La Citadelle des Ombres
Dominique Capo
Aujourd'hui, mon voyage au-delà de la Frontière débute et je me dirige vers l'Est, laissant Khem derrière moi. Comme prévu, je pénètre au sein des Territoires Extérieurs et de la plaine qui borde ceux-ci. Combien de Secrets plusieurs fois millénaires sont t'ils dissimulés au-delà de cet horizon qui se dévoile devant moi ? Au loin, j'aperçois les Monts du Levant ; ils s'étendent à l'infini tout le long de la nappe herbeuse que je foule désormais de mes bottes crottées. Je m'en rapproche progressivement, mais je sais que la route sera encore longue avant de pouvoir atteindre leurs premiers contreforts. Ensuite, il me faudra entreprendre l'ascension de leurs sentiers étroits et sinueux bordés de précipices sans fonds, avant d'atteindre mon but : la Citadelle des Ombres. Je crois d'ailleurs déjà y discerner quelques endroits au fond desquels l'antique Race Draconique s'est jadis réfugiée. Nombre de Légendes racontent d'ailleurs que ces créatures Mythiques se sont emmurées au plus profond de leurs tanières abyssales à l'issue des batailles qu'elles ont jadis menées, afin de s'y endormir pour jamais. Pourtant, ces mêmes récits que j'ai lus lors de mes études à la Grande Bibliothèque de la Cité de Cristal, ne disent t-ils pas que leur Réveil est proche ? Ne révèlent t-ils pas que les Ages Sombres sont sur le point de se terminer ?
Il y a un instant, également, mes pas m'ont fait croiser la route de colosses de pierre ; plusieurs d'entre eux étaient renversés ; leurs gravats étaient partiellement recouverts de ronces multicolores aux épines empoisonnées. Ce qui m'a pourtant le plus frappé, ce sont leurs visages : ils avaient tous les traits figés par la stupeur et l'effroi. Il semble d'ailleurs me souvenir de plusieurs Légendes que j'ai lues peu avant lectures mon départ de la Cité de Cristal. Elles expliquaient que la plaine conduisant au cœur des Territoires Extérieurs, était protégée par de gigantesques statues dont les tètes touchaient les Étoiles du Ciel. Elles décrivaient également que ces colosses avaient été érigés en l'honneur de ceux qui avaient jadis peuplé les Territoires Extérieurs, et qu'ils étaient destinés à en protéger l'accès. Je m'en éloigne donc, et mon regard se tourne désormais vers l'Orient et ses Monts du Levant ; dernière étape de mon périple.
Car, je le pressens, le vent du changement se met en mouvement. Au dessus de moi, le Ciel s'obscurcit ; les étoiles prennent la place annoncée par les Grands Mages de jadis. Et moi, je continue mon voyage en direction de la Citadelle des Ombres ; masse gigantesque accrochée au flanc du plus haut des sommets des Monts du Levant comme un des Gardiens des limites du Monde Connu.
Je continue mon périple au-delà de la Frontière, et je progresse de plus en plus loin vers l'Est. Les Géants de Pierre ont désormais définitivement disparu dans mon dos. Loin devant moi, j'aperçois les Montagnes du Levant qui se rapprochent progressivement de moi. J'arrive désormais à les détailler un peu plus distinctement, et je me rends compte que leurs plus hauts sommets sont recouverts de neiges éternelles ; des nuages brumeux et multicolores les enveloppent. Et ils sont en permanence zébrés d'éclairs dont les échos se répercutent jusqu'à moi. Parfois, je distingue fugitivement d'étranges créatures ailées qui en surgissent. Elles émettent alors des hurlements stridents, tout en déployant leurs ailes démesurées, avant de se replonger à au cœur de ces volutes nébuleuses.
