La chaise de Pinocchio
fairyclo
« Princess Glow. On m'attend. » Dit-elle froidement à travers les cinq petits trous de la vitre de plexiglas qui la séparait de l'officier de police.
Ce dernier commençait à esquisser un sourire moqueur quand il croisa le regard glacial plein de menaces de la jeune femme. Il se racla aussitôt la gorge, baissa la tête sur son comptoir et se contenta de lui indiquer le couloir d'un vague geste de la main.
Princess ne bougea pas immédiatement. Elle resta là, à regarder l'officier avec insistance encore quelques secondes, le temps de lui ôter toute envie de ricaner une fois le dos tourné. Elle détenait ce pouvoir étrange d'intimidation et ne reculait devant aucun obstacle. Malgré son jeune âge et sa frêle carrure, elle ne laissait rien passer et encore moins face à un minable représentant de la loi boudiné et engoncé dans son uniforme.
Une fois certaine de son ascendant sur l'officier, elle se dirigea vers le bureau de l'inspecteur Morrison de sa démarche fière et arrogante. Tandis qu'elle traversait l'immense openspace où des bureaux s'organisaient en formidable Tétris, tous les regards fondaient sur elle. Elle ne montra rien mais elle adorait ça. Les allusions grivoises, elle les collectionnait. En temps normal, elle les renvoyait comme une balle de tennis, la raquette en prime mais ce jour-là, elle les ignora et laissa ces pauvres officiers en rut baver sur son passage.
Plus elle s'approchait du bureau de Morrisson, plus son cœur s'emballait. Il ne lui restait plus qu'une dizaine de pas et elle en profita pour faire résonner ses talons encore un peu plus fort sur le carrelage. Elle voulait qu'il l'entende. Elle voulait que son cœur s'emballe à lui aussi, que ses talons le percent, le traversent, le déchirent insidieusement.
*
L'inspecteur Morrisson exécrait ce genre d'affaire qu'il jugeait indigne de son talent. A 38 ans, ses ambitions allaient bien au-delà de son maudit bureau, bien au-delà des portes du commissariat dans lequel on le séquestrait, ni plus ni moins. Pas comme l'autre abruti de Sanchez qui, en moins de 3 ans de service, se voyait déjà confier des affaires criminelles. Pour sûr qu'il couchait avec le procureur celui-là. Comme si le mannequin qui lui servait de femme ne lui suffisait pas à ce gringo, il fallait qu'il foute son nez dans la culotte de cette poufiasse aux dents longues.
Assis derrière son bureau bas prix – pas comme celui de Sanchez qui sentait bon le hêtre – il ruminait son amertume. Il écoutait à peine les propos du type installé en face de lui et dût jeter un coup d'œil discret au dossier étalé sous son nez pour se rappeler son nom. Il se contentait de marmonner dans sa barbe, un minimum de professionnalisme tout de même, en hochant la tête de temps à autre. Il voulait un café. Avec une rasade de whisky pourquoi pas. Son paquet de cigarettes le démangeait dans la poche intérieure de sa veste. Sanchez, lui, devait certainement clopé comme une locomotive sur sa putain de scène de crime. Et lui, il se tapait la présence d'un fils à papa qui avait perdu ses couilles à la naissance et qui venait se plaindre d'une satanée bonne femme qui lui collait au train.
La porte s'ouvrit à cet instant, révélant la fameuse Princess qu'ils attendaient. L'inspecteur arqua aussitôt un sourcil, surpris. Un véritable canon assurément. Ses longues jambes fuselées, sa taille de guêpe, son visage fin et son immense regard vert…
Morrisson se leva maladroitement de son siège et invita la jeune femme à prendre place sur la seconde chaise. Il dévisagea le plaignant avec incrédulité. Il en connaissait plus d'un, lui en tête de ligne – et Sanchez évidemment - qui auraient bien voulu subir les harcèlements d'une telle beauté.
*
« Bonjour Jamie… » Dit-elle en s'installant, sans même adresser un regard à l'inspecteur.
Sa voix légèrement cassée résonnait comme une lame que l'on glissait sur sa gorge à ses oreilles. D'ailleurs, Jamie Winchester aurait largement préféré cette option à la torture que sa présence provoquait chez lui. Tout son courage l'avait abandonné à la seconde où il avait entendu ses talons de l'autre côté de la cloison. Sa démarche il la connaissait par cœur, au milieu de tout un tas d'autres exemples qu'il s'échinait à oublier, à refouler. Pourquoi lui ? Pourquoi s'acharnait-elle sur lui depuis toutes ses années ? Lui qui se voulait transparent, invisible, avait réussi le tour de force d'attirer l'attention de cette folle sur son insignifiante personne.
