-Lavoir, il l'a trahi. Il a trouvé le Prince de son propre chef. Et le Commodore l'a tué.
Et il fit jaillir le dernier paquet de sa hotte en partageant, avec ses hommes, les rapports d'entraînement du Général. Son écriture grasse et tassée couvrait des pages et des pages de déception amère…
– Des-Blés a passé près de deux mois auprès de Son Altesse, reprit Céorn, et sous bonne garde du commandant. Eux, et d'autres garçons de la citadelle, ont été formés aux arts de la course et de l'escrime, selon la méthode de la garnison fleurie, dans les cours de la Bastide. Des-Blés a eu tout le temps nécessaire pour approcher le Prince.
– Je l'ai fait, murmura le lieutenant De-Palme. Cet entraînement, auprès de l'Ami Franc – je l'ai suivi moi-même, à leur âge… Jusqu'au jour où je lui ai répondu avec un peu trop d'aplomb. Le commandant m'a tenu en respect depuis.
Mais Gyron Du-Fort agita la main pour le faire taire, et Céorn poursuivit :
– L'héritier portait, partout et à toute heure, un anneau de bronze identique à celui-ci (il désigna de nouveau le bijou). Un cadeau du palefrenier, pour Son Altesse, et fabriqué de ses mains à l'écurie mécanique. Un gage d'amitié, j'imagine, entre les deux garçons. Une babiole. Mais le Prince ignorait certainement la vraie nature du cavalier…
– Que contient cet anneau ? s'enquit Fidel, n'y tenant plus.
– Rien. Il émet des vibrations.
Son cadet afficha sa déception (« Des vibrations ? ») et Céorn continua :
– J'ai consulté un archimaître, incarcéré au Pénitencier, pour esquiver la curiosité de mon Doyen. Le bougre exècre l'Académie… Il a vu sa peine réduite de moitié, pour son service. Cet anneau est lié à celui que porte le Prince. Quatorzième transmutation : la projection. Une prouesse. Les vibrations et leurs variations thermiques correspondent à des signes vitaux. L'anneau émet une signature organique.
– Vous voulez dire, s'étonna Du-Fort, que l'anneau est vivant ?
– Je veux dire que si l'anneau est au doigt d'Edric ; alors, Edric est vivant.
– Le traçage est une technique alchimique prohibée, nota Vernand.
– Ha ! Tiens donc ! scanda Abastan à l'adresse du lieutenant. Il ne me semble pas que le décret soit arrivé aux oreilles des espions, dans ce cas, Monsieur De-Palme !
– Pour c'qu'on en sait, ajouta Gyron, le Prince a pu se voir délester de son bien.
– C'est possible, admit Céorn. Mais je ne le pense pas. Je pense qu'Edric est entier, entre des mains alliées. Les noyeurs n'ont pas retrouvé sa trace ; sinon quoi, ils auraient été les premiers à tomber sur le corps de Tony… Quant au Commodore, il aurait manifesté son triomphe, j'en suis sûr. Du-Lavoir, Du-Pic et Des-Blés, ensembles ou séparément, ont organisé la survie d'Edric. Je le sais.
Fidel se leva brusquement, les deux poings sur la table.
– Alors, allons-y ! Interrogeons Du-Pic et lançons les chiens sur la route du Manoir !
– Oh, mais le Prince ne s'y trouve plus, répliqua vivement Céorn. Son Altesse a profité d'une escapade à bord du vaisseau de Corvus, le Vampyre, lorsque celui-ci s'est amarré au dock ouest pour conduire son seigneur à l'assemblée. (Il hocha du chef, comme pour admettre sa part de responsabilité dans leur échec) : Edric vient de nous passer sous le nez, messeigneurs.
Abastan déshonora le nom du géant de quelque juron bien de chez lui. Hobaric ouvrit de grands yeux clairs. Quant à De-Palme, il paraissait de plus en plus déboussolé par le flot d'informations dont l'abreuvait son régent.
– Les vibrations de cet anneau ont triplé d'intensité, au cours des trois heures qui ont précédées l'arrivée de Corvus Du-Pic en Bastide. Depuis, elles ne cessent de s'affaiblir… Selon moi, celui qui porte le bijou est passé par la Cité pour aller vers l'Ouest.
– N'as-tu donc pas positionné assez d'hommes pour l'arrêter ? s'exclama Abastan.
– Il faut le rattraper ! s'enflamma aussitôt Fidel en repoussant son siège.
– À vrai dire, mon frère… je compte faire cesser les recherches.
Le baron Du-Chenil mima la stupeur, sans réussir à l'exprimer à haute voix.
– Monseigneur ? balbutia De-Palme, et Céorn poursuivit avec fermeté :
– La mort d'Amalric, et les menaces qui m'ont été adressées sont sans appel. Edric n'est plus en sécurité à la Bastide. Les institutions de la capitale ont failli.
– Est-ce que tu es sérieux ? chevrota Abastan.
– Absolument. Edric a réchappé du pire. Les pirates n'ont fait que devancer le plan de son propre père. Le Prince est en plus grand danger ici, là où rôdent les vautours et les espions, que sur les routes de l'Arbre… Je crois qu'à ce jour, et pour les raisons qui sont les siennes, le déserteur Du-Lavoir représente sa meilleure chance de survie…
– Mais c'est insensé ! s'emporta Fidel. Notre petit-cousin ! Héritier de l'Arbre ! Comment peux-tu le laisser à un étranger… ?
Céorn plongea un regard épuisé dans les yeux auburn de son cadet.
– Y'a-t-il un résident de la Bastide, et qui ne soit pas dans cette tour en ce moment, en qui tu as pleinement confiance ? Par pitié – laisse Alcestia et les filles en dehors de ça… (Fidel se renfrogna). Si j'en crois ce bijou, le Prince s'en sort mieux, à son compte, que derrière les barreaux du Pénitencier ; où Franc chercherait pour sûr à le renvoyer, sitôt retrouvé. Tu le sais, n'est-ce pas ? Edric est plus proche de la vérité que nous le sommes. Corvus Du-Pic ne lui as pas interdit le passage ; et je ne le lui interdirai pas non plus…
De-Palme lui lança un froncement de sourcils interrogateur.
– Je n'ai pas fait boucher le conduit secret de la chambre d'or, précisa-t-il. Cerné, oui ; mais je veux pouvoir laisser au Prince l'opportunité de rebrousser chemin, s'il en a un jour la chance. La galerie qui traverse l'îlot, et le lac, a conduit à une résidence désertée depuis qu'un nid Moqueur y a été débusqué. Ce chemin aura peut-être constitué le seul salut de Son Altesse.
Le silence qui s'ensuivit, et sans que Céorn eut besoin de s'entendre dire les mots « tare bleue », se pétrifia insidieusement entre eux.
– C'est de la folie, assura enfin Fidel, éberlué.
– Peut-être pas tant que ça, objecta Abastan de sa truffe édentée. Quelqu'un sait que tu as cette dague, n'est-ce pas, garçon ? Si les agents du malin sont en Bastide, l'héritier ferait bien, dans ce cas, d'en rester éloigné ; je le crains fort. Oui… (il réfléchit un court instant, puis opina) : Tu as raison, fiston.
Le baron Du-Chenil haussa les épaules d'un air incrédule, et Céorn en profita pour le persuader autant qu'il put :
– Je veux retrouver Edric ; et plus que tout au monde… Mais je ne le jetterai pas dans la fosse aux espions. Le Prince doit demeurer à bonne distance des scélérats de la Bastide. Et, je ne te l'apprends pas : Capitaine, barons et dame rouge hantent mes pensées, jour après jour, au moins autant que les Pirates ! S'il te plaît, laisse-moi faire la lumière sur leurs intentions. Pour le bien de la fédération.
– Et pis, interrompit Hobaric qui prononçait ses premiers mots, le souv'rain aussi a fait d'son mieux pour protéger ses plans. Il a sûr'ment découpé l'pendentif du Prince dans la dague magique, pour qu'elle soit pas complète, ent' les mains du vilain…
Les nobles et chevaliers restèrent muets, tandis que le rouquin se tassait dans son siège d'un air timide. Le petit marque un point, songea Céorn, pris de court.
– Alors, qu'attendez-vous de nous, monseigneur ? rugit De-Palme.
Le Conseiller baissa encore d'un ton :
– Chacun reprendra sa propre enquête, et dès ce soir. Fidel, je veux que tu gardes l'œil sur la région des massifs. Si le Prince venait à s'y perdre, il te reviendrait de le trouver ! Lieutenant, vous irez surveiller Monsieur L'Archet en Orgue. Quant à vous, Gyron, vous continuerez vos investigations citéennes. Il faut que vous m'identifiez la tête pensante de notre ordre noyeur. Hobaric, je voudrais que tu t'installes chez Abastan.
Son serviteur l'observa sans comprendre.
– Monseigneur ?
– Je prends très au sérieux la menace qui pèse sur moi. Quelqu'un dans cette citadelle veut m'empêcher de résoudre l'enquête. Tu veilleras sur lui, jusqu'à ce que les agents de l'ennemi soient démasqués.
– Comment ? s'écria le vieillard indigné. Je n'ai pas besoin de ton valet, Céorn !
– C'est un ordre, Abastan, trancha le ministre. Je me passerai de tes avis.
– Petit insolent !
Il leur fallut une bonne minute pour calmer le précepteur, et un quart d'heure supplémentaire pour le ramener au pied de la tourelle. Céorn ne s'inquiétait pas de ses sautes d'humeur. Il savait que le vieillard finirait par entendre raison, mais ne pouvait attendre de l'avoir convaincu. Abastan voulait le voir prendre des mesures drastiques ; tant qu'elles n'avaient pas d'effet sur son propre petit confort. Or, le Conseiller n'osait plus sous-estimer le danger. À toutes heures du jour et de la nuit, collègues et sujets le suppliaient de refréner ses instincts réformistes pour donner plus de poids aux forces armées ; et de prendre plus de risques immédiats, pour le bien de la fédération. Céorn, à sa manière, se jetait enfin à l'eau. En voyant plus grand que le Général, il cherchait à anticiper l'influence des autres protagonistes de leur affaire, avant que n'éclate le plus immense conflit de leur siècle… Rendre le sceptre à Edric n'est peut-être pas la plus urgente de mes missions, finalement… Il observa ses hommes d'honneur, chevalier, officier, cadet et valet s'élancer sur le rempart pour gagner leurs maisons respectives, et se hâta lui-même de retrouver son bureau, prêt à se mettre à la tache lugubre que représentaient les funérailles du Roi. Pourtant, il fut de nouveau arraché à ses plans. La porte de son appartement était déjà déverrouillée.
Les tiroirs et les placards avaient été ouverts, les draps arrachés de la literie, et le bureau fouillé de part en part. Les dossiers confidentiels étaient répandus au sol et les tableaux retournés. Céorn, trousseau à la main, pénétra dans la chambrée cossue. Il nota immédiatement le pan de mur, près des fenêtres, qui abritait le caisson dérobé. Le compartiment de briquette factice était béant, lui aussi… À l'intérieur, plus la moindre trace de la dague tronquée.
ÉPISODE 9.
Le règne des barons
76. Le plan
Lorsque Robin était né, il y avait déjà une petite fille dans le Phare ; et quand il eut dix ans, il y en eut une autre… Robin appréciait sa sœur aînée. Mieux encore : il la respectait, ou en tout cas s'y efforçait car il l'estimait beaucoup. Elle était forte, intègre et perspicace ; parfois impatiente et impulsive, également, et comme elle conservait le nom de naissance que leur père leur avait transmis au lieu de porter celui de son époux le Capitaine, sa réputation la précédait dans toute la fédération. Morgane Du-Phare, de la baronnie-des-pêcheurs, parlait ouvertement et méprisait toute mondanité inutile (en particulier lorsqu'elles incluaient quelques barons, comme Allistaire ou Clodric, qu'elle n'hésitait pas à rabrouer en public). La famille Du-Phare, de son village homonyme, ne souffrait aucune comparaison au titre de premier clan vassal d'Anton ; car le Phare en question représentait, depuis des siècles, une belle part du patrimoine de la Baie. Et on entendait parfois raconter que c'était Morgane, et non Anton, qui tenait le fief.
Mais il n'avait pas grandi à ses côtés. Pendant que Morgane gagnait en force et en confiance, au Cinq-Mâts seigneurial, Robin avait quitté le Phare pour vivre dans une ville appelée La-Boussole, au nord de la Baie ; car ses parents le destinaient à hériter de la SCH (la Société de Conservation Halieutique), qui concevaient les systèmes de pêche écologique depuis le début du Zénith. La société était administrée par le clan Du-Cap de La-Boussole, cousin des gens Du-Phare, et œuvrait notablement dans quelques sphères commerciales et politiques de la fédération marine depuis que ses fondateurs s'étaient battus pour obtenir le droit de préservation. Robin avait pris le nom de Ruben Du-Cap, et sa sœur cadette Néréa l'avait accompagné, pour y être formée à la gouvernance… De fait, Robin s'était entiché de la petite et bien plus intensément qu'il n'aurait pu se lier à Morgane. Néréa était née le 13 Juin 1058, avec des mèches auburn et des yeux vert très foncé, un vaste sourire aux lèvres. Ce sourire ne l'avait jamais quittée et les deux petits avaient vécu l'enfance attachés l'un à l'autre, dans la Maison Du-Cap, en passant autant de temps que possible à se baigner dans les eaux brillantes du lac chaque fois que leurs précepteurs perdaient leur trace… Ils avaient même élaboré un langage gestuel un peu rudimentaire, pour se comprendre à la barbe des adultes, et se prévenir l'un l'autre des dangers qui survenaient : corvées supplémentaires, coups de ceinture, ou crise de rage de leur nourrice désespérée… Ce langage se limitait aux termes essentiels comme « par ici », « à mon tour », « merci », « pardon » ou « silence », et Robin l'avait presque oublié, à ce jour. Car le jeune homme, à l'aube de ses seize ans, avait finalement quitté le Cap. Le patriarche du clan avait renégocié son marché auprès des parents Du-Phare et Robin se voyait forcé de quitter la maison – et Néréa – pour rejoindre sa grande-tante Elladora – dite la Brindille Du-Marais.
Robin avait vu sa cadette fondre en larme, lorsque son fiacre s'était éloigné de le maison. Lui-même avait ravalé son sanglot, mais la colère l'avait envahi… Il ne savait pas grand-chose de cette Elladora ; et en voulait à ses parents de l'expédier encore plus loin du Phare. Pourtant, il s'était forcé à suivre la consigne, en silence. Dans ses marais du Chenil, Elladora avait pris Robin à charge seule et jusqu'à la fin de l'année. Loin des affaires de la SCH, le garçon avait été formé à la politique, à l'art rhétorique et au débat public. Elladora avait épousé un bailli citéen, dans le temps ; et s'était consacrée durant neuf mois à la transmission de ses connaissances… Il était certain qu'on le destinait à la présidence de la société, à l'époque. Il avait eu raison, d'une certaine façon. Elladora ne se contentait pas d'espérer si peu de lui, cependant. Elle le formait à autre chose. Il s'en était aperçu, enfin, le jour où elle l'avait renvoyé au Cap pour y accomplir son destin.
L'Ordre des Noyeurs anonymes du pays de l'Arbre avait été fondé entre les 3e et 4e siècles de leur dynastie, par un pèlerin sans nom au seul titre de Moine d'écume… Cette écume, assurément, le liait aux anciens noms du territoire de la Baie ; mais aucun document (pas même le Codex, qui le prenait pour un pasteur de compagne) n'en disait plus à son sujet. Comme à son habitude, le Temple suprême avait remanié les faits pour s'approprier la figure du célèbre Moine mais semblait ignorer l'essentiel de son œuvre. À présent, Robin était le seul – avec le 1er Sénéchal – à connaître son histoire. L'homme, dans sa sagesse, avait exploré l'Ouest interdit, et s'était trouvé étonnamment bienvenu chez les chamans de Terre-priée (ce que la Bastide interdisait formellement). Là-bas, le Moine avait reçu une responsabilité très singulière. D'après ses écrits, confinés dans les cryptes du temple dont seulement deux personnes possédaient la clé, les Premiers-Nés l'avaient chargé de repartir sur les routes, pour trouver la Brèche, et la protéger. Il avait été le premier émissaire des chamans. Le premier Gardien.
C'était un secret que seules les plus hautes têtes de l'ordre connaissaient. Celui d'une faille, ouverte sur la puissance éthérée d'une divinité malfaisante, impie, décidée à réduire l'humanité en cendres. Le risque d'un cataclysme indépassable envoyé par les pouvoirs supérieurs de leur monde, pour anéantir le Continent. Le Moine d'écume était là pour empêcher ce cataclysme. Les chamans l'avaient chargé de préserver l'Arbre ; et ses habitants innocents. Ils l'avaient muni de cette lame Ancienne, au manche d'argent et d'obsidienne, et renvoyé au pays pour y faire ployer le mal… Mais le Moine ne s'était pas contenté d'identifier la faille incarnée. Quand il l'avait trouvé, le sujet des chamans était déjà aux prises avec quelque convoitise, et les légendes Anciennes commençaient à être dépoussiérées par les moutons. Alors, le Moine avait accompli son devoir. Il avait fait ce qu'il fallait, sans s'y prendre à deux fois, et sans se soucier de son propre sort. Il avait supprimée la Brèche en la noyant dans le bassin de son temple ; et interrompu du même coup les plans de ses adversaires. Bien sûr, les chamans l'avaient informé quant à la nature étrange de cette faille… et le Moine savait qu'une nouvelle incarnation allait prendre la relève. Mais d'autres avaient pris la relève.
La parole oubliée du Moine d'écume avait convaincu des fidèles, lancés dans la traque acharnée de la « dernière clé » qu'on lui avait dérobée et de la « serrure » que le malin cherchait à s'approprier. Au fil des années, puis des siècles, ces partisans du Moine (comme ils se faisaient appeler) s'étaient constitués en un réseau intime qui échangeait services, financements, accès embarrassants ou invitations officielles à la volée pour se faciliter la tâche. Rapidement, la confrérie en puissance avait attiré du beau monde ; et des gens influents, d'autorité publique parfois, qui cherchaient secrètement à sauver le monde de sa fissure légendaire… Jusqu'à ce que la foi se perde. À force d'échanges et de compromis, au fil d'une corruption de plus en plus manifeste, l'ordre Noyeur avait peu à peu basculé dans le vice et la passivité. Devenu trop vaste, dépourvue de hiérarchie et suffisamment puissante pour attirer de faux dévots (ou pervertir ses plus anciens), leur honorable société s'était laissée sombrer loin des idées du Moine. Alors, le descendant de celui-ci, qui portait le nom de Bodric, avait mis en place un vaste plan dont le seul but était de purger l'ordre, de purifier sa mission et le nettoyer de ses mauvaises herbes… Dépositaire légitime d'un devoir sacré, Bodric, entre 680 et 690 (et pendant les génocides de l'Ouest, qui accaparaient l'attention) s'était donné pour objectif de vider les rangs, en retournant leurs occupants les uns contre les autres… Il avait multiplié les missions suicidaires et les rencontres incohérentes. Il avait agité des carottes sans que l'on ne voit sa main. Il avait fait liquider des témoins, encouragé des coups, mis des noms sur liste publique ; et vu les espions, les maîtres-chanteurs et les opportunistes se déchirer entre eux… Tout au long du processus, Bodric avait également observé chaque membre de son ordre pour en déduire leur capacité d'engagement et d'allégeance.
Une fois qu'il eut réduit la confrérie à quarante-quatre individus, Bodric avait cherché la faiblesse de chacun d'entre eux ; et rédigé quarante-quatre ordonnances, au goût morbide, auxquelles seulement douze personnes avaient su répondre… Seuls ceux et celles qui surmontaient leur peur, à l'aveugle, pour le bien de la confrérie étaient dignes de bénéficier de ses avantages ! Eux seuls pouvaient perpétuer l'ordre anonyme, et le préserver au-delà de l'envie et de l'orgueil. Et grâce au premier des 1ers Sénéchaux Noyeurs, l'ordre s'était relevé de ce déclin. Comme Robin Du-Phare, il avait grandi, et mûri ; et s'était organisé pour optimiser son mode de fonctionnement. Celui qu'il avait sous les yeux, à présent, était très différent de sa première mouture.
Il comptait mille membres, soit un pourcentage très précis de la population, et ce pour d'évidentes raisons de contrôle démographique. Seul son 1er Sénéchal avait à la fois accès aux cryptes secrètes et au nom de chacun de ses subalternes. Anonyme, cette personne – et il y avait eu, par le passé, des hommes, des femmes, des gens de la cour et même un roi – était la seule à connaître l'identité de ses lieutenants directs : les 2e et 3e Sénéchaux. Robin Du-Phare était le premier de ceux-là, et lui-même cachait son nom à sa suivante, Alix Du-Bouleau, que son père adoptif Ulciver Vaillant avait éduquée pour la quête. Quant à Alix, elle faisait de même auprès de ses inférieurs. Ainsi, le système se renforçait sans risquer de voir ses têtes dénoncées… On comptait treize échelons, et les agents n'en découvraient les niveaux que lorsqu'ils y accédaient. Parmi eux, il y avait des nobles, des bourgeois, des soldats, mais également des pêcheurs, des artistes et des mendiants recrutés temporairement chez les Autres… Bien sûr, les servants, les oculies et les palefreniers occupaient les rangs inférieurs et servaient d'intermédiaire en usant de leurs yeux, de leurs oreilles ou de leur savoir-faire pour faciliter les missions. Et plus haut se trouvaient les marchands et les chefs d'institutions influentes, qui pouvaient se faire obéir d'un claquement de doigt. La confrérie toute entière reposait sur la quête de la Brèche incarnée et chaque segment de son plan gigantesque, en fait, tournait autour de sa capture. Même s'ils l'ignoraient encore, les anonymes œuvraient au bien ultime. En contrepartie, l'ordre les formait à l'espionnage en multipliant les cadeaux pratiques et somptueux – et les protégeait de la justice, depuis ses moyens de pression les plus efficaces… Bien sûr, la fédération ne fournissait pas toujours la meilleure chair à Noyeur et il se pouvait que l'ordre faiblisse. C'était la raison pour laquelle un corps de la confrérie se consacrait au « recrutement anticipé ». Ces agents-ci arpentaient les mers, à la recherche des talents potentiels – ou des noms célèbres. Puis ils plaçaient les petits sélectionnés dans les foyers adaptés à leur épanouissement. À l'âge adulte, ces espions s'avéraient souvent bien plus opérationnels que leurs confrères. Ils ne cherchaient pas à remettre la quête en question… Répartis en escouades de membres triés sur-le-volet, les anonymes avaient lu puis laissé brûler leurs ordonnances de soie avant de se mettre au travail. Tous les agents positionnés avaient été préparés au plan d'Extraction, et à la mission d'Interception du sujet, au matin du 21 Septembre 1082… Beltom La-Haie, dont le poste de geôlier avait été déterminant, était mort en parfaite connaissance de cause. On l'avait numéroté Sixième agent. Il s'était fait décrire l'ombre d'un Pirate meurtrier, dopé à la magie noire, avant de se lancer… Carlen De-la-Colline, femme de gouverneur, contrôlait toute une frange du pays d'Ouest, en gardant l'œil sur Terre-priée. Puissante et formée au combat, elle était passée Première, en escouade émeraude. Mais celui que l'ordre avait appelé Dix-septième, lui, s'était retourné contre la cause. C'était un fait rare que la confrérie ne laissait pas impuni ; or, le petit Tony Des-Blés, placé au plus près du sujet depuis des années, était mort avant qu'elle ne lui mette le grappin dessus. Et avec un œil en moins, pour faire passer le message…
Robin Du-Phare, tout Sénéchal qu'il était, ne savait pas que le Roi-berger allait mourir lorsqu'il avait lancé l'opération. Bien sûr, il avait suivi l'ordre de son supérieur, et dessiné une série d'itinéraires potentiels pour le Commodore, venu du Septentrion… Il avait ouvert la voie, les portes et les ponceaux, pour laisser le champ libre au Pillard. Le rituel nécromantique impie, les Vingt-sept foutus martyrs et la succession de crimes et de mutilations barbares, en revanche, il n'y était pour rien et n'avait pas encore tout à fait assimilé le choc. Si l'ordre n'hésitait jamais à passer à des mesures extrêmes, celle de la nuit du 21 marquait un cap significatif… Robin gardait la foi, cependant. Il avait lu tout ce qu'il y avait à lire sur l'ordre. Il avait passé ses échelons un à un et gagné, enfin, la confiance de son 1er Sénéchal. Il savait que le doute menait à la chute. Le Dieu-berger, ou quel qu'ait été son nom, testait son cœur. Il tentait son vice. Et, quand un membre, découragé, se laissait prendre par le mal, l'ordre coupait la plante à la racine…
Toutes les plus anciennes reliques, les parchemins les plus étoffés, les bustes, les peintures et les bourses de monnaie obsolète encombraient le temple. Robin, la clé toujours serrée dans sa main, descendit lentement les marches de l'autel, au centre du petit bassin qui clapotait joyeusement. L'eau salée laissait de longues traînées d'écume, sur le carrelage rongé qui encadrait sa baignoire naturelle. Les étagères, les coffres, les caissons poussiéreux occupaient tout l'espace entre le sol de pierre et le plafond bas. Il y avait un grand tas de carpettes et de tapisseries mordues par l'humidité, dans l'angle couvert de toiles d'araignées. À travers la lucarne en forme de diamant, le soleil lançait quelques gerbes de lumière, accompagnées de brises fraîches et sifflantes… Le Sénéchal subalterne contempla le mur de roc, où les anonymes avaient gravé le nom de chaque Brèche capturée – et sacrifiée. Avant qu'un autre ne les sacrifient. Il s'attarda, une minute, tout en bas de la liste. Pour le plus grand bien. Quatre-cent quatre-vingt six incarnations, en tout, s'étaient noyées dans le bassin, entre le Moine d'écume et Robin lui-même. Lui n'en avait vue qu'une seule périr. Il avait tenu la tête.
En réalité, l'ordre était singulièrement performant, et son réseau inattaquable ne laissait pas beaucoup de place à la riposte non plus. Robin, Alix Du-Bouleau et leur patron étaient les seuls à savoir qu'une tâche en forme d'arbre renversé ornait le torse du sujet recherché. Du moins, ils l'avaient été jusqu'à lors. Chaque Brèche était repérée et identifiée, capturée puis sacrifiée – sans pitié ni effroi, sans doute, ni pensée impure. Les hôpitaux, les temples, les bibliothèques, les cabarets et les clubs privés se faisaient une joie de plaire à la confrérie car elle le leur rendait bien, et savait se faire apprécier de loin, sans compromettre le moindre nom… Pourtant, l'arrivée du petit Prince Edric, De-la-Cité, avait tout changé. Pour la première fois depuis Bodric – depuis des siècles et des siècles… l'ordre avait flanché.
D'aucun aurait pu se demander ce qui était passé par la tête du Sénéchal. Mais pas Robin. Sa confiance était pleine. Il était alors tout jeune homme, et le fils du Roi, ce sombre Amalric, venait de naître. L'ordre avait identifié la Brèche seulement neuf mois plus tard car le monarque, conscient du potentiel de son bébé, avait visiblement tout fait pour en dissimuler la vraie nature à sa cour, ses gens et son pays… Peine perdue car il y avait, bien sûr, quelques anonymes en Bastide… Or, le Sénéchal n'avait pas ordonné la capture de l'héritier. Au contraire, il avait fait baisser les armes. Son subalterne avait transmis à son propre sous-fifre, et ainsi de suite. Pourquoi ? Robin ne l'avait jamais su ; et la plus formelle fidélité l'empêchait de demander. Il se le demandait quand même. Il y avait eu des centaines de noms, autant que de failles démasquées en fédération, sur le mur de cette caverne avant qu'un Sénéchal ne se décide à geler la mission. Il le faisait à la faveur d'un Prince, bien sûr. Edric. Et de personne d'autre.
Les rouages du miroir holographique se mirent à crisser, et le rayon de soleil, passé par la lucarne, se refléta sur la glace épaisse. En réalité, c'était une sorte de grand panneau à double vitrage, plus qu'un miroir, qui se teinta peu à peu de couleurs autres que celle du mur de roc. Entre les deux pans de verre transmuté, la projection trembla, puis se stabilisa lentement, comme si le 1er Sénéchal se trouvait là en personne… Il avait un masque blanc sur le visage, qui se poursuivait sur le crâne et à la nuque à la manière d'une cagoule. Une cape complète du même ton diaphane dissimulait le reste de sa silhouette. Sa voix, bien entendu, était camouflée par un amplificateur électronique. Le Sénéchal se trouvait devant une tapisserie indistincte, aux motifs flous. Robin s'avança jusqu'au bord du bassin clapotant, le visage découvert, les mains dans le dos. Jamais les deux hommes ne s'étaient rencontrés (volontairement), et jamais ils n'avaient échangé sans intermédiaire ; des fois qu'on leur tombe dessus par surprise. Ainsi, Du-Phare se trouvait seul, dans le temple oublié du Moine d'écume, et parlait au miroir comme à travers une fenêtre à chaque fois qu'il était convoqué par ordonnance.
– Qu'a donné la piste ? demanda prestement le Sénéchal de sa voix grésillante.
– Deux agents se sont rebellés, déclara Robin. Ils sont les sixième et septième, depuis le régicide. Deux louvetiers du Terrier, au pied du pic de l'Ombre. Enrôlés il y a vingt ans. Aux dernières nouvelles, ils se sont crus investis d'une mission bien à eux, et ont repris la bannière Du-Pic selon leur idée. J'ignore s'ils ont bel et bien rencontré le sujet là-bas, dans la montagne ; mais ils y ont fait du dégât. Le projet télésiège a été… détourné.
– Ont-ils été punis ?
– L'un est mort, Sénéchal. L'autre n'a pas encore été retrouvée.
Un silence, uniquement dérangé par l'eau qui débordait sur le sol, passa dans le temple. Le maître s'éclaircit la gorge :
– Et la situation publique, Du-Phare ?
– Très préoccupante, Monsieur, admit Robin.
– Préoccupez-moi.
– Le sujet… a attiré l'attention du monde entier. Des Moqueurs s'en sont mêlés. Autres, et louvetiers, et déserteurs, et palefreniers… Les anciennes légendes refont surface ; et nos moutons d'y intéressent de plus en plus. J'ai bien peur qu'une vaste part du réseau ait identifié le sujet de la quête. J'ai peur que notre ordre soit chassé à son tour ; et que nos hommes désertent pour tenter de s'emparer de lui, Monsieur. Comme l'ont fait ces deux louvards.
Le Sénéchal, qui sembla préoccupé en effet, ne répondit rien.
– Il y a autre chose, Monsieur…
Le masque, pâle et impassible, dépourvu d'émotions, continua de regarder son propre visage nu, loyal et asservi, en flottant dans les airs au milieu du temple.
– Première a croisé le sujet. Elle l'a appréhendé sans le savoir, dans sa colonie, mais elle l'a laissé s'échapper… Le sujet s'est présenté de lui-même. Ensuite, il a délivré quelques potentiels et s'est enfui, en motocycle, en compagnie du traître. Et ils sont partis avec… sa dernière ordonnance scellée. J'imagine que le traître saura la décrypter.
Le Sénéchal resta muet quelques secondes, et inspira profondément avant de demander, très calmement :
– Quand Première a-t-elle signalé cela ?
– Elle ne l'a pas fait, Monsieur. Première a menti. Je ne crois pas qu'elle ait choisi de se retourner contre l'ordre à son tour, mais… elle a honte.
– Excommuniez-la, souffla aussitôt le Sénéchal.
Robin hocha la tête avec déférence. Et veille à ce qu'elle se taise…
– Quelle est la nouvelle ordonnance, Monsieur ? s'enquit-il d'un air zélé.
Bien qu'il fût inexpressif, le visage de son supérieur parut revenir d'un léger moment d'égarement. Le 1er Sénéchal déclara d'une voix égale :
– Que tous les agents interrompent le plan.
Robin Du-Phare resta pantois, à son tour, en gardant les lèvres closes. Dans ses yeux clairs, battus de cils palots, mugissait la surprise mais il veilla à garder son sang-froid. Les mains toujours fermement serrées dans le dos, il descendit d'une marche, en approchant de son maître, et interrogea d'un murmure poli : « Monsieur ? ».
– Je veux que les agents cessent la traque. Sur-le-champ. C'est un ordre.
Robin Du-Phare était un lieutenant précieux, et jamais il n'aurait osé remettre en question la demande de son 1er Sénéchal, ni la raison de cette demande. Robin était loyal. La foi… C'était la foi, qui l'animait. Pourtant, il n'en revenait pas. Quand le maître absolu de leur ordre avait pétrifié le grand plan, pour permettre au Prince Edric De-la-Cité de vivre, il avait donné des consignes claires. Le sujet restait sous surveillance et si les intentions d'Amalric méritaient d'être espionnées, les masques blancs ne pouvaient attendre de le voir se décider à consumer le Continent de sa folle ambition. Dès le jour, évident, où le Roi-berger avait manifesté sa volonté de sacrifier la faille incarnée sur le lointain autel consacré (en prétendant lui réserver un Parcours des fiefs inoubliable), il avait signé son arrêt de mort ; car l'ordre s'était réveillé de sa miséricorde, pour piéger le Commodore et rafler le sujet à son tour. Qu'importait le sort du souverain. À présent, le Sénéchal se rétractait de nouveau. Pourquoi ?
– Tous les agents, Monsieur, doivent-ils arrêter les recherches ?
– Tous, sans exception ; et vous compris, Monsieur Du-Phare.
L'estomac de Robin fit une cabriole. Le Sénéchal était très clair. Et il savait, en outre, ce qui le torturait. Du-Phare marmonna froidement :
– Le sujet… sera-t-il de nouveau mis en état de préservation ; ainsi qu'il l'a été durant… toutes ces années ?
– Le sujet s'est montré plus fort, plus résistant, et plus malin que prévu. Ses alliés l'ont aidé en chemin, et lui ont fourni de quoi se défendre. Ses connaissances se sont accrues au fil de ses malheureuses rencontres. Il est, désormais, informé et armé tant contre les pirates que contre nous. Contre l'ordre. C'est embarrassant, admit le maître. Mais, c'est aussi un fait notable, qui mérite qu'on y consacre quelque réflexion…
Quelque réflexion ? Depuis huit-cent ans, les agents noyaient les failles, une par une et sans états d'âme. C'était la mission. C'était la loi.
– Est-ce que vous prévoyez d'épargner cette Brèche-là, 1er Sénéchal ?
Il n'avait pu contenir la question, qui n'arracha pas un mouvement au maître.
– Je comprends votre dilemme, Monsieur Du-Phare. Je comprends vos souffrances. Car je sais, et mieux que quiconque, ce que vous avez perdu. Ce que vous avez sacrifié, pour la quête ultime de notre confrérie. L'ordre repose sur cette foi, mon ami. Sur votre bon cœur, et votre dévouement. Vous avez toute ma gratitude ; et auriez celle de l'Arbre, si les gens savaient… ! Mais nous vivons une époque différente. D'autres individus se sont ajoutés à l'équation. D'autres… perspectives, enfin, se sont offertes à nous. Il faut rester à l'affût, Monsieur, et les envisager…
Des perspectives ? Robin Du-Phare commençait à perdre pied ; et son talon se noyait réellement dans l'eau écumante du bassin, sur la dernière marche.
– Qu'attendez-vous de moi, Monsieur ?
– Rentrez chez vous, répondit le Sénéchal. Retournez à votre société, et œuvrez à votre propre projet. La SCH sera bientôt interpellée, Du-Phare. Tenez-vous prêt.
Enfin, le miroir grésilla de nouveau, et la silhouette du 1er Sénéchal disparut.
Robin Du-Phare resta figé, un pied dans l'eau, les yeux rivés sur le mur de roc, pendant un très long moment qu'il ne put mesurer lui-même. Il parcourait, encore et encore, la longue liste de failles sacrifiées, sourcils froncés, sans cesser de réfléchir… La voix modifiée du maître résonnait sous son crâne. Rentrez chez vous. Chez lui ? Où ça ? À la tourelle du Phare ? Au Cap ? Au Chenil ? Où était sa vraie maison, désormais ? Il avait un emploi, évidemment. Mais il ne s'agissait que d'une couverture pour sa mission. Un passe-temps, à côté de son but ultime. Robin avait même eu l'audace de s'imaginer lui-même 1er Sénéchal. Après tout, il portait un nom respecté, et avait grimpé les échelons au seul crédit de son mérite. Selon lui, Elladora l'avait destiné aux Noyeurs pour que le jeune agent dévoué puisse garder l'œil sur la Baie, et offrir une vue spectaculaire à son ordre sur le clan d'Anton. Il était le plus à même de s'y livrer, en fédération…
Aujourd'hui, ses espoirs étaient balayés. L'ordre ralentissait. Faiblissait. Ce que prévoyait son supérieur, il ne lui appartenait pas de le savoir… Or, Robin avait prouvé qu'il était capable de tout, pour la mission. Il avait pleuré, en silence, et n'avait cessé de souffrir depuis. Mais pas une seconde il n'avait hésité à noyer Néréa, sa cadette, quand la Brèche s'était incarnée en elle. C'était lui qui avait gravé son nom, en bas de la liste… Il était destiné à porter l'ordre à son sommet. Or, ce sommet semblait s'éloigner depuis que le rouquin avait intercepté le sujet sous leur nez. Depuis la trahison du déserteur.
77. L'élu
Aiden était déjà entré dans un gouffre Ancien, et n'était pas pressé de réitérer l'expérience. Pourtant, cette nuit-là, il se laissa conduire sans une hésitation. Le baron-mutin était aussi étrange qu'effrayant ; mais ils avaient choisi de mettre leur sort entre ses mains, et Aiden Du-Lavoir n'était pas homme à tourner les talons. Edric dormait en bavant sur les oreillers, pris par le sommeil de plomb que le Manoir éthéré imposait en lui. Il l'avait cherché dans tout l'étage, lorsqu'il avait trouvé son lit vide, mais l'édifice s'était joué de lui en tournant et retournant ses couloirs et ses escaliers dans un ballet incompréhensible… Finalement, il s'était contenté du balcon de la chambrée, pour s'y mettre à scruter le flanc de l'Ombre. La silhouette du garçon, sorti du puits, avait filé sur le ponceau qui menait au Manoir avant de regagner leur suite ; et Ed, étrangement paisible, s'était remis au lit sans s'épancher. Aiden, lui, avait feint le sommeil jusqu'à ce que la porte recommence à grincer. Il n'eut aucun besoin de demander pour savoir que le seigneur se tenait derrière le battant, et rejoignit Corvus Du-Pic d'un pas déterminé.
– Lorsque vous quitterez ce Manoir – si vous le quittez –, je fournirai à Son Altesse une machine particulière. Qu'elle lui serve d'outil, et il y trouvera son compte. Qu'il en soit l'esclave, et vous serez perdus. Tous les deux. Vous entendez, Aiden Du-Lavoir ?
La tête du baron donnait l'impression de flotter dans le noir, aussi blafarde et malicieuse que la lune elle-même, alors que deux chandeliers flanquaient ses oreilles.
– Que nous faut-il faire, pour vous convaincre de nous relâcher ?
– C'est déjà fait, en partie, murmura le mutin. Edric y est passé. Mais c'est vous, en fait, qui m'intriguez le plus…
La porte grinça encore lorsque Aiden la referma subrepticement.
– Qu'y a-t-il donc chez moi de si intriguant ?
Corvus Du-Pic lui sourit de son air carnassier.
– Vous prétendez toujours en savoir beaucoup moins que ce que vous savez réellement. Vous êtes un homme passionnant, Monsieur Du-Lavoir. Mais vous avez des failles, vous aussi. Quoi que vous ayez à cacher, le Prince voudra le découvrir. Il faudra bien avouer un jour ou l'autre.
Et il dédaigna la répartie du rouquin, avant de s'élancer comme un oiseau vers l'aile ouest du château. Aiden le poursuivit.
– La fonction de Gardien ne m'apparaît pas encore tout à fait clairement, reprit Corvus. Ceux qui vous ont précédé ont, pour la plupart, succombé à leur promesse. Les enfants, égorgés à la naissance, et les brèches plus âgées, et celles qui ont traversé la vie sans le poids du savoir, incapables de se faire voir de leur protecteur… Toutes ont été mises à mort, par un malin ou l'autre !
– J'en prends bonne note, monseigneur.
– Vous ne comprenez pas, rétorqua le mutin. Le garçon est dangereux, Aiden… La faille incarnée suscite toutes les convoitises. Mais un seul être est directement lié à son sort. Un seul doit payer la fin de cette brèche de sa propre vie. Lui seul se voit donné l'ordre d'œuvrer à la préservation de notre univers ! Beaucoup d'incarnations se sont senties appelées par la voix éthérée… Beaucoup se sont crues élues. S'il échappe aux pirates et aux soldats, Edric n'y coupera pas. Il porte le nom des bleus de Cité. Il sera tenté.
– Devrais-je l'empêcher de croire en son pouvoir ?
– C'est l'aspect délicat de la chose. C'est ce que les Gardiens doivent affronter. Certains ont eu la patience d'éduquer leur sujet. D'autres pas.
– Si vous me permettez de poser une question, monseigneur : où avez-vous tant appris sur les Gardiens de la faille, si vous n'avez jamais pénétré Terre-priée ? Vos idées sur la question me paraissent très informées.
Corvus repoussa le cadre d'une grande peinture à l'huile, qui représentait sans aucun doute l'un de ses ancêtres. Le baron sourit encore en désignant le bougre au col embroché par une abeille dorée et invita Aiden à le suivre.
– Apis Du-Pic, en son temps, a échoué à préserver la Brèche. Son journal confesse tous ses crimes et toutes ses peurs. Le pauvre type a été maudit doublement, car il a reçu les exigences des chamans en plus de sa punition familiale… Incapable de tenir à la fois les aurores du Pic et la faille incarnée, il a poussé son protégé dans le gouffre, et s'y est laissé mourir aussi… Son fils – mon arrière-grand-père – avait quatre ans.
Aiden, qui ne l'avait pas vue venir, resta pantois plusieurs secondes.
– Allons, ne traînez pas, Aiden Du-Lavoir ! scanda Corvus.
Il le mena, à son tour, jusqu'au ponceau suspendu, non sans lui faire visiter les parts les plus improbables de sa maison. De nouveau, les couloirs tapissés de motifs se mirent à tanguer et à s'allonger comme s'ils les raillaient, et le précipice apparut, cette fois, au-dessus de la piste atterrissage qui l'avait pourtant surplombé quelques heures plus tôt. Aiden écouta le bruit du vent s'atténuer tandis qu'il foulait le sol de l'Ombre, à quelques mètres du puits gigantesque. Corvus, dépourvu de la moindre fourrure, gagna l'escalier taillé dans le roc pour inviter Du-Lavoir à s'y engager.
– Aucun protecteur de la Brèche n'a laissé une telle empreinte dans son histoire. Aucun Gardien n'avait jamais mis le pied à Terre-priée, avant vous… et aucun ne s'est traîné le Prince de l'Arbre.
Aiden, l'oreille tendue, commença à dévaler les marches.
– Je sais que vous avez une chance, aux côtés du garçon, poursuivit doucement Corvus. Je sais que vous avez filé sous le pif des Moqueurs, et des Noyeurs, et des veilleurs sans perdre l'équilibre. Je sais qu'il vous revient d'accomplir ce devoir ; car c'est le Gardien, qui est élu par l'univers pour nous sauver de la damnation. Vos démons, Aiden, sont les pires dangers de la fédération… Vous seul avez gagné la confiance du sujet. Vous seul avez le pouvoir de sauver le monde, à présent.
Quand Du-Pic s'évapora comme une volute de fumée dans l'obscurité, Aiden se mit à scruter les arcades aiguisées qui creusaient la galerie cylindrique. Ses marches à double révolution alternaient volée de six pieds et creux béant, tandis qu'une eau gelée recouvrait le sol caillouteux. Contrairement au gouffre de Terre-priée, ce puits-là ne se mit pas à tournoyer, et il ne trouva aucune rangée de portes, enfoncées dans les arcs de brique noire. À la place d'un dédale vicieux d'options tortueuses, le gouffre lui proposa un éclair de lumière blanche qui parut scinder le ciel pour venir s'infiltrer dans le puits comme un enfant aurait enfoncé son bâton dans une bouche d'égout.
À la place d'un cratère fumant, Aiden trouva une femme, jeune, brune, la joue pleine et l'œil vif. Il n'aurait su dire avec exactitude quels vêtements elle portait, car le reste de son corps semblait happé par des ombres surnaturelles. Elle était assise, mains sur les genoux, tête inclinée, au milieu du puits inondé et donnait la sensation étrange de se rapprocher, de s'éloigner puis d'approcher de nouveau ; comme si elle se cachait derrière une lentille à la mise au point défectueuse. Elle souriait. Tristement. Aiden ne réagit pas immédiatement. En se pinçant l'intérieur de la joue de ses molaires, il alla en direction de la jeune femme, au centre du gouffre, et s'y planta, penaud.
– Je veux bien t'écouter, Neilyn, murmura-t-il. Mais tu ne diras rien que tu n'aies déjà dit auparavant… J'ai essayé, tu sais… J'ai tout fait pour… te ramener.
Il s'accroupit près d'elle, sans oser la toucher.
– J'ai échoué. À ça, comme au reste.
– Personne n'a jamais ressuscité les morts, Aiden, répondit la jeune femme.
Elle avait une voix chaude, et tendre ; mais qui articulait sans timidité, directe.
– Pourquoi aurait-il fallu que tu sois le premier à réussir ? Et pour moi ? Allons. Tu sais ce que j'en pense…
– Je l'ai oublié, quand tu as cessé de penser.
– Alors, tu as délaissé ma mémoire ! (Aiden se raidit, les yeux humides). Aiden. Mon bel époux. Mon homme. Il a fallu un millénaire aux moutons, pour s'habituer à la terreur du grand départ. Mille ans de divinités, et de cultes, de prunelles et de pupilles…
Neilyn agita la tête d'un air sceptique.
– De quelle sagesse faut-il manquer, pour se croire à ce point indispensable au monde ? Un grain de sable pleure-t-il à la mer, quand elle le prend dans ses vagues ? Mon heure est arrivée. Tu n'y as été pour rien.
– Si j'étais arrivé plus tôt…
– C'était la guerre, Aiden ! Je le savais, lorsque je t'ai épousé. Je t'ai pris entier, pour ce que tu étais. Un combattant. Les civils payent leur part. C'est comme ça. Et c'est encore la guerre, aujourd'hui… Je suis tombée, c'est vrai. Mais toi, tu vis toujours.
– Mon monde… mon monde s'est écroulé quand ils t'ont… (et il ne put achever).
– Je n'étais pas ton monde. Le monde est là, hors de ce gouffre. Cela fait longtemps qu'il ne s'agit plus de mon bonheur, ni du tiens. Mais des autres. Ceux que tu aides, ceux que tu sauves chaque jour. Il s'agit de ta place, ici, sur cette terre ; et de ce que tu peux faire pour la préserver…
Aiden renifla sans discrétion, les dents serrées. Il avait chaud.
– Il m'arrive de ne plus y croire, admit-il.
– Je sais.
– Il m'est arrivé d'imaginer… la fin du garçon. Du sujet.
– Je sais. Tu aurais pu l'étouffer. Tu peux encore le liquider et périr avec lui, tel cet Apis Du-Pic, ou n'importe quel gardien désespéré. Tu t'es demandé ce que tu ressentirais, en détail, si te débarrassais toi-même de la faille, ou si tu la laissais s'égarer seule dans les méandres de l'Arbre. Ce sont des questions, Aiden ! Des images… Pas des actes.
– Mais j'y perds ma force, dit-il faiblement, lui aussi enfoui dans les ombres et les eaux. Je perds le contrôle… La volonté de réussir. La piété embrume mon sommeil et abîme la nuit qui m'entoure… L'espoir me quitte et la persévérance me torture. Comment puis-je sauver Edric ? Comment puis-je triompher, précisément, là où je n'ai été envoyé que parce que tous les autres ont échoué avant moi ?
– Dois-je donc te rappeler ce que tu as fait, dont personne avant toi ne s'est vanté ?
– Pas la peine, grommela Aiden.
– Je ne parle pas de ça. Ceux qui t'ont condamné pour trahison auraient dû voir le coup venir. Je ne dis pas que tu as eu raison d'assassiner ces officiers, je dis seulement que tu y as été contraint. Tu sais que j'étais pragmatique. J'ai saisi ton geste, avant même qu'on m'en rapporte la description. Je te connaissais, mieux que personne. J'ai deviné tout ce qu'il s'était passé… Ne laisse pas le système corrompre ton âme, mon époux. Je sais ta peine et ta souffrance, et cette culpabilité qui te ronge ; je la partage. Mais elle est pure, et gratuite ; quoi que tu en dises.
– Dieu-berger ou pas, j'ai eu… des pensées sombres. J'ai commis des crimes.
– C'est le propre de l'humain, murmura Neilyn en haussant les épaules. Tu as choisi de ne penser qu'à ces hommes. As-tu vu le prisonnier, ce jeune type du bois, s'enfuir vers les buissons ? N'as-tu pas sauvé la vie de ton captif, là-bas, sur le front ?
– Je l'ai vu, assura Aiden.
– Qui sait ce que le monde fera des conséquences de ce geste ? Qui sait où mènera cette pitié ? Le Continent te remerciera peut-être – un jour.
– Tu me fais passer pour noble.
– Personne ne l'est tout à fait. Mais ceux qui essaient peuvent faire la différence.
Aiden, obnubilé par les yeux lumineux de son épousée, tendit la main.
– Je voudrais t'emmener avec moi. Ou demeurer ici, pour toujours.
– N'as-tu rien entendu de ce que je viens de dire ? grogna Neilyn dans un demi-sourire. Tu as une partition à composer, mon homme. Le garçon est avec toi. Il te faut l'aider.
– Je n'ai pas le pouvoir de contrôler la Brèche.
– Oh, mais cesse donc de t'y référer de la sorte ! Ta faille s'appelle Edric ! Tu sais ce qu'il a enduré, pour porter ce nom. Tu craignais d'entendre ce que tu sais déjà ? Eh bien, te voilà servi, car tu sembles l'avoir oublié. Ce n'est pas la Brèche que tu es chargé de protéger, ni même son pouvoir ! Ce ne sont pas tes poings, que l'on a désigné, mais ton cœur. Tu es gardien de l'enfant, Aiden !
Il hocha lentement la tête, et voulut déposer sa main sur la sienne, mais elle se perdit dans les épaisses ténèbres. Assise, le dos droit, sur son tabouret, son épouse était inaccessible. Elle le contempla d'un œil triste.
– Celui que nous n'aurons jamais n'aura pas à constater la triste réalité de ce monde. Le petit Ed, lui, a une chance de le rendre meilleur. D'une manière… ou d'une autre. Tu as réfléchi à ces manières, mon homme. À laquelle te consacreras-tu ?
– Je l'ignore encore, souffla Du-Lavoir.
Neilyn lui sourit de nouveau, puis se leva tranquillement, les chevilles perdues dans l'obscurité gorgée d'eau miroitante. D'un geste lent, elle se hissa, debout, sur son petit tabouret. Les dents plus serrées que jamais, le front plissé, la gorge nouée, il fit un pas en arrière lorsque sa femme attacha le nœud coulant à sa gorge.
– Sauve le petit, Aiden.
Puis elle bascula du tabouret.
L'aplomb qu'avait pris le garçon commençait à l'inquiéter. Pas une seule fois il ne s'était plaint de sa cuisse balafrée par la queue du viperon. Il l'avait même bandée seul ; et adroitement. Son regard était déterminé.
Aiden observait le petit De-la-Cité avec un certain effroi. Il ne s'agissait pas de ses capacités physiques, ni de son charisme personnel ; mais le garçon venait de saisir l'ampleur phénoménale de sa traque – pour une part, du moins – et se savait désormais en position de négocier. Sous ses airs bonhommes, le petit Prince avait fait preuve d'un intellect singulier et d'une audace propre à sa pensée divergente. Sous l'emprise de ses émotions, impulsif et méfiant à la fois, il avait su se montrer efficace – parfois bien plus efficace que n'importe lequel de ses acolytes ou accointances passées – et trouvé mille et une façons impromptues de se sortir du pétrin dans lequel ses pères l'avaient mis : à la Cité, d'abord, dans l'Entrecube, puis à travers les montagnes du Pic. Ce qu'il avait pu glaner, de Cornéaud, du mutin ou de lui-même, il s'en était servi pour tracer le chemin qu'ils empruntaient. Ce qu'il avait hérité de Des-Blés lui avait permis de repousser une anonyme, une melgrave et un viperon, et c'étaient là des exploits que peu de roquets maigrichons avaient à leur actif…
Edric, néanmoins, restait difficile à vivre. S'il était plus résistant que prévu, sa verve ampoulée, son manque de tact et ses espoirs irréalistes le rendaient agaçant, à la longue. À présent qu'il avait su entourlouper les Noyeurs de Pierre-fourchue, le garçon semblait retrouver un brin de son arrogance et Aiden ne pouvait nier son succès. Or, le bougre lui-même était déboussolé. Ses compétences de mentor régulièrement remises en cause ne le satisfaisaient pas. Les risques successifs qu'ils avaient encourus frôlaient la stupidité et Aiden sentait les choses lui échapper. De retour chez les Premiers-Nés… Il y avait de grandes chances que les chamans le punissent. De ses yeux bruns, il étudia les mouvements du jeune homme, alors qu'il l'aidait à vidanger le motocycle. Coordination moyenne. Tremblements. Anxiété. Il observa sa posture. Fin. Rapide… en cas de danger mortel. Enfin, il considéra l'efficacité de ses gestes, leur économie et leur précision. Il ne va plus tarder à prendre le coup de main… Était-il temps de former le jeune homme aux stylets de l'ordre ? Du-Lavoir hésita. Il hésitait souvent, depuis quelques temps. Les événements avaient pris une tournure qu'il ne s'était jamais imaginée, et depuis des années, en fait, bien avant qu'il ne rencontre Ed – bébé ou majeur. Aiden soupira en songeant.
Rien, dans sa vie, ne s'était déroulé comme prévu. Pour le mieux parfois… car il n'avait pas pris les meilleures décisions. Et souvent pour le pire, quand il s'y était le moins attendu. Son nom et ses droits de naissance avaient fait de lui un musicien. Peu conventionnel, certes, mais talentueux ; il en était presque sûr car, prohibé ou pas, le clavier de son octoluth exigeait un doigté particulier. C'était le seul héritage que Vaden Du-Lavoir, excommunié d'un Conservatoire tout à fait conservateur, avait laissé à son fils après avoir perdu l'atelier situé rue du même nom. Et, par la grâce de ses mélodies inoubliables, le seul souvenir audible qu'il avait de sa mère, une fille Dubois pour qui le luth avait composé un certain nombre de symphonies. Aiden n'avait pas de rancœur, à l'égard de ses parents, et se contentait de porter leur mémoire dans son âme ; sans perdre ni temps ni énergie à déplorer leurs mauvais choix. En fait, il avait rencontré tant de gens, et vu tant de misère qu'il avait reconsidéré ses propres maux d'enfance. La honte et la culpabilité que Vaden avait jetées sur lui, Aiden les avaient enfouies en regardant son père se vautrer dans sa conception de la vérité. En manipulant l'éther déitique, comme ficelé à ses cordes et gonflé par son soufflet, Monsieur Du-Lavoir avait su faire apparaître des notes puis des mélodies, en distribuant des couleurs aux sons et des sons aux couleurs… Ses dérives alchimiques avaient attiré l'attention, puis la peur, et enfin la hargne des maîtres de l'Orgue. Les œufs s'étaient écrasés, jour après jour, sur la porte de leur bicoque ; et des signes peints par les coquins du voisinage avaient couvert la charpente : les termes « illuminés » et « impies » ; mais aussi des sourires Moqueurs, à la plume en forme de lèvres bleues… Aiden n'en voulait pas à Vaden, mais il avait vite compris qu'il ne fallait pas s'en prendre au système en place (ou du moins, pas de front) si l'on voulait faire une différence. Ses parents, naïfs, s'étaient condamnés eux-mêmes mais il avait admiré, et admirait encore la ténacité avec laquelle ils avaient cru bon de défendre leur cas.
Neilyn, qui passait ses étés chez Monsieur L'Archet, s'était laissée courtiser un moment. L'homme bougon mais bienveillant avait pris Du-Lavoir sous son aile lorsque celui-ci, âgé de douze printemps, s'était pris de passion pour ses engins à moteur, au marché local. L'Archet fabriquait, réparait et rénovait toutes sortes de machineries, du bicycle le plus banal jusqu'au funiculaire de la Grande Corde, dans les beaux quartiers de Bourg-de-l'Orgue, et n'avait plus de réputation à faire tant il se voyait interpellé de tous côtés… Il s'était laissé attendrir par l'adolescent rouquin et pataud qui le visitait chaque jeudi matin ; et entreprit d'enseigner sa science au garçon, jusqu'à ce qu'il soit prêt à découvrir et apprécier sa collection. Des hybrides aux transmutations interdites brillaient dans le fond de l'atelier, fermé par une grille au cadenas épais. Des moteurs débridés, des bouts de chars détournés et des pièces dessinées par ses soins, et jamais homologuées, qui constituaient sa véritable passion. Aiden n'avait plus décollé le nez de ses machines. Jusqu'à ce que Neilyn s'en vienne visiter son grand-oncle au bourg… Lui avait treize ans, elle quatorze et ils s'étaient soigneusement esquivés, dans les couloirs, pour s'éviter tout embarras prépubère. À la mort des parents Du-Lavoir, Ivan L'Archet s'était arrangé pour obtenir un contrat d'apprentissage, parmi la chorale pensionnaire du quartier, à l'orphelin qu'ils laissaient derrière eux ; mais Aiden avait refusé… Il s'était enrôlé dans l'armée fédérée et du haut de ses treize ans, certifié apte au combat, avait attiré l'attention du département d'aéronautique. Excellentes qualités de pilote. Compétences cognitives optimales. Compétences physiques optimales. Volontaire au danger. Aiden avait gravé chacun de ces mots dans son esprit, quand le lieutenant les avaient prononcés. Il s'y était référé dans les moments de doute. Après un service bref, il avait continué son entraînement durant trois années, et à l'occasion duquel il s'était rapproché d'un certain Cornéaud Biseau (dont le père avait lui aussi paru étrange à son hameau du Rouet quand il s'était entiché d'une fille de Premiers-Nés, venue de l'Ouest, près de Protéus). Formé au Porte-foudre, aux amphibiens et aux planeurs, Aiden avait posé la main sur l'essentiel de l'artillerie et assimilé la stratégie de ses propriétaires. Il avait réalisé un vaste nombre de missions, dont plusieurs raids en mer septentrionale, tout en prenant les plus grands risques. Des pirates, il en avait déjà vu ; comme il avait croisé des veilleurs et des Moqueurs, hommes ou femmes, héros et couards… Il s'était persuadé qu'il passerait sa vie à protéger le nord des racailles qui, par bien des aspects, ressemblaient à son père… Puis il était parti en permission.
Neilyn avait dix-huit ans, cette fois-ci, et ils s'étaient regardés différemment. Leur baiser, à la lueur des chandelles qui éclairaient le garage, lui avait semblé à la fois terriblement savoureux et parfaitement évident. En lui demandant de l'épouser, Aiden avait oublié ce pourquoi il était parti en Racines, et tout ce qui faisait de lui l'antithèse de ses parents… Il avait oublié quelle réponse il cherchait – car la question elle-même s'était évaporée de sa pensée. Neilyn lui avait donné ce dont il ne se soupçonnait même pas le besoin. La jeune femme avait attendu quatre ans, avant de céder à son charme maladroit ; et ç'avait été le plus bel instant de sa vie, ce soir-là, lorsque elle s'était mise à psalmodier son amour sous une pluie battante. Fraîchement mariés au petit orgue du quartier, les deux tourtereaux avaient réunis leurs maigres ressources pour racheter, à crédit, l'atelier des Du-Lavoir. La vie promettait d'être belle de nouveau. Mais ça avait été sans compter sur l'armée et ses exigences. Rappelé, en tant que réserviste, sous le commandement du lieutenant Du-Sommet, Aiden s'était vu envoyé espionner la Mer d'émeraude. La frange orientale du Continent était, elle aussi, couverte d'une épaisse forêt, mais ses rameaux à elle n'avaient rien des sapins du Pic, ni des bois immergés du Chenil, ni des feuilles d'or de l'Ouest… L'émeraude était jeune, tassée et brutale. Son terrain à la fois humide et résineux semblait impraticable, et sa haute cime de nuage se couvrait de fougères arborescentes qui répandaient leurs motifs tout le long de l'Entre-frontières, de nord en sud. Au-delà de sa fine ceinture – pourtant infranchissable – se tenaient les échafaudeurs de l'Est, et leur terrible Ville-de-fer, mais dans ses tréfonds brûlants vivaient les gens-des-bois. La causerie populaire préférait le nom de gens-des-bois au terme académique de sylviculteurs. Nés d'un ancien clan de l'Arbre, réfugié dans les bosquets avant que la Cité ne devienne unique souveraine, ils fermaient le passage aux moutons fédérés… Le Général Franc De-la-Colline consacrait son existence au front Est et à la destruction de l'émeraude. C'était la première fois qu'Aiden visitait le pays.
D'après leur source, ses compagnons d'armes et lui avaient de bonnes chances de mettre la main sur une armada dont les gens-des-bois prévoyaient de faire usage au printemps suivant. Or, ces chances avaient été réduites à rien, car les locaux avaient finalement mis la main sur eux. S'en était suivi le plus éprouvant égarement de sa vie. Neuf jours de perdition dans les bois capricieux flanqué d'un pauvre sylviculteur ligoté de pied-en-cap. L'émeraude, telle la forêt d'encre du massif de l'Ombre, avait projeté sa magie sur lui. Ses racines l'avaient piégé et ses sentiers l'avaient dupé. Aiden savait, en errant dans les bois, que les alliés de son otage exerçaient un contrôle total sur chacun des arbres qui jaillissait de terre. Leurs systèmes de communication, leurs sentinelles, leurs alarmes et leurs traquenards usaient allègrement de la forêt en détournant ses propriétés à leur profit. Tout valeureux qu'il était, Aiden n'avait jamais eu la moindre chance de l'emporter sur une horde de gens du bois, s'ils étaient couverts du bois en question ; et il avait senti le parfum du pollen entêtant… Il lui avait fallu compter sur la confiance de son otage pour retrouver le chemin. Et affronter l'ordre narquois : « Tues-le ou je te tues ». Les conditions étaient claires. Aiden avait fait un choix. Il avait frappé son officier d'un coup à la trachée qu'affectionnaient les sylviculteurs. Ensuite, il avait dégommé le lieutenant et les deux miliciens qui l'encerclaient, au pied de la tour ; puis s'était trouvé assailli par plusieurs de ses camarades. Presque autant de corps avaient jonché le sol, à sa fuite chaotique. L'essence de piété, à laquelle son prisonnier l'avait initié pour le soulager des maux de la forêt, l'obsédait déjà ; et il s'était trouvé seul, au fond d'une caverne perdue entre la Garde et le Moulin, à pleurer de rage, de peur et de remords, sans même savoir s'il avait tué un, trois, cinq hommes – ou aucun d'eux… Ce jour-là avait été le plus dur de sa vie, plus dur encore que la disparition des deux époux Du-Lavoir. Jusqu'au surlendemain, évidemment, où il avait retrouvé Neilyn… ainsi qu'il l'avait vue dans le gouffre. Pendue, de force, par ses anciens commandants.
En découvrant le corps de sa femme ainsi souillé, Aiden avait vu son monde s'écrouler pour la seconde fois. Laisser partir Neilyn, c'était mourir lui aussi… Alors, il s'était hâté partout où il avait cru pouvoir dénicher le moyen de braver les lois les plus élémentaires de la réalité. Il savait les transmutations efficaces. Il savait qu'il y avait un certain nombre d'impies en Arbre, et avait constaté, de ses yeux, ce que la fédération réservait aux illuminés… L'île interdite de Trahen était réputée pour son établissement séparatiste, mais Aiden avait étudié la question de sa magie avec patience, dans l'espoir de supplier les sorcières de rendre à Neilyn sa vie arrachée. En vain. Malgré ses efforts, il n'avait pu passer le récif qui encerclait l'endroit. Dans les neiges du Pic, au creux de Carbone-le-Rail, Aiden avait échoué à débusquer quelque nécromancien téméraire. Et, une fois éconduit par les veilleurs, il s'était tourné vers la seule puissance inconnue de son fragile univers : les chamans de Terre-priée. À peu près aussi spirituel qu'une botte de paille, Aiden avait envisagé la rencontre avec les Premiers-Nés pour la première fois et était passé par plusieurs états émotionnels successifs. L'ébahissement, d'abord, face à sa propre audace ; puis le désespoir quand il s'était égaré sur le viaduc ; et enfin, une intense sensation de honte, quand il s'était rendu compte à quel point son entreprise était insensée. Et, alors qu'il s'apprêtait à faire demi-tour, il avait trouvé le passage.
Aiden avait vingt-six ans, le jour où les chamans l'avaient désigné Gardien de la Brèche incarnée. Il ne s'y était pas attendu. Sa quête de résurrection avait échoué, et pour de bon, lorsque les Premiers-Nés l'avaient envoyés paître la vallée de Laine, pour garder l'œil sur un bambin maudit. Il avait fallu des années au rouquin pour saisir tout ce qu'il avait saisi de l'affaire. Chaque pièce du puzzle s'était lentement jointe au reste, sans jamais le laisser voir beaucoup plus loin au-delà.
Une fois identifié l'ordre secret dont il singeait l'intérêt, Aiden Du-Lavoir avait passé le plus clair de son temps à œuvrer pour s'y faire inviter.
Ces anonymes, tels qu'il se les évoquait encore, l'avaient directement conduit à Edric. Dès son retour en pays de l'Arbre, Aiden avait flairé l'enjeu de la coïncidence que représentait la naissance de l'héritier suprême en plein cœur de la fédération, à l'heure précise où on lui confiait sa propre mission. Par une suite de heureux hasards, et bien plus rapidement qu'il n'aurait cru, il s'était retrouvé à identifier le sujet en la personne du Prince, seul fils d'Amalric, et avait passé le restant de ses jours à garder un œil sur le petit. Vivant de troc, de dettes impayées ou d'intérêts et revenant occasionnellement à ses larcins élémentaires, il avait sans doute exploré la Cité comme personne avant lui… Une pensée qu'il s'interdisait dès qu'elle fleurissait, intransigeant quant à la méfiance qu'il dirigeait contre la capitale, et sa propension à régurgiter toujours plus de couches et de couches de secrets sous ses parterres… Veillant à ne se mettre à dos que ceux sur lesquels il avait l'avantage, il s'était fait une réputation aux mille facettes. Dandy déchu ou Chevalier roux chez les Autres, Monsieur Du-Melon dans le nord, le déserteur auprès des soldats… tout en profitant des bienfaits de l'ordre.
Aucun signe, symbole ni bijou n'en distinguait les membres, et leurs consignes de soie brûlaient instantanément une fois parcourues. Les missions étaient téméraires mais elles se garnissaient de récompenses, d'avantages et de services qui dépassaient largement les attentes… L'ordre n'avait nul rituel de recrutement et tous ses membres travaillaient en silence sous la coupe d'une hiérarchie invisible… Un agent, masqué de blanc, était venu à sa rencontre pour l'initier à ce qu'il avait d'abord pris pour une secte – et il avait rapidement établi un rapport entre le Prince et le club, mystérieux et élitiste, qu'il avait croisé à quelques reprises sans jamais le comprendre vraiment. Une fois membre de la société, il avait reçu sa première note : « N°112 – Âcre, 17, tête haute et fronde basse ». Rien de bien plus compliqué que ce à quoi il s'était laissé songer, car on lui imposait de mériter sa place pour en déterminer la valeur ! Ni une ni deux, il avait décodé le pamphlet roulé dans l'enveloppe, et en avait déduit l'intitulé. Il s'était rendu à la porte d'Âcre à dix-sept heures pile, pour y trouver l'ombre du Frondeur de pierre pointant à l'ouest, son outil à la base du socle. Là, le papier était tombé en cendre entre ses doigts au moment où l'agent suivant lui donnait l'autre partie de l'ordonnance : dix minutes plus tard, il passait un caisson scellé à la porte d'Elenn. Après ça, il n'avait plus jamais revu ni même entendu parler du caisson. En revanche, il avait bien reçu le billet de cent sceptres d'or.
Si cette première mission lui avait peu coûté, d'autres ordres (accompagnés de récompenses très généreuses) s'étaient révélé plus complexes et plus dangereux. Au fil du temps, on lui commanda la visite de nombreux fiefs et il fut même envoyé, une fois, en sentinelle aux portes de La-Garde. La réserve armée de la Cité. Si jamais quelqu'un le prenait à espionner ces parages, il était mort. Mais il avait consciencieusement accepté le marché, car s'il n'était pas payé en or, cette fois-ci, on l'avait tout de même gratifié d'un effacement de son ardoise dans deux lourds rapports, qui l'avaient mis sur la paille dans le temps. Et en cadeau, il avait aussi vu surgir un paquet (dans une boîte à lettres de location) où se trouvaient une lorgnette alambiquée, une paire de gants à rouleaux et, dans une enveloppe sans sceau, un passe vers les salons privés du Cabaret Pugnace. Une panoplie d'espionnage. D'élite. Aiden avait accepté de grimper l'échelon de bon cœur. Mais, sans le paniquer, le fait que sa vie soit devenue propriété de l'ordre l'inquiétait assez car s'il n'envisageait pas de se sacrifier pour la cause, il lui incombait de rester dans les hautes sphères pour y surveiller le Prince…
Pourtant, il lui avait fallu près de cinq ans pour tenter sa chance au passage du troisième échelon. Quand enfin il s'était vu offrir son propre masque, il eut à surveiller la Bastide, puis la Divine et même à pénétrer la Galerie des Globes sous les traits d'un restaurateur de tapis. Ses missions (dont certaines le forçaient parfois à déménager en échange de quoi, il était formé à une manufacture d'une valeur folle) commençaient à laisser voir un plus vaste dessein. Aiden l'aperçut aisément. Il avait appris l'essentiel de la stratégie bleue à l'armée ; il avait vu l'Est aux mille dangers, l'Ouest, plus mystérieux encore ; et il avait cheminé en des forêts que la plupart des bons citoyens de la Cité ne verraient jamais. Et s'il en croyait ses observations, tout confirmait sa théorie : l'ordre s'intéressait au Prince pour la même raison que lui. Et depuis au moins aussi longtemps…
Parvenu au quatrième niveau, on lui livra une véritable malle au trésor : sifflet silencieux, cornet auditif, chausses et combinaison de cuir, ardoise cryptée, décodeurs, abécédaires, grappin, poudre-de-feu et harpon… Autant d'artillerie que d'ingénierie et d'alchimie se mêlaient pêle-mêle aux attributs du bon Noyeur. Mais, en contrepartie, il reçut la visite – enfin ! – d'un éminent titulaire de sa loge et l'homme courtois vint lui révéler le fond de leur destin : « Prenez connaissance de l'ordre : n°776, passage à l'échelon d'Équinoxe ! (Du-Lavoir ignorait ce que le terme signifiait mais apparemment, il allait en voir de belles). Membre invité au Quatrième Anneau par le Sénéchal… ». Aiden, attentif, n'en avait pas perdu une miette et aussitôt commencé à épier les membres les plus influents de la cause. Des faux noms en pagaille, des rencontres au beau milieu de la nuit, des lieux qui désignaient les dates et des dates qui désignaient des lieux… Du-Lavoir avait accepté sans poser de question les droits et devoirs dont on l'abreuvait et finalement, son Sénéchal (masqué) lui avait communiqué le fameux manifeste oral.
Ce « bien ultime » fut défendu avec ardeur : « Les Sénéchaux ont vu votre valeur, entendu votre loyauté et touché votre cœur. Vous êtes choisi pour l'instruction de six nouveaux recrutements. Vous aurez connaissance de l'ordre blanc jusqu'à ce quatrième palier et veillerez à la bonne mise en œuvre du Grand plan. Votre part du plan vous sera communiquée en temps et en heure, par les Sénéchaux ! ». Aiden n'avait plus revu ce type de sa vie, mais il avait reçu les instructions. À l'aube de sa majorité, le sujet s'avérait plus proche que jamais de son extraction. Et les Noyeurs, plus que décidés à l'attraper. Ne lui restait qu'à tromper la vigilance de l'instructeur qui avait validé les itinéraires, et choisir la bonne place dans la mécanique huilée de la mission. « Sauve le petit, Aiden… ». C'était sa promesse. La nuit du 21 Septembre, Aiden ignorait encore la nature réelle de la faille incarnée. Ceux qui avaient fait de lui leur missionnaire s'étaient gardé de révéler leurs connaissances, et – dans un fabuleux sabotage – lui avaient interdit de rebrousser chemin. Or, il aurait pu être pratique de partager ce que le Roi, les Noyeurs et l'ogre sous stéroïdes savaient de la brèche pour s'en disputer ainsi la garde. Tout ce qu'il avait glané de ses informations lui venait de l'extérieur d'un triangle clos, dont les trois pivots avaient tout fait pour œuvrer dans l'ombre ; et l'essentiel se résumait à l'idée qu'une certaine faille offrait un passage vers une forme de puissance supérieure.
– Il y aura des ennemis pour le traquer. Des chasseurs d'ici et d'ailleurs. Il sera courtisé, ou dédaigné ; ou sacrifié. Tout ceux qui connaissent le secret ultime savent le danger ! Protège l'enfant, musicien. Guide-le. Préserve-le. Vois-le devenir fils du Continent, dans le rire et les larmes, la chair et les os, dans l'esprit et l'âme. Tu sais qu'il sera mâle, pour l'avoir vu au gouffre. Tu sais qu'il naîtra quand périra le précédent, en pays de l'Arbre, dont il portera la marque. Il te revient de mettre en garde les forces qui le convoitent ; à toi, et à toi seul… Va, maintenant ! Et ne reviens pas.
Du-Lavoir regrettait de ne pas avoir fait livrer de fleurs, pour les remercier de leurs précieux encouragements. La mission n'avait pas été facile, bien qu'il n'eut pas à rougir de ses performances. De Terre-priée à la Cité, il était passé par l'ordre ancestral pour localiser la cible absolue, et la leur avait arrachée. Ainsi qu'Edric l'avait fait en se donnant à Carlen De-la-Colline pour passer au pays d'Ouest. Aucun d'entre eux n'était responsable de leur malédiction. Aucun d'eux n'y pouvait rien. À part, bien sûr, s'ils se montraient suffisamment convaincants pour amener les chamans à briser leur fardeau. Après tout, il était le premier Gardien à ramener sa Brèche à la maison…
– La Botte, c'est par où ? cria Ed, confus par les coordonnées complexes de son masque, fixé sur le crâne.
– Gauche, répondit machinalement Aiden. Il faut sortir par ce conduit, là-bas ! Ensuite, on prendra le sentier de la lisière, jusqu'à la crique Est de la péninsule…
Ils conduisirent le cycle hors du canal, pour virer à l'ouest et éviter le barrage. Aiden croisa le regard d'Edric dans son rétroviseur, qui lui adressa un demi-sourire.
En admettant que la piste ne mène nulle part, il leur restait encore à riposter, en participant au démantèlement de l'ordre Noyeur. Une telle idée aurait semblé folle, jadis, aux yeux du rouquin… mais Aiden Du-Lavoir, sans jamais rien planifier, avait fini par se constituer un carnet d'adresses particulièrement fourni… Et ses correspondants, tous autant autant qu'ils étaient, avaient quelque chose à dire de la mort d'Amalric. Les Moqueurs, inspirés par les frasques passées des gens du Pic, se coalisaient, brûlaient, et détruisaient tout ce qu'ils pouvaient atteindre de la fédération. Leur intention ne serait pas ignorée, dans la mesure où leur cause avait carbonisé les parents du régent actuel… Mais l'armée était, pour l'heure, occupée au front Est. Les milliers de moutons exilés de la fédération s'étaient réunis sous la bannière d'une pauvre fille d'échafaudeurs ; Aiden les avait combattus de ses mains et avant sa majorité. Pourtant, son avis sur la question demeurait mitigé : Elsebeth l'Obtuse du village Obtus des Indociles se forgeait une jolie réputation et de plus en plus de mercenaires se ralliaient à ses forces… C'était ce que le baron-mutin avait évoqué. Selon lui, les premières batailles s'apprêtaient à éclater et le conseil des Sept, corrompu jusqu'à la moelle, préparait ses pires décrets pour garder le pouvoir. Que le Commodore mette la main sur la Brèche ou pas, l'Arbre était en péril. Il fallait qu'Edric le comprenne. Et vite.
78. Un retour inattendu
Le phare unique de la litière à vapomoteur gambadait douze pieds devant elle, ondulant et bondissant au gré des pentes et des talus de hautes herbes noires dans le lointain, puis menthe à l'eau au passage de la lueur circulaire. Le rayon tressautait sans un bruit, mais la voiturette elle-même suivait en hoquetant parmi les pans de calcaire répandus dans les fourrés. Le ciel exhibait toujours ses plus belles parures, telles qu'on ne les voyait jamais au Fort, et sûrement encore moins en Cité. La superbe Colline avait attiré ses premiers habitants par cette exacte caractéristique. Lys ne le comprenait que trop bien. Chaque baronnie arborait ses propres atours, et les climats de l'Arbre fédéré variaient notablement. Au beau milieu du 10e fief, les lambeaux lactés d'un univers aux milles arcs incandescents s'étendaient d'un bout à l'autre du paysage ensommeillé ; et en donnaient presque le vertige. Du vert et de l'orange se perdaient dans la toile ; et la lune incomplète, du blanc le plus éclatant, ajoutait son halo spectral à l'ensemble de l'œuvre. Sous la ligne droite de l'horizon, de la pelouse sauvage à perte de vue.
Pouilleuse ronflait sur le siège passager. L'Éther de Trahen vibrait dans la boîte à gants. Lys, en chemisier et culottes longues, tremblait elle aussi, mais de froid – et de peur, alors qu'elle gardait les doigts étroitement serrés sur le volant. Il fut heureux que la région ait été presque totalement déserte car la jeune femme put heurter les rochers et faire de grandes embardées à sa guise. Elle avait l'impression d'être une luciole – une luciole particulièrement bruyante et maladroite – perdue dans une prairie fantôme. La sensation n'était pas tout à fait désagréable, et elle l'aurait probablement appréciée, en d'autres circonstances. Un contre-temps. Rien qu'un bête contre-temps, ne cessait-elle de se répéter. Lys ne savait plus très bien à quel contre-temps elle se référait. À en croire la douleur de son mollet – salement entaillé du genou à la cheville –, le retard en question avait été provoqué par l'accident. Quel accident ? se reprit-elle. L'engin de la milice lui était rentré dedans sous ordre immédiat. La chienne et elle-même auraient pu y rester. Elles auraient dû y rester. L'éther nous a graciées. Lys se surprit. Regarde-toi. Toute pieuse, désormais, pour Sa Majesté la Lune… Et ce fut la lune qu'elle regarda, non sans buter dans quelques taupinières. Il y avait autre chose. Lys avait perdu plus de temps encore, à se vêtir et à parader comme une brebis de compétition pour ses maîtres-bergers. Là était, en réalité, sa pire déception. La traque qu'elle avait entamée, en partant à la recherche de Temmon La-Corde, l'avait conduite à une étonnante déconvenue. Lommen, un frère jumeau absolument identique, était apparu de nulle part, sans que la lune ne lui envoie le moindre avertissement… Et, bien que Lys ait tiré les vers du nez de Lommen quant à la fuite de son double, elle sentait qu'elle avait perdu le pari engagé quand elle avait dit au revoir à Lancelune. Je t'aurais imposé un autre contre-temps, songea-t-elle. Et je t'aurais mise en danger, en essayant de t'emmener avec moi au Moulin… En fait, j'aurais pu te faire tuer. Lys réalisa, d'une fulgurance, à quels risques elles s'était frottée. Elle s'était affichée, et battue, et laissée approcher par Evan De-la-Baie – qui connaissait sûrement Céorn… En fait, si la Curiosité l'avait suivie davantage, elle n'aurait sûrement jamais trouvé la voie de Trahen. Lys eut une brusque envie de vomir ; et s'arrêta un instant pour ce faire. La lune véritable avait un regard sévère, cette nuit-là. J'ai utilisé ta magie à ma propre fin ; et tant de fois. Devrais-je expier aux côtés de La-Corde, moi aussi ? L'astre ne répondit pas. Mais Lys savait déjà. Elle avait usé et abusé du don de la lune. Elle avait tiré les rameaux vers ses propres intérêts, en commandant aux lueurs reflétées par le soleil lointain. Durant tout ce temps, elle s'était évertuée à confirmer les accusations de Marmat, l'oracle ; en se laissant gorger par le remous tourbillonnant du contrôle.
Temmon La-Corde avait du remords. Pour peu qu'il ait commis d'autres actes plus répréhensibles que sa mise en terre, Lys n'était peut-être pas la seule raison de sa décision, mais elle ne doutait pas qu'elle avait à voir avec son vœu d'illumination subit. Le jeune officier de rubis (sous les ordres d'Abaustus, Lesta et Rubric), avait participé à sa condamnation moins d'une semaine auparavant et se hâtait déjà vers la vaste route inachevée des Illuminés de l'Est ; où les fous furieux et les éthérés allaient s'égarer. Sa rédemption manifeste – quoi qu'aussi étrangement soudaine que radicale – ne semblait pas prêter à confusion. Le petit La-Corde voulait à tout prix demander pardon. Et elle, à peine débarrassée de la robe délicate de la Dame aux Lilas, se retrouvait seule, sans un sou ni un allié, sans même une tenue décente pour tenter de retrouver le militaire. Lys savait, dans le fond, ce qui la déchirait réellement. Les chemins qu'elle empruntait – et leurs bifurcations éthérées – ne cessaient de la conduire auprès d'individus tout à fait à même de l'informer sur ses origines véritables. C'était la raison pour laquelle elle était persuadée de trouver, au Moulin, quelque nœud à trancher. Pour autant, son escapade en Colline lui avait coûté cher (de son sac à ses principes, en passant par sa force vitale) et elle se sentait perdue, déboussolée – et un peu folle.
Ça vaut le coup. Bergota Tassaud était originaire du Moulin. Elle assurait l'avoir visité aux quatre cardinaux. C'était là-bas que Temmon se rendait et il était temps de le tirer hors du chemin pour le ramener à… quoi ? Son courroux ? Son chagrin ? Que puis-je espérer de lui, maintenant ? Quelle satisfaction trouverait-elle à châtier, ou simplement sermonner un repentant suicidaire ?
Suis-je la fille d'Angustius Cabot ? Si c'était vrai, alors, Lys aurait mieux fait de ne pas quitter le Fort pour se terrer dans l'ignorance. Suis-je la sœur d'Abaustus ? À présent, elle avait ouvert trop grand le livre de sa brumeuse histoire. Bergota Tassaud, devenue sorcière, avait-elle offensé l'Inquisiteur au point qu'il la traque en personne pendant la Marche de ses congénères ? Il me faut savoir. Lys immobilisa son véhicule une deuxième fois et, tandis que Pouilleuse l'observait d'un œil, invoqua la racine qui roulait dans les sols profonds depuis la Colline jusqu'à La-Corde. Sa blessure, sa soif intense et son état d'épuisement avancé – sans parler de l'angoisse que lui provoquait la conduite du petit vapomoteur – affectaient son pouvoir et elle peina à discerner les rameaux. Déçue mais peu surprise, Lys essaya, par défaut, de percevoir le chemin que la lune favorisait, en le gorgeant d'éther. Il n'apparut pas. Inquiète, Lys délaissa tout espoir de jeter le moindre sort et se replia sur sa propre aura. Aucune teinte, ni chaleur, ni reflet d'une sensation. Lys fronça les sourcils. Rien. Le cœur battant, elle passa en revue chaque sentiment que la magie trahnienne avait provoqué en elle : de la pension aux Glycines, du Cabinet aux bassins du Foyer, en passant par l'Astropôle. Elle ne se rappela de rien… La mémoire de Fludvia Ponceau semblait vaporeuse. La confiance suscitée par les rameaux, disparue… Pour en avoir le cœur net, Lys se pencha sur Pouilleuse, et déposa la paume sur le front de la chienne. Sans doute, elle reçut la tiédeur, et l'amitié, et la dévotion de l'animal, et elle l'avait sentie, similaire, parmi d'autres clébards du terril. Mais c'était tout. Le lien à la fois fébrile et indéfectible qui les avait illuminées, de paire, n'était plus. Lys huma les brises de l'automne. Elle n'aurait su dire si elle se sentait plus soulagée ou démunie. J'ai perdu mon pouvoir.
Le jour apparut en même temps que la frontière. Dans les premières terres du Moulin, la prairie continuait de courir, identique à l'arrière-pays Vert de la Colline. Or, très apparent dans les semi-hauteurs du fief le plus étendu de la fédération, un édifice effroyablement imposant découpait l'horizon en dégueulant de vastes gerbes jaunes et argentées, plus solaires que l'aube elle-même. Le bâtiment, à sa silhouette tassée et son toit coiffé en cône épais, avait l'air d'une humble cabane au volume disproportionné. Il fallait plisser les yeux pour distinguer les quatre ailes de la cabane – larges comme des bus citéens – qui ne semblaient pas bouger, à une telle distance. C'est ça. C'est le Moulin. Pourtant, les arbres et les plans d'eau qui renvoyaient l'éclat du jour demeuraient tout à fait minuscules, comme de simples esquisses sur les murs de l'Atlas. Il est immense… La litière au pare-brise fracassé crachota un instant, et son moteur rendit l'âme alors qu'il restait quelques bons kilomètres à parcourir pour s'extirper de la Colline.
Pour la première fois depuis son départ d'Orbe, Lys craignit pour sa vie. Ce fut une sensation plus intense que la peur adrénergique, devant Rubric Le-Col, et le dégoût anxiogène que lui inspirait Lesta Le-Rouge. Chaque bonhomme qu'elle avait renversé, pour se frayer une survie, l'avait plongée dans une colère profonde, et invitée à rendre les coups. Quant aux centaines de kilomètres parcourus, elle en était venue à bout sans fléchir car elle savait se dépenser comme elle savait rationner. Personne ne s'était plus perdu entre les baronnies depuis longtemps – depuis des siècles, en fait, et dès l'instant où les machines avaient permis le transport inter-seigneurial. Des trains, des navettes, des taxis et des bicycles à vapomoteur : l'Arbre tout entier en était couvert, et il fallait faire preuve de mauvaise volonté pour se trouver à court d'eau et de vivre, à ce niveau d'hébétude, entre deux fiefs parfaitement civilisés… Pourtant, c'était l'état dans lequel Lys se trouvait : affamée, épuisée et dévêtue, sans-le-sou et dépourvue de livret… Avec une Pouilleuse désespérée pour seul soutien, la jeune femme quitta le véhicule, fouilla dans le coffre défoncé ; s'enroula dans la couverture laineuse qu'elle y trouva, et se mit en marche vers la barrière de bois qui fermait le territoire.
En essayant une nouvelle fois d'invoquer sa magie, Lys fut cruellement déçue. Pas le moindre reflet d'une moindre tige. Incapable d'envoûter qui que ce fût, en l'état actuel, l'oculie déchue du Cerbère décida de faire halte auprès d'un ruisseau clair, pour y boire à grandes gorgées et se laisser roupiller aussi longtemps que nécessaire… Si elle avait besoin de manger, son estomac pouvait encore tenir quelques jours, ou du moins, bien longtemps après qu'elle ait atteint le Moulin – en sorcière, ou en captive… Quant au sommeil, elle le trouvait facilement en plein jour, si les criquets et le vent étaient de la partie. La couverture grattait, mais elle tenait chaud. N'allons pas nous jeter dans les bras de la garde ! songea-t-elle, dépitée. Après avoir soigneusement nettoyé la plaie rouge de sa jambe dans le ruisseau, Lys alla arracher le velours du fiacre cabossé pour s'en faire un bandage. Enfin, elle s'allongea dans l'herbe. Pouilleuse l'observa d'un air triste.
– Peut-être que toi aussi, tu mérites mieux, murmura Lys.
À la position du soleil, à son réveil, elle estima avoir dormi trois heures. C'était un maigre repos, mais Lys se sentit plus alerte – et moins désespérée – en ouvrant l'œil rougi qu'elle frotta avidement. Pouilleuse devait somnoler elle aussi car elle n'entendit aucun jappement ni frottement de queue sur l'herbe haute. Or, la chienne n'était plus à son pied. Fronçant les sourcils, Lys la chercha du regard, le long du ruisseau, en vain… Où t'es-tu fourrée, la Pouilleuse ?
– Ton familier est hors service, petite.
Lys sursauta. Cabot ? Non. Une femme. Amie, ou ennemie ? Elle était vieille. Sa tête ronde aux lèvres molles était luisante de sueur. Du vert et du violet composaient la tenue de voyage dont elle s'était habillée et de la boue avait taché les nombreux plis de l'étoffe élimée. Ses cheveux bleu électrique dépassaient d'un bonnet en peau de pêche. La sorcière-botaniste du Cabinet de Curiosités Bellerosse – au service du cercle prisé de son oracle, Marmat.
– Mallorgue ? s'écria Lys, stupéfaite.
La magicienne se tenait simplement là, debout au milieu des herbes, comme la pire statue que Lys ait jamais pu admirer. Elle ne souriait pas, mais le plaisir de la haine repue semblait habiter ses traits satisfaits. À son flanc, un énorme sac couleur de terre, aux motifs floraux à moitié décousus. À ses pieds bottés, un monocycle à vapomoteur du plus modeste appareil atténuait doucement son crépitement.
– C'est la deuxième fois que je te rencontre et je suis encore déçue, piailla la vieille. Lys, réfléchis un peu ! Tu as laissé ta voiture à trois kilomètres au sud-est ! Quatre encore, à parcourir pour gagner le Moulin. Tu fais quoi, exactement ? Tu attends sagement que les gardes des deux fiefs voisins te tombent dessus, avec tous les voleurs, les violeurs et les chasseurs de tête du pays ? Tu connais les contes de Trahen, pour sûr, mais tu n'aurais pas perdu de temps à potasser un peu les codes du voyage en terre fédérée, ma belle !
Lys ne lâcha pas le « Qu'est-ce qui vous amène ici ? » que l'insolence lui inspirait ; et se contenta de reculer vers la rive sur sa jambe blessée, mais la botaniste sembla lire sa pensée comme un livre ouvert.
– Je suis venue pour toi ! (Lys ne décela rien de son aura, ni de l'éther qui traversait son corps épais). Directement de la vallée de Laine, il y a douze heures de ça… Je ne pensais certainement pas te trouver aussi facilement ! (La botaniste fit quelques pas lents dans sa direction, très à son aise). Je ne sais pas pourquoi tu t'es attardée dans le coin mais je t'en suis reconnaissante. Je t'ai perçue à des kilomètres ; et te voilà. Où est cette petite traîtresse d'Amphigame ?
– Loin, grogna Lys.
– Ah oui ? railla la magicienne. Où ça ? À Trahen, c'est ça ? Tu crois que ce corps posera le pied sur la plage de la déesse ? Elle sera arrêtée, crois-moi. Et à son retour en pays de l'Arbre, Marmat l'y attendra. Elle lui fera… la même chose qu'à Scienesca.
Lys se pétrifia en l'entendant évoquer la sorcière-végétale dont les plants bien véritables avaient sauvé la vie des deux fugitives quand elles avaient percé la toiture de la roulotte, puis la muraille du cirque, pour les laisser voguer dans la vallée… La pauvre fille à peau d'écorce avait dû subir l'affreux courroux de l'oracle et Lys, honteuse, n'osa imaginer quel sort Marmat réservait aux traîtres qui quittaient son cercle… Avec un air de défi plutôt passable, elle rétorqua :
– Ce que tes amies ont fait, ou feront désormais ne m'intéresse pas. Va-t-en.
– Pas avant de t'avoir mis la tête dans un sac, ma belle. Le cercle a promis ta mort à cet officier obèse. La curiosité enchantée n'y suffira pas. Tu me dois un cadavre.
– Je peux proposer le tien à ton oracle, souffla Lys.
– Oh, mais c'est que tu mords, toi aussi ?
– Où est Pouilleuse ?
– La chienne ? Dans le ravin. Je lui ai fait la gorge au canif. Elle sera vidée dans les dix ; peut-être quinze minutes.
Lys voulut se précipiter dans son dos, mais la douleur de sa jambe l'empêchait de courir. Mallorgue contempla son air démuni en battant des cils.
– Je pensais que j'aurais un peu de mal à te neutraliser ! Mais regarde-toi… Tu es déjà à moitié crevée ! Tu ne regrettes pas le Cabinet, maint'nant ? Le gîte, le couvert ; un vrai travail honnête, et un cercle loyal pour t'aider à t'élever ! Tu es passée juste à côté de la chance de ta vie, petite… Toi qui as tant de connaissances… Quel dommage.
La botaniste pointa un index dans sa direction, et la jaugea :
– Voyons un peu ce qu'il reste de toi… avant que je te brise la nuque !
Avec un air de pur extase – celui d'une mégère qui recouvrait sa supériorité –, Mallorgue constata l'absence totale du moindre rayon éthéré, dans le cœur de la jeune femme. La bouche tordue en un sourire vorace, elle commanda au sol, et deux tiges à la robe pelucheuse se mirent à tourbillonner dans les herbes pour serpenter aux pieds de Lys. En gravissant la pente fournie, la tresse verdâtre arracha quelques pans de feuilles et de terre caillouteuse, et sembla crachoter dans la marée au fil de sa croissance. Une langue végétale enveloppa les talons nus de Lys, qui manqua trébucher – et s'épaissit à vue d'œil en liant ses mains blafardes. Mallorgue serra ses entraves d'un poing rageur. De sa gorge suintante, la botaniste s'exclama :
– Tu es complètement dépourvue de magie ! Tu as perdu tes pouvoirs !
– Moi pas, souffla une voix, surgie du ravin.
On tira vivement sur la corde. Un sifflement fendit l'air froid ; l'entrelacement de tiges féroces revint à terre comme un fouet claquant le sol et d'un même élan, laissa le pied de Lys en emportant ceux de Mallorgue au passage. La botaniste s'effondra, tête en avant, en heurtant le gazon et son cri de douleur ne fut pas suffisant pour couvrir le craquement sinistre de sa boîte crânienne. Lancelune Bassinet, en colère, empoigna les rameaux que Mallorgue, le nez ensanglanté, tenta aussitôt de lui reprendre. Lancelune, parfaitement identique à la Curiosité que Lys avait perdue dans la vallée, avait gardé la frange brune et le maquillage sombre autour de ses yeux ronds ; mais elle affichait une attitude plus assurée. Son corps râblé était couvert d'une veste en daim et des mitaines noires protégeaient ses doigts étrangement tordus par l'effort.
– Pourquoi Marmat n'est-elle pas ici ? gronda l'Amphigame. La moitié du cercle a plus de talent magique que toi. L'oracle n'ose-t-elle plus sortir de sa roulotte ?
– Marmat a le Cabinet entier sur le dos, rétorqua Mallorgue. Elle m'a estimée capable de faire le travail proprement, tu penses !
– Entend-moi bien, Mal… Ce n'est que parce que tu es vieille que je fais preuve d'un tel respect à ton égard… Mais s'il s'agit de se dire les choses : je crois que tu n'as même pas la moitié de ce qu'il faut pour me tenir tête. Marmat n'est plus là pour te protéger… Et moi, je ne suis pas Vieux Bébé… (elle tira plus fort sur ses rameaux ; que la botaniste ne put retenir plus longtemps, et lui céda). Ne savais-tu pas que je résisterai à ta magie ?
– Oh, si ! s'exclama Mallorgue en empoignant son gros sac de jardinage. 'Pour ça qu'j'ai ramené ce truc-là !
Elle exposa un canon métallique de la taille d'une cuisse de cheval et Lys eut à peine le temps d'apercevoir une pointe de flèche argentée que l'appareil tira une volée de traits meurtriers. Le mécanisme sembla rire de leur détresse en crissant de la sorte alors que Lancelune se jetait dans les herbes. Lys tenta de surprendre la botaniste ; qui entendit son pas malhabile et l'immobilisa de ses doigts crochus, virtuellement plantés dans la gorge de l'Orbienne, sans cesser de mitrailler les fourrés de flèches acérées. De sa seule main gauche, Mallorgue rehaussa le canon et canarda la pente émeraude d'une flopée de pointes d'argent pendant que Lancelune se mettait à hurler à son tour. Mais c'était de la rage, pas de la peur, qui perçait sa voix ; et elle se mit à marcher droit vers la vieille magicienne. Une paume en l'air, elle dévia un, deux, dix, vingt traits sans faire la moindre grimace. Le vingt-et-unième toucha son épaule, et la Curiosité tomba sur la pelouse éclatante. Lys resta muette de terreur. Mallorgue déposa son canon sur le front de l'Amphigame. « Je suis contente que tu sois là », murmura la botaniste, et Lancelune ferma les yeux.
L'éther jaillit de Lys tel un geyser. Les racines donnèrent plus l'impression de dévorer la prairie que d'y pousser. L'aura disparue de la jeune femme redevint claire et chatoyante en émanant d'elle à la façon d'un torrent qui renverserait son barrage. Les auras respectives de Lancelune et Mallorgue (et Pouilleuse, étendue à quelques pas) se mirent à scintiller sous le soleil, elles aussi, de leurs teintes propres et sans s'affranchir des mille et une branches répandues par-dessus leurs têtes. Les nuages les plus proches semblèrent scindés par un éclair muet lorsque l'éther envoya ses vagues tempétueuses renverser la botaniste béate. La fissure parut trancher le ciel quand elle se retrouva au sol. Lys eut l'étrange impression de sentir chaque particule de son corps se réaligner. Comme si ses membres, ses organes, ses neurones fonctionnaient enfin normalement. Comme son plein potentiel était enfin visible aux yeux d'un monde trop frileux pour le regarder. Le pouvoir.
Quand Lys fut revenue de son émerveillement, Lancelune Bassinet s'était déjà relevée, les joues rosies, en tenant fermement les deux rameaux qui liaient la botaniste de la tête aux pieds. Le nez cassé et la lèvre en sang, les bras tordus dans un angle assez effrayant, Mallorgue gémissait, semi-consciente, au beau milieu des hautes herbes. Lys approcha de l'Amphigame, la bouche entrouverte, sans y croire tout à fait. La sorcière aux attributs caractéristiques vint aussitôt l'enlacer et Lys sentit son cœur battre, tout contre sa poitrine.
– Tu vas bien, murmura-t-elle. On va bien. C'est terminé.
– Non ! répliqua Lys, le ton rehaussé par l'effroi, en quittant son étreinte pour filer dans le ravin qui creusait la prairie, longeant le ruisseau claironnant.
Elle y trouva une forme minuscule, tressaillante, qui expirait en déversant des litres de sang rougeâtre qui gorgeait la pelouse… Pouilleuse, la langue pendante et l'œil vide, n'allait plus tarder à s'immobiliser définitivement. Une plaie béante, collée par le poil hirsute de l'animal, ouvrait sa gorge en bullant aux commissures. Lys se jeta à son côté et se mit à tâter la blessure immonde. Elle qui avait eu des animaux de compagnie par dizaines, à l'orphelinat ; et qui avait vu de nombreuses mutilations, dans les rangs de mineurs du Fort, ne put, pourtant, résister au sanglot terrifié qui lui prit le gosier… Sans même se souvenir ce que le terme familier évoquait, Lys ne vit en Pouilleuse que la victime innocente d'une convoitise meurtrière et sans scrupules. Quand Lancelune eut gagné le ravin, pour déposer une paume sur son épaule, Lys sentit l'éther dans son âme et le pouvoir qui affluait dans ses veines. Sans hésiter, l'Orbienne inonda la chienne de lierre et de fougères miroitantes qui couvrirent le petit corps tremblant de pied-en-cap à la façon d'un linceul automatisé. Les rameaux pénétrèrent la pauvre Pouilleuse, et en extirpèrent le mal à la racine… Leurs tiges et leurs bourgeons, tels le fil et l'aiguillon, se faufilèrent dans sa fourrure pour recoudre la peau déchirée… Leur sève emplit la chair corrompue. Leurs feuilles bandèrent les vaisseaux éclatés. Et Lys écouta le souffle de la chienne qui s'accrochait à la vie, quand elle retrouva une respiration plus aisée.
Une fois sûre de son coup, l'Orbienne larmoyante pivota vers le ruisseau.
– Que faire d'elle ?
Mallorgue était toujours étendue, le pif boursouflé, face contre l'herbe.
– Elle va s'en remettre, grogna Lancelune. Je peux entendre son pouls d'ici ! C'est celui d'une vieille garce qui en a encore pour quelques années… Laissons-là ici. Les rameaux se détacheront au fur et à mesure de notre éloignement… ça lui fera une leçon !
Lancelune se hâta d'envelopper Pouilleuse dans son manteau, puis de lui faire boire autant d'eau qu'elle put de sa gourde métallique. Ensuite, elle tira le bandeau de ses cheveux pour s'en faire une bandoulière au creux de laquelle elle nicha l'animal. Le soleil avait reprit son droit, sur le ciel du zénith, et une brise délicate balaya la grande prairie fédérée quand Lys se redressa enfin. Aucune des deux sorcières ne prononça le moindre mot, tandis qu'elles se précipitaient vers la frontière entre Colline et Moulin ; dessinée par une série de petits hameaux plantés le long d'une rivière plus épaisse. Lys compta quatre amas de bâtisses de paille et d'argile, coiffée de chaume et de girouettes rouillées. Ce qu'elle prit d'abord pour une pile de tonneaux géants, au sud-ouest, prit la figure d'un foulon mécanique singulièrement imposant. Quelques fermes voisines, plus étendues que les chevalements de Fort-le-fief, constituaient le village installé au point le plus au nord-est de l'arrière-pays. Au-delà, quelques collines barraient le paysage, en laissant deviner la parure foisonnante d'une forêt jeune au creux de leur ventre. Quant au Moulin, sa silhouette brunâtre grandissait à vue d'œil.
79. Funérailles
Céorn avait mal au cœur, et pour deux raisons. Bien sûr, il s'apprêtait à mettre son cousin en crypte ; et ce cousin avait été le plus célèbre des rois les plus célèbres. Ils étaient près d'une centaine, à constituer la parade… Un bon millier de citadins, errants ou venus pour l'occasion s'étaient rassemblés pour voir passer la dépouille d'Amalric 2e De-la-Cité. Mais le Conseiller songeait à un autre deuil, qui avait changé sa vie. Lorsque les deux brigands avaient pris la tourelle d'assaut, il faisait nuit. Monsieur et Madame – les seigneurs Du-Fort – dormaient à poings fermés. Aldric De-la-Cité et Tahenn, née De-la-Colline, s'était trouvés piégés par les flammes qui grimpaient les étages. Le feu avait rongé les marches une à une pour envahir la chambrée et l'édifice légendaire que tous les barons du Fort avaient habité s'était vu réduit à l'état de ruines… À l'évidence, les incendiaires avaient usé d'huile sempiternelle et de pétards transmutés pour creuser la roche et assurer une toxicité optimale, si bien que le couple suzerain n'avait pas même eu l'opportunité de sauter par la fenêtre pour plonger dans une charrette de paille. Le petit Céorn, à l'époque, n'avait rien pu faire pour se soulager de sa haine ; pas plus que le minuscule Fidel, qui ne comprenait pas grand chose à la situation. C'était Abastan, le vieux précepteur, qui s'était chargé de reprendre les rennes du fief, le temps que le Roi ait publié son décret… Le vieil Ulfric avait été un souverain sévère, et craint. Et ni lui ni son garçon, l'intimidant Amalric, ne s'étaient présentés aux funérailles du couple… Ils avaient délibérément dédaigné ses parents. Céorn avait vu les brancards, et aperçut le visage carbonisé de sa mère, les yeux vides, les lèvres fondues par la fournaise… Mais le pire avait été l'odeur. Les torches avaient pullulé, les cris avaient résonné, et une volée de pleureuses s'en était venue sangloter les prières du Codex… Céorn n'avait pas oublié la sensation effroyable qui l'avait parcouru comme un frisson en contemplant le Fort. Le château troglodyte, enfoncé dans les mandibules du massif, protégé par un mur aux créneaux imprenables, avait failli à ses locataires. La tourelle noirâtre plantée au beau milieu de l'édifice avait été prise d'assaut – et triomphalement – pour la première fois. L'obélisque des honneurs, peu de temps après, avait affiché le nom de ses parents…
Céorn avait patienté quatre années, avant de se sentir capable de pouvoir faire preuve de suffisamment de courage, d'audace et de répartie pour esquiver l'autorité du brave Abastan, et imposer sa décision aux forces armées de la 1ere baronnie. Les bougres qui avaient assassiné Aldric et Tahenn s'appelaient Moderic Lombard et Fervent Beau-Baquet. Originaires de Fort-le-fief, l'un et l'autre… Deux hommes désœuvrés, de vingt-quatre et trente-six ans, qui avaient rejoint la Moquerie avant de savoir marcher. Leurs familles respectives étaient salement réputées. Une fois livrés par ses enquêteurs, ceux qui avaient décimé sa famille s'étaient répandus en supplications inutiles… Céorn avait fait condamner les Moqueurs pyromanes et abaissé lui-même le levier qui avait pendu les deux bougres au milieu de la place. Étrangement, sa réputation était née ce jour-là ; et on lui avait accordé une certaine force morale dont tous les princes ne faisaient pas nécessairement la démonstration. Pourtant, son coup d'éclat vengeur paraissait loin, à présent, et vingt-cinq ans d'ascension au sein de la Bastide, des bancs de l'Académie au pays stérile des Racines, l'avaient mené à réviser sa position sur la question juridique. À la mort de son prédécesseur, Céorn avait reçu le grand et illustre honneur de le remplacer au pupitre de la table de verre, en tant que 1er Conseiller de son Roi et ministre de la cohésion territoriale de l'Arbre fédéré. Depuis, on le surnommait plutôt Céorn le Prudent. Certains sujets moins magnanimes – et il savait lesquels – préféraient le quolibet de « burne-vide », en référence aux rumeurs d'infécondité qu'il suscitait en s'évertuant à ne pas perpétrer la lignée folle furieuse des bleus de Cité… Mais Céorn n'y accordait aucune importance. Il ne cherchait ni l'amour, ni la validation du peuple. Ce qu'il voulait, c'était sa sécurité. Or, ses réformes et ses frasques modernes ne plaisaient pas à grand monde. Madame La-Rouge disait qu'il s'endettait trop. Ronon le trouvait à peine dépensier, si ce n'était pingre. Le Général De-la-Colline n'hésitait pas à remettre sa virilité en question, quand il prohibait la violence. Quant à Anton De-la-Baie, il était un peu trop ravi de le voir à la régence. Le Conseiller savait pourquoi. À côté d'Amalric, lui-même ressemblait à un gentil garçon, légèrement naïf. C'était une occasion pour le Capitaine de resserrer sa prise sur la flotte la plus étendue du Continent…
Céorn avait accordé plusieurs laissez-passer au baron Du-Pic, pour s'éviter son offense et, au passage, observer ses itinéraires. Il s'était dressé contre plusieurs projets de lois visant à développer l'impôt de cité. Quand l'ingénieur-en-chef et l'architecte de la Bastide s'étaient ligués contre lui, pour faire entendre leur plan à Amalric, il avait su les remettre à leur place avant tant d'ardeur que le berger avait tranché en sa faveur et refusé de raser l'Entrecube, où plusieurs centaines d'Autres sans droits trouvaient une forme de refuge… C'était cette empathie, qui lui avait valu tant de crédit auprès du Roi, et alors même qu'Amalric ne partageait pas l'essentiel de son sentiment… C'était ce qui lui avait valu son poste, et ces multiples surnoms de mollasson. Céorn y était habitué… Mais d'autres continuaient de le harceler à ce sujet, Abastan en tête. Le précepteur du Fort ne cessait de lui reprocher sa demi-mesure, et ses pincettes. Selon lui – et selon le brave Fidel –, Céorn était taillé pour le trône ; ou pour la potence. Ils pensaient qu'était venu le temps, pour le 1er Conseiller, d'arrêter ses manigances pour mettre la main à la pâte ; mais Céorn, lui, trouvait qu'il avait déjà les deux mains pleines de charbon. Or, il avait déchanté lorsque le charbon avait pris la teinte du sang, à la mort du pauvre Roi-berger. Lorsque la Bastide avait donné l'alarme, et que la Cité s'était mise à pleurer ; et quand tous les barons – Du-Pic compris – avaient débarqué en ville pour la veillée de la Galerie des Globes. Les choses n'avaient fait qu'empirer, au fil de la semaine – depuis la fuite inattendue du Prince jusqu'à la disparition soudaine de la dague tronquée.
La lame, cachée dans le pan de mur dérobé qui lui servait de planque, au fond de ses appartements, avait été façonnée en des temps très Anciens – avant la naissance de la dynastie-bergère – et servait, selon toute vraisemblance, à embrocher le cœur du jeune monarque. Amalric s'y serait laissé tenter, à la majorité du petit, si les Pirates du Septentrion n'avaient pas débarqués sur leurs terres… Et Ed serait déjà mort si les gens de l'ordre anonyme, dispersés dans l'Arbre entier, n'avaient pas orchestré l'extraction du garçon. Céorn pensait bien viser juste, en supposant ce qu'il avait osé partager avec les membres de sa garde rapprochée. Le jeune lieutenant De-Palme, le vieux chevalier Gyron Du-Fort, son cadet Du-Chenil le seigneur Fidel, le serviteur rouquin Hobaric et bien sûr, Abastan lui-même avaient pris le temps d'entendre sa théorie. D'après lui, Ed voyageait en compagnie d'un déserteur de l'armée bleue, venu de l'Orgue, qui avait su s'infiltrer dans les rangs d'anonymes pour délivrer Son Altesse à la barbe des noyeurs. Ceux-ci avaient laissé assassiner le geôlier Beltom La-Haie, essentiel à l'extraction, puis le palefrenier Tony Des-Blés, enrôlé dès la naissance. Céorn avait soigneusement étudié chacun des personnages de l'affaire. Et le fameux Aiden Du-Lavoir, qui avait disparu de la place à peu près aussi longtemps qu'Amalric avait étudié la lame, ne l'inquiétait pas autant. Le fuyard de la 6e tour œuvrait dans un but que Céorn ne saisissait pas encore, mais auquel il avait laissé une chance aveugle… Il y avait un anneau de bronze, dans sa poche, qui ne vibrait plus du tout. Pourtant, il avait fait le pari d'interrompre toutes recherches, afin de laisser le Prince traverser le ciel citéen aux côtés du mutin. Il l'avait laissé passer intentionnellement. Avait-il enfin fait preuve de la force de caractère qu'on prétendait attendre de lui ; ou envoyé le petit à une mort certaine, en laissant l'Arbre se consumer sous ses yeux ? Céorn doutait profondément… Mais il restait sûr au moins d'une chose : s'il prenait le sceptre, au pif de son petit-cousin disparu, c'en était fini de ses principes. Ceux qu'il avait entamés, déjà, en tuant les meurtriers de ses parents.
Les funérailles du grand Amalric De-la-Cité, naturellement, étaient faites pour épater. Ni le berger, ni son conseiller n'étaient de grands amateurs de mondanités mais il y avait certaines choses auxquelles le ministre et son roi n'avaient pu se soustraire ; à commencer par les rites traditionnels les plus alambiqués. Céorn, comme Fidel, était le représentant de la lignée cousine du clan citéen et ni son uniforme d'azur ni sa cape de suie ne lui permettait d'esquiver la grandiloquence à laquelle il était tenu. Bien sûr – et en premier lieu –, il s'agissait de glorifier Amalric, et de lui adresser un au revoir digne du géant lui-même pour appuyer la dimension divine de son règne. Cela expliquait une partie du faste déployé. Les sujets et le peuple devaient voir et envier la grande Bastide aux trois tours démesurées. Les hommes, femmes et enfants de l'Arbre avaient foi en la puissance, et donnaient toute sa puissance à la foi. C'était, selon Amalric, le seul moyen de contenir les moutons. Un moyen dont, et que tous ses pères avaient usé avant lui.
Le 1er Pasteur Daelric était la vedette vivante de la matinée. Amalric, bien sûr, attirait tous les regards mais le Grand prieur du Temple Suprême de la Cité était le seul à commander aux prieurs, aux oculies, aux nobles et aux sujets à la fois ; avec le géant lui-même pour unique patron. L'aura de toute puissance qui émanait du Pasteur était, à l'évidence, renforcée par l'absence alarmante d'héritier légitime… La tare bleue avait bien fait son œuvre. Les gens De-la-Cité était décimés, presque réduits à rien, et la vive bannière du rubis étincelant dominait les allées. Quant à Céorn, lui-même avait subi le courroux de son Pasteur en pleine Galerie des Globes et sous le regard éberlué (ou ravi) de ses ministres, seigneurs et serviteurs… Le prieur lui reprochait d'avoir mentionné le malin démon qui menaçait la Bastide, à une période où les adeptes de Lusanth et autres illuminés du même genre pullulaient dans l'Arbre… Selon lui, assurer l'existence d'une forme de réalité astrale revenait à cracher au visage du Dieu-berger, dont le prophète Aelfric avait pris soin de rapporter la parole. Il était particulièrement frustrant, pour le Conseiller, de devoir travailler dans l'ombre, et sans rien pouvoir révéler aux influents de son conseil. Lui-même risquait de finir au Pénitencier, s'il affirmait avoir percé tous les mystères de la faille incarnée et de la dague tronquée. En communiquant aux autres ministres ce qu'il avait déniché, il mettrait le pays entier entre de mauvaises mains…
Daelric était le chef du Temple suprême, et le Grand prieur de la fédération. Il avait été nommé par le conseil du Temple, composé d'autant de membres qu'il y avait de baronnies. Dandelion Tisserand – de son vrai nom – était né en 1011 et sacré en 1076 de la dynastie-bergère. Né au sein d'une famille religieuse et bourgeoise, il était devenu moine, puis prieur au temple Du-Rouet au début de l'adolescence. Après avoir obtenu son diplôme d'archimaître à la faculté pastorale (en Sciences physiques et Sacralité), il avait poursuivi sa formation au Cabinet des Théories Métaphysiques et Spirituelles de l'école du Temple où, en parallèle, il avait intégré l'équipe des collecteurs d'impôt du Trésorier. À trente-cinq ans environ, il était rentré au Rouet pour en devenir Pasteur et s'y façonner une grande amitié avec le baron en exercice. À quarante-six, il quittait sa fonction pour devenir Trésorier du Temple lui-même jusqu'à ce que son prédécesseur, Balberic le Muet, le désigne comme conseiller-pastoral à l'âge de cinquante-neuf ans. Enfin, il avait été nommé passeur du sceptre et, à soixante-seize, attendait de pouvoir honorer à son tour le prochain souverain. Ses yeux gris balayaient la salle richement parée, et son rictus jaune était à peine perceptible sous ses lèvres blêmes.
On avait fait les choses dans les règles. Les couleurs vives du mariage et de la naissance étaient remplacées par les bannières aux drapés blancs du deuil ; et celles de la Cité, de la Bastide et du clan royal. La houlette faisait sonner deux perles – tels les yeux du géant – et les murs étaient parés de vitraux éphémères. Le suaire en tissage de laine, qu'on appelait traditionnellement la « frange bleue », était impeccable. Dans les deux heures qui suivraient, Amalric allait brûler et son urne serait entreposée dans un caveau de luxe, surmonté par le campanile du Temple… Mais avant cela, l'assistance se devait d'écouter la prière du géant, celle du prophète et celle du 1er Pasteur, l'une après l'autre. Ensuite, les agents de la Banque Rouge (qui œuvraient symboliquement, dans la mesure où ils venaient estimer la dette du souverain) firent mine régler la dette de cité du Roi-berger en jetant un unique saphir dans le Pot d'or. Puis tout le monde se leva pour rejoindre l'extérieur, la mine sombre.
Le sanctuaire principal de la Cité présentait l'autel consacré, couvert de laine et de bâtons d'encens comme le dos piquant d'un hérisson, au milieu des deux bassins emplis de têtards. Le Codex reposait sur un pupitre ouvragé, pendant que ses versets se laissaient lire sur les grands panneaux de bois coulissants qui passaient et repassaient le long de l'allée. Les portions de gradins se faisaient face, dans un angle légèrement orienté vers le Pot d'or. La dépouille d'Amalric – prête à aller parader dans les avenues de la Cité – reposait sous une cloche de verre. On aurait presque cru le voir tressaillir, à travers la vitre embaumée de fumée. Les sols au carrelage blanc étaient salis de la boue que les citéens avaient amenés du dehors, mais continuaient de refléter la lumière des treize chandeliers dispersés. On comptait aussi treize poutres alignées au plafond. Les vertus y apparaissaient. Clodric, prétendument dévoué à son apanage, s'était incliné en passant sous le Noblesse et élégance du Rouet. Le Haut Juge Aimon fronçait les narines quand il fallait répéter Patience et tempérance aux copistes de la Tour… Et Anton De-la-Baie pouvait bien lancer Obéissance et ténacité à qui voulait l'entendre, Céorn savait bien qu'il murmurait encore « La tempête s'abattra » à la première occasion…
Tout ce petit monde était présent, bien sûr. Madame Mahenn avait revêtu ses plus beaux atours blancs, aussi délicate qu'une perle de lait dans une marée bleue, et le foulard qui serrait son cou ridé. La Banquière était entourée par Beldria d'un côté et le Juge Aimon de l'autre ; froid, impassible, et l'air à peu près aussi affecté par le trépas de son souverain qu'il l'aurait été par celle d'une mouche écrasée sous son talon. Les gens du rubis ouvraient la marche, et c'était un fait que Céorn nota amèrement. Ni Ronon (qui paradait en bord de ligne en agitant sa fraise de Trésorier), ni Fidel (envoyé en fin de cortège avec ses chiens et ses cerfs-volants) ne pouvaient accompagner Céorn, fils du Prince cadet bleu, au devant de la procession. Ainsi qu'on le lui avait fait remarquer dans la chambre, Céorn commandait à la baronnie du Fort ; en son propre nom et au bonheur de ses habitants, auxquels ils était lié par le sang… Le seigneur qu'il était avait aussi à organiser le reste du territoire – et cela faisait trop de fonctions fondamentales pour un seul homme… Derrière la litière automatisée de Mahenn marchait la bande de Clodric, le baron Du-Rouet, plus élégant que jamais. Le clan vert, incarné par le Général De-la-Colline, se constituait de treize hommes de sa garnison et six chevaliers, ravis de faire partie des grands. Derrière eux trottinaient le bailli Dorcéus et sa mère, la vieille Lyvia De-la-Voile, suivie d'une flopée de Des-Rosiers. La famille de la défunte Lisbeth, à la tenue gris claire, pleurait la disparition d'un époux qui ne l'avait jamais respectée, et cherchait le réconfort du vieil Allistaire, ses cheveux filandreux lâchés sur ses épaules comme de petites rivières argentées. Les hommes de la Forge encerclaient le seigneur en le tenant à distance de Véhan Du-Point, le Doyen, et son frère Nohan, accompagnés par les quatre autres consuls-ingénieurs de l'Académie de Recherche et l'ingénieur-en-chef de la Bastide. Nohan Du-Point n'était pas le seul gouverneur, puisque Septimus Le-Rouge et Artéus De-la-Colline affichaient aussi l'air grave du deuil, depuis les montures fières que la Banque Rouge leur avait fournies.
Le baron Rory De-L'Orgue suivait la marche dans un traîneau incrusté de purs joyaux, et son petit orchestre jouait la levée traditionnelle de son fief. Il y avait aussi le bailli bougon, Cédéric Du-Bois, sa femme Elya, née Du-Marbre, et leur rejeton. Enfin, et seulement apparaissait le clan bleu, représenté par les lignées de Protéus : Laurélia, et Pier La-Barbe, et leurs petits-cousins De-la-Cité. Il y avait le Capitaine Anton De-la-Baie et Morgane Du-Phare sans aucune trace du jeune Evan, et Fidel à son tour, accompagné par Alcestia et ses fillettes. Parmi les troupes Du-Fort, Gyron poussait Abastan dans un fauteuil d'acier. Enfin, Madame Gris-Courtil, Monsieur Bollard et le comte Le-Vairon se précipitaient pour fermer la marche. Cent-vingt gardes avaient été réquisitionnés pour l'événement, et tenaient les citéens, amassés sur le trottoir, pendant que le cortège se répandait sur la chaussée pour faire le tour du temple. Pourtant, une telle foule n'avait pas le pouvoir d'effacer des esprits les nombreux défunts qui auraient dû se trouver là ; et c'était étrange de percevoir leur mémoire dans les yeux des endeuillés, alors même qu'ils pleuraient le trépas récent d'Amalric.
Le Prince Tristan, et la Princesse Merwenn, pour commencer. Ulfric, leur père coléreux qui avait fait de Mahenn la veuve la plus riche du monde. Gidéon, qui aurait dû détenir les clés de la Banque Rouge, avait abandonné sa sœur lui aussi, ainsi que son épouse. La fantasque Ariane Volenfleur, mère du seigneur Olive, partie un an plus tôt, et puis celle de Clodric, Alfric De-L'Orgue, rendue folle par l'amariolle… Les cousines du Général avaient elles aussi succombé à la maladie au cours de la décennie… Et Lisbeth Gris-Bois, partie si jeune, après avoir expulsé le chétif Edric 1er hors de son ventre… Et (bien sûr), les parents de Céorn et Fidel… Céorn accéléra le pas, nauséeux, en guidant la foule sur la chaussée pour gagner la Porte des Cryptes, plus bas sur le terrain.
La Grande oculie, Oculia Bonne-Aventure, avait été canonisée en l'an 602 et au côté du prophète. C'était elle qui avait nommé Amalric 1er, autrefois, et fondé l'ordre oculiste de l'Arbre. Sa succession était représentée en la personne de Rébenn Des-Bas-Rondins plus populairement connue sous le nom de Rébenn la Docile ou officiellement, Sa Sainteté l'oculie suprême. Elle était accompagnée par l'Intendant du Temple, et son drapeau quadrillé, et trois prunelles-de-verre en larmes. La suprême portait une tenue de vitraux éphémère, elle aussi, installée en lamelles fines sur le costume bouffant – et pour chapeau, une étrange coiffe tout aussi colorée par-dessus son chignon serré… Elle était un peu effrayante, à vrai dire. Céorn s'inclina quand il atteignit l'estrade, montée par-dessus les cryptes, et rejoignit sa place de régent, près de l'oculie. Daelric refit son apparition lorsque tout le monde fut parvenu autour de la scène étroite, toujours muni de l'épaisse houlette torsadée, et jeta un long regard au brancard à vapomoteur dont le sifflement répandait quelques brumes sur le souverain. Les Des-Rosiers avaient couvert la cloche de leurs fleurs que les autres riverains avaient décorés de pissenlits, de lys et de jonquilles. Vingt soldats surveillaient les cryptes, ce jour-là, dont quatre se tenaient sur l'estrade de bois. Le plus jeune d'entre eux semblait fébrile, presque effrayé.
De sa voix la plus tonitruante, le Pasteur scanda ses versets encore une fois, puis s'interrompit pour observer la crémation. Où vas-tu, Edric ? Et que cherches-tu ? songea Céorn. Le corps d'Amalric disparut dans la fournaise. Tu devrais être ici, aux côtés de ton père comme ton père aurait dû être aux miens, il y a vingt-cinq ans…
– La dague a disparu, murmura Céorn, figé, à l'adresse de son voisin.
Fidel ne montra aucune réaction.
– Quand ?
– Volée durant notre entrevue d'hier soir. Fouille intensive, vorace. Ça n'est sûrement pas du travail de professionnel. Celui qui s'est invité chez moi n'est pas cambrioleur. Il pourrait être noble, en revanche…
Le regard de Fidel fila vers la droite. Corvus Du-Pic n'avait pas souhaité visiter l'extérieur, avec ses homologues, et se contentait d'assister à la crémation puis la mise en terre. Ni jovial, ni accablé, le baron-mutin semblait étudier le corps d'Amalric, tel le cobaye d'une expérience nécromantique, et s'attirait le regard méfiant d'une très belle part de l'assistance…
– Arrivé en Bastide pour te tirer l'arme du crime ? renchérit Fidel. Le mutin se verrait bien conquérir le monde, tu penses ?
– Ce n'était pas exactement de l'amitié, entre lui et Amalric…
Madame Mahenn ne pleurait pas non plus ; mais sa détresse paraissait au-delà des larmes ou des mots.
– Ou quelqu'un d'autre, reprit Céorn. J'ai questionné mon serviteur, Hobaric. Il a perdu la clé que je lui avait confiée. Il jure qu'il n'a jamais été négligeant et qu'on a dérobé le passe directement à son trousseau… qu'il a encore au ceinturon, de surcroît.
– Tu lui fais confiance ?
– Oui. D'après le gamin, un autre serviteur, qu'il appelle Grimaud, aurait erré dans les couloirs, le soir du régicide. Un serviteur du même âge, qui porte un anneau de bronze sans ornement – et est orphelin…
– Un autre agent de l'ordre ? s'enquit le seigneur du Chenil.
– Précisément. J'ai repéré l'enfant. Je m'apprête à le questionner. S'il n'a pas volé cette dague, il saura sûrement qui, en Cité, lui a donné l'ordre de se positionner…
Fidel se mit à grincer des dents, la mine basse, pendant que le souverain était réduit en cendres. Les bras croisés, il conclut :
– Alors, celui qui t'a menacé de cette missive noire est venu chercher l'objet…
Céorn hocha la tête, et reporta son attention sur Daelric quand celui-ci leva les deux bras pour montrer l'urne ouvragée que la structure venait de recracher. Dans les vents de l'automne, une odeur acre se répandit et vola jusqu'aux quatre coins de la Cité pour raconter la disparition du Roi-berger à ses habitants les moins concernés… L'une des deux cheminées toussota un instant comme si elle était bouchée. Quand le discours de Daelric s'acheva enfin, les nobles et les bourgeois repassèrent par le Temple pour y plonger, encore une fois, l'artefact de chaque baron ; et souhaiter une bonne après-vie au souverain disparu. Céorn se retrouva facilement au côté de Gyron Du-Fort – mais ce fut le chevalier, cette fois, qui lui délivra les nouvelles.
– C'est au tour des Illuminés de s'mettre entre nos pattes ! La Moquerie ne suffit plus ! Il fallait qu'les sorcières reviennent à la mode… Des textes Anciens sont exhumés et des rituels, interrompus chaque jour par nos soldats de suie ! Les gens croient à toutes ces bêtises… Ils veulent s'y mettre aussi !
Le baron Rory Gris-Bois, paré de blanc, de vert et d'une coiffe orange, chantait sa douleur en reprenant les vers d'un poète de l'Orgue, et Céorn regarda ses collègues s'impatienter devant sa litanie insupportable. Le petit soldat tremblotant, au bord de la scène, avait de plus en plus de mal à soutenir sa bannière.
– Quels Illuminés avez-vous appréhendés ?
– Plusieurs partisanes de Lusanth un peu trop avancées sur la voie de l'îlot. Et quelques tentatives d'enchant'ment, parmi les soldats bleus… Pour les moins notables. Mais il y a d'aut' faits plus alarmants. Une prunelle-de-verre déchue se s'rait faite remarquer en Cité, et en Colline, ces derniers jours. En conflit avec des forces armées locales, d'après mon gars. Deux r'vues à scandale ont parlé d'une étrange Veuve noire, venue dans leur fief pour métamorphoser ses habitants en reptiles et en service à thé…
– Vous trouvez l'information intéressante, chevalier ? s'étonna Céorn.
– Très, répondit sérieusement Gyron.
– Vous ne pensez pas que la prunelle ait jamais eu le don de transformer qui que ce soit en lézard, n'est-ce pas ? chuchota le Conseiller.
– Non, admit Du-Fort. C'est ce qui m'inquiète. Si la gamine n'est pas sorcière, comment a-t-elle pu provoquer tant de remous à deux baronnies de distance sans jamais se faire attraper ?
Céorn se détourna un instant du Pasteur pour froncer les sourcils à l'adresse de son chevalier.
– Trouvez-moi un exemplaire de chacune de ces revues, et vérifiez en les faits énoncés auprès des personnes concernées.
– Y'a qu'à d'mander, opina Gyron en reniflant.
L'urne d'Amalric fut insérée au caveau familial par un système de grue aux six poulies grinçantes ; et l'assistance resta muette de fascination, les dents serrées tandis que les cordages peinaient à glisser dans les profondeurs de la crypte. Une fois la serre d'acier remontée, ce fut au tour de Céorn de prendre la parole. Le Conseiller savait que le protocole lui imposait de s'exprimer, au nom de la Bastide, de la Cité et du Fort. Son discours (mieux étudié que ses déclarations incendiaires, à la conférence de presse) ne comportait pas plus de quinze lignes, et enchaînait les salutations cérémonielles sans le moindre sens du drame. Il honorait la famille d'Amalric ; puis ses ministres ; et enfin, ses sujets. Bien sûr, le Conseiller avait ajouté une mention des Vingt-sept martyrs (tout en gardant Tony Des-Blés pour lui) et affirmait prier pour les proches de ceux et celles qui avaient souffert du régicide ; et la note officielle fut pliée en de quatre minutes. Au moment où il s'inclinait devant la houlette du Pasteur, Céorn entendit le cri étouffé qui surgit de la foule, et pivota d'un bond sur l'estrade.
Il ne comprit que trop tard d'où venait le danger, et chercha la menace autour de lui, sur l'estrade ; mais ce fut une attaque verticale, et le chaînon qui tenait la grosse pince de métal, au-dessus de sa tête, s'était détaché pour lui atterrir sur le sommet du crâne. Céorn roula inutilement sur le plancher quand la pince s'immobilisa net, prise à la façon d'un poisson dans les filets d'un navire, et le mécanisme se pétrifia en grinçant de toute la force de ses poulies. Quand Céorn comprit qu'il ne devait sa survie qu'à un défaut de maintenance, la seconde attaque fut lancée dans son dos ; mais cette fois, le ministre était prêt et, vif comme l'éclair, il empoigna l'arc blanc que l'assaillait bandait à deux pouces de son visage. Quelqu'un voulut grimper sur l'estrade, une femme hurla, et les trois autres soldats réagirent tardivement lorsque Céorn brisa l'arme, d'un coup sec, sur son genou valide. La flèche encochée craqua avec le reste, et le soldat fébrile se laissa contempler la parade d'un air stupéfait quand Céorn attrapa ses épaules pour lui envoyer un coup de tête brutal en plein sur le pif.
Le jeune militaire était déjà allongé de tout son long quand ses deux collègues eurent rejoint le Conseiller ; mais Fidel De-la-Cité, Gyron Du-Fort et Vernand De-Palme, apparu de nulle part comme un charme, s'interposèrent aussitôt. Le reste de la foule se mit à haleter, pendant que les prieurs se déployaient autour du Pasteur ébahi… Eh bien, ils l'auront eu, leur coup de théâtre, pensa amèrement Céorn. La vieille Sûr-la-Corne s'était évanouie, à l'évidence, et on l'éventait à tout bout de champ…
– Laissez, ordonna le ministre à ses loyaux camarades.
Le reste de la garde fut autorisée à passer, mais Céorn retourna lui-même son assaillant au nez ensanglanté et enfonça son poing dans la gorge imberbe du traître. De l'index, et sans prêter attention aux borborygmes paniqués de celui-ci ni à l'attention morbide des sujets endeuillés, il chercha une pilule, parmi les dents du garçon. La main couverte de sang et de salive, Céorn attrapa finalement le soldat à la gorge. Fidel fit un pas en avant, sabre à la main, mais son aîné lui intima de reculer d'un geste.
Tu n'es pas de l'ordre noyeur… Il portait un bracelet, mais aucun anneau…
Le garçon avait les cheveux coupés courts, une mâchoire triangulaire et deux grands yeux écartés d'un noir intense. Son uniforme de soldat lui allait comme il fallait et son matricule correspondait à la circonstance. Le sabre d'ocre était encore dans son fourreau, à sa ceinture, et le béret de l'armée enfoncé sur son crâne visible. Il n'était ni espion, ni usurpateur. Céorn l'avait déjà croisé. C'était bien l'un de ses hommes.
– Présentez-moi immédiatement le chef de la sécurité, grogna Céorn aux soldats qui ne cessaient de danser autour de lui.
On lui emmena l'Inquisiteur, qui commandait aux forces du Temple Suprême et se voyait recevoir l'immense honneur de sécuriser les funérailles de premier plan. Il n'avait aucune explication spontanée à lui fournir ; mais le bonhomme musculeux aux bajoues fripées, dans son superbe uniforme diaphane, reconnut le milicien comme une recrue admirable et de longue date du nom d'Amphéric La-Blouse. Un recrutement sur le tard ; ou une tentative personnelle et désespérée… ? Amphéric, le visage tuméfié, n'avait pas le quart de l'entêtement noyeur. Il tremblait de terreur, les deux mains en l'air.
– Qui t'envoie ? murmura Céorn à l'oreille du scélérat. Parle, et tu vivras peut-être.
Les yeux écarquillés et le corps agité de soubresauts, La-Blouse, assis sur le sol couvert de sang et d'urine, garda la bouche entrouverte quand il pointa lentement son index sur la foule béate. Tout le monde se tourna, l'air choqué, vers le cousin bleu des De-la-Cité, Trésorier du conseil et gouverneur Du-Moulin : Ronon, ahuri.
– Moi ? Mais, je… quel… je n'ai jamais…
Sa première réaction ne joua pas en sa faveur. Aussitôt, un grondement sévère s'éleva de l'assistance, et toute la délégation qui encerclait Ronon De-la-Cité recula de son pas le plus furtif. Le Trésorier, tout guindé dans son costume, étranglé par sa fraise à lampions, devint plus rouge qu'une tomate. Jamais il n'avait eu l'air si minuscule et si inoffensif, devant le regard tempétueux de son cousin. Le 1er Conseiller, impassible, se laissa observer Ronon un instant. Ils se ressemblaient beaucoup même si le gouverneur avait, en outre de sa jeunesse, plus de symétrie, et plus de délicatesse dans les traits. Il avait presque l'air d'un enfant, à présent.
– Ronon ? lança Céorn d'une voix lointaine.
Fidel s'invita entre leurs regards.
– Parle, traître ! (Et le gouverneur sursauta).
– Je ne voulais pas ! répondit Ronon en se mettant à sangloter.
Un aveu rapide…
– Alors, pourquoi ? insista Céorn.
– C'est elle ! hurla le Trésorier. C'est elle qui m'a obligé !
Et que voilà un second coup, songea Céorn en pivotant…
Elle avait déjà pris congé de l'assistance, mais avançait d'un pas tranquille, à la démarche assurée. Madame Mahenn La-Rouge, toute blanche ce jour-là, était cernée à la fois par ses agents de la Banque, par ses hommes de rubis et par ceux du Haut Juge. Elle grimpait lentement l'escalier quand Vernand De-Palme voulut l'interpeller, et une partie de la foule dut pivoter pour suivre le fil des événements, fascinée… Céorn, lui, ne se faisait pas d'illusion et savait déjà qu'il n'avait aucune raison valable d'inquiéter leur reine-mère – du moins, dans l'immédiat. La puissance monétaire et la magistrature de l'Arbre firent un mur autour de la monarque pour envoyer au lieutenant déconfit :
– Madame La-Rouge est loyale au sceptre, au Pasteur et au géant et ne sera pas insultée dans sa maison.
Le jeune assaillant au nez éclaté, au sol, contemplait Ronon, qui observait lui-même Madame Mahenn, dont le regard croisa celui de Céorn.
– Sa Majesté se retire, à présent, pour pleurer son fils en privé, reprit Beldria, la porte-parole aux yeux porcins. Elle se trouvera dans ses appartements.
Et, dans la plus grande nonchalance, la troupe de rubis disparut des cryptes. Il y eut un étrange moment de flottement, que Céorn fracassa en ordonnant :
– Saisissez-le.
Gyron Du-Fort claqua des doigts, et cinq des miliciens allèrent cueillir Ronon à son siège de roc. Deux autres empoignèrent le mercenaire improvisé, qui fut poursuivi par l'odeur de sa propre pisse ; et tout ce petit monde quitta l'endroit pour gambader à travers les rues de la Cité, en direction de la Bastide… Le reste de l'auditoire, déjà divisé entre sujets curieux, écœurés et pris d'anxiété s'était répandu hors des gradins comme pour donner plus de corps au chaos ambiant… Céorn regarda les citéens une minute, et les efforts invariables de Vernand De-Palme pour évacuer les lieux dans le calme. Mais lui-même s'attarda sur l'estrade, en compagnie de Fidel. Quelques instants plus tard, ils se retrouvaient complètement seuls, au-dessus des célèbres cryptes… Céorn se pencha et effleura le sang du jeune soldat, sur le plancher.
– Tu penses aux pirates ? demanda son cadet dans un souffle. Ou bien aux noyeurs ?
– Ni l'un, ni l'autre, admit Céorn. Voilà désormais un mal qui nous est propre… Né ici, à la Bastide… La tare bleue, mon frère.
80. Une belle et longue carrière
Le 21 Septembre 1064, à 3H du matin exactement, était né le petit Prince Edric De-la-Cité, soit près d'une décennie avant que l'honorable Véhan Du-Point n'ait été désigné Doyen de l'Académie de Recherche et d'Enseignement. Véhan n'avait pas eu de rapport particulier avec Son Altesse – depuis sa venue au monde, jusqu'à sa disparition dans le vaste monde en question – et se retrouvait désormais dans une position plutôt inconfortable… Car le régent, Céorn, dépendait de lui et de son investigation. Ce régent qui (sans oser le crier sur les toits) cherchait à délier l'énigme du régicide et du rapt en comptant sur le Doyen pour mettre à profit son inépuisable connaissance. Edric n'avait pas exactement le charisme de son père. Ni sa force, ni sa conviction. Ni son génie. Et il fallait admettre que le souverain avait eu quelques fulgurances, au cours de sa carrière. Il avait profondément creusé la question de la transcendance individuelle. Il avait noté des choses, sans veiller à emporter les documents dangereux en crémation…
Aldéra (de) Baule – 18 Juillet 1002
Mareilyn Bédéric – 17 Mai 1014
Deilyn (le) Bel-ami – 17 Avril 1041
Glinda (de) Beau-Moulin – 8 Mars 1034
Lisbenn Berthelot – 22 Novembre 1034
Vadenn Croc-fendu – 6 Février 1009
Le Doyen avait extirpé sa liste du coffret secret que le Roi-berger avait omis de brûler, avant de se laisser assassiner. Trois-cent cinquante-six noms y figuraient, au fil d'un déroulé alphabétique tapé à la machine à écrire, en lettres violettes et à l'encre un peu baveuse. Les noms, exclusivement féminins, étaient aussi accompagnés d'une date. De naissance ? Véhan n'en était pas encore sûr, mais c'était le plus probable. Une femme appelée Aldéra de Baule, née au début de ce siècle et vraisemblablement déjà morte, se chargeait d'ouvrir la liste qui s'étendait sur plusieurs feuillets sans dévoiler nulle autre forme d'information.
Helenn Darneface – 16 Juin 1033
Fibenn De-la-Rame – 14 Mai 1001
Ysidoria De-la-Rive – 29 Octobre 1031
Alberte De-la-Roche – 31 Juillet 1028
Belladona Des-Blés – 16 Février 1026
Melhenn Du-Fusain – 17 Janvier 1015
Melys Du-Fusain – 18 Décembre 1040
Arabella Du-Galet – 2 Mars 1024
Rébèste Du-Guet – 18 Septembre 1029
Ces femmes étaient ses contemporaines, et arrivaient de toutes les baronnies à travers le pays : Baule de la Cité, Bel-Ami de la Tour, Croc-fendu du Chenil, Des-Blés du Moulin ou bien Darneface de la Colline, sans distinction. Toutes avaient entre quarante et quatre-vingt ans à ce jour. Véhan avait soigneusement lu chaque nom en cherchant le patronyme célèbre, le prénom fameux, la réputation immanquable de la baronne, ou de la dame de cour qu'Amalric avait approchée pour une raison ou pour une autre. Et il avait fini par identifier Berlenn Milleneuf, dont l'oncle fortuné possédait la moitié des terrains de jeu de panse de la capitale… À sa connaissance, Berlenn (immariable) s'était engagée auprès de l'ordre oculiste du 2e Quart, au Parti pastoral, quelques vingt années auparavant. Le nom d'Arabella Du-Galet, lui, pouvait évoquer la branche Du-Galet de la Garde fédérée qui habitait la Maison du Soin du treizième fief. Le Doyen avait suivi son intuition en étudiant la sixième et dernière page du document :
Lanciole Sac-Percé – 14 Mai 1021
Vellaria Salvebire – 15 Janvier 1013
Bergota Tassaud – 11 Août 1013
Yvia Tassaud – 16 Novembre 1016
Osbenn Téméaud – 22 Juin 1033
Fridat Ulcifer – 18 Avril 1032
Reilyn Voléaud – 15 Décembre 1041
Céenn Volenfleur – 15 janvier 1028
Dalhia Vylbrasier – 29 Juin 1042
Morceline Yeux-vifs – 21 Octobre 1008
Céen Volenfleur, toujours en vie, avait accédé à une coquette notoriété l'année passée, en devenant la première femme directrice du Dispensaire des Autres. Elle aussi avait été oculie et guérisseuse avant de passer par l'Hôpital Salsior, où elle avait fait ses armes… De la première à la dernière, sur la liste, ces femmes avaient été soigneuses. Et à l'évidence réunies, ou mises en lien au cours d'un projet confidentiel. Ainsi, Monsieur le Doyen s'était rendu à Salsior à son tour. Maître absolu de l'Académie, il avait scruté, en toute discrétion, le registre interminable d'employées présentes et passées… Après une heure de travail, Véhan avait relevé dix-huit noms qui apparaissaient sur chacune des deux listes. Onze avaient quitté leur fonction de gré ou de force au cours de l'année 1064 qui avait vu naître le Prince… Six autres étaient restées jusqu'en 1079 au plus tard. Une seule y travaillait encore.
Alberte De-la-Roche entra dans le bureau aux murs carrelés en y déboulant de son pas le plus sonore. Le petit bout de femme, la cinquantaine passée, avait l'œil droit un peu tombant et de longs cheveux d'un gris acier, attachés en une natte élégante. Sa voix fut rauque et autoritaire quand elle jeta son dossier sur le bureau en s'écriant vers la porte grande ouverte :
– M'en fous, Roberta ! Tu peux l'entretenir toi-même ! J'ai deux enfoirés qui pissent le sang, au rez-de-chaussée ! Comme si j'avais bien le temps de m'occuper de…
Elle se figea, mortifiée, en reconnaissant Monsieur le Doyen qui représentait la plus haute autorité de son institution. La guérisseuse bégaya aussitôt :
– Monsieur Du-Point ! Je vous prie de m'excuser ! Je ne… Personne ne m'a dit que vous…
De-la-Roche ferma la porte en hâte.
– Il n'y a pas de mal, s'amusa le Doyen en lui jetant un sourire courtois. Le berger sait à quel point l'Arbre vous occupe et vous épuise, Madame De-la-Roche !
Elle cilla quand il prononça son nom, puis lui offrit le siège le plus confortable du bureau. Véhan s'y installa de bon cœur.
– Comment puis-je vous aider, Monsieur ? s'enquit humblement Alberte.
– Madame, répondit Véhan, vous savez que le savoir n'a nulle limite. Moi-même, je suis encore habité d'innombrables questions. L'honneur que m'a fait le Roi-berger ne suffit pas à me soulager du doute ; car le monde est vaste, et toute une vie ne permet de saisir le sens de chaque chose dans cet univers. La certitude est un poison. N'ai-je pas raison ?
– Indubitablement, murmura De-la-Roche en hochant la tête.
– Ainsi, votre aimable Doyen se retrouve sur la route fantasque de la découverte ! C'est là mon seul dessein, au sein de ce campus. Et j'ai besoin de vous à mon côté, Alberte.
Il se pencha sur son fauteuil pour la dévisager de sa seule lunette.
– C'est une magnifique carrière, que vous avez faite. Sage-femme de village autrefois et directrice administrative de Salsior aujourd'hui ! Vingt années de loyaux services, sans perdre le goût de l'altruisme, ni la volonté d'honorer votre Cité… Vous êtes un exemple pour toutes les jeunes oculies de ce pays, Madame !
Elle accueillit le compliment par un nouveau sourire, bref et poli, mais ne cilla plus du tout. Véhan croisa les jambes et ajouta :
– Vous étiez d'ailleurs au service du Roi-berger Amalric lui-même au cours de l'année… 1064, n'est-ce pas ?
Alberte De-la-Roche le regarda droit dans les yeux quand elle répondit :
– En 64 ? C'est que… ça remonte, Monsieur le Doyen. J'ai croisé Sa Majesté un paquet de fois, en fait. J'ai eu beaucoup de chance.
– Bien sûr, bien sûr…
De la chance. Sans doute…
– Alberte, dites-moi, reprit doucement l'archimaître. Que vous a demandé Amalric ?
Il y eut un silence embarrassant.
– Monsieur ? souffla-t-elle, éberluée.
Véhan tendit la main pour enlacer doucement celle de l'oculie.
– Ne craignez rien, Madame. Vous savez qui je suis. Vous savez ce que je cherche… Les démons de ce monde se sont réveillés, il y a quelques jours. L'Arbre est tombé entre les griffes d'un monstre sanguinaire. Vous avez vu les dépouilles. Vous avez participé à leur autopsie. Alberte, faites-moi confiance ! Je suis ici pour nous sauver.
Madame De-la-Roche hésita longuement, les lèvres pincées.
– J'ai… juré de ne me taire, Monsieur.
Le Doyen sentit son cœur pétarader, aussitôt qu'il eut perçut le pouls paniqué d'Alberte au creux de sa propre paume.
– Pourquoi ? Que vous faut-il taire ?
– Je ne peux le dire ! souffla-t-elle. Ils… feraient en sorte que je ne puisse plus parler du tout, Monsieur… J'ai juré. Juré.
Véhan, compatissant, serra sa main entre ses propres doigts parcheminés puis susurra à son tour, en la fixant de ses grands yeux bleus :
– Le Roi est mort, Alberte. Le Prince l'est probablement. Amalric ne peut vous atteindre depuis sa tombe. Il ne peut plus vous faire le moindre mal… Et moi, je peux encore faire ce qu'il faut, pour réparer ses méfaits… N'ayez pas peur. Dites-moi.
Deux larmes roulant sur ses joues rosies par la nervosité, Madame De-la-Roche déclara très lentement :
– Le Roi… nous a recrutées.
– Nous ? répéta Véhan.
– Nous étions plusieurs centaines. Des sages-femmes, surtout. Et des nourrices. Quelques oculies retirées du système… Le berger a constitué un… réseau.
Il haussa les sourcils. Un réseau de sages-femmes ?
– Recrutées dans quel but ?
L'infirmière étouffa un sanglot effrayé.
– Nous n'avons pas eu droit aux détails… Mais j'ai compris, au bout de quelques jours… Sa Majesté nous a positionnées dans l'Arbre…
– Où ça ? interrompit Véhan.
– Partout… (Et elle hocha la tête). Partout, je vous dis. Nous étions dans chaque fief de la fédération ; en Chenil, en Baie, en Forge, en Rouet depuis le cul-de-la-Bastide – excusez mon langage ! – jusqu'aux Racines… Je suis sûre que bon nombre ont été envoyées dans le pays d'Ouest, Monsieur, parmi les anciennes colonies ! Le jour où j'ai été recrutée, on est venu me chercher à mon travail… Le soldat, chargé de moi, n'avait pas décacheté… l'enveloppe que le berger m'avait faite adresser.
– Quel jour était-ce ? insista Véhan.
De-la-Roche hocha la tête d'un air tristement entendu.
– Le 20 Septembre 1064, Monsieur. Sa Majesté… (Alberte hésita encore) m'a ordonné de prendre le service du temple où j'œuvrais, tout au long de la nuit du 20 au 21 et ce, dès les premiers signes du crépuscule. Sa Majesté, la Reine Lisbeth, était en plein travail, et depuis au moins dix heures… Les oculies parlaient entre elles, Monsieur. En en croire la sage-femme du temple L'Épis, Son Altesse avait déjà agi de la sorte…
Véhan se souvint, à son tour, du jour de naissance du Prince… Sa pauvre mère, encore si jeune et fraîche, était morte en couches d'une hémorragie obstétricale. Il leur avait fallu près de seize heures en tout pour sauver le bébé. Amalric s'était enfermé, et jusqu'au lendemain, dans la chambre de son épouse défunte.
– Qui a accouché la Reine ?
S'il l'avait su, il l'avait laissé échapper de sa mémoire.
– Marméla Barbote, répondit timidement l'oculie. C'était la gouvernante du Roi-berger, jusqu'à ce que…
Jusqu'à ce qu'un obscur malin lui broie la colonne vertébrale. Véhan réfléchissait.
– Quelle était votre consigne, au cours de cette nuit-là ?
– Le Roi, reprit Alberte, nous a ordonné d'assister à toute naissance, prévue ou non. Il… Il nous a dit de nous signaler, par un moyen secret, dans le cas où l'une d'entre nous se voyait délivrer un enfant avec… (elle scruta ses yeux avides) avec une tache de vin sur la poitrine, en forme d'arbre renversé.
Véhan, qui n'avait jamais vu le Prince Edric torse nu, l'invita à poursuivre.
– Que deviez-vous faire de cet enfant ?
– Moi, je n'ai accouché personne… Vers vingt-deux heures, ce soir-là, j'ai vu passer une dame au huitième mois de grossesse. Elle avait eu des saignements et pris peur. Mais je l'ai prise en charge, sans mal, et elle est reparti, tout aussi lourde, le lendemain matin… J'ai appris que certaines de mes collègues, de leur côté, avaient vu quelques naissances, mais aucune d'elle n'a trouvé de marque… S'il y en avait eu une, il aurait fallu prévenir l'intermédiaire mis en place et lui… lui livrer le petit. Pour Amalric.
Le Doyen relâcha lentement sa main.
Véhan comprenait. Il ne comprenait que trop bien. Les yeux épouvantés de la petite Alberte lui renvoyaient le reflet de son visage tanné par l'expérience… Ainsi que le régent Céorn s'en était laissé convaincre, Amalric De-la-Cité semblait avoir traqué le sujet de son rituel à n'importe quel prix… La dague Ancienne, le morceau tronqué pour en fragmenter l'utilisation, la cérémonie sacrificielle du Mont-cerclé et la nécromancie à peine identifiable qui infestait la capitale voletaient devant la lunette du Doyen, dont la cervelle commençait à fumer sous le coup de l'effort.
– Savez-vous, reprit-il avec douceur, si Amalric a jamais trouvé cet enfant ?
Mais Alberte agita la tête.
– Je n'en sais rien, Monsieur le Doyen.
Si, tu le sais, songea l'archimaître. Mais tu tiens à la vie.
– Merci beaucoup, Madame De-la-Roche, conclut-il avec chaleur. J'étais en quête de ces réponses, et vous m'avez éclairé de mille chandelles. Une longue et magnifique carrière que vous avez eu, Alberte. Tellement de vie sauvées. Vous avez fait plus que votre part et aujourd'hui, vous sauvez la Cité à son tour…
Il se leva en faisant tinter ses loquets, un par un, et approcha de la porte alors qu'elle le regardait s'éloigner sans un mot, les yeux larmoyants. Véhan reprit :
– Mais vous êtes fatiguée. Je peux le voir. Il est temps pour vous de vous retirer.
Il rouvrit la porte pour héler la garde, plantée dans le couloir, et le sanglot de Madame De-la-Roche cessa aussitôt. Un coup de tonnerre parut résonner dans l'hôpital quand la bande de soldats à la mine maussade qui veillait à la sécurité des lieux se mit en branle vers le bureau. Alberte se pétrifia de terreur, assise sur sa chaise.
– Le Roi-berger Amalric, le géant ait son âme, a pris de grands risques en vous laissant en liberté. Vous étiez oculie autrefois, mais ce temps est révolu. Vous êtes rongée de peur et de culpabilité. Vous prêchez de fausses accusations sur la personne du souverain. Et vous adhérez à des théories, Madame, qui dépassent votre seule compréhension…
Trois bonhommes coiffés d'un béret bleu s'infiltrèrent dans le bureau et, sans la moindre hésitation devant l'illustre Doyen, s'emparèrent d'Alberte la folle.
– Monsieur ! s'écria-t-elle en pleurant de nouveau. Non ! Monsieur ! Je vous en prie ! Je n'ai… je n'ai rien dit à personne ! C'est vous qui m'avez demandé… Vous avez dit que…
– C'était avant, gronda Véhan, de comprendre que je m'adressais à une impie. N'ayez la moindre crainte, Madame. Le triangle vous sera donné. Vos racines vous seront rendues et justice sera faite. Croyez-en le géant. Foi et puissance !
Elle le dévisagea, ahurie, tandis que sa longue tresse d'argent se balançait dans son dos, et il la regarda se faire traîner dans le couloir par le col de sa robe tel un sac de farine rance.
Véhan trouva les cryptes, au pied du Temple suprême, quasiment désertes – à l'exception d'un trio formé par le charpentier, le maçon et l'alchimiste qui analysaient rigoureusement la poulie meurtrière sabotée par le Trésorier stupide Ronon De-la-Cité. Il était déjà bien plus de midi, et une partie de la Cité semblait s'être immobilisée pour prendre son repas. Un peu moins de fumée à l'est, quelque atelier grouillant de l'ouest clos pour l'heure, et une ligne du Monorail figée jusqu'à nouvel ordre. Le Doyen n'avait pas tellement eu le choix de l'horaire, ni de l'itinéraire emprunté. Céorn, déjà remis de sa tentative de meurtre, arpentait orgueilleusement la Bastide sans prendre compte du risque constant, et s'apprêtait à emmener ses barons en assemblée, au Palais de justice. Il n'y avait plus personne pour songer à se balader aux cryptes. Véhan s'était donc hâté de trouver la caverne majestueuse, taillée à même la roche éclatante et bardée de longs faisceaux de saphir, étendus le long des murs irréguliers. Trois niveaux creusaient ainsi le caveau des De-la-Cité, en exposant les urnes des pères de la nation, celles des comtes bleus puis celles des bergers. Les cendres d'Amalric, dérangées en pleine cérémonie, se flattaient d'un vase énorme qui étincelait à la lueur du soleil passé par la lucarne. Juste au-dessus de lui, Ulfric, puis Rodric et son frère Protéus qui avait répandu sa marmaille un peu partout dans le château. Précédaient Balfric 3e, Hodric 2e, Balfric 2e et Bédric, mort un siècle plus tôt. La lignée de Gerdric L'Aïeul depuis l'exode jusqu'à la guerre-de-nos-pères, à travers l'âge de Laine et le siècle des Transhumances… Au complet.
Tous les habitants de l'Arbre ne pouvaient pas se permettre une sépulture de cette ampleur. La plupart allait au cimetière local, que l'on emplissait de tréteaux pour en augmenter la surface utilisable… Mais les bleus de sang n'étaient pas n'importe qui. Ils avaient élevé le peuple. Ils avaient conduit le troupeau…
Véhan s'accorda une minute de contemplation et une prière pour l'âme de son Roi. Sa seule respiration emplissait le caveau entier, où s'abritaient les hommes les plus illustres, les plus puissants de leur Histoire. Au-dessus de sa tête résonnait la voix aiguë de l'alchimiste. Il n'y prêta pas attention, et s'avança vers l'urne de Lisbeth, l'ancienne Reine-mère du clan Gris-Bois. Une femme charmante. Délicate. Trop fragile, pour lui… De ses mains livides, l'archimaître tenta de soupeser le vase et manqua trébucher. Il prit le meilleur appui possible sur le socle de pierre et, lentement, cueillit l'urne tel un fruit. Il descendit précautionneusement de son escabeau improvisé (maudit sois-je ! songea-t-il, pardonnez-moi, messeigneurs !) et déposa l'objet sur le cadre de saphir, un peu essoufflé… Elle était toujours là. Sans y être vraiment. Madame Lisbeth. Sa Majesté, jadis faite à la fois de chair et d'ossements, de pensées et d'émotions, de peines et de joie… Elle n'était plus faite que de poussière grisâtre, à présent. Et pourtant, elle était là. Elle restait sans bouger, depuis dix-huit ans.
Véhan avait connu, de près ou de loin, chacun des enfants de la Dame Rouge… Amalric, le commandant absolu, s'était débrouillé pour survivre à ses cadets. Merwenn l'imprévisible avait basculé dans l'hystérie, et le Doyen l'avait auscultée lui-même pour en déterminer le mal. Nul pasteur ni soigneur n'avait pu la débarrasser du démon et le Doyen, enfin, avait prescrit l'adjuration par le corps. D'après le Codex, la femme inapte à « porter le fardeau de la connaissance », « consumée par le mal ignorant » devait être prunelle muette au temple, et honorer le berger sans l'outil de parole. On appelait ça la sorcière-au-poteau. Mais la princesse s'était pendue au matin du rituel. Le fébrile Tristan De-la-Cité, lui, ne disposait que d'une urne commémorative car sa dépouille n'avait pas quitté les abysses du Septentrion glacé. Véhan avait soigneusement évité ce terme fort offensant, qu'on entendait murmurer dans les couloirs : la tare du clan bleu. Il avait mis un point d'honneur à ne jamais offenser son Roi.
Enfin, Véhan entreprit d'ouvrir l'urne de Lisbeth. Le couvercle se mit à sonner et à résonner dans la vaste crypte silencieuse. À l'intérieur, il y trouva bel et bien les cendres de Sa Majesté. Mais elles n'occupaient pas le vase entier. D'une anse à l'autre, le contenant se fendait d'une seconde jarre, plus petite, suspendue au-dessus des restes de la reine telle une cloche. C'était une boîte dans une autre boîte, ouvragée par un métallurgiste de grand talent, sans aucun doute. Et un artefact singulièrement curieux qui ne ressemblait pas aux urnes ordinaires. L'oreille tendue, la langue entre les dents, le Doyen attrapa la plus petite des deux urnes et tenta de l'extraire sans heurt, comme un guérisseur arrachait un organe à un corps ; ou un nouveau-né à sa mère… Une fine tige d'acier traversait le vase modeste, de la taille de son avant-bras, et Véhan la retira sans hésiter. Il sentit le métal se détendre sous ses doigts… La petite jarre émit un bruit à peine perceptible, sourd et cliquetant, quand il dévissa le couvercle noir et il y trouva plus de cendres encore, et tout à fait similaires. Sourcils froncés, Véhan referma le vase et le tourna, puis le retourna à la lumière du soleil de plus en plus indiscret. En serrant fermement sa lunette grossissante, le Doyen observa la minuscule gravure :
EDRIC DE-LA-CITÉ
20 SEPTEMBRE 1064
Lorsque Véhan passa devant le trio d'enquêteurs, en ressortant des cryptes, il alla de son pas le plus assuré (teinté par un chagrin certain) ; et ne se détendit la panse qu'une fois arrivé à l'échelon d'ivoire qui le ramènerait en tour Divine. Là, il se hâta de dévaler les marches d'escalier pour rejoindre la Loyale, où il trouva le pont qui courait à l'Académie. Son front commençait à suer allègrement en collant ses fins cheveux sur ses tempes. Ses bajoues frémissaient de stupeur et d'excitation. Mais il ne s'empara pas de son journal à bande magnétique pour autant. L'information qu'il venait de déterrer, littéralement, valait trop pour qu'il prenne le risque de décrire, verbalement, le trésor le plus secret des cryptes de la Bastide… Non. Tout venait de changer. Si réellement, le vif Amalric avait commis ce crime… Si le meneur du troupeau avait remplacé son enfant, la chair de sa chair morte-née par un bébé enlevé ; si Amalric s'était débrouillé pour faire croire à sa paternité triomphante, tout en veillant à garder son sujet à l'œil… Alors, leur Bastide et leur fédération toute entière risquait un grave danger. Car cela signifiait que le pays de l'Arbre ne recherchait pas un Prince – mais un imposteur. Et ça ne saurait…
– Doyen !
– Par tous les Saints Pasteurs du suprême ! s'exclama Véhan en sursautant comme une biche prise par un loup, à l'angle du couloir.
Céorn De-la-Cité bondit dans sa direction, cerné par ses hommes de suie ; et il parut évident qu'il se rendait au Pénitencier où morflait le pauvre Trésorier… Les joues rouges et le front luisant, le Doyen essaya tant bien que mal de calmer sa surprise, sans cesser d'arpenter le couloir mais le 1er Conseiller lui barra aussitôt la route. L'air affligé, Céorn l'interrogea du regard :
– Avez-vous perdu l'ouïe, Doyen ? railla le régent. Ou cherchez-vous à m'éviter ?
– Monseigneur ! scanda Véhan. Mille excuses ; et plus encore ! L'audition, à coup sûr, ne va pas en rajeunissant mais j'ai aussi, je l'assure, moult dossiers à traiter ! Vous le savez mieux que personne, bien sûr… (Il lorgna les soldats de suie et revint au régent). Je suis occupé par tant de maux que je ne sais par lequel commencer ! J'ose espérer, mon cher Céorn, que Monsieur (il hésita) le Trésorier ne se risquera plus à de telles ignominies ?
Le régent, loin de paraître vexé, regarda Véhan droit dans les yeux.
– Céorn ? répéta le régent. Vous ne m'aviez jamais appelé ainsi, jusqu'à maintenant…
Il jeta un regard par-dessus l'épaule du Doyen, pour en déterminer l'itinéraire en cours. Véhan ne se laissa pas intimider.
– Oh, c'est un jour terrible, monseigneur ; de deuil, de larmes, et de trahison. Si je n'ose vous nommer ainsi aujourd'hui, je ne l'oserai jamais, cher régent…
– Oui, je comprends, murmura Céorn pendant que ses hommes s'impatientaient. Dites-moi, Véhan, des nouvelles au sujet de notre… légende ?
Le Doyen s'efforça de paraître aussi nonchalant que possible.
– Pas encore, monseigneur (et il hocha la tête d'un air prévenant, en reprenant sa petite trotte sereine). Pas encore…
81. Le viaduc
Le viaduc dont Aiden avait fait mention, à plus d'une reprise, arracha à Ed une expression émerveillée comme il en affichait rarement. La péninsule de la Botte, qui se voyait nommée d'après sa forme de talon écrasé extirpé de la masse du Continent, était géographiquement isolée du reste de l'Ouest, mais aussi dépourvue du pelage mordoré du grand Or-feuille. L'océan l'encerclait presque entièrement et le Septentrion sauvage lui faisait face. Sa frontière était fermée par un édifice élevé, établi d'une commissure à l'autre de la presqu'île, comme une ceinture tenait la taille d'une robe épaisse. Derrière eux, le canal de Pluie Battante commençait à s'estomper alors que les stèles grisâtres le couvraient peu à peu. À l'Est, le barrage formait une masse indistincte près de la Jetée. Vers l'Ouest, la lisière fournie de la forêt survivante taquinait la cheville de la Botte en jetant ses feuilles mortes à travers les étages du célèbre pont.
Le motocycle s'immobilisa lentement au pied de l'édifice faramineux. Edric ne s'attendait pas à une construction d'une telle ampleur. Il savait que le viaduc était de la main de l'homme Ancien, mais ne s'était jamais posé plus de questions que ça à propos d'un pareil vestige. D'après l'Académie, le pont reliait autrefois la crique occidentale à la petite péninsule voisine, vraisemblablement, pour permettre à la Botte de se fermer à la menace extérieure tout en drainant les eaux gelées du Septentrion et ainsi remplir les aqueducs intermédiaires de l'actuelle Terre-priée. Le monument voguait au-dessus d'une gigantesque douve naturelle, constituée par un ravin escarpé, à la roche noire et aux relents de marécage ; et ses pieds de roche brute s'enfonçaient dans l'abysse, sans autre passerelle qu'une tyrolienne usée, étendue à travers le vide. Edric estima environ deux-cent mètres de hauteur… Bien que parfaitement parallèle à la trouée menaçante, le viaduc s'imposait aussi en largeur sur plus d'une dizaine de mètres également, ce qui lui conférait une étrange allure gonflée. Sept étages formaient ses arches immenses ; et au moins (Ed calcula rapidement) trente-trois ponceaux menus le traversaient dans un élan perpendiculaire. Vu d'en bas, ça ressemblait à un labyrinthe vertical.
Très visible à quelque kilomètre à peine de leur position, un éboulis du volume de la Bastide avait creusé les étages et couvrait le pont d'une masse de roc et de gravats qui ressemblaient à un fantôme d'avalanche, immobile et éternelle. Des lambeaux gris, de la caillasse aux arêtes aiguisées et de la poussière occupaient cette part du bâtiment, jusqu'au premier niveau, alors que le reste du viaduc brisé s'était sûrement jeté dans le vide obscur. Edric découvrait seulement cette caractéristique car il n'avait pas entendu grand chose de ses leçons académiques… Il ignorait ce qui avait causé l'éboulement. Un phénomène tout à fait naturel avait peut-être détruit le pont. Ou peut-être avait-il subi un assaut durant les temps Anciens. À moins qu'il ne s'agisse d'une trace du passage citéen ?
– On laisse le cycle ? demanda Ed.
Pour toute réponse, Aiden l'invita à descendre de l'engin et entreprit d'aller le dissimuler sous un tapis de branches, ainsi qu'il savait le faire. Visiblement, le rouquin allait de nouveau devoir prendre son mal en patience, avant de retrouver son précieux vapomoteur. En veillant à charger équitablement les bagages sur leurs quatre épaules, Du-Lavoir approcha de la tyrolienne qu'il étudia minutieusement.
– Ce système était déjà là, à ton arrivée, la fois dernière ?
– Non, répondit Aiden.
– Alors, quelqu'un l'y aura installé entre temps ?
– C'est moi qui l'ai conçu. Avec les moyens du bord.
Ed examina la poulie grinçante et le câble long d'une bonne dizaine de mètres, tendu entre le bord du ravin et le premier niveau du viaduc fabuleux. Il eut un vertige, en observant l'obscurité qui habitait la douve humide. C'est une farce ?
– Et personne ne l'a détruit ? Il est resté intact durant… tant d'années ?
– Faut croire. Personne ne se risque aussi dans l'Ouest, de nos jours. Je pensais bien que le système serait au moins endommagé, voire saboté par un ennemi pour nous plonger au précipice… Mais tout semble en ordre. Il est temps d'y aller.
Avec la nonchalance qui le caractérisait, Aiden s'accrocha en premier au large mousqueton d'acier, enfila le baudrier qu'il avait constitué d'une selle de cuir ; et, avec un coup de botte dans l'herbe roussie, se jeta dans le vide. Son manteau de Noyeur, son épaisse besace et son octoluth lui donnèrent l'apparence d'une grosse mouche noire, à mi-chemin dans les airs entre le Prince et le viaduc. La corde grinça, la poulie hurla aux vents et Du-Lavoir siffla jusqu'au pont grisâtre avant de rouler sur la pierre fissurée. Ed lui adressa un grand geste du bras.
– Dépêche ! s'exclama Aiden, alors que sa voix résonnait dans le ravin.
Il renvoya fermement la poulie, et Edric attrapa la corde à son tour. La selle de cuir était lâche et le mousqueton d'acier, légèrement fendu en son milieu. Eh bien, voilà qui faciliterait les choses, si j'allais m'écraser tout de suite au fond de ce ravin ! Le Commodore, les Noyeurs et les Premiers-Nés se verraient soulagés de leurs tâches respectives. Ed se laissa porter, telle une plume ocre sur un ciel d'azur, sans regarder en bas. Ses récentes acrobaties, au sommet d'un pylône de béton et par-dessus les étendues enneigées de la baronnie Du-Pic, et ses cascades répétées à bord du cycle et sur la planchette perdue ne lui avaient pas particulièrement plu ; mais il en garderait sûrement un souvenir tout à fait impérissable, et commençait à prendre le coup de main. Il roula sur la pierre grise, presque aussi habile à l'exercice que Du-Lavoir lui-même ; mais le musicien ne semblait pas l'avoir vu exécuter son atterrissage et commençait déjà à fureter sur l'arche de roc, à la recherche de quelque chose. Ed le laissa fouiller autour de la poulie grinçante, puis se tourna vers l'immensité du nord pour observer le paysage, par-delà le viaduc.
Quatre collines – presque cinq, en comptant l'excroissance qui déformait l'une d'entre elles – de la taille de Belladone (en Pic) s'alignaient dans l'horizon en longeant le pont qui s'étendait à perte de vue, dans les arbres de l'Or-feuille (à l'ouest) et jusqu'à la Crique (à l'est). De la neige couvrait leurs sommets comme de petits chapeaux blancs enfoncés sur un crâne trop grand pour eux, alors qu'une brume intense flottait autour de la coiffe immaculée. Aucun chemin, aucun sentier, aucune ligne de téléphérique, ni le moindre appareillage (alchimique ou non) façonné par la main de l'homme.
– Les Premiers-Nés sont là-bas ? demanda faiblement Ed. Derrière la montagne ?
Il avait parlé dans un frisson. Au milieu du pont élevé, dans le nord du pays, la température était bien moins clémente que l'automne citéen.
– Terre-priée se trouve au pied de celle-ci, répondit le rouquin en pointant du doigt la plus haute colline, en plein dans leur ligne de mire. Il y a des chutes. Un bois. Et un très grand puits Ancien… C'est un bel endroit. Dangereux… mais agréable.
Sans demander ce qu'il y avait de dangereux chez les chamans, Edric hocha la tête et empoigna la bandoulière de sa sacoche pour signifier qu'il était prêt. Aiden Du-Lavoir s'élança aussitôt sur la droite, en direction de l'est et de l'éboulement argenté et Ed le suivit sans hésiter. Jamais il ne s'était senti aussi conscient, aussi assuré, aussi vif et décidé à mettre un terme à sa quête. Ses nerfs en avaient subi tellement, ces jours-ci, qu'il ne parvenait plus à ressentir la moindre panique. C'était comme s'il se voyait lui-même, de l'extérieur, sans vraiment perdre le contrôle de ses mouvements. Or, il avait largement eu le temps de cerner Du-Lavoir, depuis l'heure de leur rencontre, et voyait bien que le musicien languissait, ou redoutait quelque chose. À l'angle que formait son sourcil gauche, Ed décela de la crainte – et de l'embarras. De la honte. Le garçon préféra ne rien dire, pour attendre qu'Aiden se trahisse tout seul… Les deux hommes passèrent l'ouverture creusée dans la paroi de l'arche qui les surplombait, haute de trente mètres au moins, et se retrouvèrent sous la voûte voisine, presque identique – à l'exception du petit escalier qui s'enfonçait au bout de celle-ci, dans la continuité du mur épais. Il n'y avait aucun autre chemin – si l'on n'envisageait pas de revenir en arrière ou de se jeter d'un côté ou de l'autre du ravin… Naturellement, Aiden et Edric dévalèrent les marches non sans manquer perdre l'équilibre, se reprirent avec attention et poursuivirent leur descente, dans le creux du pilier de roc. L'escalier remontait soudain en flèche, long et étroit, pour donner accès à deux des étages supérieurs. Aiden choisit le second – en les portant au troisième niveau – et s'élança de son pas le plus conquérant. Mais il s'arrêta une première fois, lèvres pincées, pour contempler le ponceau à poutres qui traversait le viaduc perpendiculairement. Ed l'étudia aussi. Il se trouvait à vingt pieds à peine soit une distance dérisoire, pour le rouquin aux mille gadgets de funambule… Or, le pont, en réplique miniature du titan qui le toisait comme une mère sévère, trouvait ses bases sous la voûte suivante, de l'autre côté du pilier, sans qu'aucune porte ne permette leur passage. Ed ne trouva nulle perforation, ni fissure ni fente à exploiter pour utiliser son harpon. Ni rampe, ni corniche, ni balustrade. Ils étaient loin des balcons hérissés et des plate-formes suspendues de la capitale. Du-Lavoir se gratta la tête.
– Pas de grappin, alors ?
– Non, répondit sèchement Aiden. Pas dans cet angle-là.
– Tu me lances ? demanda Ed pour détendre l'atmosphère.
Aiden n'eut pas l'ombre d'un sourire ; ni aucune autre réaction.
– Pourquoi ne pas ne pas utiliser une corde ? insista le garçon.
– Le bord du ponceau est aiguisé comme un rasoir, murmura Aiden.
– Alors, quoi ? s'étonna Ed, sans comprendre. On fait demi-tour ?
– Exactement.
– Je plaisantais !
– Moi pas.
– Tu veux rentrer à la maison ? s'écria le garçon, aussitôt stupéfait.
Edric n'était pas tout à fait sûr de ce que le terme « maison » signifiait, pour le rouquin comme pour lui-même ; et Aiden le nota également.
– Bien sûr que non. Il faut redescendre vers le second niveau.
– Je ne comprends pas. Pourquoi ne pas avoir creusé de porte, à ce niveau-ci ?
Aiden haussa les épaules et réajusta son sac à dos.
– Le viaduc est à la fois barrière, en longueur, et passage en largeur… Il a été pensé à la façon d'un labyrinthe. (Il tourna brusquement les talons pour repartir vers l'escalier et Ed le suivit précipitamment). Il protège Terre-priée de l'invasion depuis des années…
– Mais tu l'as déjà parcouru ! Tu en connais l'issue ! (Ed se renfrogna). Ne me dis quand même pas que tu as oublié ?
