La Constance (I)

fabiodonatello

I

Gabriel ouvre les yeux. Non que le sommeil vienne à peine de le quitter, au contraire, mais il sent que le tic tac insupportablement bruyant de cette satanée horloge finira pas le rendre cinglé s’il persiste à tenter de dormir (comment fait-on d’ailleurs pour garder un engin pareil dans une chambre à coucher ?) Il examine l’heure : 5:25, et le sang lui monte à la tête tant l’irritation le démange : trente minutes qu’il s’impatiente dans le lit. Il pourrait en sortir et mettre fin à cette singerie grotesque (il pourra peut-être rejoindre Clarice à la maison sans qu’elle ne s’en aperçoive…), et pourtant, à chaque fois qu’il croit avoir pris la résolution de se lever, la machinale et inexplicable peur qu’Alex puisse se réveiller le porte à reconsidérer son geste. Serait-ce possible que la peur puisse mettre un terme au sommeil ? Une sorte d’alarme, un frémissement aux tympans comme si la pression de l’air vacillait soudain… Peut-être. Ce qui est certain, en revanche, c’est cet instinct de désarroi qui l’habite toutes les fois qu’il se réveille chez lui. Ce désir de partir avant… Avant quoi ? Mais Gabriel n’y pense déjà plus, il est trop tôt pour s’encombrer avec de telles questions de toute manière…

Finalement – dans un élan d’agacement – il soulève précautionneusement le drap et glisse en dehors du lit. Il s’assied chancelant à son bord puis jette – sans réel intérêt d’abord – un coup d’œil par-dessus son épaule, et constate qu’Alex ne s’est pas réveillé. Faisant appui sur ses bras nus, Gabriel se lève, toujours avec cette identique circonspection entre affection et angoisse à lui si particulière que l’on peine à cerner distinctement. En traversant la chambre à coucher à pas plus que feutrés, il prend d’un geste désinvolte la chemise et le pantalon impeccablement rangés la veille par-dessus le valet muet et va silencieusement à l’encontre de la glace qui lui renvoie son reflet encore obscur. Il enfile son pantalon, en prenant soin de ne pas faire tinter la ceinture, de ne pas faire tomber les clefs de sa poche, de ne pas respirer, puis commence à boutonner sa chemise, en silence,… en silence…

Le miroir ne pourrait être là que par caprice : Gabriel ne se regarde même plus, il fait défiler les boutons nacrés sous ses doigts avec audace sans même y jeter un regard. Pourtant, l’attrait majeur qu’il porte à ce long miroir ovale, c’est ce qu’il y a au-delà. De derrière la glace, Gabriel le surveille. Dans la mince mais limpide lumière du matin qui filtre déjà à travers les volets, il observe Alex dormir comme il l’a toujours fait. Et malgré l’insensé mais intense espoir qu’il ne se réveille pas, au fur et à mesure que Gabriel le regarde, l’empressement de tout à l’heure semble momentanément disparaître, s’engouffrer peu à peu dans une autre dimension. Comme toujours. Et pour la énième fois, