La chauve-souris et la souris chauve

Frédéric J. Duval

            La vérité sur le monde de la souris n’est pas du tout ce que l’on croit. Elle n’est pas qu’un rongeur en mal de grignotage ou une adepte du sur place, au milieu d’une roue en métal grinçant. La vie d’une souris, d’une espèce ou d’une autre, ressemble bien plus à la vie que nous avons,
nous-même. Emprunte de doutes et de questionnement. J’en veux pour preuve l’histoire que voici ; celle de la chauve-souris et de la souris chauve.

          Il y a fort longtemps, naquit une souris chauve, privée de tout pelage. Elle grandit dans une famille aimante, entourée de ses frères et de ses sœurs, tous de différentes couleurs. Des souris blanches, des noires, des grises, des vertes, mais une seule, sans poil sur la tête. Comme les autres rongeurs de son espèce, pourtant, pourvue d’une longue queue et de grandes dents, la souris chauve aimait aller, en famille, par les villes et par les champs. Elle jouait à cache-cache ou à chat. Maligne, se cachait bien et courait si vite qu’on ne l’attrapait pas. « Venez mes frères, venez mes sœurs, courons encore un peu. Si vous le pouvez, attrapez-moi par la queue. » Et bien que chétive, et ne ressemblant en rien aux autres souris de son âge, elle partait toujours à l’aventure, de cultures en rivages. Sans méfiance, un jour de cache-cache banal, la souris chauve se terra en fond de cale. Malchance ! Elle ne se rendit pas compte que le navire sur lequel elle avait embarqué, l’emportait loin des siens à jamais. Elle qui ne les avait jamais quittés, ignorait tout du monde tel qu’il est vraiment, ses méchancetés et ses charlatans. Du fond de sa cale, elle pleurait d’avoir perdu ceux qu’elle aimait le mieux, quand elle sentit soudainement, la présence, derrière elle, d’un animal dangereux. Vive, la souris chauve se mit à courir d’un bout à l’autre de sa demeure de fortune, poursuivie par un chat affamé, désireux de ne faire d’elle qu’une bouchée. « Viens chat d’égout, viens chat de gouttières, courons encore un peu. Si tu le peux, attrape-moi par la queue. » Et malgré le bel acharnement que déploya le chat pour capturer sa proie, il finit sa course bredouille et fatigué, et n’eut rien à se mettre sous la dent pour dîner. Ainsi, profitant d’un moment de répit dans sa course contre l’ennemi,  la souris chauve s’aperçut que le chat en question, ne ressemblait pas tout à fait, à ceux dont on lui avait fait mention. « Attention, lui avait-on dit, les chats sont des animaux féroces et de bons chasseurs. Evite leurs griffes atroces et leurs regards inquisiteurs. » Cependant, la souris chauve prit le risque de s’approcher plus près encore, du matou épuisé par son récent effort. Elle l’observa de haut en bas : il avait bien quatre pattes, une moustache, des griffes comme il se doit, mais d’œil, le pauvre félin, il n’en avait qu’un. Un bandeau noir couvrait celui qu’il n’avait pas, si bien que la souris chauve pouvait circuler librement, dans l’angle mort de l’organe manquant.

          « Es-tu bien un chat ? Interrogea la souris curieuse.

          - Evidemment ! Répondit le chat d’une voix orgueilleuse, que crois-tu que je puisse être ? 

          - J’ai toujours cru que les chats avaient une bonne vue.

          - Et moi que les souris étaient velues ! »

          A cette réponse, la souris chauve comprit que les chats n’avaient pas que l’esprit gourmand, mais qu’il l’avait aussi mordant. Elle renonça à le questionner sur les causes de son infirmité, en pleine interrogation, pour la première fois, sur sa propre condition. La souris avait toujours su que son apparence était différente de celle de ses congénères, mais ignorait que cela faisait d’elle une souris particulière. Alors, elle se tut, et passa la nuit, dans un coin, à l’abri des assauts du chat et de ses moqueries.

          La nuit passée, la souris chauve, envieuse d’en découvrir plus sur son nouvel environnement, partit à l’aventure sur le vaisseau navigant. Elle alla, de ci de là, découvrir de nouveaux horizons, vit de nombreux visages, se promena du pont au mât, en découvrant l’équipage. Parmi celui-ci, un animal, comme elle, sans poil, l’attira. Elle vint à ses côtés lentement, ignorant s’il était ami ou ennemi, et lui, impassible, restait imperturbablement immobile. En plein soleil, il luisait, tandis que la souris chauve, n’y tenant plus l’interrogeait :

          « Bonjour, quel animal es-tu ? »

          L’animal en question, la regarda, mais resta coi. La souris surprise, mais non découragée, fit un nouvel essai :

          « Bonjour, quel animal es-tu ? »

          Encore une fois, l’animal en question la regarda, mais resta coi. La souris, intriguée, se demanda sur quelle bête à sang froid elle était tombée. Elle hésita à réitérer sa demande, mais se retint. La bestiole commençait à avoir l’air contrarié et la souris chauve se méfiait désormais des inconnus, auprès desquelles elle ne semblait pas être toujours la bienvenue. Elle se contenta de contempler l’objet de sa curiosité, et essayait de deviner de quelle espèce, la paresse était un trait. Mais alors qu’en pleine réflexion, la souris sentit soudain se mettre en alerte son olfaction. « J’ai l’impression que la menace approche, j’ai l’impression que l’on me lorgne, ce doit être l’autre borgne. » En effet, non loin, en pleine errance, miaulait le chat avec qui elle avait fait, la veille, connaissance. Précipitamment, la souris voulut tenter une dernière fois sa chance auprès de l’animal suspect, toujours là, stoïque et étonnamment  muet.