– Peut-être ! s'emporta Du-Lavoir. C'était il y a dix-huit piges, Ed !
– D'accord ; néanmoins, il s'est agi là d'un moment assez singulier, je me trompe ? As-tu parcouru des labyrinthes Anciens toutes les semaines ?
Aiden souffla d'exaspération en le conduisant au deuxième étage.
– Je n'ai pas… commença-t-il, résigné. J'étais à bout de force. Déshydraté. J'ai construit cette tyrolienne et sauté le ravin en croyant trouver une faille similaire de l'autre côté, mais me suis trouvé coincé sur le pont. J'ai erré des heures, en passant les portes et les ponceaux, et les voûtes une par une sur des kilomètres et sept niveaux… Jusqu'à ce que je déniche enfin la sortie.
– Tu es en train de me dire, marmonna Ed en perdant tout son enthousiasme du même coup, que tu t'en es tiré par hasard ? (Il approcha d'un pas lent). Tu ne sais pas comment quitter ce foutu pont ?
– Il y a une passerelle, riposta Aiden, qui mène de l'autre côté. Un seul passage, sur tout le viaduc. Elle est large de dix pieds et soutenue par trois piliers. Tous les ponceaux qui prétendent toucher le bord du ravin sont des leurres. Il n'y a qu'une issue.
Ils quittèrent les étroites marches de pierre au deuxième niveau et trouvèrent, cette fois, un problème tout à fait opposé. Une vieille porte de bois défoncée tentait de rester fixée à ses gonds d'acier, plantés dans la roche que le soleil matinal réchauffait doucement. De l'autre côté, le viaduc s'étendait sans obstacle, sur une douzaine d'arcs au moins, soit plusieurs centaines de mètres à parcourir inévitablement pour dénicher le prochain escalier… Les deux vagabonds allèrent tout droit, en silence, jusqu'à ce que leur progression soit interrompue par une césure consciencieusement infligée au vaste édifice. Un mètre, tout au plus, séparait le bord de l'autre côté du trou façonné par une idée experte ; car il fallait choisir de s'y laisser glisser, ou de grimper à la passerelle du dessus. Ils choisirent de grimper pour s'élever au plus vite mais quelques secondes plus tard, se retrouvèrent penchés sur une brèche beaucoup plus large, impossible à passer d'aucune manière… Aiden grommela, et Ed fit mine de ne pas s'en soucier. Ils sautèrent dans le trou qui les avait mené là, essayèrent le chemin du dessous et localisèrent une nouvelle volée de marches. Edric, essoufflé, appela Du-Lavoir tandis qu'il se hâtait vers le quatrième niveau :
– Aiden, dis-moi, combien d'étages y a-t-il, déjà ?
– Sept niveaux, dix-neuf passerelles intermédiaires et trente-trois ponceaux, répondit catégoriquement le rouquin.
– Et les armées de la Cité n'en ont jamais tracé le plan ? s'étonna Ed.
– Un cartographe solitaire ? À ses risques et périls. Les risques en question, tu peux les constater toi-même, si tu plisses bien les yeux ; dans le ravin. Ils sont des dizaines – ou plus encore – à couvrir le fond de la fosse et ses roches les plus escarpées, réduits il y a longtemps à l'état de squelettes éclatés. Des innocents, ou des fuyards, ou des illuminés qui ont arpenté les ponceaux jusqu'à mourir, de froid, de faim ou d'épuisement.
– Et la Cité ? insista Ed.
– Le pont n'est pas assez large pour faire passer les troupes. Les hommes qui l'ont visité se sont accumulés, disputés, divisés ; au point parfois de se mutiner, ou de se pousser à leur convenance dans le vide… Certains passages secrets sont à peine assez larges pour une seule personne ; et les chefs de guerre se sont rarement portés volontaires. En fait, sans ce viaduc, il n'y aurait plus un Premier-Né sur le Continent.
– C'est ridicule ! Combien de Rois-bergers n'ont pas pensé à faire sauter l'édifice ?
– L'un d'eux s'y est essayé, objecta Aiden. L'éboulement qui s'en est suivi à bouché une grande partie des passages taillés dans le roc, et rendu le terrain impraticable. Aucune armée ne passera jamais les ruines à pied, à présent. Trop enfoncées dans le ravin.
– Et alors ?
– Et alors, la douve est remplie de viperons constricteurs. Ils connaissent les sols et les bêtes de la Botte comme la Cité ne les a jamais vus.
Ed, qui n'avait pas oublié le gros reptile vorace, jeta un nouveau coup d'œil au ravin ténébreux qui exhalait la mort.
– Reste la voie des airs, fit-il remarquer en réajustant son énorme besace.
– Et je suis sûr que la Cité se hâtera de survoler le viaduc pour y envoyer ses soldats par centaines dès le jour où elle aura conçu un nef de guerre suffisamment robuste pour se hisser aussi haut et assez loin, sans ruiner l'armée au passage. Quant aux espions que la fédération ne peut pas s'empêcher d'envoyer aux quatre coins du monde, ils échouent à la tâche et reviennent bredouille – ou ne reviennent pas… Terre-priée est une ville de petite taille, cachée dans le bois, au pied des chutes. Quand un aéronaute passe par les voûtes, en planant, il lui faut trouver les Premiers-Nés avant qu'ils ne le trouvent… Et, s'il est possible de gagner le refuge, il peut-être compliqué d'en sortir. J'en sais quelque chose. Ils ont été très clairs, avec moi. On n'est invité qu'une fois, sur la Botte.
– D'accord, d'accord, maugréa le garçon, vaincu, avant de se pétrifier.
Ed cilla à plusieurs reprises. Trois piliers et une longue passerelle entamée par l'âge, à peine assez large pour laisser passer trois hommes côte à côte. Elle tutoyait les arbres bleutés qui pullulaient au pied de la montagne, hors de portée de tout grappin.
– Je la vois ! Je la vois ! La sortie !
– Oui, répondit simplement Aiden, inexpressif.
– Eh bien, voici un tourment qui aura tourné plutôt court, après tout !
Aiden agita la tête d'un air désolé.
– Pas si simple. Voir la passerelle est une chose…
– Elle est là ! s'indigna Edric. À cent pieds ! Je pourrai l'atteindre d'un jet de pierre !
– Je sais ! répliqua vivement Aiden. Je te dis que la tâche n'est pas aisée pour autant.
– Balivernes, grommela Ed. Je vais nous y emmener, moi ; s'il n'y a que ça…
Il n'y avait que ça en effet, pourtant, Du-Lavoir afficha rapidement un petit air narquois face aux efforts risibles du jeune homme pour outrepasser les murs de roche, les voûtes fendues et les escaliers condamnés. À chaque pas qu'il faisait pour gagner la passerelle – si proche ! –, il semblait s'éloigner un peu plus, sans cesser de concéder une certaine distance, ou une certaine hauteur à ses bifurcations intempestives… Ils eurent le plaisir de se suspendre au-dessus du vide à quatre reprises pour tel ou tel raccourci à leur portée, sans réussir à reproduire l'exploit aux niveaux les plus accidentés.
– C'est un mauvais cauchemar ! râla bruyamment Edric.
– Un cauchemar Ancien, reprit Aiden.
Il était plus de midi, ils avaient la gorge enrouée par les vents incessants de la région et le mal de l'altitude. Le ravin, sous leurs pieds, commençait à ressembler à une énorme bouche carnivore, au tube digestif noir comme le charbon, avide de les gober à la volée une fois tombés dans la torpeur. Les épaules d'Edric le lançaient atrocement, et sa combinaison au squelette de métal l'épuisait plus encore. On ne va tout de même pas y rester comme ça ! s'indigna-t-il en songe. Aiden n'avait plus assez de provisions pour les nourrir… ni de piété à s'envoyer. Après une demi-gourde d'eau chacun, les vagabonds reprirent leur promenade ; sans cesse interrompue par les caprices du pont. Quand ils eurent faire l'inventaire de tous leurs outils et gadgets, ils perdirent espoir.
– Je laisse tomber, déclara Ed, après une heure à tourner et tourner encore autour de la passerelle sans réussir à l'atteindre vraiment. Il y a un mur ou un gouffre à nos pieds, à chaque chemin que l'on emprunte ! Es-tu certain que le vrai passage n'a pas été détruit par les explosifs ?
– Je l'ai trouvé, la fois dernière, rétorqua Aiden. Rien n'a bougé depuis…
– Alors, tant pis. Mourons ici.
Et il s'accorda une pause, assis dos au mur. Il s'aperçut soudain de la beauté du paysage, aussi sauvage et verdoyant qu'un océan d'arbres capricieux, étendu autour du viaduc comme ces anneaux illustrés qu'on déroulait aux plus petits, à l'Académie. Une marmite de miel brûlant trouait le zénith, alors que les neiges du petit matin fondaient sur les collines… Aiden gémit lui aussi de fatigue, et d'agacement.
– J'ai poussé une porte, je le sais, marmonna-t-il. Et trouvé la passerelle en face…
– Cent Commodores ont le temps de nous rattraper, à cette allure.
– Oh, par pitié, tais-toi !
– Me taire, tu penses ! fulmina Edric. La parole, c'est tout ce qu'il nous reste ! Toi aussi, tu devrais lever la voix, de temps à autres ! Je ne sais pas comment tu réussis à rester aussi calme, alors qu'on est coincés sur ce mur de malheur ! (Et il se mit à hurler). Y'a-t-il quelqu'un, sur ce viaduc ? Est-ce que quelqu'un m'entend ? Nous cherchons Terre-priée, ça vous parle ?
– Enfin, Ed, ferme-la ! gronda Aiden en se précipitant sur lui. Tu vas nous faire repérer ! Je suis sûr que le Commodore a posté des hommes au pied du pont !
Mais Ed reprit son cri :
– Il y a quelqu'un ?
Et son écho lui répondit presque aussitôt.
– Arrête ! s'entêta Aiden en le secouant par les épaules.
– Non ; toi, écoute ! s'exclama Ed en le repoussant brutalement. (Et, à pleins poumons, il entonna) : Quel est le bon chemin ?
L'écho répondit de nouveau, et Du-Lavoir cessa enfin de le malmener. Edric vit qu'il tendait l'oreille quand il répéta la manœuvre : « Quel est le bon chemin ? ». Sa brève question s'envola parmi les arches et les voûtes de pierre, dressées au-dessus du pays comme autant d'yeux grisâtres, et frappa les murs avec un tel aplomb qu'elle se répéta dix, quinze, puis vingt-fois au moins, jusqu'à s'étouffer doucement dans le lointain.
– Quoi ? murmura Aiden.
– Quel est le bon chemin ? demanda de nouveau Edric (et sa voix se répercuta si fort qu'ils eurent l'impression d'entendre un comparse hurler dans leur oreille en retour).
– C'est pas vrai, lâcha le rouquin.
– C'est vrai, siffla Ed en suivant instinctivement la voix spectrale, et pourtant identique à la sienne, vers l'escalier étroit du pilier le plus proche.
– Je n'arrive pas à y croire, lâcha Aiden, à sa poursuite. Comment ont-ils… ?
Ed, lui, y croyait très bien et se demandait si l'humble Du-Lavoir n'essayait pas de minimiser sa trouvaille en la prétendant virtuellement invraisemblable. L'écho était changeant, tour à tour puissant ou timide, et la voix d'Edric sonnait comme l'aurait fait celle d'un guide qui les aurait menés sur le bon chemin. Elle semblait se propager dans tout l'étage, puis se faufiler dans les trous et les passages secrets, telle une brise à peine perceptible, à travers l'ensemble de l'édifice. Ed savait qu'il avait trouvé la solution.
« Le bon chemin… » se répercuta contre le roc tel un galet occupé à ricocher sur la surface de l'eau, et Ed écouta la réponse à sa question en suivant les échos différés… Du-Lavoir se joignit au concert et sans cesser d'invoquer leur étrange radar, les fuyards se frayèrent un passage jusqu'à cinquième étage, au milieu duquel une nouvelle porte au battant moisi se balançait allègrement sous la brise de l'après-midi. Du-Lavoir avait la bouche entrouverte. Edric cessa de crier pour désigner la passerelle de son air le plus arrogant et déclara :
– Eh bien, voilà un exploit que tu n'as pas accompli.
– Je l'ai fait, murmura Aiden, l'air stupéfait, les yeux dans le vague.
– Oh, quel mauvais perdant !
Mais le rouquin agita la tête, confus.
– Non, je veux dire… Pour de vrai. J'avais saisi l'astuce ! Mais la chamane… Le puits des Anciens, elle… Je savais comment quitter le viaduc, jusqu'à ce qu'elle…
– Comme c'est pratique, railla Edric en tapotant son épaule. C'est bien, champion. Allez, Terre-priée nous attend !
Et il s'élança sur la passerelle. Elle était dépourvue de la moindre rampe et, en jetant un œil aux profondeurs, Ed sentit un frisson le parcourir. Ne regarde pas en bas. Il valait mieux éviter les vertiges. Aiden le suivit aussitôt. Le cœur léger, Edric franchit le ravin en savourant la satisfaction qui affluait dans ses veines. Elle était telle qu'il en eut le tournis. Ce tournis subit lui donna chaud ; puis terriblement froid et, le temps d'un battement de cil, le garçon se sentit basculer. Des papillons noirs voletèrent devant ses yeux lorsque ses jambes cédèrent sous son poids. « Edric ! » hurla Aiden, derrière lui – mais il ne put s'empêcher de heurter violemment le roc, avant de rouler par-dessus le ponceau impitoyable. Un flot de pensées envahit l'esprit du jeune homme. Un malaise ? L'angoisse de la hauteur ? La fatigue ? Il y avait autre chose. Comme une maladie, apparue par magie ; ou une crise d'hallucinations… Avait-il avalé quelque poison ? Ou laissé une bestiole venimeuse attraper sa cheville ? Son corps cessa de lui répondre, et ses jambes furent les premières à se laisser avaler par le précipice.
Aiden, aussi agile fut-il, ne put bondir les cinq mètres qui les séparaient, pour l'attraper par le col avant de disparaître. Son propre paquetage le ralentit et Edric, pris par un néant de plus en plus irrépressible, le regarda y échouer sans réagir… La tête à l'envers, il vit le ravin resurgir devant lui pour le gober tout cru, telle une vaste rivière de plomb étendue à la place du ciel. Sa carcasse amorphe tourneboula dans les airs, un terrible instant durant lequel il crut sentir son cœur cesser définitivement de battre, et il nota le second hurlement de Aiden, quelque part au loin. Puis il eut mal. Très mal. Le produit, quel qu'il soit, qui souillait ses veines le paralysait sans anesthésier la douleur ; car quelque chose le frappa violemment à la hanche, et il se sentit pris par les épaules… Une paire de mains solides passèrent sous ses aisselles et se lièrent à sa nuque. Enfin, il s'aperçut qu'il volait… Un vent frais lui caressa le visage, comme pour l'inviter à lâcher prise, et Ed se laissa sombrer.
82. Douze hommes, ou femmes
Mahenn avait craint, un temps, que Ronon ait été tout à fait incapable de faire un coup d'éclat. Naturellement, sa tentative avait lamentablement échoué comme tout ce qu'il avait tenté auparavant. Par bonheur, le bougre s'était ridiculisé et avait craché à la face de tous les bleus du Continent. Ses cousins (Céorn, Fidel, les lointains Déorn et Tilberic), ses homologues de la chambre bleue (et de toutes les familles), ses collègues, ses gens le voyaient désormais tous pour ce qu'il était : un petit mal vicieux. La légende de la tare bleue s'incarnait encore une fois en la personne d'un Trésorier suffisamment affamé pour s'en prendre à son régent. C'était parfait. Ronon ne pouvait guère figurer dans l'ordre de succession. Si Edric, le sang de son sang, ne siégeait sur le trône avec le sceptre-berger à la main, aucun de ses cousins abrutis de mégalomanie ne pouvaient se voir remettre le pouvoir à sa place… C'en aurait été fini de la Dame Rouge… Ainsi, il y avait une place de plus, à distribuer, à la fameuse table de verre. Si Mahenn n'avait pas cru un seul instant à la mort prochaine du bienheureux Céorn, elle s'était attendu à un suicide politique moins éclatant, de la part du gouverneur…
Ronon De-la-Cité était un homme faible. Ignorant. Peut-être n'aurait-il pas été dépourvu d'intelligence, s'il avait été élevé avec un peu plus de fermeté ; mais toute sa vie, on lui avait offert ce qu'il désirait sur un plateau d'argent, et il tenait la gloire pour acquise depuis la naissance. Cela l'avait rendu capricieux, inapte et peu combatif, d'une façon telle qu'il n'avait jamais rien entrepris que pour les apparences. C'était l'attitude, la réputation qui importaient (et elles importaient, c'était sûr, mais pas exclusivement) et le Trésorier ne connaissait nul succès que celui délivré, bien emballé, avec le titre de ministre dont il jouissait. Elle savait qu'il admirait et craignait Amalric. Elle savait aussi qu'il jalousait Céorn, et peut-être Fidel Du-Chenil plus encore ; car ils étaient à peu près du même âge et Fidel, moins beau, demeurait plus fort, plus audacieux, plus sage et à la fois culotté que son cousin. En un mot, c'était son charisme, que Ronon ne savait guère imiter et qui l'irritait le plus. Le pauvre garçon. Et avec un si joli sourire… Désolant.
Ces funérailles laisseraient un souvenir impérissable aux registres de la Cité et la presse ne tarirait pas d'effusions romanesques pour enjoliver la mésaventure. Mais il y avait d'autres urgences en fédération, qui empêcheraient toute enquête approfondie. Mahenn en avait plusieurs en tête, à la fois, et suçotait l'extrémité de sa plume d'or en écoutant la voix monocorde de son neveu. Aimon, de nouveau, se tenait debout face au manteau de la cheminée endormie. Ses yeux pâles reflétaient l'éclat du matin. Sa robe de Haut Juge ne subissait pas un pli. Ses cheveux blonds, presque blancs, étaient lisses, élégamment coiffés sur le côté. Sans bouger d'un centimètre, il déblatérait :
– Le Général va faire ouvrir deux hangars supplémentaires, sur la côte de la Garde ; et il demande cinquante hommes supplémentaires à l'ingénierie. Il prétend avoir besoin de moyens titanesques, s'il veut achever son titan… Des moyens que le régent refuse de lui donner, cela va sans dire.
– De-la-Colline est convaincu que les batailles se gagnent à la puissance de frappe. Mais la vraie guerre n'a pas lieu sur le front. Elle se joue dans les tours, entre douze hommes tout au plus… (Douze hommes – ou femmes). Et Franc n'est plus le seul à s'impatienter. Les baillis sont en colère. Les gouverneurs aussi… Que dit-il de l'Est ?
– Il est furieux. À cause du régent, le mur d'Ordéus est affaibli. Les officiers s'attendent à une attaque. Ils pensent que l'Obtuse a réuni toutes ses forces… Alors, Franc continue à façonner son projet dans l'ombre. Il assure qu'il peut rendre la Bastide invincible ; et pour toujours, avec les bonnes ressources…
– Donnez-les lui. Envoyez des soldats rouges. Fournissez-lui tout ce qu'il demande… Je veux que les De-la-Colline nous sachent dévoués. Je veux qu'Olive s'en souvienne.
Aimon tamponna le document qu'il avait étalé sur le cadre et en tira un autre, puis vint le présenter à sa tante. Elle examina brièvement le minuscule rouleau.
– L'engagement de remboursement du clan Volenfleur.
Elle signa avec nonchalance, et se remit à observer son neveu qui continua de parcourir ses feuillets.
– La copie de la déclaration de vol des dix-mille sceptres, à parapher ici, et là.
Aimon débitait la paperasse et déclamait les titres en lettres grasses de sa voix la plus agaçante et Mahenn serra les dents pour résister à la tentation de le lui notifier. Elle signa de sa grande plume, les ailes du nez frémissantes ; et le ministre poursuivit le défilé de documents parfaitement ennuyeux.
– Les actions de monseigneur Rory Gris-Bois le baron de l'Orgue, souffla-t-il. Contrat de passation de pouvoir au siège de la Banque.
Mahenn eut un rictus. Rory l'exubérant, l'effronté, le mélomane venait d'avoir droit à la plus jolie distinction qu'il était possible de recevoir du clan Rouge en prenant sa place à son conseil d'administration. Attiré par le luxe et les mondanités, le seigneur n'avait pas hésité. Son frère Allistaire continuait de bavasser auprès de qui voulait bien l'entendre, et comme sa femme n'avait pas fait le voyage jusqu'en Cité, il crachait tout son venin sur les pauvres domestiques qui croisaient sa route… Aimon l'avait filé, sous ordre de sa tante, pour en apprendre davantage sur ses petites manigances et Allistaire semblait sérieusement embarrassé par les soupçons qu'il portait désormais sur le beau Clodric Du-Rouet. Il avait une fille sublime (et pratique) à marier, et on lui avait promis des noces avec un baron Rouge. Mahenn pensa à Médric De-la-Tourelle. Le père aimant de la belle Selhenn savait que le Juge Aimon était prêt à porter le parèdre. En revanche, Aimon lui-même l'ignorait encore. Elle signa le document.
– Des nouvelles de Clodric ?
Aimon eut un léger mouvement de recul.
– Le seigneur Du-Rouet… poursuit ses activités.
– Olive De-la-Colline les poursuit-il avec lui ?
– Il semblerait, Madame.
– Très bien ! Veillez à en obtenir rapidement la preuve, mon bon neveu, si vous voulez que toutes nos entreprises mènent enfin quelque part…
La Dame avait foi en ses idées. Elle avait foi en elle-même. Elle n'avait foi qu'en elle-même, en fait, et si elle faisait souvent mine de déléguer à ses petites gens, elle ne laissait aucun détail de la haute pyramide que formait son institution au hasard. Céorn – le géant le bénisse ! – ne comprenait pas ça. Il s'épuisait à rendre leur sou aux démunis, leur nom aux orphelins, leur liberté aux prisonniers, en fissurant peu à peu le pouvoir de la Bastide sur la fédération. Il compatissait aux natifs, alors même que ses parents, il en chouinait encore, avaient été prétendument assassinés par deux Moqueurs… Et il ne veillait à contrôler ni le Général, ni le Capitaine de la flotte. Anton De-la-Baie parlait au régent comme à un camarade de beuverie et c'était un fait qui la choquait intensément car jamais, ô jamais le fier Amalric ne se serait laissé interpeller de la sorte… En réalité, le gentillet Céorn ne comprenait rien… Il ne comprenait ni la Banque, ni la Bastide ni le système. Il affaiblissait les bases du commandement en se mêlant aux moutons. Et il se prétendait désireux de leur rendre leur pouvoir populaire. Mahenn n'était pas stupide. Elle savait que les troupes, telles de petites fourmis insignifiantes, avaient le moyen de s'organiser si elles le voulaient vraiment ; mais le troupeau, en l'absence de lieutenants intransigeants, s'éparpillait trop longtemps avant de trouver le moyen de subsister et là, c'était la fin. C'était à elle, à eux tous, le corps de tête de la Cité, de sauver la fédération et ses dizaines de milliers d'habitants…
Quand personne ne veillait sur l'enjeu, et que cet enjeu prenait trop d'ampleur pour le système, celui-ci finissait toujours par éclater. C'est ce qu'on appelle la guerre…
Une petite alarme grésillante sonna, au bord de son bureau, et la Dame Rouge se leva précipitamment. Son talon résonna dans la pièce lorsqu'elle se dirigea vers la porte pour ouvrir, elle-même, au visiteur qui s'en venait par là. Ils étaient trois, en fait, et elle tira le large battant à elle quand ils firent rouler un brancard sur le parquet ciré. Une caisse de planches grossières, ornée de clous énormes, grinça jusqu'au bureau que la Dame (après avoir soigneusement tourné le verrou et fermé les rideaux) rejoignit de son pas le plus aérien. Aimon, de ses grands yeux pâles, observa le caisson avec avidité. Les deux bonhommes, et la bonne femme lugubre, étaient habillés de vestes à capuches et, de toute évidence, répugnaient à se trouver là. L'un d'eux ne cessait de jeter de vifs coups d'œil autour de lui.
– N'aie crainte, mon ami ! murmura Mahenn en expirant profondément. Tu n'es pas en danger. Tu n'as commis aucun crime. Je t'ai demandé d'être ici… Personne ne le saura et personne ne te jugera. Tu as ma parole. Montre-moi.
Il retira les clous un par un ; et révéla un corps. Aimon, qu'elle n'avait pas jugé nécessaire de prévenir, retint son souffle, émerveillé. Le jeune homme était maigrelet, brun et quasiment imberbe. Sa poitrine ne présentait ni tache ni cicatrice à l'exception d'un petit trou dans la peau au niveau de la hanche. Il avait un nez plutôt écrasé, et un genou visiblement abîmé depuis longtemps. On l'aurait pris pour un cousin De-la-Cité, avec ses touffes noires et traits creusés, palots – fraîchement pétrifiés… Aimon voulut interroger sa tante du regard mais elle renvoya d'abord le caisson, et ses porteurs, vers la crypte privée de la résidence Des-Cendres, où les Rouges avaient leurs quartiers. Elle escomptait y inviter le meilleur alchimiste à sa disposition ; et le rendre riche.
83. Le blé est d'or
Lys, sur le qui-vive, observa les champs de blé, d'orge, de maïs et d'avoine qui coloraient le paysage automnal d'autant de nuances, étalés comme de grandes fenêtres sur la prairie qui couvrait le nord de l'Arbre. Si on trouvait bien quelques paysans dans les fourrés des massifs (pour élever la volaille locale et faire pousser le blé), et quelques vignerons réputés nichés dans les collines de thym et de ronciers, le Fort tout entier ne comptait pas autant de cultures que le seul arrière-pays du 11e fief. Un chemin de terre battue, visible à des kilomètres, sinuait le long du cours d'eau pour abreuver les quatre hameaux depuis la Trotte, vers la Cité, jusqu'au bois brun du nord. Chacun d'eux avait probablement quelques soldats en son sein, pour freiner les indésirables des trois fiefs voisins… La fameuse baronnie-de-broussard s'étendait sur toute la largeur de l'Arbre – au niveau du tronc gonflé – pour y moissonner tout au long de l'année en y produisant les céréales, huiles, savons, noix et épices que les citéens réclamaient à chaque saison. Lys n'y avait jamais mis les pieds… mais Bergota l'avait parcouru consciencieusement.
Le sentier de terre portait un nom, car le panneau indiquait Chemin de l'orge, et déroulait le parcours miniature en citant ses hameaux : Badaud, La-Frousse, Sous-Talus et Pataud. Un quadrillage d'or, de rouille, d'émeraude et de coquelicot couvrait chaque ferme représentée sur le plan virevoltant. Lancelune s'arrêta enfin, contempla la tenue pitoyable de Lys, observa le bandage maladroit à son mollet, puis chuchota :
– La milice de Badaud est proche. Je la sens. Pas toi ?
Lys ne sentait rien du tout. À nouveau, les racines s'étaient retirées, et la jeune femme ne put percevoir quoi que ce fût. La Curiosité, la chienne, le soleil et le vent ne lui parlaient pas plus qu'ils ne l'avaient fait, une semaine auparavant, alors qu'elle était encore hôtesse de luxe à Fort-le-fief… Elle hocha lentement la tête.
– Est-ce que tu peux m'aider à les distraire, le temps de nous faire passer au fief ?
Lys agita encore le chef, dépitée.
– Je ne contrôle plus l'éther. Il va et vient. C'est épuisant.
Lancelune l'étudia sans chercher à l'accabler.
– D'accord. Alors, je m'en charge.
Le hameau déploya quelques bonhommes munis de fourches-mécaniques, à la mine patibulaire et au poil dru, sous le béret bleu de l'armée fédérée… Or, ces types ne semblaient pas venir de la Cité. Leurs habits effilés et leurs bottes épaisses, leurs hautes silhouettes musculeuses et leur peau tannée étaient locaux, à l'évidence. L'automne ne laissait pas plus de place au repos que le reste de l'année et les huit fermiers n'avaient pas l'air enchanté de se désintéresser de leurs cultures pour appréhender les intruses… Lancelune les ensorcela d'un seul geste. Mais le charme qu'elle imposa aux cultivateurs n'avait ni la puissance, ni la précision du schéma que Lys avait dessiné, dans la toile de l'éther, en fuyant l'Astropôle avec Pouilleuse… Deux d'entre eux se mirent à reculer, et le troisième pivota sur lui-même, confus, tandis que les cinq autres regardaient passer les magiciennes en clignant frénétiquement des paupières. Lancelune étouffait de plus en plus. Chacun des rameaux qu'elle tenait de sa seule volonté, en plein jour et loin de tout rayon lunaire, lui coûtait un effort manifeste et les huit bougres méfiants ne les quittèrent pas du regard, tout le temps qu'elles mirent à longer le vaste bassin de terre fraîchement retournée. Le Chemin de l'orge poursuivait sa route, jusqu'à La-Frousse, et Lancelune faillit défaillir lorsqu'elle tenta de répéter son enchantement. Cependant, ils n'étaient que peu nombreux à vivre là et les paysans ne se désintéressèrent en rien des trois immenses meules qui occupaient leur carré. D'après le ciel éclatant, il devait être plus de quatorze heures, lorsque les deux femmes gagnèrent Sous-Talus. Les sorcières, qui estimaient avoir accumulé suffisamment de distance entre elles et la frontière, se mirent en quête d'un logis temporaire. Si Lancelune paraissait en pleine forme – ou du moins, jusqu'à ce que les sortilèges successifs de leur marche ne l'ait vidée de tout son enthousiasme –, Lys faisait peine à voir, et elle-même se demandait comment elle avait fait pour ne pas tomber dans les pommes jusqu'à lors… De nouveau, il fallait que le duo (et leur chienne inerte) se déniche un abri le temps de se remettre d'aplomb.
Sous-Talus se composait d'un élevage de bovins blancs comme les nuages, à la bordure du chemin, et de six entrepôts gigantesques, autour desquels une douzaine de chaumières avaient poussé tels des champignons. Un champ de lin couché, comme un océan aux vagues verdâtres, précédait les habitants de trois bons kilomètres… Les deux comparses apparurent épuisées, le front rôti par le soleil, à la porte d'une auberge aux colonnades larges et coquettes, le toit piqué de cheminées fleuries aux interstices de sa brique argentée. La barrière de bois, peinte du blanc le plus vif, et la jolie boîte à lettres ouvragée donnaient sur une allée emplies de tonneaux, où un âne solitaire broutait le gazon, ennuyé par les guêpes qui s'attardaient dans les buissons de lavande. En lettres roses, le fronton annonçait : « Clos des gens de Sous-Talus – Chambre d'hôtes ».
– Ça fera très bien l'affaire, marmonna Lancelune.
Le salon étendu, ouvert sur une cuisine étincelante, était désert. Lancelune ne tarda pas à sonner la clochette, sur le comptoir. Une petite dame replète, au nez en bec de rapace, apparut en bondissant du couloir latéral et s'écria :
– Ah, vous voilà !
– Excusez-nous ? souffla Lancelune en écarquillant les yeux.
– Mon garçon m'a prévenue, bien sûr ! Le meunier vous a vu arriver de La-Frousse, sur le Chemin, il y a vingt minutes.
– Le meunier ? répéta faiblement Lys.
L'aubergiste étudia sa tenue, en lambeaux indécents, le temps d'une seconde ; sans faire de commentaire sur le sujet.
– Oh, meunier, par tradition ! Mais Berthelot ne moud plus le moindre grain depuis que ses cheveux sont devenus blancs… (Elle fit apparaître un registre à la reliure de cuir). Il est veilleur du village, à présent. Son petit moulin sert d'avant-poste de surveillance, et ses pales vous ont repérées à un kilomètre, dans la brousse. Quelle chance ! Ça nous fait un peu de sang neuf, dans le coin… On n'a plus la moindre visite, depuis – elle mima un égorgement – vous savez… le couac du souverain !
Lys, qui n'avait pas tellement pris le temps de pleurer son Roi, resta muette. Il fallait nourrir Pouilleuse au plus vite, et se hâter de trouver Temmon La-Corde – avant qu'il ne soit définitivement enrôlé dans une horde de fanatiques suicidaires.
– Les douanes ont sévi, les scélérats se réjouissent, et les gens se confinent chez eux. Le fief est en crise, déplora mollement la femme, de son accent du nord le plus marqué. Il est bon de voir de nouveaux visages parcourir les champs de notre belle baronnie ! Et, laissez-moi vous le dire, le Clos vous fera bénéficier du meilleur séjour possible, dans le pays du Moulin !
Les deux vagabondes échangèrent un regard. Ni l'une, ni l'autre n'avait de sou en poche et aucune d'elles ne démontrait la force nécessaire, en l'état, pour charmer la tenancière au point de la persuader de les laisser se reposer, se nourrir et se laver dans sa jolie chaumière sans avoir à dépenser une seule agrafe.
– En réalité, reprit lentement Lancelune (en dissimulant la chienne endormie sous son manteau de daim), nous sommes à la recherche – d'un temple. Nous sommes oculies, et assoiffées, et avons subi un larcin des plus terrifiants sur le chemin de votre fief… Cinq bougres nous ont dépouillées, et agressées et laissées sans-le-sou près du sentier. Y a-t-il un autel, dans cette région, qui recueille les pleureuses égarées ?
– Un autel, je ne crois pas, répliqua vivement l'aubergiste. Il n'y a qu'un temple dans le hameau, et un autre à chaque hameau de ce pays ; mais aucun ne fait hospice. Cela dit, il y a d'autres maisons, pour une oculie. Que je sois broyée par le pouce du géant le jour où je refuserai le gîte à une pauvre prieuse ! Il y a une chambre triple, à l'étage, où les prieurs logent gratuitement, à leur passage. Vous y serez à votre aise !
– C'est extrêmement généreux de votre part, murmura Lancelune.
– Mais non, mais non ! Ça n'est que mon devoir !
Elle fut interrompue par l'arrivée d'un bonhomme moins jovial, la mâchoire à peine visible sous un bouc épais, les sourcils barrés de gris. Il portait une chemise et un pantalon à carreaux, et dans son dos, une grande faux étincelante… Parvenu derrière le comptoir, depuis la porte du corridor, il se planta près de la femme pour demander :
– Quel pasteur abandonne ses oculies au hasard de l'infortune ?
– Mon époux, marmonna l'aubergiste, Téorn La-Faux. Je suis Mimotte.
– Ravie, bredouilla Lancelune.
– Qu'est-ce qui vous fait croire que le Moulin a de quoi accueillir les étrangers ? insista le type d'une voix rauque.
– Téorn, je t'en prie ! s'exclama Mimotte. Tu vois bien que tu leur fais peur !
– Pas du tout ! reprit Lancelune. Nous sommes seulement fatiguées. Si Monsieur ne veut pas de nous sous son toit, il est évident que nous partirons…
– Foutaises ! s'écria la patronne. Il y a cinq chambres vides, dans cette baraque, et plus de vivres qu'il n'en faut pour la saison. Ces pleureuses resteront aussi longtemps que le Dieu-berger le voudra !
– Le Dieu-berger voulait-il voir son pasteur égorgé ? railla La-Faux. Les Rois sont tués à leur porte, ces temps-ci. Partez, petites filles. Personne ne peut prendre le risque de se fier aux inconnus, à présent… Croyez-moi.
Mimotte le repoussa d'un bras furieux.
– Retourne donc à ton jardin, bougre d'âne ! Ces enfants n'ont nulle part où aller !
Téorn se rembrunit encore, mais son épouse l'emporta et mena les fugitives à l'étage supérieur. L'escalier était tassé et étroit, le plafond bas, les plantes en pot et les lucarnes ornées de figurines et de coquillages. La toiture de chaume était visible, et les poutres de bois ficelé traversaient la chambre de part et d'autre. La pièce était petite et confortable, encombrée de coussins et couverte de napperons. Les éviers cuivrés et les outils agricoles exposés sur les étagères scintillaient à la lueur chaleureuse d'un après-midi mourant. Lys entra de bon cœur, pendant que Mimotte La-Faux expliquait quels tiroirs explorer pour trouver des serviettes propres et des draps frais, et comment tirer l'eau chaude du lavabo fissuré. Un gros bouquet de fleurs des champs, parsemé de sept épis de blé, trônait sur la table basse qui ornait le parquet bosselé.
– C'est incroyable, assura Lancelune, enjouée.
– C'est la moindre des choses, répliqua Mimotte. Je vous enverrai mon fils Bastiot, pour vous aider à vous repérer dans les environs. Cette petite gerbille connaît le Moulin des Montagnes Noires aux portes de la vallée de Laine.
– Fantastique, souffla la Curiosité, sans desserrer les bras.
L'aubergiste quitta la pièce et elles l'écoutèrent dévaler l'escalier. Lys se laissa tomber sur l'un des trois lits, soigneusement bordés, qui s'alignaient dans la chambre. Lancelune fit de même sur le lit voisin, et déballa la pauvre Pouilleuse de son manteau. La chienne gémit faiblement quand elle l'eut allongée sur la couverture pelucheuse.
– Elle va s'en sortir, déclara Lancelune. Mais il faut qu'elle mange quelque chose, avant de se rendormir.
Lys fouilla le bol de fruits qui ornait le plateau à café, mais ne trouva rien pour satisfaire la faim de son familier affaibli. Lancelune renifla, dans le petit garde-manger, quelques bouteilles d'huile, des copeaux de bœuf séché, et à la fenêtre, une vieille botte de carottes suspendue. Elle se mit aussitôt à la tâche et augmenta la température de cet évier crachotant pour en tirer l'eau la plus chaude possible ; et ramollit, puis écrasa les carottes, et immergea la viande à son tour pour en faire un faible bouillon. Ensuite, elle déversa le tout dans un vase vide et entreprit de nourrir la chienne à petites lampées… Pouilleuse accueillit la mixture avec une évidente satisfaction.
– Merci, déclara Lys.
Lancelune la regarda. Elle savait très bien que l'Orbienne ne parlait pas que de son familier ragaillardi ; mais aussi de son retour inattendu, et du sauvetage improvisé, contre une botaniste retorse et armée d'une mitraillette… Avec un pâle sourire, elle se mit à balbutier :
– Merci à toi… D'avoir traînassé suffisamment pour me laisser le temps de te retrouver. Si tu n'avais pas été aux prises avec cette foutue Mallorgue, je n'aurais pas eu l'allure si fière, en réapparaissant ! Je suis désolée, Lys. Tu avais raison.
– À quel propos ?
– J'ai promis de t'accompagner. J'ai été impatiente. Déloyale. Peu importe le temps que tu prendras à voguer dans l'Arbre, je te suivrai ; et jusqu'à ce que tu aies trouvé ce que tu cherches… Quand ce sera chose faite, je t'emmènerai à Trahen.
– Tu as trouvé l'île ? s'étonna Lys.
– Bien sûr que non ! J'ai à peine eu le temps de gagner la Cité que j'ai décidé de faire demi-tour. Je ne veux pas entrer seule sur Trahen… Pas sans toi, en tout cas.
– Tu as toujours peur de ne pas y être autorisée, souffla Lys avec tristesse.
– Oui. Mais peu importe mes peurs. Je veux découvrir la plage en ta compagnie. Enfin ! Si tu veux bien de moi pour acolyte…
Lys versa une larme de joie et Lancelune lui adressa un sourire resplendissant. Les deux magiciennes s'accordèrent un moment de silence.
– Qu'est-il arrivé à ta magie ? reprit la Curiosité, sans cesser de faire téter la chienne à la façon d'une mère nourricière.
– J'en ai perdu le contrôle, répondit Lys. C'est bizarre. Je crois que j'ai abusé du pouvoir de l'éther.
– Tu m'as eu l'air en pleine forme, ce matin, quand tu as envoyé Mallorgue au tapis.
– Je ne me l'explique pas… L'originel ne me répond plus. Les rameau me résistent. Et je ne perçois aucune aura… Sauf quand…
– Sauf quand quoi ? demanda aussitôt Lancelune.
Lys réfléchit. Le trépas imminent de Lancelune, et celui de Pouilleuse, avaient tout deux imposé le pouvoir déitique en elle ; que ce fût pour exploser comme un feu d'artifice, ou réparer la chienne mutilée avec un aplomb chirurgical… Mais lorsque Lys voyait sa propre vie mise en danger, aucune toile universelle ne miroitait… Elle n'avait plus que le pouvoir de sauver les autres, apparemment ; et besoin d'être à proximité de ces autres pour se protéger elle-même, depuis qu'elle avait forcé sur l'éther pour filer à bonne distance de la Colline sans avoir à subir le moindre interrogatoire… L'empathie. Il s'agissait d'empathie, à coup sûr ; ainsi qu'il s'était agi d'empathie quand Bergota, de sa plus vive allure, avait conduit les soixante-cinq Marcheuses à travers le Golfe.
– J'ai été égoïste, murmura Lys. Ça a changé quelque chose. La lune me sermonne.
– Oh, répondit simplement Lancelune, les yeux ronds.
Elle s'accorda une minute de réflexion.
– La lune peut être sévère, tu sais…
– Je le mérite, répliqua Lys. J'en suis sûre. En fait – je pense que ça vient de moi…
De nouveau, un silence plana entre elles ; et elles n'entendirent que Pouilleuse qui repoussait enfin son vase pour se remettre à somnoler. Lancelune l'installa sur les oreillers de plumes et la chienne ronfla presque aussitôt.
– Comment m'as-tu retrouvée, dans cette prairie immense ? demanda soudain Lys.
– Charme de localisation, répondit malicieusement Lancelune. Celui dont je t'ai parlé, à la roulotte ! Je me suis servie de la lune pour te repérer. J'ai l'ai scrutée sans relâche, et finalement, je t'y ai vue, comme un reflet, quand tu l'as enfin sondée à ton tour. Tu n'as pas pu m'entendre, bien sûr ; mais j'ai perçu ta détresse, quand tu t'es adressée à elle…
– Je t'aurais appelée, si j'avais connu ce charme, murmura Lys.
– Je sais. Mais je suis là, maintenant ! Tout ce que tu as à me dire, c'est où tu veux aller.
Lys hésita encore, et Lancelune eut un demi-sourire affligé.
– J'ai peur d'avoir à choisir, expliqua l'Orbienne. Temmon La-Corde – le soldat au béret – m'a berné, en Colline. L'officier y a de la famille… dont un frère jumeau, identique. Je n'ai pas su différencier leurs auras respectives, au début. Je n'ai jamais vraiment pris le temps d'étudier celle de Temmon – surtout pas pendant mon procès… Il n'est pas allé à la fête de l'Observatoire. Il s'est fait remplacer, pour ficher le camp vers l'Est.
– Quoi ? Il est envoyé au front ?
– Non. Il veut gagner la route des Illuminés.
Lancelune leva un sourcil sceptique.
– Tu es sérieuse ?
– Oui. À moins que Lommen, son frère, n'ait su me duper lui aussi… Ça m'étonnerait ! Je n'ai perçu aucune magie en lui. Il parlait vrai. Où se trouve cette route ?
Lancelune répondit d'un air absent, en se grattant le menton :
– À l'est de l'est… Bien au-delà du front. L'Entre-frontières nous sépare de nos voisins ; puis il y a le mur d'Ordéus, et la Mer d'émeraude, et la Mer de collines qui s'élèvent du sol pour toucher les nuages, de nord en sud et tout le long de l'Opprobre… Ceux qui ont le désir ardent de s'illuminer, comme ils disent, passent chez l'ennemi pour filer depuis la statue de la Faille jusqu'à la Péninsule du Mont-cerclé. C'est là qu'ils se… suicident.
Lys la contempla d'un air confus et balbutia :
– Je ne… je n'ai jamais vu une carte de l'Est. J'ignore ce qui s'y trouve. D'après les gens d'Orbe, ceux de la Ville-de-fer survivent dans une décharge emplie d'acier volé. Il n'ont jamais fait mention d'émeraude – d'opprobre – et de – monts cerclés…
– Peu importe, trancha Lancelune. La-Corde aura du mal à passer à l'Est. Il lui faudra un moyen de transport illégal, ou une excellente raison de traverser les lignes !
– Dans tous les cas, ajouta Lys, c'est ici qu'il a trouvé son billet d'entrée. Mais pourquoi le Moulin ? Que venait-il y chercher, que son seul grade ne lui ait pas permis de faire ?
– Le fief est plutôt agité, expliqua la Curiosité. Il l'a toujours été, et l'occupation n'a pas le don de le rendre plus docile… Il cherche sûrement les points de passe.
– De quoi est-ce que tu parles ?
Lancelune eut l'air presque aussi interloqué que Lys.
– Tu sais que ce fief n'est plus administré par un aucun seigneur, hein ?
Non, à vrai dire… Nobles, bourgeois, chevaliers et écuyers, du Miteron à la Cité, commençaient à se mélanger dans son esprit. Lys hésita. Le Moulin n'est-il pas la onzième baronnie fédérée de l'Arbre ?
– Quelle importance ?
– Le Moulin est une baronnie de main sévèrement tenue par la Cité, déclara calmement Lancelune. C'est un gouverneur qui l'administre, comme les Racines – et les colonies de l'Ouest, au passage… Il n'y a plus de baron en exercice, dans les Grandes Cultures ; et ce depuis la Rébellion du Moulin que le Roi de l'époque a matée… Après la guerre-de-nos-pères, et l'égorgement du seigneur Corbert, le Moulin a été annexé comme chacune de nos baronnies. Mais le fils du baron, Herbert Du-Moulin dit le Fol, est revenu d'entre les morts – ou de sa planque – pour renverser le pouvoir mis en place ! Il n'a eu aucun mal à enflammer le cœur de ses camarades. Les paysans se sont soulevés contre la Bastide… et ils ont perdu. Le berger de l'époque, Fédric, a assiégé le Moulin, conduit Herbert à la folie et anéantit les propriétés personnelles. Le fief a été changé en complexe agricole, tenu par la capitale. C'est Marmat qui me l'a enseigné. D'après elle, il est primordial de savoir quelles baronnies se sont soumises à la Cité ; et lesquelles lui ont tenu tête…
– Que sont devenus les habitants du Moulin ? s'enquit Lys.
– Moqueurs, pour certains… Serviteurs, pour d'autres. La plupart des anciens clans de la région vivent encore au fief. Leurs descendants labourent la terre et expédient toute la ressource qu'ils exploitent vers les douze autres baronnies. Mais il n'y a plus de vie. Les soldats ont remplacés les bourgmestres, et chaque maison œuvre à sa subsistance en se démenant dans les champs, sans espoir de quitter leur contrée.
Lys s'étonnait de moins en moins, en se remémorant la personnalité rebelle et engagée de Bergota Tassaud…
– Toutes les libertés fondamentales du droit citéen y ont été réduites. Alors, bien sûr, la population riposte comme elle peut. Il y a beaucoup de désertion. De la Moquerie, et du trafic d'armes, aussi. Marmat en savait en rayon, sur le sujet… Elle disait que plusieurs nids servaient de lieux de passage pour les néo-croyants de la déité éparpillés à travers le Continent, et que Beau-Moulin – c'est le chef-lieu – était infesté de criminels en tous genres… C'est là-bas que se rend ton homme, Lys. Il veut trouver un passeur, quelque part au pied du Moulin, pour le porter vers l'Est.
– Si ce n'est pas déjà fait, compléta l'Orbienne à mi-voix.
La situation n'était pas seulement critique ; elle était déchirante. Lys avait une autre question à l'esprit, et ne put la retenir plus longtemps :
– Je suppose qu'il y a, à Beau-Moulin, quelques registres de naissance locaux, hein ?
Lancelune approuva silencieusement.
– Ma mère est née ici. J'aimerais… enquêter sur sa famille.
– Pourquoi ?
Lys jeta un coup d'œil à Pouilleuse, profondément assoupie.
– Je crains d'être une parente du lieutenant, répondit-elle. Abaustus.
– Oh ! lâcha Lancelune, une main sur la bouche.
– Je n'en suis pas certaine, reprit précipitamment Lys. Mais j'ai besoin de vérifier. Tu te souviens de cet homme, Angustius Cabot ? Je veux savoir si ma tutrice m'a enlevée à lui pour m'élever – en sorcière inavouée… Il était là, durant la Marche. Et Abaustus savait, à l'audience, ce que Bergota a fait du temps de sa jeunesse… Il me faut savoir aussi.
– Alors, nous irons à l'hôtel de ville, répondit Lancelune, et fouillerons les archives. Ça te convient ? (Lys hocha la tête). Très bien. Et maintenant, est-ce que tu peux me dire – par la lune rousse – ce que tu fiches en culottes longues ? Où sont tes vêtements ?
– J'ai dû les… restituer, s'expliqua maladroitement Lys. Je… Ils ne m'appartenaient pas, et j'ai voulu rendre la tenue à… (Lancelune parut de plus en plus perplexe). En fait, j'ai dû… j'ai participé à un concours de beauté.
Lancelune eut un sourire narquois.
– Bien sûr, que tu l'as fait…
84. Interrogatoires
Ronon De-la-Cité était un homme douteux, au point que sa beauté physique ne finisse par laisser indifférent. Si des dents régulières, une peau sans défaut et des yeux de biche faisaient souvent office de meilleur atout, dans le monde fédéré et quelle qu'y soit l'entreprise, Ronon avait usé et abusé de ses charmes jusqu'à ce que les sujets de la cour s'en lassent. Monsieur le Grand Trésorier de la table de verre, Gouverneur-en-chef Du-Moulin et Des-Racines avait vu le jour un 1er Avril, quelques années après ses trois cousins : Amalric, Céorn puis Fidel. Fils unique du troisième et dernier Prince Adric, de la génération qui les précédaient, Ronon avait été élevé sous la coupe d'un père dont la fierté et l'orgueil n'avaient d'égal que la frustration de n'avoir été conçu que pour tenir les baronnies d'un sceptre destiné à un autre. Lui-même avait appris à réclamer son dû et à faire entendre son nom, De-la-Cité, dans les couloirs de la Bastide. Or, Ronon était un jeune homme vaniteux mais peu compétent, dont la fonction principale, à la table, se résumait à compter les agrafes et à discréditer les gouverneurs-délégués. S'il portait le patronyme des Rois, il n'était seigneur d'aucune terre et sa jalousie était évidente. À chaque assemblée, le Trésorier s'affairait bruyamment pour se faire remarquer.
En outre, c'était lui qui avait supervisé les funérailles d'Amalric en détournant les dépenses engrangées pour l'anniversaire du Prince Edric… Céorn n'était pas surpris que son cousin ait finalement tenté de le faire tuer. Il le savait capricieux, menteur et instable, sous ses battements de cils coquets. Ce qui l'étonnait vraiment, en fait, c'était que le ministre des finances ait été le premier à s'y essayer. D'autres que lui avaient eu plus de pouvoir, plus d'ambition, plus d'intelligence, à la chambre bleue ou ailleurs… Et Ronon se comportait, le plus souvent, comme un enfant gâté. Madame Mahenn, elle, se terrait dans sa Banque en attendant d'être cuisinée. Il n'y avait rien d'invraisemblable dans la théorie du Trésorier, qui prétendait avoir été piégé par la reine-mère. Mahenn, et à elle seule, représentait la puissance Rouge, liée au trône, depuis des décennies et le petit De-la-Cité jalousait même Aimon, son neveu de rubis, qu'on avait gratifié de plus de titres et d'honneurs. Elle avait largement de quoi le tenter. Assez pour le pousser à un tel acte ? Assez pour le réduire à liquider l'un de ses cousins, pendant les obsèques de l'autre ? Le Trésorier, simple maître en économie, idolâtrait la Banque autant qu'il la haïssait. Et sa foi dépendait de celles de ses aînés, sur laquelle il se calquait. Aussi jeune, élégant, bien nommé et bien-portant qu'il ait été, Ronon n'attirait guère plus de nouveaux partis car son extraordinaire capacité à se rendre inutile avait fini par l'emporter sur son sourire. Ça, et l'agacement qu'il provoquait en promenant son sabre de cérémonie.
Le voici maintenant engagé dans la course à l'héritage… Avec la disparition d'Edric et la mort de son père, deux noms avaient sauté de l'ordre de succession, et en veillant à abattre son cousin le Conseiller, Ronon reprenait du grade. Pourtant, il restait encore Fidel, baron Du-Chenil, certes ; mais deuxième fils d'Aldric De-la-Cité… Et à moins que le Trésorier n'ait escompté assassiner deux barons coup sur coup, avant de faire face à la tempête qui couvrirait Cité, Fort et Chenil, et la contre-attaque des Rouges, des Verts et des Gris de ce monde pour finalement espérer convaincre le Pasteur de lui refiler le sceptre, il était peu probable qu'il ait jamais cru régner… Qu'a-t-elle su te chuchoter, mon cher cousin, pour que tu m'en veuilles à ce point ? Céorn ne doutait pas des intentions de sa grande-tante. Mais Madame, à l'évidence, avait piégé Ronon sans y risquer la moindre de ses plumes… Céorn se demanda si la tentative de meurtre avait à voir avec la subite disparition de la dague tronquée.
C'était une décision à prendre dans l'immédiat. D'un côté, le Conseiller voulait se rapprocher de son Doyen pour lui arracher (de force, si nécessaire) les informations de valeur qu'il tentait maladroitement de dissimuler… Et la question était urgente. Mais Céorn espérait également interroger Grimaud, le petit serviteur que Hobaric présentait comme un noyeur. Lame Ancienne, ou anonymes ? Le temps lui était compté. Midi venait de sonner, les foules endeuillées s'étaient dispersées et, d'ici trois heures, les seigneurs de l'Arbre allaient se réunir, au Palais de justice, pour sceller le sort du monde. Or, une autre course primordiale retardait déjà ses ambitions. Ronon l'attendait dans le donjon blanc de Féréorn, au Pénitencier suspendu.
Le Trésorier avait été excessivement bien traité, compte tenu de l'ampleur du crime dont on le soupçonnait. Le donjon était propre, meublé et décoré à l'ancienne. Céorn ne s'offusqua pas du confort dont on l'avait gratifié. Lui-même n'aurait pas pris le moindre plaisir à voir son cousin avachi dans l'opprobre, et ne tenait à le savoir au bagne, ainsi que le réclamait la loi, que pour sa tranquillité d'esprit. Que personne ne lui parle et qu'il ne parle à personne, avait-il ordonné. À présent, Ronon se rongeait les ongles en parlant tout seul, agité de tremblements :
– Comme si j'avais eu le moyen de m'opposer aux reines… Entre cousins, le pardon est de mise, hein… ? Mais non… Encore de ma faute… Parce que le titre compte, bien sûr, et la fortune… Pas de seigneurie, c'est ça ? Et la gouvernance, alors ?
Céorn entra d'un pas lent, ses lourdes bottes frappant le parquet, et s'installa à la table de chêne massif, mains croisées sur le genou… Ronon, dévêtu d'une part de son costume, avait le teint pivoine de la honte. Il le fixait de ses grands yeux, l'air ahuri, en attendant que son Conseiller s'exprime le premier. Céorn se gratta le menton, sans une salutation, puis déclara à voix basse :
– Différents châtiments sont envisagés, dans ce cas de figure. Tentative d'assassinat sur la personne du Conseiller, ministre du territoire et baron du Fort, en pleine cérémonie religieuse en l'honneur du souverain disparu. Le Roi Amalric lui-même aurait ordonné une exécution immédiate, pour un tel crime.
Ronon baissa aussitôt le regard, en se mordillant l'intérieur de la joue.
– Mais bien sûr, ledit crime n'aurait pas été perpétré si Amalric avait été des nôtres… Je me trompe, cousin ?
Il le désignait pour la première fois, et par une appellation intime qui plongea le Trésorier dans le trouble. Ronon releva les yeux, un air de chien battu sur le visage… mais il ne prononça pas un mot. Toujours tremblotant, le Trésorier attendit que Céorn poursuive son discours et le régent reprit :
– Le départ du roi a chamboulé nos plans, vidé des sièges et provoqué des conflits… J'en suis conscient, cher cousin. Personne ne le sait mieux que moi. Nous nous apprêtons à vivre une période compliquée. Certains appellent déjà à une guerre. Tous les habitants de notre Arbre bien-aimé, hommes, femmes et enfants sont impactés par le régicide, et subissent les conséquences de l'assaut qu'a connu la Bastide…
Ronon continua de l'implorer du regard.
– Tout cela ne peut être de votre faute, lui souffla Céorn, sans sourire. Ni votre entière responsabilité. La peine, naturellement, doit être partagée par les coupables quels qu'ils soient. Bien entendu, certains membres du conseil s'étonneront de ne pas vous voir au bout d'une corde avant le jour prochain. Mais la loi ne peut être contournée. La justice de la Cité devra répondre de votre sort… cousin. Quel sera-t-il ? La mort ? Ou peut-être, l'exil, dans les régions reculées des Racines ?
– Monseigneur, par pitié ! supplia enfin Ronon. Je ne voulais pas !
Céorn enfonça ses yeux perçants dans les siens et Ronon tressaillit.
– Amphéric La-Blouse, milicien bleu au service de la Foi, affirme le contraire. D'après le pauvre garçon, vous auriez promis de créditer sa famille de cent sceptres d'or, pour le meurtre de son ministre. Cent sceptres… Voilà qui est peu, pour la tête d'un régent. Et assez insultant, pour tout vous dire. Surtout s'il est question de sacrifice ! (Ronon eut la volonté de bafouiller quelque chose, mais resta inaudible). Ce mercenaire du dimanche a donc accepté de me lâcher une grue sur le coin du crâne ; ou de me terminer à l'arc – au besoin – en sachant pertinemment qu'il serait exécuté pour son acte. En fait, je crois que cela en dit long sur les conditions de vie de nos troupes… Les soldes sont basses ! Il suffit de cent sceptres, de nos jours, pour accepter d'embrasser la mort ; et laisser un moyen de subsister à ceux qui viennent après… Quelle pitié. N'est-ce pas ?
Ronon hocha lentement la tête. La Potence la plus proche faisait vibrer la baie vitrée du donjon, tenue par onze barreaux d'acier épais. Céorn plongea de nouveau les doigts dans sa barbe, le dos droit, les yeux plissés.
– Vous n'avez trouvé aucune faille entre mes murs pour y diffuser quelque gaz toxique, et aucun moment pour m'envoyer une fléchette empoisonnée dans la nuque ? Aucune bête féroce à lâcher dans ma chambre ? Pardonnez-moi, Ronon ; mais à voir votre petit soldat suicidaire au beau milieu d'un parterre de nobles et de bourgeois, je ne peux pas m'empêcher de me demander si vous y avez vraiment mis tout votre cœur…
L'orgueil. Ta première faiblesse, mon cher cousin…
– Je n'ai pas eu le temps d'y mettre plus de cœur ! répliqua vivement le Trésorier. Il y a eu des funérailles à organiser, et des avis de recherche à imprimer, et un bon millier de choses à faire pour préparer votre assemblée des barons…
Les aveux pleuvent, aujourd'hui.
– Mon meurtre devait-il donc avoir lieu avant l'assemblée ?
Ronon approuva en agitant le chef, à la façon d'un bambin pris en faute. Il n'y avait plus le moindre charme, dans la lueur malicieuse de son œil, et le bougre donnait l'impression d'avoir vieilli d'une décennie. Le résultat faisait presque peine à voir.
– Que vous a-t-elle demandé ? continua Céorn. La Dame Rouge ?
Ronon resta pantois. Le 1er Conseiller ne se contentait pas d'évoquer la Reine-mère ; il admettait d'emblée sa part de responsabilité, et le Trésorier afficha son grand soulagement. D'une voix suintante, il déclara :
– Elle m'a demandé de vous… écarter de l'assemblée des barons. Définitivement.
– Qu'avez-vous accepté, en échange ?
Ronon se renfrogna aussitôt. Céorn fit mine de se lever, et son cousin retrouva prestement l'usage de la parole.
– Dix-mille sceptres d'or, une propriété en Rouet, et des parts de la Banque Rouge !
Des billets, une résidence et le sentiment à la fois futile et fugace d'appartenir, sinon aux bleus authentiques de leur lignée, à la puissante équipe du rubis. Mon pauvre cousin, berné comme un débutant… Céorn haussa un sourcil. Dix-mille sceptres ; et cent, à peine, pour dédommager la famille du mercenaire ?
– Et ?
Le Trésorier s'éloigna d'un pas, les yeux larmoyants.
– Et ? répéta Céorn, une main sur la garde de son épée.
– Et une seigneurie.
Le Conseiller se détendit en croisant les bras.
– Laquelle ?
– Je l'ignore !
– Mais vous savez que tous les fiefs sont occupés, nota Céorn. Qu'auriez-vous donc fait pour vous anoblir à ce point ? Combattu le mutin ? Révoqué Olive ou l'un des seigneurs Gris-Bois ? Ou peut-être bien, destitué l'un de vos gouverneurs-délégués, pour annexer une quatorzième baronnie quelque part en Ouest ?
– La reine-mère a dit qu'une refonte totale du gouvernement était prévue ! Elle assurait qu'il y avait bien trop… trop de titres dans les mêmes familles, trop d'or qui engorgeait les mêmes tanières et trop de… pouvoir en un seul homme.
Moi, songea sombrement Céorn. La banquière avait dupé son pitoyable cousin. Une baraque, et dix-mille sceptres ? Sans compter un fief encore à naître… C'était un marché à la fois précipité et grossier, passé entre le sommet du bon goût et ce pauvre Trésorier. Rien qui n'ait pu ressembler au style de Mahenn La-Rouge De-la-Cité. Comment Ronon avait-il pu croire une seule seconde aux paroles de la Banquière ? Quel venin avait-elle insinué dans ses veines, et sa cervelle, pour le convaincre d'attaquer son propre sang… ? Or, Céorn savait que Mahenn se dupait aussi elle-même. Trop de titres, et trop d'or ? À elle seule, Madame cumulait plus de richesses, de titres et de pouvoir que le reste du pays. Même régent, Céorn devait encore allégeance à sa souveraine… Que ne se racontait-elle pas, pour réussir à s'endormir le soir ? Quelles que furent ses intentions, la dame avait commandé l'assassinat du Conseiller mais Céorn douta qu'elle eut jamais cru réussir à l'atteindre. D'ailleurs, il était persuadé qu'en fouillant chez Mahenn, il ne trouverait ni bourse de dix-mille, ni acte de propriété du Rouet, ni la moindre preuve d'une entente entre les deux partis. La Banquière avait quitté les funérailles encerclée par une horde de protecteurs, de magistrats et d'associés, l'air tout à fait à l'aise. Céorn réfléchit. Elle se sait hors d'atteinte… Dans le tribunal citéen, le déballage entre la reine endeuillée, aux millions de sceptres en poche, et le petit gouverneur râleur des bleus de seconde zone ne durerait pas longtemps. La moitié de la fédération tenait sur les épaules de Mahenn, pendant que Ronon y dansait inutilement…
Mais alors, pourquoi ? Que pouvait donc espérer Madame de sa mort alors même que son petit-fils était toujours porté disparu ; et son dernier fils, à peine incinéré ? À quoi bon le nommer régent, si c'était pour essayer de le tuer ? De sa voix grave, Céorn conclut sombrement :
– Votre acte, cousin, fragilise encore notre fédération… L'œuvre de nos pères ! Ronon, vous vous êtes rendu coupable de trahison, envers votre nom et votre citadelle. Je suis le régent de cette Bastide, comme j'étais le bras droit d'Amalric, et vous me deviez une parfaite obéissance et une parfaite confiance. Vous avez failli. Une fois l'assemblée des barons achevée, vous serez informé de la prochaine décision prise à votre sujet. Merci.
Ronon se mit à sangloter alors qu'il se levait pour quitter le donjon, avant de se jeter dans les couloirs étriqués du Pénitencier.
Céorn s'épuisait, son genou le lançait, et ses yeux s'embuaient alors que l'une des nombreuses cloches de l'éternelle sonnait la demie. En temps normal – c'est à dire, lorsqu'il n'y avait pas de roi à mettre en crypte –, le baron Du-Fort aurait passé toute sa matinée à superviser l'organisation de l'assemblée du service de restauration à celui de la sécurité, en passant par le plan d'accès au Palais de justice et la bonne tenue de son ordre du jour… Dans les circonstances actuelles, il avait d'autres chats à fouetter, et un tas de dilemmes urgents à trancher.
D'abord, il y avait le cas de Mahenn. Dans la foulée des obsèques, Madame La-Rouge avait été immédiatement écartée de tout soupçon… Pourtant, Céorn croyait aux allégations de son stupide cousin. Gyron Du-Fort, entre deux portes, l'avait informé des dispositions prises par la Reine-mère pour laisser le Trésorier se dépatouiller seul avec ses tentatives de coup-d'état :
– Les enquêteurs bleus ne dévoileront que cette vérité, cher régent. Ce pauvre soldat a été le dindon d'la farce qu'a organisé votre Trésorier. Ce trésor, dont Ronon De-la-Cité assure avoir reçu la promesse, n'existe pas. Une somme pareille ne peut être virée dans l'Arbre, sans l'aval du Conseiller. Quant à cette avance que l'gouverneur prétend avoir reçu de votre tante, elle a été déclarée volée il y a près de trois jours, au commissaire de sa propre Banque. D'après les contrats, Ronon a investi la propriété sans son accord… Tous ses avocats vous le répéteront.
Bien qu'il n'eut réussi à saisir l'intérêt pour la dame de se risquer à un crime si odieux (surtout aux côtés du bleu qu'elle méprisait sans doute le plus), Céorn avait pris un petit poignard acéré, de son armurerie personnelle, pour le garder dans sa manche en toutes circonstances ; des fois qu'il eut à réagir plus vite que sa lourde épée ne le lui permettait…
Véhan Du-Point avait découvert quelque chose, au sujet de la faille incarnée. Il ne savait mentir, et ses yeux froids avaient trahi l'information qu'il voulait garder pour lui seul. Il savait quelque chose que Céorn n'avait encore découvert. Le Conseiller avait travaillé d'arrache-pied, tout au long de la semaine, pour faire la lumière sur la nuit du régicide et des Vingt-sept martyrs. Il avait localisé Edric, débusqué l'ordre noyeur et, à la faveur d'une dague Ancienne qu'il avait détournée par instinct, identifié leur Prince comme objet des convoitises. Une clé personnifiée dont le verrou fissuré donnait sur la dimension cosmique de l'existence. Ni plus, ni moins… Mais il y avait aussi Grimaud, cet enfant malchanceux que le petit Hobaric avait désigné comme agent de l'ordre. Quand Céorn et Gyron, masqués à leur tour, avaient interrogé Véléand La-Pente, membre aux convictions chevillées à l'âme, le bougre s'était suicidé pour ne rien révéler. En faisant parler le valet, Céorn espérait déduire le nom de ceux qu'on appelait les Sénéchaux ; et il lui faudrait, pour cela, éviter de l'alarmer. Avant quatorze heures…
Finalement, il choisit le serviteur. Véhan commençait à lui taper sur les nerfs ; et il croyait dur comme fer à l'instinct du vif Hobaric. Céorn envoya Vernand De-Palme auprès de son Doyen, en insistant sur l'importance de sa mission. Il lui détailla chacune de ses attentes, sans omettre le moindre aspect de son ambition, et regarda les yeux de Vernand s'écarquiller peu à peu, tandis qu'ils intriguaient dans une loge de la Bastide… Le lieutenant écouta ses directives avec une attention religieuse, ne cilla pas lorsque le Conseiller approcha de son oreille pour susurrer quelque dernier ordre embarrassant ; puis il s'élança, enfin, dans le couloir désert de sa démarche la plus assurée. Céorn s'en fut aussitôt vers ses appartements, la mine sombre. Lui-même ne comptait pas arrêter, ni effrayer le petit Grimaud d'aucune façon. En contact avec d'autres que lui par le biais d'un anneau transmuté, et probablement muni d'une pilule de cyanure enfoncée dans sa mâchoire pour se supprimer avant d'en avoir trop dit, le domestique ne pouvait pas être inquiété de front… L'éternelle sonna 13H00.
Le Conseiller avait ordonné à son propre valet d'occuper le garçon, avant de se trouver un déguisement approprié pour visiter lui-même le dortoir. Sous l'apparence à peine bourrue d'un menuisier venu constater les dégâts causés par le dernier orage, au niveau de la charpente, il s'annonça bruyamment aux gouvernantes et alla droit vers le mur fissuré, dans le fond de la salle. Céorn ne voulait pas que qui que ce fût apprenne que le régent s'intéressait au petit domestique sans nom de famille. Si d'autres noyeurs se terraient près de là (lampistes, cuisiniers ou soldats), il fallait leur passer sous le nez, et sans tarder.
Grimaud, en bon noyeur, n'entreposait ni ne collectionnait aucune trace de sa participation à la quête. Céorn ignorait à quel degré il était impliqué dans la hiérarchie anonyme, mais le garçon œuvrait depuis la Bastide elle-même – selon Hobaric, en tout cas – et côtoyait, sûrement sans le savoir, les membres les plus éminents de son ordre… Peut-être ses Sénéchaux. Ainsi, le valet semblait obéir sans conserver la moindre note, ou la moindre signature de ses supérieurs. Sa petite couche de paille était sale, sa table de chevet couverte de poussière et le tiroir, grand ouvert, rempli de babioles sans valeur… Aucune photographie, aucun livre, aucun journal ni objet personnel ou cadeau récent. Une vie morne et solitaire. Céorn, empathique, accorda un peu de sa tristesse au serviteur orphelin que les noyeurs avaient engagé au berceau. Quel choix a-t-il eu ?
Céorn arpenta la pièce un moment. Il espérait bien trouver quelque chose. Un papier de soie noire, similaire à la missive menaçante qu'il avait reçu… Ou peut-être, la dague tronquée du Prince ; pourquoi pas ? Il attendit que l'unique occupant des lieux se soit décidé à filer pour passer sa main sous la paillasse. Rien.
– Allons, qui t'a ordonné de te positionner ? murmura-t-il. Et pour quoi faire ?
Tout en se posant la question, Céorn alla flâner du côté des fenêtres, en faisant mine d'inspecter leurs cadres usés, pour lorgner sur la pointeuse du dortoir. Un grand panneau affichait les heures de départ et d'arrivée de chaque serviteur, et la tâche qui les occupait en Bastide ce jour-là. C'était un dortoir privé, financé par le Général, qui se constituait un vivier de soldats réservistes en cas de guerre ouverte. Comme beaucoup de jeunes hommes en pleine santé, l'engagement de Grimaud auprès des forces armées lui permettait d'arrondir son salaire. Céorn observa le nom des deux gouvernantes qui se partageaient la bonne gestion du dortoir. Celui-ci se trouvait en bas de la Loyale, au plus près de la seconde armurerie, en est, et de la blanchisserie, à l'ouest. Flore Vauvert et Loreline Du-Pressoir y organisaient le labeur quotidien. Grimaud était envoyé à tout un tas de missions, qui allaient du dépoussiérage des vitraux au grand tri des greniers. Le plus souvent, il opérait comme échanson, et se voyait convoquer par l'ingénieur-en-chef à qui il servait d'assistant au besoin…
– Monsieur ? appela une voix timide, alors que l'odeur du café chaud se répandait dans le dortoir. La gouvernante m'envoie vous porter à boire…
Céorn la reconnut aussitôt. Elle s'appelait Esya, et était femme de chambre. Ils avaient déjà échangés quelques mots, au cours des deux, peut-être trois années qu'elle avait passé à la Bastide. Le régicide avait provoqué leur dernière rencontre… Durant la nuit du 20 au 21 Septembre, Esya avait retrouvé le corps d'Obin, le lampiste de l'étage, brisé sur la moquette ; et le Conseiller (qui n'hésitait pas à discuter avec les serviteurs) avait ordonné qu'on la réconforte aux cuisines. La jeune femme avait le cheveu auburn et deux grandes yeux ronds plus verts qu'une grenouille. Elle les ouvrit grands, lorsque le ministre se tourna vers elle et Céorn sut immédiatement qu'elle l'avait reconnu, elle aussi, sous la tenue de menuisier et la casquette élimée.
Avec un demi-sourire, qui cachait son anxiété, il déposa l'index sur ses lèvres, et la jeune servante hocha lentement la tête. À son oreille, le Conseiller murmura :
– Bonjour, Esya. N'ayez crainte. Je suis ici incognito. Puis-je vous demander de ne point signaler ma présence à vos supérieures ?
Esya avait les doigts crispés sur son plateau d'acier.
– Bien sûr, monsei… euh… monsieur le menuisier.
Pas très douée pour l'improvisation.
– Esya, reprit-il très sérieusement, connaissez-vous le jeune Grimaud ?
– Oui, répondit-elle. On fait les résidences d'été, quand les barons visitent.
– C'est très bien. Savez-vous où était affecté le garçon, Mardi dernier, durant la nuit du régicide ?
De toute évidence, la nuit maudite du 21 Septembre l'avait laissée sous le choc.
– Oui, répéta-t-elle.
– N'ayez pas peur. Personne ne saura que vous m'avez aidé. Dites-moi simplement… où se trouvait-il, ce soir là ?
– Vers la galerie, aux torchères, murmura Esya.
Dans quel but ? songea Céorn.
– Ce garçon, vous le côtoyez souvent ? Porte-t-il un anneau de bronze?
– Je… ne sais pas. C'est possible… Je n'ai jamais fait attention.
– Je comprends. Mais – il est orphelin, n'est-ce pas ?
Esya approuva du chef.
– Il dit que ses parents se sont noyés dans un lac du Pic.
À l'évidence.
– Dans ce cas, qui s'est porté garant de lui, lors de son embauche à la citadelle ?
La jeune servante détourna le regard, l'air horrifié… Curieux, le Conseiller jeta un coup d'œil aux portes closes, puis revint à elle et insista, sans hausser le ton :
– Qui l'a installé en Bastide ?
– Grimaud ne jurait que par sa mère d'adoption, répondit lentement Esya. Une ancienne oculie… Madame Barbote. Du Réverbère.
Céorn ne s'y attendait pas, et recula d'un semi-pas, une main sur la hanche. Le nom de Barbote ne lui était plus revenu aux oreilles depuis la mise en crypte des Vingt-sept. Madame Marméla Barbote avait été la gouvernante personnelle d'Amalric, et ce, jusqu'au soir de leurs meurtres respectifs. Elle avait été la dernière victime à porter un coup mortel à la suivante, en abattant son monarque. On les a trouvés côte à côte…
Les idées de la petite semblaient déjà avoir fait leur bonhomme de chemin. Le Conseiller la dévisagea en se grattant le menton. Marméla avait-elle servi la juste cause de son ordre anonyme – jusqu'à ce qu'il la sacrifie au Commodore ?
– Madame Barbote était la tutrice du garçon ?
– C'est elle qui a négocié sa place au dortoir, auprès du Général, précisa Esya. C'est elle, aussi, qui lui a dégoté une place auprès de ses maîtres…
– Ses maîtres ? Pensez-vous à un maître en particulier ?
La jeune fille baissa encore le ton ; et Céorn dût presque lire sur ses lèvres :
– Cette nuit-là, Grimaud a été mandé par Madame. Elle l'a missionné quelque part, près de la grande galerie… (elle parlait de la Galerie des Globes). Ensuite, il n'est plus revenu au dortoir. Il prétendait avoir été emporté dans l'élan des soldats, et positionné auprès d'un ingénieur, pour prendre part à l'enquête… Il s'en vantait beaucoup…
Un agent trop juvénile pour se contenir. Le serviteur – à la botte des plus grands et des plus capricieux de ce monde – n'avait pas eu le temps d'apprendre à se taire. Céorn cilla plusieurs fois, pris de court.
– L'ingénieur-en-chef, murmura-t-il. Silas De-la-Forge.
Céorn rejoignit Fidel de son pas le plus hâtif, et eut chaud dans l'escalier, alors qu'il se trimballait son uniforme complet au beau milieu de la journée. L'assemblée des barons n'allait pas tarder et il lui était impossible d'aller se changer sans se mettre en retard à l'un, ou l'autre de ses rendez-vous impératifs. Sa cervelle sifflait presque sous l'effort permanent qu'il entretenait, tel un feu mourant, pour ne pas se laisser noyer à son tour. Son frère l'attendait dans les appartements où il logeait, au fond de la joyeuse cour intérieure de sa tourelle. Sa femme et ses deux filles étaient parties visiter le bois, en compagnie d'une demi-douzaine de limiers.
– Pourquoi n'es-tu pas au Palais, à épousseter les napperons ? s'étonna le seigneur.
– Il y a une enquête en cours.
– En cours ? Céorn, mon grand, est-ce que tu as dormi, cette semaine ? Où cours-tu ainsi alors qu'on a tenté de t'assassiner ce matin-même ?
– Là où je pourrai empêcher la prochaine tentative ! gronda Céorn. Les rouages sont en marche. L'Arbre s'apprête à basculer. Chaque minute compte, mon frère !
– Qu'as-tu découvert, qui te rend si nerveux ?
– Silas De-la-Forge, répondit aussitôt le Conseiller. L'ingénieur-en-chef de la Bastide, et bailli du 3e Quart ; celui des Autres. Il a pris part à la conception du Monorail. Lui et son frère sont dans les petits papiers du baron Allistaire. Le bougre était là, le soir du crime et au milieu du Réverbère. C'est moi qui l'ai nommé commissaire d'enquête technique !
– Et alors ? N'es-tu point satisfait de son service ?
– Satisfait ? s'étouffa Céorn avant de lâcher un rire lugubre. C'est lui, la taupe ! C'est lui qui œuvre pour le pirate, et son malin démon… Silas en personne était supposé collecter l'arme du crime. C'est pourquoi il a déposé la missive… En tant que commissaire, il a eu accès à la tourelle. Et j'ai perturbé ses plans en volant la dague au corps du roi. C'est lui qui a usé de rituels pour perturber le Prince, et déversé le sang de porc… C'est lui qui a forcé ma porte pour reprendre la lame ! Le vieux couard savait, d'autres baillis, à quel point Hobaric m'est dévoué… Il n'aura eu aucun mal à distraire mon valet pour lui tirer la clé des jeux d'eau, et récupérer l'artefact.
Contraint d'exprimer sa surprise dans le silence, Fidel pivota sur lui-même.
– Tu as de quoi étayer ce que tu avances ? souffla-t-il, les yeux exorbités.
– Silas est filé par un agent noyeur. Un orphelin, du nom de Grimaud, positionné sur le terrain par sa propre tutrice : Madame Barbote.
– La gouvernante ?
– Membre de l'ordre, sauf erreur de ma part. Et je ne fais pas erreur. Mais il nous faut la preuve de son appartenance au cercle anonyme. J'ai envoyé le sergent Du-Pain dans la salle d'examen, pour une nouvelle étude des biens retrouvés sur la dépouille mais aussi dans la chambre de la pauvre femme. Je m'attends à y trouver un anneau de bronze ! Si j'en crois ses antécédents, l'ordre n'hésite pas à sacrifier ses agents, si c'est nécessaire. Beltom La-Haie en a fait les frais.
Encore une fois, Céorn caressa son propre anneau, hérité de son père.
– Et moi, s'enquit Fidel avec perspicacité, tu vas m'envoyer auprès de ton ingénieur ?
– Exact, susurra le Conseiller. L'assemblée est sur le point de commencer et c'est à moi d'ouvrir la chambre. J'ai besoin que tu visites Silas, chez lui, et… que tu récupères cette dague. Sur-le-champ. Je croyais débusquer le Sénéchal de l'ordre, en fouillant dans les affaires de ce pauvre serviteur. À la place, j'ai trouvé le complice de l'ennemi… C'est un peu comme perdre une agrafe pour trouver une barbute, n'est-ce pas ?
Fidel voulut s'élancer aussitôt à sa mission, mais Céorn l'arrêta pour ajouter :
– Trouve l'arme, Fidel. Fais parler De-la-Forge… par tous les moyens.
Fidel Du-Chenil lança un étrange regard à son frère aîné.
– À tes ordres, régent.
En courant presque vers le Grand Escalier qui le mènerait au Palais de justice, Céorn lança un regard à travers la baie vitrée parée d'ornements cristallins. Malgré les ouvrages, on apercevait aisément les mille cheminées de la Cité, étendue sous la haute Bastide tel un chat lové au pied de son maître. Chacun de ses hommes de main était là ; quelque part dans les ruelles ou les tourelles de la capitale, pour œuvrer en son nom au sauvetage de l'Arbre… Hobaric avait momentanément délaissé Abastan pour occuper le petit noyeur vaniteux. Vernand De-Palme attendait déjà le Doyen au tournant. Quant à Fidel, il n'avait que peu de temps pour arracher des aveux complets à Silas De-la-Forge, sans l'aide de son régent de frère… Gyron Du-Fort, enfin, étudiait la revue de presse de la Veuve noire dont il ne cessait de lui rebattre les oreilles… Si chacun de ses émissaires triomphait de sa mission, Céorn aurait peut-être découvert l'identité des Sénéchaux (et du Malin démon) avant la fin de l'assemblée. Voilà une réunion dont je serai distrait…
Sur le chemin du Palais de justice, Céorn envoya deux reflets lumineux vers le rempart est, d'un petit coup de lamelle réfléchissante ; et reçut la réponse de Hobaric, enfin libéré de sa tâche. Le Conseiller parvint au Palais de son pas le plus précipité et à peine essoufflé. C'était le bureau du Haut Juge, Aimon Le-Rouge, baron De-la-Tour et neveu de Madame Mahenn… L'édifice, moins imposant que sa Banque, occupait la rive nord-ouest de l'îlot, près du Quart de rubis. Il jaugeait l'avenue Sanglante, à travers les barreaux qui striaient ses fenêtres octogonales, et brillait de mille feux à la lumière de l'après-midi… La stèle des Injustices affichait désormais le nom d'Amalric 2e , et la liste des Vingt-sept sous l'ornement qui alourdissait son titre. Céorn entra prestement.
Le Grand Tribunal de la Cité se tenait au Palais depuis toujours. Le bâtiment en avait vu des vertes et des pas mûres, dès l'âge de son établissement, entre 520 et 523 de la dynastie-bergère. Le forgeron-menuisier Fidelius (et ses cinq fils Antor, Alan, Beric, Tébéthius et Zéric) avait dessiné et fait construire l'édifice dans la pierre de la vallée, à la demande d'Amalric 1er, assoiffé de justice. Avant que cet Amalric ne meure, lui aussi, sans avoir eu le temps de se faire couronner premier Roi-berger de la fédération ; et au profit du jeune Modric. Le Tribunal administrait l'ensemble de la juridiction fédérée, à la Cité ou ailleurs, en distribuant autant de cas à ses annexes locales qu'il n'en recevait lui-même de celles-ci, quand elles avaient une affaire sérieuse à faire remonter. Le fait que le fantomatique Aimon soit à peu près aussi chaleureux qu'une tempête en pleine banquise septentrionale ne constituait pas un désavantage pour le Juge ; car sa valeur auprès de la Bastide ne se mesurait pas à son degré de sympathie. Le-Rouge produisait des résultats, sans aucun doute. Il supplantait une armée d'enquêteurs, de secrétaires, d'huissiers, d'avocats et de conseillers répartis dans le pays qui appliquaient les lois de la Bastide avec minutie et sévérité.
En sa qualité de ministre, Céorn passa par l'entrée principale, en traversant la cour extérieure et le Sentier des Pendus. La presse, les photographes, les caricaturistes s'étaient déjà réunis sur les balcons et les toits voisins. Le régent les ignora tandis qu'il se baladait dignement vers l'antichambre de Céréus. Elle abritait le secrétariat et Céorn y fit mander quelques valets et domestiques pour accueillir les barons correctement. Il attendait Fidel, Anton, Rory, Allistaire, Corvus, Clodric, Aimon, Olive et bien sûr, cette chère Madame Mahenn à la chambre des doléances, située derrière l'antichambre. Une allée fleurie conduisait à la maison-forte où se tenait chaque assemblée. La chambre ne payait pas de mine, mais elle était était propre et élégante. Six immenses fenêtres, aux murs de brique dorée donnaient sur le boudoir-larmoyant (où l'on recevait les dizaines de plaintes quotidiennes des roturiers de la capitale), la salle du tribunal marchand, au nord, et la Cour du Pilori. Plusieurs salles d'audiences parsemaient le domaine. Dans la cour d'honneur du Roi, on jugeait la noblesse et les coups d'état. C'était là que le Prince Edric et le Trésorier Ronon devaient être condamnés pour leurs crimes… Un peu plus à l'écart, la cour des Pasteurs examinait les litiges d'ordre religieux… Mais entre les murs de la chambre des doléances, on évoquait les affaires des treize baronnies.
L'assemblée avait lieu le premier Lundi de chaque trimestre, en Janvier, Mai et Septembre, et à midi exactement. Elle était toujours composés de dix membres – onze, si le Pasteur était convié – et les seigneurs Céorn, Fidel, Anton et leurs homologues s'y rendaient pour discuter des finances, de la démographie, du progrès, des naissances et des disparitions, des unions et des ruptures de contrats… Chaque baron exposait son point de vue sur chaque relation inter-seigneuriale et Amalric, souvent, s'y taisait tout du long, en laissant à son Conseiller le soin de présider. L'Est y était souvent évoqué ; et le Pic du baron-mutin, à chaque fois qu'il était absent, et un notaire De-la-Tour qualifié se hâtait de prendre note en constellant ses doigts d'encre mauve… Selon l'humeur du Roi, l'échange pouvait virer du calme plat au psychodrame. La chambre était une vaste salle d'audience située au rez-de-chaussé de l'édifice, où l'on avait installé quatre rangs de huit sièges circulaires et concentriques munis de tablettes de chêne ouvragé, où un petit escalier scindait les allées en parts égales tout autour de l'écritoire qu'occupait le Conseiller. À sa gauche, le fauteuil du Roi-berger, couvert de velours. Céorn alla jeter le fardeau de ses mille notes manuscrites sur le pupitre qui lui était réservé et, de son pas morne, se décida à rejoindre le couloir pour passer aux commodités. Il bondit et porta instinctivement la main au pommeau de Noire-de-Brume quand son frère s'invita à son tour dans le corridor.
– Tu as fais vite ! félicita le Conseiller.
Fidel se jeta sur son aîné, les joues rosies :
– Mon officier Patient et moi, on a passé Silas à l'egographe. Le salaud travaille pour les pirates. (Il inspira profondément). Il leur a déjà renvoyé la dague tronquée…
Céorn se contenta de ciller pendant quelques secondes. Je le savais.
– Où est-il, à présent ?
– Au Pénitencier. Dans le bagne. Il a sa propre cellule.
La porte s'ouvrit en trombe, quand le sergent Du-Pain apparut au beau milieu du couloir tapissé. Fidel s'interrompit et grimaça en évaluant le petit officier dodu. Une fraction de seconde plus tard, deux soldats supplémentaires vinrent à sa suite pour se planter devant le Conseiller. Céorn aboya :
– Alors ? De quoi s'agit-il ?
– On vous fait mander, à l'étage, monseigneur, bredouilla Du-Pain.