Il n'osait même pas la regarder. Il voulait disparaître et se fondre dans la chaise qui supportait sa lâcheté. Comme l'inspecteur Morrisson, personne ne comprenait pourquoi il se plaignait. Lui-même, se posait la question parfois. Il pourrait profiter de la situation, s'envoyer en l'air et rendre jaloux tous les hommes auxquels elle résistait, mais il n'y arrivait pas, il ne pouvait pas. Quoi qu'on en dise, il fallait bien plus de courage pour résister à Princess qu'il n'en fallait pour la séduire. Et pour Jamie, après dix ans de harcèlement continu, il fallait que ça cesse. Il voulait retrouver sa liberté. Il n'en pouvait plus d'être l'objet de ses frasques et de voir sa vie manipulée. Aujourd'hui, il voulait couper les fils du marionnettiste. Pinocchio se rêvait petit garçon de chair et d'os, Jamie voulait redevenir ce morceau de bois à brûler.
*
Princess sourit en voyant Jamie se décomposer. Nullement intéressée par le regard lubrique de l'inspecteur, elle admirait l'allure de clochard de son souffre-douleur préféré. Après tous ses efforts, il allait enfin craquer. Elle le sentait. Tant d'années à le bousculer, à le provoquer… Même le mur de Berlin s'était montré moins coriace. D'ailleurs, elle ne prit même pas la peine de jouer les innocentes.
« Si je le harcèle ? Répéta-t-elle en prenant un air faussement songeur. Doux euphémisme. Regardez-le, ça ne vous donne pas envie de le secouer vous aussi ? Ca ne vous énerve pas de voir un homme aussi lâche que lui ? Croyez-moi, je lui rends service et je n'ai tué personne à ce que je sache !
- Pour l'instant ! Marmonna Jamie dans sa fine barbe de trois jours.
- Pardon ? Je n'ai pas entendu, parle plus fort Jamie s'il te plait ! » Soupira Princess en tendant exagérément l'oreille.
Jamie s'enfonça encore un peu plus dans sa chaise et vissa son regard sur la pointe de ses chaussures.
« Vous voyez ! Et ça se dit médecin, ça prétend sauver des vies ! Mais c'est moi qui sauve la sienne en réalité ! »
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Les yeux de l'inspecteur brillaient d'une lueur indescriptible. Il n'avait pas décollé son regard de Princess depuis son arrivée. Célibataire depuis quelques années maintenant, il n'avait pas encore trouvé de femme digne de lui. Princess détrônait toutes les mannequins, tous les procureurs à ses yeux. Sanchez en boufferait son bureau s'il se pointait avec Princess à son bras. Pour sûr qu'il serait respecté, admiré et peut être même qu'il serait promu tiens. Ah il aurait donné n'importe quoi pour se retrouver à la place de Jamie Winchester. Lui aussi il sauvait des vies d'une certaine façon et en prenant des risques, avec des couilles en prime. Si elle voulait du taureau, il allait lui en donner.
Mais elle l'ignorait superbement. Un meuble parmi les meubles. Une putain de chaise ! Il fallait qu'il trouve un moyen de s'attirer ses faveurs…
« Il faut vous secouer mon brave, admit-il avec un sérieux qui cloua Jamie sur place. Je perds mon temps, et celui de mademoiselle de toute évidence avec votre histoire ! Acceptez donc l'aide qu'elle vous donne ou allez voir un psy !
- Mais… mais….
- Pas de « mais » ! Coupa Morrisson d'un ton sans appel pour impressionner la belle. Vous voulez porter plainte ? Il me faut des preuves pour ouvrir une enquête. »
Il coula sur Princess un regard complice teinté d'arrogance mais toute son attention se focalisait sur Jamie. Elle guettait sa réaction avec une avidité certaine, attendant une explosion qui ne venait pas.
*
Bien au contraire, Jamie s'était renfermé dans sa coquille. Elle avait réussi à se mettre l'inspecteur dans la poche. Il aurait tellement voulu être comme elle à cet instant. Manipulateur, marionnettiste et hypnotiseur à la fois. Il n'y arrivait pas.
Il plongea la main dans la poche de son pantalon et caressa du bout des doigts l'écrin qu'il venait d'acheter. Il voulait se débarrasser du poids de Princess avant de passer à l'acte mais visiblement, il allait devoir composer avec. Il voulait épouser Léa, sa décision était prise. Il avait réussi à la tenir à bonne distance de cette folle jusqu'à maintenant mais pour combien de temps encore ? Sa main à couper que Princess ne manquerait pas de mettre son nez dans cette histoire. Son histoire.
Il voulait être un meuble. Une putain de chaise !
Dans le petit bureau au fond du couloir, c'était une question de corps, d'esprit et de chaises.