La Citadelle des Ombres
Dominique Capo
Je suis complètement épuisé par cette première journée de marche vers l'Est. Ma progression au cœur des Territoires Extérieurs a été longue et extrêmement épuisante. J'ai croisé la route de Géants de Pierre qui, d'après ce que j'ai lu dans plusieurs ouvrages de la Grande Bibliothèque, n'étaient censé exister que dans les Légendes. J'ai, pour la première fois, aperçu les Monts du Levant, ainsi qu'un certain nombre de mystérieuses créatures qui semblent habiter au sommet de leurs plus hauts pics. Puis, j'ai rencontré cette énigmatique Pierre Levée. Je l'ai étudiée durant une bonne partie de l'après-midi, pour tenter d'en percer les Secrets. Cet exercice m'a absorbé durant des heures ; j'y ai englouti la plus grande partie de mon Énergie Psychique. Et maintenant, alors que je viens de m'allonger sur la maigre couverture qui me sert de couche, la faiblesse m'envahit. Je ferme donc les yeux, et me laisse submerger par le sommeil.
Mon esprit se met à vagabonder à travers l'espace et le temps. J'aperçois des lieux dont j'avais oublié l'existence depuis longtemps. J'ai le sentiment de revivre des situations qui m'ont plus ou moins marqué tout le long de mes jeunes années. Je revois des visages que j'ai jadis croisés au cours de mes multiples pérégrinations au sein de l'Empire. Je reconnais des lieux où j'ai vécu en différentes contrées du Monde Connu. Mais, très vite, parmi ces multitudes de représentations diverses et variées, l'une d'elles efface les autres.
J'ai environ une dizaine d'années. Je vis à Roc-le-Jeune, avec mes parents et mes frères et sœurs. Nous sommes une fratrie d'une douzaine d'enfants. Mais j'avoue que je ne me souviens pas du nombre exact. Quelques-uns sont en effet morts en bas âge. Malgré tout, je me rappelle de l'une de mes sœurs : Marielle ; elle est née quatre ou cinq ans après moi. Et elle est décédée au cours d'un hiver particulièrement rude, alors qu'elle venait tout juste de fêter son premier anniversaire.
Je me remémore maintenant cet épisode. A ce moment-là, la région rattachée administrativement à la Cité de Vingareth subit des tempêtes de neige à répétition. Les champs et les routes sont ensevelis sous un épais manteau blanc. Des congères apparaissent un peu partout. Les arbres sont recouverts de givre ; ils ressemblent à des créatures monstrueuses et difformes figées dans des positions incertaines. Souvent, nous comprenons que le temps va changer dans les minutes suivantes, car d'épais nuages noirs s'accumulent dans le Ciel ; ils obscurcissent l'horizon en moins d'une dizaine de minutes ; juste le temps pour nous de nous réfugier à l'abri, soit à l'intérieur de notre demeure familiale, soit chez un voisin. Ou bien, si nous sommes trop loin, nous nous cachons dans une grotte, dans le creux d'un arbre, ou au cœur d'un épais buisson. Un vent glacial souffle également continuellement, s'insinuant partout ; il se glisse entre les arbres de la forêt, se propage dans les rues du village, et jusque sous les portes des masures les mieux calfeutrées.
Nous n'avons pratiquement rien eu à manger pendant deux mois. Nous dînons peut-être une fois tous les deux jours. Et nous allons souvent dans les bois environnant le bourg pour y chercher des racines comestibles. De retour chez nous, ma mère les fait alors cuire dans une marmite remplie d'eau. Et nous nous en nourrissons, en l'absorbant à la manière d'une soupe ; mais celle-ci s'avère particulièrement insipide.
Ainsi, alors que le soir tombe rapidement, je nous vois en forêt. Nous sommes sur le chemin qui sort de celle-ci et qui conduit à Roc-le-Jeune. Et nous nous apprêtons à rentrer au village. Soudain, Marielle est prise de toussotements. Tout d'abord, il s'agit de légers soubresauts qui s'éteignent vite. Mais, au bout de quelques minutes, ceux-ci reprennent de plus belle. Et cette fois, ils sont beaucoup plus intenses.