– Mander ? À cette heure ? Qui donc ? J'ai une flopée de barons à ma porte, sergent !
– Le clan de rubis, monseigneur ! Madame… elle dit qu'on a retrouvé le Prince.
85. Terre-priée
L'instant parut durer une éternité.
Aiden regarda Edric faillir, s'écraser sur la pierre grisâtre puis rouler dans le vide comme une feuille morte portée par le vent. Sa sacoche et son sac à dos suivirent la chute, et la masse indistincte du vagabond harnaché de bagages fila vers le ravin à la vitesse d'un boulet de canon. Lorsqu'il eut tendu la main par-dessus la passerelle, Edric lui échappa de quelques centimètres et – à moins de se jeter à son tour dans l'abîme – il ne put rattraper le garçon. Il hurla son nom, épouvanté, en regrettant instantanément le moment où il avait laissé Edric se précipiter en premier sur le ponceau, et à quelques pas ; alors même qu'il aurait dû le talonner, l'attacher, le maintenir captif à son côté et en sécurité, à tout instant, sans jamais détourner le regard une seconde… Aucun gadget Noyeur, aucun périloscope ne pouvait prévenir tous les dangers… ni prévoir toutes les complications qui risquaient de survenir sur leur parcours. Et c'était la surprise de leur échec – plus que l'échec lui-même – qui déboussola le rouquin. Nous y sommes. En allant se briser comme une poupée d'argile dans le ravin obscur, le Prince emportait avec lui tous ses espoirs et Aiden lui-même (il le savait) succomberait à l'instant précis où Edric aurait rendu son dernier souffle. Pourtant, il ne pensa ni à sa propre survie, ni au plan que Cornéaud Biseau avait mis en place, ni aux idées saugrenues du baron-mutin… Il ne pensa qu'au jeune homme, en plongeant son regard dans le vide, désemparé.
L'aéronaute apparut de nulle part, à bord d'un appareil mécanique de la teinte des arbres répandus sur la montagne. Une silhouette haute et élancée fila dans les airs à la manière d'un aigle en pleine chasse et les deux ailes d'émeraude sifflèrent quand le planeur pointa son nez vers le ravin. Il n'y avait nul pirate, ni mouton à craindre, car la machine appartenait visiblement aux Premiers-Nés ; sa structure, son ingénierie et son style épuré étrangement dépourvu du moindre moteur alchimique ne laissaient pas de place au doute. Or, le pilote se détacha du planeur pour plonger à son tour dans le vide. Aiden regarda la silhouette foncer, les bras en avant, pour attraper Edric au passage et la violence du choc parut réveiller le garçon un instant. Le planeur poursuivit sa course jusqu'au flanc de la colline et, dans un grand chambardement, s'écrasa à pleine vitesse sur la roche herbeuse pour répandre ses lambeaux au pied du relief… Sans la moindre hésitation, la silhouette mystérieuse déploya un nouvel outil dans l'air refroidi de la fin d'après-midi et une bulle immense, bizarrement translucide, s'ouvrit pour porter Edric et son sauveur vers les hauteurs de la Botte. Le parachute hurla au vent, la paire vogua doucement vers les arbres ; et Aiden, partagé entre panique et soulagement, se hâta de courir jusqu'à la colline, le long de la passerelle interminable.
À l'ombre des pins et des buissons de sureau, il trouva un escalier, enfoui sous des décennies d'aiguilles empilées et de lierre féroce, qui gagnait la douve humide. En n'oubliant pas de guetter l'arrivée d'un viperon, ou toute autre créature préoccupante, il dévala les marches pour trouver l'aéronaute, penché sur Ed qui remuait faiblement, la tête sur un tapis de fougères…
– Reculez ! ordonna Du-Lavoir en levant les poings.
La silhouette pivota pour l'observer. Le visage lui était familier, bien qu'il eut besoin d'un instant pour s'en apercevoir. Des traits fins, avec deux yeux en amande et le teint de charbon plus noir que la nuit noire là où il n'y avait pas de lampadaires. Une bouche au rictus sévère et un grand front dégagé. La vagabonde de Pierre-fourchue, où Ed et lui avaient manqué finir embrochés par les Noyeurs, était de retour et son air à la fois curieux et méfiant excluait toute peur. Aussi agile qu'au jour de leur rencontre, la femme à la peau d'ébène respirait calmement, le dos droit, les bras le long du corps, et observait le musicien d'un regard perçant… Ses yeux jaugèrent l'octoluth un instant.
– Le garçon est tombé, fit-elle remarquer.
– J'ai vu, répliqua Aiden en se précipitant auprès du Prince, et l'espionne recula pour le laisser examiner son comparse.
– Il est malade, reprit-elle. Un poison crée par l'homme. Inoculé par injection, juste ici, au niveau du bras. Il a perdu connaissance.
Sans prêter attention au ton appuyé, aux syllabes découpées et à la fermeté de sa voix chaude, Aiden ausculta le garçon pour constater, dépité, qu'elle avait raison. Le Noyeur qui avait planté une aiguille dans la chair du Prince avait fait du dégât ainsi que le rouquin s'y était attendu. J'aurais dû vérifier. Je le savais. Je le savais, et je n'ai rien tenté…
– Tu peux m'accompagner, toi, si tu le souhaites, déclara lentement la jeune femme. Lui va venir avec moi, dans la maison, car la maison sait comment le soigner.
– Tu es cette intruse, murmura Du-Lavoir, sourcils froncés. Celle qui a intégré les rangs des Noyeurs, aux abords de Pierre-fourchue. Tu as dupé les gens de l'arrière-poste.
– Je le sais, répondit l'étrangère, un peu étonnée. Toi aussi, tu as dupé. Toi et le garçon, vous avez fui les moutons masqués ; pour venir ici.
– Qu'est-ce que tu faisais là-bas ? insista Aiden.
– Je cherchais lui, dit-elle en désignant Edric.
– Pourquoi ?
– Toi, tu n'as pas besoin de savoir.
Du-Lavoir se renfrogna pendant que la jeune femme se dépêchait de retirer sa combinaison, pour se débarrasser du parachute dégonflé.
– Tu nous espionnais ?
– Tu parles beaucoup, rétorqua la Première-Née, surprise. Tu as peur du silence ?
Eh bien, tu n'as pas encore entendu le petit Prince !
– Sais-tu qui je suis ?
– Qui le saura jamais ? rétorqua la fille.
Du-Lavoir soupira bruyamment. Il connaissait les habitants de Terre-priée et il avait tendance à s'agacer à leur contact. Si lui-même luttait pour ne pas s'étonner de la manière singulière qu'ils avaient de communiquer, il savait que la fille le trouvait aussi bizarre à sa façon, avec ses airs de l'Orgue fédéré. Les Premiers-Nés usaient de la parole avec une certaine pudeur ; liée à la croyance selon laquelle les mots avaient une valeur. Leur signification, leur poids, leur portée étaient soigneusement pris en compte et bien souvent, les conversations demeuraient brèves.
Aiden ne comprenait pas ce qu'une Première pouvait bien chercher auprès de la faille, alors qu'ils s'étaient chargés eux-mêmes de l'incarner, loin de leur Botte et au grand dam de son Gardien condamné à la protéger jusque dans les tréfonds du monde. Selon toute logique, les Premiers souhaitaient voir la faille s'éloigner – pas revenir. Il nota que cette jeune étrangère n'avait encore découvert la poitrine du garçon. La tache rosâtre ne semblait pas particulièrement l'intéresser. Mais que veux-tu ?
– Je vais emmener l'endormi, maintenant, reprit vivement l'étrangère.
– Attends ! s'exclama Aiden.
– Tu veux parler plus ? s'enquit-elle. Lui va mourir, ici. Il faut se hâter.
Du-Lavoir consentit à soulever Ed pour le jeter sur son épaule, mais sa propre fatigue le fit chanceler. Les sacs du garçon, ficelé comme un rôti, pesaient leur poids.
– Tu n'as pas besoin de le porter, reprit fermement la jeune femme. Eusuche est assez fort pour nous trois.
– Qui est Eusuche ? s'enquit aussitôt le musicien.
Mais il eut sa réponse quand le buisson le plus proche, presque étendu dans la douve bardée de ronces humides se mit à danser en crépitant comme un feu de bois. Le viperon qui s'en extirpa était plus jeune et plus menu que l'animal féroce qu'ils avaient affronté dans le canal ; mais il avait la même peau écailleuse, les mêmes piques acérées, et la gueule remplie de crocs de la taille du pouce humain. Ses quatre membres du vert le plus soutenu firent bondir les aiguilles des pins lorsqu'il dévala la pente, et il lâcha le cri aigu de son espèce, comme pour prévenir ses congénères. Aiden étudia le regard de l'animal, et sa langue fourchue, plus longue que son bras, lorsqu'il se mit à hurler vers les hauteurs de la colline. Le rouquin se réfugia dans le dos de la Première-Née, qu'il savait en confiance auprès du reptile… Les gens de Terre-priée chevauchaient parfois la bête. Il ne comprenait pas comment ils s'y prenaient, et ne tenait absolument pas à tester la patience de l'animal alors qu'il avait un monarque assoupi sur l'épaule.
– Est-ce que tu peux le faire taire ?
– Non. Eusuche est libre. Je ne possède pas.
Le rouquin soupira, pendant que la créature dardait sa langue vers lui.
– Eusuchia, murmura Aiden. C'est un mot Ancien. Il désignait l'ancêtre de cet animal.
– Et alors ? répliqua-t-elle, sans comprendre pourquoi il évoquait des faits établis.
– Oui, pardon ; je veux simplement dire… Le reptile peut-il nous porter à Terre-priée ?
– Aux chutes, rectifia-t-elle. Il peut. Au-delà, il ne peut pas. Les Eusuches sont sauvages et trop volumineux, pour les voies de la maison. Ils ont besoin de place… Quelques uns, parfois, se glissent dans le marais, au pied des abris. Tu verras, peut-être.
Elle bondit sans mal sur le dos de l'animal, les deux mains accrochées à l'une des piques immenses. Aiden, qui s'en méfia comme de l'amariolle, déposa délicatement le Prince évanoui entre les rangées de nageoires translucides qui ondulaient sur son épine dorsale, puis grimpa à son tour, les dents serrées, en sentant la queue du viperon s'agiter furieusement derrière lui. J'ai un mauvais pressentiment. Il ne comprenait pas ce qui poussait cette jeune fille à les inviter si promptement en Terre-priée – Edric, tout du moins… Le lézard géant se mit à gambader parmi les arbres qui couvraient la péninsule.
Le sol craquait, le soleil allait et venait entre les branches et le viperon glissait à l'occasion comme une anguille, sur un tapis de feuilles ou de la terre boueuse… Aiden n'était pas seulement mal à l'aise à cause de la monture. La jeune femme elle-même le gênait beaucoup. Elle était vive, autoritaire et étrangement confiante malgré son jeune âge ; qu'il ne pouvait déterminer. En outre, rien dans son attitude ne correspondait aux us et coutumes que le rouquin avait découvert, dix-huit ans plus tôt, à Terre-priée… Or, il ne faisait nul doute qu'elle appartenait à la dernière cité des Premiers-Nés. Sa peau, sa grande taille, son accent marqué (et son lézard géant) étaient révélateurs. Avec une sensation de nausée grandissante, le bras serré sur le torse pâle d'Edric, Aiden lança un coup d'œil par-dessus son épaule pour observer le paysage, car l'animal était dépourvu de rétroviseur, comme de selle ou de rênes ; et le musicien aurait été bien plus rassuré sur un engin inanimé, piloté par ses soins… Loin de la maison du gouverneur-délégué, Monsieur Artéus De-la-Colline, la ville était restée imprenable. Ceux qui se montraient suffisamment intéressés par la Botte pour quitter la confortable fédération, traverser les anciennes colonies de l'Ouest et longer le canal sauvage de Pluie Battante allaient se perdre dans un viaduc labyrinthique ; et y laissaient la vie… Et puis, la Cité prohibait la propagande Ancienne…
Terre-priée était devenu l'épicentre démographique des Premiers-Nés ; avant, et pendant le massacre. Elle constituait l'ultime rempart entre un peuple ravagé et son insatiable envahisseur. La ville-état, unique rescapée de l'extermination « bergère », ne communiquait plus avec la moindre entité citéenne ; et vivait en totale autarcie depuis l'année 950 de cette dynastie soit plus d'un siècle auparavant… À l'époque des premiers colons, les moutons avaient échangé paisiblement avec les gens de l'Ouest ; mais après leur refus de se plier au culte du Dieu-berger, plusieurs Rois successifs – Balfric, Hodric, et d'autres – s'étaient acharnés à prendre d'assaut, une par une, toutes les villes de leur pays. Pacifiques, désarmés, les Premiers-Nés avaient été décimés par la lame ou le feu ; et confinés, pour les rares survivants, derrière le pont inextricable. De nombreux clans de l'Arbre, en fait, avaient du sang d'Ouest dans les veines car trente années de visites, et d'entente faussement cordiale, avaient vu célébrer moult unions entre les soldats et les paysannes locales… Ce qui expliquait le métissage de familles essentiellement issues d'une classe pauvre, ou militaire. La plupart des hauts dirigeants fédérés étaient fiers, à l'évidence, d'avoir vu le jour entre les plus pures souches de l'Arbre, et eux affichaient le teint pâle, gris ou rouquin des moutons originels, sans avoir jamais appris un mot de la langue locale…
Si la jeune fille qui avait sauvé Ed évoquait sa maison, c'était parce qu'elle avait appris ce mot, pour traduire le terme de Raesta. Littéralement, le refuge. L'un et l'autre se disait de la même manière, chez les Premiers-Nés, qui ne connaissaient nulle maison où l'on n'ait pu se sentir en sécurité… Le nom de Terre-priée résultait d'une traduction médiocre, opérée par les copistes de l'Académie lorsqu'ils avaient voulu interpréter les deux notions à la fois. Raesta, d'ailleurs, ne ressemblait à aucune autre ville du monde. Ses habitants, arrivés d'un océan inaccessible, loin par-delà l'Or-feuille, avaient été les premiers (ainsi qu'on les nommait) à fouler le sol du Continent ; et comme eux, la ville descendait de l'empire Ancien. Leur propre puits, trois fois plus étendu que celui du Pic maudit, attirait les chamans depuis un millénaire ; avant que les moutons n'attaquent…
Aiden observa les puissantes pattes du viperon tandis qu'il grimpait le flanc de la montagne, en enfonçant profondément ses griffes dans le sol argileux… Ed, qui ne se réveillait pas, pâlissait à vue d'œil.
Le bois qui couvrait la colline était froid et humide. Ses conifères avalaient les sols de leurs racines tortueuses, jusqu'au bord effilé de trouées et de grottes obscures… La laurisylve sombre et vorace volait la vedette aux clairières éclatantes de l'Or-feuille, en ponctuant ses enchevêtrements de laurier, de rosiers et d'orangers sauvages. Le ciel avait pris la teinte du crépuscule, en posant un éclairage plus doux sur la forêt. Sur leur chemin, ils ne croisèrent pas une construction ni une âme humaine, mais une flopée de de lièvres, de chats hippolithes et de tétralyres qui chantaient aux étoiles naissantes, à peine dissimulées dans les fougères. Le viperon sauta plusieurs ruisseaux claironnants, parcourus de brumes. Enfin, ils trouvèrent l'autre versant de la montagne.
Ce versant-ci était creusé comme une cuvette, par une chute d'eau fracassante qui prenait sa source au sommet du pic pour aller plonger deux cents mètres plus bas… Bien qu'il l'ait su, Aiden – toujours secoué par le fulgurant reptile – émit un bref soupir en découvrant le cœur de la Botte pour la seconde fois (et sûrement la dernière). L'eau était glacée et bouillonnante, furieuse et souveraine, et allait écumer sur les sols gorgés de la terre ferme… Une concentration d'arbres rouges, au centre de laquelle se dressait le Palombre, formait un bosquet planté au milieu de la Péninsule, et Du-Lavoir l'appelait « Bois Scintillant » – car s'il savait le sens du nom, il avait oublié le terme local.
– Comment tes camarades vont-ils nous recevoir, une fois à Terre-priée ? hurla-t-il, de plus en plus inquiet, pour couvrir le tonnerre des chutes.
– Où ça ? jeta la jeune femme par-dessus son épaule.
– À la maison ! reprit le rouquin.
– Je l'ignore ! répliqua-t-elle.
Aiden lâcha un soupir affligé, en songeant à ce qu'il avait lui-même infligé au petit Edric. Je vais devoir te faire confiance, pour me conduire en sécurité, gamine ! Lors de sa visite précédente, Du-Lavoir avait été attendu. Ainsi, on l'avait accueilli avec soin, et logé parmi une famille bienveillante où il avait pu découvrir l'essentiel des usages. Il ne s'attendait pas à la même hospitalité, ce jour-là. Les chamans lui avaient interdit de se présenter de nouveau à Raesta. Ils ne voulaient pas le voir ramener le vent d'Est.
– Alors, pourquoi cherchais-tu le garçon ? insista-t-il.
– Je ne lui ferai aucun mal, répondit-elle. Sache-le, si tu as de l'affection. Si tu veux que je te dise davantage, il faudra attendre que le garçon me le permette ! C'est un secret, et je le destine à lui ! C'est très important !
Qu'elle ait été envoyée par ses parents, ou qu'elle ait agi en solo, la jeune fille représentait une complication d'ampleur considérable. Edric, déjà faille incarnée, ne se réjouirait sûrement pas de s'entendre proposer un nouveau marché. À moins que celui-ci, bien entendu, ne l'ait débarrassé de son fardeau initial. Les Premiers-Nés redistribuaient-ils soudain les cartes de la grande partie qu'ils avaient débutée ?
Grâce au viperon constricteur, les trois vagabonds parcourent rapidement les parois rocheuses de la falaise vrombissante, mais Aiden dût déployer de grands efforts pour garder le pauvre Edric à bord. Quand ils eurent atteint le sol inondé, la bête se mit à hurler et ses ultimes espoirs de se présenter discrètement lui furent arrachés. La fille sauta du lézard pour atterrir habilement, les pieds dans la mare, susurra quelque chose à l'oreille du reptile, puis pressa Aiden de l'imiter pour emmener Edric en sûreté… Du-Lavoir souleva le garçon, inerte, et le posa de nouveau sur son épaule.
– Attend ! grogna-t-il en trottinant. Attend, au nom du foutu berger !
– Tu parles étrangement, murmura-t-elle en pivotant.
– Je ne sais pas où tu me conduis ! Et je ne te laisserai pas emmener le garçon à plus de deux pieds de moi, tu entends ? Où comptes-tu le livrer ? Qui t'a envoyée ? Tu ne m'as même pas dit ton nom !
– Si, je l'ai dit, déjà, répliqua la Première-Née en reprenant sa route.
Aiden la talonna en soufflant comme un bœuf, les sourcils froncés. Non, tu n'as rien dit du tout !
Trois passerelles, façonnées dans le bois flotté et les algues sèches, passaient le flot tempétueux de la rivière élancée vers le fond de la Péninsule, sans atteindre tout à fait l'autre côté du lac scintillant que formaient les eaux de la cascade. La jeune fille se précipita sur le passage secret naturel qui creusait la rive et disparut soudain. Moins de deux minutes plus tard, elle réapparaissait, l'air de rien, sur la rive opposée. Du-Lavoir savait que les autochtones refusaient d'altérer la nature qui les entourait et préféraient s'aider de ses tunnels, de ses lianes et de ses rochers pour se déplacer. En maugréant, il alla se courber pour traverser le lac, en veillant à ne pas cogner la tête du garçon sur le plafond rocailleux… La fille au nom inconnu l'attendait d'un air impatient, et claqua la langue pour le faire accélérer. Un comportement improbable, pour une Première… Le viperon cria une dernière fois avant de détaler dans la montagne ; et deux silhouettes vinrent aussitôt à la rencontre des voyageurs.
L'homme, à gauche, avait le teint presque aussi sombre que l'étrangère, et de grands yeux bruns, luisants comme du bois vernis. Il portait une chemise de tissu blanc et brillant. Ses jambes étaient bottées par une paire d'échasses qui le surélevaient de trois pieds de plus, et son début de barbe plus bouclé que la toison d'un mouton. Une femme, à droite, avait attaché ses cheveux en un chignon et portait une lourde cagette dans ses bras nus et tatoués. Ni l'un, ni l'autre n'avait l'air particulièrement menaçant ; mais ni l'un ni l'autre ne se montra amical non plus. Aiden réalisa qu'il ne s'agissait pas de gardes, et que les deux Premiers-Nés étaient simplement les premiers à croiser leur chemin vers la ville.
Du-Lavoir regarda la femme vider ses fruits au bord de la rivière, et déplier sa cagette de bois à la façon d'un diable. Deux roulettes crissèrent aussitôt, et elle se hâta d'extirper Edric des bras du rouquin pour déposer son corps inerte sur la planche fine. Elle n'avait pas hésité une seconde à se décharger de son butin pour faire de la place au garçon inanimé, et n'accorda pas un regard à la marchandise qui roula sur la rive dans une petite mélodie sourde. Un festin pour les saumons – et les ours ! La femme rendait l'un de ses biens à la terre sans peine ni regret car elle pensait que la terre lui offrirait autre chose, en retour, quand elle le jugerait nécessaire. Les sorcières appelaient ça l'éther, et se servaient de la lune pour le contrôler. Les illuminés tentaient d'influer sur lui, par le biais de vieilles prières Anciennes, à peine traduisibles, retrouvées parmi les ruines… Les Premiers-Nés, eux, représentaient le filin invisible du cosmos par un Arbre originel et transcendant, auxquels était lié chaque bourgeon – et chaque segment d'âme, que le monde partageait partout et constamment… Selon leur foi, le plus petit brin d'herbe du millénaire précédant comptait autant, dans la balance de l'univers, que le cœur du Roi le plus fameux du siècle prochain, et tout dans leur culture rappelait cet état de fait qui rendait l'échange oral malhabile, et parfois comique. Certains mots, certaines notions n'existaient pas à Terre-priée ; ainsi que leurs propres dogmes restaient mystérieux pour une belle part des moutons.
L'homme, muet, considéra Aiden puis conduisit l'étrangère vers les arbres ; et se mit à parler dans sa propre langue que le musicien ne comprenait guère. La fille aux airs sévères le réprimanda sans détour, siffla quelque réplique bien sentie, puis objecta un point qui parut l'outrer plus que de raison. L'homme hocha la tête, posa une main à son menton, opposa un argument final puis hocha de nouveau… Les trois Premiers-Nés se mirent enfin d'accord, pendant que Du-Lavoir gardait l'œil sur Edric, plus blanc que la mort ; et il fut invité à poursuivre. Le rouquin savait que les gens de la ville n'avaient pas le même rapport à la famille que les moutons, et il n'aurait rien gagné à présenter Ed comme son petit frère mourant… La bonté des locaux avait quelque chose d'à la fois inconditionnel et sélectif… Pourtant, ils passèrent, ensemble, les portes inexistantes de la ville. Aiden regarda les stèles naturelles se dresser dans l'horizon… Les Premiers-Nés se considéraient comme invités, sur la Botte, et ne marquaient pas de limites physiques à leur occupation.
Personne d'autre ne chercha à les arrêter. Il y eut un long moment de silence, que Du-Lavoir brisa timidement en s'adressant à la femme aux fruits abandonnés :
– Ewe !
C'était sa meilleure articulation du « merci » local. D'après son souvenir, dans la Botte, on utilisait encore l'alphabet d'Ouest, dérivé des héritages Anciens, et ce petit mot discret se représentait par une sorte de double anneau, telle une paire de lunettes, qui poursuivait inlassablement son cycle infini. En fait, il s'agissait plutôt d'un unique idéogramme, dont chaque boucle se lisait comme le son é, mais aussi d'un palindrome ; car le w trouvait ses origines dans le v répété de l'ancienne dynastie. Chaque face de ce é évoquait les deux partis d'une conversation, sans nombre, ni titre ni genre et pouvait se traduire littéralement par « De toi à moi » ou « Je te le rend ». Les Premiers-Nés usaient de ce terme pour se donner la parole, au cours d'un débat, ou pour s'excuser, quand ils voulaient faire preuve d'humilité ; et le sens ne différait pas plus que l'intention.
La femme répondit par un simple hochement de tête. Le mot n'appelait pas de réponse, en n'imposant nulle forme de gratitude à son receveur. Ce qui ne facilitait pas la tâche, lorsqu'il s'agissait de ronds de jambe. En sentant qu'il n'avait pas fait mouche, le rouquin insista :
– Merci pour le brancard, je veux dire…
– Le garçon expire, répondit-elle en haussant les épaules. Il a besoin de soins, très vite.
– Qui les lui administrera ?
Le bonhomme au cheveu bouclé intervint :
– Celle qui administre administre quand elle le croit bon. Tu ne sais pas si l'Arbre l'a fait.
Aiden renifla en se creusant les méninges.
Son expérience passée auprès des Premiers-Nés ne fut pas inutile, pour encore les comprendre. En parlant de ce que l'Arbre aurait fait, dans un passé indéterminé, ce type évoquait leur conception du monde selon laquelle le temps était une idée relative qui s'étirait d'une façon circulaire. Pour eux, la boucle avait déjà emmené Edric auprès de ses sauveurs, et l'y emmènerait de nouveau – si sauveurs ils étaient, car rien n'avait l'air moins sûr, en l'état… Seule la première étrangère semblait continuer de croire dur comme fer à sa mission-sauvetage. Aiden s'enquit discrètement auprès d'elle :
– Y a-t-il des chances que l'on soit condamnés, pour avoir trépassé le viaduc ?
L'autre femme jeta un nouveau coup d'œil vers lui et lança :
– Lui parle toujours autant ?
– Oui, répondit-elle.
Aiden soupira, épuisé. Ses interlocuteurs étaient difficiles. Et encore, ils utilisent le parler-fédéré !
Terre-priée n'avait pas changé, depuis sa dernière visite. Parmi les herbes et la mousse, dans les fosses inondées par les chutes qui trouaient le relief et sillonnaient les sols jusqu'à la mer, les bâtisses parfaitement circulaires poussaient sur pilotis, non sans varier de volume au fil des constructions. La cime laurisylve jetait l'ombre sur la ville à peine dissimulée. Une pierre grise, couverte de coquillages, dessinait les fondations des foyers tandis que des planches de bois flotté lié à de gros pans de couteaux translucides et polis comme du verre tenaient la structure striée de grands volets à coulisse. Plus les édifices s'élevaient à flanc de pic, de part et d'autre de la cascade, et moins ils étaient imposants. Une bonne centaine de passerelles, nouées dans les branches, attachées aux troncs les plus solides, outrepassaient les doigts de la rivière éclatée. Le rouge et le vert coloraient l'essentiel des tentures et des couloirs suspendus qui se balançaient au vent. Les draps de lin et les costumes de soie séchaient encore à la lumière du crépuscule qui s'invitait subrepticement au pied de la montagne. Aiden jeta un regard à Edric. Il a l'air déjà parti.
Autour d'eux, les Premiers vaquaient à différentes occupations sur lesquelles l'horaire ne semblait nullement influer. Là aussi, des monolithes avaient été érigés par la nature et formaient un quadrillage de stèles inégal, au fil duquel les gens de la Botte s'étaient installés plus de mille ans auparavant. Comme leur guide masculin, quelques Premiers traversaient le courant argenté sur de fines échasses ; à la recherche d'on ne savait quelle bestiole. D'autres arpentaient les corridors, à la lueur du jour mourant, pour vider les cornes d'abondance qu'ils avaient installé au matin en comptant, pesant et humant soigneusement la sève, les fruits et l'écorce qu'ils avaient cueillis. Deux femmes se baignaient en laissant leurs longue chevelure serpenter telle l'épine dorsale d'un viperon à la surface de l'eau… D'autres encore festoyaient, en riant de bon cœur à une table immense qu'on avait dressée au pied d'un garde-manger, dont la réserve prenait place au fond d'un tronc creusé par la foudre. La ville entière se donnait l'air paisible et jovial ; comme si chacun n'y avait rien fait d'autre de la journée que réaliser tous ses rêves…
Nous sommes piégés, à présent. Aiden n'était pas dupe.
Les Premiers-Nés suivaient d'innombrables principes de patience, de respect, de pardon et de tempérance à l'image de chaque baronnie qui se vantait d'une paire de vertus ; mais ils semblaient avoir maîtrisé d'autres expertises que la simple morale et, à l'approche d'un nouveau siècle, démontraient leur aisance au plaisir et à la fête. C'était sans aucun doute ce qui avait le plus déplu aux bergers et aux pasteurs d'autrefois. Les gens de Terre-priée vivaient librement, sans notion de propriété individuelle ni de troc qui, selon Aiden, aurait fatalement fini par provoquer l'émergence de l'argent… Au lieu de ça, les Premiers-Nés échangeaient leurs ressources et leur sagesse avec leurs voisins qu'ils ne considéraient pas différemment de leur famille. Ils offraient ce qu'ils avaient ; et usaient de ce qu'ils recevaient selon leur envie. La règle était simple. Eraa ewe malwo. Fais ce que tu veux, si tu ne nuis à rien ni personne… Le musicien s'étonnait de voir la cité se tenir debout sans mal, quand il la savait dépourvue de système. Sa manière se s'insérer à la nature semblait facile et aléatoire, et son dévouement au bonheur de chacun de ses habitants, presque trop beau pour être vrai. Sa survie, aussi hasardeuse que les étages du viaduc, ou la bonne volonté des viperons constricteurs.
Pourtant, la ville de Terre-priée résistait aux aléas du temps, de la faim et de la solitude. Ses racines, plus vieilles que celles de la Cité, se nourrissaient de la terre sans jamais la défier. Les hommes et les femmes qui l'habitaient y évoluaient sans mal. Ils se livraient à une cueillette, physique et astrale, auprès d'un Arbre universel qui veillait sur eux… Leur technologie s'en était inspirée, d'ailleurs. Une technologie fondée sur la connaissance Ancienne – souvent bien supérieure à celle de la fédération…
Experts en botanique, en biologie et en astronomie, ils appelaient maesta toute étude naturelle ou morale, et l'Académie traduisait le graphème par un terme fabriqué à partir du lexique Ancien qui désignait le plan matériel et le plan astral : physatralogie. La physatralogie était l'une des branches d'analyse du Département de l'ère Ancienne, au grand musée de la Cité. Ils maîtrisaient aussi l'art d'un verre soufflé plus solide que l'acier et des techniques de météorologie infiniment plus précises que l'alchimie. On ne trouvait aucune horloge ni calendrier sur les murs de la ville. Ni panneaux, ni portraits ni avis de recherche… En réalité, c'était plus l'absence de constructions, qui formait la silhouette de Terre-priée, et l'élégance avec laquelle les édifices se fondaient dans l'air en épousant la cime des arbres et les piliers de roc. Un oasis horizontal, destiné aux abeilles, occupait les poutres du couloir qui survolait leur petite troupe. Une odeur de crevette flotta autour d'eux, portée par la brise maritime qui balayait la Botte. Et le cri de la cascade s'atténua légèrement.
– Céis ! lança soudain l'étrangère.
Ça voulait dire à la fois « pierre » et « chair », selon le contexte, et Aiden eut le souvenir du mot qui désignait les hautes stèles immergées, habillées de ponceaux et de couloirs végétaux. Le plus grand céis de Terre-priée se trouvait en son centre, et c'était là que vivaient les derniers chamans du Continent. Les sages prétendaient y trouver un nexus d'énergie cosmique. Un nœud épais du filin, lié aux voies éthérées du vaste pays. L'étrangère les amena au pied de l'escalier qui creusait adroitement la roche ; et quatre locaux, plus amers cette fois, firent irruption sur leur chemin. Leurs vêtements étaient clairs, du blanc œuf au grain de sable en passant par l'ivoire mais leurs outils respectifs différaient notablement. Un homme et une femme au teint chocolat portaient un filage couvert d'écailles et de pointes qui évoquaient le dos d'un viperon. Un vieillard, dont le cheveu rare se bardait aussi du blanc le plus pur, s'était vêtu d'un costume de soie qui ne dévoilait rien de sa personne. Une autre jeune femme, enfin, fixait leur troupe d'un regard glacé, en laissant carillonner les anneaux fixés au dos de sa tenue d'aéronaute.
Toute la troupe se mit à dévisager Aiden.
– Les crocs doivent rester au-dehors, déclara fermement la jeune aéronaute.
– Je sais, répondit la Première en pivotant vers Du-Lavoir. Allez, toi ! Laisse tes crocs ici, et tu verras peut-être ton ami respirer encore !
Par « crocs », elle entendait « armes » et Aiden redoutait ce moment. Pourtant, il s'exécuta sans râlerie… Il était seul, parmi une centaine d'autochtones. À moins d'en égorger une quinzaine avant de fuir vers le viaduc pour se faire rattraper, il n'avait pas la moindre chance d'affronter qui que ce fût sans y laisser la vie… Avec une amorce de soupir, il retint sa respiration tandis qu'il jetait le baluchon, la sacoche et le précieux octoluth sur la tapis de feuilles qui couvrait le sol. De sa manche, il fit surgir l'un des stylets effilés. D'une botte, un gant hérissé de pointes. Un autre fouet incandescent fut arraché de force à la poche interne de son manteau Noyeur… Puis on le conduisit enfin, avec Edric l'endormi, dans le large escalier de calcaire. Dans le cœur du céis.
Du-Lavoir savait que la chamane n'était pas à la tête de Terre-priée. Personne, en réalité, ne présidait, ni n'ordonnait aux habitants de la Botte qui ne formaient nulle troupe, par ailleurs. Les sages de la ville étaient réputés pour leur habileté à s'égarer, à se livrer à l'Arbre universel et à l'essence même du cosmos… Les Anciens eux-mêmes, à leur époque, avaient donné un nom à cette pratique, que les moutons actuels jugeaient impie et contre-nature : une foi animiste, et un culte à l'Arbre universel qui relie tout ; et toutes les âmes… Pour les Premiers-Nés, le Grand esprit du berger, c'était eux, le ciel, la mer et la terre, et à chaque instant… Le « panthéisme immanent » des autochtones – ainsi que le surnommait le Roi Amalric, dans la presse – était moqué d'un bout à l'autre de la fédération. Ils n'avaient nul meneur, nulle figure d'autorité pour guider leur petit peuple fragile. La prestance qui faisait le fer de lance de l'armement citéen ne semblait pas caractériser les chamans, entièrement dévoués à vivre au milieu des bois « et le cul dans l'eau », d'après le souverain. Aiden ne savait que penser à ce sujet. Il ne sentait pas partager le moindre morceau d'âme, d'esprit ou de rien du tout avec Edric, ni avec son ami Cornéaud ni avec qui que ce fût de vivant en ce monde. En revanche, il savait qu'il ne pouvait ignorer le sentiment étrange, brûlant et inconditionnel qui s'était déversé à la façon d'une cascade sur son cœur morcelé, le jour où il avait épousé Neilyn – pour se muer en peine inconsolable, et même tant d'années plus tard… Assurément, Neilyn, en partant pour toujours, avait pris quelque chose avec elle. Il y avait quelque chose de vrai, dans cette histoire d'âme partagée…
Des cultes divers avaient émergés de la résurgence chamanique et trahnienne, dans les régions de l'Arbre fédéré, et transformé la croyance déitique en une nouvelle toile aux bifurcations exponentielles répandues sans contrôle sur le Continent. Jusqu'à ce brave Corvus Du-Pic qui avait, dans son propre fief couvert de ténèbres, un puits de l'âge Ancien préservé du cataclysme, à son entière disposition. Mais seuls les Premiers-Nés de Terre-priée connaissaient encore les rites d'avant les bergers… Ils échangeaient avec l'originel. Ils parlaient avec les esprits, voyaient les auras et écoutaient les morts. Ils étaient soigneurs et oracles. Ils incarnaient la Brèche. Ils nommaient son Gardien. Et, à bien des égards, ils avaient su supplanter le progrès citéen…
La bâtisse aménagée dans le creux de la stèle était d'une beauté stupéfiante. Le rideau de feuilles qui habillait le frêne proche coulait sur le sol sculpté en trois niveaux concentriques, pendant que les cristaux naturels de la fenêtre filtraient la lumière d'un soleil rougeoyant. Une lune épaisse commençait déjà à briller dans le ciel. Au sol, deux doigts de ruisseau s'écoulaient dans l'arène, en bullant à travers la suite de moulinettes et de tamis qui nettoyaient les eaux, divisaient les sédiments, et tiraient les rouages du système qui agitait l'infrastructure. Un colimaçon de bois menait au sommet du céis. Occupée à le gravir, une grande femme au teint aussi foncé que la Première étrangère, habillée d'un voile de lin du jaune le plus éclatant, se retourna pour la contempler avec rudesse. Les autres étendirent le brancard d'Edric, et la plupart s'en alla sans un mot, à l'exception du petit vieux aux tempes pelucheuses qui se planta au pied des marches et de l'aéronaute anxieuse, qui se figea à la porte.
Aiden se figea, anxieux.
– Nya Rim, déclara la dame au regard dur, qu'est-ce que tu as fait ?
La jeune étrangère, enfin nommée, s'avança de son pas déterminé.
– Pya, je l'ai trouvé, si l'Arbre l'a mis sur le chemin !
Du-Lavoir observa simultanément la dame offusquée et la Première surexcitée qui n'avait, apparemment, su convaincre aucun de ses comparses. La femme en jaune lui parut familière ; et il se rappela de la famille qui l'avait accueilli, lors de son premier passage. Ses traits étaient plus marqués, une ride sévère s'était emparée de son front, mais il reconnut son hôtesse. Elle l'avait guidé à travers Terre-priée, à l'époque.
– L'Arbre l'a mis sur le chemin inverse, Nya, tu le sais comme moi ! maugréa-t-elle.
– Mais il l'a ramené ! Je n'ai pas conduit ces gens à la maison ! Ils ont passé le pont !
– Lui a passé le pont ? s'enquit la dame en dévalant les marches, un index pointé sur Ed. Il a marché jusqu'ici, bravant les vents et les dangers, pour visiter Raesta ?
Aiden se tourna lentement vers celle qui s'appelait Nya. Enfin, il se souvint du jour de leur rencontre ; car la gamine avait eu raison, en effet. Nya Rim vivait auprès de deux jardiniers qui cultivaient la fleur d'étoile, dont la liste des propriétés était longue comme le bras. Sa mère, la grande dame voilée, et son père, un tisseur de feuilles d'eau, fournissaient à la ville de quoi savonner ses vêtements délicats, huiler ses rouages, lier les bagages les plus lourds et teindre le textile en bleu. Ils fabriquaient aussi de grandes voilures d'azur gorgées d'eau de la cascade qui s'imprégnaient de l'énergie solaire pour scintiller le soir venu.
– Tu joues avec la mort, Nya Rim. Tu as apporté le vent d'Est dans la maison.
– C'est de mort dont il est question ! Je crois que c'est lui. L'endormi. Et il est malade !
– Il faut porter le dormeur à Shyo, déclara la dame en hochant la tête à l'adresse de son comparse. S'il n'est pas temps pour lui de rendre l'âme à l'Arbre…
Le type et la femme en tenue d'aéronaute soulevèrent Edric, qui lâcha un rot, et allèrent le déposer au pied de l'escalier. Madame Pya, l'air toujours aussi sévère, fila vers l'une des moulinettes qu'elle fit grincer aussitôt. Le cordage se tendit, la poulie se mit à chanter et une planche solaire, tissée dans la fleur d'eau, apparut au-dessus d'eux pour reluire dans la pénombre grandissante, comme une douche de théâtre. La chaleur rejetée par la planche se déversa sur l'escalier et le tapis de feuilles qui coulait du frêne chuchota lorsqu'il se rétracta, comme un tentacule blessé, vers la cime de l'arbre. Deux filins végétaux s'enroulèrent aux poignets et aux chevilles du garçon, les branchages et les feuilles pointèrent leurs extrémités vers l'exaltante lumière ; et le corps d'Edric fut porté, aussi gracile et gracieux qu'un squelette de porcelaine, vers le deuxième étage.
Puis la planche solaire se referma, et l'obscurité revint.
– À toi, maintenant, reprit la dame jaune en pivotant vers Aiden Du-Lavoir. Tu n'es pas un étranger. Tu es le Gardien.
– Je sais.
– Pourquoi revenir ?
– Je n'ai pas eu le choix !
– Tu as révélé ta promesse à la faille incarnée, murmura-t-elle d'un air consterné.
– Je n'ai rien révélé ! Edric a… fouillé tout seul ! Il m'a harcelé, pour vous trouver ! Et il est allé importuner la moitié des rebelles et des barons du pays ! Je n'ai fait qu'obéir à votre ordre ! Je n'ai fait que le suivre à la trace, et le garder en vie !
– Tu as aussi promis de garder le secret, et pourtant vous voilà, tous les deux. Et tu n'as pas changé, homme de l'Est ! Toujours aussi indiscret, et menaçant !
– J'ai déposé mes armes, contrairement à vous !
– Quelles armes ? (La dame montra ses mains dénudées). Nous n'avons plus de crocs ; et plus de griffes, depuis des millions d'années !
Des millions d'années… Voilà qui ressemblait à l'arrogance des chamans. Assurer de connaître l'histoire de l'existence depuis ses origines, et la plantation de l'Arbre…
– Je ne suis pas né hier, maugréa Aiden. Combien de ces manivelles déclencheraient un piège létal, si vous les tourniez ?
– Est-ce un piège s'il s'agit d'une réponse de la nature ? Tu ne devrais toucher à rien, en effet, le Gardien !
La situation paraissait tellement surréaliste que Du-Lavoir perdit courage, un instant ; et se retrouva à genou sans s'être vu tomber… L'autarcie solaire et salutaire de Terre-priée semblait à mille lieux de l'Arbre, de ses vapomoteurs et de son conseil des Sept… Il se prit à regretter d'être venu, même s'il savait que la guérisseuse de la maison était la seule à pouvoir sauver Edric du poison qui le rongeait…
– Mes intentions sont pacifiques, reprit le rouquin. J'accompagne le garçon. Vous savez qu'il est Prince du pays de l'Arbre, n'est-ce pas ?
– Qu'est-ce que c'est, un prince ? demanda Nya.
Muette et immobile, la dame Pya donna l'impression d'autoriser sa question.
– Le fils du Roi, répondit faiblement Aiden. Le Roi est… le chef. (Il vit bien que la petite ne comprenait pas mieux ce terme-là). Le chef, c'est celui qui commande aux autres.
– Ici, répliqua vivement Nya, la nature commande à tout le monde…
– Dans mon pays, la nature est apprivoisée.
– Impertinent, trancha Pya. Cela fait-il du dormeur un être important ?
– Pour beaucoup de gens en pays central, oui ! insista Aiden. Le garçon est convoité par tous les chefs de clans de la fédération ; et par les Illuminés de l'Est. Même les rebelles, à leur tour, sont réduits à le prendre en compte dans leurs calculs… Madame… Si vous le vouliez, vous pourriez vendre Edric De-la-Cité pour tout l'or de la Bastide et à plus d'un offrant, répandus avidement au pied de votre viaduc… Mais vous ne le ferez pas, hein ? La faille est désignée par votre magie. Vous ne porterez pas la main sur elle. Votre but, c'est de l'envoyer errer sur le Continent…
– Tu parles énormément, voyageur, gronda la dame Pya. Tu donnes des titres et tu fais des manières. Mais tu fais erreur, aussi. Je n'ai pas de but, moi ! Les habitants de Raesta n'ont pas d'intentions sur la Brèche… C'est la nature, qui se charge de désigner la faille incarnée et de nommer son Gardien pour le temps qui lui est imparti. Toi, tu es revenu, et tu as posé le pied dans la maison en amenant des crocs dangereux, des demandes et des idées plus dangereuses encore… Es-tu là pour faire soigner le garçon ? Ou désires-tu quelque chose de plus innommable ?
– Edric et moi, souffla le musicien, sommes venus supplier votre clémence.
Il lui jeta un regard implorant.
– Nous sommes à l'aube et au cœur d'un conflit sans précédent que tout lie à la Brèche, désormais… Si vous consentiez à libérer Ed de son fardeau, et moi du mien, alors peut-être aurions une chance de l'emporter sur les fléaux qui déchirent ce Continent… Nous avons rencontré des pirates, Madame… et des agents secrets, installés jusqu'aux limites de ce territoire, à Pierre-fourchue et ses alentours… Vous aussi vivez sur ce Continent ; et vous savez ce qu'il en restera, quand les moutons en auront terminé avec l'ennemi.
– L'ennemi ? répéta Pya. C'est une idée floue.
– Les canons du char d'assaut qui nous a poursuivi dans le canal, et la lame qui a égorgé le père d'Edric n'avaient rien de flou, Madame…
Pya se tourna soudain vers Nya pour la couvrir d'un regard réprobateur.
– Est-ce là ce qui t'a conduite à poursuivre le garçon ? As-tu retrouvé ton élu dans cette Brèche incarnée que le reste du monde paraît déjà s'arracher… ?
– C'est lui ! s'exclama Nya de toute la force de sa voix. Je l'ai senti, à Pierre-fourchue ! Il a provoqué quelque chose, au sommet du céis ! La pierre a chauffé ! Le ciel a grondé ! Il a réveillé la Lame ! C'est lui, il est le Guerrier !
– Tu affirmes et parles au présent, à la place de l'Arbre, se désola sa mère. Quelle vanité. Jamais une faille incarnée n'était revenue fouler le sol de Terre-priée. Si Shyo le soigne, Edric sera la première Brèche à voir la maison de ses yeux. C'est un grave déséquilibre, que tu as provoqué, Nya Rim. J'ai manqué à ton éducation… J'en suis fautive. Ewe.
La petite voulut s'offusquer mais Aiden lui arracha la parole :
– Si elle le soigne ? Je croyais qu'elle était la seule capable de le sauver ?
– Elle l'est, répliqua Pya. Mais pouvoir mais n'est ni vouloir – ni devoir.
– Foutu géant, lâcha Aiden.
– Shyo nous dira ce qu'il en est du garçon, quand elle le pensera nécessaire. Mais toi, le Gardien, tu seras isolé. Ta présence est un crime qu'il nous faudra juger selon la bonne volonté de l'originel. Les Premiers-Nés n'ont pas le pouvoir de refuser quoi que ce soit à la déité. Vos fardeaux sont votre part… Quant à toi, Nya, tu ne sauras forcer l'enfant à aucun destin fabuleux. Sera Guerrier qui l'Arbre voudra ! Et tu as laissé quelques débris de planeur, sur le flanc de la montagne… Ils peuvent encore servir. Qu'en dis-tu ?
– Ewe, marmonna Nya Rim, avant de tourner les talons pour aller vers l'escalier.
En passant, elle jeta un regard percent à Du-Lavoir. Aiden le lui rendit avec les intérêts, et il l'eut l'impression de concourir un moment… La dame Pya elle aussi fixait le rouquin de ses yeux noirs. D'une voix chaude et appuyée, elle demanda :
– Où souhaites-tu être retenu, Gardien ?
– C'est-à-dire ?
– Au sommet d'un cèdre ? Sur la plage, au nord ? Au bord du lac ? Tu n'as pas à souffrir de ton séjour. Terre-priée peut aussi soigner tes plaies, avant le jugement…
– Mais que dirons les autres Premiers-Nés d'un mouton prisonnier à la Botte ? La ville entière n'a-t-elle pas proscrit toute forme de violence ?
– Tu seras enfermé calmement, rétorqua Pya en haussant l'épaule.
86. Beau-Moulin
Bastiot, la fameuse « gerbille » promise par sa mère, Madame La-Faux, apparut à leur porte moins d'une heure après l'arrivée des deux magiciennes, d'un air timide et méfiant à la fois. Lancelune, bien qu'éprouvée, était apte à la randonnée, mais Lys, elle, dut se faire violence pour repousser l'appel du sommeil. Le bain tiède, le lait d'ânesse, la tarte aux pommes de Madame firent leur effet, bien sûr. Cependant, ses bras fatigués et sa jambe pansée continuaient de lui faire mal. En outre, c'était elle qui estimait tout à fait nécessaire de ficher le camp sur l'instant. Temmon La-Corde pouvait, à n'importe quel moment, quitter le fief pour toujours… Lancelune prétendait savoir où trouver les archives du chef-lieu. Quant à Bastiot, le front garni d'une touffe de cheveux bruns, les dents de devant prodigieusement écartées, il gambadait devant elles sans se douter de leurs projets. On fouille les registres de Beau-Moulin, on déniche le point de passe des Illuminés et on arrête La-Corde avant qu'il ne nous file entre les doigts. Lys avait plusieurs espoirs. Elle escomptait en apprendre davantage sur sa propre naissance et croiser les informations que sa tutrice avait diluées dans le pays de l'Arbre. Ainsi, elle pourrait découvrir qu'elle n'avait pas le moindre lien, de sang ou d'alliance, avec le lieutenant Abaustus Cabot. Et au passage, Lancelune et elle tenteraient d'arracher au jeune officier ce qu'il savait… et confirmer l'une, ou l'autre version de son histoire… Lys sentit le tournis lui monter à la tête, alors que leur petite troupe marchait vers le nord, sur le Chemin de l'orge. À vive allure, les voyageurs trouvèrent Pataud, qui cultivait l'avoine, et la première grande cité du Moulin – Haut-Moisson – apparut fièrement dans le paysage.
La ville était fortifiée, mais ses remparts ne ressemblaient pas à ceux du Fort. Les chaumières aux murs d'argile se laissaient voir à travers les meurtrières dont la muraille principale était parée. Trois éoliennes phénoménales piquaient le ciel du terrain, dominé par une maison à la tourelle de pierre grise. Autant de portes aux pans ornés de pics acérés donnaient accès à l'intérieur de l'enceinte et au garde-manger ; si gigantesque qu'il constituait l'essentiel de la place centrale. Un troupeau de bœufs aux cornes extraordinairement étendues entra dans la cité en piétinant le sentier engorgé d'eau croupie et de fumier quand le paysan, les magiciennes, et la chienne enveloppée furent parvenus à son fronton. Au-delà des murs, les arbres jeunes du Bois Brun, étalés dans l'horizon, couvraient les arrières de Haut-Moisson et abritaient l'Usine Le-Déclin, au hameau de La-Châtaigne. D'après Bastiot, on y produisait le papier du fief.
Bastiot n'eut pas le moindre mal à faire entrer les jeunes femmes dans la cité ; et se chargea même de régler la transaction quand il eut hélé une navette vapomotrice pour les jeter tous les trois (quatre, en vérité) sur un chemin caillouteux que le cocher nomma Route de l'Aile Nord-Est. Haut-Moisson n'était qu'un point de correspondance, et Beau-Moulin se tenait encore à vingt kilomètres de là, dans les Grandes Cultures. Alors, Lys regarda les terres du fief se dérouler sous ses yeux cernés tandis que le petit Bastiot ne cessait de réciter les anecdotes les plus exaltantes de son pays…
– Au nord, au-delà du bois, les Rizières. On y trouve La-Brousse et La-Faucille. Mais, un peu plus à l'ouest, on verra la Flaque-de-Grain…
Cette flaque était un lac, en vérité ; et selon Lancelune, au moins deux fois plus vaste que le village d'Orbe. Il abreuvait l'ensemble de Beau-Moulin – qui encerclait son édifice éponyme – et les Grandes Cultures, exploitées par les fermiers des quatre Ailes : Nord-Ouest, Nord-Est, Sud-Ouest et Sud-Est. Les quatre villages laboureurs et la grande citadelle du 11e fief ressemblaient aux quatre membres épars d'une silhouette géante ; allongée dans la prairie qu'elle toisait de son visage étoilé. Les grandes pales du Moulin en question étaient au nombre de seize, en réalité, et s'imbriquaient à la manière d'une fleur aux pétales parfaitement symétriques. L'édifice culminait à quarante mètres – au moins. Lys fut béate.
– À l'origine, le Moulin était une meule à vent de trois étages. Les gens Du-Moulin ont été les premiers à écraser les olives et piller les noix. Les citéens ne l'admettront jamais mais c'est ici, il y a des siècles, qu'on a confectionné les premiers pigments utilisés dans les temples sacrés ! Pas au Rouet. Les bourgeois n'aiment pas imaginer une baronnie de main capable de délicatesse… La Flaque-de-Grain nourrit toutes les cultures à la fois, et forme une douve pour Beau-Moulin. Mais la plupart des moulins miniatures qui ont été érigés, au fil du temps, ont perdu leur utilité. Les anciennes meules sont remplacées, et les meuniers, relayés par des automates alchimiques… Le fief devient un front.
Lys, emmitouflée dans un manteau de laine, par-dessus la vieille robe à tablier blanc d'œuf que Madame La-Faux lui avait fourni, attendit qu'il s'essouffle pour poser la question qui la taraudait :
– Toi qui connaît si bien la baronnie-de-broussard… Que sais-tu des Tassaud Du-Moulin ?
– Tassaud… Patronyme du Rouet, ou de ses villages frontaliers… Les gens Des-Blés, dans le temps, épousaient les enfants de colons revenus de l'Ouest, pour grossir les rangs de paysans… Je crois qu'une Madame Des-Blés a vécu au Palais des Huiles, autrefois, avant de se lier à des expatriés du 7e fief. Peut-être les Tassaud ?
Lys hocha la tête. Si Madame Des-Blés descendait des lignées de l'Ouest, il était plausible qu'elle ait affiché le teint sombre de ses habitants. Quant à Monsieur Tassaud, son origine expliquait le talent de Bergota pour la manipulation textile… À l'évidence, le jeune Bastiot savait de quoi il parlait. Après tout, ses parents tenaient une auberge et observaient les allées et venues. S'il disait vrai, elle avait encore une chance.
– Où pourrions-nous consulter le registre de naissance des anciens occupants du Palais des Huiles, dis-moi ?
– Au Palais, je suppose ? rétorqua Bastiot.
Lys approuva fermement et Lancelune s'abstint de tout commentaire pendant que le véhicule crachotait sur la chaussée, le long de la route caillouteuse.
D'après Fludvia Ponceau, Bergota – selon toute logique, fille des Tassaud de la région du Moulin – était née sur la seigneurie, au cœur d'un petit clan en détresse dont elle et sa sœur avaient dépensé les ultimes économies pour s'assurer une vie à peu près digne au plus loin du fief. Bergota et sa cadette avaient quitté le Palais des Huiles et filé à la Baie – la fameuse « cuvette de l'Arbre » – pour s'y faire enseigner l'art oculiste des pêcheurs d'antan… Sous la houlette de Lusanth, le pasteur le plus controversé, la jeune prieuse avait expérimenté la magie de la lune, et découvert le culte de Trahen. Ensuite, elle s'était mise en marche à travers le Golfe de Protéus, accompagnée de soixante-cinq autres sorcières au total, et avait gagné l'île interdite. À son retour, Bergota s'était mise en tête de trouver l'enfant innocent que le complot gouvernemental menaçait de tuer. Un enfant anonyme, sans famille, ni racines… Était-elle cette enfant ? Avait-elle une raison de poursuivre ses rêves ? Où n'était-elle que la fille cachée d'un Inquisiteur – et la sœur d'un officier sadique de la Bastide ? Bergota Tassaud m'a éloignée de quelqu'un. Je le sais.
Ils trouvèrent le Palais des Huiles à seize heures, selon l'horloge de la litière, et Lys le sut avant de le voir, tant le parfum des alentours était épicé. La demeure était à peine plus élevée que son propre moulin à eau, à semi-immergé dans la Flaque. L'air du nord envoya une bourrasque sur l'édifice conique, divisé par six niveaux de murets aux briques bardées de paille, et le foin répandit sa propre senteur le long de la chaussée. Il y avait un jardin, circulaire et luxuriant, une serre abondante et d'énormes caissons de marchandise empilés près des portes de chêne. Lys étudia les environs… Une douzaine de chaumières prenaient place autour du palais. Le lac scintillait à des kilomètres dans l'horizon bleuté. Le Moulin grinçait, loin au-dessus de leurs têtes, comme une fleur aux seize pétales géants. Les deux magiciennes furent accueillies par un bonhomme plutôt âgé, les cheveux dégarnis au sommet du crâne et la moustache drue. De sa voix pleine de grommellements, il les conduisit au pied du colimaçon central… À l'étage au-dessus, on distribuait les épices et Lys renifla l'ail, l'échalote, la cannelle et le safran sans avoir à essayer. De l'autre côté de l'édifice embaumé, les tonneaux d'huile d'olive, d'amande et de tournesol se mêlaient aux bonbonnes de vin de table. Enfin, Bastiot leur assura un passage dans les archives du domaine. La documentaliste extirpa son information d'un amas de papier à l'encre baveux et aux marges moisies :
– Les Tassaud tenaient la petite menuiserie, de l'autre côté du Palais, sur la rive. Il y a cinquante ans exactement. Le père venait du Rouet. La mère était une fille de colon, et vivait chez son cousin Des-Blés. Ils ont eu deux enfants.
– Deux filles ? s'enquit aussitôt Lys.
– Je l'ignore, répondit l'archiviste. Les données ont été effacées.
Ce doit être une plaisanterie… Lys inspira profondément. Bergota avait-elle pris soin de faire disparaître toutes les informations la concernant, trente ans plus tôt, en quittant définitivement le Moulin ? Ou était-elle revenue briser la chaîne qui risquait de révéler l'existence de Lys… ? Tenait-elle à protéger son orphelinat, et ses enfants, au point d'arracher ses racines à la terre, et les broyer, comme le faisaient ces excavateurs bruyants que l'on voyait promener dans les champs ? Lancelune s'éclaircit la gorge et Lys revint à la réalité.
– Merci beaucoup, murmura-t-elle à l'archiviste.
– Où veux-tu aller, ensuite ? demanda Lancelune à mi-voix, tandis que le duo quittait le vestibule pour retrouver l'extérieur, où Bastiot patientait en sifflotant.
– Peut-être y a-t-il quelque chose dans la maison ? Ça vaut le coup d'y jeter un œil…
Lancelune approuva vigoureusement.
– Et après ?
– On file à Beau-Moulin, répondit Lys. Et on retrouve l'officier.
– Et s'il ne s'y trouve pas ? Admettons qu'on trouve un point de passe, sans que le type n'y ait jamais mis les pieds ?
Lys, les sourcils froncés, pivota soudain vers Bastiot. Le garçon bondit du petit muret sur lequel il s'était installé, un épis de blé entre les dents, et revint aux sorcières avec un air vaillant. De sa voix la plus calme, Lys demanda :
– Dis-moi, Bastiot… Tu connais les gens du coin, n'est-ce pas ?
– Mieux que personne !
– Et tu vois arriver les étranger de loin, hein ?
– Bien sûr ! On ne reçoit pas beaucoup de visites !
Lancelune hocha la tête en silence, et Lys reprit aussitôt :
– Est-ce que tu as entendu parler d'un militaire, au service de l'armée fédérée, et mis à la disposition de la Banque Rouge ; ou de l'Ouest ? On l'appelle Temmon La-Corde. Il est originaire de La-Colline, et a récemment conduit des troupes au Fort, et en Cité. Jeune, les cheveux clairs… et l'air coupable ? Il se peut aussi qu'il porte un béret.
– C'est un ennemi du Dieu-berger, ajouta précipitamment Lancelune. Un impie, décidé à œuvrer contre le géant ! Notre temple est à sa recherche…
Bastiot La-Faux parut avide de les aider.
– Je n'en ai pas entendu parler ; mais je peux aller voir ! Je connais tout le monde, entre ici et l'Aile Nord-Ouest des Cultures ! Ça me prendra une bonne heure pour trouver les copains de la Flaque. Tamis est aux douves : il note tous les va-et-vient. Si cet homme a pénétré Beau-Moulin, je vous le dirai !
– Alors, va, conclut Lancelune. Et rebrousse chemin quand tu sauras. Nous suivrons tes traces, pour te retrouver au plus vite. À tout de suite, garçonnet ! (et le petit La-Faux se faufila le long de la serre pour quitter le domaine). Ne tarde pas !
Elles ne mirent pas une minute à atteindre l'ancienne menuiserie. C'était une chaumière étroite, au toit effondré, où l'on stockait désormais les bûches que le Palais brûlait en hiver. Tandis que Lancelune restait à l'extérieur, Pouilleuse à son sein, Lys se mit à arpenter la masure minuscule. Bergota aurait grandi ici ? C'était étrange, de fouler le sol d'un endroit si mystérieux. Jamais l'Orbienne n'aurait cru visiter le quartier de sa préceptrice, ni poser le pied sur le parquet défoncé et couvert de feuilles mortes où elle avait marché autrefois. Dans un élan soudain, Lys se mit à sangloter, et essuya sa larme d'un bras rageur. D'accord. Tu ne veux pas que je sache? Très bien. Temmon La-Corde parlera, lui. J'en suis persuadée.
Deux kilomètres plus tard, Lys, Lancelune et Pouilleuse retrouvèrent Bastiot et le garçon leur offrit de formidables nouvelles, à l'ombre d'un olivier solitaire, près des canaux de la Flaque. Lys écouta chaque mot avec une attention croissante :
– Un type du nom de La-Corde a loué une chambre pour toute la semaine, au gîte de la Grange, en ville. On dit qu'il s'agit d'un officier de haute naissance !
L'horloge de l'édifice gigantesque sonna dix-neuf heures – et le crépuscule alla pointer le bout de son nez dans l'horizon, au-delà des montagnes. Les criquets de l'été ne chantaient plus et le vent frais balayait capricieusement les alentours. Lys échangea un regard entendu avec son acolyte, qui haussa les épaules. Alors, pénétrons ce Moulin, et sortons-en La-Corde avant qu'il ne se précipite vers l'est ! songea-t-elle. Lancelune réajusta la position de la chienne, sous son manteau, puis remercia le garçon.
– Nous allons nous rendre à Beau-Moulin seules, maintenant ; si tu veux bien…
– Quoi ? s'étonna Bastiot. Mais… la nuit tombe ! Il nous faut rentrer au clos ! Maman va préparer sa tourte !
– Vas-y, toi, murmura Lys. Et remercie ta mère pour son aimable hospitalité. Mais nous sommes deux oculies très occupées, Bastiot. Ce que nous avons à faire au chef-lieu ne te concerne pas… Tu comprends ?
– Mais c'est dangereux ! Pourquoi ne pas rentrer avec moi – et revenir, de jour ?
– Nous sommes pressées, répondit Lys. Ne t'inquiète pas pour nous, mon ami !
– Nous serons de retour avant minuit ! mentit Lancelune.
Et le garçon fila, sans rien ajouter, sur le sentier plongé dans l'obscurité…
– Il y a deux portiers, murmura la Curiosité un quart d'heure plus tard, alors qu'elles se trouvaient au pied du Moulin immense. Le pont-levis est surveillé par un archer. Si on charme la garde, il en arrivera plus encore… Je ne peux pas les neutraliser toute seule ! Tu es sûre que tu n'as pas retrouvé le contrôle des rameaux ?
L'aura de Lys demeurait imperceptible.
– Rien du tout, marmonna l'Orbienne.
– Dommage. Alors, comment on entre dans la ville ?
L'Éther de Trahen, dont Lys ne se séparait plus, était planqué sous son chemisier et n'avait plus servi depuis un moment. Avec des gestes lents et précautionneux, elle se mit en quête d'un sortilège suffisamment accessible pour leur permettre de passer sans dommage les portes de Beau-Moulin. Lancelune, fascinée, contempla les pages pliées et les illustrations remodelées de l'ouvrage en lorgnant sur les recettes et les incantations qu'elles exposaient. Pouilleuse lâcha son premier jappement depuis des heures, mais la Curiosité l'intima au silence d'une caresse ; et Lys présenta le bouquin à son amie.
Lancelune parcourut la page qu'elle lui désignait de l'index. La lumière du jour avait disparu derrière l'horizon, et sa lisibilité était réduite.
– Tu rigoles ? chanta l'Amphigame.
– Pas du tout. Bergota l'a fait.
– Ta mère a mené la Marche des sorcières ! s'offusqua Lancelune. Je ne suis même pas sûre d'avoir le droit d'en porter le nom !
Lys savait qu'elle lui en demandait beaucoup. Bergota Tassaud avait débusqué un sortilège, au port du Golfe : le quai abritait un passage, à même les eaux déchaînées, en invitant les magiciennes à traverser l'océan à pied. À l'évidence, la Passerelle de sucre du barde Varseau que le Tertre racontait comme une fable optimiste décrivait le moyen de fouler l'air ambiant tel un escalier matériel. Le barde s'élançait sur un pont invisible en fermant les yeux ; prêt à mettre sa vie entre les mains du guide et ami en qui il avait une confiance aveugle. Sous sa forme d'Éther, la formule ressemblait à une prière ; mais le texte lui-même ne se composait que des lettrines de chaque paragraphe et, de fait, répétait la même séquence à huit reprises : De – La – Mon – Sa. Or, c'était l'illustration qui avait capté l'attention de la Curiosité. Un doigt sur le papier, elle plissa les yeux.
– Tu connais cette image ? souffla Lys.
Le pont que traversait le barde, incolore, apparaissait cependant sous la forme d'un escalier miroitant ; comme constitué de pure lumière.
– Les rameaux, murmura Lancelune. Ça n'est ni un charme ni un sortilège. En fait, c'est presque de l'alchimie. Il s'agit de transmuter un élément immatériel en corps solide.
– Quel élément ?
– L'éther.
– Oh, lâcha Lys.
– Je te le fais pas dire ! D'après le livre, le sage en confiance peut grimper les racines, et marcher à sa guise le long des rameaux… En avant, dans les airs, et partout sur la toile où il saura les mener ! Ta mère a déclenché une transmutation phénoménale, au Golfe, quand elle a déployé la route vers Trahen ; et encore, sans avoir à concevoir elle-même le rituel ! La grande Amarrah elle-même, la première d'entre toutes les sorcières, a été la seule à voler librement dans les cieux ! Je n'ai pas leur talent !
– Je ne te demande pas de porter sept dizaines de magiciennes ! Ni d'étendre le rameau jusqu'au bout du monde !
Lys désigna la muraille élevée, gorgée de brumes et éclairée par le-dessous. Le mur épais, découpé par une porte-levis close, était couvert de mousse.
– On peut passer les douves, juste là, dans l'angle mort de cet archer. Ça fait… quoi ? Six mètres, tout au plus ?
– Et tenter de survoler un ravin profond de cent pieds ? Tu as perdu l'esprit ?
– J'ai confiance en toi, répliqua Lys.
– Comment ça ?
– J'y vais la première !
Lancelune se mit à feuilleter frénétiquement l'ouvrage pour retrouver la page du sortilège en question, quand Lys le lui eut lancé pour se précipiter vers la muraille… Décontenancée, la Curiosité jeta plusieurs regards horrifiés dans son dos, comme si elle espérait être arrêtée par la garde, puis revint à l'Éther d'un air paniqué.
– Lys, j'ai peur ! Je sais que j'ai promis de t'aider mais… c'est hors de ma portée !
– Bien sûr que non !
– Tu veux que j'incarne un élément astral !
– Allons ! s'écria Lys. Ne pars pas à la pêche aux compliments, veux-tu ? Dois-je donc te dire ce que tu sais déjà ? Tu n'es plus l'Amphigame qui se noyait dans cette cuve ; et tu n'as plus rien à craindre du monde ! Lancelune, tu hésitais à seulement me percevoir, il y a trois jours – et te revoilà capable de charmer les soldats et liquider Mallorgue d'une seule main ! Que tu portes le nom de sorcière, ou de sorcier, de licorne ou de je-ne-sais-quelle autre entité féerique ne change rien à ton pouvoir. Tu m'as montré le mien, et tu m'as enseigné la magie. Crois-le ou non ; je sais très bien à qui je m'en remets…
L'Orbienne approcha du ponton qui surplombait les douves et posa le pied au bord du précipice.
– Mais de quoi est-ce que tu parles ?
– Tu connais le rituel. Moi, je connais les contes du livre que m'a mère m'a offert. Dans cette histoire, le barde trouve le pont par la grâce de la confiance. L'instruction est très claire. C'est ça qui matérialise le rameau. Tu n'as pas besoin de croire en moi. En fait, il suffit que je crois en toi. Tu es prête ? Regarde.
Et elle marcha sur le vide.
Lancelune cessa de respirer, le bras tendu, les yeux écarquillés. Le livre tomba à terre, grand ouvert. Le temps parut ralentir un instant, autour des deux sorcières ; et les échos des chansons du Moulin s'atténuèrent sous le coup d'une bourrasque folle. Le menton haut, Lys fit un pas supplémentaire. L'air froid était solide, sous son talon ; et légèrement électrique, aussi. Elle aperçut l'éclat miroitant d'une racine épaisse, égarée dans l'obscurité comme une moulure de verre, au contact de sa chaussure… Lancelune, au bord du gouffre, larmoyait de panique, sans desserrer les dents ni le poing. Lys eut un frisson en se perdant dans la profonde tranchée, et se hâta de poser le regard sur un point fixe quelque part au niveau de la porte-levis. Un troisième puis un quatrième pas la menèrent à mi-chemin de son numéro de funambule… Si elle sentait la panique de sa comparse, dans son dos, la jeune femme savait qu'elle n'avait nulle raison de s'en faire, car tant que Lancelune exprimait sa volonté auprès de l'éther, il la porterait de bon gré jusqu'à la porte. Et Lancelune n'avait jamais trahi sa confiance. Elle s'en était allée vers une vie meilleure, sans lui tenir rigueur de ses escapades incessantes ; puis revenue, et plus forte que jamais, pour l'aider à poursuivre son voyage… Lys accéléra le pas. Partie… puis revenue. Lancelune était pure. Lys avait vu son aura. Jamais l'ancienne Curiosité ne se serait laissée tenter par le mensonge. Jamais elle n'aurait changé de camp. Même pas eu le temps d'arriver en Cité… Lys leva le pied pour la dernière fois. Seulement le temps de croiser l'oracle, au Cabinet. Et de revenir, armée, préparée, résignée, pour la conquérir de nouveau, avant de la ramener dans le cercle. Son talon se perdit dans le vide, comme il le faisait dans ses cauchemars les plus vertigineux, où elle chutait dans un puits obscur. Où trouvait-elle une telle idée? Lys imagina Lancelune, rappelée à l'ordre par Marmat ; et prête à la trahir pour s'en faire pardonner. Le temps du songe fulgurant, l'Orbienne sentit l'éther se dérober sous son poids et sa main attrapa la corniche par hasard.
Lancelune ne hurla pas, mais son appel étouffé atteignit Lys en plein cœur, au moment où elle sentait ses doigts glisser de la pierre couverte de mousse humide. C'est la dernière fois que je doute de quiconque. Ses forces la quittaient.
Un éclair fendit l'air par-dessus les douves, quand un grincement s'invita dans la mélodie nocturne du chef-lieu. La porte-levis grogna, puis un concert de chaînes mal entretenues se mit à jouer pour accompagner la chute du pan de bois ferré. Lys faillit lâcher la corniche lorsque le battant vertical frappa le sol en couvrant les eaux noires… Lancelune se précipita sur la passerelle, l'air plus concentré que désolé, et bondit pour tendre une main tremblante dans le vide. Pouilleuse, sous le manteau, se mit à japper quand la Curiosité l'écrasa pour tirer Lys hors du gouffre ; et les magiciennes roulèrent sur le pont écaillé en soufflant comme des bœufs.
– Tu as douté de moi, articula Lancelune.
– Tu m'as prouvé que j'avais tort, bredouilla Lys.
Pouilleuse, mécontente, aboya de nouveau.
– Merci à toi d'avoir ouvert la porte, reprit Lys d'un ton précipité, mais maintenant, on va avoir la milice du Moulin aux fesses… Silence ! ajouta-t-elle à l'adresse de la chienne.
– Désolée. La prochaine fois, je te laisse t'écraser.
Elles se relevèrent prestement.
– Je suis sérieuse ! gronda Lys. Filons en ville avant que la garde ne rapplique !
– Lys, attends un peu !
Lancelune attrapa son bras pour l'inciter à ralentir.
– Quoi ? On ne peut plus attendre !
– Lys, écoute… Je sais à quel point tu veux trouver Temmon ; et à quel point on en est proches… Mais ce qui vient de se passer veut peut-être dire quelque chose. On ne peut pas arrêter toute la garde du Moulin. Tu es recherchée dans quatre fiefs, désormais !
Lys l'observa attentivement, les sourcils froncés.
– Je ne comprends pas, murmura-t-elle. Tu as dis que tu voulais m'aider. Tu es revenue pour ça ! Tu changes encore d'avis ?
– Non ! s'écria Lancelune. Si tu entres dans cette cité, je t'y suivrai comme ton ombre… Mais je veux m'assurer que tu ne te laisses pas emporter par la panique. Lys, cette fois, tu n'es pas sûre d'en revenir. Que feras-tu, une fois La-Corde à ta disposition ? Le tuer ? Le torturer ? Le sermonner ? Envisages-tu de l'extraire de Beau-Moulin ; ou d'y rester, toi-même, pour le tourmenter sur place ? Réfléchis ! On vient de défoncer une porte de garde… On sera capturées dans l'heure !
– Et on traîne ici, à en parler ! s'exclama Lys.
Lancelune haussa les épaules, l'air timide.
– Je ne sais pas ce qui va m'arriver dans cette ville, reprit Lys plus posément. Ou ce qui va t'arriver à toi, si tu m'y accompagnes. Mais avec ou sans toi, j'irai. Il y a quelque chose là-bas que je veux découvrir. Il me faut pénétrer Beau-Moulin… La manière dont je vais en ressortir ne m'importe pas. Tu comprends ? L'éther m'a amenée jusque là ! À toi, et à Fludvia Ponceau, et à ce petit Bastiot… Je dois trouver La-Corde. Je le sais.
Lancelune haussa encore les épaules ; avec plus d'aplomb, cette fois.
– Oh ! Eh bien – voilà… j'en suis assurée… Alors, allons-y, et dupons ces soldats !
Pourtant, les deux sorcières et la chienne convalescente ne trouvèrent aucune milice, aucune troupe, ni le moindre petit garde pour leur barrer la route. Dès l'instant où elles eurent passé la muraille rocailleuse, le chemin de terre battue qui ondulait sur les sols de la cité s'ouvrit à elles sans un obstacle en vue, et le trio fila entre les bâtisses aux toits de chaume qui pullulaient au pied du Moulin gigantesque. La balise qui sifflait au sommet du temple le plus proche ne déclencha aucune alarme. Elles avancèrent.
Beau-Moulin ne ressemblait ni à la Cité et sa capitale du même nom, ni à Fort-le-fief, au Fort, ni à La-Lentille, en Colline. Le chef-lieu des laboureurs avait ses propres caractéristiques splendides, certes, et exposait sa ressource et son savoir-faire avec le même orgueil que les autres baronnies que Lys avait visité ; y compris en coup de vent. Mais le fief était expert en huiles, beurre et céréales, et sa condition de terre conquise, au profit d'un gouverneur majoritairement logé en Bastide, était rappelée à chaque pas que faisaient les deux femmes. Point de funiculaire, de bus à vapomoteur ou d'horloge monumentale, ni de tour d'acier à la charpente alambiquée et aux globes scintillants… Les bijouteries, les salons de thé et les casinos s'y faisaient plus rares et plus discrets – les parfumeries et les stylistes étaient absents ; tandis que les menuisiers, les meuniers, les boulangers et les fariniers, cordonniers, matelassiers et éleveurs se démultipliaient à chaque bifurcation du sentier. Toute la baronnie semblait occupée à exploiter la terre et ses merveilles, pour produire ce dont la Cité avait besoin sans aimer en parler. Selon Lancelune, le Moulin nourrissait le quart du Continent fédéré, y compris les Racines du nord, dont il était voisin. Les paysans du fief fournissait les soldats bleus. Une douzaine de fermes étendues (elles-mêmes réinvesties par des ateliers, ou divisées en logements individuels) formaient les allées principales du chef-lieu, encerclées par les chaumières modestes des habitants les moins fortunés. Quelques prés, une vigne et un bosquet aux feuilles disparues couvraient encore le sol gondolé, ainsi qu'ils le faisaient dans le reste du fief, et les laboureurs s'y déplaçaient en bicycle et à dos de poney, sans se faire aider du moindre vapomoteur. Ceux-ci semblaient réservés au champ.
Une charrette, remplie à ras bord de châtaignes grosses comme le poing, passa près des deux vagabondes. À gauche, parmi quelques saules brunâtres, poules, pintades et dindes battaient furieusement des ailes. Sur un ruisseau claironnant, couvert d'une dizaine de passerelles étroites, une barque filait doucement vers la Flaque-de-Grain. À droite, un apiculteur solitaire errait dans son jardin, au bord d'un entrepôt de taule au toit presque entièrement effondré et le Moulin faramineux, au-dessus de leurs têtes, ne cessait de faire voler ses pales gigantesques en envoyant, à chaque rotation, ses vents à la fragrance de crottin dans les avenues. La cité ne semblait pas avoir d'autre but, dans l'existence, que celui de peser, homologuer, empaqueter et faire livrer la marchandise – présente, ou virtuelle, quand elle prenait le départ dans les fermes de la prairie – vers les baronnies en demande. Lys, dans sa robe de mousseline blanche au ruban vert et au large tablier, contourna un lugubre abattoir pour se figer près d'une fontaine esseulée, à l'épingle de deux sentiers herbeux. L'angle était encerclé par les meules de foin. Il n'y avait toujours pas le moindre soldat pour les appréhender… Lancelune, dans son grand manteau de daim, les bras serrés sur Pouilleuse, l'imita aussitôt pour se pétrifier parmi les ombres. Les sorcières échangèrent un regard.
– C'est bizarre… Pourquoi personne ne nous arrête ?
– Tu peux trouver la Grange ? murmura précipitamment Lys.
– Oui, répondit Lancelune d'un air assuré.
Lys s'attendit à la voir invoquer quelque rameau pour s'orienter ; mais elle fut étonnée quand Lancelune tira un petit atlas de sa sacoche. Feuilletant le recueil, elle fit de son mieux pour repérer le gîte, dans les cultures internes de Beau-Moulin. Puis, l'air suspicieux, elle expliqua :
– C'est une maison au blason beige. Elle appartient aux De-la-Grange. Juste là, au bord de ce pré… (Elle pointa l'index vers le cœur, presque aussi rural, de la vaste cité).
Lys jeta un coup d'œil au Moulin dont la carrure seule aurait pu contenir sans mal toutes les chaumières de la ville. Quatre de ses ailes effleuraient la base du pivot à trente secondes d'intervalle ; quatre autres, plus effrénées, les doublaient en deux fois moins de temps ; et les huit plus petites, aussi larges que des épées, se précipitaient aux quatre coins de l'édifice en tirant sur de longs cordages aux bifurcations compliquées… Il y avait un amas de bâtisses (dont l'une, à sa flèche, semblait servir de temple) au pied de la meule titanesque qui toisait le pays jusqu'aux lentilles de l'Astropôle. La place de Beau-Moulin était adroitement illuminée par des gouttières à lampyres fixées aux toits et aux caniveaux, tout le long des allées, et Lys trouva l'endroit étrangement spectral, à la lueur des vers transmutés insérés dans le sol inégal. À la différence des fermiers, les citadins veillaient encore. Les deux sorcières, pourtant, n'inspirèrent aucune curiosité. C'était bien une Grange, en effet, aux lattes de bois rouge et aux panneaux coulissants, à la toiture d'ardoise et de paille. Une poulie de la taille de leur crâne décorait l'entrée de la bâtisse anguleuse. Un abreuvoir étendu ornait la cour fleurie et un balcon visitait les quatre pans de mur dans une parade délicate. Le blason au ton pastel, occupé par le dessin détaillé d'une citerne automatique, flottait au-dessus du porche impeccable. Il y avait un moulin, là-aussi ; mais celui de la Grange paraissait dérisoire, surplombé ainsi par les ailes de la meule géante qui donnait l'impression d'observer le bâtiment comme un enfant étudiait une fourmi. Pourtant, Lys le trouva fabuleux à sa manière… Tous les moulins d'Orbe (au nombre exact de deux, et demi si l'on comptait l'ancienne bergerie de Madame Filesec) étaient similaires : tassés, en pierre grise, et le front orné de quatre ailes de toile sombre qui pivotaient sur un axe. Celui-ci n'avait rien de plat ni circulaire et étendait près de douze ailerons autour d'un poteau vertical insatiable de brises et de bourrasques. L'armature courbée de chaque aile donnait à l'appareil l'air d'une étrange sphère éclatée, aux lambeaux de toile et de cordes élimées. Un moulin rotatif. Agité telle l'attraction notoire qui balançait ses passagers dans tous les sens, au Cirque Allégresse. À son pied, une seconde roue, au fil de l'eau, trempait dans le ruisseau en faisant voler les bannières. L'ensemble de la structure était éclairé par une guirlande de lampions à la lueur dorée. Merveilleux, songea Lys.
– Je fais le guet, murmura Lancelune. Si quelqu'un approche, tu le sauras. Si quelqu'un s'en prend en toi, je le saurai. Mieux vaut éviter de bousculer Pouilleuse… et tiens ! Ne rentre pas là-dedans sans ça ! (Elle lui tendit un poignard de poche).
Lys approuva silencieusement, remit L'Éther de Trahen à Lancelune, tira sur le ruban de sa robe pour s'en attacher les cheveux, inspira profondément et, de son allure la plus tranquille, feignit d'aller s'intéresser au perron grassement décoré de la Grange. Plusieurs panneaux de bois, gravés de compliments et de bons conseils, s'alignaient au carreau de l'entrée. Une chaise à bascule monumentale se laissait bercer par le vent. Et une lampe unique, pendue à la poutre, jetait des ombres pointues sur le plancher… Lys ouvrit la porte et entra dans le gîte.
Un buffet à vaisselle d'un autre âge exposait sa charmante collection d'outils, de babioles et de gris-gris en tous genres, accompagnés d'étiquettes jaunies. Le guichet désert, au bout du vestibule, sentait bon la lavande qui séchait dans le pot-pourri étalé sur le comptoir. Personne. Une clochette attendait patiemment d'être sonnée. Une pile de dépliants vantait « La plus vaste centrale hydroénergique du Continent », avec l'esquisse du Moulin grandiose pour premier argument. Les coussins confortables et le sofa de velours étaient dépourvus du moindre grain de poussière… Où est passé… tout le monde ? Lys agita la clochette. Une, deux – trois fois. Aucune réponse… De l'autre côté du large comptoir, un petit feu brûlait dans l'âtre en chassant quelques ombres de la pièce. Ce feu a bien été allumé par quelqu'un, songea l'Orbienne avec mauvaise humeur. Dépourvue de la moindre magie, Lys avait toujours son instinct ; et, elle le savait, Temmon était là, quelque part dans la Grange. Elle approcha de l'escalier fastueux et se précipita vers le fond de l'édifice qui ressemblait à un vaste entrepôt, muni d'un enclos à bétail et grand ouvert sur le jardin interne du gîte. Une plate-forme rustique servait à y faire grimper les bêtes. Lys observa la charpente aux cents poutrelles qui pointait vers le ciel ; et, au superbe chandelier bizarrement dépareillé qui s'y trouvait, la silhouette maigrichonne d'une pauvre âme ligotée de pied-en-cap. Temmon La-Corde.
C'était bien lui, cette fois ; et pas son jumeau. Temmon y était identique, mais Lys – et sans magie – reconnut la lueur de lâcheté qui habitait l'œil clair de l'officier. Il est là. Devant moi. Ficelé comme un rôti, tête à l'envers au-dessus du plancher parsemé de brins de pailles jetés par la brise, le militaire portait un simple costume au veston de coton et une paire de bottes de ville. Ses mèches pâles et hirsutes cascadaient de son front rougi et humide. Il respirait, mais semblait presque évanoui ; et se balançait dans l'obscurité muette comme une chauve-sourie endormie. Lys, à sa surprise de voir ainsi son gibier, tenu et entreposé tel un porc de luxe destiné à l'abattoir, ne sentit la peur et la panique arriver que trop tard. Qui avait mis le pitoyable Temmon dans cet état ? Les passeurs d'Illuminés ? Des brigands ? Ou La-Corde lui-même ? Non. Ça n'avait aucun sens. Lys recula de quelques pas, subitement épouvantée. Temmon ne semblait même pas se rendre compte de sa présence. Le souffle court, elle pivota. Elle entendit le claquement de son talon, sur le parquet, avant qu'il ne soit arrivé entre elle et l'escalier. Lys eut un moment d'égarement, lorsqu'elle vit apparaître le lieutenant barbu de l'Ouest. Le type sévère et musculeux portait fièrement son uniforme de rubis. Sa démarche était calme. Dans son dos, le sabre, la lance dentelée et le plastron-cisailleur qui servait de bouclier aux soldats fédérés. Celui en lequel Lys craignait de trouver un frère, ou un parent, par le sang de l'Inquisiteur Angustius, se tenait en face d'elle comme Angustius s'était tenu devant Bergota Tassaud, durant la Marche des sorcières. Ses yeux brillaient de malice, et sa barbe semblait frétiller de satisfaction. Son rire ressembla à un aboiement. Encore une fois, Lys se souvint du Miteron en flammes, et du Talus, et du Cénotaphe…
Abaustus Cabot. Au poignet du félon, le bracelet d'argent, fraîchement réparé, scintillait toujours.
87. Une garde rapprochée
Véhan fut très mal reçu par l'ingénieur-en-chef, Silas De-la-Forge, lorsqu'il se présenta à lui pour obtenir l'accès à ses dossiers. Le bailli du 3e Quart était chargé de la coordination technique de l'affaire, mais son Doyen restait commissaire d'enquête et le petit ingénieur acariâtre, aussi contrarié qu'il ait pu être, dut se plier à ses volontés en affichant lui-même le moins d'entrain possible. Véhan était magnanime, d'ordinaire, et s'efforçait d'apprécier son prochain comme il le lui devait ; mais De-la-Forge était une petite créature vénale et ambitieuse, inventrice à ses heures perdues, qui exhalait une sale odeur de tabac rance… Sur le visage émacié, au teint grisâtre, Véhan lut le mépris. Silas, enfoncé dans un bureau étroit des entrailles de la Loyale, œuvrait à la survie des Autres de son quartier autant qu'à l'entretien des voies de chemin de fer citéennes. Lui et son frère avaient conçu le Monorail. Nouveau riche et arrogant, Véhan le savait fort calculateur… Un laboratoire vertical, chimique et alchimique, s'élevait vers le plafond lointain auquel Silas avait fait suspendre un grand nombre de machineries. Il y avait le prototype d'occulteur silencieux de l'armée fédérée, et un ancien système à vapeur ; la première roue automatique de l'Aurore, ainsi qu'une série de maquettes délicatement ciselées. L'établis croulait sous les parchemins, les pinceaux, les compas, et les miettes de tabac répandues jusque sur le sol.
– Je suis sûr, siffla Silas, que je peux vous être utile, Doyen. S'il y a de nouvelles pistes, je serai heureux de me mettre au service de…
– Nul besoin, nul besoin, coassa Véhan en agitant sa sangle. Vous pouvez disposer, mon très cher collègue. Dans quelques heures, l'assemblée de nos bons barons rendra enfin son verdict… Rendez-vous compte ! Allez donc vous reposer, bailli De-la-Forge.