          « Pourquoi refuses-tu de me parler ? S’il te plaît, dis-moi quel animal tu es ? »

          Aussitôt, et contre toute attente, cette fois-ci, la souris eut le droit à quelques mots. Cependant, la réponse qu’elle entendit alors, ne venait pas de l’animal inanimé, mais du chat qui, entre temps, était arrivé :

          « N’attends pas de réponse de sa part, il n’a pas de langue. C’est un lézard.

          - Il n’a pas de langue, tu dis ? Te l’a-t-il donnée ? Interrogea la souris surprise.

          - Non, je la lui ai prise ! 

          - Es-tu bien sûr qu’il s’agit d’un lézard, je n’en ai jamais vu sans langue c’est bizarre !

          - J’en suis certain. Si j’étais toi, je me méfierais, c’est un coquin. »

          Et tandis que la souris, sur les conseils du chat, tourna le dos au lézard, il lui sauta dessus sans avertissement, sans doute fâché des propos tenus à son égard précédemment. Fort heureusement, la souris chauve, petite et habile, échappa à vive allure à l’assaut du reptile, qui tentait désespérément de la gober au prix d’efforts inutiles. « Viens lézard bizarre, viens reptile malhabile, courons encore un peu. Si tu le peux, attrape-moi par la queue. »   La souris s’enfuit à grande vitesse, et laissa la créature le ventre vide, et sans richesses.

          Au bout de quelques jours de voyage, le bateau sur lequel elle s’était, sans avis, retrouvée, s’amarra finalement à quai. La souris chauve, heureuse de quitter ce logis temporaire, prit vite la poudre d’escampette, désireuse de découvrir de nouvelles têtes. Méfiante d’abord, elle alla sans but par monts et par vaux, découvrir les paysages de ce monde nouveau. A présent, la souris chauve était seule. « Ici, se dit-elle, il n’y a pas un chat qui traîne. Pas de problème à l’horizon, pas de lézard dans mon champ de vision. » La souris chauve trouva bien vite un arbre où s’abriter afin de passer une nuit de repos bien mérité. Mais quand, au milieu de la nuit, elle remarqua deux yeux rouges la fixer sans sympathie, elle se dressa sur ses pattes, et examina d’un œil interrogateur, l’arbre dans sa hauteur. Une voix de crécelle se fit alors entendre, provenant du somment de l’arbre résidentiel :

          « Bonjour, qui es-tu ?

          - Je suis une souris, répondit la souris chauve.

          - Impossible ! Fit la voix haut perchée, tu n’as que la peau sur les os. Une souris sans pelage, n’est pas une souris, cesse donc ce babillage insensé. Dis-moi qui tu es !

          - Je te l’ai dit, je ne suis rien d’autre qu’une souris !

          - Impossible ! Je n’aime pas les menteuses. Fiche le camp ! Tu vas me rendre furieuse. »

          N’appréciant guère le ton hostile de cette hôte incivile, la souris prit la liberté d’insister :

          « Avec ou sans pelage, je suis une souris ! A quoi me servirait de mentir ? Et toi, qui es-tu, peux-tu me le dire ?

          - Tu as la langue bien pendue pour une souris si menue !

          - Tu sais, j’ai connu bien d’autres animaux que moi, qui n’avaient pas l’allure de leur nature.

          - De quoi parles-tu ?

          - J’ai rencontré dernièrement, un chat malvoyant…

          - Impossible ! Coupa la voix, péremptoirement. Les chats voient bien, de jour comme de nuit je te le dis !

          - C’est pourtant bien la vérité, à n’en pas douter !

          - Tu es bien têtue pour une souris si menue !

          - Je te trouve bien de mauvaise foi, pour un animal qui ne se présente pas !

          -  Qu’importe ! Je ne te crois pas. Ce devait être autre chose mais pas un chat.

          - J’ai rencontré aussi, un lézard qui n’avait pas de langue…

          - Impossible ! Coupa la voix, décidemment. Les lézards ont une langue, on dit qu’elle est fendue, ne le savais-tu ?

          - C’est pourtant vrai ! En as-tu déjà vu ?

          - Non, jamais. De mon arbre, je ne suis jamais descendue.

          - Alors comment le sais-tu ? Qui es-tu pour prétendre tout savoir de la sorte ? Descends de ton arbre, et présente-toi si tu es si forte ! »

          A ces mots, l’animal perché, décidé à faire face à l’intrus et son audace, défit les mains de leur emprise, lâcha sa branche pour la première fois, et tomba bientôt sans ménagement plusieurs mètres plus bas. La souris chauve la vit atterrir tout près d’elle, échevelée et étourdie. Elle la considéra avec grande attention, et se demanda quel type d’animal, avait cette allure originale.

          « Te voilà enfin ! Dit la souris chauve pour l’accueillir.

          - Oui, me voilà, je ne pouvais pas te laisser me mentir.

          - Alors, qui es-tu ? J’ai bien un doute, me l’ôteras-tu ? »

          Suffisant, l’animal déchu, répondit la dessus :

          « Je suis une chauve-souris ! »

          La souris chauve la considéra à nouveau, sous toutes les coutures, et constata qu’elle n’avait pas fière allure. La chauve-souris, elle, ignora ces circonspections et reprit :

          « A présent, oseras-tu me dire la vérité ? Dis-le moi en face, quelle est ta race ?

          - Je te le répète dans les yeux, une fois pour de bon, je suis une souris, que tu le veuilles ou non !

          - Impossible ! » Trancha la bête sempiternellement.

          - Qu’importe ton avis, conclut d’office la souris chauve, au nez et à la barbe de son interlocutrice. Trêve de questions existentielles, tu es bien une chauve-souris et tu n’as pas d’ailes ! »

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