Marielle, qui sait à peine marcher, lâche tout à coup la main de ma mère. Elle se plie en deux, fait quelques pas hésitants, titube en se tenant le ventre. Elle se rattrape comme elle peut contre un arbre mort sur le bas-côté du sentier. Elle commence à évacuer des glaires par la bouche. Un filet de sang se discerne entre ses lèvres ; il se mêle à la bave qui lui dégouline sur le menton, et aux portions de morve qui s'échappent de ses narines. La Glaude se précipite dans sa direction pour lui porter secours. Mes frères, mes autres sœurs et moi l'entourons en nous demandant ce qui est en train d'arriver à notre petite sœur adorée. Puis, avant qu'aucun de nous puissions effectuer le moindre geste vers elle, avant que nous ayons le temps de l'allonger, de desserrer ses vêtements, ou de lui donner à boire, elle est victime d'un ultime haut le corps. Et, elle rend son dernier souffle. Ceci, en moins d'une minute. Les jours qui suivent, nous apprenons que Marielle n'est pas la seule à avoir été la proie de ce mal foudroyant. Une bonne quinzaine de personnes se sont éteintes de cette manière, après avoir ingurgité des racines ressemblant à celles dont nous nous sommes nourri. Un peu plus tard, il est porté à notre connaissance, qu'elles peuvent s'avérer mortelles pour les êtres de constitution défaillante. D'ailleurs, ce sont surtout des vieillards déjà très affaiblis, ou les enfants en bas-âge ayant à peine quitté leur berceau, qui en sont affecté.
Or, Marielle, elle aussi, est dans ce cas. C'est la première fois que la Glaude a désiré qu'elle nous accompagne. Mon père s'y est opposé, mais ma mère a insisté. Et, pour une fois, elle a eu gain de cause. J'en suis extrêmement surpris : que le Patriarche laisse son épouse emporter la décision est une gageure à marquer d'une pierre blanche. Mais, si les images qui défilent dans mon sommeil évoquent correctement cette période de mon enfance, il vient à peine rentrer de la seule auberge du bourg « le Repos du Troll Voyageur ». Il est donc passablement enivré quand la Glaude lui demande la permission d'emmener la petite. Je suis d'ailleurs certain que s'il avait toute sa tête, le dialogue entre mes deux parents serait tout autre.
A notre retour, ma mère reçoit une correction qui, si elle n'est pas la première, manque de la tuer. Lorsque mon père apprend le décès de sa fille chérie, il s'effondre tout d'abord de chagrin ; elle était sa préférée de nous tous. Puis, au bout de quelques secondes, il lui saute à la gorge. Poussant un hurlement de dément, les yeux révulsés par la colère, des larmes d'amertume lui coulant sur les joues, il s'agrippe à sa gorge. Il se met à la serrer de toutes ses forces. La face de la Glaude devient immédiatement toute rouge ; elle commence à suffoquer. Mes frères, mes sœurs, et moi nous précipitons à son secours. Nous tentons de desserrer l'étau dans la mesure de nos moyens. Mes frères les plus âgés essayent d'empoigner le corps massif du Patriarche. Ils tentent de lui faire entendre raison. Ils cherchent à écarter ses mains ; car ma mère commence à manquer d'oxygène. Mais, il en envoie valser deux à l'autre bout de la pièce. Un autre, l'aîné, se jette à son tour sur lui. Ce dernier s'accroche fermement à ses habits, déchirant même la chemise maculée de vin poisseux qu'il porte. Il reçoit aussitôt un coup de coude de sa part, et s'écroule en poussant un cri de stupeur et de souffrance. Je me précipite alors, m'attendant à encaisser un coup particulièrement violent. D'autant qu'avec ma frêle constitution, je ne suis pas le plus efficace en combat rapproché. Malgré tout, à ce moment-là, je ne pense qu'a une chose : sauver la Glaude des griffes de mon père. Je m'élance en direction de son dos. Je grimpe dessus, mes doigts se cramponnant au peu de chevelure qui lui reste autour de ses tempes. Il se met à crier. L'une de ses mains abandonne sa proie pour essayer de m'attraper. Je l'évite, une fois, deux fois.
Tandis que je sais que le Bossu va, tôt ou tard, finir par me saisir, une étrange sensation s'empare brusquement de moi. J'ai le sentiment de savoir exactement dans quelle direction ses doigts sont sur le point d'aller. Est-ce la peur, la colère ? Je ne sais pas. Mais, leur image s'imprime dans mon esprit quelques secondes avant que ceux-ci n'entament leur élan. Je devine chacun des gestes qu'ils s'apprêtent à effectuer. Et je les devance instinctivement. Parallèlement, mes propres phalanges commencent à se mouvoir, presque malgré moi. Comme si ils étaient animés d'une puissance mystérieuse, ils sont pris d'une frénésie incontrôlable. J'essaye tant bien que mal de les diriger sur mon père, mais je n'y parviens pas. Ils attrapent la peau de son dos à l'endroit. Ils foncent vivement en direction la chair boursouflée de sa bosse. Je m'imagine en même temps qu'il s'agit d'un segment de beurre. Dès lors, ils s'y introduisent aisément. Ils tirent cette masse carnée vers l'arrière. Des exclamations de surprise fusent derrière moi ; je les entends à peine. Je suis tellement absorbé par le mouvement – quasi-surnaturel – que je suis en train d'effectuer, que j'ai l'impression que le décor autour de moi a disparu. Toute mon attention est concentrée sur le frémissement qui les anime.
Le Patriarche ne parvient pas à m'atteindre. Mes doigts ne lâchent pas prise ; et il finit par basculer en arrière.
J'escalade le haut de son corps. Au même instant, celui-ci s'écroule sur le sol. Mes mains réussissent à s'échapper de l'intérieur de son enveloppe musculaire. Mes pieds atteignent à leur tour le sol. J'atterris lentement, un peu comme s'ils plongeaient dans un élément cotonneux. Et je m'éloigne de lui en m'apercevant des regards ahuris des autres occupants de la pièce.
Toujours par terre, le Bossu me fixe comme si j'étais possédé par un Démon. « Qu'a… qu'a tu fais ? hurle-t-il. Comment as-tu pu glisser tes mains à l'intérieur de moi ? » Ses yeux sont exorbités, a la fois de terreur et d'une once de folie. Il recule précipitamment dans un des coins de la salle, renversant au passage une cruche d'eau qui se trouve sur son passage. Il dit : « la Glaude, les enfants, ne l'approchez pas ! Il y a quelque chose de pas naturel en lui. ». De mon côté, je les observe tous comme si je les voyais pour la première fois. Ils m'apparaissent quelques secondes comme des inconnus. Puis, après ce léger laps de temps, ma vision redevient normale. Les images qui m'ont envahi l'esprit un moment auparavant se sont évanouies. Mes doigts agissent de nouveau en fonction des ordres que je leur donne. Je les tend d'ailleurs en direction de mes frères et sœurs en les agitant légèrement. Rien n'advient, mais ces derniers reculent à leur tour contre le mur de la maisonnée. Ils sont inquiets. Et seule ma mère, après deux ou trois secondes d'hésitation, ose finalement s'approcher de moi sans crainte.
Alors, elle me prend dans ses bras en me caressant tendrement le visage. Je me mets soudain à pleurer à chaudes larmes : « Que m'est-il arrivé ; j'ai tellement eu peur qu'il te tue ! Fais-je en me réfugiant contre elle. « Ce… ce n'est rien mon petit, répond-elle. Je ne sais pas comment tu t'y es pris, Aÿcart, et je ne souhaite même pas le savoir, mais tu m'as sauvé la vie. Pour moi, c'est le plus important. Je ne l'oublierai pas. ».
C'est ainsi que, tout à coup, mes parents réalisent que je ne suis pas comme les autres. Ils m'observent désormais différemment. Ma mère tente d'oublier l'incident du mieux qu'elle le peut ; parfois pourtant, je sens son regard inquiet peser sur moi. J'ai aussi le sentiment qu'elle nourrit de sombres projets à mon encontre. De son coté, mon père se met à s'abreuver encore plus qu'avant ; et c'est très souvent qu'il rentre chez lui complétement soul. Et à chaque fois qu'il me dévisage, c'est comme s'il est sur le point de me sauter dessus. D'ailleurs, tout au fond de mon esprit, je sens ses doigts frémir d'indécision, et des sortes de filaments indistincts essayer de s'approcher de moi.
Cette image s'effiloche progressivement. Ce souvenir se dissipe tandis que la réalité reprend lentement ses droits. Et je finis par ouvrir les yeux sur le décor à la fois étrange et désolé qui m'environnait au moment où je me suis endormi.