– C'est mon bureau, fit froidement remarquer Silas.
– Et vous le retrouverez, Monsieur, identique à votre retour !
L'archimaître cessa de sourire, et l'ingénieur finit par capituler, les naseaux en furie. Véhan se mit à fouiller l'endroit aussi prestement que le lui permettait son vieux dos fatigué ; et la sangle à loquets se remit à danser avec ferveur.
Le plan du Doyen était clair comme de l'eau de roche. À l'heure précise où ses collègues les ministres Céorn, Anton et Aimon se rendraient au Palais de justice, à la la chambre des doléances, il esquiverait le reste des barons pour s'en aller aux cryptes du Temple suprême, de nouveau, et en ramènerait, cette fois, l'urne funéraire qu'il y avait découverte. Le faux Prince, ce jeune Edric qu'on avait égaré dans la nature, ne semblait pas prêt de revenir et l'assemblée allait indubitablement devoir choisir un meneur. Un nouveau berger, pour son troupeau… Véhan était capable, désormais, de bouleverser la réunion comme personne ne l'avait fait auparavant… Il ne savait pas si la révélation du Prince mort-né favoriserait, ou non, le couronnement du régent Céorn ; mais il y avait, pour sûr, de quoi en tirer de grands questionnements. Plus de savoir encore.
Et ce sera grâce à moi.
Néanmoins, il restait encore au Doyen quelque épineux problème à résoudre ; car il ne pouvait se présenter devant l'assemblée sans savoir… Comment Amalric avait-il pu deviner la date de naissance de la brèche incarnée qu'évoquaient les textes et les légendes Anciennes ? Qu'avait-il su de la faille que Céorn n'avait encore découvert lui-même ? Il lui fallait le comprendre aussi s'il ne voulait pas se faire rire au nez ; ou pire, être accusé de comploter à son tour contre le sceptre-berger…
Il chercha donc, parmi les dossiers de Silas, le rapport d'enquête de la nuit en question. Il retrouva les nombreuses demandes d'Amalric en personne, qui avait fait le tour des portails et des lices pour ordonner la fermeture temporaire de mille ruelles. Il dénicha aussi le paquet alchimique que le baron Du-Pic (maudit soit le sorcier de l'Ombre) avait délivré au régent, dans la Galerie des Globes. Il empoigna enfin la chemise de soie, étiquetée avec précision, qui listait les éléments relevés sur la scène de crime ainsi que tous les faits et gestes du Roi-berger, au cours de la journée qui avait précédé sa mort… Comme lors du trépas de sa jeune épousée, Amalric avait passé l'essentiel de son temps dans sa chambre. Il avait rendu une seule visite. À Edric. Pour récupérer sa lame.
Puis il s'était enfermé, pour y attendre sa fin inévitable. Quel destin…
Amalric était-il demeuré dans ses appartements, dix-huit ans plus tôt, après la mort de son vrai fils ? Avait-il passé ces heures interminables au chevet d'un cadavre ? Où s'était-il hâté de mettre son vaste plan à exécution, de l'Hôpital Salsior jusqu'à son Réverbère, en espérant de tout cœur poser le doigt sur la nouvelle faille incarnée ? Le Doyen connaissait déjà la réponse. Amalric n'avait jamais rien laissé au hasard. Amalric n'avait pas attendu que la brèche se présente à lui sans rien faire… Véhan Du-Point, de ses mains de plus en plus fébriles, fouilla les tiroirs un par un en suivant l'index affiché sur le mur de brique, et retrouva le dossier jauni du 20 et 21 Septembre 1064 ; qu'il jeta au bout du bureau. Il parcourut l'enquête officielle sur la mort de la Reine Lisbeth, et le rapport d'autopsie qui allait avec puis il feuilleta les documents annexes à la recherche d'une déclaration de meurtre, d'enlèvement ou de disparition survenue ce jour-là. Il la trouva aussitôt.
Elle s'appelait Sya de Pierre-fourchue. Un père descendant des Premiers-Nés ; une mère du Chenil. Sya avait été portée disparue neuf semaines plus tôt, en fait, mais son nom apparaissait dans le dossier depuis qu'elle avait été retrouvée, mutilée et sans vie sur les pavés du cul-de-la-Bastide, au matin du 21 Septembre. On l'avait battue et affamée avec une cruauté manifeste, pendant presque trois mois ; mais c'était le coup de lame en plein cœur qui lui avait ravi son dernier souffle. Certaines revues de presse avait hurlé à la haine des Premiers-Nés. Puis l'histoire s'était arrêtée là. Est-il seulement possible… ? Pris d'une stupeur sans précédent, Véhan se laissa tomber sur le siège étroit pour sa noble stature. Amalric, quel homme tu as été…
Que diraient les seigneurs de l'Arbre, lorsqu'ils apprendraient que leur illustre souverain avait envoyé une armée de sages-femmes sillonner le monde pour mettre la main sur le sujet ? Qu'il avait gardé ce sujet en captivité, en secret, quelque part, pour se donner le temps de préparer son grand raid avant de l'assassiner ? Qu'il avait planté un poignard (en guise d'entraînement ?) dans la poitrine (ornée d'un arbre inversé) de la fillette, à trois heures exactement, dans le seul et unique but de provoquer la naissance immédiate d'une nouvelle incarnation ? Véhan comprenait enfin l'intention de son Roi et se la figurait avec effroi. Lorsque Lisbeth et Edric – le véritable Edric – avaient perdu la vie, Amalric ne s'était pas laissé étaler. Il avait pris les choses en main. Il avait décidé de supprimer sa brèche initiale, pour adopter la suivante… et l'élever, à la place de son fils, sous le nom de Prince Edric. Pendant dix-huit ans.
Son genou heurta le tiroir et en arracha un bruit sourd. Le Doyen, encore sous le choc, hésita à se pencher. En gémissant de douleur quand son dos se mit à craquer, il tapota le dessous du bureau. Un double-fond occupait l'espace, entre le sol et le tiroir. Véhan se mit à tâter le bois ; quand la voix de Silas retentit avec aigreur dans le bureau vertical :
– Navré de vous importuner, cher ministre, mais j'ai encore quelque travail à achever, d'ici la fin de cette journée… Si vous permettez.
La porte claqua et Véhan bondit sur ses pattes. Il acquiesça de bon cœur, et le petit ingénieur maussade plissa les yeux quand il poussa le battant de nouveau pour se faufiler dans les couloirs de la Loyale. L'éternelle sonna 15H.
Une terrible nausée prit le Doyen à la gorge, lorsqu'il fut de retour aux cryptes du suprême.
Ce jour sera le plus mémorable de notre dynastie. Dix minutes plus tard, il retrouva son propre bureau, plus chaleureux que le caveau royal, et y fit escale pour enfouir une urne minuscule dans une mallette plus discrète qu'une bosse étrange sous la chemise… Retrouvant ses airs de vieil hibou sage et bienveillant, Véhan Du-Point arpenta la vaste Académie en direction du Musée des étiquettes. Encore une fois, il enfonça la grosse clé d'argent dans le verrou et ouvrit le coffre-fort secret de Sa Majesté. Sifflotant presque de satisfaction, le Doyen déposa sa mallette à l'intérieur du compartiment ; puis se hâta de le refermer pour partir en sens inverse. Mais une haute silhouette le fit sursauter en restant planté là, sur le palier de la galerie. « Qu'est-ce que… ? ». Le type, jeune et grand, lui adressa un bref salut de tête et s'avança d'un pas vif. Il portait du bleu et du noir, au niveau du col, et une chemise épaisse couverte par un plastron d'acier. Un militaire. De quelle caserne ? Véhan se mit à paniquer en reconnaissant ce roquet qui avait servi de petit soldat au bon Conseiller, tout au long de la semaine. Un Lieutenant. De-la-Plage ou quelque chose comme ça…
– Archimaître, déclara l'officier. Je m'appelle Vernand De-Palme. Je suis sous les ordres du seigneur De-la-Cité. Le régent m'a demandé de veiller à votre sécurité, Monsieur…
– Eh bien, cher Lieutenant, je suis flatté que…
– Le régent a explicitement demandé, coupa aussitôt De-Palme, que vos découvertes de la semaine lui soient communiquées au plus vite. Vous venez d'être surpris, Monsieur, en revenant des cryptes du Temple suprême. Vous en avez ramené quelque chose. Il va falloir me donner cette chose, Monsieur Du-Point. (Il tendit la main). Tout de suite.
– Je vous demande pardon ? s'exclama le Doyen, outré. Sont-ce là des manières ? Que le bon régent n'a-t-il pas ordonné d'autre, hein, jeune freluquet sans cervelle… ? Jamais je n'ai été traité de la sorte, en Bastide ; et encore moins dans mon Académie. Je m'en vais, de ce pas, à l'assemblée des barons, pour y communiquer quelque information capitale. Et cela ne vous concerne en rien, mon petit !
Il esquissa un geste vers la porte, mais De-Palme recula aussitôt pour fermer le battant en hochant la tête d'un air peiné. Véhan se pétrifia.
– Je ne peux pas vous laisser faire ça, Monsieur Du-Point, murmura-t-il.
Il plongea les mains dans ses poches pour en tirer une paire de gant de cuir.
– Monseigneur Céorn, reprit De-Palme, souhaite obtenir ces informations avant le reste de son assemblée. Il compte sur votre compréhension, et votre discrétion.
Il se ganta diligemment pendant que le Doyen répliquait :
– Monseigneur Céorn n'est pas dans ce musée, et ce n'est pas à vous de m'ordonner…
Le premier et seul coup de poing le jeta sur le parquet. Véhan, sonné, se mit à éructer depuis le sol glacé :
– Outrage ! Agression ! Violence ! Je vous ferai fouetter, petit garçon !
– Vous me pardonnerez, archimaître… D'ici là, je vais vous conduire hors de cet endroit et tout à fait silencieusement.
– Suis-je… ? Suis-je votre prisonnier ? Le prisonnier de Céorn ? siffla Véhan.
– Bien sûr que non, objecta le grand lieutenant avec douceur. Je ne veux rien que votre sécurité ; et en sécurité je vais vous mener, loin des oreilles indiscrètes de cette sublime Académie. Considérez-moi comme votre… garde rapprochée, Monsieur.
88. Un corps pour un prince
Céorn fut parvenu au sommet de la maison-forte, dans les hauteurs modestes du Palais de justice, sans se souvenir d'avoir gravi le colimaçon. Une douleur vive avait commencé à résonner à sa tempe, alors qu'une sueur glacée couvrait son dos… La cape de renard et le plastron le ralentissaient assurément, mais il arriva presque aussitôt à la porte de la remise, éclairée par un rayon de soleil poussiéreux qui s'invitait par les deux énormes lucarnes penchées sur la parquet comme deux yeux rectangulaires… Il y trouva une boîte à taille humaine, fermée par des clous plus larges que sa main. Autour du caisson de planches noires, Madame La-Rouge, sa secrétaire Beldria et le Haut Juge. Confortablement assis sur les restes de fauteuils qui occupaient la remise, deux baillis (vert de la Colline et gris de Gris-Bois) contemplaient la macabre livraison. Pas de trace du bailli de rouille. C'était une réunion hautement informelle, bien sûr… Le Conseiller fut pantois. Madame Mahenn aurait dû arriver de sa Banque sous l'œil du public éploré et sans omettre de porter à la fois les couleurs bleues et rouges de ses clans et quelques atours sublimes pour épater la galerie… Céorn avait consenti à ce qu'elle représente sa Cité, 9e baronnie annexée, quand elle l'avait fait régent et alors que lui-même parlerait pour le Fort ; et il commençait à le regretter… Aimon, quant à lui, était annoncé comme seigneur De-la-Tour, et voir le magistrat suprême au côté de sa tante (bien qu'il eut été grand temps de faire la démonstration d'impartialité) relevait de la catastrophe… Or, la trouvaille soudaine d'un cadavre princier constituait une tragédie plus grande encore, et Céorn contempla chacun de ses interlocuteurs de ses yeux écarquillés. Ça ne pouvait être qu'un canular…
– Madame nous a réunis d'urgence, grommela Dorcéus De-la-Colline.
Il avait l'air bougon et épuisé.
– Il est capital que vous voyiez cela, Conseiller, ajouta Cédéric Gris-Bois.
Mahenn, ses joues ridées étirées en une expression de pur chagrin, alla vers le régent d'une démarche aérienne. Sa tenue était moins claire, plus austère qu'au matin ; mais elle avait veillé à garder un style irréprochable, entre raideur et courbure… Céorn la regarda approcher, puis baisa sa main sans la moindre conviction, la bouche ouverte et les paupières pétrifiées. La reine-mère faisait preuve d'une audace inégalée… Ni elle, ni son neveu de rubis n'avaient encore contacté le régent après la tentative de meurtre de ce pauvre benêt de Ronon. C'étaient les premiers mots qu'ils échangeaient loin de la foule en délire, depuis le matin. De sa voix suave, elle déclara :
– Mon cher petit-fils, Son Altesse le Prince héritier, Edric De-la-Cité, n'a pas survécu au départ de son père. Baron Céorn, pleurez pour moi. Je suis esseulée à jamais.
Aimon Le-Rouge se trémoussa dans son coin, l'air mal à l'aise. Céorn approcha la caisse de bois, et poussa violemment le couvercle aux clous tordus qui reposait sur la couche de paille sèche. Le garçon aux cheveux noirs et aux yeux bleus, grand ouverts, était étendu sur le foin doré. Sa peau était livide. Ses lèvres fines avaient blanchi. Aux mains, aux chevilles, et sur sa hanche nue, des hématomes formaient de vastes taches à la teinte violacée. Une marque de naissance, en forme d'arbre renversé, ornait le menu poitrail de la dépouille.
– Edric, murmura Céorn. Non…
C'était l'anéantissement de tous ses espoirs. La fin ultime de ses théories, et de ses multiples entreprises destinées à retrouver, innocenter, et réhabiliter l'honneur du Prince parmi sa cour et ses sujets. Le déserteur n'avait pas sauvé l'enfant… Le mutin ne lui avait donné la carte d'aucun refuge. Edric n'avait rejoint aucune cause sainte, ni la moindre société secrète prête à débarquer en renfort auprès du Conseiller… Toute son enquête, pour prouver la bonne foi du monarque et découvrir l'identité du vrai malin, tombait à l'eau. En étudiant les traits blafards de son cousin, le baron du Fort oublia ses intrigues un instant. Une affreuse mélancolie s'empara de lui. L'enfant – car il en avait encore l'air – était réduit à rien… Il ne voyait plus, ne respirait plus… Ne pensait plus. À peine développé, la barbe absente et les bras maigres, il n'était qu'une poche, un reste d'enveloppe, raide et froid comme une planche… L'affreuse immobilité de sa silhouette produisait un effet à la fois étrange et glauque qui donnait une bizarre envie de rire. La chair commençait à sentir comme si Edric n'avait rien été de plus qu'un vulgaire tas de fumier destiné à vite retourner à la terre. Céorn pleura sans s'en rendre compte. C'était l'absurdité de toutes les vies humaines qui lui sautait au visage, et une vive colère qui le prenait tandis qu'il balançait un coup de pied à l'armoire. Le meuble laissa voltiger sa porte de bois et Madame Mahenn retint son souffle devant la détresse du ministre, alors que les baillis se mettaient à protester.
– Où ? gronda Céorn, en faisant taire Dorcéus et Cédéric. Quand ? Comment ?
Le Prince n'avait pas subi d'éborgnement, mais son corps était meurtri de pied en cap. Ce fut le Juge Aimon, cette fois, qui répondit de sa voix monocorde :
– Dans le ravin du Pré-aux-oiseaux. Il y a une heure. Les soldats rouges, en position, ont suivi des traces fraîches près de la nécropole… Une charrette, disparue après le fleuve… On suppose que deux personnes au moins ont déposé le corps dans l'herbe. (Le Juge ne semblait pas affecté pour un sou). Et sûrement à notre attention.
– De quoi est-il mort ?
– Le Prince, reprit calmement Aimon, a été empoisonné. Essence de belladone, trouvée dans ses veines par l'alchimiste-en-chef.
Payé par ta tante, lui aussi ?
– Le garçon a succombé il y a deux jours, mais n'a été exposé au soleil que ce matin. Les soldats ont immédiatement porté la dépouille au Palais, intervint le bailli Vert.
– Aucune trace de son meurtrier n'a été relevée, ajouta le Gris.
Céorn le dévisagea sans gêne. Corvus Du-Pic ? Après tout, il s'était persuadé que le corbeau avait pris Ed sous son aile, en s'envolant vers la Cité. Pour livrer son corps aux autorités de la Bastide, dans le plus grand secret ? Improbable. Le Commodore ? Pourquoi les pirates auraient-ils rendu la dépouille, avec deux yeux et un poitrail intact ? L'ordre des noyeurs ? Insensé. Les noyeurs entretenaient le culte du secret. Dans quel but auraient-ils ramené leur captif, mort ou vif, aux ministres de l'Arbre ? Céorn savait que l'enfant et sa grand-mère ne partageaient pas la plus intime relation mais il ne pouvait guère se résoudre à imaginer Mahenn assassiner son propre petit-fils. Pourtant, elle avait fait le nécessaire pour livrer le corps d'un Prince au Palais, à quelques minutes de l'assemblée la plus décisive de la décennie… Un corps pour un prince.
– Voilà qui bouleverse notre ordre du jour, gémit De-la-Colline.
– Il est impératif que nos seigneurs soient informés à leur tour, bien entendu, ajouta le Haut Juge.
– Bien entendu, confirma Céorn d'un ton un peu trop abrupt.
Mahenn approcha pour susurrer :
– C'est pourquoi mes gens n'ont pas encore révélé leur découverte… Après tout, il vous revient de présider l'assemblée, monseigneur.
Céorn dut se retenir de rire. Madame Mahenn n'avait, à aucun moment, choisi l'horaire de son coup de théâtre au hasard. Le Conseiller était coincé, forcé d'annoncer l'assassinat à ses collègues – sous la pression de Madame la baronne et des deux autres baillis, réunis pour orienter ses décisions… Pourquoi tant de hâte à vouloir faire passer le sceptre ? Pourquoi te précipiter sur le cadavre du petit si son trépas m'assure la souveraineté ?
– Alors… Qu'allons-nous faire du… corps ? s'enquit Cédéric Gris-Bois.
– Aux cryptes, sur le champ, répondit aussitôt Céorn.
– Et dans la plus grande discrétion, ajouta Mahenn.
Tous deux échangèrent un regard entendu.
– Les citéens, reprit Céorn, doivent être préservés de la tragique nouvelle jusqu'à ce que nos chers barons aient examiné la situation de fond en comble. La chambre aura moult questions élémentaires à trancher, cet après-midi… Ne jetons pas le cadavre à la presse alors qu'elle se cogne déjà contre les vitres de ce Palais.
Il dévisagea le corps d'Edric une nouvelle fois ; une douleur à l'estomac, et de la rage plein le cœur. Le garçon paraissait raccourci, dans la mort. Non… Ça n'est pas lui. C'est impossible. Mahenn hocha lentement la tête, puis désigna Edric en déclarant :
– Voici, monseigneur, où sont mon cœur et ma peine. Auprès des miens. Je suis désolée, et consternée par les accusations qu'a proférées notre cher Trésorier… Je suis outrée, et effrayée par la trahison du gouverneur… Je sais, pourtant, que vous êtes proches de vos gens et de votre famille. Ronon vous aime autant qu'il aimait Amalric, je m'en vois persuadée ; mais il semble que le malin ait su frapper plus profond que nous l'avions supposé jusqu'à lors, monseigneur…
Le Malin, hein ? Il a bon dos. Madame La-Rouge faisait visiblement tout ce qu'elle pouvait pour évoquer la tare bleue sans avoir à la citer. Quel est ton rôle dans cette sombre mascarade ? Quel est ton but, scélérate ? Espérait-elle mettre la main sur le sceptre-berger, en sa qualité de reine-mère ; bien que veuve d'un âge avancé ? Quelle parade avait-elle concoctée, au fond de sa maudite Banque ? Céorn força un rictus désolé… Un œil sur le cadavre, il détailla discrètement les traits de l'enfant ravi à l'aube de sa majorité. Si son arbre inversé occupait la bonne portion de torse, il n'avait, aux doigts de la main, pas la moindre trace d'une bague ou d'un anneau. La peau bleuie était intacte.
L'assemblée fut automatiquement repoussée d'une demi-heure. On avait vu la mine épouvantée du régent, le baron Céorn Du-Fort, lorsqu'il avait dévalé le colimaçon poussiéreux, suivi par le bailli du 1er Quart Madame Mahenn ; Aimon Le-Rouge, attendu lui aussi en chambre des doléances ; et les chefs de clan Vert et Gris de la Cité qui, pour la part, n'y étaient pas conviés… Bien que personne, aux portes du Palais, n'eut l'air de savoir ce qu'il était advenu du Prince de l'Arbre, l'excitation était déjà à son comble, et une foule de moutons admiratifs ou coléreux se mit à siffler à l'adresse des trois nobles et des deux bourgeois qui détalaient vers le rez-de-chaussée. En traversant le vestibule, Céorn retrouva Fidel – accompagné, cette fois, de Rory Gris-Bois et Clodric Le-Rouge… Incapable de lui faire parvenir le moindre message sans se faire entendre de leurs deux collègues, le Conseiller se laissa emporter vers la chambre des doléances et se précipita sur son pupitre, au milieu du vaste carré de bois ciré.
Corvus Du-Pic l'y attendait de son air le plus taquin, ou attendait du moins son expression outrée. Il portait une tenue noire aux manches coniques, similaire à celle de la veille et du matin-même, mais plus ample au niveau des chevilles et tenue au col par une broche circulaire barrée par un croc d'acier étincelant. Un parfum à la fois glacé et entêtant émanait de ses cheveux coiffés avec soin. Son menton imberbe et pointu ne se départait pas de la fossette que creusait son sourire narquois… Le sorcier ne s'était fait accompagner d'aucune délégation, et ne portait ni bannière de son clan ni joyau de sa baronnie. En revanche, il n'avait pas hésité à passer les portes de la chambre avant tout le monde (y compris Céorn) pour aller se prélasser sur le siège du président.
– J'espère que la Bastide vous a correctement accueilli, grogna le Conseiller.
– Comme il se doit, répliqua doucement Corvus.
– Loué soit le géant. J'aurais été honteux de vous savoir incommodé. Le chemin a dû se faire long, de Grand-Place en Cité. Vous êtes sûr que votre Vampyre est entre de bonnes mains, aux abords de la ville ? La Divine aurait pu accueillir le vaisseau lui aussi comme il se doit…
Corvus sourit.
– Entre d'excellentes mains, répliqua-t-il.
– Merveilleux.
Deux limiers du Chenil, emmenés par Fidel, furent chargés de renifler toute la salle à la recherche d'un piège quelconque ; qu'il s'agisse de poudre noire, de gaz ou de n'importe quelle autre substance dangereuse… Le chef de la sécurité du Palais, un bleu à la face lunaire, envoya son alchimiste sonder la chambre à l'aide d'une vaste antenne dorée qui se mit à crépiter. Le technicien vérifiait l'électromagnétisme ambiant. Puis il rangea son radar et quitta prestement les lieux. Les nombreux domestiques, chargés de nettoyer et préparer la chambre, étaient renvoyés par la gouvernante-en-chef. Dans le couloir étincelant, douze soldats bleus s'étaient alignés, pendant que rouges, verts, gris et noirs (dans l'uniforme de suie) investissaient le balcon et la tourelle, prêts à tomber le premier badaud malintentionné.
Occupé par Corvus, Céorn ne parvint pas à croiser le regard de Fidel.
– Et si vous me disiez enfin ce que vous voulez ? demanda Céorn.
Le mutin haussa un sourcil surpris.
– Cela vous donnerait du pouvoir sur moi.
– N'en ai-je pas déjà le moindre ?
– À portée de vue, peut-être… Mais le Continent est vaste.
Allistaire Gris-Bois, aussi rouillé que le reste de sa baronnie-mécanique, allait se tasser dans son siège préféré, au deuxième rang. Il jeta un regard acide à son fringuant cadet, Rory, installé de l'autre côté de la salle comme pour rappeler à quel point tout, à la baronnie d'esprit de l'Orgue, agaçait les rustres de la Forge…
Le régent baissa encore la voix :
– Alors, quoi ?
– Je voudrais que vous soyez prêt à riposter. L'ennemi est en marche. Son plan dépasse le seul régicide. Les signes sont clairs. Enfin, si le terme de signe est approprié, dans le cas de l'attentat public à la vie d'un cousin…
– Les barons du Pic sont-ils devins ? siffla Céorn.
– Les barons du Pic ouvrent les yeux, monseigneur. C'est déjà quelque chose…
– Ont-ils vu des choses que la Bastide ignore ?
– Oh, tant de choses que je ne saurais par quoi commencer ! admit Corvus.
– Commencez-donc par le malin, le Prince et le berger.
– Du malin, j'ignore tout ; du Prince, je ne sais ce qu'il est advenu ; et du jeu dangereux qu'a joué notre Roi-berger, je m'attends seulement à d'innommables conséquences. Le pays de l'Arbre a besoin d'un chef fort, Conseiller. Vous seul avez le moyen, désormais, de préserver notre Continent. Vous le savez, n'est-ce pas ? Et c'est ce qui vous ronge ; je me trompe… ?
Clodric Le-Rouge, resplendissant, avait noué ses cheveux d'or et portait sur les épaules une semi-cape de fourrure blanche, en l'honneur d'Amalric. Olive De-la-Colline était plus fébrile que jamais, dans sa tenue aux couleurs de l'Astropôle fédéré, et alla se planquer le plus loin possible du pupitre.
– Vous voulez que je m'en aille ? susurra Céorn avec un rictus.
– Je ne souhaite pas vous voir partir. Ni abdiquer. Mais si vous êtes mis à la porte, je ne peux vous promettre d'ouvrir la fenêtre…
– Et qu'est-ce qui vous fait croire que je serai mis à la porte ?
– Allons, monseigneur… Pouvez-vous me regarder droit dans les yeux, et m'assurer que vous croyez, vous-même, à votre règne prochain ? À votre sacrement, et au retour des beaux jours sur la fédération ? Croyez-vous que d'autres tomberont sous le charme de vos principes et de vos décrets, quand ces réformes entameront leur confort ? Ne soyez pas si naïf, régent. Vous ne serez jamais Roi. Pas Roi-berger, en tout cas… Vous le savez, au fond. Quelles seraient vos chances, une fois sur le trône ?
Le Capitaine Anton De-la-Baie fit soudain son apparition, plus large, plus haut, et plus bruyant que le reste de ses comparses. Du couvre-chef aux médailles, le patron de la flotte fédérée avait revêtu toutes ses insignes et bien entendu, il portait l'énorme Trident de ses pères dans son dos. Morgane Du-Phare n'a pas réussi à forcer le passage, apparemment ! Sans accorder une once d'attention aux portiers et aux échansons, hâtifs de quitter la salle, le marin bondit sur ses bottes jusqu'au siège le plus proche de Céorn, comme s'il était le bras droit du bras droit…
– Le sceptre, rappela Céorn de son ton le plus sec, ne me reviendra qu'après la mort de l'héritier. S'il tombe avant moi. Avez-vous reçu des nouvelles, à ce sujet ?
C'était aussi subit que délicat, et il traqua la lueur de la tromperie dans l'œil de Corvus. Savait-il déjà ? Ou du moins… Croit-il savoir quelque chose du mensonge de Madame Mahenn La-Rouge ? Céorn supposait que le sorcier avait rencontré Edric, et récemment. Qui de Corvus, ou de Mahenn, avait su débusquer l'authentique Prince de l'Arbre ? Ed se trouvait-il quelque part à l'ouest de la Cité ou au fond d'une boite, dans le grenier de ce Palais ? Le mutin n'eut pas l'air déstabilisé et déclara tout-de-go :
– En admettant qu'Edric ne revienne jamais, vous êtes le premier Prince aîné de l'Arbre. Le fils bleu de la dynastie-bergère. Par le courage ou l'inaction, il vous faudra trancher, Céorn, et ce nœud sera dénoué que vous le vouliez ou non…
C'est Mahenn qui t'envoie, pour me pousser à précipiter les obsèques du petit Prince ?
– Et pourtant, l'idée de mon règne vous amuse.
– Votre règne sur la fédération, c'est vrai. Mais vous pourriez vous rendre plus utile, et de tant de façons que j'en ai le vertige…
Aimon, qui demeurait le plus souvent debout, se pétrifia à mi-chemin de son pupitre, les doigts serrés sur ses bagues de rubis ; et sa grande-tante, enfin, arpenta la salle en faisant résonner ses talons pour gagner la banquette qui faisait face au fauteuil du Roi. Tous les barons contemplèrent la reine-mère, élégante, digne, et glaciale, alors qu'elle croisait les jambes et tirait, de sa manche, l'habituel petit mouchoir en dentelle. Elle lança un bref regard à l'échange suspect entre Du-Pic et De-la-Cité.
– Votre légende de tare bleue n'est que le symptôme d'une dégénérescence beaucoup plus Ancienne, monseigneur. D'Amalric à Edric en passant par Ronon, le clan De-la-Cité vient d'être décimé ; et il n'y a aucun moyen de revenir en arrière. Vous êtes redevable et endetté jusqu'au sang à la Banque Rouge… Vos amis sont infirmes ou serviteurs, et la Cité déplore encore Amalric… (Céorn se retint d'évoquer Fidel). Ces barons ici présents n'ont pas la force de leurs aïeux ; et ces petits baillis capricieux vous tourneront le dos à la première occasion… N'allez-vous rien faire, monseigneur ?
Céorn approcha ses yeux cernés du mutin et grommela dans sa barbe :
– Je ne quitterai pas la Bastide.
– Soit… se résigna Corvus en haussant les épaules. Alors, s'il vous faut vous jeter dans la gueule du loup, allez-y un tant soit peu informé…
Le régent se figea, le cœur battant, en se demandant si Corvus s'apprêtait à confesser son perpétuel espionnage voire même, sa consciente implication dans le plan tordu de sa grande-tante. Tu sais qu'il y a un corps. Tu crois me l'apprendre ?
– Monseigneur… l'Est a cédé. Les gens-des-bois ont repris le mur d'Ordéus.
Céorn resta bouche-bée. C'était aux antipodes de ce tout qu'il s'était imaginé… Le front Est n'avait pas traversé son esprit de la journée. Qu'elle soit liée au complot de l'ennemi ou non, la nouvelle lui tombait sur le coin du crâne ; comme aurait dû le faire cette grue mal entretenue, aux cryptes du Temple… La stupéfaction lui fit perdre de sa superbe. Qu'en sais-tu, vil sorcier ? Dans un élan de colère contenue, Céorn souffla :
– Sont-ce maintenant les barons, qui commandent aux armées ?
– L'information est arrivée dans le quart d'heure. Deux tourelles ont été prises d'assaut il y a une heure, simultanément. Les alarmes longue-distance dont vous avez équipé les avant-postes ont été désactivées sur-le-champ. Une embuscade a pris l'officier chargé de la Tour centrale. Soixante morts. Un oiseau a été envoyé à tous les fiefs qui bordent l'Entre-frontières pour les prévenir de l'avancée des échafaudeurs et des sylviculteurs ; mais celui qui s'est posé sur la Bastide a été intercepté par votre bon Général. Si Franc De-la-Colline n'a pas de place à cette assemblée, je suis sûr qu'il vous attend de son pied le plus ferme derrière les portes du Palais… Clodric, Allistaire et Olive ont déjà échangé sur le sujet avec nos collègues.
– Et vous ? Est-ce ainsi que vous l'avez découvert ?
– Disons cela, coupa Corvus d'un ton pressant. Vous savez aussi, à présent ! Faites donc de votre mieux pour contenir les passions de vos seigneurs. Ils en ont à revendre… Il est temps d'y aller. J'espère vous voir couronné, aujourd'hui… régent.
Puis il s'éclipsa, pour s'installer au plus près de la fenêtre, le dos droit et l'air à peine concerné. Céorn se frotta vigoureusement les paupières, avant d'aller se dresser de toute sa hauteur sur l'estrade de bois qui surélevait son pupitre présidentiel. Aimon, Mahenn, Fidel, Anton, Rory, Allistaire, Corvus, Clodric et Olive se turent d'un seul coup pour dévisager le baron Du-Fort. Transpirant, mais rompu à l'exercice, Céorn ouvrit la réunion par un index levé au ciel : « Foi et puissance, messeigneurs ! ».
– Foi et puissance, chantèrent les barons – et la baronne.
ÉPISODE 10.
La dynastie du crépuscule
89. La langue de pierre
Ed ouvrit un œil timide et une bouche pâteuse. Son premier souvenir fut celui du viaduc gigantesque et il s'étonna, un instant, de ne pas percevoir la caresse du vent. Qu'il ait rêvé sa chute, ou qu'il ait bel et bien basculé par-dessus la passerelle, Ed restait certain d'avoir visité le pont labyrinthique. Ce fut pourquoi il s'attendit à sentir un air frais sur sa peau et peut-être, quelques rochers ou racines pour lui labourer le dos. À la place, il se trouva entre des draps de lin jaunes et parfumés, sous une couverture de feuilles sèches, les pieds tiédis par une bouillotte. La pièce dans laquelle il reposait était circulaire, et son plafond de pierre grise, lisse et impassible, glissait jusqu'au centre à la façon d'un bulbe géant. Une perforation laissait entrer un bouquet de flore locale dont les longues tiges voraces semblaient diffuser leur propre chaleur. Deux baquets de bois chantonnaient chaque fois que le minuscule moulin, à leur base, laissait passer quelque quantité d'eau suffisante pour remplir la cuvette en aspirant la goulée précédente. Une fenêtre creusée dans la roche donnait à voir sur le ruisseau suspendu, qui parcourait la cime aux feuilles larges comme des fiacres à la manière d'un train fantôme bondissant dans les airs. Une odeur de pluie, de feu de bois et de crevette grillée s'élevait d'en bas ; à trente pieds de la chambre mystérieuse. Edric se leva brutalement, puis se figea pour contempler ses membres intacts. On l'avait déshabillé, lavé, soigné et rhabillé ; mais sa nouvelle tenue ne lui plaisait pas autant que le squelette d'acier et la combinaison ocre ininflammable. Où sont mes affaires ? Ses bagages ne se trouvaient pas au pied du lit. En revanche, le médaillon de la dague tronquée pendouillait toujours à son cou.
À l'évidence, il se trouvait chez les Premiers-Nés. Edric avait visité toutes les baronnies, et savait reconnaître l'hospitalité de chacune, mais les murs en pierre brute et en argile, les cascades ruisselantes et le ciel nocturne libéré de pollution lumineuse, visible à travers la voûte fendue du plafond minéral, n'évoquaient aucune architecture fédérée. Quant au bois sculpté et au textile délicat, ils n'appartenaient à nul pirate…
La vieille dame, qui l'observait depuis son réveil, parla enfin de sa voix grave ; et Ed sursauta en hurlant, détaillant enfin ce qu'il avait identifié comme un tas de toile fripée, empilée sur le siège plongé dans la pénombre :
– Tu es sauf, toi.
Elle avait une mâchoire rectangulaire, un long nez fin et deux poches sous ses yeux d'un noir profond. Sa peau d'ébène portait quelques traces d'un maquillage blanc et poudreux, sur la ligne du front et sur les avants-bras. Ed nota cinq cicatrices de lait à chaque poignet. Son âge était ardu à déterminer, mais elle avait sûrement pu enfanter des petits qui avaient enfantés à leur tour car une traînée grise ornait la mèche qu'elle laissait voleter hors de son chignon. Sa parure, tressée dans une paille verte, tenait une taille menue et une colonne vertébrale courbée par le temps, ou le labeur. Une pierre à la surface veinée de rose scintillait sur sa poitrine, et suffisait à la vanité de la dame qui ne s'était parée d'aucun autre bijou. Ses pieds étaient nus, comme ses doigts. Du gosier maigrelet de la vieille surgit un rire agacé.
– Allons, réveille-toi !
– Vous êtes une chamane ? demanda enfin Edric.
– Je suis la chamane, corrigea-t-elle.
Le garçon désigna le bizarre établissement minéral, bordé par les arbres de la forêt, dans lequel il venait d'émerger.
– Nous sommes à Terre-priée ?
– Nous sommes à la maison. Tu peux prier ce que tu veux.
Edric, éberlué, revint lentement à elle.
– Étais-je… seul, quand vous m'avez trouvé ?
– Le Gardien est en sécurité, répliqua aussitôt la vieille.
En la dévisageant, Ed nota une variation de couleur, entre ses deux yeux. L'un avait l'iris comme taché par un point brun, presque orangé.
– En sécurité, en prison ? murmura-t-il.
Elle hocha la tête et se leva, les bras ouverts, pour approcher :
– Peut-être. Le musicien est enfermé. Dans sa tête. Et son corps.
– Pourquoi n'est-il pas là ? Nous avons pour habitude de ne pas nous séparer…
– C'est chose faite. Le Gardien a trahi sa promesse. Il sera jugé.
Ed inspira profondément, sans plus ciller.
– Et moi ?
– Toi, tu as subi une injection aux lourdes conséquences. Un poison vicieux, fabriqué à partir du venin d'Eusuche. (De quoi ?). Le produit s'est installé dans ton organisme et t'a presque pris la vie. Il circule encore dans tes veines. Tu en a manifesté le symptôme au moment de passer le viaduc de la Botte. Quelques-uns de la maison t'ont amené à moi.
Ed, en massant sa hanche endolorie, remarqua doucement :
– Alors, peut-être n'était-ce pas si stupide, de venir vous rendre visite ?
– Je doute qu'il y ait eu de la stupidité, rétorqua la chamane. Mais je crois qu'il y a eu de la peur, et de la témérité, et de la tentation… Toutes sortes de passions et de désirs tout à fait dangereux. Des passions que tu amènes, dans la Botte, tel le mauvais vent d'Est. Il te faudra affronter le gouffre, à présent. Il te faudra répondre devant l'originel, Edric.
Edric cessa de pétrir ses membres fourbus. Il savait… Le maudit Corvus Du-Pic, dans son Manoir, le lui avait prédit : en le voyant parvenu à Terre-priée, le plus Ancien des puits Anciens du monde s'ouvrirait pour lui et le laisserait poser ses questions. Or, dans la bouche de la vieille chamane aux yeux luisants, l'exercice semblait différent. Ce n'était pas lui, qui poserait les questions : mais la déité elle-même. Si je peux comprendre Du-Pic, je peux comprendre les Premiers-Nés ! Il ignorait qui l'avait désigné faille incarnée ; comment, et pourquoi. Les chamans, eux, étaient les plus informés. Ils étaient les seuls à maîtriser la déité Ancienne, et c'était eux qui envoyaient les Gardiens se perdre sur la route de leur propre préservation…
– Aiden Du-Lavoir n'a rien dit, déclara fermement Edric. Il n'a fait que me protéger, des années durant. Il a dédié son existence au Grand plan, et m'a sauvé des Pillards comme il m'a sauvé des Noyeurs ; ou de – de mon père… ! Il est le plus sacrifié ! C'est moi qui l'ai fait courir en Orgue, en Pic, et en Ouest… C'est moi qui ai passé la passerelle en premier et basculé dans le vide… Du-Lavoir m'a protégé de tous les dangers ; et de moi-même, à chaque instant, depuis la nuit du régicide… Il a tenu sa promesse ! Vous ne pouvez pas le punir pour ça !
– Tu parles de pillards, de noyeurs, et de pères ; comme si j'en avais le même sens que toi. Allons. J'ai appris le parler-fédéré à une autre époque et ne l'ai plus pratiqué depuis longtemps. Ce que tu dis ne m'évoque rien. Je ne suis pas plus la Reine de cette terre-ci que ton père n'était Roi de la terre qui s'étend à l'Est ! Tu n'as pas de cause à plaider, au gré de mon autorité ; car ce n'est pas ma loi, qui t'oblige à visiter le gouffre, mais celle de la maison. Je ne possède pas, et n'ordonne à personne.
Elle trottina sur ses pieds nus jusqu'au garde-manger de toile et tira quelques mets exotiques, constitués de fruits mouchetés et de grands pétales roulés dans le miel, pour les livrer au garçon affamé. Avec un pichet d'eau claire, tirée du réservoir filtré, il accepta de se repaître pour écouter plus attentivement :
– Raesta n'a pas de murs. Elle pousse sur les sols inondés du bois et autour du Palombre sans planter de crocs dans la terre. Elle est dans le cœur de ses habitants… Dans ce petit segment d'Âme universelle qui leur a été confié à la naissance ; et dans chaque grain de sable, chaque brin d'herbe, et chaque lueur du soleil à travers les tunnels réfléchissants de la cime, depuis la plage jusqu'au viaduc. Elle existe au-delà de l'espace et du temps.
Au-delà de l'espace et du temps ? Il n'y a peut-être pas d'horloge, ni de carte, dans l'Ouest ; mais vous existez ici, et maintenant ! songea un Edric têtu. Comme tout le monde ! Le plat à base de fleur délicieux qu'il venait d'engloutir lui pesa aussitôt sur l'estomac.
– Les personnes qui savent braver la nature, et tenir les voies éthérées et passer le pont ne sont pas interdites de visite. En fait, elles sont attendues et bienvenues dans le puits. C'est là le plus vieux secret de Raesta. La peur et la passion ne sont pas punies, ici. Elles sont observées par l'universel. Elles sont entendues par la déité, et les voyageurs, mis à nus tels des bambins, pour confesser leurs vices et leurs délits… (Elle inspira). Ainsi, ils sont lavés de…
– Oh, je sais comment ça marche ! hoqueta Ed sans s'apercevoir immédiatement de son insolence. Le baron-mutin m'a fait descendre les marches de son puits, au Pic. Le séjour n'a certes pas été particulièrement plaisant ; mais j'en suis ressorti entier. C'est donc au gouffre en question, que je devrais m'adresser ?
La chamane retourna à son fauteuil pour s'y tasser telle la pile de toile ridée à laquelle elle ressemblait toujours. « D'une certaine façon », marmonna-t-elle.
– J'ai des questions, moi aussi, reprit Edric en posant son plateau sur le bord de la table.
Elle le considéra sans dire un mot.
– Je suis venu à Terre… à la maison pour quémander votre aide ! La moitié du Continent est à mes trousses. Certains veulent le Prince, d'autres la faille… Je suis ces deux choses et ne sais comment m'en dépêtrer. D'après Aiden, c'est une guerre totale, à laquelle on doit s'attendre désormais… Une guerre qui pourrait bien flamber jusqu'ici !
– C'est une menace ? s'enquit poliment la chamane.
– Bien sûr que non ! s'emporta Ed. Une simple prédiction ! Comment protégerez-vous la ville, quand le prochain Roi-berger viendra avec toute son artillerie pour la raser ?
– Raesta perdure derrière le viaduc.
– Le pont sera aussi utile qu'une chope percée, lorsque les armées auront envoyé leurs vaisseaux par la voie des airs !
– Ce pont n'est pas qu'une barrière verticale, ou horizontale, rétorqua la vieille.
– Quand bien même, la fédération se déversa à vos portes ! Nous pourrions l'empêcher, si nous œuvrions ensemble ! Vous seuls connaissez le secret de mon fardeau, si secret il y a… Ne pouvez-vous pas me le retirer ? Dois-je périr, pour ne plus être Brèche ?
La chamane battit lentement de ses paupières blanchies avant de répondre :
– Je n'ai pas le pouvoir de désincarner la Brèche. Personne ne le détient.
Ed laissa retomber ses bras le long de son corps.
– Alors… Vous ne ferez rien ? résuma-t-il, déçu.
– Nous te conduirons au gouffre. Le puits te montrera.
C'était une option peu encourageante. Ainsi qu'il l'avait prévu, Aiden subissait le courroux de ses commanditaires. Quant à Edric, il s'apprêtait à discuter avec l'entité que l'on présentait comme la divinité la plus Ancienne du cosmos… Si les Premiers-Nés eux-mêmes refusaient d'enquêter, ou de les informer d'une quelconque manière, peut-être leur puits magique parlerait-il à leur place ? Peut-être lui montrerait-il un moyen de venir à bout du Commodore ? Ou celui de rendre sa responsabilité à l'envoyeur ?
Le garçon demeurait incrédule. À chaque fois qu'on lui avait parlé de chamans au culte Ancien, il s'était pris à rêver de magiciens puissants et indomptables. C'était sa seule chance d'en apprendre davantage sur la légende de la Brèche incarnée… Même le baron-mutin l'avait envoyé sur place, à la barbe des pirates… Tout ça pour rien ?
– Quand entrerai-je dans le gouffre ? s'enquit Ed, renfrogné.
– Au zénith.
Il accepta d'un hochement de tête. Au même instant, la trappe que l'écorce de l'automne couvrait abondamment se souleva et, du sol, surgit une jeune fille à la main fermement serrée sur un cordage d'émeraude. Telle une soudaine pirate de la Botte, la Première-Née – qui n'avait rien d'une chamane – bondit vers la couche de lin, droit sur Edric qui sursauta de nouveau. Ses cheveux noirs de jais, coupés courts, ses pommettes hautes, son regard bas et droit et son nez retroussé, entre deux billes un peu écartées ; tout frappa Edric comme un éclair lorsqu'il se souvint de la jeune intruse que lui et Du-Lavoir avaient rencontrés au côté des Noyeurs, à Pierre-fourchue… Sa beauté sévère et androgyne effraya le garçon qui recula quand elle le huma en déclarant :
– Il est sauf ! Le Guerrier est sauf ! (Ed fronça les sourcils). Je le savais !
– Nya Rim, rabroua la chamane, ne lève pas la voix. Nous sommes juste là.
Guerrier… ? Edric en avait entendu de belles sur le chemin de Terre-priée ; mais celle-ci ne lui évoquait rien. Il se permit de demander :
– Qui es-tu ?
– Nya, répondit vivement la jeune femme.
– Tu es la… princesse de la maison ?
– Que fait la princesse d'une maison ? demanda-t-elle aussitôt en détachant les syllabes.
Ed fut prit de court.
– Oh ! Elle ne… C'est la fille du Roi… Du chef. À la Cité, elles… ce sont surtout les Princes, qui… (il se perdit dans ses explications). Est-ce que c'est toi qui commande ?
– Personne d'autre que le bois ne commande, ici, répliqua Nya d'un air docte. Ton ami, le Gardien, m'a posé la même question. Ne faites-vous rien, sans un chef ? Vous donne-t-il l'ordre de vous lever le matin, et de marcher en posant un pied devant l'autre, et de respirer à chaque instant ?
– Nya et sa famille habitent la stèle, intervint la chamane face à l'impatience respective des deux plus jeunes. Elles ne la commandent pas plus que moi.
Edric regarda ses deux interlocutrices, de plus en plus confus. N'y avait-il donc aucune figure d'autorité à laquelle se plaindre ?
– Où sont les autres chamans ? s'enquit-il enfin.
Il avait tant entendu parler de rituels, de nécromancie, d'alchimie prohibée et de malédictions qu'il s'était attendu à trouver, à Terre-priée, quelque étalage de savoir et d'étude sans équivoque ; et peut-être, les reliques d'un ère Ancienne qui le dépassait et dont les pirates du Septentrion profitaient des propriétés. Mais il n'y avait ni miroir, ni pentagramme, ni chaudron ni la moindre trace d'une baguette magique… Et la petite dame à la peau noire et aux yeux perçants ne semblait pas plus magique que lui, à vrai dire…
– Je suis la dernière pratiquante vivante de Raesta, admit-elle.
Ce qui signifie, la dernière du monde connu…
– Je suis depuis Shyo Rim Loh Ari, continua la chamane. Je partage le sang de celle qui t'a sauvé du viaduc, et c'est grâce à elle que j'ai pu te sauver du poison ! Elle est depuis Nya Rim Eth Era. Pya et Céys sont ses parents et Pya est ma fille.
La jeune Nya sembla surprise d'entendre la chamane dérouler la généalogie de leur clan ; mais il ne s'agissait pas de pudeur, ni de méfiance. Le seul exercice avait l'air de l'étonner, comme s'ils perdaient leur temps à nommer les poutres et les plinthes… Il parut qu'elle se demandait ce qu'il y avait de si intéressant à classer les parents et les ordres d'ancienneté. Ed observa son air sceptique tandis qu'elle remarquait :
– Toi, tu es obsédé par le sang.
Le garçon, qui se sentit insulté, lâcha un grognement de contestation.
– Comme le Gardien, reprit Nya en allant se planter près de la fente épaisse qui servait de fenêtre, dans la roche grisâtre. Est-ce que tous les moutons de l'Est accordent autant d'importance au nom de leurs parents ?
– Oui, siffla Ed avec mauvaise humeur. Il peut faire la différence.
Nya Rim Eth Era haussa les épaules avec dédain. Le Prince pivota vers la vieille chamane qui continuait de le dévisager.
– Vous avez dit que le poison circulait toujours dans mes veines.
– C'est exact.
– Qu'est-ce que ça signifie ?
– Je connais bien les décoctions à base de venin de viperon ; mais il était déjà trop tard pour espérer t'immuniser, à ton arrivée. C'est un dilemme que je n'ai pas eu à subir. Le produit fait partie de ton système, à présent. Tu es stable ; mais d'autres crises peuvent survenir et elles risquent d'être plus violentes que la première.
– Quoi ? s'indigna Edric. Mais… (il cligna frénétiquement des paupières). Merci de, euh… d'avoir essayé, ajouta-t-il maladroitement, mais que dois-je faire, la prochaine fois que je me retrouve à vaciller vers le coma… ?
Shyo pointa un index ridé telle une toile d'araignée vers la série de bocaux qui ornait l'établis, le long de sa couche de paille ; et Edric empoigna la fiole qu'elle désigna par un soupir soudain et affligé. Aucune étiquette ne nommait le liquide bleu clair aux petits résidus minéraux qui nageaient lentement mais il phosphorait dans le noir ; plus que les autres… Shyo le laissa contempler le produit un instant avant de préciser :
– Essence de raie bioluminescente… Six mois, pour en produire une fiole. Je t'en donne deux. Quatre cent millilitres et trente gouttes en chacun pour une goutte par jour et ce jusqu'à la fin des tiens… Ce remède contiendra les effets du poison ; ne le perd pas ! Le verre est incassable. Mais le bouchon peut-être retiré par n'importe quelle main…
Edric, frappé d'horreur, ne répondit rien. Son estomac se mit à danser comme s'il venait de rater une marche d'escalier. L'immuabilité de la nouvelle lui fit à peu près le même effet que la gifle qu'il avait reçu, en se baladant dans le Pénitencier… Entre vie et mort ; entre Noyeurs et Commodore ; entre Aiden et Corvus, Ed n'avait pas anticipé d'issue autre que fatale, ou salvatrice… À présent, il s'imaginait, chaque matin, en train d'avaler une goutte du curieux élixir, pour ne jamais avoir à suffoquer ; un peu comme Aiden lui-même et son impitoyable piété… Comme un reclus de l'Entrecube…
– Merci, s'étrangla-t-il en enfouissant les deux fioles dans sa poche.
– Nya Rim te prépare au gouffre, maintenant, dit la chamane.
– Tout de suite ? s'étonna-t-il.
– C'est presque le matin, observa Shyo.
Nya ne se le fit pas répéter deux fois, et contourna sa grand-mère pour aller se coller à Edric, les yeux écarquillés, pendant que le garçon sursautait d'effroi. La fille lui tendit une main aux longs doigts, comme une amie, et il l'attrapa doucement, en ayant l'air de se demander si elle s'apprêtait à lui jouer une farce… Sans plaisanterie, Nya jeta un regard vers la trappe végétale qui traversait le sol de pierre et invita Ed à y passer le premier. Il pivota une dernière fois vers Shyo, comme pour dire au revoir, mais il resta penaud une seconde face à la chamane avant de se mettre à errer vers la trappe. Nya, à la fois joviale et impatiente, le pressa en appuyant sur ses épaules.
– Descend, toi ! N'aie pas peur !
Ed attrapa les tiges tressées qui servaient de corde et se sentit dériver vers un étage inférieur, sans réussir à déterminer la force motrice du mécanisme. Nya ne laissa pas au garçon le temps d'explorer le salon ; et le conduisit vers un balcon qui encerclait l'édifice avant de continuer sa course parmi les airs, ses lattes de bois suspendues dans les feuillages, à plus de trois stèles de distance. Des stèles comme celle-ci (quoi que plus modestes), il y en avait à perte de vue, plantées verticalement dans le marécage luisant que formaient les rameaux brisés de la rivière… La cascade continuait de vrombir dans l'obscurité, à plus d'un kilomètre (peut-être deux) ; et l'activité nocturne des Premiers-Nés illuminait Terre-priée comme un jour de fête. D'autres fougères chauffantes et des guirlandes de lucioles vertes éclairaient les bâtisses circulaires, à demi-enfoncées dans l'eau ou la roche pendant que la lune projetait son halo sur de grands miroirs juchés au sommet des arbres les moins touffus, pour l'envoyer jusqu'au littoral. Les teintes vives de la ville – couverte de tentures et jonchée de jardins étonnants – étaient adoucies par les nuages bleuâtres que les vents apportaient du Septentrion et le disque mordoré qui commençait à poindre, loin vers l'Est. La fédération baignait de soleil, à cette heure.
Ils croisèrent, sur leur route, un certain de nombre de Premiers-Nés occupés à tel art, telle science, ou tel nettoyage dont l'expertise échappait au garçon. Des joueurs, des promeneurs, des cueilleurs, des chanteurs semblaient observer la nuit, ou œuvrer à la lumière de sa lune dans une parfaite harmonie. Quelques uns passaient les ruisseaux en se perchant sur de grandes échasses, pendant que d'autres filaient sur les balcons, à la cime des arbres… Il n'y avait ni marché, ni place centrale, ni rempart, ni tourelles ; et l'ensemble de la ville semblait s'étaler sur quelques kilomètres à peine, pour une seule centaine d'édifices dont les entrées et les sorties s'entremêlaient dans une cacophonie d'argile, de roc et de bois. Au fil de l'eau, quelques pêcheurs chargeaient leur panier de brochets et d'anguilles, mais aussi de sachets remplis de larves grouillantes… Un grand filet étroit fermait une part de la forêt, telle une cage de jeu de panse étirée entre deux troncs. La ville merveilleuse arracha au garçon plusieurs gémissements ébahis. À force de marche et de merveilles, les gémissements furent vite agacés. Les notions d'ennui ou de chaos ne paraissaient pas exister du tout, en ce haut lieu. Pas de brigands, pas de dangers, pas de risques ; ni pollution matérielle, sonore ou lumineuse pour perturber le bois. C'est presque trop. Ed eut un mouvement de recul incrédule en tombant sur deux amoureux perchés dans l'arbre le plus tortueux, à quelques pas du sentier, et renifla d'un air dédaigneux tandis que le couple gloussait de bonheur.
Il se mit à tâter les fioles dans sa poche de ses doigts nerveux, et pressa l'allure pour alpaguer la jeune femme :
– Nya, c'est ça ? (Elle acquiesça). Je peux te poser une question ?
– Tu as l'air d'en poser beaucoup.
– En voilà une de plus… Tu étais à Pierre-fourchue et sur le viaduc, en même temps que Du-Lavoir et moi. Tu m'espionnais. Pourquoi ?
– Je ne t'espionnais pas, objecta Nya. Je te cherchais. Je t'ai trouvé.
– Pour mon plus grand bonheur, murmura Ed. Sans toi, je serai mort. Mais ça ne me dit pas ce que tu veux… Ta grand-mère, cette chamane… Je croyais qu'elle ne souhaitait pas me voir ici. Aiden dit que la Brèche ne doit pas visiter Terre-priée… alors pourquoi m'y traîner malgré tout ?
– Je ne cherche pas la Brèche, corrigea la Première-Née. C'est le Guerrier, que je veux.
– De quel Guerrier est-ce que tu parles ?
– Il n'y en a qu'un, fit observer Nya avec sévérité.
– Qu'un seul guerrier ? Tu veux dire un soldat ? Ils sont des milliers, d'où je viens.
Ils s'attirèrent l'attention de nombreux oiseaux du matin. Si personne ne fit le moindre geste dans leur direction, plusieurs autochtones regardèrent Nya et Ed passer avec le plus grand intérêt et une curiosité affichée… La majorité d'entre n'avait jamais vu un homme de l'Est. Sa peau d'albâtre et ses cernes mauves, qui lui donnaient l'air le plus épuisé du monde, éveillèrent quelque empathie. J'ai la tête d'un pauvre démon sans-le-sou, à côté de ceux-là ! Les tenues étaient souples, élégantes, et les gestes aussi sûrs que précautionneux.
– Le Guerrier n'est pas un mouton. Il ne combat pas pour la vanité d'une princesse, ou le père d'une princesse… Je parle du Guerrier. Celui qui est fort, armé et déterminé ; et le cœur pur, assez pur pour brandir la langue d'Eusuche.
Peinant à suivre à la fois l'allure de sa marche et celle de ses paroles, Edric fut complètement décontenancé. Nya, notant sa perdition, lâcha un soupir et lui indiqua la stèle qu'ils venaient de passer avant de reprendre :
– Les céis sont partout, dans le pays. Mais il y en a de plus éthérés que d'autres. L'un de ceux-là se trouve au sud.
– Dans la colonie, comprit Ed. À Pierre-fourchue !
– Dans l'ancienne maison que tu appelles Pierre-fourchue, il y a une statue. Tu l'as vue, et tu l'as touchée, quand tu t'es rendu à ces gens masqués de blanc. Cette statue de pierre représente Eusuche. Eusuche, c'est un viperon constricteur, dans ta langue. Eusuche est au centre de la ville, la gueule grande ouverte vers le ciel, sa langue fourchue dressée à la lune. La langue est un croc moulé dans un minerai Ancien, dont la part visible a servi, et servira de garde à celui qui la tire du socle ! La langue d'Eusuche – que nul n'a portée depuis le premier lever de soleil de ta dynastie – va voir le monde ! Le Guerrier est là !
– Attend, attend, attend ! bredouilla Edric. Tu sais que je suis le Prince de l'Arbre ; et la Brèche incarnée, avec ça ? Je suis sûr qu'il s'agit d'un poste très enrichissant – mais que dirais-tu de le… proposer à quelqu'un d'autre ?
Nya, qui ne goûta pas à la plaisanterie (ou l'écouta passer sans la comprendre) ne lui accorda ni regard ni sourire en répondant sèchement :
– La statue t'a reconnu. Je l'ai vu de mes yeux. Je l'ai senti ! Shyo ignore que je suis allée à l'ancienne maison de Pierre-fourchue… J'ai examiné l'édifice pendant des heures… Et, quand tu es arrivé, la pierre s'est éveillée. Je ne suis pas chamane, moi. Mais j'ai ressenti la déité dans l'air. Tout autour. J'ai fait ma maesta de la légende.
– Je sais que tu économises ta salive ; mais il te faudra bien me la réciter, cette légende, si tu veux que je comprenne…
– J'y compte, répliqua Nya, l'invitant à dévaler une butte couverte de fleurs nocturnes. Tout le monde la connaît, à la maison. Elle est aussi vieille que Myu.
– Aussi vieille que qui donc ?
Elle s'immobilisa enfin pour le dévisager, et Ed vit qu'elle cherchait bien, cette fois, la marque d'une plaisanterie. Ses épais sourcils froncés sur ses yeux bas, le nez en l'air, Nya désigna le bord nord-est de Terre-priée, enfoncée dans la forêt luxuriante, et expliqua de son ton le plus calme :
– Myu. L'auteur de la prophétie.
Le soleil se levait complètement sur la vallée glacée qui couvrait la péninsule à présent, et la faune diurne de la Botte se remit progressivement à piailler et à chanter. Ed regarda l'essentiel de Terre-priée s'enfouir sous les arbres, dans son dos, alors qu'ils se mettaient à arpenter un doigt de rivière large comme un train de marchandise. Une minuscule cascade crachotait, trois énormes rochers s'enfonçaient dans le courant ; et, au-dessus de leurs têtes, les fougères continuaient d'exhaler leur parfum tiède. Effaré, il comprit où elle voulait en venir, alors qu'ils se trouvaient au milieu de nulle part.
– Tu te baignes, toi, déclara Nya. Tu laves tout ton corps. Tiens.
Elle lui enfonça un sachet dans la poitrine, dont Ed respira l'odeur de savon, et de son ceinturon, tira un cylindre de lin qu'elle déroula habilement. La tenue tressée se mit à chuchoter sous ses doigts et au contact du garçon quand il empoigna le vêtement d'un vert éclatant. Pourquoi pas ? Ça m'ira bien. L'air maladif et le teint vert.
– Alors, reprit-il en allant se dévêtir derrière le gros rocher (et il trembla de ses quatre membres). C'est lui, qui a écrit cette légende ? Le bonhomme dont tu parles ?
– Myu Bel Fyr Tyo. Tu ne connais pas, toi, car tu ignores tout des chamans. Myu est un pratiquant Tyo. Ewe, ajouta-t-elle dans un souffle en caressant le sol d'un doigt. Ça veut dire qu'il est rendu à la terre, aujourd'hui.
Edric, qui trébucha sur une racine quand il s'avança dans la douche, se mordit la langue en confessant :
– Je ne… je ne comprends pas ce que tu dis. Myu… est-ce que c'est son nom ?
– Myu Bel Fyr Tyo. Dans ta conjugaison, il était sage, et chaman de Raesta, car il a pris le chemin éthéré il y a longtemps. Il y a douze dispositions dans le ciel. Vous appelez ça les constellations. Chaque disposition qui regarde les sols – et l'angle qu'elle forme avec le nexus, au céis de Shyo – porte un nom basé sur un graphème Ancien. Quand mon corps a vu le jour, les trois constellations qui surplombaient la péninsule étaient Nwé, Ywé et Awé. Les graphèmes originaux se prononcent Nya. Le mot Rim désigne le crépuscule. Et Eth décrit la carte du ciel plus vaste, et la saison, sur le reste du Continent. Era, enfin, se traduirait par le mot « chêne », mais il a ici valeur de numérotation. Les Anciens ont eu l'utilité des arbres, jadis, pour étudier correctement les cycles…
Le garçon se savonna vigoureusement en l'écoutant. La cascade refroidit ses courbatures et le fit frisonner de la tête aux pieds. Mais elle était claire, réconfortante ; et il n'avait pas souvenir d'avoir goûté à une caresse si bienvenue de sa vie.
– Vos noms, reprit lentement Edric, sont des dates ? Vous vous appelez par vos cartes du ciel ? Les bergers n'ont-ils pas tenté de vous imposer le calendrier fédéré ? Ce serait plus facile, avec des jours, des mois, et des années…
C'était la première fois qu'il évoquait, et nonchalamment, l'extermination des Premiers et Nya laissa passer le coup sans exprimer la moindre émotion dans sa voix.
– Les bergers comptent leur déraison immatérielle qu'ils appellent argent. J'ai vu, et j'ai entendu les hommes, femmes, vieillards de Pierre-fourchue pleurer leurs cheveux gris et tirer leur peau ridée. J'ai entendu le petit bruit agaçant de vos horloges, partout où je suis allée, et le soupir de ceux qu'elles forçaient à se remettre à la tâche. Cette chose, qui vous dépasse et que vous appelez le temps, vous a réduit en esclavage… Et les belles promesses de votre idole se sont soldées par une industrie plus affamée encore. Que ne ferions-nous pas, comme bêtise !
Voilà quelque émotion, finalement… Nya poursuivit :
– Raesta compte les levers de soleil. Le reste, elle le laisse à la nature et à la disposition des étoiles. C'est le secret de sa préservation ! Les heures, les secondes, les rendez-vous de ta fédération n'ont pas d'effet, ici, car ils sont relatifs…
– Quel bonheur ! marmonna Ed. Le gîte parfait, pour une grasse matinée ! Pas d'horaire ! Pas d'obligations, ni de responsabilités, alors ?
– Le jour nous dit quand nous lever, répliqua sévèrement Nya. La marée nous demande d'évacuer la plage, et nous le faisons. La pluie nous invite à nous réchauffer au creux du céis, ou à filtrer ses eaux ; la sécheresse nous rationne ; et Eusuche nous scrute, depuis la montagne, quand il a faim ! La nature se commande à elle-même et nous autres, dans le bois du Palombre, écoutons ce que ses racines ont à nous dire…
– Et surtout, vous n'avez plus à célébrer vos anniversaires, hein ? Une carte du ciel sans jumelle et aucune raison de redouter le grand départ – et les cheveux gris ?
Nya se mit à agiter la tête, dépitée, et Ed se tassa un peu derrière son rocher :
– Raesta s'est affranchi de cette notion que vous appelez la mort. Les gens qui entrent à la maison et dans le gouffre ne sont pas plus orgueilleuses qu'une goutte d'eau, jetée et finalement engloutie de nouveau par la vague… Comme la brise se joint à la tempête, et comme le grain de sable constitue la dune, je n'ai pas à avoir peur de ce qui me dépasse et m'anime. La mort n'existe pas.
– Que faites-vous de vos cadavres, dans ce cas ?
Encore une fois, Edric s'aperçut tardivement de son insolence mais la question ne sembla choquer Nya comme il l'aurait cru.
– Les enveloppes sont rendues à la terre, loin, parmi ses plus profondes racines.
– Alors, pas de géant ? insista Ed. Pas de lune sacrée, ni de récompense éternelle ?
– Ah, oui ! s'exclama Nya en riant franchement, cette fois. Un géant à dos de laine ; qui guide les moutons de l'Arbre ! Un être plus grand que cent montagnes empilées avec le poids du monde sur son dos ! Un monde fermé, limité au territoire fédéré. Je le connais, ton Dieu, Edric De-la-Cité ! Il a des yeux de perles, une douzaine d'accessoires selon les régions de ta cartographie, et donne mille ordres contradictoires à la fois… Est-ce lui, je crois bien, qui a commandé l'exécution de ma générations aïeule ?
– D'accord, d'accord. J'ai saisi !
Ed quitta son rocher, les cheveux trempés, le visage couvert de gouttelettes, la main serrée sur le vêtement sali dont la chamane l'avait vêtu.
– Alors, ce Myu… Tyo ? Il vivait ici, il y a – quoi ? Mille ans ?
Nya s'empara du paquet, et invita le garçon à la suivre le long du cours d'eau.
– Vingt-et-une de tes années permettent à l'étoile Era de dessiner un cercle dans le ciel. Chaque passage d'Era au-dessus du céis désigne une nouvelle génération. Une nouvelle époque durant laquelle les mœurs et les manières sont étudiées encore. Le chaman Myu Bel Fyr Tyo, au temps passé, s'est fait connaître pour ses rituels impressionnants et son immense capacité à entendre l'originel. Sa génération, celle des Tyo, a foulé cette terre à cinquante-six cernes de chêne étalon soit autant de passages de l'étoile… Ça veut dire mille cent soixante-seize années de berger. Tu comprends, toi ?
– Je crois, bredouilla Edric. Il ne date pas d'avant-hier, quoi…
Pour la première fois, Nya Rim lui adressa un sourire qui la surprit elle-même.
– Non, ajouta-t-elle. Ça, c'est sûr. Pas avant-hier, évidemment !
Et elle éclata de rire. Embarrassé, Ed l'invita doucement à poursuivre :
– Alors, Myu est mort il y a longtemps… Qu'a-t-il dit, avant de succomber ? A-t-il dit me connaître depuis le passé, et prétendu me réserver une langue… de pierre fourchue ou je ne sais quoi ?
– Myu a écrit sa prophétie sur le céis de la côte, au Confluent. Dans la langue Ancienne ; la plus Ancienne de notre ère que nul ne parle aujourd'hui. D'autres générations ont eu le bon sens de conserver une traduction. Myu a prédit l'arrivée du Guerrier qui saura sortir la langue de pierre d'une statue, et avant que cette statue n'existe. Il a vu, dans le cercle, les événements lointains et anciens à la fois… La statue a vu le jour. Toi aussi. Et moi, je t'ai vu te tirer de cet arrière-poste, à Pierre-fourchue. Tu es l'élu.
Même au milieu de Terre-priée, loin dans la Botte enchanteresse de l'Ouest, Ed avait l'esprit dubitatif par nature, et l'étrange prophétie de Nya ne parut pas beaucoup plus vraisemblable au garçon qu'elle ne l'aurait été chez lui, en Cité. Des histoires telles que celle-ci, il en avait lues des dizaines : des guerriers, des rois, des chefs, des servants et fermiers, nés ou débarqués au bon endroit au bon moment, pour se voir restituer le fabuleux destin que le monde avait stratégiquement gardé à distance. Entre les mythes Anciens indéchiffrables que la Bastide interdisait de raconter, sans pouvoir contrôler la langue de tous, et la soif de progrès des moutons modernes, contes et légendes avaient souvent pris une tournure fantastique qui faisait rêver les enfants ; et chaque baronnie avait au moins sa version du récit global qui contait les exploits d'un mineur, chasseur, pêcheur, organiste, forgeron, veilleur, tisseur, copiste, berger, pupille, paysan ou soldat de l'Arbre fédéré. Le Chevalier de Suie du Fort en était un exemples. Le fondateur, ou le sauveur de chaque fief avait publié ses aventures, et Edric en connaissait beaucoup ; car il avait passé du temps à rêver de sa propre quête incroyable… Bien sûr, cette quête avait fini par venir à lui, en la personne de Beltom La-Haie, et l'avait poussé d'un crime à l'autre, qu'il en soit l'auteur ou non… Aiden Du-Lavoir, ivrogne et dépressif depuis la mort de son épouse, n'avait pas été le mentor le plus encourageant. Le pirate, sans une once de courtoisie, avait omis de lui révéler son plan machiavélique… Le bon Amalric – qui aurait dû enfin lui transmettre pouvoir et honneur – l'avait destiné à la potence à la place (ou pire encore). Leur seul allié puissant portait le nom de « mutin », tant il était haï par ses compatriotes. Quant à lui-même, il se trouvait désespérément poursuivi par le Continent entier, à laisser des cadavres sur sa route, sans avoir la moindre idée de ce qu'il convenait de faire… Et elle veut m'offrir une casquette supplémentaire, la folle ?
Entre deux édifices grandioses (au toit de paille blanche et aux murs de galets, liés dans un type de mortier inconnu), un fossé naturel bosselait le sol et dessinait une voie sinueuse à travers les feuilles mortes et les mares bruyantes… Toisé par des arbres cent fois plus hauts que lui, Ed suivit timidement Nya Rim sur le chemin. Il n'y vit nulle trace de prison ; ni d'Aiden Du-Lavoir …
– Alors, quelle nouvelle responsabilité me revient, en tant que Guerrier officiel ?
– Celle de sauver ma maison, répondit aussitôt Nya. Viens ici, toi.
Elle le fit cesser au bord de la vallée inondée, là où les arbres des montagnes se laissaient remplacer par les étangs scintillants qui ornaient la Botte jusqu'au littoral. Il y faisait bien plus frais, et le soleil timide du nord semblait n'y déposer qu'un regard de désolation, flou et grisâtre. À cette distance, la mer était visible, comme un bandeau de peinture bleue à la couronne noire… Le Septentrion semblait happé par les ombres.
Nya récita d'une voix forte :
– Chacun prend moins que ce qu'il doit au sol, partout et en tous temps, et le sol est à la société pour y vivre de bienfaits. Chacun entend sa passion de l'originel et vient dans la maison qu'il nourrit le cœur libre. Chacun lime ses crocs et personne n'est Tenté, car la Tentation conduit à monnayer la part de vie de nos pairs… Mais, quand le vent d'Est se met à balayer Raesta, et que Raesta se meurt au crépuscule de notre monde, le Guerrier est invité à fouler ce sol pour l'en préserver. Le Guerrier est fort, armé et déterminé car il a la langue de pierre fourchue avec lui pour sauver la maison de son fléau…
– Qu'est-ce que ça veut dire ? Quel fléau ?
– Que la déité enverra un combattant, qui sera autorisé à prendre les crocs.
– Et tu penses que nous sommes au crépuscule de notre monde ? s'enquit Edric.
– Ce sont tes livres d'Histoire qui le prétendent, pas moi ! Cette maison, c'est le peuple de Raesta ; les gens d'ici ! Le Guerrier est invité à les défendre.
– Mais je croyais que Terre-priée réprouvait toute forme de violence ? s'étonna Edric. Si le viaduc est suffisant, pourquoi chercher à protéger la ville ?
Cette fois, Nya parut se sentir mal à l'aise.
– La maison n'est pas en sécurité… Même derrière le pont, elle est… infectée par un mal immonde. Celui qui ronge ta fédération. Et qui envoie ses vapeurs putrides jusqu'ici.
– Quel mal ? De quel ennemi s'agit-il ? (Ed s'impatienta). Du Commodore ?
– Qu'est ce encore qu'un Commodore ?
– Le Pillard qui s'est juré de faire main basse sur la faille incarnée…
– Lui, répondit lentement Nya, où ce qu'il apporte avec lui… Je ne sais pas, moi.
– Alors, comment sais-tu qu'il existe ?
Il s'aperçut que la question la déstabilisait.
– Ce n'est pas ton affaire, Edric De-la-Cité, répondit-elle en haussant les épaules.
– Un peu quand même, si tu veux me faire combattre…
– Encore te faut-il tirer la langue de sa statue ! Alors, seulement, tu seras Guerrier, et je tiendrais la preuve de mon idée !
– Mais tu doutes encore ? murmura Ed, impassible.
Il se demanda si la jeune Première-Née l'aurait laissé mourir dans le précipice, au pied du viaduc, si elle ne l'avait pas soupçonné d'être son élu – en admettant qu'elle s'y soit trouvée du tout, dans d'autres circonstances. Ça n'est pas un hasard. Prince de la Cité, Brèche de l'Arbre incarnée, idole des Illuminés et Guerrier de Terre-priée ; tout ce délire ne pouvait découler de simples coïncidences. Lequel de ses titres avait-il attiré le suivant en premier ?
Nya arracha quelques baies juteuses au buisson proche, lança une poignée au garçon puis reprit leur route sans un mot.
– Pourquoi ne pas former de nouveaux chamans ? demanda-t-il soudain.
La Première-Née se renfrogna plus encore.
– N'est pas chaman qui veut. Il faut pouvoir. Il faut savoir regarder dans tous les sens, et dans toutes les directions à la fois. Il faut percevoir, il faut se souvenir, il faut entendre et imaginer… Les vrais chamans sont rares. Leur art est en passe de disparaître pour de bon. Les gens disent que l'on n'y peut plus rien.
– Mais c'est terrible, souffla Ed. Je croyais qu'ils protégeaient la maison ? Quelle chance reste-t-il à Terre-priée, sans eux… ?
Il comprit qu'il posait des questions stupides quand elle haussa le sourcil.
– Voici le puits Ancien de Raesta, déclara distinctement la Première-Née.
Il était bien plus large que le puits du Pic. Bien que Corvus n'ait pas eu à rougir de sa propre infrastructure, ce gouffre-ci étendait l'ombre de sa caverne sur plusieurs dizaines de mètres à la façon d'une mine du Fort. Quelques constructions locales moins élaborées que celles du bois ornaient l'étang pétrifié qui encerclait une bonne part du vestige. Une balustrade de roc déroulée autour du puits affichait différents graphèmes, à peines visibles sous la brume du matin, et un palier couvert de hautes herbes donnait accès à l'abysse… Ed eut la sensation d'observer un œil géant, à la pupille noire comme le néant. Malédiction, songea-t-il.
– Tu es prêt, toi ? demanda Nya. Le soleil ne tardera pas à nous surplomber.
– Tu ne viens pas avec moi ?
– Non, répondit-elle simplement.
Il la dévisagea, surpris.
– Personne n'assistera à mon passage ?
– Non, répéta-t-elle, étonnée à son tour. Pourquoi ? C'est ton illusion. Ton affaire.
– Et si j'en profitais pour m'enfuir ? insista Ed.
– Et aller où ? s'amusa Nya. Au Septentrion ?
– J'admets, concéda-t-il avec mauvaise humeur, mains sur les hanches. Et que devrais-je faire, en sortant ? Seras-tu là pour me réconforter ?
– L'Arbre originel parle. Tu écoutes.
D'accord, pensa sombrement Ed. Mais il avait aussi préparé des questions… Qui étaient le Pirate, et le malin sans visage qu'il servait ? Qui menait l'ordre des Noyeurs ? Amalric avait-il été le meurtrier qu'on lui décrivait aujourd'hui ? Et surtout, aurait-il la moindre chance de se débarrasser de sa fonction de Brèche incarnée ?
– J'y vais, alors, balbutia-t-il.
Et si un viperon me sautait au visage, dans ce marécage brumeux ? La combinaison, le masque blanc, la planchette et le périloscope lui manquaient terriblement… À peine vêtu de lin, les pieds chaussés de sandales fines, il trouvait singulièrement saugrenu de ne pas être guidé. Il ne s'estimait désormais pas plus important que quiconque, avec ce destin verrouillé et ces fioles d'antidote à la poche, mais il s'était néanmoins attendu à une délégation, au mieux curieuse, au pire hostile… Il fut détrompé, et un peu effrayé. Et aller où… ? avait sourit Nya. Il n'y avait guère d'issue en effet, et cette jeune princesse inavouée savait qu'il ne pouvait échapper à l'ordre de sa déité. Aucune raison de reculer…
Il s'avança d'un pas méfiant entre les hautes herbes de l'étang, pour aller voir le bord du gouffre vorace.
– Attends ! s'écria une voix rauque, dans leur dos.
90. Sorcière de mère
Lys ne s'était pas crue capable d'une telle panique (surtout en tenant compte des événements récents) ; or, elle sembla perdre connaissance en position verticale. Le grand lieutenant Cabot venait de se matérialiser devant elle, comme un fantôme ; et ce fut comme si elle voyait un fantôme qu'elle égara toute contenance. Abaustus Cabot, à l'évidence, n'était pas mort et elle le savait bien. Pourtant, elle demeura béate, les yeux écarquillés, les bras ballants. Abaustus était toujours aussi volumineux, froid et barbu. Son œil à la lueur sadique brillait plus que jamais. Mais quelque chose avait changé, au fond du regard noir. Combien de jours passés, depuis le Cénotaphe ? Une semaine, peut-être ? L'officier de rubis mandaté par sa Banque, en poste à l'Ouest et envoyé à Fort-le-fief pour tenir la foule, à l'annonce du régicide, se tenait droit, le menton haut, un petit sourire au coin des lèvres. Le sourire qu'on adressait à une connaissance ; à un collègue ou un camarade de longue date sans savoir s'il y a encore un brin d'amitié. Ils n'étaient plus des étrangers. Ils se connaissaient, à présent.
Cabot fit quelques pas sereins au fond de la Grange en laissant grincer les pans de bois mal poncé. Lys, tétanisée, ne parvint à exécuter le moindre geste, mais l'officier s'immobilisa de bon cœur, sans plus laisser voir le signe de la prédation dans ses yeux… Il la contempla avec attention, les mains dans le dos de son manteau pourpre. Cabot ne cherchait pas à la terrifier. Il ne voulait pas qu'elle tente de se jeter par-dessus la plate-forme qui surplombait la cour, pour abandonner la grange par son ouverture béante. Il voulait qu'elle reste sage, et qu'elle l'écoute. Où est Lancelune ?
– Le jour où je t'ai rencontrée, dans ton village, j'ai eu du mal à y croire. Mais à présent, je vois clair. Aussi clair que tes jolis yeux. On se ressemble, toi et moi.
Cette dernière affirmation effaça le reste, car Lys se demanda sérieusement en quoi est-ce qu'elle avait le moindre lien avec Abaustus Cabot. À part, peut-être…
– Quand ta mère a passé le Golfe de Protéus à pattes, une moitié de l'Arbre a entendu les détails de la Marche. De cette moitié, un quart n'y a pas cru pour un sceptre et l'autre a juré qu'il n'y croyait pas non plus. Par peur.
Sa voix basse lui rappela l'orage qui avait frappé le terril, pendant sa fuite…
– Les moutons cherchent désespérément un sens à leur existence. Toi, et moi compris. Ils veulent s'entendre dire qu'un géant merveilleux les attend aux portes d'une bergerie garnie de luxe et de mets divins, invisible à leurs yeux mortels. Il n'est pas très difficile, pour eux, d'accorder leurs violons avec ceux du Roi-berger. L'Illumination est un vice ; et un danger pour toute l'humanité. Tout le monde le sait. Amalric (il eut un sourire) le savait très bien. L'alchimie maudite des Anciens ne peut être exhumée. C'est la loi.
Il n'avait plus bougé d'un pouce, et se tenait un peu nonchalamment. Lys, elle, ne retrouvait pas le contrôle de ses membres et fut heureuse de le voir immobile.
– Pourtant, on en croise tous les jours, des illuminés, reprit-il. Des hommes, des femmes, et même des gosses ! Qu'ils vénèrent un Ancien graphème ou un autre et qu'ils se tuent au nom du Soleil ou qu'ils prient à la Lune… On voit des rituels. On achète au Pic, pour la nécromancie, et on balance les restes à l'Est… On laisse filer ces bonnes femmes, quand elles veulent se faire une place à Trahen… Et personne – personne ne dit rien. Pourquoi, à ton avis ?
Elle ne put se résoudre à répondre, abasourdie. Lancelune, s'il te plaît ! Abaustus durcit le regard et cessa de ciller. Prise de suffocation, elle articula comme elle put :
– Ils ne savent pas… Ils ne…
– Oh, ils savent, crois-moi. Ils sont bêtes, ignares et paresseux pour l'essentiel ; mais ça, il le savent, et fort bien ! La nouvelle a fait le tour de la fédération. Le Roi, assassiné par un malin démon aux pouvoirs surnaturels. Tout le monde a lu, tout le monde a entendu, et pourtant, rien n'y a fait. Notre fière Cité veut continuer à se bagarrer avec le ramassis de déserteurs et d'exilés qu'elle a elle-même installé à l'Est. Ces Céorn et ces Mahenn et leurs sous-fifres savent ce qu'est l'éther ; peu importe comment ils le nomment.
Un petit cri faiblard résonna derrière elle.
– Tu es venue pour lui, murmura Cabot.
Lys s'accorda un quart de pivot. Elle avait complètement oublié l'existence de Temmon La-Corde, qui tournoyait lentement, tête en bas, depuis son lustre suspendu.
– J'ai pris ton pari, je te l'accorde, reprit l'officier. Rubric Le-Col a été le premier à faire informer mon bureau. Et je me suis mis seul sur l'enquête. Il a paniqué, le sot. Mais j'ai su tirer le vrai du faux et de sa bouche, ai entendu le plus incroyable des récits. Celui de la jeune Orbienne, embauchée en capitale vingt-quatre heures après sa condamnation.
La nuit était totale, désormais, et il commençait à faire froid. Lys n'osait poser la question à Abaustus ; des fois qu'il ait ignoré la présence de Lancelune, en bas… Dans le grand encadrement que formait la Grange ouverte au Moulin gigantesque, les pales de l'appareil suzerain volaient l'une après l'autre, plus larges que la maison entière. Un silence de mort avait pris Beau-Moulin. Comme si Abaustus y avait imposé le mutisme. Comme s'il avait fait privatiser le fief pour s'assurer que personne ne l'entende hurler.
– Rubric l'ignore, mais son majordome n'a pu me cacher sa tentative de te prendre ; ni la punition que tu lui as infligé. (Lys n'appelait pas tant cela une punition qu'une simple prise de défense). Cinq cicatrices sur le front. Du sang sur les pavés. Et un charme, bien sûr, provoqué inconsciemment. Tu as fait des ravages.
Il laissa un silence planer comme pour lui laisser le temps de se souvenir.
– J'ai discuté avec Madame Volages, évidemment. J'ai fouillé de-ci de-là, pour en savoir un peu plus sur l'extraordinaire archiviste illuminée du Foyer Vorpal. Madame Fludvia Ponceau. Une femme remarquable. Je ne crois pas que Lesta Le-Rouge ait jamais su quoi que ce soit de sa bibliothécaire. Tu m'as offert plus de pistes que je n'en avais déjà, Lys.
C'était la première fois qu'il prononçait son prénom, dans cette grange, et elle eut un imperceptible frisson de dégoût ; mais il le perçut aisément. Dehors, des nuages aux teintes de bleu tempétueux flottaient au-dessus des brumes automnales. Ai-je mis la vie de Fludvia en danger ? Comme Scienesca avait risqué la sienne, pour la sauver, sans hésiter à offenser Mallorgue, sa botaniste ? Lys avait de plus en plus de mal à respirer.
– Ta mort, au Cirque, était presque plausible pour une personne dépourvue du moindre bon sens.
Lys, qui n'avait pas orchestré elle-même ce simulacre de trépas, ne voyait pas tant l'intérêt d'en parler ; mais Abaustus Cabot paraissait prendre plaisir à retracer son invraisemblable parcours.
– Mais tu es réapparue quelques heures plus tard, sous les traits d'une mannequin de la dixième baronnie. Ça ne pouvait être que toi. Cette fois, des journaux nationaux ont été envoyés sur place… Quel grabuge ! Tu t'es infiltrée dans l'Observatoire fédéré de la Cité pour tenter d'y attaquer un militaire respectable, issu d'une bourgeoisie renommée… Il m'a semblé évident que la petite bougresse d'Orbe était de retour ! Tes exploits ont fait assez de papiers pour que tu passes ennemi public, en réalité… Il ne tient plus qu'à moi d'aller déclarer ton cas à l'Inquisition du Temple suprême et tout le Continent chassera ton petit minois. Tu as voulu jouer avec la fédération ? Imagine ce qu'il se passera, si la fédération décide de jouer avec toi…
L'Inquisition… Cabot mentait. Sa petite mise en scène n'évoquait pas un homme décidé à la livrer justement aux forces de l'ordre.
– Vous connaissez les Inquisiteurs ? murmura Lys, les yeux pleins de sueur froide. Vous en avez quelques uns dans votre généalogie, non ?
– Ah ! Elle parle !
Il frappa dans ses mains, mais ne fit pas un geste vers elle.
– Angustius Anselme Cabot ! Deuxième du nom ! Mon pauvre père. Tu ne l'ignorais pas, bien sûr… Si ? (Lys resta muette). Enfin, à quoi t'a servie cette écervelée de Ponceau ?
– Bergota Tassaud l'a tué, articula Lys.
– Au Golfe de Protéus, durant sa Marche rebelle. Un grand moment, pour sûr. Un beau pan de notre Histoire. Mon père, évidemment, a dédié son existence à la chasse au dieu impie et au monstre trahnien. Il a capturé des prunelles folles, des oculies déchues, des magiciennes accomplies et les a jetées une par une au Pénitencier, le triangle gravé sur la joue…
– Jolie carrière, marmonna Lys.
C'était à son tour de faire preuve de raillerie, et elle ne parut pas déranger son interlocuteur le moins du monde.