Mes pieds foulent une herbe désormais jaunâtre. Mes yeux fixent avec davantage d'attention encore la plaine qui s'étend à l'infini, et je ne peux que constater que tout n'y est que désolation. De temps à autres, des amas de pierres en partie recouverts de ronces aux épines vénéneuses s'y aperçoivent. Parfois également, des roches isolées presque totalement dissimulées sous des masses informes de moisissure, croisent mon chemin. D'autres fois encore, ce sont des centaines de minuscules champignons protubérants qui s'accrochent à elles. Ailleurs, je rencontre des cadavres aux entrailles déchiquetées, aux visages figés par l'horreur absolue. Les armes de ce qui a autrefois été des êtres humains sont rongées par la rouille, et sont éparpillées autour d'eux à des centaines de mètres à la ronde. Les drapeaux qu'ils empoignaient jadis fièrement sont fichés dans le sol craquelé, et leurs fanions lacérés sont sans cesse assailli par un vent putride et nauséabond surgi de nulle part. Mais je ne dois pas avoir peur de ce que cette plaine exhibe devant moi. Je dois constamment garder à l'esprit que mon seul est unique objectif est d'atteindre la Citadelle des Ombres…
Mon voyage au-delà de la Frontière séparant l'Empire et les Territoires Extérieurs, m'éloigne donc progressivement de plus en plus de la ville dans laquelle j'ai passé la plus grande partie de mon adolescence. Je laisse derrière moi l'une des plus importantes métropoles du Monde Connu qu'est la Cité de Cristal. Mais, le Monde Connu ne se limite pas à l'Empire, bien entendu. Loin vers l'Ouest s'étendent les Royaumes Annexés ; au Nord, se trouvent les Cités jumelles de Fyndareth et de Kyndareth ; au Nord-Ouest existent les Nations Elfiques de Querylöth et de Quadrygöl déchirées par la guerre civile depuis l'entrée des Races Humaines dans les Ages Obscurs. Toujours au Nord-Ouest, les scindant en deux sur plusieurs centaines de kilomètres, se discerne la Mer Sanglante. Et, encore plus loin, se dévoile l'Autre Rivage, aussi appelé « Continent Oublié », sur lequel personne n'a posé les yeux depuis la Chute des Géants et les bouleversements Cataclysmiques qu'ont connu la planète à cette époque. Des rumeurs persistantes ne prétendent t'elles pas qu'avant la fin de l'Age d'Or de ces Demi-dieux, ce dernier était rattaché à cette partie du Globe ?
Mes pas me conduisent toujours plus loin ; je discerne de mieux en mieux les plus hauts sommets des Monts du Levant. La route que je suis me rapproche toujours plus de la Citadelle des Ombres. Je me rapproche aussi des terribles Secrets que je dois y apprendre de la bouche même d'Elwin le Gris.
Je croise maintenant la route d'un énorme Mégalithe profondément fiché dans le sol craquelé. Je m'arrête un instant devant lui afin de l'examiner de plus près. Et je me rends compte que ses parois sont constellées de pentagrammes étoilés à son sommet, et d'écritures hiéroglyphiques à sa base. Mais, ces étranges tracés sont en grande partie dissimulés sous des monceaux de moisissures verdâtres les rendant à moitié indéchiffrables.
Ces images me semblent malgré tout étrangement familières. Dans mon souvenir en effet, je crois en avoir aperçu certains à l'intérieur d'ouvrages que j'ai jadis étudié. C'était durant mes études au sein de la Grande Bibliothèque enfouie dans les sous-sols de la Cité de Cristal. J'étais alors un jeune Novice en ce qui concerne notre Art. Et si je me souviens bien de ce que j'ai entrevu parmi les nombreux symboles catalogués sur les pages parcheminées de ces ouvrages, ces pentagrammes ressemblent à des avertissements. Ils datent certainement de l'Age des Géants, ou peut-être, juste après les Grandes Batailles qui ont vu la Chute de ceux-ci et de l'Ancien Empire. Quant aux textes hiéroglyphiques, j'ai l'impression qu'ils retracent l'un des multiples affrontements que nos anciens Maîtres ont connu face aux hordes Draconiques. Ils rappellent, j'en ai le sentiment, l'une de leurs rencontres sanglantes. C'était peu de temps avant le Cataclysme, et que les Dragons ne refluent jusque dans leurs antres mi-montagneuses mi abyssales.
Je murmure plusieurs mots : « Azeth Hym Sekathyt Rafoth Dé Kamak ». Et mes doigts se chargent de flux ; l'Art emplit mon corps et se diffuse jusqu'au cœur de chaque cellule de celui-ci : le Mégalithe est donc investi d'une Magie puissante et ancienne. J'hésite. Je ne sais que faire, car tout ceci m'intrigue au plus haut point. Je pense que je vais rester ici jusqu'à la fin de la journée. Et je vais étudier ce Mégalithe de plus près afin de trouver la solution à l'énigme qu'il me pose…