– Complète, c'est vrai, et dévouée… reprit-il. Mais Angustius s'est laissé surprendre. Il a cru ses troupes capables de braver soixante-six sorcières. Il ne s'en est pas relevé… Une erreur bête. Une erreur bête et fatale.
Derrière Lys, Temmon semblait s'éveiller doucement ; et fut pris d'une toux au long écho guttural. Abaustus ne lui accorda pas un regard.
– Il va mourir, murmura Lys.
– Hein ?
– La-Corde ! insista-t-elle, sans bouger, en laissant Abaustus constater le visage blême de Temmon. Il va y rester, si vous ne le détachez pas…
– Oh, alors, tu t'inquiètes pour lui, maintenant ? Je croyais que tu venais pour le châtier ainsi que tu as espéré pouvoir châtier chacun d'entre nous. Rubric, Lesta, Temmon – et moi-même, je crois bien ! Ah, petite fleur-de-lys. Tu aurais mieux fait de rester à terre. Tout ça, tu n'étais pas obligée de te l'infliger. Tu pouvais sortir lavée du Cénotaphe puis reprendre ta petite vie de serveuse, dans le calme et… la prudence. Il est trop tard, pour t'inquiéter de lui, désormais ; ou de tes erreurs passées.
– Peu importe ce que je comptais faire de lui, objecta Lys, vous l'avez capturé avant moi. C'est vous qui lui infligez ça. C'est vous qui le torturez. Pourquoi ?
– Temmon La-Corde a manifesté une moindre vaillance, au sein de mon équipe, grogna le lieutenant. J'ai compté sur lui pour m'aider à te serrer. Je n'aurais pas dû. Le bougre a préféré se faire la malle, et s'arranger un départ vers l'Est interdit pour s'y faire buter de son propre chef, au nom de la magie et pour la rédemption de son âme. En fait, je lui ai fait un peu peur, au petit… (Tu m'étonnes, songea Lys en voyant La-Corde tournoyer inlassablement).
Ainsi, la quête de pardon du jeune couard était sincère ?
– Tu as cru qu'il te fuyait, hein ? rit Abaustus. Présomptueuse ! C'est à moi que le garçon tentait d'échapper… En vain. La grande fête de l'Observatoire ne l'a pas appâté, et c'est son frère qui s'est chargé d'honorer le nom de famille à la réunion… Mais je l'ai trouvé, ici, à Beau-Moulin. Et j'ai pris le temps d'y préparer ta venue.
– Comment savoir si j'allais venir ?
– Tu es prévisible, fleur-de-lys. Tu regardes le monde comme une enfant. Des traditions perdues d'Orbe aux coutumes effroyables de la capitale, tu t'émerveilles à chaque pas ! C'en est devenu lassant – malgré tes petits miracles de sorcellerie… Ta magie, j'ai pu la sentir à des kilomètres… Tes rêves, tes idées, jetés sur les sentiers éthérés…
– Si vous êtes si fort, en magie, pourquoi avoir laissé Le-Rouge s'emparer de L'Éther ?
Abaustus éclata de rire. Un rire qui ressemblait à un aboiement – et, peut-être, assez sonore pour alarmer Lancelune…
– C'est un recueil divertissant, admit l'officier. Je l'ai épuisé il y a longtemps.
Épuisé ?
– Pourquoi m'avoir traquée de la sorte ? N'est-ce pas Bergota, qui a tué Angustius ? Elle aussi, qui a conduit les magiciennes ? M'a-t-elle enlevée ? Bergota Tassaud m'a-t-elle… volée à lui ?
Abaustus manifesta une grande surprise, en entendant sa théorie, et sourit de toutes ses dents de carnivore. Les bras croisés, il répéta l'hypothèse d'un air narquois :
– Tu te prends… pour ma sœur ?
Aussi froid, terrible et sournois qu'il ait pu être, son nouvel éclat de rire fut un intense soulagement pour la jeune proie pétrifiée.
– Cette mégère a tellement mal fait le travail que tu fantasmes la paternité du bon vieil Inquisiteur de la Cité ! C'est pathétique. Tu joues à la magicienne, mais tu rêves, dans le fond, d'être comme tout le monde. D'être normale.
– Je n'ai rien fantasmé ! Vous l'avez dit vous-même… Tassaud a falsifié mon livret ! J'ai cru… je pensais qu'Angustius et elle…
– Oh, non, répliqua Abaustus, outragé.
Enfin, il décroisa les bras et, soudain brutal, tendit une main crispée vers elle… Lys fut immédiatement raide comme une planche, la nuque, la taille, les genoux et les chevilles entravées par un rameau invisible. Elle avait déjà subi cela. De la volonté de la terrible Madame Marmat, l'oracle des Curiosités Bellerosse. Et elle avait déjà vu ce que les sorciers, comme Lesta Le-Rouge, étaient capables de faire de la magie trahnienne… Mais Abaustus Cabot semblait plus fort ; beaucoup plus fort que son subalterne. Lys ne se sentait plus le moindre pouvoir mais elle sut d'emblée qu'elle n'aurait pas pu retenir la puissance de l'officier, même si elle avait été en possession de ses moyens… La magie l'avait totalement abandonnée.
– L'Éther, je l'ai là, grogna Abaustus, tapotant l'index sur sa tempe en faisant sautiller le bracelet du seigneur Céorn. Depuis que ma mère me l'a enseigné.
Quoi ? Il resserra sa prise, et Lys se sentit étouffer de nouveau.
– Il y avait des femmes bien, dans les troupes de Bergota Tassaud, reprit le lieutenant. Des femmes humbles. Des pleureuses, bienfaisantes et bien-pensantes. Ta tutrice, sans un égard, les a toutes corrompues. Elle les a enrôlées dans l'armée impie de sa divinité. Ma sorcière de mère est tombé sous son joug. Et elle est partie…
Temmon La-Corde gémit soudain de douleur, dans son dos, mais Lys ne put se tourner de quelque manière que ce fût.
– Angustius n'était pas ton père ; pas plus que Bergota n'est ta mère, bien sûr. Il était le demi-frère de Tassaud, de secondes noces… Et Bergota lui a tout pris. En commençant par la femme pure qu'il aimait.
Lys, qui fit mine de ne rien vouloir ou pouvoir entendre, entendit chaque mot, déboussolée. Cabot était ravi.
– Ce que ta brave Tassaud ne t'a pas dit, fleur-de-lys, c'est que d'autres n'ont pas eu la chance de revenir de Trahen. Trahen, l'île miraculeuse des femmes bafouées, territoire sauvage et imprenable… Tu sais ce qu'il est resté de ma mère, une fois arrivée là-bas ? Tassaud t'a-t-elle dit ce qu'il était advenu d'elle, sur l'île magique ? Je ne sais pas quelle juridiction contrôle ton culte, Lys, mais elle l'a condamnée. Ses pairs, ses sœurs, seules amies et alliées dans sa folie, l'ont exécutée. Puis elles ont jeté ses membres à la mer. Tu l'ignorais, bien sûr ?
Lys, éberluée, ne savait plus bien si Abaustus la retenait encore ou si sa propre stupéfaction suffisait à la clouer là…
– Mais je n'y suis pour rien, souffla-t-elle.
– Jusqu'à la semaine passée, c'est vrai, admit Cabot. Tu aurais pu choisir la voie du bien et de la lumière. Mais tu as choisi l'obscurité. Tu as choisi le pouvoir Ancien.
– Je n'ai rien choisi du tout ! contesta fermement Lys.
– Tu as choisi ! répéta Abaustus, d'une voix si basse et si ronflante à la fois qu'elle eut un sursaut, contenu par la prise de l'officier. Tu as pris le chemin des oculies déchues !
– Parce que vous m'y avez contrainte ! s'écria Lys, les yeux pleins de larmes de colère, cette fois. Parce que vous m'y avez forcée ! Vous m'avez volée, accusée d'un crime que je n'ai pas commis, et jetée dans une fosse !
Abaustus, le poignet scintillant, objecta en savourant chaque mot :
– T'ai-je forcée à mentir à Madame Volages ? À fouiller chez Rubric Le-Col ? Est-ce moi, qui t'ai envoyée au Cabinet de Curiosités Bellerosse, pour y fréquenter les magiciennes, les automates et le reste de la racaille du coin ? Est-ce pour me trouver, pour récupérer ton bien (il agita le bracelet) et pour te venger, que tu es allé jusqu'en Colline ?
– Oui, affirma Lys.
– Est-ce pour me trouver, aussi, que tu as traqué ton Éther ? Que tu as déserté ton poste, chez Volages ? À la maison Narcisse ? As-tu traversé le pays de l'Arbre, désespérément, pour m'entendre dire que tu es une Cabot, et ma sœur et la prunelle de mes yeux ? Je ne suis pas responsable de tes actes, Lys. Je n'ai pas fait de toi ce que tu es. Tu l'es devenue toute seule. La sorcière d'Orbe… La déchue incendiaire… La Veuve noire de Fort-le-fief !
Elle ne sut que répondre, aussi abattue que pétrifiée. Quelques étoiles d'argent pétillaient, entre les nuages boursouflés de la nuit. Abaustus lui sourit de nouveau mais il avait l'air presque sincère, cette fois…
– Tu as pris tes décisions, fleur-de-lys. Tu savais ce que tu faisais. Et tu as choisi de faire comme ta mère. Elle t'a éduquée en magicienne, hein, la garce ? La mienne aussi. Elle a tout mis en œuvre pour m'inculquer les rituels de son culte. C'est en ça, gamine, que tu me ressembles. Toi et moi, on a subi l'endoctrinement.
Il serra encore sa prise et Lys suffoqua aussitôt, les yeux injectés de sang.
– Votre magie, je la détiens. Je l'ai dressée. Je la contrôle. Mais tu as changé, gamine. Tu es devenue plus forte. Tu as… déverrouillé quelque chose. Je le perçois. Je le sens. Je sais quel pouvoir se cache en toi. Et, quand je te l'aurais pris, il n'y aura plus rien entre moi et les impies de ce monde. Plus rien entre moi et tes semblables…
– Je n'ai plus… aucun pouvoir, grogna Lys, les traits tirés, la langue gonflée.
– C'est ce que tu crois, dit Cabot. Mais tu te trompes ! Tes traumatismes adolescents te paralysent. Or, le pouvoir est toujours là. Regarde. Je vais te montrer.
Levant le poing avec force, il envoya l'Orbienne en l'air et Lys sentit ses pieds quitter brutalement le sol. Une matière invisible, plus froide, et d'un métal plus aiguisé que les rameaux éthérés de la lune parut gorger la grange obscure pour la porter telle une poupée à mi-hauteur du plafond pointu. C'était, là encore, une expérience que Lys avait déjà vécu mais cette fois, elle ne perçut rien des branchages, des bourgeons, du tronc de l'Arbre originel… À la place, cette matière glacée qui semblait recouvrir le sol, les murs et le plafond, comme une infection tapissait la gorge du malade. Horrifiée, elle roula des yeux pour regarder Abaustus Cabot débuter son rituel.
– Je vais te tuer, fleur-de-lys, déclara-t-il. Tu t'es montrée trop entêtée, trop volontaire, trop dangereuse… Cette génération ne sera pas pourrie par l'émergence des sorcières, et par ta faute ; comme ta mère s'en est prouvée fautive il y a vingt-cinq ans. Mais je veux m'assurer de ne rien gâcher… d'accord ?
Et, sans qu'elle ne puisse voir la moindre racine, Lys sentit la magie traverser son corps entravé. Pendant un instant, elle eut l'impression qu'on la droguait, et qu'on installait des illusions dans sa tête pour lui donner le vertige et lui faire peur ; puis, elle s'aperçut que l'extraction astrale malmenait ses organes internes. Son cœur accélérait, ses poumons se contractaient et il lui parut qu'on exerçait une intense pression sur son cerveau. La matière métallique enserrait fermement sa nuque et ses poignets. Enfin, ce fut la douleur ; aiguë et électrique, dans chaque parcelle de son enveloppe charnelle.
Lys perdit toute notion du temps. Le rituel aurait pu prendre une minute, une heure, ou des jours sans qu'elle ne puisse faire la différence. La douleur était si dure, si lancinante et incessante qu'elle s'égara tout à fait dans son tourment. Lancelune, pensa-t-elle encore, une dernière fois, avant d'avoir trop mal pour se figurer la moindre idée concrète. Lys, les yeux fermés, attendit que le lieutenant Abaustus Cabot ait terminé le drainage de son pouvoir. Elle les rouvrit cependant lorsque le contact astral fut rompu, et demeura en l'air, les bras semi-tendus sous le plafond de la Grange, en retrouvant un semblant de conscience… Cabot, rouge de satisfaction interrompue, se tournait vers les marches d'escalier qui conduisaient au rez-de-chaussée. Une – non, deux ! – silhouettes vives et élancées venaient de s'inviter dans le hangar pour aller droit sur lui. Le garçon aux yeux verts et à la figure insolemment charmeuse, en combinaison de cyclomoteur, bondit à gauche. La fille aux cheveux hirsutes, les traits durs et le regard méfiant était couverte d'un veston de mineur et chaussée de bottes, et elle courut à droite. Lys avait laissé son rêve de voir la Baie, comme elle avait laissé l'espoir de jamais revoir ses amis. Pourtant, elle les reconnut le temps d'un battement de cœur effréné, sans y croire tout à fait tandis que leurs corps de chair et de sang, bien réels et dépourvus de halo éthéré, fusaient sur l'officier de rubis. Après tout ce temps, après tous ce qu'elle avait vécu ; et après leur propre arrestation, Bernand et Vorcemyr l'avaient retrouvée.
Bernand était un grand garçon solide et dans la fleur de l'âge, mais Cabot était beaucoup trop épais pour lui. Vorcemyr attaqua aux jambes, en jetant son talon dans la rotule du lieutenant. Il mit un genou à terre, mais ne baissa pas les bras et attrapa Bern à la gorge de sa poigne velue. La violence du coup fit craquer la nuque du garçon qui se laissa étendre sur le sol. Incapable de hurler, Lys regarda Bern remuer faiblement alors que Vorce lâchait un cri de rage. Elle voulut revenir à la charge ; sans succès, lorsque le Cabot tira un nouveau pan de l'Arbre métallisé pour l'immobiliser. Bern roula soudain, leva son front ensanglanté et plongea encore. Abaustus tira un second pan d'acier pour le tenir à son tour, et se mit siffloter d'un air conquérant en regardant ses prisonniers… Lys lorgna simultanément les deux comparses, à peine capable de remuer un orteil, en essayant de les appeler par leurs noms.
Que faisaient-ils là, comment s'étaient-ils retrouvé à sa poursuite ? La chance ? La fortune ? Non. Bern et Vorce avaient suivi sa trace, d'une manière ou d'une autre, et s'étaient décidés à la protéger du militaire. Allait-elle les voir périr, en punition de tous ses crimes… ?
Bern se débattit. Vorce aussi. Ni l'un ni l'autre n'avait expérimenté la magie ; mais ils n'étaient ni avares en force ni timides en bagarre et parurent faire tout leur possible pour se dégager de l'entrave et attaquer Abaustus Cabot. Quand celui-ci eut un peu de mal à tenir Vorcemyr qui hurlait comme une démente, prête à alerter le Moulin entier, Bern en profita pour tirer sur la corde invisible qui lui serrait le poitrail. À deux pas de lui, Abaustus perdit l'équilibre et lâcha le rameau corrompu. Comme Bern fusait dans sa direction, Abaustus serra le poing droit sur l'entrave de Vorce et appréhenda le garçon de sa main gauche, de laquelle il brandit un petit canon de poche… Il n'avait pas vu l'arme apparaître, et Bern étouffa un cri de surprise quand Cabot visa son front.
– Non ! s'écria Lys.
Et le rituel fut brisé sur le coup. Lys dégagea ses bras de l'entrave et envoya le canon à terre d'une seule pensée ; puis elle s'écrasa lamentablement sur le plancher. Le lieutenant, avec un grognement, voulut bondir sur elle ; mais Vorce lui titilla le mollet, pendant que Bern envoyait un coup de poing à la tempe. Cabot restait un militaire, à la force aberrante, et il repoussa brutalement ses deux assaillants d'une seule charge. Lys, les yeux vitreux et les jambes engourdies, essaya de se redresser… Sans succès. Dégagé des Orbiens, Abaustus empoigna de nouveau ses rameaux d'acier, et croisa les poignets en tirant les pans astraux qu'il amena vivement à lui. Bern sursauta, sans rien sentir. À côté de lui, Vorce dévisagea Cabot avec méfiance. Lys non plus ne perçut aucun lien, ni aucune entrave sur son corps vidé de toute énergie. Tous les trois restèrent penauds en face du terrible magicien. Pendant un instant, on n'entendit que leur souffle haletant… L'officier tira sur les rameaux avec plus d'insistance. Un cri, un cri effroyable, de peur et de douleur s'éleva dans la Grange. Il semblait venir du sol, mais aussi plafond, des murs et de partout à la fois. La voix de Lancelune résonna de plus en plus tandis que le Cabot se délectait de leur stupéfaction.
– Où est-elle ? s'emporta Lys, depuis son plancher rempli d'échardes. Lancelune ?
Et elle essaya de l'appeler, les yeux levés au plafond. Abaustus rit encore. Dans ses mains, les rameaux invisibles semblaient tirer sur le vide comme une paire de rênes fixées au néant. Le cri de la Curiosité reprit de plus belle, et sans s'en apercevoir, Lys se mit à pleurer de rage.
– Si toi, ou l'un de tes bouseux de frères et sœurs m'offense un peu plus, je lui casse les os tout de suite. Tous. En même temps. Tu entends ?
– Où est-elle ? insista Lys. Où est-elle cachée ?
– Je suis sûr que tu connais le principe de réflexion éthérée, la Veuve noire ? Tu a visité Vorpal, après tout. Tu as retrouvé ton bouquin ! Ton amie difforme se trouve ici… mais pas tout à fait… Elle agonise par ta faute, quelque part entre les deux, et parmi les voies immatérielles de son Arbre magique…
Les Orbiens échangèrent un air horrifié. Cabot les méprisa l'un après l'autre.
– Tu peux préserver sa pitoyable existence, reprit-il. Attache tes deux compères avec la corde que vois, là-bas. Au pied de ce poteau. Tout de suite.
Lys se releva maladroitement, les jambes raides, comme si elle avait couru une grande distance, mais n'obéit pas à sa demande. Elle échangea un regard avec Vorce, à sa droite, et Bern, près des bottes de paille, par-dessus l'étable… Aucun d'eux n'allait se laisser attacher. Aucun d'eux n'allait se laisser prendre sans combattre. Et aucun d'eux ne connaissait Lancelune Bassinet… Comment faire ? demanda Lys à la vaste lune, sans la regarder. Comment sauver tout le monde à la fois ?
Cabot cessa de sourire quand l'un de ses rameaux se brisa net. Dans la seconde qui suivit, l'autre rêne invisible parut tranchée elle aussi, car sa main se perdit sous le choc. Le hurlement de Lancelune cessa, et l'officier regarda sa poigne vide, les sourcils froncés, l'œil flamboyant. Un craquement sourd s'éleva lorsqu'une troisième personne arpenta l'escalier. La femme replète qui approchait avait des lèvres sombres, en forme de cœur, un regard vif et une démarche de guingois. Sa chevelure était contenue par la capuche de son manteau. Ça n'était ni Lancelune, ni le propriétaire de la grange, ni les soldats. Bern et Vorce n'étaient pas venus seuls.
Ils avaient emmené Bergota Tassaud avec eux.
91. La chambre des doléances
L'ordre du jour que le Conseiller avait minutieusement préparé gisait sur son pupitre, à peu près aussi utile qu'un trou dans la poche. Il espérait toujours s'en servir, et faire passer quelques messages et décrets à ses homologues avant de les voir rentrer chez eux. Mais deux nouvelles capitales venaient bouleverser le programme. D'après le corbeau railleur Du-Pic, il n'y avait plus rien à espérer d'une trêve avec la Ville-de-fer, car celle-ci venait de prendre le mur illustre qui séparait fédération et pays d'Est. Si les gens-des-bois et les échafaudeurs choisissaient le pire moment pour attaquer, le régent continuait à croire dur comme fer à ses hypothèses : il ne s'agissait que d'un hasard, de l'infortune ; ou peut-être, d'une conséquence du régicide. Mais le rapport s'arrêtait là… D'urgence équivalente, la question du Prince retrouvé n'avait pas encore abasourdi les barons et Céorn savait bien qu'il devait commencer par ça.
– Messeigneurs, chère madame ; moi, Céorn De-la-Cité, et au nom du Roi-berger défunt Amalric 2e, déclare ouverte cette 5673e assemblée des barons de la fédération des treize baronnies, au jour du dimanche 26 Septembre 1082. Actuel 1er Conseiller et ministre du territoire à la Bastide, je parlerai au nom du Fort. Force et devoir.
Il agita sa petite cloche. Fidel, sans se lever, lança d'un ton assuré :
– Moi, seigneur Fidel De-la-Cité, parlerai au nom de la 2e baronnie du Chenil. Dévotion et détermination.
– Moi, scanda le Capitaine en gonflant la poitrine, seigneur Anton De-la-Baie (il appuya son nom de natif), Capitaine de la flotte navale, parlerai au nom de la 3e baronnie de la Baie ! Obéissance et ténacité !
L'impie « La tempête s'abattra » avait eu plus d'aplomb, selon Céorn…
– Moi, seigneur Rory Gris-Bois, poursuivit le baron coquet du fief-précieux, parlerai au nom de la 4e baronnie de l'Orgue. Silence et harmonie.
Silence et harmonie… Il n'y avait nul silence, dans l'ancienne devise de l'Orgue… Les termes exacts étaient : « Le chœur est fort »… Affichant tout le dédain dont il était capable, son frère s'évertua aussi à faire voir sa mauvaise mine en espérant, à défaut de respect, provoquer la pitié… Ses longs cheveux grisâtres étaient noués dans son dos.
– Moi, seigneur Allistaire Gris-Bois, déclara-t-il, parlerai au nom de la 5e baronnie de la Forge. Habileté et ingéniosité.
Comme pour s'en moquer, le baron-mutin imita la courbette de Rory et se leva lui aussi, en inclinant du chef à l'adresse de son régent – et du régent seulement.
– Moi, seigneur Corvus Du-Pic, parlerai au nom de la 6e baronnie, souffla-t-il.
Et il en resta là. Corvus ne prononça pas les mots de son fief, et ne chercha pas à provoquer les autres seigneurs en exhibant une devise intacte et séparatiste. Céorn le dévisagea, les yeux plissés. Le charismatique Clodric, dans une position qui lui donnait l'air à la fois impliqué et à son aise, se leva lui aussi, les mains liées.
– Moi, seigneur Clodric Le-Rouge, parlerai au nom de la 7e baronnie du Rouet. Noblesse et élégance.
Noblesse, et élégance… Deux vertus qui se faisaient rare, dans le cœur des gens de la cour. Le Rouet était-il seulement aussi digne que le baron de rubis ? Son ancienne devise était : « Un fil pour une toile », et s'inspirait d'une autre morale…
– Moi, seigneur Aimon Le-Rouge, Haut Juge du Tribunal de la Cité, parlerai au nom de la 8e baronnie de la Tour. Patience et tempérance.
Et il en avait, de la patience, ce jeune baron ; aussi Rouge que Clodric, dans les gènes, et plus blanc que neige de visage. Aimon ne bougea pas d'un pouce, déjà debout, et il écouta sa grande-tante prendre la parole sans ciller. Madame était la troisième à se rendre en assemblée des barons, depuis le début du siècle. Hémédith, épouse du baron Théocelse De-L'Enclume, avait pris sa place et exceptionnellement, le 15 Juin 1004, car elle avait secondé son administration de la grande Cheminée jusqu'à ce qu'il succombe, sans prévenir, à un arrêt cardiaque ; en laissant de gros dossiers en cours… Le berger, à l'époque, s'était laissé convaincre car lui-même misait sur lesdits projets. Trente-deux ans plus tard, le Prince Bédric De-la-Cité avait reçu le sceptre alors qu'il n'était encore qu'un petit garçon, et sa mère Velhenn avait pris sa place en assemblée le jour où il ne s'était pas présenté pour cause de fièvre, alors que l'Est menaçait d'éclater.
Le voici qui éclate, aujourd'hui…
– Moi, dame Mahenn La-Rouge, Reine-mère et bailli du 1er Quart, parlerai au nom de la 9e baronnie de la Cité. Foi et puissance.
Foi et puissance, depuis toujours. Elle était si grande, si froide, si saisissante que personne n'entendit la voix du dernier baron :
– Moi, seigneur Olive De-la-Colline, marmonna-t-il, parlerai au nom de la 10e baronnie de la Colline. Doute et savoir.
Céorn sonna sa cloche une seconde fois et tout le monde l'observa de nouveau, en affichant le petit air assuré d'une assistance passive qui attendait d'être divertie par le bouffon de service. Mais le 1er Conseiller, rompu aux joutes oratoires et habitué aux démonstrations de nonchalance, ne laissa voir aucune forme de déconvenue. En outre, il était cerné de menaces qui risquaient de le distraire de son but s'il ne se montrait pas imperturbable…
– Personne, ici, n'ignore les événements récents, déclara le régent avec solennité. Il y a eu tant de sang, et de larmes déversées, et tant de victimes innocentes à déplorer. Je ne céderai pas à l'ennemi, cependant ! Je ne lui donnerai pas satisfaction. Le Roi m'a offert sa confiance, et m'a chargé de le conseiller durant toutes ces années. Madame Mahenn, ici présente (la Dame Rouge inclina légèrement la tête) a choisi de respecter sa volonté, lorsqu'elle m'a donné la régence du sceptre à son tour. C'est donc au nom de mon clan bleu, mais aussi en tant que ministre, que je me présente à vous, aujourd'hui, pour me porter garant de notre Bastide. Et pour y ramener la paix.
Fidel lança un regard percent à chacun de ses homologues, comme pour défier quiconque de questionner la parole de son frère.
Allistaire fut le premier à intervenir, et sa remarque se liait sans nul doute à la proximité géographique de la frange Est avec son propre fief.
– Vous parlez de paix, monseigneur, glissa-t-il avec mauvaise humeur. Pardonnez-moi, mais… la guerre est déjà là alors que vous n'avez pas encore empoigné le sceptre. Selon les nouvelles, vos dernières – garanties n'ont pas empêché les sylviculteurs de prendre les tourelles.
Allistaire se tenait du côté d'Olive De-la-Colline, baron du fief-des-étoiles, dont la mine sombre ne laissait rien présager de bon. Céorn savait qu'il ne pouvait plus nier sa part de responsabilité dans la progression des troupes ennemies, et les barons aussi. Olive était le neveu du Général. Si Franc De-la-Colline n'était pas dans la salle avec eux, il y avait des yeux et des oreilles, car le seigneur Vert n'avait pas encore appris à tenir tête au commandant. Le ministre de la guerre avait prévenu son Conseiller, en décriant la volonté de destruction de Lysa l'Obtuse. La Championne était native de son pays et la rumeur voulait qu'elle ait ranimé la flamme de la rancœur, auprès de ses échafaudeurs. Céorn prenait la menace au sérieux et considérait échafaudeurs et sylviculteurs avec la même méfiance, mais il savait pertinemment que le démon venait du Septentrion et si Lysa choisissait d'envahir l'Entre-frontières fédéré cette même semaine, c'était par pur opportunisme. La patronne des exilés profitait seulement du régicide. Elle n'en était la cause, néanmoins. D'après Céorn, vider l'Arbre de ses troupes pour frapper l'émeraude sans avoir la moindre chance d'abattre la forêt, tout en laissant la fédération exposée à d'autres assaillants, relevait de la bêtise. S'il avait eu à choisir de nouveau, il aurait pris la même décision et n'en déplaise aux De-la-Colline ; car il préférait concéder le mur à l'Obtuse qu'offrir la Cité aux pirates-nécromanciens du nord…
– La chute du mur d'Ordéus est une catastrophe – qui nous détourne de bien pire. Je ne peux que l'admettre, ces hommes ont péri injustement.
Céorn ne put s'empêcher de jeter un bref regard à Corvus Du-Pic. Le mutin lui avait communiqué l'information. Il avait délibérément exposé la situation au régent, et s'était permis de lui délivrer quelques conseils en prime. Céorn était persuadé que son baron de l'Ombre en savait plus que n'importe qui d'autre, dans la chambre. Qu'il avait conduit Edric au-delà de l'Arbre. Et qu'il avait tu l'essentiel en admettant volontiers ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier ; tout en laissant échapper suffisamment de détails pour le mener à deviner l'enjeu de ses sous-entendus. Sans jamais se mouiller, cela étant… Si Céorn avait raison, les tristement célèbres Corvus et Aiden Du-Lavoir – le déserteur de cette même tour, tout juste reprise par l'Est – avaient comploté et planifié le sauvetage de la faille incarnée. S'il se trompait, alors peut-être Corvus Du-Pic allait-il tenter de se servir du Prince pour rendre le pouvoir à la Championne Obtuse ? D'autres régents que lui auraient attaqué le seigneur de front, à ce sujet – mais Céorn n'y tenait pas. Pour ce qu'il en savait, Corvus Du-Pic était son meilleur allié, dans cette salle.
– Monseigneur De-la-Colline, insista Rory (pour se mêler du chagrin de son aîné) dit que le Général a tenté de vous avertir ! (Et Olive se tassa dans son siège). Il pense que notre Roi a été assassiné par des mercenaires, et son fils le Prince enlevé par l'Obtuse. Il vous a exposé sa théorie, monseigneur ! Et elle tient la route, me semble-t-il…
– D'autant que la vôtre, reprit Allistaire d'une voix plus forte, évoque des démons et de la magie noire. Vous dites « ennemi », aujourd'hui, mais vous disiez « malin » en pleine conférence de presse, n'est-ce pas ? (Céorn plissa les yeux, les dents serrées). Est-il bien sage de perpétuer les… attraits d'Amalric pour les mythes Anciens, alors qu'un ennemi bien réel nous menace de l'autre côté de la forêt ?
– Est-il bien sage, lança Fidel à la volée, de remettre en doute la parole de l'enquêteur qui a planché sur le sujet toute la semaine pendant que vous et vos confrères étiez dans vos maisons, au chaud, à n'y rien foutre ; comme s'il fallait des jours et des jours pour atteler un cheval ?
Il visait directement Allistaire, mais l'insulte ricocha sur Corvus, Clodric et les autres, et Céorn perçut le refroidissement brutal qui pétrifia l'ambiance.
– Le travail exemplaire du régent n'est plus à prouver, intervint Clodric, sans fioritures dans la voix. Mais vous devez admettre, Monseigneur (il s'adressait à Céorn) que le reste de cette assemblée n'a rien vu de vos progrès. Nous ne siégeons pas au conseil des Sept, et certains ici (il ne désigna personne) en savent… plus que d'autres.
– Vous auriez le loisir d'en savoir plus, répliqua Fidel, si vous vous taisiez suffisamment longtemps pour laisser votre régent en placer une.
Rory paraissait offusqué, mais Clodric ne se laissa pas déstabiliser par Fidel ; et Corvus, de son côté, fit passer un sourire amusé sur son visage pointu.
– Le Nord est à combattre, et plus que l'Est… déclara Céorn. Les Pillards du Septentrion ont posé le pied sur l'Arbre. Ils ont détourné les secrets de la Bastide ; son armement et ses principes, pour les retourner contre elle. Ils ont attaqué de l'intérieur. Ils ont fait de l'alchimie, et usé de nécromancie, et violé tous les préceptes du Codex pour mettre fin à la dynastie-bergère.
Il se garda bien d'évoquer l'ordre noyeur, et sa part d'implication dans le plan du Commodore… Chacun des barons le fixait en silence.
– À présent, il nous faut riposter.
– Et si vous aviez tort, malgré tout, monseigneur ? demanda soudain Corvus de sa voix douce et arrogante (et Céorn accueillit sa question avec distance). Si Son Altesse était à l'Est ? Que se passerait-il ?
Le régent échangea un regard avec Mahenn La-Rouge, toujours silencieuse, et croisa les yeux clairs du Haut Juge au passage. Céorn savait le moment venu. Lui-même ne croyait pas au subterfuge. Que son visage ait été identique, et la marque en forme de gros arbre renversé parfaitement reproduite, il n'en doutait pas. Mais quelque chose le laissait curieux et amer. Pas de trace, au doigt du garçon, d'un anneau porté pendant la moitié de sa vie et inconditionnellement. Mahenn ne connaissait pas son petit-fils. Elle ne connaissait ni son entourage proche, ni ses inclinaisons. Elle n'en connaissait que la tache caractéristique et l'image publique… Le cadavre qui pourrissait, à l'étage, n'était pas celui d'Edric De-la-Cité. Pourtant, Céorn ne laissa pas paraître son scepticisme. Que la Dame Rouge cherche à précipiter le couronnement du prochain berger l'inquiétait à coup sûr, mais il avait son propre intérêt au mensonge (et attendait de voir la réaction du baron-mutin). Fidel le savait déjà. Edric devait aller librement. Si on le croyait mort, toutes les recherches, même les plus officieuses, cesseraient tout à fait et Céorn voulait lui donner la chance d'accéder à ce que le déserteur s'était chargé de lui donner… Une arme, peut-être ? Une information décisive, ou un moyen direct de détruire le malin ?
– Son Altesse le Prince Edric De-la-Cité, déclara-t-il, ne se cache pas en Est. Le garçon a été retrouvé mort, ce matin – par les soldats rouges, ajouta-t-il aussitôt. Ici même, dans notre Cité. Chez lui.
Fidel n'eut aucune réaction, occupé à étudier celle de ses collègues. Les barons Rory et Allistaire furent respectivement horrifié et pantois, tandis que le jeune Olive, à l'œil déjà larmoyant, baissa lentement la tête d'un air peiné. Céorn guetta Anton De-la-Baie. Le Capitaine fut étonné, à l'évidence, et pour une fois, évita ses grandes manières familières. Les lèvres entrouvertes, il fronça les sourcils sans rien dire, comme s'il était sûr d'avoir mal entendu. Corvus, lui, cessa de sourire et resta muet également, les yeux pétillants. Mahenn et Aimon, bien sûr, effleurèrent leur poitrine d'un doigt rutilant de rubis et ce fut Clodric, contre toute attente, qui demanda péniblement :
– Le Prince est mort ? Vous êtes sûrs que c'est lui ? Ce ne serait pas le premier coup de l'ennemi, pour tenter de nous désorienter…
– Je sais reconnaître la chair de ma chair, interrompit froidement Madame Mahenn.
Son cousin pivota vers elle.
– Je n'ai pas prétendu le contraire, Madame.
Deux coups de clochette, cette fois : et les portes lambrissées s'ouvrirent pour voir entrer la caisse de planches noires aux clous tordus que deux soldats portèrent au centre de la salle, entre les rangées de sièges cirés. Ils reculèrent de quelques pas, pour patienter contre le mur tandis que Céorn quittait son pupitre et allait vers le caisson de bois. Puis il souleva vivement le couvercle. Rory et Allistaire amorcèrent le même geste en se redressant un peu brusquement, pour lorgner le fond de la boîte, mais aucun des deux Gris-Bois n'eut l'audace de se lever. L'odeur était tout simplement atroce.
– Comment est-il mort ? s'enquit Du-Pic, inexpressif.
– Empoisonné, répondit Céorn. Et abandonné sur notre sol. Nous n'avons aucune piste.
Clodric n'hésita pas à traverser la chambre pour aller jeter un œil au corps, les bras croisés, la mine lugubre.
– C'est une terrible nouvelle, murmura Rory Gris-Bois.
– Ça n'a rien d'une nouvelle, répliqua Allistaire. Le Prince était condamné. Il est mort le jour où il a disparu. Nous le savions tous. Que de temps perdu !
Le Capitaine Anton prit enfin la parole, et beaucoup plus tard que prévu :
– Tout ce temps, nous avons accordé une chance à Son Altesse ! aboya-t-il. Qu'aurions-nous pu faire d'autre ? Piétiner les lois en marchant sur le Codex et désigner un Roi dès l'égorgement du précédent ? Edric est un bleu De-la-Cité. Quel honneur pour la Cité, si elle regarde son héritier légitime disparaître dans la nature sans rien y faire ?
Il jeta l'index vers le prétendu Prince éteint.
– Et pendant que vous le cherchiez, le mur est tombé, glissa encore Allistaire. Edric n'a jamais été digne de son père. Ça aussi, nous le savions tous… Vous autres bleus, tombez comme des mouches – excusez ma franchise ! Où se trouve votre bon cousin, ce garçon bleu, toujours fort bien paré, que vous appelez Trésorier ? Faut-il s'attendre à d'autres tentatives d'assassinats, entre vous et vos frères de saphir ?
– Attention, grogna Fidel en se levant brutalement.
Rory exécrait son frère, et aucun des barons – parmi le Capitaine, le maître du Chenil, ou le mutin de l'Ombre – ne pouvait se détourner de son allégeance au régent… Pas plus que la bourgeoisie Rouge pour laquelle Madame Mahenn servait de pont entre les deux familles. Clodric continuait de douter des dernières révélations, tandis que le petit Olive tentait de se faire avaler par son fauteuil. Personne ne prêta main-forte à ce pauvre Allistaire ; et tous les seigneurs regardèrent les soldats reprendre la caisse pour conduire le cadavre hors de la salle, jusqu'au Temple suprême.
– Alors, que ferons-nous de l'Est ? s'emporta le baron de la Forge. Attendrons-nous, de nouveau, que l'Obtuse se décide à attaquer ? Allons-nous concéder l'Entre-frontières ?
– Bien sûr que non, trancha Céorn d'une voix forte. Mais cette décision capitale revient au porteur du sceptre-berger. Edric parti, il est temps de désigner un successeur.
Et l'ordre de succession, ils le connaissaient tous…
Amalric. Edric. Céorn. Fidel. Ronon… Le régent contempla son auditoire de son air le plus confiant, le plus naturel, et déclara :
– Je serai ce successeur. Pour mon père, le Prince Aldric De-la-Cité, et pour les bleus, et pour toutes les couleurs de la Bastide, de la Cité, du Temple suprême et de la fédération des treize baronnies. Je porterai le sceptre, la cape et la barbute du berger. (Il songea à Abastan, son vieux précepteur, qui l'avait harcelé pour qu'il s'y colle). Je présiderai aux assemblées et au conseil des Sept, et désignerai un nouveau ministre du territoire ainsi que 1er Conseiller à la table de verre ; par la volonté du géant et du Codex.
Fidel, Rory, et même Clodric hochèrent la tête avec conviction. Olive, mesuré, opina lui aussi sans y mettre autant d'aplomb. Les autres rouges, Mahenn et Aimon, ne pipèrent mot ni ne bougèrent car ils n'avaient rien à ajouter à l'approbation déjà claire de la Dame. Mais Anton De-la-Baie et Corvus Du-Pic se figèrent un instant, quand leurs regards allèrent se croiser au centre de la salle. Ils semblaient se jauger, et étudier l'air qu'ils affichaient l'un l'autre à l'écoute de leur régent. Enfin, Allistaire demanda haut et fort :
– Et qui désignerez-vous ?
Céorn pivota, les lèvres pincées, en battant une mesure inaudible sur son petit pupitre de bois.
– Je me réserve le droit, souffla Céorn, de garder cette question pour plus tard.
– Mais c'est maintenant qu'elle importe ! répliqua Allistaire. Si vous êtes le Roi-berger, il vous faut un baron du Fort et un Conseiller. Avec tout le respect que je dois à Madame, je ne peux m'empêcher de remarquer qu'il y a désormais trois membres du rubis, dans cette chambre. Ainsi, lorsque messeigneurs Clodric et Aimon auront été promus l'un et l'autre, y aura-t-il la moindre place pour les Gris – qui ont offert Lisbeth à Amalric ?
Il n'avait pas tort, et Céorn ne chercha pas à nier. Cousin du Roi et non héritier direct, successeur d'un monarque blessé par le veuvage et chef d'une famille criblée de dettes auprès de la Banque, le régent n'était pas exactement indépendant, au fil de son accession au trône – et savait qu'il lui faudrait compter sur la bonne volonté du clan de rubis. Clodric était un marchand habile, perspicace, cultivé et élégant. Il ne serait pas le directeur de la Banque (promise à Aimon), mais pouvait faire un Trésorier exemplaire ; et Ronon n'était plus là pour défendre son poste. Aimon Le-Rouge, et sous l'œil avisé de la Reine-mère, n'avait plus qu'à coiffer la casquette de 1er Conseiller. Les plus fidèles de ses seigneurs, enfin, pourraient se partager la gouvernance du Fort, du Rouet ou même de la Tour… Le régent répondit :
– Les baronnies existantes doivent être préservées. Renforcées. Les anciens clans ont la responsabilité de sauver l'Arbre fédéré, et depuis la guerre-de-nos-pères. Ces serments et ces allégeances ne seront pas oubliés ; pas plus que nos traditions. Les troupes de la frange Est seront rapatriées, et chargées de protéger le pays de l'intérieur, avant que le mal ne s'y répande… L'or destiné au front sera réinjecté dans les fiefs, et utilisé pour le bien de nos populations affamées et terrifiées. Quand la Cité sera remise de la mort du souverain, et armée contre l'Est, alors, nous irons à la rencontre de l'Obtuse.
Corvus Du-Pic fronça des narines, les yeux plissés.
– Le Général Franc De-la-Colline, poursuivit Céorn en pivotant vers Olive, sera autorisé à déployer les forces spéciales du projet Titan. Une fois le Titan achevé, nous passerons la mer d'émeraude, et reprendront l'Est souillé. Je vous donnerai de nouvelles terres et de nouveaux blasons, messeigneurs. Il faudra des maisons-fortes, dans la baronnie Du-Fer, la baronnie Du-Volcan et la baronnie De-L'Embouchure…
Sa déclaration fit sensation, manifestement, mais tout le monde n'y goûta pas avec le même enthousiasme. Rory parut excité, Corvus intrigué, Allistaire méfiant – et Fidel, qui connaissait son frère mieux que personne, s'abstint de tout commentaire… Il était évident que Céorn n'escomptait pas satisfaire l'insatiable Général. Franc était une source de nervosité à lui tout seul et le régent prévoyait de l'expédier aux Racines, près de son Armada, là où il pourrait s'amuser avec l'artillerie sans traîner dans ses pattes.
– C'est une solution miraculeuse, murmura Allistaire.
– Monseigneur, lança Anton, soudain impatient, je crois que vous avez déjà bien assez de mal à veiller sur votre fief actuel pour ne pas perdre d'énergie à essayer d'acquérir plus de terres.
– Bien sûr, siffla Allistaire, mon épouse n'a pas la carrure de la vôtre, pour faire la moitié de mon travail…
Anton bondit aussitôt sur le seigneur De-la-Forge, furieux.
– Messieurs, messieurs ! s'exclama Clodric, tandis que Corvus Du-Pic soupirait d'un air exaspéré et que Fidel séparait les deux barons. Par le géant et tous ses prieurs, ne soyez pas ridicules !
– Quand aura lieu la passation ? demanda vivement Rory Gris-Bois, pour couper dans le vif de la tension.
Céorn consulta silencieusement Mahenn une nouvelle fois avant de répondre :
– Dès la fin de cette assemblée. Le Pasteur a été mandé. Nous ne pouvons plus attendre.
– Alors, allons-y ! s'impatienta Fidel.
La réunion se poursuivit pendant près d'un quart d'heure, durant lequel Céorn fit sonner sa clochette à plusieurs reprises pour faire entrer et sortir les officiels dont il avait l'utilité. Un notaire de Gris-Bois-Tourelle se présenta, ainsi qu'un copiste en stage à l'Académie du Doyen, et un petit prieur fébrile qui s'en vint préparer l'arrivée de son intimidant Pasteur. Les barons se relâchèrent aussitôt pour faire surgir quelque cigare et bouteille d'ambré vieilli en fût du Chenil et continuer leurs débats dans le plus grand confort. Si les joyaux du souverain restaient en chambre bleue jusqu'à la cérémonie de couronnement, il était nécessaire d'avoir au moins le Codex à disposition, pour lire les serments et jurer sur le livre, et l'ouvrage énorme fut déposé sur le pupitre qui vacilla sous son poids. Au-dehors, la foule commençait à se montrer impatiente, et on pouvait entendre le grognement de la presse et des badauds qui se pressaient contre les vitres du Palais de justice. Allistaire avait sorti son calepin et prenait des notes probablement acerbes. Anton avait déposé son célèbre Trident sur le siège voisin, et entamé une rixe avec Clodric, qui ne partageait pas ses opinions quant à la meilleure riposte à opposer aux gens de l'Est. Aimon Le-Rouge échangeait avec Olive De-la-Colline ; pendant que sa grande-tante continuait d'observer le régent de son œil étincelant.
– Les rats ! Les neiges, hors saison, les inondations, les orages ! larmoyait Olive. Tous le climat de l'Arbre est complètement déréglé. Ça ne peut être l'œuvre du hasard. La tour de l'Astropôle s'affole de plus en plus.
– La crédibilité de la Bastide est mise à mal, et les peuples grondent ! fulminait Fidel. La révolte des Moqueurs, en Baie ; les incendies du Fort ; la grève de la Forge… Les gens ne comprennent pas pourquoi ils devraient allégeance à un gouvernement incapable de les protéger, et c'est bien normal ! Si on ne fait rien ici, en Arbre, la Cité va s'effondrer !
Rory lui tenait tête.
– S'ils tiennent l'Entre-frontières, les échafaudeurs pourront s'en prendre au Rouet, au Pic et à la Forge ! Que diront-ils, ces peuples-là, quand l'ennemi prendra leurs terres ?
– Personne ne s'en prendra au Pic, glissa Corvus dans un souffle.
– Non, bien sûr ; car le seigneur de l'Ombre n'a rien à craindre des nécromanciens ! Il a sa propre malédiction à surmonter, depuis que ses aïeux ont mutiné !
Du-Pic lui lança un regard qui suffit à le ratatiner.
– Il est étrange de constater, se permit d'intervenir Clodric, que vos accords, baron Du-Pic, n'ont pas profité à Amalric comme ils vous profitent. Ne serait-il pas temps de vous soumettre pleinement à la fédération, monseigneur ?
Céorn n'écouta pas la réplique bien sentie du mutin car il vit arriver le Pasteur Daelric, et se hâta d'accueillir Sa Sainteté le Grand prieur du suprême de la manière qui convenait aux circonstances. Il avait laissé sa litière et venait sans grande délégation, seulement accompagné de son conseiller pastoral qui s'efforçait de l'imiter en chaque détail ; sans réussir à reproduire l'effet que provoquaient les yeux pâles et perçants, le nez aux ailes frémissantes et le rictus aiguisé au coin de ses lèvres fines. La bannière du Temple au poing, le porteur suivit Daelric jusqu'au coin opposé de la chambre puis aida son Saint patron à s'installer. Mahenn fut la première à saluer le Pasteur, et la poignée de main chaleureuse qui les lia un instant forma un tourbillon de blanc et de rouge que Céorn ne quitta pas des yeux. Anton, Rory puis Clodric présentèrent leurs hommages à Daelric, levèrent l'index au ciel, et louèrent le géant et son prophète Aelfric. Aimon Le-Rouge, pour sa part, demeurait dans son coin, le menton haut… Quand le Pasteur fut à son aise, Céorn alla à son tour ployer le genou devant le prieur des prieurs.
– Foi et puissance.
Ça n'était plus seulement la devise de la 9e baronnie. C'était l'ordre du jour.
Il était particulièrement rare qu'un Pasteur se rende à l'assemblée, mais le bon Daelric n'était pas le premier à le faire. La chambre des doléances avait à trancher dans le délai le plus bref et le Pasteur ne s'y opposerait sûrement pas, tant il frétillait à l'idée de se voir enfin sacrer un Roi-berger, en le couronnant de ses mains… Céorn lui adressa les politesses auxquelles le protocole l'obligeait, puis chercha à capturer l'attention de ses seigneurs. Quand les chuchotis se furent estompés, Daelric se leva sur ses jambes maigres, la houlette à la main, et mit un moment à ouvrir la bouche pour annoncer :
– Au nom du Dieu-berger, d'Albaran et d'Aelfric, je me présente à vous pour désigner le prochain porteur du sceptre ! (Il chevrotait, mais Céorn le savait en parfaite possession de ses moyens). Que celui qui jure, sur le Codex, de servir la Cité en guidant le troupeau s'avance maintenant, et se soumette au géant.
– Je me soumets, répondit aussitôt le régent, et Fidel hocha la tête.
Céorn, la mine lugubre, fit quelques pas vers le centre de la salle. Un chuchotis parcourut l'assistance, et une première, puis une seconde inspiration étouffée quand le pas lent d'une autre paire de chaussures résonna dans la chambre des doléances… Sans comprendre, Céorn pivota pour chercher un nouvel arrivant des yeux mais il ne trouva que son Haut Juge, le baron De-la-Tour, Aimon Le-Rouge, qui traversait les rangées de sièges pourpres d'un air impassible, les mains toujours liées dans le dos. Ses traits pâles n'exprimaient ni peur, ni colère, ni convoitise. En se glissant comme un fantôme à côté du régent, il s'immobilisa, les épaules droites, et déclara :
– Je me soumets.
92. Le berceau dans le chêne
La grande dame qui se tenait en bordure du bois, à dix pas de Nya, ressemblait beaucoup à cette dernière bien qu'elle eut l'air plus âgé. Sa robe de lin jaune battait ses hanches sous la force d'un vent septentrional. Une mèche s'était échappée de son épais chignon. Elle était majestueuse, ainsi dressée au-dessus des eaux, le pied sur un rocher immense et le regard perçant. Si elles n'étaient pas mère et fille, elles avaient au moins un sang commun, nota Edric. Il lança un regard surpris à Nya ; qui acquiesça d'un signe de tête avant de se précipiter sur la nouvelle venue. Le garçon les rejoignit, sans parler, tandis que la femme élégante toisait la jeune fille. Elle avait la narine retroussée et une voix sonore, à la fois chaude et autoritaire. L'étang qu'ils longeaient sembla les écouter avec attention.
– Ewe, Edric, salua-t-elle. Je suis depuis Pya Vys Loh Ora. Je suis là pour t'emmener avec moi. C'est important.
– Plus important que son illusion ? s'indigna Nya.
– Le garçon n'entre pas tout de suite dans le puits, déclara Madame Pya.
– Pourquoi ? aboya aussitôt Nya, sans reproduire la grâce de son aînée.
– Elle a changé d'avis. Elle veut le voir…
Qui ça ? La chamane ? songea Edric. Absurde. Ils venaient de se rencontrer. Qui, à Terre-priée, pouvait ainsi bouleverser les rites de la péninsule, à la barbe même de la plus ancienne des anciens ? Est-ce enfin le piège auquel je m'attends toujours ? Edric hésita, un bref instant, en regardant le bord du puits étalé parmi les étangs brumeux… Pour le tuer, ou l'enfermer, il n'y avait sûrement pas meilleur endroit que le gouffre. Il y a peu de chances qu'on m'exécute ailleurs. Nya l'invita aussitôt à rebrousser chemin. Tout ça pour rien ! Elle aussi avait l'air profondément frustré ; mais elle n'en dit pas un seul mot. Ed, la mine basse, suivit la jeune Première-Née et la grande dame vêtue de jaune, le long de la rivière… Le soleil se mit à fureter comme des doigts d'or dans la cime du bois.
– Tyobèste, souffla Nya à l'adresse du garçon alors qu'ils se perdaient de nouveau entre les troncs. Ça veut dire « arbre au reflet lumineux », dans ta langue.
Alors, il y aurait bien une forme d'autorité, quelque part à Terre-priée ?
Edric comprit l'astuce en pénétrant la part du Bois Scintillant que l'on pouvait apercevoir depuis la haute stèle de la chamane. Les feuilles y semblaient renvoyer tout l'éclat du jour comme des miroirs et crépitaient doucement dans l'air. Fougères, orties et orangers se mêlaient en amas colorés parmi les pins et les saules tortueux ; dont une seule racine faramineuse pouvait les supplanter d'une tête. L'endroit était paisible et si muet qu'on l'aurait cru à l'abri du monde… Un arbre à la fois plus haut et plus étendu que ses congénères était dressé au cœur de la modeste clairière, en déployant un dôme roussi sur le reste du bois. Il ressemblait à un chêne, aux branches basses jetées jusqu'à terre mais son tronc de l'épaisseur d'une tourelle de garde brillait d'une lueur orangée, comme si la mousse brunâtre de son écorce renvoyait les tons les plus chauds du soleil. Ed ouvrit grand la bouche, en arpentant lentement le bois jusqu'au chêne en question, mais Nya se hâta de le doubler pour aller, avant lui, entre ses racines qui creusaient le sol comme un berceau. L'autre femme l'imita.
L'arbre envoyait une dizaine de branches dans autant de directions sinueuses, toutes plus épaisses que le garçon lui-même, en couvrant ses bifurcations effeuillées de lierre et de fougères plus claires pour se donner l'air d'une étrange pieuvre géante aux tentacules pétrifiés. Il se souvint très vivement de la melgrave furieuse, à sa poursuite, dans les neiges du Pic… Ed talonna Nya pour lorgner les racines. Pas de fléau, cette fois, sous les yeux du garçon. Qui est-ce là ? songea Ed, intrigué. Il trouva, allongée parmi les feuilles, une silhouette humaine, plus petite, plus maigre que lui et l'air maladif, sur ses traits d'un noir profond. De nouveau, Ed reconnut les yeux bas et le nez en trompette de Nya. Encore de la famille ? La fillette était alitée au creux d'un nid de draps blancs et verts, soigneusement étalés dans le berceau auxquels s'ajoutait quelques oreillers tissés dans la soie. Elle tremblait, et semblait avoir du mal à respirer…
Dans le tronc du chêne surnaturel, élevé au-dessus du bois comme un chef à la figure rougeaude et au cheveu rare, un véritable attirail occupait l'étagère érigée au fil de la chair discontinue que des siècles et des siècles avaient érodée : des ouvrages, plus grands et moins solennels que le livre standard de la librairie citéenne ; des outils de mesure en bois et en acier, que le garçon ne sut identifier ; et un joli métier à tapisser, aux contours irréguliers dont une réserve empilait une douzaine de rouleaux de textile végétal et coloré… Sous la brise de l'automne, aux courants de plus en plus mordants, les feuilles et les aiguilles de pins se baladaient joyeusement en giflant les marcheurs démasqués.
– Daya Bel Ath Era, déclara Pya au Prince égaré.
Il comprit que c'était le nom de l'enfant, et Edric observa successivement Nya, Pya puis Daya – en se demandant ce que le trio attendait de lui.
D'un œil sombre, Daya détailla Ed avant de s'adresser à la toute la troupe :
– Ewe, Nya ; Ewe, Pya ; Ewe, Edric De-la-Cité.
Sa voix adolescente était faiblarde. La gamine se meurt.
– Euh… Ewe, Daya ! bredouilla-t-il.
– Je veux te voir, expliqua la fillette. Te regarder penser. T'entendre parler. D'accord ?
Ed resta penaud une seconde.
– Oui… d'accord.
Daya eut l'air presque amusé par son effroi, et devina :
– Tu crois que je vais faire de la magie. Tu pensais trouver toute la magie du monde, en arrivant à Terre-priée, et t'en servir à ta propre fin… oui ?
Hésitant, Edric hocha lentement la tête.
– Je ne fais pas de magie, reprit la jeune Première. Je ne perçois plus. Je n'imagine plus. Et les souvenirs s'estompent. Les leçons que j'aurais pu enseigner il y a quelques cycles, je les perds, alors qu'elles quittent progressivement ma mémoire… Et je n'ai rien que la mémoire, en cadeau de cette vie, pour me rappeler de ce qui compte et ceux que j'aime inconditionnellement. Cette force rituelle que tu es venu chercher appartiendra à une époque révolue de notre roue, très bientôt ; lorsque Shyo et moi périrons. (Nya émit un gémissement sourd). Mais il y a un avantage, Edric De-la-Cité ! insista la petite. Loin des reflux éthérés, j'ai retrouvé quelque acuité matérielle. As-tu déjà cessé de t'inquiéter, à la faveur d'un petit moment, pour comprendre la terre, sous tes pieds, et le ciel qui est au-dessus de ta tête ?
Edric réalisa qu'elle attendait vraiment une réponse.
– Oh, euh… je pense… oui, j'imagine…
La Première-Née ne parut pas pleinement satisfaite, mais sourit encore, et son sourire se mua en rictus affligé lorsqu'elle fut prise d'une terrible quinte de toux. Daya voulut se redresser sur son oreiller, mais la crise s'intensifia et elle roula dans ses draps pour contenir l'explosion de sa gorge… Pya se précipita pour l'aider à boire.
Si jeune, pour s'en aller… Combien de courts printemps a-t-elle vu passer ?
– Daya est infectée, murmura Nya, les dents serrées.
– Infectée ? répéta Ed. Par quoi ?
Pya lui lança un regard réprobateur, et Nya battit en retraite. Ed pivota vers la plus âgée de ses trois interlocutrices, qui laissa sa gourde à Daya en reprenant :
– Daya est disposée à l'art chamanique… depuis son plus jeune aspect. Shyo l'a préparée, des cycles durant, à reprendre la pierre priée et le céis de la maison. Mais aujourd'hui, et depuis six lunaisons, Daya faiblit. Son enveloppe se dessèche. Sa vie la quitte…
Edric trouva cela particulièrement étonnant. La médecine de la Botte semblait à la pointe du progrès, pourtant.
– Shyo ne peut-elle rien faire ? Ne peut-elle pas la guérir, comme elle m'a guéri ?
– Ça n'est pas un poison, qui souille ses veines… C'est un autre mal.
Il jeta un coup d'œil à Nya. Toute son attitude, et sa volonté exacerbée de lui faire tirer il-ne-savait-quelle épée fourchue de son socle prenaient un nouvel éclairage, à présent. Les Premiers-Nés pouvaient bien prétendre aimer leur voisin tel leur propre sang, et se nommer d'après leur date de naissance et non leur famille, il comprenait les excès d'entrain d'une jeune femme – simplement déterminée à sauver sa petite sœur.
– Ne sois pas peiné, Edric, dit la jeune Daya. Je n'ai pas peur de m'en aller.
– Ne dis pas de bêtises, grogna Nya d'un air sévère. Raesta va te guérir. Ton heure n'est pas venue. Tu seras bientôt sur pieds ; et prête à devenir chamane, comme tu l'as été et le sera en tous temps et tous lieux ! Ewe !
Mais la petite Daya manifesta sa perplexité en souriant.
– D'autres sont partis plus jeunes que moi, au fil du temps… Mais personne n'a soulevé de montagne pour eux ; n'est-ce pas ? Pourquoi recevrais-je ce privilège ?
– Parce que tu es disciple, répliqua vivement Nya, et la plus intelligente, et la plus forte depuis des cycles et des cycles… Je ne crois pas au hasard, Daya Bel ! Les signes sont à nos fenêtres, les astres parlent ! Regarde ! Edric ! Il est la Brèche, la faille incarnée ; et sa première forme humaine à voir Raesta ! Je crois qu'il est le Guerrier, et que la langue de pierre doit lui revenir. La statue a parlé à son approche. Et, dans son pays, le garçon attise d'autres formes de convoitise. Il l'appellent Prince et le vénèrent ; et ils accordent une grande valeur à sa vie parce que son père leur donnait des ordres !
– Je sais ce qu'est un prince, fit observer Daya.
Ed resta sceptique devant l'exposé malhabile de son hôte ; et leur mère claqua la langue, furieuse :
– Crois-tu Daya Bel suffisamment reposée pour subir cette ineptie ?
Mais Nya dévisagea chacune de ses parentes, incrédule.
– Celui-ci est particulier ! Edric se dit poursuivi par des Pillards et des espions ! Tu vois, de tes propres yeux, ce qu'il advient du Continent… La maladie de l'Est te ronge ! Voici la solution !
– Nya Rim, je t'en prie, insista Daya d'un air peiné, mais son aînée ajouta :
– C'est au Guerrier de guérir l'infection. C'est à lui de se battre pour notre salut.
Et Ed se sentit vaciller, devant la conviction chevillée de la Première-Née. Elle n'avait peut-être pas tort, finalement… D'emblée, il avait égoïstement écarté la théorie de sa nouvelle comparse ; car il ne connaissait rien aux lames de pierre et aux viperons et estimait que Du-Lavoir et lui avaient déjà suffisamment de pain sur la planche. Mais, à présent que Nya posait sa plainte, il l'entendit plus sérieusement. Elle aussi – comme Aiden – avait flairé quelque chose d'inhabituel dans l'air de ce mois de Septembre. Elle faisait un lien évident entre les Noyeurs, les Pillards et désormais, les Premiers-Nés…
En admettant qu'il ait jamais eu la moindre de chance d'incarner la faille pour la dernière fois, Ed espérait toujours s'en tirer vivant. Le sang d'Amalric, celui de Tony, celui de Beltom et de Louvard étaient sur ses mains, sous ses ongles et devant ses yeux, à tout instant, sans qu'il ne puisse trouver le moindre fragment de quiétude. Tous ceux qu'il avait mis en danger et tout ce qu'il avait entrepris de la Cité au Pic appartenaient à un passé lointain, si lointain qu'il avait l'impression d'avoir rêvé sa vie ; mais la haine qu'il entretenait pour le Commodore, et sa rancœur à l'égard du Roi son père n'avaient pas désenflées pour autant. Le vœu de Nya vantait le mérite d'une quête honorable. Le sauveur de Terre-priée. Il ne pouvait ignorer l'étrange coïncidence, et la concordance de ses multiples rendez-vous confidentiels. S'il ignorait quelle part de son récit était vraie, Edric pensait bien trouver quelques confirmations, dans les prédictions de Nya Rim. Il avait besoin des chamans ; comme ils avaient besoin de lui… Pourtant, il ne pipa mot à ce sujet, de peur d'exaspérer Pya, sa mère.
– Pourquoi loger dans ce bois ? demanda-t-il poliment, ramenant la conversation à leur rencontre subite. Et si loin des stèles ?
La petite fille lui répondit poliment :
– Je vivais au céis, il y a peu, assura Daya Bel. Avec Shyo. Car y vit le chaman de Raesta, et tous ses disciples. Je suis la dernière. Alors, l'originel me fait mal. Il pompe ma force ; et m'endort un peu plus chaque jour. Comme si le vent d'Est s'était infiltré jusque dans le plan astral… C'est la raison pour laquelle je ne pratique plus. C'est pour ça que je dois me tenir à bonne distance du nexus, qui grouille sous la stèle…
– Cet arbre, murmura Ed, désignant le tapis de feuilles rousses qui couvrait les racines du chêne gigantesque. Il est magique ?
– Si tu le veux, répondit Daya en souriant, les paupières lourdes. En tout cas, il n'est pas malveillant.
– Il existe une voie éthérée, intervint Pya. Un remède à la douleur. Enfoui dans les sols. Le Palombre apaise tous les maux. Il est la caresse d'une mère nourricière.
Pour une dernière étreinte avant le trépas ?
– Edric, j'ai quelque chose à te confier ! reprit alors Daya de son ton le plus déterminé, (étrangement similaire à celui de Nya dont la volonté s'y opposait diamétralement).Toi, tu dois entendre ce que j'ai entendu il y a des lunes. Tu dois savoir ce que l'originel m'a montré, avant d'envahir mon corps. Je pensais disparaître avant ta venue. Mais tu es là, et j'ai un message pour toi ! Ce message, je l'ai gardé longtemps et aucun des miens ne l'a découvert, pas même Shyo. Tu es arrivé ici si bien que je ne peux me résoudre à t'en dispenser ! Alors, nous y voilà. Es-tu prêt à le recevoir ?
Edric acquiesça doucement, les yeux plissés. Daya sourit encore ; mais sa lèvre semblait désolée, cette fois. Nya et Pya se penchèrent d'un air curieux.
– Le Commodore s'en est retourné au Septentrion.
C'était comme un coup de tonnerre… Le seul terme de commodore, sans aucune forme de préambule thématique, sonna bizarrement dans la bouche de l'enfant. Aucun des Premiers-Nés n'avait encore manifesté d'intérêt pour le mercenaire du Nord, en la présence d'Ed, car ils ne semblaient pas se laisser distraire par de si vilains complots… Mais Daya venait bien d'évoquer le pirate qu'il avait laissé gisant dans le canal… Encore une fois, Ed pensa à Du-Lavoir.
– Tu en es sûre ? souffla-t-il.
– Oui, répondit-elle fermement.
– Que sais-tu de lui ? murmura Edric, avide. Son nom ? Son but ?
– Tu connais son but, toi. Tu sais ce que tu es. Il n'y a rien d'autre. Les pirates n'ont pas encore eu l'audace de débarquer sur cette péninsule ! Je ne fais que transmettre ce que l'originel m'a dit, Edric De-la-Cité.
C'était exactement comme agiter une tranche de viande sous le pif du clébard affamé pour la lui retirer d'un coup en riant aux éclats. Ed se sentit nauséeux. La main crispée sur la fiole d'antidote qu'il avait dans la poche, il dévisagea Daya.
– Je cherche le Commodore presque autant qu'il me cherche, murmura-t-il.
Daya lui accorda un hochement de tête compatissant, lovée à la manière d'un chat dans son panier.
– Il a tué mon père, poursuivit-il. Pas de sa main. Mais il a fait porter le coup. Le pirate a fait exécuter vingt-sept personnes, cette nuit-là. Des moutons de la Cité. Des serviteurs et des chevaliers, sans distinction ; tous plus vicieux et imparfaits les uns que les autres. Il les a étripés, étranglés, éborgnés, ou jetés d'un promontoire, pour assassiner le Roi et me faire accuser du meurtre.
Il vit à leur expression que la Terre-priée n'était pas informée des querelles de la capitale. Il vit aussi qu'elle y accordait peu attention. Daya resta muette.
– Vous ne pouvez pas me parler du Pillard, pour aussitôt me jurer de ne rien savoir de lui ! Vous ne pouvez pas faire ça !
– C'est pourtant le cas, répliqua Daya Bel.
– Et ça n'a pas de sens ! gronda Ed, sa voix résonnant dans le bois entier. (Il se redressa). Rien n'a de sens, ici ! Shyo m'a sauvé d'un poison injecté il y a des jours de ça, et en un clin d'œil ! Je ne peux pas croire qu'elle n'ait pas le moyen de te soigner !
– Shyo n'a pas le moyen de contredire l'originel…
– Qui parle de le contredire ? Cet Arbre originel, a-t-il explicitement ordonné ta mort ?
Sans nul doute, les termes et la manière de la question frôlaient l'insulte, mais la jeune Daya resta de marbre, les yeux plissés. Nya et Pya calquèrent leur réaction sur celle de la petite. Ed reprit précipitamment :
– Je n'ai pas demandé à incarner la Brèche ! Je n'ai pas voulu servir d'habitacle à la faille cosmique qui menace de s'ouvrir sur notre monde ! Est-ce un caprice, que de chercher à comprendre sa nature ? Vous avez catégoriquement refusé de m'aider. Vous avez dit que vous ne faisiez que recevoir l'ordre de la déité. Et maintenant, vous dites avoir des messages à faire passer, pour pimenter un peu le jeu, sans savoir comment remonter à leur expéditeur… ? Je douterais presque de votre bonne volonté !
– Et tu aurais raison, fulmina Pya. Nous ne voulons rien.
– Mais vous obéissez ! insista Edric, suppliant, en approchant de Nya. Êtes-vous libres – aussi libres que vous le prétendez, si la divinité vous commande ?
Sa mère commença à perdre patience.
– Ce que tu appelles divinité, nous en sommes une part, petit garçon ! Le soleil et la lune ont veillé sur cette terre des millénaires avant notre arrivée. Est-ce un culte que de les observer, et de les respecter ? Pendant que les moutons prient à leurs géants, Raesta se nourrit du sol authentique… Nous rendons à ce sol ce que nous lui devons !
– Soit ! admit Edric. Et c'est tout à votre honneur. Mais tout le monde n'a pas de viaduc, ni de lézards géants pour les protéger. Il y a des familles, aussi, en Cité… Elles seront les premières à subir la guerre qui s'annonce. Est-ce que vous pensez à mon peuple ? Est-ce que vous êtes prêts à le condamner ?
C'était plutôt le tempérament impulsif de Nya qu'il visait, mais étonnamment, Pya fut la seule à tomber dans le panneau… Désemparée, les deux sœurs regardèrent la dame de lin réprimander le garçon avec passion :
– Comme il a condamné le mien ?
Ed recula d'un pas devant son expression tourmentée.
– Vous avez de la peine, déclara-t-il. Vous avez de la rancœur.
– Bien sûr, rétorqua Daya Bel de sa voix faible. Nous sommes humains.
– Mais vous prétendez le contraire ! souffla Edric. Vous jurez ne rien posséder, ne rien ordonner, et seulement transmettre la parole… Mais vous permettez des choses ; et en empêchez d'autres ! Selon quel code ? Quelle loi ? Celle de la nature ? Vous dites que ces bois sont protégés du monde et des calendriers fédérés, qu'ils se plient à la déité et que c'est là le secret de la préservation de Raesta. Vous dites aussi que ce secret réside dans le puits, où les visiteurs sont domestiqués avant de s'installer ici pour toujours ! Mais je me demande combien de visiteurs la Botte pourra contenir, sans flancher, le jour où le prochain berger décidera de la raser… Et vous vous le demandez aussi, n'est-ce pas ? La paix et le pardon qui érigent votre ville ne sont pas épurés de toute la haine. Et, comme il se doit, les Premiers-Nés sont en colère. Vous n'êtes pas plus impartiaux que qui que ce soit, sur ce Continent. Vous faites des choix. Sans parler d'Aiden Du-Lavoir, bien sûr, que vous avez enfermé ; alors qu'il n'a fait que sacrifier sa vie pour la mission que vous lui avez confiée !
Daya Bel le contempla avec sérieux, les doigts entremêlés. Pya se raidit, et Nya retint son souffle, soudain fascinée.
– Toi, tu es hâtif et arrogant, déclara doucement Pya. Mais c'est de ta jeunesse et de tes mœurs. L'originel te le pardonne. Ewe.
– Vous savez cela ! insista vivement Edric. Comment ? Avez-vous reçu un courrier ? Cet Arbre originel, par quel moyen choisit-il de vous communiquer ses vœux ?
– Tu sembles croire que la réponse à cette question t'est due.
Et Edric s'impatienta à son tour.
– Oh ! Alors ça ne me regarde pas ? Pardonnez-moi à votre tour, mais je crois que cela a été remis en doute lorsque Nya a décidé de m'enlever pour me convaincre de porter les armes de votre peuple ! Cela commence à faire beaucoup de prophéties ! Vous pouvez bien prétendre aimer chacun de vos voisins comme une âme-sœur, en vérité, vous avez plus d'amour pour vos familles et vos enfants que pour ceux des autres… Ça aussi, c'est naturel. Ça aussi, c'est humain. Et pourtant, vous vous refrénez en confiant vos bébés à des arbres, que vous prenez pour des mères nourricières ?
– Le fait que tu ne comprennes pas la maison ne signifie pas que ton jugement mérite d'être entendu, gronda Pya d'un air hargneux.
– Ah ? N'ai-je pas tous les droits, ici ? Ne puis-je pas faire ce qu'il me plaît… ?
– Tant que tu ne nuis à personne, compléta faiblement Daya Bel.
– Suis-je donc nuisible, à vous supplier de me débarrasser de cette brèche ?
– Si tu t'entêtes à défier l'originel !
– Ce même originel qui veut me faire savoir où se trouve le Commodore ? Je ne peux y croire. Je ne peux croire aveuglément à votre parole.
– Toi, tu dis que nous sommes des menteurs ? fulmina Nya en le toisant aussitôt.
– Ça ne semble pas improbable ! Tu ne sais peut-être pas ce que princesse veut dire, Nya, mais tu sais te comporter comme telle ! Tu as menti à Shyo pour voir Pierre-fourchue ; et tu as défié ta grand-mère, en m'amenant jusqu'ici ! N'ai-je pas raison ?
Pya, sa mère, ne put s'empêcher de pivoter instinctivement vers elle, choquée, et Nya lança à Edric le regard le plus noir dont elle semblait capable. Ed ne lâcha pas :
– Je sais que vous détenez l'autorité sur Raesta. Quoi que vous en disiez. C'est par vous que l'Arbre passe pour désigner la Brèche et le Gardien ! Et par vous qu'il fait parvenir des messages ! C'est vous qui avez le moyen de remonter au sommet de cet arbre. C'est vous qui avez le pouvoir ! Et pourtant… vous êtes prêts à laisser votre cadette trépasser pour ne pas risquer de bouleverser ce délicat équilibre… Âme universelle ou pas et peu importe le terme : vous avez choisi de la laisser mourir.
Un autre rideau de feuilles rousses fut jeté sur le berceau que formait le chêne chatoyant. En tendant l'oreille, on pouvait presque entendre la cascade, de l'autre côté de Terre-priée… Daya Bel restait sereine.
– Tu parles de choses dont tu ne sais rien. La science solaire. Le temps. La mort. Et cette magie, que tu crois comprendre. Pourquoi en parles-tu avec tant de force ? Que veux-tu de ce monde qui t'a laissé si insatisfait ? Je ne te connais pas. Mais je vois la rage dans le cœur rétréci qui bat dans ta poitrine, toi…
Ed recula, cette fois, à bout de souffle.
– Je veux seulement… rentrer chez moi. Ou sauver ce qu'il en reste.
– Et qu'y retrouveras-tu, Edric De-la-Cité ?
– Tout ce que j'ai.
– Ce que tu as ? Mais tu n'as rien ! Prince de l'Arbre, commandeur aux étoiles et chef de la rivière ? Tes titres sont sans valeur. Te reste-t-il de la famille ? Un parent loyal ? Une mère, un frère ? Ou un être aimé, peut-être, plus que les autres ? Quel est ton but, Edric De-la-Cité ?
– Je… Je…
Les larmes lui montèrent aux yeux. Touché. Il ne pouvait citer personne. Aiden Du-Lavoir, étrangement et le temps de quelques jours, était devenu un partenaire et un conseil de confiance qui lui semblait désormais plus essentiel à son bonheur que la Cité toute entière. L'instinct de survie. Chacune de ses décisions était guidée par le souhait de voir le jour prochain. Ça n'était pas de l'amitié. Ni de l'amour. Mahenn, Aimon, Ronon ; Cobric Des-Anses, Cornéaud Biseau, Corvus Du-Pic ; et tous autant qu'ils étaient avaient traversé sa vie sans y laisser plus que quelques bleus au corps ou à l'âme. Et il avait eu à voir tomber Tony. Tony, dont il avait accepté de ne pas savoir le sentiment. Tony, dont il avait promis d'aimer la mémoire sans réclamer la promesse d'un amour mutuel… Lui, Accroche-Cœur, avait su se frayer un chemin dans le méandre de la Bastide, sans aucun titre à brandir pour se faire apprécier… Il avait tenté de le réveiller, au Refuge. Comme Du-Lavoir. Et Corvus. Tous avaient eu raison. Je suis sans but. Ed pleura.
Il avait lu des livres, et se répétait leurs histoires pour s'endormir, le soir. Il se vantait de son aptitude à cerner le vice de tous ses comparses sans réussir à s'en attirer la sympathie. Il s'était vu sur le trône, sceptre en main, pendant ses leçons dans la salle de classe poussiéreuse de l'Académie ; en provoquant l'impatience de ses maîtres… Or, à force de lire, de rêver, et de râler, il avait raté le train (parfois littéral) de sa propre et misérable existence. Son effort pour survivre, et survivre encore l'avait conduit à vivre en ermite, canon dégainé. De la mort de sa mère, en couches, à celle de son père (dont on le blâmait tout pareil), Edric n'avait fait que semer le chaos et usé de son talent pour se tenir à bonne distance du moindre risque. Jusqu'à Tony, évidemment ; et sa planche à suspension magnétique… Fallait-il que Des-Blés meure, pour qu'il comprenne ? Était-ce la leçon que voulait lui donner le baron-mutin, avant de le jeter dans sa guerre ?
Je suis sans but, et sans amour.
– Ne sois pas trop dur avec toi-même, murmura Daya, ses yeux noirs fixés sur les siens. L'originel s'en chargera ! Et il voit tout. Pas seulement tes crimes. Mais aussi ta vertu. Il voit quels chemins nous mènent à la colère et au vice. Sa balance est équilibrée !
– Ne sais-tu pas si je survivrai à cette quête ? supplia Ed, bouleversé.
– L'originel sait. S'il veut te montrer plus, tu verras… dans le puits.
– Je ne suis pas privé de gouffre ? s'enquit-il précipitamment, soudain mal à l'aise.
– Non, répondit fermement Daya. Au contraire…
Il l'observa, un peu confus.
– D'accord, murmura-t-il.
– Toi, tu as besoin de dormir, intervint Pya, qui avait perdu de sa verve, en allant lisser le drap de sa cadette. Le garçon attend le prochain zénith, pour visiter le gouffre. À sa sortie, je viens t'informer. Raesta veille sur toi, Daya Bel. Ewe.
Le léger fléchissement de sa voix brisa le cœur d'Edric, et Daya fut prise d'une nouvelle quinte de toux sèche, le front couvert de sueur. Nya se hâta de l'enlacer à son tour, les traits tirés par une douleur froidement contenue, et revint prestement à Edric pour lui épargner sa propre détresse… Avant qu'ils ne quittent le bois, Daya Bel Ath Era leur adressa un sourire aimant, qui ne se départait pas de la souffrance.
– Ne retournons-nous pas aux stèles ? s'enquit Edric d'une voix blanche, quand Nya fut chargée par sa mère de conduire le garçon à travers Terre-priée pendant qu'elle-même disparaissait vers le centre de la ville…
– Toi, tu loges à la permaculture, répondit sèchement Nya. Je viendrai te chercher, dès demain, pour t'accompagner au puits. En attendant, tu es confiné dans la ruche. Shyo te permet de voir ton Gardien. Rassure ton ami ; et soyez sereins.
Tu parles ! Edric ne s'attendait pas connaître la moindre sérénité, dans les jours à venir ; mais la perspective de revoir Aiden le convainquit de se taire et il se contenta d'un hochement de tête de bon élève. La Première-Née toujours aussi vive et adroite le mena à travers les buissons jusqu'au bord opposé de l'arrière-pays, à l'est des étangs. Il leur fallut une bonne demi-heure pour longer le Bois Scintillant et le bras de rivière à l'eau glacée qui scindait le territoire et ils arpentèrent la Botte en silence. Edric pensait bien en avoir suffisamment dit, pour le moment, et se demandait s'il aurait logé dans la stèle s'il n'avait pas vertement critiqué Terre-priée. Leur mutisme fut seulement brisé, au plus près de la Crique ouest, par le chuintement des animaux dans l'eau brunâtre. Il y eut un sursaut contenu de la part du Prince lorsqu'une sorte de petit castor à bec, les pattes palmées et la fourrure scintillante, s'enfuit dans les roseaux à leur approche. Des hérons se promenaient en errant au loin tels des fantômes. L'après-midi teintait déjà le ciel de bleu foncé.
– Ici, annonça fièrement Nya.
Ce qu'elle appelait la permaculture était une culture, en effet ; à la fois vivace, et verticale, empilée sur elle-même. Le ravin verdoyant qui menait à la mer, protégé à ses cardinaux par la crête acérée de la Crique, était rempli de parterres de potagers aux couleurs éclatantes, du rouge de l'oignon au blanc de l'artichaut, en passant par mille teintes d'épices aux allures sauvages… Les fraisiers, les fougères et le lierre se voyaient bien représentés, tandis qu'une centaine de cèdres longilignes, dépourvus de branches basses, et plantés avec une droiture mathématique, dominaient la parcelle. Les troncs, élagués pour permettre la pousse de plus de voisins, portaient à leurs cimes quelques douzaines d'autres arbres plus humbles… Des copeaux de bois jonchaient le sol inégal en formant de petits sentiers à travers la verdure. Des oiseaux, bienheureux, voletaient d'un niveau à l'autre en visitant librement les cèdres et leur étrange coiffure… Edric, éberlué, aperçut un aigle dont l'envergure se découpa majestueusement dans l'horizon refroidi. Frissonnant, il talonna Nya jusqu'au pied d'un cèdre plus maigre que lui. D'un coup de pied, la Première-Née tira une manivelle de la terre fraîchement retournée qui entourait le tronc couvert de mousse. L'arbre se mit à rugir, l'écorce trembla ; et le sol, sous leurs sandales, lâcha un cri aigu quand il se brisa pour les jeter en l'air… La plate-forme envoya voleter les feuilles mortes et les copeaux pour se mettre à grincer le long du cèdre menu. Ed vacilla et se rattrapa à la tresse verdâtre qui enlaçait leur barque de pierre en la faisant léviter jusqu'au sommet de l'arbre ; où une flopée d'autres poussait encore. Nya observa Edric, et parut juger sa maladresse. Sans un mot, elle bondit de la barque la première, pour arpenter le couloir de lattes qui traversait l'infrastructure. Ed la suivit, les yeux écarquillés, lorsqu'il trouva enfin Aiden.
Nulle cellule, pour le déserteur, que le vide autour de lui… Du-Lavoir était très mal en point. Ed ne s'y était pas attendu, car c'était lui, qui avait basculé du viaduc ; et Aiden se singularisait, en outre, par son extraordinaire capacité de régénérescence. Or, c'était le rouquin, cette fois, qui semblait agoniser. Tremblant, les joues rouges et l'œil vitreux, il était affalé dans un filet tenu à deux branches d'ancrage, occupé à maugréer. Edric ne sut dire qu'il avait trop chaud, ou trop froid. Quand il vit le garçon, Aiden se redressa à la vitesse d'un boulet de canon, les narines dilatées.
– Ed !
– Je vais bien, lança aussitôt Edric en approchant.
Nya demeura au bout du couloir, les yeux rivés sur les nuages.
– Mais pas toi, reprit-il d'un air inquiet. Tu fais peur à voir… Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ? Les Premiers-Nés, t'ont-ils torturé ?
Aiden agita lentement la tête, désespéré…
– Ils ne m'ont rien fait… à part me laisser là. La chamane dit que j'y suis bien. La cime a une parure chauffante, le tronc est gorgé d'eau claire ; et le filet de suspension adapté à mon gabarit ! Shyo prétend que j'ai plus de fruits, à portée de main, qu'elle n'en a elle-même dans son céis ! Mais… (il marqua une pause). J'ai aussi… des besoins, que Shyo ne peut pas satisfaire.
Edric se figea. Piété. Du-Lavoir subissait un sevrage forcé.
– Et toi ? demanda le musicien. Que te réservent-ils ?
– Le puits, répondit Ed, consterné. Demain, à midi. J'ai rencontré leur apprentie, Aiden. (Il baissa la voix, un œil dans son dos). L'apprentie de Shyo. C'est la petite sœur de Nya. Elle va bientôt mourir.
Malgré sa douleur évidente, et sa mâchoire crispée, Aiden manifesta un grand intérêt pour cette information.
– D'après elle, poursuivit Ed, les Premiers-Nés ne peuvent rien faire pour nous aider.
– J'avais deviné…
– Alors, on va se débrouiller.
Aiden cligna des yeux à plusieurs reprises, intrigué. Ed continua :
– Demain, au zénith, je parlerai à cet originel. D'après la chamane, il sera le seul juge de notre peine. Lui seul décidera de notre sort. Mais les Premiers ne seront pas au gouffre avec moi et ne partagerons pas cette… entrevue. Je sais à quoi m'attendre. Je sais ce que le puits me montrera, pour me faire mal. Je l'écouterai attentivement. Puis je remonterai à la surface, et les persuaderai de nous laisser partir, tous les deux.
– Où ça ? murmura Aiden.
– En Est. Par-delà l'Entre-frontières et la mer d'émeraude. N'est-ce pas ce que tu voulais depuis le départ, sans l'admettre ? Il nous aura fallu se voir refuser l'aide des Premiers-Nés en personne pour que je comprenne ! Tu connais le terrain ! Tu connais les grands du Continent. Tu sais que la guerre a commencé, hein ?
Aiden acquiesça avec stupeur, momentanément arraché à son tourment.
– Et comment convaincras-tu la chamane de me laisser m'en aller ? s'enquit-il.
– Je mentirai, répondit Ed.
Comme par enchantement, une pluie fine se mit à piquer la Botte quand Edric se trouva au bord de son gouffre. Et comme promis, le garçon était seul, pour affronter les profondeurs du puits. Ainsi qu'elle l'avait fait la veille, la jeune Nya Rim était restée en bordure des bois, pour y observer sa descente sans prendre part à la visite. Un soleil froid et timide ornait le ciel, en laissant couler ses rayons brumeux sur la péninsule à la façon d'une traînée de beurre fondu. La même brise capricieuse se promenait parmi les arbustes et les fougères. Terre-priée avait repris ses activités diurnes, entre les stèles, à la faveur de la pluie et des vents qu'elle accueillait comme de vieux amis. Des canaux se gorgeaient parmi les pilotis de pierre. Les girouettes se balançaient en chantant… Rien à l'Ouest ne laissait deviner que le Prince de la Cité s'apprêtait à s'en remettre à la déité Ancienne. Rien ne semblait l'y avoir préparé.
Pourtant, Edric passa la balustrade et marcha vers le puits sans hésiter. Il avait la même architecture que le gouffre du Pic, chez Corvus, mais pas la même structure et élevait, au centre de sa large perforation, un second cylindre de pierre anguleuse, tout aussi noire, qui avait la forme d'une pupille dans un grand œil circulaire… Les marches, cette fois, ne se contentaient pas de ronger la paroi interne et outrepassaient le vide en liant les deux édifices imbriqués l'un dans l'autre. Ça doit être compliqué de tirer l'eau d'un puits pareil… Pour le reste, rien de très différent du gouffre maudit du Manoir… Ed jeta un regard dans la crevasse et, grâce à la lueur du jour, put apercevoir le fond. Pas trace d'un passage humain, ou d'animaux sauvages… Pas de viperon tapis… En concentrant ses pensées sur Aiden, qui souffrait le martyre dans sa ruche haut perchée, il s'élança dans l'escalier d'un pas plus assuré. Puis il se pétrifia, ravi sur le coup…
Tony était aussi beau qu'au jour de leur rencontre, aussi beau qu'au jour de sa mort ; et il paraissait impensable qu'un être aussi parfait ait pu mourir du tout. Il avait la même boucle dorée déposée comme une serpe sur le front, deux épingles narquoises aux commissures des lèvres et de grands yeux juvéniles, légèrement arrogants. Il avait les mêmes traits fins et boudeurs, les joues roses, et l'attitude générale du chevalier. Il était là comme s'il s'y était trouvé en chair et en os, debout sur le sol inondé du puits… Il se tenait droit, une demi-tête au-dessus du visage bouleversé d'Edric De-la-Cité. Leur silence dura une longue minute. Ed sentit sa peine et sa colère se loger dans son ventre à la manière d'un mal d'estomac, et refusa de les laisser remonter à sa gorge. Je ne peux pas perdre mon temps à pleurer, songea-t-il. Plus maintenant. Tony lui adressa un sourire et Edric parla enfin :
– On t'envoie me torturer ?
Tony hocha la tête, et l'accroche-cœur brilla.
– On ne m'envoie pas. Je suis là, c'est tout.
Ed contempla sa mine calme et reposée.
– Tu y es comme moi ?
De nouveau, Tony sourit.
– Probablement pas comme toi, c'est vrai… Mais j'y suis.
– Et où es-tu, le reste du temps ? insista Edric. Qu'y a-t-il… là-bas ?
– Où ça ? demanda poliment Tony.
– Tu le sais mieux que moi !
– L'espace, et le temps n'ont plus le même sens, désormais, murmura le jeune Des-Blés. Je n'ai pas de mots, pour te le dire. C'est… différent.
– Mais tu existes ? reprit Edric, fébrile. Tu existes, quelque part ?
– J'existe maintenant, admit Tony. Dans ce puits. Et tu me vois comme ce que j'ai été, et suis, et serai… N'est-ce pas suffisant ?
Bien sûr que non. Non, ça n'était pas suffisant, car Edric voulait savoir Des-Blés en terres lointaines et merveilleuses, par-delà la mort et le néant ; où l'on existait sans peur ni chagrin… Toujours distant, le garçon reprit sans répondre :
– Je suis la Brèche.
– C'est vrai.
Tony attendit qu'il poursuive.
– Les Premiers-Nés l'ont incarnée en moi. Il ont fait de moi le réceptacle d'une faille au pouvoir immense et aux propriétés destructrices. Ils ont fait de moi le dernier barrage, entre les malins de ce monde et une fissure infligée à une force mystique.
– Oui, confirma Tony. Ils t'ont imposé cette responsabilité.
– Laquelle ? répliqua Ed. Qu'attendent-ils de moi ? Aiden veut que j'aille me rendre utile en Est, pour prendre part à la guerre civile qui va s'abattre sur la fédération. Céorn ne me cherche plus, désormais, et s'apprête à recevoir le sceptre. Et le pirate est rentré au Septentrion – peut-être pour y panser quelques plaies… Je pensais comprendre, auprès des Premiers-Nés. Mais je suis plus égaré qu'à mon arrivée. S'ils ne peuvent me libérer de ce fardeau, que me reste-t-il à en faire ? Devrais-je me cacher, pour toujours, jusqu'à mourir enfin ; en espérant que la Brèche suivante ne commette pas d'erreur à son tour, et ainsi de suite, jusqu'à la fin des temps ?
– Serait-ce si terrible ?
– Bien sûr ! s'offusqua Ed.
Tony haussa les épaules.
– D'autres que toi ont souffert pour la Cité, pour l'Arbre et pour le Continent. Moutons et Premiers-Nés ; échafaudeurs et gens-des-bois… Beaucoup sont morts, et plus jeunes que toi, bien avant leur majorité. Il t'est donné une chance de préserver le monde tout entier ; en te contraignant à rester seul et loin du danger que représente la tentation. Il y a eu pire, comme destin.
– Je veux préserver le monde, rétorqua sérieusement Ed. Je veux le sauver… Il ne s'agit plus du sceptre. Il ne s'agit plus de fuir. Il ne s'agit plus de… de te venger, ajouta-t-il, en s'interdisant de penser au Commodore. J'ai laissé tout cela derrière moi. Mais que puis-je faire, en ermite effrayé ? N'y a-t-il pas de meilleure route, pour trouver la réponse ?
– Tu dis que tu as abandonné tout ça, Ed… Mais l'as-tu vraiment fait ?
– Autant que j'ai pu !
– Tu attends toujours la délivrance. Tu attends l'occasion d'agir, et tu espères qu'on te pardonnera pour ça. Tu crois que tu sais d'où te vient ta peur. Ta méfiance. Ta froideur. Tout ce qui a fait de toi ce que tu es devenu… Tu penses que tu pourras tuer le pirate, et te soulager. Mais le monde est plus complexe que tu ne le penses. Tu es plus complexe !
– Alors, vas-y ! s'exclama Ed. Dis-le moi, une bonne fois pour toutes et on saura, enfin, pour quelle raison je continue d'avancer ! Dis-moi ce que je sais déjà ; et je pourrai me remettre en route avec les motivations qui sont les miennes ! Allez, dis ! Est-ce que tu m'as jamais aimé ?
Tony le dévisagea à son tour ; l'air à la fois plus sûr de lui, plus attirant, mais aussi plus terrible que de son vivant. Il semblait sincèrement désolé.
– Comme un frère d'armes, répondit-il à voix basse.
Ed renifla, en faisant mine de demeurer sans surprise ; mais il sentit son cœur crever sur le coup.
– Eh bien, voilà qui est… fait, murmura-t-il.
Tony Des-Blés lui accorda un instant, fort embarrassant, avant d'approcher de son pas de félin, et Edric recula vivement.
– Je suis ici, reprit Des-Blés, pour te montrer quelque chose.
– Ah ! Je me disais bien.
– Quelque chose que tu sais déjà, au fond de toi. Dans ton inconscient. Dans ta mémoire, et d'autres aspects de ton existence. Une chose dont le souvenir risque de bouleverser ta vie à tout jamais. Une chose dont tu dois absolument te rappeler…
Ed acquiesça le plus nonchalamment du monde.
– Qu'est-ce qui risquerait de bouleverser la vie de la Brèche, incarnée dans le corps du Guerrier de Terre-priée ? ironisa-t-il, sans remords.
Pour lui répondre, Tony Des-Blés désigna le sol inondé de pluie. Sous une fine couche d'eau cristalline, agitée de vent glacé, un objet scintilla comme un trésor perdu sous les vaguelettes écumeuses. Curieux, Edric enfonça ses deux mains dans l'eau pour en extraire l'artefact lisse et lourd qui se mit à ruisseler bruyamment. C'était une sorte de petit vase d'argent, poli et élégant. Ses anses lui faisaient une paire d'oreilles, et une longue baguette d'acier en fermait le couvercle. Méfiant, Ed éleva l'urne funéraire pour déchiffrer l'inscription :
EDRIC DE LA CITÉ
20 SEPTEMBRE 1064
– Aurais-je… dû mourir, la veille de ma naissance ? murmura-t-il.
– Tu es mort… Celui dont tu portes le nom est mort, ce jour-là, en tout cas.
– Celui dont je…
Ed se pétrifia, les yeux écarquillés, devant le beau palefrenier.
– Tu veux dire…
Le garçon songea à sa bonne Yvia, toujours à sa poursuite, qui avait passé une belle partie sa vie à le protéger des affreux avant de décéder soudainement, un jour de langue pendue. Il songea à sa mère inconnue, à son père impassible et à une existence de doute et de marginalité. Il pensa à tout ce qui avait mené Du-Lavoir (et l'ordre) à le suivre et à l'espionner sans discontinuer… Enfin, il se souvint de l'amiral qui avait noyé les parents Des-Blés, pour enrôler Tony dans le mensonge et la manipulation – dès le berceau. Le fait que la Brèche ait été incarnée par le Prince de la fédération n'avait rien de hasardeux, ni d'invraisemblable… Le Roi-berger avait veillé à protéger sa faille ; en l'installant au milieu de son royaume. Edric esquiva le regard de Tony quand il comprit comme un éclair foudroyant ce qu'il avait toujours senti… Edric, ça n'était pas son nom. On le lui avait attribué pour couvrir la mort d'un autre.
Et on le destinait à son propre échafaud. Il battit des cils, figé de stupeur.
Amalric 2e n'était pas mon père. Je ne suis pas Prince. Je n'ai jamais été De-la-Cité…
Il n'était personne.
93. Dégagez !
Lys, et comme si elle l'avait quittée une décennie plus tôt, regarda le visage en colère de Bergota Tassaud sans y croire réellement. Sa tutrice y était née, mais la jeune femme ne l'attendait pas au Moulin, à trois fiefs de distance d'Orbe et de Fort-le-fief… Il lui parut fantaisiste (pour ne pas dire impossible) de trouver leur préceptrice du Havre – aussi fripée et furieuse que d'habitude – au beau milieu de cette grange où Cabot l'avait piégée. Où il les avaient piégés tous les quatre. Mais Bernand et Vorcemyr, quant à eux, n'étaient guère surpris et ils fut évident qu'ils avaient accompagné la sorcière dans ce petit séjour en baronnie-de-broussard.
– Je la vois, chevrota Bergota d'un air désolé.
Elle fixait Cabot droit dans les yeux. Lys ne pouvait visiter le reflet elle-même, mais elle savait que Tassaud (qui ne cillait pas) étudiait la même pièce où Lancelune se trouvait en fouillant le regard du lieutenant… Parvenue à dix pas, elle claqua des doigts sans un mot. L'éclair blanc parut fissurer l'édifice entier et un coup de tonnerre frappa le fief quand Lancelune surgit du vide, les yeux inondés de larmes… Elle alla aussitôt se tenir au bras de Lys, tremblante et terrorisée. Son corps vêtu paraissait n'avoir souffert nul mal, mais son regard racontait autre chose. Bern et Vorce dévisagèrent l'inconnue. Bergota s'éclaircit la gorge et s'adressa de nouveau à Abaustus :
– Tu savais, quand tu t'en es pris à la petite. Tu savais déjà qui j'étais.
Le lieutenant se tourna lentement vers Tassaud.
– Une meurtrière, répondit-il. Une folle illuminée. Un gourou.
Lui aussi semblait considérer l'apparition de Tassaud avec intérêt… Lancelune, qui voyait Bergota pour la première fois, reconnut sûrement en elle la sorcière de tête de la célèbre Marche, car ses yeux brillaient tant d'admiration que de surprise. Ceux de Lys larmoyaient. Sa tutrice était si âgée, si fragile, face au lieutenant ténébreux…
– Et une offense à ta famille, reprit calmement Bergota. C'est personnel, n'est-ce pas ?
– Alors, répliqua Abaustus dans un souffle, c'est toi, de nouveau, qui sera en travers du chemin des Cabot ? Tu es derrière chaque magicienne de ce monde, hein ? Tu charmes, et pervertis toutes les prunelles qui croisent ta route, n'est-ce pas ? Quelle honte ! Lys, la Veuve noire de Fort-le-fief… sauvée par sa mère. Comme à l'âge d'enfant. Que n'as-tu pas appris, de ton voyage ? jeta-t-il à Lys d'un air goguenard. Que n'as tu découvert sur ta valeur ? Ton pouvoir est si grand que tu ne le distingues même pas. Et ta maman sert à te museler. Je le répète, gamine : tu es pathétique…
– Laisse la petite en-dehors de ça, gronda Tassaud.
– En-dehors de ça ? siffla Abaustus. Mais c'est pour elle, que nous sommes là ! (Il désigna Bern et Vorce, le pauvre Temmon La-Corde suspendu au plafond, puis Lancelune avant de revenir à Bergota elle-même). À cause d'elle ; tous, autant que nous sommes !
Lys s'approcha précautionneusement de Lancelune pour chuchoter :
– Pouilleuse ?
– Je ne sais pas… souffla Lancelune en reniflant. En bas… avec le livre…
– Tu as attiré le mauvais œil sur le pays, Abaustus, fit observer Tassaud, toujours droite et immobile. Tu as fait le mal, en fédération. Tu as souillé le Fort. Et tu veux souiller les autres baronnies, l'une après l'autre. Je ne peux te laisser faire. Je ne peux te laisser t'en prendre aux sorcières de ce monde ; pas plus qu'à ma fille.
– Elle n'est pas ta fille, cracha le lieutenant. C'est une orpheline ; et tu l'as si mal aimée qu'elle se retrouve ici, ce soir, à se chercher un berceau dans ma famille. Tu l'as prise et tu l'as éduquée dans la noirceur trahnienne. Vois, maintenant. Vois les conséquences !
– Il n'y a pas de mal, dans l'ombre, déclara Bergota Tassaud à voix basse. Pas plus qu'il n'y en a dans la lumière. Ce sont les hommes qui y distillent leurs mauvaises intentions. Mais toi, tu ne te sers ni du soleil, ni de la lune, n'est-ce pas ? Tu as découvert d'autres formes d'altérations…
Cabot sourit de toutes ses dents.
– Je les connais, reprit Bergota d'un air affligé. D'autres démons que toi les connaissent aussi. Des démons plus ambitieux encore… Tu puises la force de tes victimes, et tu le fais en usant de nécromancie, hein ? Tu creuses des orbites, toi aussi ? (Bergota agita la tête avec amertume). Là est la vraie pitié. Cette puissance t'avalera, Abaustus… Elle t'avalera tout entier.
Cabot sourit de plus belle. Or, sa main vola et Bergota, d'un battement de cils, arrêta la tentative éthérée du sorcier. Il fut pétrifié, les yeux luisants.
– Dégagez ! ordonna Bergota aux quatre jeunes gens.
Mais Lys, Lancelune, Bernand et Vorcemyr restèrent de marbre.
– Je m'occupe d'eux ! ajouta-t-elle en désignant Temmon. Partez !
Elle délia la corde d'un coup d'index et fit dériver Temmon jusqu'au plancher, sous le regard médusé d'Abaustus Cabot. Le petit bourgeois rouge demeura à terre, les yeux mi-clos, les veines du front boursouflées, tandis que Cabot grommelait à l'adresse de la magicienne :
– Comme tu t'es occupée de ma mère ? Et de ces enfants désœuvrés ? Et de tes propres amies, Bergota ? Combien, de ton cercle, sont tombées pendant la Marche ? Combien, de ton coven, ont péri à Trahen ?
– Encore une fois, répondit calmement Tassaud, je vais faire de mon mieux.
– Alors, vas-y ! aboya Abaustus en postillonnant. Fais-le !
Lys, ébahie, regarda l'officier haletant, pendant que sa nuque se crispait et que son visage prenait la teinte rouge de son clan. Il était déjà grand et fort, mais son corps donna l'impression de gonfler et ses muscles saillants étirèrent la couture de son habit. Cabot, les crocs exposés, retira sa veste et fit un premier pas vers Tassaud en dominant la grange de sa remarquable stature. Des mains énormes, le cou large comme celui d'un bœuf du Pic et une buée tiède qui filait de ses naseaux poilus… Du gosier s'échappa un grognement caverneux qui fit reculer Lancelune.
– Dégagez, j'ai dit ! s'écria Tassaud ; et les enfants demeurèrent.
Lys se demanda si Cabot escomptait livrer un duel au corps à corps, mais il jeta son poing épais en l'air et cette fois, Bergota leva les deux bras pour se protéger. C'était comme s'il frappait l'éther à main nue, pour renvoyer ses éclats invisibles au visage de leur tutrice. Bergota, cette Bergota dont Lys n'avait jamais vu la moindre démonstration de magie, tira les rameaux émeraudes de l'originel à elle pour s'en constituer un dôme, et les fragments souillés de l'éther ricochèrent dessus sans atteindre sa peau… Cabot, à l'évidence, s'y attendait et, sans cesser de rouler de ses épaisses mécaniques, balança le plus violent coup de tête auquel Lys eut jamais assisté dans le mur invisible de Bergota. Le charme ne céda pas, mais il chanta un moment comme du cristal.
L'acier astral du militaire lutta un moment contre le dessein végétal. Personne ne fit le moindre geste, une minute durant, jusqu'à ce que Cabot décharge sa puissance sur le dôme d'émeraude pour le fissurer sévèrement. Apeurée, Lys voulut se précipiter et précipiter sa magie, mais ne ressentit pas le moindre picotement dans ses doigts, et tomba à genoux, fébrile, au milieu de l'affrontement. Bern l'attrapa aussitôt par le bras et Vorce vint l'épauler pendant que Lancelune s'écriait :
– Je m'en occupe !
Elle se hâta d'aller prête main forte à leur tutrice, qui ne parut pas refuser son aide ; et le dôme éthéré dura encore tandis que les deux magiciennes se tenaient, l'une à côté de l'autre, face au Cabot enragé. La lune, de nouveau, éclaira la grange déserte… Et Abaustus perdit l'avantage, encore une fois, avant de basculer en arrière comme une goutte aspirée par une paille. Son corps épais se plia en deux monceaux de muscles, et il flotta à toute vitesse jusqu'au mur de planches sur lequel il s'écrasa brutalement. Son nez pissait le sang. Son œil violacé pleurait abondamment. À son tour, il était privé de ses membres, attachés au mur… Il était tenu.
– Tu essaies de me prendre vivant, c'est ça ? demanda faiblement Abaustus.
– Tu seras jugé, murmura Bergota ; mais il l'entendit quand même, sous le fracas de sa magie.
– Par toi et tes consœurs ?
– Par ta fédération.
– Et maintenant, quoi ? siffla sournoisement Cabot. À qui vas-tu me livrer ?
– Je n'ai pas encore décidé, murmura-t-elle.
Elle ne fit aucun geste, mais Cabot quitta quand même le mur pour s'écrouler, face contre terre. Il y eut un horrible craquement quand son nez déjà éprouvé fut brisé sur le coup. Avec un grognement qui évoquait plus la rage que la douleur, le lieutenant de rubis se mit à appuyer sur ses larges paumes pour se redresser.
– Allez, bandes d'insolents ! fulmina Tassaud à ses orphelins. Foutez le camp !
Elle avait raison de les presser, mais encore une fois, ils s'entêtèrent. Aucun de ses enfants ne comptait la laisser là, seule avec Cabot ; et Lancelune non plus. Pourtant, ils n'étaient pas de taille à affronter Cabot, car elle-même parut peiner à le contenir. La vieille magicienne s'efforçait de garder ses membres collés au plancher mais Abaustus, pâle et transpirant, força comme un dément… Horrifiés, Lys et ses amis le regardèrent déboîter son épaule ; et briser l'os de son bras, pour le faire glisser à travers l'entrave. Lancelune sursauta et Bernand murmura : « Par tous les pasteurs de l'Arbre… ».
C'était de la magie très noire, bien sûr, car nul homme ne pouvait ordonner la brisure de son propre squelette ; et Cabot se tordit telle une araignée, plus curieux et monstrueux que n'importe quelle Curiosité, en esquivant la charme de Bergota. Celle-ci fut prise de court, et l'officier se redressa tandis que ses os épais craquaient comme du bois en reprenant leur position initiale. Le front tuméfié, les yeux injectés de sang, il marcha droit sur Tassaud et Lys s'interposa.
– C'est moi, que vous voulez ! hurla-t-elle.
Le monstre poilu s'immobilisa, soudain attentif.
– Morte, je ne vous sers à rien ! Mais j'ai toujours mon pouvoir ! Emmenez-moi, laissez partir les autres ; et je vous donnerai tout ce que vous voulez !
Bergota émit un soupir dépité. Bernand et Vorcemyr la fixaient, muets comme deux tombes. Lancelune, à bonne distance d'Abaustus, observait successivement Lys et l'officier… Enfin, celui-ci répondit de sa voix la plus rauque, les babines retroussées :
– Tu es prête à mettre un terme au tourment de ta famille ?
Elle hocha lentement la tête et approcha du grand bougre. Ses yeux luisants, à la façon d'une bête tapie dans les ombres, se posèrent sur son visage pâle, ses cheveux d'ébène et son regard d'azur. Tu ne peux pas refuser cette offre ! Quand il fit un pas, à son tour, Lys fit bondir la lame à sa gorge. Le petit poignard que lui avait confié Lancelune, pas plus long que sa main, ne laissa aucune entaille dans la gorge du militaire et donna à l'Orbienne l'impression de cogner contre un mur de roc. Il attrapa son poignet, jeta la dague futile sur le plancher et aboya sous son nez :
– Petite menteuse perfide et manipulatrice !
La gifle qu'il lui envoya lui entailla la joue autant qu'il la laissa à terre et Bern empêcha Vorce de l'y rejoindre. Le bracelet cliquetait toujours, ensanglanté.
– Voyons si tu veux continuer à jouer, après ça…
Le lieutenant désigna la tête de Bergota mais celle-ci n'exprima nulle forme de douleur. Les yeux écarquillés, la bouche entrouverte, Tassaud contempla Lys, sa fille et première pensionnaire du Havre sans voir le poignard qui lévitait dans son dos. Avec le sourire du prédateur, revenu sur ses lèvres humides, Abaustus envoya la lame. Ni Bern, ni Vorce, ni Lancelune ne purent faire quoi que ce fût. Mais l'aura de Lys, aussi bleutée qu'un ciel de printemps, aussi virevoltante que le lyserion, aussi indomptable que l'eau de la Baie fut enfin perceptible à nouveau ; et, plus que perceptible, explosa comme un feu d'artifice dans la grange… Toute son attention, toute son empathie se portèrent sur le minuscule poignard qui se fissura à son tour ; puis se fendit tout entier pour éclater en un millier, un million et plus encore d'éclats miroitants répandus sur le sol comme de la poussière argentée. Intrigué, Cabot pivota vers elle pour se voir attrapé à la gorge par une poigne astrale qu'il n'avait pas vue venir. Le contrôle.
Décuplé au-delà de toute mesure, le pouvoir de Lys envahit sa tête, ses veines, ses bras et ses jambes, et elle aperçut enfin le reflet immatériel de l'Arbre originel, aux rameaux inextricablement répandus sur les sols de l'édifice. Elle aperçut aussi quelque entaille rougeâtre, à la façon d'une plaie humaine, infligée à la chair végétale. La magie nécromantique du lieutenant Abaustus Cabot avait laissé sa marque… Elle vit, entendit et perçut Tassaud, Lancelune, Bern, Vorce et Temmon à la fois (mais pas la moindre trace de la pauvre Pouilleuse) et sentit le voile de la lune perchée par-dessus le Moulin. Les racines grouillèrent à ses pieds, les feuilles soufflèrent une brise tiède à son oreille, et la puissance de flux continus qui formaient un quadrillage invisible vint la traverser de tous côtés. Abaustus perçut, lui aussi, l'éveil soudain de sa part astrale, sur le terrain de jeu qu'il s'était constitué. Il parut en saisir la portée, car son sourire avait disparu de son gros menton barbu et il commençait à suffoquer à son tour…
Mais le lieutenant tint bon. Bleui, ensanglanté et baveux, il se ferma comme il put à son invasion brutale. La paume serrée tel un vautour, il empoigna la nuque de Lys aussi fort qu'elle serrait la sienne. Stupéfaite de la dextérité avec laquelle son esprit, et ses rameaux alliés, résistaient aux branches métalliques de l'officier, Lys le souleva de terre et le retint fébrilement dans les airs. Blafard de rage, prêt à lui arracher la tête à mains nues, Abaustus parvint à l'emmener avec lui… Lancelune hurla en regardant Lys et Cabot s'élever à l'identique à un, deux, puis quatre mètres au-dessus du plancher, et à bonne distance l'un de l'autre. Vorce jura de toute la force de sa voix tandis que Bern essayait de ramener Lys à terre en la tirant par la cheville, en vain. L'officier de rubis et l'Orbienne impie tournoyèrent de concert dans la grange, et leur étranglement mutuel les conduisit par-dessus la barrière, au-delà du bâtiment illuminé de guirlandes.
Cette fois, Bern et Vorce hurlèrent aussi quand Lys et Cabot se mirent à flotter comme deux graines de pissenlit portées par la brise vers les hauteurs de la maison, là où le Moulin titanesque du fief semblait regarder la ville tel l'œil myope d'un géant.
L'éther translucide et argenté, mêlé de racines émeraudes, porta Lys et son lieutenant dans les brumes que côtoyaient les plus hauts réverbères. Les yeux clairs de Bernand et la chevelure sauvage de Vorcemyr rétrécirent à toute allure en prenant les traits anguleux de Lancelune et la silhouette tassée de Bergota avec eux… Les vents de la mer proche parurent accourir de toutes les directions pour embrasser et soulever les deux malheureux qui continuaient de serrer et serrer encore à la gorge… Les huit pales gigantesques du Moulin envoyèrent une bourrasque dans leur duel qui se mit à dériver aléatoirement parmi les hautes tourelles. Lys sentit le sang couler de son nez. Abaustus ne cillait plus, l'œil droit plus noir que le ciel d'encre. Presque douze mètres de vide les séparaient, et ils tiraient de toutes leurs forces mentales sur leurs rameaux respectifs ; sans parvenir à achever l'autre.
– Tu es une… aberration… de la nature ! cracha-t-il en la giflant à bonne distance.
La vision de la jeune femme se brouilla sous le coup de la douleur, et le bizarre phénomène de lévitation fut plus troublant encore lorsqu'elle ne parvint même plus à distinguer ses propres pieds suspendus dans les airs comme une marionnette pendue à ses fils invisibles. Abaustus n'était pas beaucoup plus en forme, et commençait à laisser voir une légère part de regret dans son œil valide…
Aucun archer, aucun cor d'alarme, aucune torche haut perchée n'interrompit la majestueuse progression des deux assaillants hirsutes, et ils tourbillonnèrent de plus en plus haut, où l'air se faisait froid et les bas nuages se piquaient de cristaux de neige. Le Moulin aux ailes parfaitement symétriques continua de rouler, et de rouler, pour se joindre à leur ballet de son chant fantomatique. Lys dévisagea Abaustus et Abaustus lui renvoya son regard sans la moindre forme de pudeur. Il voyait son aura, il voyait tout ; de son âme et de son passé, comme elle voyait la perversion de son esprit charmé. Elle voyait l'âme de ceux qu'il avait tués, qu'il avait stockés, qu'il avait utilisés. Et elle voyait aussi le chemin éthéré, aussi loin du sol qu'il se trouvait lui-même, destiné à le mener à son trépas. Abaustus étudia la Veuve noire de Fort-le-fief en envisageant, pour la toute première fois, qu'elle ait pu avoir le moyen de l'abattre. Il regarda la sorcière d'Orbe, et se demanda si elle avait le pouvoir de l'emporter sur la nécromancie… Si elle pouvait se débarrasser aussi facilement de la mort.
Je n'y arriverai pas. Lys ne pouvait plus le dominer. Elle n'avait plus assez de son pouvoir, plus assez de force pour gagner. Elle ne parvenait pas à se protéger elle-même comme elle arrivait à déployer son empathie, tel un bouclier, sur son entourage… Le torse couvert de sang et de bile jaunâtre, le lieutenant de rubis cessa complètement de résister pour dédier son énergie à l'annihilation de la magicienne ; prêt à mourir pour l'emporter avec lui. C'était un acte volontaire et déterminé, dont ni Codric Idéaud, ni Rubric Le-Col, ni Lesta Le-Rouge ne se seraient honorés…
Elle profita de son élan meurtrier pour voltiger encore, à son côté, dans le ciel de Beau-Moulin. Son monument éponyme chantait à tue-tête, immensément plus fort et immuable que les silhouettes occupées à filer ça-et-là telles des mouches effrayées. La lumière de l'édifice les aveuglait presque à présent, et la grange avait complètement disparue sous la brume. Lys regarda Cabot se précipiter sur elle. Abaustus fendit l'éclat lumineux du réflecteur le plus proche, pâle, exalté, les yeux exorbités, sifflant comme une flèche. Mais son cri ultime ne fut jamais entendu de quiconque, car il tourna la tête une fraction de seconde trop tard quand la pale de trois mètres de larges surgit de la brume pour se baigner de blanc à son tour en envoyant trois tonnes de bois et de métal vers le sol de son fief.
L'aile du Moulin emporta le militaire au passage et le corps soudain minuscule d'Abaustus Cabot sauta comme un bouchon de champagne avant de se précipiter dans le vide… Comme s'il l'avait perdu sous le choc, le bracelet argenté du baron Céorn De-la-Cité était resté auprès d'elle, parmi les airs, en flottant tel un collier de feuilles grises à la surface d'une eau calme… Incapable de réfléchir, le visage tuméfié et les muscles engourdis, Lys empoigna le bijou qu'elle enfonça dans sa poche. Pendant ce temps, les racines invisibles de l'éther la portèrent doucement à terre, en traversant les nuages de brume et le halo des réverbères clignotants… L'auberge réapparut, et son propre moulin rotatif fut audible de nouveau tandis que le ruisseau s'écoulait à travers sa roue épaisse. Lys trouva la carcasse d'Abaustus Cabot, étalé de tout son long sur le plancher. Bernand et Vorcemyr, sidérés, la regardaient comme ils auraient dévisagé un spectre. Tassaud ne semblait pas plus surprise que contrariée. Lancelune, de son côté, paraissait surtout soulagée de la voir redescendre en un morceau, et se précipita vers elle pour la prendre dans ses bras (et s'éloigner, au passage, de l'officier inerte).
– Qu'est-ce que… c'était que ça ? s'exclama Bernand.
Lys ne put articuler un mot, et Vorcemyr s'en mêla.
– Quand est-ce que tu as appris à faire des trucs pareils ? insista son amie, qui avait l'air bouleversé par son affaire. D'où ça sort ?
– Aucune importance ! trancha Madame Tassaud de sa voix rauque. Bernand, aide cette pauvre fille à marcher (elle désigna Lancelune), et reste bien derrière Lys. Vorcemyr et moi passons devant.
– Quoi ? s'enquit Lancelune, qui se semblait vouloir approcher personne.
– Il faut partir d'ici, insista Bergota, avant qu'on ne nous y trouve.
Cette fois, elle pointa Abaustus Cabot du doigt.
– Son charme va cesser très bientôt.
– Quel charme ? demanda Lys d'une petite voix.
– Le charme, petite, le charme ! s'énerva la préceptrice. Celui que Cabot a jeté sur cette grange, et cette ville toute entière, pour te mettre la main dessus ! C'est un autre genre de réflexion, et un procédé tout aussi ingénieux. (Elle désigna le haut Moulin par la baie immense, et reprit précipitamment) : Abaustus a déployé un manteau sur la cité pour l'empêcher de te laisser remarquer à d'autres yeux que les siens…
Elle s'éclaircit précipitamment la gorge.
– Il faut partir avant que Beau-Moulin ne s'aperçoive de notre présence.
– Attendez ! s'exclama Lancelune. Que se passe-t-il ? Où va-t-on ?
– Loin d'ici ! répliqua Tassaud. Chez moi, à Orbe ! Je ne les laisserai pas détruire tout ce que j'ai construit. Je n'abandonnerai pas ma maison et mes enfants. Nous allons tenir le Havre ; et le tenir contre tous nos ennemis.
Aussi secouée qu'elle ait pu être, Lancelune hésita un instant, avant de pivoter vers Lys de son air le plus ébahi.
– Au Fort ? Mais je… je n'habite pas là-bas !
– Toi, tu n'es pas obligée de venir ! siffla froidement la matrone. Or, je te le conseille, et très vivement ! Tu as du pouvoir et du bon sens. Marmat ne s'est pas si mal débrouillée, en fin de compte… Mais tu as besoin d'aide, et de soutien. D'amis. Il te faut une famille.
– J'ai une famille ! s'offusqua Lancelune, de plus en plus perplexe.
– Au Cabinet Bellerosse ? s'enquit Tassaud avec mépris et impatience.
– En Baie ! J'ai un père, une mère, et un frère ! Lys et moi devons les visiter au fief avant de prendre la mer pour…
Et elle s'interrompit soudain. La bribe d'information déversa un silence glacial dans la grange. Tassaud resta muette, les narines dilatées, les doigts liés, en cherchant vainement l'œil de sa fille qui fixait désormais le plancher. Bern émit un long soupir, à la fois triste et déçu, mais Vorcemyr fut la première à reprendre la parole :
– Pour aller où ? C'est quoi, cette histoire ?
Lancelune savait qu'elle en avait trop dit, et interrogea Lys du regard. Celle-ci, les joues rouges et brillantes de sueur, les cheveux collés au front et le nez ensanglanté jusqu'au menton se redressa enfin pour étudier sa mère. Bergota attendait… La voix à peine audible, tant elle avait eu la gorge serrée, Lys répondit à ses deux amis :
– Les officiers rouges ont retardé notre plan. Lancelune et moi avons décidé, ensemble, de nous rendre à Trahen. Elle et moi allons visiter l'île d'Amarrah. Nous allons prendre une embarcation en Baie et tenter de poser le pied sur la plage. Lancelune est une… elle est une sorcière. Elle peut faire toutes sortes de choses exceptionnelles. Mais il y a des lois à respecter… Et… j'en suis une, moi aussi. Comme…
Elle désigna Tassaud ; mais le cas de leur vieille goule de tutrice paraissait bien moins les captiver que son propre plan d'action. C'était elle qu'ils fixaient, abasourdis, désemparés, sans comprendre un mot de ses paroles… Bernand ne cessait de battre des paupières, sur ses yeux d'un vert intelligent.
– Oublie donc ces histoires d'îles magiques, grommela Vorcemyr, et viens avec nous !
– Que faites-vous ici ? riposta Lys pour toute réponse. Que vous est-il arrivé ? Où est-ce qu'on vous a emmenés ? Je vous ai vus attaqués par les soldats, sur le quai, au pivot. Je n'ai pas eu le temps de… je n'ai pas pu réagir, mais…
– Tu aurais pu réagir, souffla Vorcemyr, si tu avais pris le même train que nous.
– Vorce veut simplement dire, intervint gracieusement Bern, que nous avons espéré te voir jusqu'au dernier moment. On savait qu'il y avait un risque que tu te fasses attraper par… Enfin, que tu ne nous suives pas. Mais on ne s'attendait pas à te voir passer pour filer sur le quai d'en face, c'est tout. Les soldats n'étaient pas là pour nous, ni pour toi ! Ils ont eu un tuyau, et se sont mis à traquer des espions de l'Est dans tout le fief.
– Ils nous ont relâchés six heures plus tard, ajouta furieusement Vorce. On a raté notre train, et toutes ses correspondances au passage…
– Alors, vous n'avez pas trouvé les colonies de l'Ouest ? murmura Lys.
– Que si, grogna Vorcemyr en échangeant un regard entendu avec Bernand.
– Les deux oiseaux sont revenus me chercher, gronda Bergota Tassaud, quand ils t'ont trouvée dans la presse ! Et ils ont bien fait, Lyserion, car j'étais décidée à te laisser dans ton pétrin. Je peux encore t'y laisser, d'ailleurs, si tu persistes à traîner la patte !
Elle ne le pensait pas. Lys le savait, elle ferait tout pour l'emmener. D'un pas à peine perceptible, elle recula, et Tassaud prit le temps de la dévisager.
– Où es-tu allée, ma chère fille, pour te foutre dans de tels dangers ? Dis-moi les risques que tu as pris, pour t'infliger la visite de cette honteuse fédération ?
– Je suis allée… à la Cité, répondit faiblement Lys, pendant que Lancelune revenait vers elle pour lui prendre le bras de nouveau et constater ses contusions. J'ai rencontré… les autres officiers de rubis. Rubric Le-Col… Il vit à la capitale, dans une maison-forte ; il y tient des combats de chiens. J'ai été présentée à son homme de main. Il m'a agressée, et je m'en suis débarrassée…
Vorcemyr ne cessait de la contempler comme si elles se rencontraient pour la première fois et Lys resta de marbre, le corps endolori, les yeux capturés par ceux de sa vénérée tutrice. Bergota sonda chacune de ses paroles d'un air docte et sévère.
– Que cherchais-tu, à la capitale ?
– Mon livret de naissance, répondit Lys d'une voix égale. Ma véritable naissance.
– Pourquoi ai-je retrouvé ta trace chez l'oracle ? insista Bergota, sans nommer la triste et féroce Marmat Œil d'Ouest, du Cirque Allégresse.
– J'y ai reçu l'aide de Lancelune. Nous y sommes devenues amies.
Et la Curiosité se renfrogna sous le regard inquisiteur de Bern et Vorce.
– Ensuite, j'ai suivi cet homme (Lys désigna Temmon La-Corde, inconscient, allongé sur le plancher poussiéreux, près du gouffre béant du mur ouvert sur les étoiles). Jusqu'en Colline. À l'Astropôle. Mais j'ai échoué…
– Tu es la prunelle de l'Observatoire ? demanda brusquement Tassaud, dépitée. Tu es la lauréate du concours ?
Et Lys hocha lentement la tête.
– Échoué à quoi ; puisque tu l'as emporté ? reprit Bergota.
– Je voulais… Je voulais trouver les officiers. Les punir. Je voulais savoir si vous aviez eu le cœur à voler un enfant à ses parents. Je voulais savoir si j'étais Lyserion Cabot et fille d'Angustius, l'Inquisiteur tué au cours de la Marche des sorcières ! Je craignais que vous ne m'ayez enlevée au berceau, pour… m'enseigner votre magie. Alors, je me suis mise à leur recherche. J'espérais simplement faire entendre justice au lieutenant et reprendre mes… (elle tâta le bracelet, au fond de sa poche, tout en pensant au livre magique dont elle avait perdu la trace…). Mes affaires.
– Tes affaires ? répéta Bergota, soudain ulcérée. Des biens matériels ? C'est pour ça, que tu as quitté ta maison, ta famille et tout ceux qui t'ont jamais aimée ? Pour des gris-gris et des breloques sans valeur ? C'est pour ça que tu as tout envoyé balader ? Ma pauvre, tu n'es qu'une sale petite ingrate !
– Arrêtez ! interrompit Lancelune avec vaillance. Lys a fait des choses incroyables ! Elle a souffert, aussi, et c'est de votre faute !
– Lancelune, s'il te plaît… murmura Lys.
– Vous lui avez menti toute sa vie ! Même moi, je le sais ! C'est ce qui nous a tous menés ici ! Où est-elle née, hein ? De quels parents ? Et dans quel fief… ? Pourquoi avoir caché l'heure à laquelle elle vu le jour ; ou plutôt, la nuit, hein, Madame ? Vous dites que vous la protégez, mais ne cessez de la duper de mensonges et de secrets…
– Assez.
Lancelune se tut sur-le-champ. Le regard tempétueux et la voix autoritaire de Madame Tassaud y suffirent. Les quatre jeunes gens retinrent leur souffle.
– Cabot t'as dupée, reprit Bergota, sans la moindre trace de pitié dans la voix. Pas moi. Il t'a conduite ici, et t'a regardée y venir avec délice ! Il a capturé ce bougre, charmé cette ville et a fait en sorte de vous voir accueillies par d'honnêtes paysans qui se sont hâtés de vous vendre !
Lys songea à la famille de la gerbille, Bastiot , à sa mère, et à son père, qui avait sèchement tenté de les faire déguerpir… Bergota acheva sévèrement :
– Bern, Vorce et moi sommes là pour te tirer de ce mauvais pas. Laisse ton amie choisir sa prison et suis-nous !
Et elle pivota en faisant tournoyer son long manteau noir.
– Non, répondit Lys.
– Qu'est-ce que tu dis ? susurra Tassaud, outrée. Tu oserais ? Après tout ce que j'ai fait ? Après tout ce que nous avons risqué, pour te secourir, depuis ce jour où tu as mis le feu à l'hôtel de Codric Idéaud ?
– Je n'ai pas mis le feu ! s'écria Lys, à bout de souffle.
– Et tu n'as pas volé le billet que je te destinais au jour de ton départ du Havre ? lança la tutrice avec hargne.
Lys ouvrit la bouche mais demeura muette, les yeux écarquillés.
– Toute ma vie, reprit Bergota, je l'ai passée à te protéger. Toute ma vie, j'ai œuvré à te garder en sécurité, loin du mal et du démon…
Elle la jaugea de la tête aux pieds avec amertume.
– Quel est ce démon ? s'enquit Lys.
Mais Tassaud refusa de répondre, les lèvres pincées, les doigts croisés, dans la position qu'elle adoptait chaque fois qu'elle se fermait à toute autre supposition que la sienne. Une mèche de cheveux au ton caramel roula sur ses sourcils épais, pendant que les rides, aux coins de sa bouche, se crispaient de plus en plus. Impassible, elle souffla :
– Je te le dirai… si tu viens avec nous.
Lys crut sentir son cœur bondir de joie, puis se dégonfler comme une panse de jeu crevée. Si tu viens avec nous. Lancelune patientait, fébrile et visiblement terrifiée à l'idée que sa compagne de voyage se décide à rentrer au pays. Bern et Vorce, eux aussi, attendaient sa réponse, et pris de stupeur, ils entendirent :
– Vous mentez. (Lys ne détourna pas les yeux). Vous ne direz rien.
Madame Bergota Véloce Tassaud, les sourcils froncés, lâcha un soupir. De son bras courtaud, elle désigna le corps d'Abaustus Cabot, et lui accorda un regard, triste et glacé à la fois, comme si elle étudiait le cadavre d'une affection passée. Puis, de sa voix à l'accent éraillé, elle demanda dans un souffle :
– Est-ce que tu veux finir comme lui ?
– Bon, ça suffit !
Bernand parut en avoir eu plus que sa part. Agacé, il traversa la grange sur ses longues jambes pour se précipiter vers Cabot et se mit à scander :
– Des bêtises, tout ça ! Combien de temps allons-nous perdre à débattre sur la question, alors qu'il y a un chef-lieu entier prêt à nous tomber sur le râble ? Qui se fout de toutes vos petites histoires de sorcellerie si en parler des heures signifie y rester… ? Lys, je suis certain que tu auras la chance de découvrir ce que tu cherches, en te donnant la peine de nous suivre hors de ce trou ! Et Bergota (il jeta un coup d'œil à sa tutrice), peut-être serait-il plus diplomate de laisser ces jeunes filles marcher d'elles-mêmes, au lieu de les houspiller à grandes volées ?
Il se pencha sur Cabot, l'air profondément furieux. Vorce fit un pas en avant.
– Lys, tu aides ton amie à descendre l'escalier, ordonna-t-il, et moi, je me charge de cet enfoiré (il retourna le corps d'Abaustus) jusqu'à ce que…
Le coup de feu partit sans prévenir, et Abaustus Cabot roula sur le côté, arme à la main, quand la bille de plomb creusa dans le front de Bernand pour percer la peau et faire éclater l'os de son crâne. Le canon fumant, tiré à bout touchant, n'avait pas fini de rebondir que l'arrière de la tête à la toison brune se fendit, et explosa comme une tarte aux fruits balancée sur un mur. Les genoux du garçon fléchirent, et il s'écrasa au sol, le visage réduit à un tas de chair sanguinolentes. Le hurlement de Vorcemyr résonna aux oreilles de Lys, Lancelune et Bergota comme un coup de couteau dans le tympan.
94. Cartes sur table
Céorn s'était attendu à tout ; sauf à ça. Jusqu'à cet instant, et depuis le premier coup de cloche qui avait retenti dans les hauteurs de la Cité, la nuit du 21 Septembre, le Conseiller d'Amalric s'était engagé à identifier l'assassin, à retrouver Edric, à restaurer l'honneur de la Bastide, à rétablir ordre et sécurité dans la capitale. Il avait respecté les volontés de la Reine-mère, car elle perdait deux des derniers membres de sa famille en une seule fois et adressait sa bienveillance à la veuve qu'elle était. Il n'avait pas exigé la régence. Il avait concédé le Feu suprême. Il lui avait donné accès à la chambre bleue et à celle des doléances. Alors pourquoi était-elle debout entre les rangées de sièges, et le bras tendu, droit vers son neveu ? Pourquoi désignait-elle le Juge ?
Aimon, blanc comme neige, les yeux reluisants, les lèvres blêmes et pincées, se tenait planté comme un piquet devant le Pasteur suprême. Daelric regarda Aimon puis Céorn, tour à tour, comme s'il s'apprêtait à désigner son enfant préféré. Mais Fidel, une veine gonflée battant à sa tempe couverte de mèches auburn, s'exclama haut et fort :
– Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie ?
Madame La-Rouge lui accorda une attention compatissante, le petit mouchoir en dentelle serré entre ses longs doigts ridés. Ses cheveux d'argent, relevés à la nuque, reflétaient l'éclat du soleil passé par les fenêtres. Son talon haut résonna sur le parquet quand elle approcha du pupitre auprès duquel se tenait le Pasteur. Céorn la dévisagea, ahuri, alors qu'elle passait devant lui sans la moindre gêne. Elle s'adressa aux barons.
– Le clan Rouge de la Cité, bailli historique de la Banque Rouge et du 1er Quart, propose Aimon Le-Rouge, héritier de la Banque, ministre à la table de verre et baron de la Tour, à la succession de mon fils – le Roi-berger Amalric 2e De-la-Cité.
Allistaire, Rory, Corvus et Olive restèrent pantois.
– C'est absurde, répliqua Clodric en agitant la tête.
Madame Mahenn pivota vers son cousin de rubis, sans laisser voir le moindre signe d'irritation sur son visage fier. Céorn, lui aussi, trouvait l'idée rocambolesque ; et il fut reconnaissant qu'un Rouge soit le premier à le signaler… Aimon, toujours pétrifié, avait les yeux rivés sur Sa Sainteté, comme s'il pouvait contrôler son esprit d'un simple songe. Mais la Dame Rouge reprit aussitôt :
– Absurde ? Je ne le crois pas, monseigneur. C'est très sensé, au contraire. Aimon est le candidat idéal. Je sais que notre régent le baron De-la-Cité a fait tout son possible, pour préserver la fédération. Mais je crains que cela n'ait pas suffi. Je crains, pour être tout à fait honnête, que le clan bleu n'ait plus la force nécessaire pour tenir le sceptre. Je crois que les gens De-la-Cité échouent, depuis des siècles, à faire prospérer la fédération de nos treize baronnies chéries… Je le sais. J'ai épousé l'un d'eux. J'en ai porté trois en mon sein. J'ai donné ma chair, mon nom, ma fortune au clan De-la-Cité… (Elle se tourna vers le Pasteur). Que m'a-t-il donné en retour ? Rien que mort et chagrin, messeigneurs. Les bannières bleues sont ternies, désormais. Quand Ulfric a péri, quand Tristan s'est noyé, quand Merwenn a saisi la corde pour se pendre ; quand Amalric s'est laissé prendre au sombre jeu de la nécromancie…
Céorn regarda Corvus Du-Pic un instant, comme pour lire dans ses yeux, mais le mutin demeura résolument tourné vers Mahenn, l'air fasciné…
– Les crimes de votre fils ne sont pas ceux du régent, Madame ! lança Anton.
– Amalric n'était pas le seul à confondre gloire et honneur. Je crois que notre Trésorier, le gouverneur Ronon De-la-Cité, dernier cousin de la lignée, se dessèche en ce moment même au Pénitencier ? Combien d'assassinats, et de tentatives d'assassinats faudra-t-il voir survenir à la Bastide, avant d'agir… ? Qui préservera le sceptre des mains impies ?
– C'est de la trahison, murmura Fidel, les yeux écarquillés. C'est un coup d'état !
– Je ne fais qu'exposer les faits, monseigneur Du-Chenil, répliqua Mahenn de sa voix la plus douce. Je suis navrée qu'ils vous inquiètent…
Fidel se tourna vers Céorn, la bouche entrouverte, les sourcils froncés.
– La loi, reprit vivement Anton, exige que le sang bleu demeure dans la chambre.
– Et il y demeurera, répondit Mahenn. Monseigneur Céorn, baron du Fort, gardera son siège de Conseiller ; car il connaît le pays de l'Arbre mieux que quiconque, à présent !
– Le décret n°5, insista Anton, dit qu'à la mort du berger et si celui-ci n'est père d'aucun héritier mâle, le Conseiller endosse la responsabilité de la régence jusqu'à la passation de pouvoir, qui doit avoir lieu dans un délai de sept jours à compter de ce jour, et selon l'ordre de succession naturelle…
– Le décret n°6 ajoute autre chose, répliqua fermement Mahenn.
– Quel décret n°6 ? gronda Fidel.
– Celui qui prend effet, en la présence du 1er Pasteur, le Grand prieur Daelric. Sainteté ?
Daelric agitait la main d'un air impatient, pendant que le notaire fouillait dans ses dossiers pour dénicher une fine liasse de papier reliée de cuir, avant de la tendre au Grand prieur qui pétrifia l'assemblée en lisant :
– D'après le décret n°6 du Temple suprême et en cas de mort de l'héritier, la succession au trône passera par un vote à voix nominatives égales, au cours duquel la Reine-mère tranchera par une voix décisive en cas d'égalité si le 1er Pasteur se rend en chambre des doléances pour en faire la demande.
Mahenn hocha la tête, et se mit à réciter :
– Tout berger peut être destitué de sa fonction, lors d'une élection officielle, au profit exclusif d'un autre membre de l'assemblée des barons tant que celui-ci siège au conseil des Sept de la chambre bleue et si la majorité vote en sa faveur. Cet ordre de vote peut être déposé par n'importe quel seigneur en fonction ; à moins qu'un ordre ait été passé au cours des cinq années précédentes.
Céorn eut presque envie de rire, tant il était abasourdi… Ça n'était pas un coup d'état. Pas au sens strict du terme, en tout cas. Un vote ? La monarchie bleue menait les moutons depuis cinq siècles (après que les comtes de saphir aient développé la capitale de l'Arbre, au profit de tous) et il n'y avait pas eu un jour, au fil de leur dynastie, qui ait vu d'autre Roi-berger qu'un fils De-la-Cité. Pas un. Le régime de la fédération usait sans mal du principe de démocratie, hérité de textes Anciens, lorsque celui-ci permettait de de fluidifier l'administration d'une institution ou d'une autre ; mais n'autorisait pas les moutons à s'administrer eux-mêmes, sinon quoi le troupeau aurait écrasé son berger… Les nombreux conseils citéen – celui des consuls, celui des baillis, celui de la Divine – se chargeaient de représenter leurs bannières, leurs petites gens, leurs fonctions selon les codes du royaume… Chaque baron, en l'occurrence, avait des droits que l'assemblée ne pouvait lui retirer (sauf si le souverain s'en mêlait pour user de son autorité absolue) et se battait pour ceux de son fief. Ce système avait ses limites, bien sûr, et le régent ne le voyait que trop bien. Allistaire Gris-Bois, par exemple, ne faisait pas l'unanimité auprès des forgerons. La baronnie-mécanique ne le considérait pas légitime, comparé à Céorn, au Fort, Fidel au Chenil et Olive en Colline (sans parler, évidemment, d'Anton et Corvus Du-Pic). Les natifs grondaient. La Bastide se fissurait. Et la Dame Rouge le savait.
– Sa Sainteté le Grand prieur Daelric, déclara calmement Mahenn, représente la Foi qui ne peut subsister sans la Puissance – et vice-versa. C'est Aelfric qui a réunifié toutes les baronnies, et son premier berger qui a fondé la fédération. Seul le Pasteur peut décider de notre sort. Seul le Pasteur a le pouvoir de passer le sceptre, au nom du géant.
Et toi seule peut régler la dette du royaume auprès de lui…
– C'est une situation sans précédent, déclara Anton De-la-Baie.
– En effet, admit Mahenn. Mais la nuit des Vingt-sept a tout changé, monseigneur. Et il est grand temps de prendre les mesures appropriées. Edric parti, et sous ordre du géant comme du Codex, il revient à vous tous – membres de l'assemblée – d'élire votre Roi. Le régent, Céorn De-la-Cité, se pliera – comme il a toujours su le faire – au choix de la Cité ; et de ses plus éminentes familles. C'est ce que vous êtes, messeigneurs.
Elle parlait comme s'il n'était pas présent dans la chambre, et Céorn, une main sur le pommeau de son épée, écouta l'échange sans dire un mot.
– Ces mesures, rétorqua Anton, consistent donc à faire élire votre neveu ?
– Elles consistent à faire élire un berger fonctionnel, Capitaine. La lignée bleue n'a plus de véritable héritier, et sa tare l'a rongée jusqu'à l'os…
– Surveillez vos paroles, Madame La-Rouge ! s'exclama Fidel, mais il fut le seul à réagir, et se retrouva soudain penaud et circonspect devant l'inaction de ses homologues.
Aimon aurait aussi bien pu se faire remplacer par une statue, et Mahenn reprit pour lui :
– Céorn De-la-Cité n'a pas encore pris femme ; et ses jeunes années se sont déjà enfuies, alors qu'il prétend pouvoir recevoir le sceptre, et lui offrir une descendance. Je ne peux m'empêcher de me demander, messeigneurs, ce qu'il adviendra dudit sceptre quand le Roi Céorn périra à son tour, sans laisser de fils derrière lui… L'hérédité des bleus a failli à la fédération. Et d'autres couleurs peuvent la sauver. Les citoyens le savent ! Ceux qui l'ignoraient encore l'ont compris cette semaine ; dans les larmes et la douleur…
– Pardonnez-moi, Majesté, souffla Rory, mais notre cher Juge n'a pas encore goûté aux joies matrimoniales, lui non plus…
Mahenn le contredit d'un léger balancement de tête.
– Le baron De-la-Tour est fiancé.
La nouvelle provoqua les murmures étonnés de l'assistance.
– Et à qui, si on peut savoir ? s'enquit aussitôt Fidel.
Mahenn lui sourit poliment.
– Demoiselle Selhenn Gris-Bois-Tourelle, monseigneur. Héritière des clans de Gris-Bois, au nom d'Allistaire ici-présent, ainsi que du quartier de Tourelle, en baronnie-éternelle ; que le Juge connaît, à l'évidence, mieux que quiconque dans cette salle…
Le nom de Selhenn jeta un silence parmi les seigneurs et les regards de plus en plus stupéfaits, ou maussades, s'échangèrent d'un bout à l'autre de la chambre… Céorn ne connaissait pas beaucoup la jeune femme. Elle était belle, assurément, et célibataire, et attirait la convoitise tant par ses charmes que par sa société en plein essor. À côté du Haut Juge, froid, distant, Selhenn ressemblait à un petit oiseau élégant et délicat, plein d'enthousiasme et de potentiel. Mais je la croyais prise… ?
Le baron Clodric Le-Rouge du Rouet, avec sa couronne d'or et son costume de soie taillé sur-mesure, se tenait debout, la bouche entrouverte, les bras ballants le long du corps. Il s'avança d'un pas lent, les yeux écarquillés, et parcourut quelques marches du petit escalier pour approcher du centre de la salle, où Céorn, Aimon, Mahenn et leur Pasteur formaient un cercle tremblotant. La voix faible, il déclara :
– Selhenn et moi sommes déjà engagés l'un à l'autre, Madame.
Il désigna le reste des barons, et plus particulièrement Allistaire, le grand-père de Selhenn.
– Tout le monde, ici, est déjà au courant !
– Cet engagement a pris fin, cher Clodric, rétorqua Mahenn, lorsque vous vous êtes pris au jeu de l'infidélité. Les coutumes nuptiales sont les mêmes en Rouet qu'à la Cité, n'ai-je pas raison ?
L'attention avait complètement dérivé de Céorn et Aimon, pour se concentrer sur le jeune seigneur Du-Rouet ; plus abasourdi que son régent, désormais. Fidel, Anton et Corvus ne pipaient mot alors que les Gris-Bois, Rory et Allistaire croisaient le regard déboussolé de celui qui aurait dû lier Rouges et Gris, à la place de ce Haut Juge… Clodric gonfla la poitrine, l'œil noir, avant de déclarer :
– Je n'ai touché nulle autre femme depuis le jour du parèdre, et…
– Oh, nulle femme, j'en conviens, monseigneur. Mais la loyauté ne se limite pas à celles-ci, et je suis sûre que vous auriez été choqué de savoir Selhenn dans les bras d'un autre homme… N'est-ce pas ?
Clodric ouvrit la bouche, la referma ; l'ouvrit de nouveau et ne balbutia que de faibles justifications sans suite… Son teint vira au blanc crème et ses poings se mirent à trembler. Il amorça un autre pas mais Mahenn interrompit sa réplique avant qu'il n'ait pu dire quoi que ce soit :
– Cela étant, vous êtes un Rouge, monseigneur, de mon sang comme Aimon, et je vous dois le même amour. Vous garderez votre place au gouvernement mais vous veillerez à réviser vos allégeances et votre généalogie car cet amour m'est aussi dû, de votre part ! Alors, pour le nom que nous partageons vous et moi, je vous demande, cher Clodric, de remercier le géant, de baisser la tête – et de vous taire.
Il ne retourna pas à son siège, mais demeura planté là, incapable de réagir… La Dame s'adressa encore au autres barons :
– Je ne suis pas la seule, à trouver de la colère dans mon cœur. Vous aussi, messieurs, je le sais ! Nous avons grandi ensemble. Œuvré ensemble. Nous sommes de fiers alliés. Des partenaires (elle lança un regard à Rory), des cousins (elle lorgna Allistaire), par le sang ou par alliance ; et des amis, depuis la fondation de la Cité ! Je sais que l'Est est prêt à se déchaîner contre nous, et connaît le besoin de notre Général (un signe à Olive)… Je sais que nos baillis sont furieux, abandonnés. Je sais nos délégués privés de gouverneur, car le perfide Ronon a choisi de se tourner contre ses propres frères… Messeigneurs, je sais que vous ferez le bon choix. Le choix qui préservera la fédération.
Et le notaire se hâta de passer dans les rangs de sa démarche fébrile, pour aller auprès des barons et délivrer à chacun une torsade de soie. Fidel empoigna la sienne de son air le plus incrédule. Anton, Rory et Allistaire froncèrent aussitôt les sourcils ; et le petit notaire se précipita pour ne pas rester trop près du baron-mutin Du-Pic… Clodric, qui observait alternativement son régent et sa cousine de rubis, avait l'air d'un enfant en pleine crise de somnambulisme. Olive attrapa son entrelacement de fanions sans se lever de son siège, le teint cramoisi… Lui-même ne cessait de jeter de petits coups d'œil en direction de Clodric. Enfin, Céorn, Aimon, et Mahenn reçurent le leur.
Fidel Du-Chenil marcha d'un pas vif vers son frère aîné, livide sous ses taches de rousseur :
– Tu ne vas pas laisser faire ça ? murmura-t-il.
– Si, répondit Céorn dans un souffle.
Il serrait toujours le pommeau de Noire-de-Brume, mais demeurait immobile.
– C'est de la folie ! insista Fidel.
– Veux-tu que nous dévastions cette salle, toi et moi ? Devrions-nous décapiter la Dame et son neveu, sur-le-champ, et exécuter tout ceux qui risquent de voter pour lui, avant qu'ils ne l'aient fait ?
Fidel semblait profondément désemparé.
– Peut-être bien !
– On n'aurait aucune chance.
– On a des hommes ! siffla Fidel. Tu as la garde de suie ! Fais-la venir, et maîtrise-les !
Mais Céorn, une main sur son épaule, lui adressa un sourire mélancolique.
– Eux aussi ont des soldats. Pense à Alcestia. Pense à tes filles.
– Je…
Le notaire adressa un petit signe de tête au Pasteur, Daelric, qui se leva encore une fois. Céorn, Fidel, Anton, Rory, Allistaire, Corvus, Clodric, Aimon, Mahenn et Olive, d'un seul regard, dévisagèrent le Grand prieur. Daelric plissa ses yeux de serpent, et ses lèvres grisâtres s'ouvrirent comme une déchirure de vieux papier quand il déclara :
– Chaque membre de cette assemblée, sans mon concours, votera à voix égale pour l'un ou l'autre des deux candidats à la souveraineté ; à l'exception du vote de la Reine-mère en exercice, qui tranchera en cas d'égalité. Vous lierez votre poignet gauche avec l'une ou l'autre de ces deux bannières. Bleue, ou rouge.
Céorn observa ses hommes, ses seigneurs, ses officiers et subalternes affairés à leur soudaine préoccupation. Il n'en croyait ni ses yeux ni ses oreilles. Tout ce temps, il était resté prudent et aux aguets ; pour rien. Il avait été sourd aux menaces, aux crimes et aux distractions de sa cour. Anton De-la-Baie, le Capitaine retors, maître du Trident, baron du fief-des-pêcheurs, n'osa pas le regarder. Était-il de mèche avec la Dame ? Le commandant de la flotte navale cherchait-il à l'évincer ? Ou obéissait-il seulement aux ordres de sa propre femme, la sévère Du-Phare qui ne pouvait siéger à sa place ?
Il regarda Fidel, qui semblait prêt à imploser. Il regarda Rory et Allistaire Gris-Bois, que Madame tenait entre ses griffes vernies de rouge… Corvus Du-Pic n'avait pas l'air d'hésiter pour un sou, et attendait déjà de délivrer son choix, impassible… As-tu eu le Prince sous les yeux ? Ou m'as-tu berné toi aussi pour parvenir à tes fins ? Clodric Le-Rouge était en proie à un dilemme aisé à saisir. Quant à Olive, il restait caché dans son coin. Le Haut Juge Aimon et Mahenn, bien sûr, avaient choisi depuis longtemps. Lui était resté étrangement muet et discret, tout au long de la semaine – pendant qu'elle n'avait cessé de comploter pour le jeter sur le trône. Combien de Moqueurs, de Noyeurs, de félons et de menteurs se trouvaient là, dans la chambre des doléances, en cet instant ?
Enfin, Daelric sonna sa propre cloche, en forme de Pot d'or miniature, à l'aide de sa houlette ; et les seigneurs s'immobilisèrent. Céorn n'était pas expert en loi – plus particulièrement lorsqu'il s'agissait de vieilles lois dépoussiérées pour l'occasion et que personne ne connaissait –, mais se doutait bien du protocole en vigueur. Les treize fiefs annexés de l'Arbre étaient numérotés, et la plupart des cérémonies appelaient chaque baronnie l'une après l'autre ; en commençant par le Fort. Pour la baronnie-de-granite, il se dressa de toute sa hauteur, au centre de la chambre, et supplanta Aimon en levant le bras gauche, sur lequel il avait noué le fanion de saphir.
– Le baron Du-Fort se prononce en faveur du baron Du-Fort ! annonça la voix aiguë du petit notaire.
Fidel grogna en adressant un bras aux allures obscènes à ses camarades :
– Le baron Du-Chenil se prononce en faveur du baron Du-Fort !
Anton révéla son choix. Céorn ne put s'empêcher d'inspirer profondément… Il ne décelait ni loyauté, ni mensonge dans l'œil du Capitaine. Pourtant…
La bannière bleue fut présentée.
– Le baron De-la-Baie se prononce en faveur du baron Du-Fort !
Mais Fidel et Anton représentaient ses meilleures forces alliées et Céorn savait que le reste de l'assemblée ne serait peut-être pas si dévouée à la dynastie bleue. Et, en effet, le seigneur Rory Gris-Bois (en se donnant l'air d'assumer pleinement sa décision) se leva sur ses courtes pattes pour montrer le fanion cousu de rubis – comme une tache de sang au milieu de la chambre…
– Le baron De-L'Orgue se prononce en faveur du baron De-la-Tour !
Fidel grogna de nouveau. Céorn ne réagit pas. Corvus s'éclaircit la gorge d'un air avide, les mains jointes dans le dos. Pendant la seconde qu'il fallut à Allistaire pour tendre son bras rachitique, on entendit le fracas de la foule, à l'extérieur, qui semblait avoir reçu la nouvelle d'une réunion plus extraordinaire que les précédentes…
– Le baron De-la-Forge se prononce en faveur du baron De-la-Tour !
Tout le monde pivota vers Du-Pic. Le baron-mutin adressa un étrange regard à Céorn, égaré entre désolation et déception personnelle…
– Le baron Du-Pic se prononce en faveur du baron De-la-Tour !
Il fut étrange, pour Céorn, de ressentir tant de rancœur pour la seule personne de cette salle qui n'ait été liée à lui d'une façon ou d'une autre. Mahenn, Aimon, Rory et même Olive De-la-Colline apparaissaient, dans son propre arbre généalogique. Tous auraient dû être les fiers représentants d'une alliance indestructible. Et tous s'étaient tournés contre lui (à commencer par Ronon, occupé à croupir dans un donjon). Corvus Du-Pic était un étranger, au surnom annonciateur de malheur et de corruption, que le régent n'avait jamais cerné, ni compris. Un oiseau de mauvaise fortune, un mutin que les lois des hommes laissaient indifférent… Et pourtant, il avait misé sur lui. Il avait pris le risque de l'entendre. Il avait parié sur le Sorcier mal-aimé de la fédération.
Traître et perfide. Comme les autres.
Clodric Le-Rouge renversa la surprise en élevant la bannière bleue. Madame la Reine-Mère ne prononça pas un mot, mais Céorn vit la rage, au fond de ses yeux, et lui-même lança un salut reconnaissant au baron pour l'encourager à garder la tête haute… Quelle que fût l'issue de la réunion, Clodric venait de perdre son nom, dans le cœur de la Banquière. Il a foi en moi. Il a confiance. Il était prêt à tout pour prouver sa loyauté.
Le fanions rouges d'Aimon et de Mahenn ne pétrifièrent personne, et très vite, le décompte évident fut fait par l'assemblée. Cinq voix pour Aimon. Quatre pour Céorn… Il ne restait qu'un baron, et Olive se montra aussi servile que de coutume en montrant à son tour la bannière de rubis ; et fort inutile, car son choix n'était déjà plus décisif.
– Avec une majorité de voix, scanda le Pasteur Daelric en trottinant vers son Haut Juge, cette assemblée élit le baron De-la-Tour, Aimon Le-Rouge, ministre à la chambre bleue et magistrat suprême de la fédération, à la Souveraineté de l'Arbre fédéré !
La cacophonie fut immédiate. Aimon lui-même resta de marbre, sans montrer la moindre émotion, et il était ardu de deviner s'il acceptait sa fonction de bon cœur ou non… La Dame, elle, gardait son triomphe sous un sourire humble et elle alla embrasser son neveu, alors que le Pasteur descendait de sa petite estrade pour approcher du Juge et poser une main sur son épaule. Le seigneur livide ne tressaillit pas. Rory et Allistaire, eux aussi, allèrent vers lui avant de mettre un genou à terre.
– L'Orgue est à la Cité, monseigneur, déclara Rory d'un air mielleux.
– La Forge est à la Cité, monseigneur, ajouta Allistaire d'un ton plus froid.
Et les troupes rouges firent leur entrée. Deux, quatre, puis six soldats de rubis, vêtus de l'uniforme réglementaire, le casque rond vissé sur le crâne et le blason du 1er Quart brodé sur la poitrine. Ils laissèrent les portes lambrissées grandes ouvertes, et un courant d'air frais vint se glisser dans la chambre depuis le couloir. Le cri de la foule se répercuta en écho sur les hautes vitres de la baie étincelante, et Céorn aperçut encore plus d'hommes armés, autour de l'enceinte du Palais de justice. Il y avait des rouges, et des gris, mais aussi des verts, répandus dans l'entrée, sans qu'il puisse en distinguer les visages, ou l'intention… Ceux qui venaient prêter main-forte à Mahenn (ceux-là même qu'elle avait réquisitionnés pour déplacer le corps du faux Prince Edric) encadrèrent la petite réunion qui agitait le centre de la salle. Fidel n'hésita pas à bousculer le notaire pour se précipiter vers Céorn, tandis que le Capitaine Anton et le mutin Corvus, à leur tour, quittaient leur rang d'un air maussade.
– Fichons le camp, murmura Fidel à l'oreille de son frère. Tout de suite.
Anton alla parler au Pasteur Daelric pour maugréer son mécontentement mais Du-Pic flotta comme une ombre jusqu'à son régent déchu. Céorn le prévint d'un regard noir et déclara :
– Je n'ai plus de temps à accorder à vos jeux d'esprit, mutin.
Fidel aussi voulut l'intimider, en approchant de son visage fin et, comme à son habitude fâcheuse, le seigneur de l'Ombre sourit.
– Vous m'en voulez, souffla-t-il. Bien sûr, je le comprends. Mais je vous avais prévenu… Je vous ai dit de vous dresser contre le mal. Je vous ai conseillé de vous faire respecter ! À présent, la Bastide va tomber, sous le joug d'un spectre que personne n'a choisi…
– Vous avez choisi, Corvus, grogna Céorn. C'est le fanion rouge, que vous portez…
– Allons, Céorn, répliqua le mutin en observant l'échange précipité entre Mahenn et le Pasteur. Ne soyez pas stupide. Ça ne vous va pas. Vous avez entendu comme moi. Cette chère Dame Rouge aurait tranché le vote. Si j'avais pris le risque de vous soutenir, nous aurions eu à la voir l'emporter à cinq voix contre cinq voix.
– Et le Pic, à présent, serait dans de beaux draps, n'est-ce pas ? siffla Fidel avec colère.
– Exact, murmura Corvus. Je préfère savoir mon fief dans les bonnes grâces du Roi. Ou, en tout cas, dans ses petits papiers ! Les Accords de l'Ombre me seront utiles pour voir, de mes yeux, ce que trame la Bastide. Réfléchissez, monseigneur… Vous aurez besoin de moi ici, à la Cité, pour vous aider.
– Oh, alors, il s'agit de m'aider ? Vous soutenez les Rouges pour me rendre service ?
Du-Pic ne répondit rien, car au même instant, de l'autre côté de la chambre, le seigneur Clodric appela ses homologues d'une voix paniquée ; et un grondement sourd s'éleva dans l'édifice. Céorn fronça les sourcils. Ils ont laissé entrer le public. Les militaires resserrèrent le cercle autour de la Reine-mère, de son neveu et du Grand prieur. Moins d'une minute plus tard, un flot de badauds enivrés par l'excitation se déversa entre les sièges, puis une ligne de soldats Verts de la garnison fleurie se déploya entre eux et les barons, le Général De-la-Colline en tête. Adressant à Céorn son sourire le plus narquois, Franc caressa son épaisse moustache noire de son bras mécanique, l'air satisfait. De sa voix rauque, il beugla à tout-va sur les agents de presse, les photographes et les enfants qui s'étaient faufilés dans l'assistance. Le brouhaha emplit la chambre entière. Corvus, sans un mot, s'éloigna de Céorn et Fidel pour disparaître parmi la foule. Olive rejoignit prestement son oncle. Rory se retrouva assailli de questions, effrayé, dans un coin de la salle. Clodric hurlait sur les soldats qui avaient donné accès au bâtiment. Anton avait le bailli Gris-Bois sur les talons… Et Daelric, encore une fois, prit la parole pour essayer de couvrir l'effervescence de ses déclarations :
– Le Roi-berger Aimon Le-Rouge 1er de la Cité, premier Souverain de rubis de l'Arbre !
Céorn De-la-Cité, comme s'il ouvrait les yeux pour la première fois, acquiesça enfin à l'adresse de Fidel. Toute l'assemblée se tourna, d'un même mouvement, vers le nouveau meneur du troupeau. Puis il y eut les applaudissements.
– Oui, murmura-t-il. Foutons le camp…
Et ils s'esquivèrent, pour se ruer hors de la chambre des doléances.
– Où va-t-on ?
La question de Fidel paraissait étrange, presque irréelle, en la circonstance. Et Céorn se la répéta, quelques instants, avant de répondre. Où aller, en effet ? Quel était le bon chemin, à présent ?
– Toi, vas chercher ta femme et tes filles. N'emportez que le strict nécessaire, laissez le reste de vos affaires et sautez sur deux étalons De-la-Perle. Prenez-les directement aux écuries. Renverse le premier qui se mettra en travers de ta route, avant que les soldats ne comprennent ce qu'il se passe… Ensuite, filez au Chenil et fermez toutes les portes, tous les ponceaux derrière vous. (Céorn jeta un regard aux alentours et ajouta) : On ne peut pas emprunter le Tronçon de chrome. Allons sous le cul-de-la-Bastide… Il faut que j'aille chercher Abastan et Hobaric.
Les deux barons quittèrent le Palais de justice, par les jardins, et ignorèrent les quelques passants qui s'agglutinèrent autour d'eux à leur passage. Céorn héla le vieux conducteur d'un fiacre à vapeur qui parut pris d'un arrêt cardiaque en reconnaissant le régent de la Cité et freina d'un coup sec. « À la Bastide », ordonna le Conseiller.
– Et toi ? s'enquit Fidel en grimpant dans le véhicule. Tu rentres au Fort ?
Y a-t-il une autre alternative ? Céorn regarda les rues défiler, derrière les vitres du petit fiacre qui glissait sur la chaussée en toussotant bruyamment. Une troupe de la milice rouge passa dans l'autre sens en courant à vive allure.
– Tu vas défendre ta maison contre le nouveau meneur du troupeau ? insista Fidel. Moi, c'est mon plan. Je te contacterai dès notre arrivée au Chenil… Puis je ferai lever chaque bouclier. Tu as ma parole, à ce sujet !
Bien que la situation ait déjà paru désespérée, la décision n'était pas plus facile à prendre pour autant. Malgré toutes ses belles paroles, ses décrets diplomatiques, ses vaines tentatives de raisonner Amalric le fou… Céorn De-la-Cité ne pouvait se résoudre à ployer le genou devant Aimon Le-Rouge. Il ne pouvait prêter allégeance, il ne pouvait faire serment de loyauté au fils de rubis, dressé, apprivoisé, manipulé par l'ambition de son impitoyable tante… Pendant tout ce temps, le régent avait prétendu faire passer le trône avant tout, et se dévouer corps et âme au porteur du sceptre. Il avait tenu tête au scepticisme forcené d'Abastan, son précepteur désabusé, et à l'impulsivité de Fidel. Et, même en cet instant, une petite voix fluette continuait de chantonner sous son crâne : « Si c'est qu'ils ont décidé… Qui es-tu, pour refuser ? ». Ils avaient voté. Ils avaient choisi.
– Je pourrais rester, murmura-t-il. Et tenter de contenir Aimon…
Fidel le fixa un instant, les yeux écarquillés. Puis, d'un coup sec, il le gifla.
– Qu'est-ce qui te prend, nom d'un chien ? beugla le Conseiller déchu.
– Tu crois donc qu'ils te garderont un siège ? s'exclama Fidel. Tu es fini, Céorn ! Aimon te cueillera dans tes appartements pour te jeter sur l'échafaud, un jour ou l'autre ! Si ce vil stratagème fonctionne et que ce foutu fantôme met la main sur le sceptre, tous ces barons se plieront à sa volonté. Le rubis ne te devra plus rien. Ils te tueront.
– Je ne peux pas laisser la Bastide entre les mains d'un scélérat.
– Il la veut, sa Bastide ? Qu'il la garde ! Écoute-moi, frère ! Tu contrôle l'armée la plus vaste, la plus féroce, et la mieux entraînée du Continent… Tiens le Fort ! Fais-en le siège de la résistance ! Nous sommes De-la-Cité ! Les fils d'Aldric ! Pour nos pères, pour nos racines bleues et pour l'Arbre – nous devons renverser le rubis.
Ils laissèrent leur cocher incrédule et grimpèrent quatre à quatre les escaliers de la Loyale. Céorn admirait son courage, mais doutait de sa stratégie.
– Que pourront tes quelques soldats à l'armure d'écorce, alors que toutes les baronnies sont sous le joug de l'usurpateur ?
– Toutes ? Tu te trompes, frère ! objecta Fidel. Madame Mahenn est peut-être riche mais Anton détient l'autre part la plus puissante de l'armée fédérée. Le Capitaine ne veut pas perdre sa place à la table ; mais il ne supportera pas de lécher les bottes du fantôme. Et, tu l'as vu comme moi – le baron Du-Rouet est avec nous !
– C'est un maigre renfort, si le mutin joint ses veilleurs aux gens de rubis ! Et Allistaire, et Rory – tout deux ont offert leur loyauté au Roi.
– Leurs gens les méprisent ! La Forge déborde de Moqueurs ! Ces pantins stupides n'ont ni la force, ni l'habileté qu'il faut pour tenir leur fief… Je te le dis, Céorn. La guerre nous attend ; et ce sera un conflit civil. Il n'y a plus rien à espérer de cette Cité, car l'arbre va s'embraser !
Personne n'arrêta les deux barons, dans le dédale de couloirs majestueux de la Bastide, mais ils s'attirèrent de plus en plus de regards stupéfaits, et parfois méfiants… Une alarme se mit à sonner au pied de la tour, et on entendit le fracas de cent miliciens en pleine course, quelques part aux abords de la Glorieuse… Céorn et Fidel accélérèrent le pas en se faufilant sur les chemins les moins empruntés, non sans interloquer un ou deux domestiques endormis au passage. Leur itinéraire les conduisit à quelques mètres de la Galerie des Globes, ou plusieurs dizaines de sphères, de balles et de billes illustres honoraient la mémoire des Rois-bergers disparus… Ensuite, ils traversèrent le septième étage, où Céorn laissa son frère pour emprunter le colimaçon qui le conduirait jusqu'au grand domaine de Méséus. Parvenu aux jeux d'eau, il se hâta d'empiler quelques uns de ses effets les plus indispensables, et fit trois fois le tour de son bureau pour s'assurer de n'avoir rien oublié de capital… Il avait deux sacs, sous la cape de renard, et deux autres lames au ceinturon, au côté de Noire-de-Brume. Un poignard au fond de la botte, des gants épais aux mains, il abandonna ses décrets, ses doléances, ses piles de paperasse absurde et inutile et reprit la route vers les écuries dans l'espoir d'y trouver son étalon favori. La mine sombre, il tomba sur un palefrenier qui semblait avoir reçu les récentes nouvelles. Céorn n'eut qu'à désigner son épée pour que le gamin se décide à filer ; et se précipita sur Gyron, l'énorme bête De-la-Perle qu'il avait nommée en l'honneur de son commissaire d'enquête secrète. L'animal hennit bruyamment, et fila comme une flèche hors de l'étable des Extérieurs. Son fer frappa le sol dallé dans une mesure régulière, et Céorn sentit la sueur couler sur son front alors qu'il traversait de nouveau la citadelle.
Sur le ponceau à voûtes qui conduisait aux appartements d'Abastan, Céorn vit la silhouette épaisse d'un homme armé surgir dans son dos ; et il tira Noire-de-Brume à la volée, pour effleurer la gorge d'Anton De-la-Baie. Le Capitaine de la flotte se tenait à deux pas de sa monture, son Trident à la main, son béret sur le crâne, la barbe noire et fournie agitée de nervosité, pendant que le baron Du-Fort faisait passer le fil de la lame sur son épaule massive. Son expression était étrange.
– Qu'est-ce que vous faites là, Capitaine ?
– Je vous ai suivi, répondit aussitôt Anton. Il faut que je vous parle…
– Je vous remercie de votre fidélité, murmura Céorn, mais votre vote n'aura pas suffi… Il est temps pour moi de m'en aller, monseigneur. Vous le savez. Profitez-bien de votre siège à la table de verre…
– Attendez ! beugla Anton (et il jeta un œil aux fenêtres, à la recherche d'un auditoire indiscret). Attendez, monseigneur ! Il y a des choses que vous ignorez… Et je suis là pour vous aider. Écoutez-moi, s'il vous plaît !
Céorn baissa lentement sa lame, et attendit. Un cor résonna, quelque part près du Palais de justice. Anton se précipita :
– Il existe d'autres forces, dans ce pays. Vous pouvez encore les rejoindre. Je peux vous aider à les trouver. Je peux vous faire inviter par les gens qu'il faut… Vous vous sentez seul, et trahi ; je le comprends. La volonté de Madame Mahenn est une folie ! Personne, en Arbre, ne survivra à cette pauvre farce. Je ne peux pas laisser faire… Rejoignez-moi ! Rejoignez mon ordre, Céorn De-la-Cité. Ensemble, nous pourrons résister.
Céorn, toujours muet, descendit de cheval. L'étalon hennit de nouveau.
Il lui offrit une caresse sur le flanc avant d'approcher du baron.
– Devrai-je noyer des innocents, pour plaire à votre ordre anonyme, 1er Sénéchal ?
De-la-Baie resta impassible, les poings serrés. Tu ne nies mêmes pas. Céorn fit un pas supplémentaire vers le seigneur et, à quelques centimètres de son visage, susurra :
– Vous n'avez peut-être pas tenu la lame, Capitaine… Mais, en ce qui me concerne, vous avez assassiné Amalric.
Anton le regarda remonter en selle, démuni ; puis se mit à crier :
– Il y a un navire, monseigneur ! Une embarcation modeste, ancrée au Petit port de Vil-félon, qui s'appelle L'Intercroiseur…
Céorn l'ignora en poursuivant sa route, le long du ponceau.
– Il partira dans quatre jours ! ajouta Anton, dans son dos. Et il ira à l'Est !
Le baron fit passer la grande arche de pierre à son étalon et entendit la voix de De-la-Baie s'entêter :
– Prenez-le, Céorn ! Il vous conduira aux bonnes personnes !
Et Céorn disparut.
Il trouva l'appartement d'Abastan complètement vide. Lui qui s'était attendu à surprendre le précepteur occupé à guetter à sa fenêtre fut accueilli par une chambre froide et immobile. Où est passé Hobaric ? Céorn avait chargé le valet de garder l'œil sur lui. Il n'aperçut ni l'un ni l'autre. Merde. Le baron se précipita vers le corridor désert, et la salle d'eau dont la porte était restée entrebâillée. Il poussa le battant et pénétra dans la pièce exiguë, de laquelle on percevait un souffle régulier. Il se pétrifia aussitôt.
Le sang s'était répandu entre les interstices du carrelage éclatant. Le crâne de son précepteur, fendu à l'arrière, ruisselait encore. L'eau de la baignoire débordait. Un séchoir à vapeur envoyait quelques panaches blanchâtres sur le corps sans vie, pâlot et noyé dans les vaguelettes cramoisies… Les genoux de Céorn fléchirent et le fourreau de Noire-de-Brume renversa le séchoir quand il s'écroula au bord de la baignoire. Sa main plongea pour tirer la tête d'Abastan hors de l'eau. Son visage semblait racorni, rétréci ; et ses yeux morts fixaient le vide, rougis par le savon qui gonflait ses paupières…
Ils l'ont fait.
95. Un accord discordant
La prétendue confiance des Premiers-Nés semblait remise en doute car il y eut cette fois, en lisière du bois, plus d'habitants de la maison qu'Ed n'en n'avait encore vu en un seul endroit. Nya, bien sûr, n'avait pas bougé ; plantée debout sur son rocher, au pied du saule le plus hirsute de la bordure. Pya, la dame de lin jaune, et Shyo, la vieille chamane courbée, encadraient la jeune Daya qui assistait à la réapparition du garçon depuis un gros fauteuil à roues épaisses, adapté aux embûches sauvages du sentier. Les deux Premiers-Nés qui avaient accueillis Edric et Aiden, à leur arrivée au refuge, et un inconnu à l'air taciturne se trouvaient là aussi. Comme à l'habitude, ils n'étaient pas du tout armés ; mais le garçon savait que Nya, seule, pouvait aisément le maîtriser.
Shyo fit quelques pas fébrile vers lui.
– Alors ? demanda la vieille chamane.
Ils écoutèrent le vent passer comme un songe, dans leurs cheveux.
– Je pars, répondit lentement Ed, le regard dur. Je quitte Raesta, et retourne en Arbre… Je m'en vais, protéger le Continent du malin. C'est à mon tour de chasser, désormais. Je vais découvrir qui m'a laissé et abandonné entre les mains du berger fou.
Daya hocha lentement la tête, les yeux plissés, et Nya voulut intervenir ; mais Ed ajouta aussitôt :
– Et j'emmène mon Gardien avec moi. Aiden Du-Lavoir est libre.
Une protestation silencieuse parcourut la troupe de Premiers-Nés. Nya fronça les sourcils, et Pya s'avança d'un pas pour se planter au côté de sa chamane de mère :
– L'originel a parlé ? répéta-t-elle, méfiante.
Edric haussa les épaules.
– Le puits est sans appel, non ?
Mais Nya descendit lentement de son rocher pour guetter son œil.
– Tu mens, Edric De-la-Cité, chuchota-t-elle, effarée. Tu mens à nos visages, toi !
– Je vous ai dis ce que j'ai vu ! J'ai besoin d'Aiden !
– Le Gardien a été missionné par l'originel, souffla Daya, la voix trouble. L'originel ne le veut pas sur les routes. Il l'a puni de son erreur. Aiden Du-Lavoir était prévenu…
– Qu'est-ce que vous en savez ? s'énerva le garçon.
– Ceux qui entrent dans le puits, gronda soudain Pya, en ressortent lavés. Mais toi, tu as encore le mensonge à la bouche… Et tu es certain d'avoir raison !
Nya approcha d'Edric qui recula d'un pas.
– Lâche-moi ! Alors, quoi ? Suis-je maintenant votre prisonnier ? Vais-je croupir en haut d'un arbre, jusqu'à ce que le Commodore revienne pour tous nous massacrer ?
– S'il le faut ; pour te dissuader de commettre cette erreur…
Et Nya l'enlaça comme un enfant. Ed se mit à protester bruyamment, furieux ; et malgré les geôliers, les pirates, les louvetiers et les mutins qu'il avait affrontés, il se sentit basculer sans que la jeune femme n'eut paru fournir le moindre effort. Elle saisit ses bras et verrouilla son corps… Haletant, il se laissa emmener par Nya, Pya, la petite Daya et le reste de leur clique. De nouveau, le chemin entre le puits et la permaculture fut désert car il contournait l'essentiel de Raesta et il sembla qu'il n'y avait plus qu'une poignée de Premiers-Nés, au monde, pour le mener à son châtiment au nom de la déité absolue. Shyo, la chamane, et Daya Bel demeurèrent au pied du cèdre longiligne perché par-dessus le potager, tandis que Pya et Nya se précipitaient sur la plate-forme. Encore une fois, la barque de roc fut en l'air, soulevée par le mécanisme indiscernable du tronc maigrelet ; et Edric fut permis de passer encore un peu plus de temps avec Aiden Du-Lavoir, à présent qu'il était prisonnier tout pareil… Nya Rim lui fit passer le ponceau de bois pour le lâcher au milieu du filet, à mi-chemin entre les trois plus hautes branches du conifère ; puis elle se retourna avant de déclarer à mi-voix :
– Profites-en pour te reposer, toi… (Ed se renfrogna). Mais, lorsque le soleil sera ici (elle désigna un point précis, vers l'ouest, entre deux grandes collines) et qu'il sera rouge, tu devras te tenir prêt.
Aiden s'éveilla d'une sieste douloureuse, les traits tirés et le front moite ; et se redressa lentement tandis qu'Edric dévisageait l'autochtone.
– Que dis-tu ? s'enquit-il, pris de court (mais Pya parut tendre l'oreille, de l'autre côté du couloir de lattes).
Les yeux écarquillés, il resta muet tandis qu'elle lui jetait un regard noir, qui lui rappela celui d'Yvia… Nya (plus jeune mais tout aussi intimidante) se faufila sur le ponceau, et Edric observa la descente de la barque d'un air épouvanté. Un instant plus tard, la vaste permaculture était libre de toute surveillance ; et Aiden, à bout de souffle, vint errer au côté de son protégé en rampant sur le filet. Il fut le premier à parler d'une voix brisée :
– Tu as vu le gouffre ?
Edric hocha lentement la tête, les yeux rivés sur les vapeurs qui s'échappaient des bois, là où prospéraient les plus stèles de Raesta. Puis, et selon l'ordre de ses hôtes, il dévissa une fiole d'antidote pour glisser une goutte sur sa langue. Aiden regarda dans une autre direction.
– Tu veux… me dire ce qu'il t'a montré ?
Ed le considéra soudain avec pitié. Il aurait cru vouloir hurler sur le musicien, et le répudier de son statut de Gardien et s'en prendre à ses sentiments, pour le punir ; car il savait qu'il savait. Sans que personne, probablement, n'ait eu besoin de le lui dire. Et sans en avoir l'exacte certitude. Aiden, depuis le jour de leur rencontre – peut-être même depuis son intégration à l'ordre Noyeur – avait compris ce qui faisait, du garçon, le Prince de la Cité. Il n'en avait sûrement rien dit à quiconque ; car il était secret, et pudique, et atrocement méthodique, et Edric se doutait de ce qu'un type comme son ami Cornéaud Biseau le Paon de l'Orgue (ou pire, Corvus Du-Pic, le seigneur de l'Ombre) pouvait faire d'une information pareille. Amalric, à peu près aussi doux, chaleureux et paternel qu'un coup de dague dans le cœur, s'était acharné à garder la Brèche pour lui tout seul. Tous ses héritiers, à présent, et toute sa cour, ses baillis et ses chevaliers, ses pasteurs et ses moutons se disputaient le pouvoir du sceptre vacant – que le bon Céorn prétendait encore vouloir lui rendre, à l'issue d'un procès équitable. Que dirait Céorn si il venait à entendre la nouvelle ? Que ferait-il en apprenant que le juste souverain était un fils de rien ? En dévisageant le musicien, rendu frêle et rougeaud par le manque, Ed se sentit débarrassé de sa colère… Le rouquin était déjà puni. Il avait accepté de revenir à Terre-priée, en sachant pertinemment ce qu'il adviendrait de lui. Il avait suivi le plan et sacrifié son dernier semblant de liberté pour lui laisser le temps d'interroger Shyo.
– Je ne suis pas, et n'ai jamais été le fils d'Amalric De-la-Cité, déclara Edric. Le nom qui m'a été donné était celui d'un autre. Un autre enfant. Mort. La Brèche incarnée n'a pas été incarnée en Prince. C'est le Roi, qui en a fait un Prince pour la garder à l'œil.
Aiden resta silencieux, ses lèvres sèches entrouvertes, les yeux brillants.
– Tony (il ne s'expliqua pas) ne m'a pas montré plus que ça. J'ignore où je suis né. Je ne sais pas si on a eu le temps de me donner un autre nom, avant que le souverain ne… me prenne avec lui.
Edric ne décolla pas le regard des brumes de Terre-priée, les cheveux pris par la brise parfumée qui caressait la cime, et raconta sa rencontre avec Daya Bel, la petite chamane infectée, et les sentiments de Nya, Pya et Shyo à ce sujet. Du-Lavoir s'éclaircit prudemment la gorge, l'air pensif :
– Alors, que veux-tu faire ?
Ed ne répondit pas.
Les choses avaient beaucoup changé, depuis cette nuit maudite. Le Roi était à la source de son propre assassinat ; et il l'aurait assassiné sans remords, lui aussi… Mais le Commodore et sa horde de pirates avaient choisi de rentrer au Septentrion ; à moins bien sûr qu'il n'ait plantés quelques complices en surveillance dans le pays. Quant au réseau Noyeur, Ed en avait vu une belle part, du Pic à l'Orgue en passant par l'arrière-poste de Pierre-fourchue. Avec un masque et un périloscope, il avait le moyen de filer à la Tour, où résidait au moins l'un des Sénéchaux… et peut-être, faire cracher le bougre, et exposer l'ordre pour ce qu'il était : un nid de criminels et de magistrats corrompus… S'il était désormais impossible de laver un nom qui ne lui appartenait pas, le garçon ne pouvait que se réjouir de pouvoir s'affranchir des crimes dont on voulait l'accuser avec une étiquette neuve, débarrassée de tout opprobre… En admettant qu'il n'ait pas eu de meilleure affaire à ne pas dévoiler le mensonge ; car tous les chefs d'états du monde, à présent, cherchaient à mettre la main sur lui pour mettre un sceptre dans la sienne, ou une langue fourchue, ou bien pour le faire taire définitivement. S'il révélait la vérité au Continent, il y perdait son seul coup d'avance.
Que dirait la Cité ? Serait-il libre de vivre en brave paysan, une fois réhabilité ?
– Je ne pourrai pas… tenir bien longtemps, maugréa Du-Lavoir. Je dois savoir ce que tu veux… Nous devons choisir avant qu'il ne soit trop tard.
Nous ? Ed se détourna enfin de l'horizon pour le regarder, droit dans les yeux.
– Tu veux continuer ? Avec moi ?
– Je suis ton Gardien, grommela Aiden. Sauf ton respect, Prince ou pas, tu es la Brèche ; et on ne m'a pas tellement donné le choix.
– Je pourrais aller me terrer, seul, dans le grand Or-feuille. Imiter les gens d'ici, et m'en aller avec des graines et quelques outils, à des centaines de kilomètres au cœur du bois inexploré… Je pourrais te délivrer de ton serment, et jurant à mon tour de ne jamais en ressortir. De ne jamais prendre le moindre risque, et de ne jamais me… me faire du mal. Je suis sérieux, Aiden. Si tu le demandais, je ne pourrais te le refuser. Combien de temps encore allons-nous errer de la sorte, fuyards et captifs à la fois, à travers le Continent ?
– Nous n'avons pas à être captifs, répliqua lentement Aiden. Nous sommes libres. Bon ; pas immédiatement, j'admets… Mais nous avons des armes. Nous avons connaissance du terrain et de l'ennemi. Nous avons des amis…
– Toi, tu en as.
– Si le Roi Amalric n'a pas commis l'erreur de laisser à savoir à qui que ce soit ce qu'il est advenu de son fils véritable, le Continent entier te croit héritier légitime du sceptre… Il me semble que tu auras très bientôt autant, voire beaucoup plus d'amis que moi.
– Encore me faudrait-il des partisans, auprès de qui entretenir le mensonge…
– Tu en as ! insista Aiden Du-Lavoir. La légende de la faille incarnée transparaît dans la moitié des contes de notre dynastie. Tu n'as aucune idée (il fut pris d'une brève quinte de toux)… aucune… idée de… ce qui se prépare, partout dans le monde. Les Illuminés de l'Est seront prêts à entendre le Prince de la fédération, s'il est leur élu.
– L'Est, alors ? susurra Ed. On s'engage en guerre ?
L'expression d'Aiden, Aiden le soldat, montrait bien qu'il ne voyait pas d'autre alternative, et Edric lui adressa un sourire mélancolique.
– Shyo a troublé ma mémoire, dit soudain Du-Lavoir. Ma promesse… Le viaduc… Les six jours que j'ai passé ici, il y a dix-huit ans… Presque effacés. Elle a beau dire ; la chamane m'en a fait voir de belles… Quel affront as-tu commis, pour te retrouver perché, toi ?
– Je leur ai menti, tenté de les duper, et insulté l'essentiel de leur culture au passage.
Aiden fit la moue.
– Les Premiers sont miséricordieux. Ils ne nous laisseront pas ici éternellement…
– Je ne le crois pas non plus, souffla Ed en pivotant de nouveau vers le paysage.
Et ils avaient tous deux raison ; car, au milieu de l'après-midi et quand le soleil fut perché entre les deux collines de l'ouest, Nya Rim fut de retour au pied du cèdre. Ed se pétrifia et appela discrètement Du-Lavoir, qui s'abreuvait au tronc percé pour tenter de soulager ses lèvres gercées et blanchâtres. Ils regardèrent la jeune femme se hisser à leur hauteur pour leur donner accès au couloir de lattes suspendues. Aiden resta tout à fait ébaubi, mais Ed s'avança aussitôt vers la plate-forme et le pressa vertement.
– Le Gardien reste ici, gronda Nya.
– Le Gardien m'accompagne. S'il reste, je reste.
– Non ! Toi, tu dois venir !
– Alors, lui aussi.
La Première-Née se retint visiblement de le frapper… Quand le rouquin les eut rejoints, chancelant et intrigué à la fois, le trio fila le long du tronc et se précipita aux abords de la permaculture, vers les fourrés verdoyants. Nya se figea dans l'ombre de la structure verticale, et planta ses yeux noirs dans ceux d'Edric pendant qu'il ralentissait significativement. Elle avait l'air nerveux ; et très impatient.
– Où me conduis-tu ? demanda Ed d'un ton sec. Hors de la maison ?
– Oui !
– Pourquoi ?
Aiden observa les deux jeunes alternativement tandis que Nya murmurait :
– Dépêche-toi, Edric De-la-Cité !
– Non, Nya Rim de Raesta, répliqua le garçon. Je n'irai nulle part avant que tu ne m'aies dit la vérité. Je suis prêt à retourner au sommet de cet arbre, s'il le faut… Ou je pourrais hurler, comme une victime en détresse, pour prévenir les chamanes de ta famille ?
Nya, à court d'idées, le regarda avec un profond dédain, nuancé d'angoisse.
– Je… je veux… Tu es le Guerrier de Pierre-fourchue ! Je dois t'emmener à la stèle ! Et je dois t'aider à tirer la lame, pour embrasser ton pouvoir ; et sauver Raesta… mon peuple et ma maison… et ma sœur… Tu l'as compris, ça, toi ?
En vérité, Edric savait qu'il aurait quitté la Botte de bon cœur même si la jeune femme s'était entêtée. Mais, dans la prison végétale de Terre-priée, il était en meilleure sécurité que n'importe où ailleurs et se savait en position de négocier avec la princesse. Aiden, qui ne cessait d'étudier les alentours, contempla soudain Edric, et il eut l'ombre d'un rictus au bord de sa lèvre pâle. Ed savait que le rouquin devinait son sentiment, à l'égard de cette nouvelle fonction : Guerrier de Pierre-fourchue…
– Alors, tu t'apprêtes à trahir ta famille, déclara-t-il à Nya.
De nouveau, elle parut se retenir de lui mettre son poing sur le nez.
– J'essaie de la sauver ! cracha-t-elle.
– Il y a autre chose, reprit Edric d'un air sévère. Ton clan incarne la Brèche. Comment ?
Elle recula d'un pas, l'air offusqué, et fronça aussitôt ses longs sourcils :
– Je ne suis pas chamane ! Je n'ai jamais incarné ! Je n'ai jamais pratiqué de rituel !
– Mais je suis sûr que tu les as vus pratiqués, insista Ed. Qu'on t'y ait autorisée – ou pas ! Qui envoie la faille ? Qui la nomme ? Qui choisit son berceau ?
– Je l'ignore !
– Dis-moi la vérité !
– Elle n'en sait rien, Ed, intervint patiemment Aiden. Elle était petite, lors de ce rituel… Et seule la chamane s'en mêle.
Edric dut l'admettre bon gré mal gré. Il ne voulait pas se débarrasser de Nya.… Pour le moment. La jeune femme était aéronaute, mais aussi combattante, dresseuse de viperons et descendante de chamans… Ils ne pouvaient quitter la Botte sans son aide. Il reprit donc la marche, les traits tirés, à la suite de la Première. Du-Lavoir, dans son dos, peinait parmi les herbes, de plus en plus blême…
L'eau pure et les fruits merveilleux de Terre-priée ne satisfaisaient pas sa soif. Ses jambes vacillaient. À sa surprise, Nya fit cesser leur progression à travers le bois, et se mit à fouiller dans le tronc qui mourrait au bord d'un ruisseau. Ed l'observa sans un mot. Du tronc, elle tira un grand sachet de papier qu'elle déplia sur le tapis de feuilles. Dans le sachet, un manteau noir (que Du-Lavoir avait subtilisé aux Noyeurs de Pierre-fourchue), et la combinaison ocre, fendue en queue de pie, ignifugée et indéchirable que le musicien lui avait offert au jour de son anniversaire… Nya se changea elle aussi pour laisser le lin dans le tronc et se vêtir, à la place, de sa tenue de pilote, pendant que les deux hommes retrouvaient leurs atours habituels, au bord du ruisseau. Edric étudia Aiden Du-Lavoir alors qu'il s'habillait, car il ne cessait de trembler et donna un instant l'impression de chuter vers l'eau glacée ; mais se reprit aussitôt, le regard trouble…
Ed lui tendit son long manteau noir.
– Le reste est de l'autre côté de la rivière, déclara Nya, en jetant un coup d'œil à la cime des arbres comme si elle y cherchait un espion. Moi, je vais le prendre, maintenant. Et toi, et ton Gardien, vous marchez encore jusqu'à la passerelle du viaduc. Quand le soleil sera… (et elle leva deux doigts pour désigner un point, dans l'horizon) juste ici, je serai près de vous ; et nous irons ensemble sur le pont. Ne le passez pas sans moi ! Quoi qu'il arrive, oui ? Tu comprends, toi ?
– Je comprends, murmura-t-il, tandis que Du-Lavoir lâchait un gémissement.
Et elle disparut dans le bois comme une taupe s'enfouissait sous la terre. Edric voulut poursuivre ; mais Aiden l'appela d'une voix faible, à demi-affalé sur un rocher… Le garçon approcha, inexpressif, en faisant crisser les feuilles mortes sous sa botte aux coutures neuves et raides. Du-Lavoir avait presque l'air suppliant.
– Je ne peux plus, soupira-t-il.
– Bien sûr que si ! aboya Ed. On y est presque ! Tu as bu, et mangé ! Tu as dormi !
– Ce n'est pas… balbutia le rouquin. J'ai besoin…
– De piété, je sais !
Le garçon se maudit lorsqu'il s'aperçut qu'il avait levé la voix, dans le bois aux mille dangers Anciens… Aiden, à l'évidence, souffrait le martyre. Ce besoin, sur lequel il n'avait aucun contrôle, le rongeait de l'intérieur et la frustration le laissait haletant. Le temps d'une seconde, Edric contempla son acolyte. Plusieurs sentiments le prirent sans qu'il ne puisse en déterminer un plus que l'autre. S'il ne s'agissait pas d'amitié, dans ce cas, de quoi s'agissait-il ? N'adressait-il à Aiden que l'affection d'un l'otage ? Sûrement pas. Pourtant, face à sa douleur, le garçon ne manifesta nul signe d'empathie. Il pensait aux sept jours qu'ils venaient de passer, à courir le pays. Sept jours pendant lesquels le rouquin avait gardé pour lui ce que le faux Prince avait désespérément cherché…
Aiden était beaucoup trop affecté par le manque pour se rendre compte de sa petite colère, et Ed lui tourna le dos.
– Il faut que je… consomme, grogna Du-Lavoir.
– Je n'ai rien à te proposer.
– Le cycle… le pont… j'ai une fiole d'urgence, dans le compartiment secret… Au cas où.
Mais tu ne l'as pas prise avec toi ! Edric, furieux, attrapa le rouquin comme il put, et l'aida tant bien que mal à se remettre sur ses pattes. Puis ils arpentèrent doucement le sentier invisible, sous les parterres de fougères argentées… Durant un long moment, Ed se demanda s'ils atteindraient jamais le viaduc – à défaut de l'atteindre en temps et en heure pour retrouver Nya Rim, sur sa passerelle. Aiden pesait trop lourd pour lui, et le soleil approchait dangereusement de leur délai. Or, il sembla que la jeune fille avait pris soin de considérer l'état du musicien – car ils parvinrent, couverts de sueur glacée, au sommet de la montagne creusée de chutes assourdissantes sans que l'horaire n'ait été dépassé ; et Nya elle-même ne s'y trouvait pas non plus.
Ed n'avait traversé le viaduc que vingt-quatre heures plus tôt ; mais il eut une émotion forte, en voyant le pont titanesque se dérouler d'est en ouest au-dessus de lui, comme s'il retrouvait une destination appréciée de son lointain passé. L'édifice gris se couvrait du plus immense coucher de soleil, flamboyant de pied-en-cap dans l'horizon, en restant immobile au milieu du paysage et sourd à la faune crépusculaire de la Botte. Il ne cessait plus de gémir, mais en voyant le viaduc, Aiden retrouva quelque volonté et le duo parvint enfin au niveau de l'édifice, à une centaine de mètres de la passerelle qui traversait le vide.
– Allons-y, grommela-t-il, une main sur la poitrine.
– Attends ! s'exclama Edric. Nya n'est pas encore là !
– Je ne peux plus attendre ! Mon cœur est faible, Ed !
– Est-ce que tu risques d'y rester ?
Aiden hésita franchement, l'œil sombre.
– La douleur est insupportable…
– Mais pas fatale. Il faut que tu la supportes. Nya connait son pays ! Elle sait pourquoi il nous faut attendre !
Mais Aiden le repoussa d'un vif coup d'épaule et sa silhouette (tout faible qu'il était) restait suffisamment épaisse pour l'envoyer à terre, sur le cul. Ed resta sans voix, alors que le musicien dégarni se mettait à arpenter la fine passerelle, le pas incertain… Tu plaisantes, le musicien ? Rouge de colère, Edric s'exclama :
– Reviens ici, Du-Lavoir ! Je ne vais pas te laisser tout saboter !
Le rouquin continua sa promenade malhabile et Edric se lança à ses trousses. Il ne fut pas le premier à atteindre l'extrémité de la passerelle.
Le viperon constricteur surgit du néant, expert en l'art du camouflage, et deux grosses pattes verdâtres s'enfoncèrent dans le sol pour sauter d'un coup d'un seul sur le pont étroit, dépourvu de balustrade. Les feuilles mortes volèrent quand le reptile au corps hérissé de piquants glissa vers Aiden en dardant sa langue fourchue.
Ed n'eut pas le temps de réagir qu'un deuxième corps écailleux prenait forme, dans son champ de vision et il esquiva d'un cheveu la queue qui s'abattit pour le briser. Deux, puis trois viperons le lorgnèrent comme s'ils l'avaient patiemment attendu sur le flanc de la montagne, et il se retrouva captif. Quand le plus mince des trois individus bondit, Ed essaya de se jeter à terre pour rouler hors de portée, mais l'animal le frappa quelque part au niveau du torse, et il sentit l'air quitter ses poumons alors que de vives étoiles explosaient devant ses yeux. Il roula en effet, sans contrôle ; et sentit son front heurter le roc de la colline lorsqu'il glissa sur la pente. Le viperon qui le poursuivait ne fut pas le seul à étudier sa chute, car d'autres ombres se réveillèrent, depuis les douves, pour foncer sur lui. Le garçon termina sa violente traversée de la colline en s'écrasant sur le dos, allongé dans les cailloux et couvert de poussière…
Deux, trois – ils étaient dix, ou plus, à l'encercler en sifflotant. Ed se redressa ; la lèvre ensanglantée (encore !) et les membres tremblants. C'est peine perdue. Pourtant, il avait essayé. Il avait essayé de rester à distance du pont. En vain. Au lieu de se tourner contre les vipères, le garçon leva la tête pour regarder Du-Lavoir et son propre ennemi, perchés à des dizaines de mètres au-dessus de lui. Le rouquin n'avait plus la force de se battre contre quoi que ce fût. Il était perdu. Ils étaient perdus tous les deux.
C'était sans compter sur le retour fracassant de Nya Rim. Quand elle apparut – les épaules couvertes de baluchons et de besaces en tous genres, si bien qu'elle avait la forme d'un monstre bossu et boursouflé –, Ed fut ébloui par la lumière que reflétait son uniforme d'émeraude S'il ne l'avait pas vue faire, la première fois, il ne rata rien de ce second exploit au moment où la jeune femme troua les nuages orangés, cadenassée par un planeur à voiles vertes. Le petit engin déposa une ombre large sur le ravin et, parmi les herbes envahies de moucherons, quatre viperons se firent la malle en connaissance de cause… Les autres ne lâchaient pas leur proie des yeux, alors que Nya jetait sa lance sur le pont. L'objet se détacha du planeur comme le carreau d'une arbalète, mais il ne toucha pas le gros reptile occupé à traquer Aiden ; et se brisa sur les dalles.
Quand l'arme fut éclatée en morceaux épars, une voix suraiguë, extrêmement agressive, s'éleva en écho dans le viaduc entier et il ne faisait aucun doute que les gens de Raesta l'avaient entendu malgré les cascades qui dominaient la montagne. Le reptile se mit à hurler lui aussi et quitta la passerelle pour rejoindre le reste de ses congénères au bord du ravin ; décidé à mettre la plus grande distance entre lui et l'alarme… Aiden, minuscule, s'écroula sur le coup. Et Ed le perdit de vue. Au sol, les créatures ne pliaient pas bagages et continuaient de l'encercler, plus hautes et plus dentues les unes que les autres, alors que l'alarme de la lance brisée s'estompait. Mais la jeune femme ne l'avait pas oublié. Edric aperçut l'éclat de lumière qu'elle lui lança au visage ; et sans hésiter, il attrapa au vol les gros sacs que Nya laissait tomber. Pendant qu'elle amorçait un virage maîtrisé près de la montagne rougeoyante, il plongea la main dans l'artillerie lourde du rouquin, à la recherche d'un salut…
L'un des monstres dentus se jeta sur lui quand il lui fit tâter du stylet. De toute évidence, le viperon s'attendait à une autre alarme, car il recula promptement, le corps aussi fluide qu'un filet d'eau, en lorgnant sur la lame suspecte. Très bien !
– C'est ça ! Couché !
D'un coup de pied, Edric tira son grappin, son harpon et sa corde d'acier qu'il envoya vers la passerelle. Le câble se mit à siffler tandis qu'il se déroulait de la bobine et le grappin alla enlacer le pont vertigineux sur toute sa largeur. Quand Ed voulut se harnacher au mécanisme, le viperon le plus proche parut comprendre le subterfuge, et sembla très en colère. Une patte griffue s'enfonça profondément dans le sol. Edric agita son stylet à la gueule de la bête avec plus d'ardeur : « Couché, j'ai dit ! ».
Mais les autres reptiles, ragaillardis par l'assurance du plus entêté d'entre eux, approchèrent de nouveau en goûtant l'air froid de leur langue fendue…
Cette fois, Edric tira la besace du musicien ; et ce fut son instrument qu'il se vit dénicher avec surprise. L'octoluth de Vaden Du-Lavoir, enseignant déchu de Bourg-de-l'Orgue, gisait toujours au fond du bagage ; aussi rutilant qu'un chandelier, plus inerte qu'une panse crevée. Le garçon fut pris d'une inspiration désespérée qui le poussa à se saisir du luth pour le déplier d'un coup sec à la façon d'une ombrelle et les créatures au venin mortel eurent un nouveau tressaillement. En se demandant s'il réussirait à sortir la moindre note de l'appareil, Edric leva le luth qui cliqueta et haleta faiblement. Aiden n'avait joué qu'une seule fois devant lui, et il ne se souvenait guère de la manœuvre. Il posa les lèvres sur le seul tube qui lui parut destiné à cet effet, lâcha le stylet et pressa autant de touches qu'il put de ses dix doigts. Puis il souffla de toute sa force.
La cacophonie qui en résultat, presque plus insupportable que l'alarme de Nya Rim, explosa dans l'air en y jetant un bouquet de couleurs, criardes et saturées, comme s'il y avait fait éclater une bombe de poudre pigmentée. Du vert acide, du bleu transi et du rouge sanglant formèrent une colonne de fumée, envoyée vers les nuages, alors que les notes discordantes dessinaient des volutes aléatoires au pif des viperons.
Les bêtes, prises de panique, pivotèrent sur leurs grosses pattes humides, et Ed n'attendit pas que le halo atrocement désaccordé se dissipe pour s'attacher au câble de son grappin. Nya, plus muette qu'une ombre, trancha dans le pourpre et l'azur d'une harmonie malheureuse et emmena un long filet bicolore avec elle en filant par-dessous la passerelle. Ed la regarda atterrir avec grâce sur le pont, et un instant plus tard, roula lui-même parmi les dalles grisâtres. Les remontrances furent immédiates.
– J'ai dit : ne passez pas le pont sans moi ! Ne sais-je pas m'exprimer dans votre langue ? Il serait peut-être nécessaire d'utiliser la mienne ; si tant est que vous en ayez appris une seule syllabe ?
Nya semblait plus en colère qu'elle ne l'avait été depuis leur arrivée à la Botte. En fait, il parut évident à Edric qu'elle montrait là sa nature la plus féroce, car c'était la première fois (la seconde, techniquement, bien qu'il n'en eut nul souvenir) que la jeune femme le voyait risquer sa vie. Les douves naturelles du viaduc ne faisaient guère part de Terre-priée et loin des autochtones, son précieux Guerrier côtoyait la mort à chaque instant… Il pouvait l'insulter, la dédaigner et la contredire sans réussir à perturber son calme (bien moins tempéré que celui des ses parentes, cependant), rien de tout cela ne l'inquiétait comme la perspective de voir disparaître son messie (et avec lui, sa petite sœur). Edric, sous le choc, fixait le ravin et la silhouette de quelque reptile retourné se fondre dans le marais… Les lambeaux de l'octoluth jonchaient les douves.
Pourtant, Aiden ne semblait plus y accorder le moindre intérêt. Il voulait déjà arpenter la passerelle pour gagner le viaduc ; et, surtout, récupérer sa fiole d'élixir.
– Eusuche, continuait Nya en postillonnant de précipitation, chasse autour du pont ! Et, quand le pont est foulé, il emprunte la passerelle pour acculer sa proie. La cridurne (elle désigna les restes de la lancée brisée en plusieurs éclats acérés) est un outil utile, pour tenir Eusuche sauvage en respect lorsqu'il attaque Raesta… Vous – toi, et toi ! –, vous ne comprenez rien ! Vous faites des erreurs stupides, alors que le monde a besoin de vous, et moi, je me retrouve à courir, comme après des enfants, pour sauver vos vies !
– Je sais ce que c'est, grogna Aiden avec nonchalance, les yeux rivés sur le viaduc.
– Et où étais-tu, toi ? répliqua Ed, vexé et à bout de nerfs, en soulevant le tas de bagages au pif de Nya Rim. Tu n'étais pas là, à l'heure du rendez-vous !
– J'ai récupéré vos affaires, à la stèle, et emprunté un autre planeur, déclara fermement Nya, afin de vous rejoindre au plus vite. Le chemin est long et pentu ! Personne ne m'a vue ni entendue quitter Raesta. Mais maintenant – avec l'alarme… Il va falloir se hâter.
Elle jeta un regard à Aiden, qui se réhabituait à la fois à son manteau noir et à la réjouissante perspective de s'enfiler sa piété. Edric, lui aussi, fut pris d'un sentiment de réconfort considérable en retrouvant son squelette d'acier, son masque blanc et son périloscope Du-Pic. Nya les lorgna un instant, du melon du rouquin aux chevilles de fer du garçon, en ayant l'air de les trouver un peu ridicules.
– Nous sommes… moins voyants, dans les rues de la fédération, marmonna Ed.
– Aucune importance, souffla la jeune femme en s'élançant vers le pont, et les hommes de leur trio suivirent avec un entrain beaucoup plus mesuré…
À l'évidence, Nya connaissait le viaduc comme le reste de sa maison. Il en était la porte d'entrée et, ainsi qu'elle l'avait parcouru lorsqu'elle s'était entêtée à espionner Edric, la veille, elle se faufila avec grâce et facilité entre les corniches et les ponceaux… Elle savait quel battant pousser, quelle volée de marches emprunter et quel mur sauter pour accélérer la manœuvre. Son chemin était plus bref que celui qu'ils avaient dessiné eux-mêmes, à leur arrivée, et du premier étage, elle les fit grimper au cinquième, pour bondir jusqu'au troisième avant de reprendre un parcours ascendant, sur la tranche du cauchemardesque édifice. En une dizaine de minutes, ils furent parvenus au sommet, à la merci du ciel et du vide déployé tout autour de la maigre ligne horizontale…
Le soleil laissa mourir son ultime flamboyance, et le paysage se mit à étinceler d'étoiles frémissantes. Ed oublia sa faim, sa soif et sa fatigue, comme il oublia le danger une fraction de seconde en se retrouvant au bord du précipice, aussi minuscule qu'une fourmis égarée sur le toit d'une éolienne. Les plus gros arbres de la forêt ressemblaient à de petits pinceaux hirsutes, imbibés d'émeraude et d'or. Au nord, les montagnes de la Botte laissaient entrapercevoir une crevasse d'où la cascade faisait échapper quelques échos sinistres, tandis qu'un océan d'encre glacée lissait la ligne de l'horizon. Pirates et mercenaires. Les deux Criques, Est et Ouest, creusaient le sol pour former la cheville de la péninsule, que le viaduc traversait sans embûche à l'exception de son éboulement central… Même le barrage de la Jetée était visible, à une telle hauteur. Espions et contre-espions… Le pays des Premiers-Nés, ses stèles plantées en cercle et ses plaines sauvages s'étendaient si loin que les Îles folles, à la disposition de la fédération, ne ressemblaient qu'à un petit tas de billes brunâtres et abandonnées… Les cris de la nuit se mêlèrent au chant perpétuel de la faune locale. Un parfum de sapin gorgea la brise qu'Edric attrapa à pleins poumons avant de perdre une nouvelle fois l'équilibre. Nya l'immobilisa de sa poigne irréductible, l'air exaspéré.
La Première-Née trouva la trappe qu'elle cherchait, pour se laisser glisser dans une cage d'escalier circulaire sculptée à même la chair du pilier immense, et Du-Lavoir s'empressa de l'imiter en dévalant l'échelle comme l'évadé de prison qu'il était… Edric, lui, traîna quelques secondes, pour veiller à se trouver seul, un instant, tout en haut du monde connu. Il inspira intensément, de nouveau, avant de fouiller la poche intérieure de sa combinaison. L'anneau de bronze nu, forgé par Tony Des-Blés, transmuté par son ordre anonyme, volé par Aiden et restitué peu de temps auparavant (pour lui éviter de finir entre les mains d'un louvetier assassin) au faux Prince de la Cité… Edric observa le bijou, le souleva, le soupesa ; l'examina comme s'il le voyait pour la première fois. Puis, le cœur lourd, mais les paupières asséchées, il le jeta dans le vide.
– Edric ? s'exclama vertement Nya, six étages plus bas. Dépêche-toi !
Il les retrouva d'un air très calme, pour se faufiler à son tour le long du niveau inférieur. Les vagabonds avaient atteint leur but. La terre ferme les attendait de l'autre côté du ravin. Nya, l'air très sérieux, retint l'enthousiasme d'Aiden en déclamant :
– Cet après-midi, je suis venue épier les environs. Votre pirate a laissé des instructions. Il y a deux hommes à vapomoteur, cachés dans les fourrés, à deux kilomètres vers l'est. Quatre autres sont prêts à se séparer, dans les ruines de Château-ciel ; et un dernier est chargé de surveiller le pont depuis la stèle de Sol-brûlé… J'ai pu les voir sans qu'eux ne m'aperçoivent, de jour ; mais j'ai peur de ne savoir les repérer si facilement de nuit. Les pirates sont habitués à l'obscurité du grand nord.
Du-Lavoir gémit de frustration et d'impatience. Ed savait bien qu'à ce stade, le musicien était prêt à s'attaquer aux Pillards seul, et à mains nues, s'il avait une chance de trouver sa fiole au passage. Le Commodore parti, ses sous-fifres ne semblaient pas si terribles à affronter pour un ivrogne en pleine crise de manque…
– Ils ont forcément trouvé ça, poursuivit Nya en pointant l'index vers la tyrolienne que Du-Lavoir avait érigée jadis, à peine visible à la lueur de la lune. Mais ils font attention. Ils ne veulent pas rencontrer Eusuche. Ils nous attendent aux bifurcations. Alors moi, je dis que nous partons à pied, loin du sentier. Je connais le chemin de Pierre-fourchue. Je sais les prés déserts et les champs surveillés. Si vos pirates essaient de nous poursuivre, ils se trouveront devant les moutons fédérés. Vous devez me faire confiance !
– Fais-moi passer de l'autre côté, souffla Du-Lavoir, et tu auras même mon affection…
Comme si tu allais envisager ne serait-ce qu'une seconde d'abandonner ton cycle dans l'Ouest sauvage, une fois remis de ta crise… nota sombrement Edric, en regardant la fissure de douze pieds qui trouait le sol de l'étage.
– Qu'est ce qu'on fait ? demanda-t-il. On saute ?
Nya déplia la planche qu'elle avait cachée (la déité savait quand) entre deux pans de pierre et la jeta sur la crevasse, pour y former un passage un peu précaire. D'un pas si franc que Nya n'émit aucune contestation, Ed s'élança en premier et parcourut la planche qui craqua sous son poids, les yeux rivés sur le battant qui attendait de l'autre côté. En bonne joueuse, elle choisit de laisser Aiden marcher à son tour, pour s'assurer de protéger le malade en ne laissant personne approcher dans leur dos… Le temps qu'il se décide, Edric pivota ; et, d'un coup de pied, envoya valser la planche de bois.
Aiden se pétrifia, et son regard devint noir ; aussi noir qu'il était possible. Nya, plus surprise que furieuse, resta béate un instant. Elle ne comprenait pas.
– Edric De-la-Cité ! s'écria la Première-Née, sans se soucier de baisser la voix. Est-ce que tu es complètement stupide, toi ?
Sidérée, elle pivota vers Du-Lavoir qui fouillait dans sa sacoche en gardant les yeux rivés sur le garçon, la mâchoire contractée. La veine de sa tempe battait si fort, au dessus de son sourcil froncé, qu'Ed l'aperçut même dans les ténèbres ; mais il n'y prêta aucune attention et poussa le battant de bois dont il ferma promptement le verrou. Le souffle offusqué, mais contenu, du soldat déserteur sembla voleter jusque sur sa nuque. Quand Edric se fut harnaché à la tyrolienne grinçante, Aiden avait déjà déplié un outil de son invention sur l'éboulement et Nya le suivait à présent vers le battant… Une fois que la Première-Née eut défoncé la porte d'un talon fulgurant, les deux protecteurs se précipitèrent au bord du gouffre. Edric tranchait déjà la corde, qui alla mourir, sans un bruit, dans les profondeurs obscures. Un instant, froid et silencieux, le garçon regarda son Gardien droit dans les yeux, les doigts fermement serrés sur le médaillon tronqué à sa poitrine, sans faire le moindre geste…
Puis il pivota, et s'en alla.
96. Lyserion
Le corps de Bernand Le-Clairon s'étala sur le plancher brun en y faisant couler une immense flaque de sang écarlate, qui reflétait la lune toute entière. Son crâne aux os éclatés atteignit brutalement le sol et répandit quelques morceaux de chairs que Lys ne distingua pas plus qu'un tas de serpentins violacés pendant qu'elle fixait cet unique œil, préservé du coup de canon, aussi clair que son nom et esseulé telle une bille inerte au fond d'un ragoût chaud. Un bras, tordu par le poids du cadavre, craqua à son tour sous le choc ; et Vorcemyr bondit. Son hurlement, plus déchirant, plus terrifiant que ce que Lys fut capable de ressentir, résonnait encore dans la grange quand elle attrapa un maillet, suspendu au mur de planches, et fondit sur Abaustus Cabot. Son pied envoya le canon fumant de l'officier à travers le hangar pour basculer de l'autre côté de la baie, et ses mains élevèrent le maillet qui fendit l'air aussitôt. Le crâne de Cabot, à son tour, émit un craquement sinistre quand sa tête heurta violemment le mur en y laissant une trace humide et brunâtre ; et le lieutenant de rubis rendit son dernier souffle, à côté du jeune homme fauché. Lancelune était frappée d'horreur, le teint vert, la paume sur les lèvres. Bergota regardait sans rien faire, elle aussi, et ses grands yeux noirs semblaient couverts d'un voile laiteux, irréel, et terrible… Lys observait Vorcemyr, qui n'avait pas lâché son marteau ensanglanté, tandis qu'elle repoussait Abaustus Cabot du talon pour se précipiter auprès de Bernand.
– Bern ? Bern ? Bern ?
Elle répéta son nom ainsi, et inlassablement, comme si le garçon n'avait pas eu le visage mutilé par une bille tirée à bout touchant. Comme s'il ne ressemblait pas à un tas de peau et d'os brisés, noyé dans le sang jailli de sa cervelle. Comme si appeler, et appeler encore aidait Vorcemyr à garder le sanglot hors de sa gorge, pour lui parler, et continuer à lui parler, et le garder loin de la mort… Mais Bern ne connaîtrait nul trépas héroïque. Il ne garnirait pas le monde d'une dernière de ses plaisanteries, avant de s'en aller. Il n'aurait jamais la chance d'entendre quelques derniers mots, ni les pleurs de sa chère Vorcemyr ; qui cessa enfin de secouer sa dépouille.
Elle se releva, et se retourna lentement. Lys la dévisagea à travers ses propres larmes. Elle reconnut sa propre stupéfaction, sa propre peine dans le regard de Vorce, bien que la sienne parut mille fois plus intense. Pendant une seconde, Lys haleta. Bern était mort. Définitivement mort. À l'instant, pour toujours, et par sa faute. Pour toujours. Il venait de tomber sous le coup de folie du pire officier de l'armée fédérée, sans raison ni avertissement. Le garçon était – avait été… – plus vif, plus généreux et courageux que la plupart des hommes que Lys connaissait, et s'était entêté à rester, comme elle… Mais le lieutenant l'avait surpris en plein visage alors même qu'il le croyait déjà mort. C'est ma faute. Ma faute. L'opinion de Vorcemyr, apparemment, ne différait pas beaucoup. Elle la fixait sans parler, complètement déboussolée. Ma faute.
Bergota Tassaud remua enfin. Elle alla vers la silhouette inanimée de Temmon La-Corde, abandonnée sur le sol, et de trois rameaux stratégiquement liés, le fit léviter à son tour à la hauteur de ses épaules. Puis elle revint à Bernand. L'Arbre produisit les rameaux nécessaires à l'envol du jeune homme défiguré, en serpentant sans bruit pour le porter à son flanc. Tassaud jeta un regard à Lys et Lancelune (qui semblait continuer à lutter contre son envie de vomir), et ordonna gravement :
– Partons.
Elle pivota vers l'escalier. Mais Lys ne bougea pas.
– Non, murmura-t-elle.
Lancelune et Vorcemyr se tournèrent vivement vers elle, l'une estomaquée, et l'autre scandalisée… Bergota attendit.
– Ça ne changera… rien, reprit Lys, la voix cassée par les vents, les pleurs et les cris.
Lancelune se pétrifia entre Lys et sa famille, silencieuse.
– Tu pars ? souffla Vorce, incrédule. Tu pars ? Loin de nous ? Maintenant ? (Lys essaya de parler mais Vorce approcha et reprit plus haut) : Tu ne rentres pas à la maison ? Tu ne nous aides pas à le ramener ? (Elle ne prononça aucun nom ni ne désigna de dépouille). Tu ne viens pas… le mettre en terre ?
Lys contempla le corps de Cabot ; puis celui de Bern, sur lequel elle ne parvint à s'attarder. Ça ne changerait rien, en effet. Rentrer à Orbe. Enterrer son ami. Élever la nouvelle génération d'orphelins désœuvrés en tentant de les préserver au mieux, filles et garçons, du vice, de la maladie et de l'infortune comme le faisaient Bergota et Nellà depuis tant d'années. Et espérer qu'aucune autre gamine ne se retrouve invitée dans le bureau de Codric Idéaud, au Miteron… Non, songea-t-elle. Il faut que ça cesse. Il faut que ça change. Dans sa poche, Lys sentait le petit bracelet d'argent.
– Je ne rentre pas à la maison. Lancelune et moi nous rendons à Trahen. Là où j'aurai le moyen de comprendre. Là où j'aurai les réponses. Des magiciennes et de leur déesse la Lune, je découvrirai la vérité.
– Ne me parle pas de magiciennes et de déesse, Lyserion ! siffla vertement Bergota. J'en ai le souvenir. J'en ai la mémoire ancrée dans la chair. J'ai vu tous les covens. La vérité ? Quelle charmante quête. Quelle illusion. Quitter la maison était une erreur, ma fille…
– Nellà m'a incitée à partir, murmura Lys.
– Nellà ? Qu'est-ce que Nellà a à voir avec ça ?
– Elle a dessiné le symbole des cinq cicatrices, à mon départ.
Tassaud s'emporta aussitôt :
– Cette vieille chouette n'a plus toute sa tête, Lys !
– Non, insista Lys. Il y avait autre chose. Marmat l'avait prédit. Elle savait que j'irai loin de ma famille, et vers le pouvoir. Ce pouvoir est à Trahen. C'est là-bas que je vais… (elle désigna le corps flottant du petit La-Corde) et j'emmène ce garçon avec moi.
Tassaud, plus déboussolée que jamais, l'observa sans comprendre.
Vorcemyr lui adressait désormais un dégoût affiché mais Lancelune se hâta de rejoindre Lys pour lui manifester son soutien. Lys, sans faire un geste, observa le soldat comateux dont la carcasse se mit à dériver lentement vers elle. Bergota ne bougea pas non plus mais Temmon La-Corde fut ramené en arrière. Lys insista pour le faire pivoter de nouveau. Aucune d'entre elles ne détourna les yeux, occupée à fixer l'autre pendant que le petit soldat au béret disparu allait et venait sans se décider. Lancelune et Vorce, toujours écumantes de rage et d'incrédulité, regardèrent voleter la masse de rubis dans les deux directions – à la façon des spectateurs de jeu de balle en doublon qui sortaient finalement des arènes avec un torticolis…
Lys savait qu'elle s'était débrouillée pour offenser l'éther… Depuis son passage remarqué en baronnie-des-étoiles, elle avait perdu le contrôle de ce pouvoir grandiose, et terrifiant, qui débarquait au gré de ses émotions. C'était la haine, c'était la peur et la panique, désormais, qui commandaient à ses capacités. Tout ce que Lancelune s'était chargée de lui apprendre, pleine de bonne volonté, semblait lointain et brumeux. Or, le corps inanimé de Temmon La-Corde continuait d'osciller vers la jeune femme. Candide et inexpérimentée, les membres fourbus, l'esprit accablé et le cœur brisé, Lys tint bon. Bergota Tassaud, meneuse de la Marche des sorcières que craignaient les Inquisiteurs, les oracles et les moutons dévoués, insista elle aussi ; et elle s'étonna de voir sa prise se desserrer. La silhouette du petit Temmon, enfin, voleta tel un fantôme endormi jusqu'à la jeune femme impassible. Lys sentit sentit une larme chaude courir sur sa joue ; mais elle ne quitta pas sa tutrice des yeux, quand elle se mit à arpenter la grange de son pas claudiquant, et Temmon la suivit en silence pendant que Lancelune enlaçait son épaule pour l'aider à gagner l'escalier. Vorce resta muette quand elles passèrent tout près de Bern. Bergota Tassaud se rembrunit, interdite, alors qu'elles commençaient à gravir les marches. Lys ne se retourna pas. Elle était sûre. Dévastée, des larmes salées débordant de ses grands yeux clairs. Mais sûre.
Lancelune, Temmon et elle traversèrent Beau-Moulin sans un mot, bien que le charme d'Abaustus Cabot, désormais vaincu, s'estompa lentement. Mais Lys n'y prêta pas attention. Elle songeait à la pauvre petite Pouilleuse disparue. Et à L'Éther de Trahen qu'elle portait avec elle. À Bernand Le-Clairon. Elle pensait aux officiers corrompus et aux sorciers hypocrites de la fédération. Elle essayait de se rappeler d'Orbe, et de Fort-le-fief, du Miteron et tout ce qui avait fait sa vie, quelques jours auparavant… Loin, au-dessus de sa tête, brillait la lune laiteuse et striée de brumes. La sphère, presque pleine, semblait partager son chagrin. Un vent indomptable se joignit à la marche.
97. Honneur et courage
– Hobaric ! appela vainement Céorn. Hobaric ? Tu es là ?
Aucune trace du petit rouquin ; vivant, ou mort…
Le baron, les dents serrées à en perdre un éclat, abandonna Abastan à son bain écarlate et, un sanglot dans la gorge, se força à quitter les lieux sur-le-champ. Il sentit les larmes couler sur ses joues, sans qu'il ne puisse les retenir, alors qu'il courait vers le grand préau où Gyron l'attendait de pied ferme ; et c'était bien Gyron Du-Fort, homme de chair et d'os qui se tenait là, au côté du cheval. Son chapeau était en place et son œil lançait des éclairs ; mais il changea d'attitude en apercevant le visage de Céorn.
– Heureusement qu'j'ai vu cette bête… Bien failli vous croiser… Qu'est-ce qu'il s'passe ? Votre frère m'a brièvement raconté l'assemblée… Il est parti pour le Chenil… Que vous arrive-t-il ? D'où vous v'nez, comme ça ?
Il contempla ses larmes, dont il n'avait plus été le témoin depuis la mort de ses parents, dans la tourelle du Fort, des années plus tôt…
– Ils ont eu Abastan ? lança-t-il brusquement, avant que Céorn n'ait pu répondre.
– Et peut-être Hobaric, ajouta-t-il d'une voix brisée. Le gamin a disparu…
– Par le géant…
– Le géant ne me sera d'aucun secours, Gyron. Je l'ai trahi.
– Alors, trahissons-le ensemble ! scanda Du-Fort. Il y a une chose que vous d'vez savoir, avant qu'on se fasse la malle les mains vides… Et ça concerne notre enquête.
– Je crains de ne plus pouvoir me vouer à cette enquête, chevalier…
– Et pourtant ! De-Palme a arrêté votre Doyen. Le saligaud a trouvé quelque chose, qu'il ne veut pas partager… Vernand le r'tient, dans son bureau, à l'Académie. Il prétend que l'archimaître est passé par les cryptes, aujourd'hui, pendant que vous tentiez d'enfouir un peu de bon sens sous le crâne épais de vos barons. Véhan refuse de parler ; mais il a compris quelque chose, m'sieur.
– Je n'ai plus le temps d'interroger le Doyen… (et Gyron haussa les épaules) :
– Alors, je suppose qu'on va devoir l'emmener avec nous !
Céorn trouva Véhan Du-Point, son pauvre Doyen, tout tourneboulé de peur, et aussi outré que son effroi le lui permettait encore. Il tremblotait au fond de son siège et contempla celui qu'il prit pour son régent avec stupéfaction. Sa sangle à loquets se mit à carillonner et ses rares cheveux blancs se dressèrent sur sa tête quand il agita le bras à l'adresse du baron :
– Pitié, monseigneur ! Pitié ! Ce bougre m'a battu, et séquestré tout au long de l'après-midi ! Jamais je n'ai été insulté à ce point ! Jamais une telle honte ne s'était abattue sur la maison Du-Point ! Je suis… je suis choqué, Céorn De-la-Cité !
Le Lieutenant Vernand De-Palme, aussi brave qu'à l'habitude, se tenait droit et silencieux près de la porte, mains dans le dos. Il ne semblait pas avoir battu la moindre partie du corps fébrile de l'archimaître, mais ne prit pas la peine de contredire le vieux professeur. Céorn approcha de Véhan et, d'un ton amical, déclara :
– Monsieur De-Palme a pris sa mission à cœur. Excusez-le. Et prestement, Doyen ; car il y a de la route à faire !
– De la route, Conseiller ? s'enquit Véhan d'un air inquiet.
– De la route, en effet (il l'attrapa par l'épaule et le força à quitter son fauteuil et Véhan lâcha un petit cri offusqué). Vous venez, avec nous, en baronnie-de-granite. Ainsi, nous aurons tout le loisir de discuter de vos récentes avancées, au sujet d'Amalric…
Gyron lança la paire de menottes à Céorn, qui saisit le poignet du Doyen ; saisi par le clic sonore.
– Qu'est-ce que… ?
– Par ailleurs, vous pouvez cesser de m'appeler « Conseiller », monsieur. Je ne suis plus le conseiller de personne ; car notre bon Roi-berger, Aimon Le-Rouge, aura, je le crains, d'autres candidats en tête pour ce poste…
Les yeux du Doyen s'écarquillèrent. « Le Roi… ? », commença-t-il, mais Céorn ne lui laissa pas le temps de s'émerveiller et emmena le petit maître gracile hors de son confortable bureau. Gyron Du-Fort suivit aussitôt, De-Palme ferma la marche, et le trio de suie escorta fermement Monsieur Véhan Du-Point hors de son Académie. Une volée d'étudiants et d'enseignants regardèrent passer la troupe impromptue ; mais personne ne fit le moindre geste pour l'interrompre et Véhan, désemparé, ne put que lancer des regards paniqués à ses subalternes – sans effet. Quand Céorn, Gyron, Vernand et Véhan eurent retrouvé les Extérieurs, Gyron amena à eux deux chevaux supplémentaires, et il fut évident que Céorn comptait porter l'archimaître sur sa bête De-la-Perle.
– Passons par les prés sud-ouest, déclara-t-il. Allons à la petite porte de Berhenn, et sur le pont-gris de Médric. Nous chevaucherons droit devant, plein sud à plein galop, pour atteindre les marais du Chenil avant la nuit.
Malheureusement, le pont couvert de végétation asséchée qui passait la jetée, au sud-ouest de la grande Cité, n'était pas aussi désert qu'il l'avait espéré. Ils portaient des casques de rubis et des sabres d'ocre fendus en armes à feu que le seigneur compta d'un coup d'œil : cinq hommes dont un à cheval, un plutôt replet, un grand athlétique, un d'âge moyen, et un officier rougeaud, les joues grasses, avec un bandage sur le côté du crâne… Gyron grogna, et Vernand voulut passer devant Céorn mais celui-ci leva la main de son air le plus assuré, et le lieutenant s'immobilisa dans son dos.
– Ne faites rien. Évitons les coups de canon…
Le baron descendit de selle pour approcher la troupe écarlate, et le plus grand, qui allait sur ses lourdes jambes, fit quelques pas dans sa direction.
– Aidez-moi ! s'écria Véhan Du-Point, menotté, affalé sur la croupe du cheval. Pitié !
Les soldats ne lui accordèrent aucune attention.
Céorn s'avança vers le grand type, et sa cape de renard noire frotta le sol dallé, en emportant quelques feuilles mortes au passage. Le soldat rougeaud déclara :
– Je suis l'officier Rubric Le-Col. J'ai été chargé de vous escorter à vos appartements de la Bastide, monseigneur Du-Fort.
– Je n'y ai plus d'appartement, officier, murmura Céorn.
– Bien sûr que si, monsieur ! Vous êtes, et jusqu'à nouvel ordre, ministre du territoire à la table de verre. Sa Majesté Aimon Le-Rouge ne veut pas vous perdre. Vous êtes invité à le rejoindre ; pour œuvrer à ses côtés, à la préservation de l'Arbre… L'assemblée n'est pas encore terminée. Vous avez énormément de paperasse à signer…
– J'ai d'autres plans, répliqua encore le baron.
– C'est un ordre du Roi, monseigneur, insista Rubric Le-Col.
Il avait parlé calmement, mais n'avait pas hésité à tirer le sabre au moment où Céorn lui-même arrachait Noire-de-Brume à son fourreau. Le grand athlétique, plus vif que Le-Col, mit son canon en joue et Céorn lui envoya le pommeau de son arme dans le front en exécutant un vaste mouvement du bras qui taillada la joue du gros officier du même coup. Vernand De-Palme lâcha un petit cri (qui témoignait plus de sa volonté de se joindre au combat que de sa peur de voir Céorn abattu), mais Gyron l'empêcha de se jeter dans le corps-à-corps. L'épée monumentale du seigneur trancha les deux mollets du soldat replet et arracha des mains le sabre du bonhomme vieillissant. L'épais soldat à cheval vit cabrer sa monture ; mais il parvint à demeurer en selle, et tira une bille qui ricocha sur le pavé lorsque Céorn roula entre les pattes de l'animal. Il trancha d'un seul coup l'artère fémorale du cavalier, au niveau de la cuisse, et le cheval éjecta le soldat à la face blême sur le sol… Quand il pivota, à bout de souffle, pour compter les hommes à terre, Céorn se laissa surprendre par Rubric Le-Col, la joue poisseuse de sang, de bave et de brindilles, qui jeta son sabre au genou gauche. Le baron s'effondra sur le droit, les bras ballants, en poussant un petit gémissement de douleur. Espèce de sale fils de…
– Ordre du Roi, répéta Rubric.
Vernand De-Palme n'y tint plus, et bondit comme un lièvre sur l'officier rouge qui pivota plus vite que son épaisse silhouette n'aurait pu le laisser envisager. Gyron se précipita pour lui prêter main forte ; et Rubric Le-Col voulut étaler le jeune lieutenant en premier. Il lui balança un coup de poing entre les deux yeux qui le fit basculer, et se tourna vers Gyron pour viser l'estomac.
Le sabres-fendu envoya sa bille de plomb siffler dans l'air pour perforer Rubric à la nuque, au-dessus du col de son armure et sous le casque rouge ; et l'officier se figea un instant, avant de vaciller pour finalement s'écraser comme un sac de farine. Sa tête heurta sinistrement le pavé ensanglanté. Céorn, les doigts serrés sur le canon du sabre, interpella ses hommes :
– Veillez à resserrez les menottes du Doyen et remontez en selle.
Il boitilla, le sabre à la main, jusqu'à son imperturbable étalon De-la-Perle et se hissa lui-même sur le dos de l'animal. Véhan Du-Point le misérable ne cessait de gémir et de soupirer de sa voix chevrotante, maladroitement installé sur le ventre, les poings liés par les deux boucles d'acier. Enfin, les trois hommes de suie, et leur captif, furent à nouveau disposés à passer le pont et leurs chevaux entamèrent le même galop.
Il laissait, derrière lui, le cadavre d'Abastan ; et le petit Hobaric ; et la dague du Prince Edric, dérobée par le vil Silas De-la-Forge. L'espion du Commodore se trouvait à la Bastide (tout comme le Sénéchal de l'ordre de noyeurs anonymes), et avait, bien sûr, déjà rendu le bien tant convoité à son maître du Septentrion. Tant de félons, de traîtres et de scélérats habitaient la Bastide, désormais. Une cinquantaine d'hommes de suie ne tarderaient plus à tourner les talons pour regagner le Fort à leur tour. Aimon Le-Rouge leur laisserait-il seulement le temps, et l'idée de le faire, ou comptait-il les enrôler dans son armée de saphir… ? Mais plus, bien plus de soldats-mineurs se terraient, chez lui – et savaient manier l'épée, la lance et la pioche mieux que quiconque. Les navires d'Anton ne lui seront d'aucune utilité, pour défendre la Cité sur la terre ferme… Fidel, de son côté, avait déjà laissé une trace de vapeur dans l'horizon, en quittant précipitamment la capitale à bord de son chariot. Ils escomptait sérieusement se dresser contre le règne d'Aimon en lâchant ses limiers sur lui, s'il se risquait à lui rendre visite… Céorn prévoyait de passer par son fief (puisqu'il se trouvait sur la route du sien) pour s'enquérir de ses mesures – et envisageait d'entendre ses idées, pour une fois… Après tout, il n'avait pas écouté son précepteur ; et le vieillard en avait fait les frais… Comme ses parents, avant lui. Comme le Prince Aldric qui s'était laissé consumer par le brasier de la Moquerie, plus puissante de jour en jour… Céorn égara son regard dans la vallée de Laine, à la suite de son cadet. Le Continent tout entier tenait symboliquement entre ses quatre coins, de par la grâce du géant. Le baron Du-Fort accéléra l'allure et s'offrit un dernier coup d'œil en arrière, vers la Cité fabuleuse. Le temps était venu, pour lui, de la renverser.
98. Edric 1er De-la-Cité
Aiden, qui pesait lourd, fendit l'air à la vitesse d'un boulet de canon. Nya, plus petite et élancée, glissa moins vivement jusqu'au bord du ravin. Le rouquin ne ramassa ni le grappin, ni le câble d'acier, ni le mousqueton indestructible et courut droit vers le vaste Or-feuille. La jeune femme athlétique le rattrapa aisément, l'air confus et furieux, pendant qu'il déployait ses dernières forces pour gravir la pente herbeuse… Edric avait gagné cinq minutes, tout au plus, en laissant à Du-Lavoir le soin de bricoler un nouveau moyen de franchir les douves. Et Aiden comptait bien rattraper ce petit enfoiré…
– Que fait-il ? s'exclama Nya, à bout de patience.
– Il s'en va, répliqua sèchement Aiden.
– Mais pour aller où ?
À la place du motocycle, Du-Lavoir ne trouva qu'une fosse vide et une coiffe de branche abandonnée à la brise. Pris de vertige, il plongea la main dans sa poche, pour n'y trouver aucune clé… Des traces de pas (ceux d'Edric) erraient autour de la cachette et la traînée de l'appareil. Aucune autre. Salaud ! Le petit venait de subtiliser le cycle… Vert de rage, un goût de bile amère au fond de la gorge, le front prêt à exploser, Aiden se mit à hurler à s'en briser la voix, et lança son poing dans le tronc d'un pin beaucoup plus solide que lui. Des éclats d'écorce ensanglantée entre les doigts, il déversa un flot de jurons au nom du Dieu-berger, de son Roi, de la déité Ancienne et de leurs chamans. Nya eut la bonté de le laisser terminer. Tous les pirates du monde l'avaient entendu, à présent…
Quand il eut baissé ses yeux embués vers la fosse fraîchement évidée, Aiden se pétrifia une seconde fois. Elle était ici. Déposée là où le motocycle aurait dû demeurer… Une fiole minuscule, en verre et en acier noir, saucissonnée par une ficelle. Il tendit les deux mains, sans réussir à y croire. De ses doigts tremblotants, il dévissa le bouchon, et s'envoya trois gorgées timides. Le désir de s'abreuver plus encore le poussa à gémir de frustration mais il y avait, dans ses yeux, quelque trace de satisfaction. Son corps parut se détendre, en faisant buller la bave à ses lèvres. Il eut un frisson et lâcha un soupir. La minute suivante, il était soulagé.
Nya le contemplait avec pitié, dans son dos ; et il le savait, autant qu'il en avait honte. Sois béni – et maudit, Edric De-la-Cité !
– Plus de cycle, grogna enfin Aiden, comme si de rien n'était.
– Tu as accepté de te séparer du vapomoteur pour aller à pied, maugréa Nya.
– Peut-être, grogna froidement le musicien dépourvu d'instrument. Mais maintenant, le garçon nous est impossible à rattraper…
– Je vais le rattraper, répliqua vivement Nya. Je n'ai pas peur de tes pirates, moi. Ni des autres moutons. Je vais le retrouver, et le ramener à Pierre-fourchue par l'oreille !
– Tu ne vas rien faire ! C'est à moi, de le rattraper. C'est mon travail. C'est ma promesse. Je suis le Gardien, bon sang !
– Et je suis enfant de Raesta ! fit remarquer Nya en approchant de ses sourcils roux, les poings serrés. Je dois conduire le Guerrier de la langue fourchue à son destin !
Il pouvait dire ce qu'il voulait, la gamine le supplantait. Elle était jeune, en très bonne forme et particulièrement déterminée… Alors que lui haletait encore, elle se mit en route et il ne put, évidemment, rien faire pour l'en empêcher.
– Attend ! Attend-moi ! Gamine !
– Je suis depuis Nya Rim, objecta furieusement la Première-Née. Et pas plus gamine que toi. Je n'ai pas besoin du Gardien pour retrouver Edric. Boîte autant que tu veux ! Je me rends là où la faille se rend – sans toi ! Ewe, Aiden Du-Lavoir !
Elle est pire qu'Ed.
– Edric va rentrer au pays de l'Arbre ! Tu le sais, hein ? Tu es une étrangère, là-bas ! Tu peux fureter autant que tu le veux à l'Ouest, dans les anciennes colonies que tu connais mieux que leurs nouveaux résidents ; mais tu ne poseras pas un seul pied dans une cité du pays central… (Elle lui jeta un regard dédaigneux). Moi, je connais la fédération. Je la connais mieux que quiconque. Je connais ses villes, ses passages secrets, ses influences – et ses démons… Je suis le seul, sur ce Continent, à pouvoir te conduire n'importe où et à la barbe de n'importe quelle Bastide.
– Je peux aussi essayer sans toi ! aboya-t-elle.
– Pas si tu veux t'assurer de sauver ta sœur, siffla-t-il.
Avec une moue indéchiffrable, la Première ralentit le pas. En d'autres temps et d'autres circonstances, Terre-priée aurait posé un regard empathique et aidant sur les failles du Gardien lui-même ; mais aujourd'hui, Nya Rim le méprisait probablement. Or, elle hocha lentement la tête, puis tendit une main pour signifier leur accord. La grande prairie de l'Ouest sauvage se mit à chuchoter, bercée par le vent, comme pour leur dire de se hâter…
– Est-ce que tu vas mieux, maintenant ? demanda-t-elle.
– Suffisamment pour tenir bon jusqu'à la prochaine tournée, grommela Aiden avant de réajuster la besace, le manteau, le foulard et le melon. Ce que tu peux faire, je peux le faire aussi, ajouta-t-il avec amertume.
– Sûrement pas, répliqua Nya d'un air dubitatif.
Elle s'élança néanmoins dans les herbes, à vive allure, tandis que le chevalier vieillissant trottinait derrière elle, peinant à ne pas se laisser distancer…
Les deux comparses esquivèrent très soigneusement le canal. Aiden profita de la première part de leur marché, en exploitant l'expertise de Nya quant à la faune, à la flore et au terrain de l'Ouest. Ils allèrent rapidement car la jeune femme connaissait les sentiers et les passages que les Rois-bergers n'avaient jamais exploré. Ils auraient à se promener au moins la nuit entière, s'ils espéraient voir la colonie la plus proche avant le jour prochain… Et aviseraient une fois là-bas. C'était le seul plan à leur disposition.
À présent qu'il était (momentanément) soulagé du manque de piété, Aiden se laissa envahir par d'innombrables pensées contradictoires… Ed cherchait-il à passer un message, en agissant de la sorte ? Ou à se venger ; de tout ce que le monde lui avait fait subir ? À s'éloigner du Gardien, persuadé d'épargner sa vie ? Qu'en était-il, de leur plan de guerre oriental ? S'il avait voulu le torturer, lui faire du mal, le garçon aurait laissé la fiole et son élixir salvateur au fond de la boîte à gants. Mais c'était une réflexion sans intérêt car Aiden ne croyait pas à cette idée et quoi qu'il en fut : Ed ne lui voulait aucun mal. Il voulait autre chose. Et il le voulait seul.
Or, à peine dix minutes plus tard, les fuyards aperçurent le cycle. Aiden sentit son cœur rater un battement… Il douta un instant, d'abord, en n'osant guère y croire ; mais ne put douter plus encore en reconnaissant (ainsi qu'il l'aurait fait entre mille) le phare de son engin. Une idée étrange, de la part d'Ed… Non seulement le petit traînait dans le coin, mais en plus, il jouait à se faire remarquer. Très étrange.
– Il a changé d'avis ? s'étonna Nya.
– Non, murmura Aiden en suivant le phare clignotant des yeux. Il continue…
Le point lumineux, à quelques franges d'herbe noire, poursuivit sa route et, au bout d'un instant, s'éteignit totalement. Toujours en colère mais presque aussi curieux, ce coup-ci, Aiden suivit la Première parmi les arbustes calcinés. Entre les pétarades, les hurlements et les signaux visuels, il était sûr que plus aucun Pillard, Premier ou colon n'ignorait leur présence, sur la lande déserte de l'Or-feuille disparu. Nya parut avoir la même pensée et voulut se précipiter à la suite d'Edric mais Aiden courut jusqu'à l'arbre solitaire, noueux et déplumé, qu'avait éclairé le garçon le temps d'un instant…
Il y trouva un billet, roulé par un bout de ficelle et attaché à une branche. D'un geste précautionneux, Aiden détacha la note et tourna son miroir réfléchissant vers les mots écrits en hâte. Le papier était froissé, les lignes maladroites et à l'évidence, Edric avait rédigé le texte à l'aide d'un stylographe épuisé qu'il avait déniché dans la boite à gants. En sachant pertinemment qu'il prenait un risque immense, en prenant aussi son temps pour lire la note sous l'arbre mort au lieu de fuir le coin, Aiden déroula la lettre avec attention. Le gamin s'y était épanché.
« Cher Gardien,
Je suis honteux de t'abandonner de la sorte. Et en si mauvaise posture, car nous savons tous les deux que je suis le héros de notre équipe ; et j'ai bien peur que tu ne te blesses en mon absence.
J'espère emmener quelques pirates dans mon sillage ; ainsi, tu auras le champ libre.
Assure Nya Rim de ma bonne volonté car j'irai immédiatement à Pierre-fourchue et en serai reparti bien longtemps avant ton arrivée. À moins que je ne sois le Guerrier de Terre-priée, et l'élu des Premiers-Nés, bien sûr ! Auquel cas, je reviendrai armé !
Mais j'en doute. Aussi, je t'adresse cet au revoir. Et te remercie.
Je pars pour une destination dont je ne te ferai pas part. Tu m'en vois navré, mais je ne peux voguer à travers tout le Continent, à ton côté, pour trouver le fin mot de cette histoire. Elle nous a éprouvé, l'un comme l'autre, et nous a déçus, sans doute ! Les autres histoires ont de vrais héros, et de fiers mentors à leur côté…
Je crois que nous avons échoué souvent. Mais je pense que nous avons triomphé, aussi, de bien des maux. À présent, tu es prêt à voler de tes propres ailes.
Peut-être trouverons-nous le même nid, à l'avenir ? D'ici là, sois soulagé, le chevalier roux. Je te libère de ta promesse !
Ed
Note : Comme tu as pu t'en apercevoir, j'ai décidé d'emprunter ton motocycle, et cher ami, te remercie aussi pour cela ! ».
Aiden relut la lettre une seconde fois, mémorisa les formulations bizarres et se hâta d'enflammer le papier à l'aide de son briquet. Puis il invita Nya à laisser l'arbre et à se précipiter loin du chemin, avant que la garde de l'Ouest (ou pire) ne rapplique. Ses membres engourdis et son regard vitreux ne l'aidaient pas à progresser mais Nya n'eut aucune pitié et le pressa aussi discrètement qu'elle put pour qu'ils disparaissent le plus vite possible… Ses yeux noirs arpentaient la prairie et ne cessaient de se tourner vers le ciel étoilé pour y déceler quelque signe déitique… Il lui jeta un regard en biais. La jeune femme croyait dur comme fer à leur plan. Elle voyait leur évasion comme un succès et paraissait persuadée de pouvoir rattraper le faux Prince vapomotorisé avant qu'il ne se perde dans les décombres d'un pays dont elle ne connaissait strictement rien… Tout ça, bien sûr, pour un proche. Tout ça pour un être cher. Il songea à Neilyn. À cette vie, qu'on leur avait volée… À l'enfant qu'ils n'avaient pas eu. À la résurrection dont il n'avait pas résolu l'équation. Edric n'avait pas été éduqué au deuil. Il n'avait aucun souvenir de la femme qu'on avait fait passer pour sa mère ; et aucune affection pour le sociopathe qui lui avait servi de père… Toute sa vie, il n'avait été enlacé que de meurtres, de suicides, de complots et de mensonges… Et aujourd'hui, il réalisait qu'il n'était lié à aucun de ses proches. Qu'il n'était pas un Prince. Qu'il était la Brèche – et seulement la Brèche. Sans ralentir, Aiden fut pris d'un petit rire nerveux. Au fond de lui, il avait vu le coup venir… Il avait pressenti la décision du jeune homme. Et il avait laissé faire. Encore.
Pourtant, il ne pouvait laisser Ed s'égarer. Trop de vies autres que la sienne en dépendaient. Trop de gens guettaient l'héritier en fuite ; la faille incarnée ; le messie de l'illusion illuminée. Il fallait le trouver. Il fallait le ramener. Il fallait le guider. Nya, et de sa voix la moins doucereuse, l'interpella pour l'inciter à presser l'allure. Un cauchemar. En se demandant s'il allait passer les dix-huit prochaines années à traquer Edric De-la-Cité, Aiden Du-Lavoir obéit.
99. Le Roi-berger
Aimon Le-Rouge était un homme compliqué. Il le savait. Il savait aussi que les gens se trouvaient tous compliqués à leur façon. Le baron Du-Fort, par exemple, l'avait méprisé toute sa vie, en lui évitant les tracas de la vraie noblesse, car il ne le jugeait pas apte à saisir la subtilité de sa politique réformiste. Le baron Du-Rouet se donnait un air grandiloquent, jovial et populaire pour contrebalancer le poids de leur nom commun ; encore synonyme de suzeraineté impitoyable. Même Amalric, ce grand dadais impie et ambitieux, avait cru transcender les mythes Anciens ! Tous se prétendaient complexes et incompris, dévoués et esseulés, empreints de bonnes intentions… Ils se trompaient.
Céorn était un lâche qui faisait l'apologie d'une paix dont lui-même ne pouvait se porter garant. Clodric était une folasse, au costume de Banquier mieux cousu que sa propre stratégie. Quant à Amalric, il avait précipité les bleus-de-sang dans sa chute. En fait, ces gens-là n'avaient vraiment pas de quoi être fiers… Aimon, lui, était différent. Il avait regardé ses cousins, ses collègues, ses alliés grandir et vieillir… Il avait entendu le désaccord entre les uns et les autres, la dispute entre ceux-ci et ceux-là… Il avait gardé le silence, alors qu'on posait sur lui un regard de pitié, de méfiance, et continué de voir et de comprendre ce que les autres ne voyaient ni ne comprenaient. Même Mahenn, sa tante, n'en savait pas autant que lui sur les intrigues de la Bastide… Car Madame parlait beaucoup. Et quand elle parlait, elle cessait d'écouter.
– Monseigneur Aimon Le-Rouge, actuel Haut Juge du Tribunal de la Cité, ministre de la Justice au conseil des Sept de la chambre bleue et baron De-la-Tour ; fils de Gidéon, et neveu de Mahenn, né le 15 Juillet 1046 à la Résidence De-la-Veine, aile rubis de Salsior ; petit-fils de Gereth, arrière-petit-fils du Père Rougeaud et héritier de la Banque Rouge ; membre honoraire de la Pension De-la-Tour et… maître conférencier de La-Fontaine.
Aimon s'avança, et sa botte résonna dans l'immensité de la Galerie des Globes. Il était aussi docteur en science économique et diplômé de l'Académie ; mais c'était un diplôme que personne ne lui avait jamais réclamé…
– Je suis Aimon Le-Rouge.
Sa voix était basse, suintante, monocorde ; mais elle ne tremblait pas. Le Codex qu'on avait emprunté à la chambre des doléances lui fut présenté de nouveau et Aimon tendit aussitôt sa longue main blafarde. Comme transi par une sorte de songe, il ne vit pas le visage du domestique, du seigneur ou du Dieu qui lui tendait l'ouvrage, les yeux rivés sur ses propres doigts pâles, aux veines apparentes, plus laiteux que la surface de la lune de l'hiver… Ses anneaux précieux et ses pierreries écarlates caressèrent la page du livre sacré. Des breloques. Des signes de soumission. La marque de la Banque.
– Monseigneur Aimon, reprit le Pasteur Daelric. Jurez-vous de porter le sceptre au nom du Dieu-berger, et d'élever la houlette vers le géant, comme l'a fait Aelfric, pour guider tous les moutons du pays de l'Arbre sacré ?
– Je le jure.
Une foule aux visages indiscernables, de mille et une teintes, chuchotait entre les globes fameux des Rois tombés ; mais Le-Rouge n'y prêta pas attention.
– Jurez-vous d'honorer la Bastide, et sa Cité fondatrice, et les Treize Baronnies de notre Fédération bien-aimée, comme l'ont fait les Rois-bergers de notre ère depuis la guerre-de-nos-pères ?
– Je le jure, répéta Aimon.
La Dame Rouge était triomphante. Elle rayonnait de satisfaction ; et ce halo de bonheur se traduisait plus par une expression de confiance froide et intimidante que par une véritable invitation à l'étreinte… Non pas qu'il en ait attendu une de sa part, ou de la part de quiconque. Madame l'avait éduqué avec soin. Depuis la chute de son père, dans les Îles folles de l'Ouest, Aimon avait grandi au sein de sa tante. Elle avait fait tout son possible pour qu'il voit, et qu'il entende, la perfidie des hommes et des femmes qui pillaient les chambres et le garde-manger de l'ancestrale citadelle. Il avait compris très vite que la moindre démonstration d'affection pouvait causer du tort à sa tutrice…
– Jurez-vous de recevoir le sceptre, aux premières lueurs de l'aube, des mains du Grand prieur, dans le Temple suprême de la Cité ? (et Aimon murmura : « Je le jure »).
Foi et puissance. C'était la foi qui l'armait, désormais ; plus que la Banque. La Foi terrible, et inévitable, car Aimon craignait de sombrer dans les tréfonds damnés… On le lui avait dit. On le lui avait prédit. On avait prévu la déchéance du fantôme aux yeux du bleu le plus clair, presque translucide, qui perçait l'âme de ses interlocuteurs paniqués. On lui avait expliqué, tout au long de sa vie, ce qu'il valait pour le géant. Un petit bout de rien. Il lui fallait la confiance du Pasteur, pour l'emporter.
Ça, et son mariage, avec l'inestimable fille Gris-Bois. Une nouvelle Reine grise, pour le Roi Rouge… Nous serons heureux ensemble. Aimon en était certain. Il n'avait peut-être pas le charme de Clodric ; mais lui, au moins, avait la capacité (et la volonté) de lui faire un enfant… Selhenn sera heureuse. Elle sera Reine. Une Reine comblée. Aimon avait une sensation étrange, dans le cœur ; et l'impression de connaître sa promise. Elle était fine et belle, et se paraît de robes sublimes qui lui donnaient l'air d'une princesse. Allistaire, en grand-père dévoué, l'avait vendue au trône. Tu ne le regretteras pas, ma très chère ! Tu vogueras au sommet du monde…
Aimon savait qui il était ; mieux que la plupart de ces prieurs et de ces barons. Il savait qu'il n'aurait pas même effleuré le sceptre, sans l'acharnement de Mahenn, sa tante si passionnée. Il savait qu'il n'était qu'un pion, un outil, au blason et à la fonction arrangeante… Que son apparence affligeante, ses traits cadavériques n'étaient pas faits pour un monde élégant, taillé dans l'ocre et l'ambre… Mais il avait attendu, et attendu ; encore et encore, pour voir le plan de sa tutrice se dérouler. Il avait appris à se taire, et à ne déranger personne de sa triste personne.
Le clocheteur de la cérémonie fit sonner son bâton, le lanternier fit brûler son étoffe dans le Pot d'or gigantesque et une petite oculie au visage voilé vint couper deux mèches de ses cheveux presque blancs. Elle les noua l'une à l'autre pour les ajouter à la flamme bleue. Puis Daelric toucha son crâne de sa houlette en déclamant : « Sa Majesté, le Roi-berger Aimon Le-Rouge, prochain détenteur du sceptre-berger et grand meneur du troupeau, baron de la 9e baronnie La-Cité, souverain de la Fédération ! ».
Le Roi se présenta à la cour, aux baillis et aux seigneurs ; et leur imposa son air de spectre et son regard translucide. Il considéra chaque visage, au premier rang de ses loyaux sujets, puis balaya lentement les rangs suivants. La lumière mourante du jour se baladait sur le sol et le long des murs, en colorant d'orange la briquette déjà dorée. Les mains dans le dos, les épaules droites, Aimon se mit à parler et pour la première fois de sa vie, on l'écouta. Tout le monde l'écouta. Les généraux Vers, les officiers du rosier, la troupe de demoiselles et de chevaliers gris, les seigneurs, leur délégation et les cousins bleus (renvoyés au fond) s'alignaient, debout et muets comme des urnes funéraires. La sublime Selhenn se tenait là. Son père aussi. Les Pain-blanc. Sûr-la-Corne. De-la-Mare. Volenfleur… Les soldats du rubis et la sombre garde de suie… Ils sont tous présent.
Tous, sauf Céorn et son frère.
– Amalric a failli ! Il aspirait à une autre victoire que celle de la Bastide sur l'ennemi. Le Roi déchu a cherché l'ascension… ou l'absolution, peut-être… Et il a basculé. Je ne ferai pas les mêmes erreurs. Je ne livrerai pas l'Arbre fédéré aux pirates, aux magiciennes et aux oiseaux moqueurs de ce pays. J'abattrai l'Obtuse de la Ville-de-fer, les trahniennes, les Premiers-Nés, les Pillards ; et chaque homme, femme, ou enfant qui se mettra sur le chemin de nos troupes.
La Dame afficha un rictus nuancé, à l'écoute du discours un tout petit peu plus brutal que prévu. Elle resta souriante, néanmoins, et ne fit pas un geste, plantée à deux pas de son neveu au centre de la galerie. La cour retint son souffle – certains fascinés et d'autres effarés… Aimon leur accorda un instant, puis reprit fermement :
– Je vous prouverai ma dévotion, mesdames, messeigneurs. Et dès aujourd'hui. Au nom du géant, je dénoncerai, capturerai et châtierai tous les traîtres au sceptre-berger, tous les ennemis du Temple suprême et tous les félons de la fédération. Je mettrai un terme à la corruption et au mensonge qu'ont répandu les bleus, les gris, les verts et les rouges de cette Bastide.
De nouveau, Mahenn tressaillit, et cette fois, décroisa les mains pour faire un pas vers son neveu, l'air confus. Celui-ci se tourna vers elle et déclara froidement :
– Ainsi, je vous arrête, Madame La-Rouge, pour corruption, complot contre la capitale, et tentative d'assassinat sur la personne du régent, par le biais de Ronon De-la-Cité.
La cour se mit à chuchoter furieusement, aussi bruyante que si elle avait parlé en toute franchise, et Mahenn se figea, les sourcils froncés.
– Pardon ?
Le Roi agita sa main blafarde, et les deux gardes les plus proches s'animèrent, l'air désemparé, pour se planter aux côtés de la Reine-mère. Ses sujets haletèrent.
– Qu'est-ce qu'il se passe ? Qu'est-ce que tu fais ? Aimon, je ne…
– Vous avez menti, triché, et cherché à tuer pour arriver à vos fins, Madame. C'est une attitude que la Bastide ne peut ni ignorer, ni encourager.
– Je n'ai… (elle hésita une fraction de seconde ; puis pivota spontanément vers le reste de la cour, le teint pivoine). Messeigneurs, mesdames, je vous prie de… Que n'allez-vous pas… Enfin… C'est une invraisemblable sottise ! Je suis la Reine !
Aimon regarda, dans sa pupille, se morceler la certitude, la confiance, et le peu d'émotions qu'elle appelait de l'amour. Il contempla chaque segment, chaque fragment de sa terreur. Voilà quelque chose que tu n'as plus ressenti depuis longtemps…
Aimon répéta son geste. Cette fois, les deux gardes attrapèrent Mahenn par les épaules. La Dame Rouge – ulcérée comme jamais elle ne l'avait été en quarante années, à la Bastide – les repoussa en s'écriant :
– Tu n'es rien, sans moi ! Je t'ai tout donné…
– Je vous en suis reconnaissant.
Mahenn donna l'impression de se retenir de lui cracher dessus.
– Tu n'as aucune preuve, siffla-t-elle. La Banque te filera entre les doigts.
Il lui chuchota à l'oreille.
– J'ai tout ce qu'il me faut, au contraire. Des liasses et des liasses de preuves. La Banque m'appartient, Madame, depuis que vous avez signé la passation de pouvoir, et paraphé une par une chaque page du document, sans même le lire ! Bien entendu, il y a d'autres secrets que vous n'avez guère enfouis dans vos coffres… Des tentatives d'assassinat qui, elles, ont bel et bien porté leurs fruits… Pour quels chefs d'accusation voulez-vous être enfermée, ma tante ? Corruption – ou meurtre du Prince Aldric et de son épouse ?
Ses yeux de glace s'écarquillèrent, et enfin, la Reine-mère perdit de sa majesté.
– Que ferait notre bon Céorn, s'il venait à l'apprendre… ? Après tout, c'est de votre fait, s'il a grandi sans père, et sans mère. Comme moi, Madame. Vous m'avez fait orphelin et vous m'avez élevé, pour faire de moi ce que je suis à présent. Le Roi-berger de l'Arbre…
Mahenn souffla entre ses lèvres, les yeux assombris par la haine :
– Gidéon était un imbécile. Il t'aurait conduit à la ruine. Je t'ai conduit au trône.
– Encore une fois… je vous suis reconnaissant.
Elle lança une patte décharnée, qui le griffa violemment au visage. Mais Franc, le Général émeraude du bon Amalric, vint la ceinturer aussitôt, et se chargea de porter la Reine-mère hors de la Galerie des Globes. Sur le chemin, la Dame se mit à déverser le pire torrent d'injures que la galerie eut accueilli depuis longtemps. Elle invoqua pères, mères, ancêtres et Dieu-berger, jura sur les Codex et le rubis, maudit la cour, et insulta la mémoire de Gidéon de toute la force de sa voix.
Aimon, une entaille ensanglantée à travers le sourcil blanc de neige, s'accorda le premier sourire dont il avait le souvenir depuis des années.
100. Toi
Amalric se tenait debout, près de la fenêtre.
Il passait beaucoup de temps à cette baie vitrée, au bord du Réverbère, car il y réfléchissait volontiers. La Cité véritable s'y déroulait, comme un tableau de maître qui aurait pris vie pour envoyer ses tourelles, ses ponceaux et ses avenues aux quatre coins de la vallée de Laine. Une œuvre aux teintes chatoyantes de bleu, de pourpre et d'ocre, à la texture d'or et d'acier, aux reflets de bronze à travers ses vitraux innombrables. La capitale de la fédération des treize baronnies gigotait sans cesse. Ses ateliers, ses usines et ses moulins s'agitaient, hurlaient dans la nuit et crachaient leurs fumées la journée ; pendant que ses milliers d'habitants grouillaient telles des fourmis au pied du château, à toutes heures et toutes saisons. Amalric trouvait le spectacle plus vivant, plus grisant que l'élévation de la traditionnelle table de verre, en chambre bleue. L'ouvrage n'avait aucun défaut, bien sûr ; mais la capitale de fer et de chair, baignée d'émotions et pleine de terreur, criait plus de vérité. Le Roi-berger y songeait des heures, les yeux rivés vers les trottoirs, par-delà ses créneaux, dans les bas-fonds… Il espionnait, un à un, chaque organe de sa précieuse fédération.
Ce soir-là, la Cité était bruyante. Amalric écouta les premiers cris, audibles du Réverbère, et les premières alarmes ; timides, d'abord, puis franchement paniquées. Le bruit vint aussi dans son dos quand le donjon parut s'animer de l'intérieur. Troupes et miliciens arpentaient les remparts, pleins de bonne volonté. Les ignorants. Ils n'avaient pas la moindre idée de ce qui se préparait. Ils n'étaient pas armés pour un tel combat…
C'était le 21 Septembre 1082, car l'Horloge éternelle de la Glorieuse avait passé minuit, et Amalric savait ce qui le guettait. Il attendait son ennemi depuis longtemps. Il avait identifié ce mercenaire, évidemment, qui s'octroyait un grade imaginaire ; mais il se doutait bien que le pirate n'était qu'un lieutenant au service d'un malin plus sérieux et plus Ancien… Amalric avait cru être ce malin. Il avait presque atteint son but. Vingt-deux années durant, il s'était entièrement dédié à la conquête de la Brèche… Mais alors qu'il s'apprêtait enfin à achever son plan, un autre venait pour le doubler. Pour essayer, du moins. Un adepte de la magie impie de la dynastie déchue. Un autre prétendant à la transcendance.
Le pirate savait qu'Amalric prévoyait d'en finir. Il avait reçu l'information des espions et des traîtres. Il ciblait le garçon, à son tour, et son arme rituelle et chacune de ses ambitions, et venait pour l'en empêcher. Amalric avait pris quelques dispositions, à l'évidence, et déployé une protection faramineuse autour de son Réverbère, de sa Tour Divine, de sa Bastide et de sa Cité. Les soldats, les gardes, les alchimistes, les sentinelles étaient en position. Les mots de passe avaient été changés, simultanément, et le réseau du Monorail, bloqué pour quelques heures. Enfin, il avait pris soin de verrouiller portes et fenêtres, trappes et passages dérobés partout entre la Galerie des Globes et sa propre chambre. Pourtant, il savait aussi que ces précautions étaient sans intérêt. Si vraiment, les nécromanciens du Septentrion avaient su entrer en Cité, alors rien ne saurait cesser leur progression. Amalric avait repris la lame tronquée. Le fragment retiré était au cou de son fils. Mon fils. Edric. Dix-huit années avaient passées, depuis qu'il avait adopté son sujet. Dix-huit ans depuis la mort de Lisbeth, et celle du… Amalric fronça les narines. Il se trouvait ridiculement humain, sur l'instant. Rêverais-je de mon aimée, pour la dernière fois, avant de partir à mon tour ? Le meneur du troupeau ne pouvait désespérer trop tôt… Après tout, le Commodore n'avait pas encore fait irruption. Et Amalric s'était illustré, à sa manière, dans l'art de la survie.
Il avait survécu à son père, à son frère et à sa sœur. Il avait survécu à l'absurde tyrannie de sa mère la Rouge, et à la stupidité brute de son père le bleu. Il avait survécu à l'armée, au Général sanguinaire et aux déserteurs déloyaux ; aux attentats et au vice, plus discret, des gens de sa cour ; aux rêves et aux obsessions de ses sujets les plus vils. De la Butte glacée jusqu'à l'Autel consacré, Amalric avait dessiné un chemin que nul en pays de l'Arbre n'avait jamais exploré. Il avait tué pour ça. Toute son administration, et chaque minute concédée aux réunions interminables de son conseil avaient conduit au jour de son triomphe. Au jour du sacrifice de la faille incarnée, sur le volcan. Au jour de sa prise de pouvoir total sur le Continent – passé, présent et futur… Lui seul, désormais, pouvait encore se servir de l'athamé sacrificiel Ancien.
Il fut détrompé. C'était presque trois heures du matin, et les signaux lumineux qui voletaient dans la Bastide lui indiquèrent tout ce qu'il avait besoin de savoir. Selon la garde, plusieurs cadavres jonchaient déjà le sol ; et les soldats de la Divine étaient en proie à une soudaine effervescence. Amalric avait déployé deux tonnes d'acier, de bois, de briques et de barreaux, fermés de verrous et de cadenas cryptés, entre sa fenêtre et l'entrée du grand Réverbère. Sans succès. Quelques cris résonnèrent encore et enfin, la porte de la chambre s'ouvrit à la volée. Dans le reflet bleuté de la vitre, Amalric aperçut sa petite gouvernante, la vieille Madame Barbote. Il lui manquait un œil, mais le trou à la traîne sanguinolente répandue sur son visage ne l'incommodait guère. Il ne s'y était pas attendu…
– Ainsi, rien n'y a fait, déclara-t-il.
Barbote empoigna la dague, et pressa la clochette. Puis elle vint à lui.
– Combien d'autres, pour parvenir jusqu'ici ? demanda-t-il, mais elle resta muette.
Quand Amalric se retourna pour regarder Barbote, il vit une lueur dans le fond de son globe unique. Une petit tourbillon coloré, qui n'appartenait pas à sa pupille… On la possédait. Quelqu'un, à cet instant, espionnait le visage du berger et le Roi reconnut subitement l'œil ancré dans l'œil. Barbote avait déjà levé le poignard, pour frapper à la gorge, quand Amalric, stupéfait, murmura enfin :
– Toi ?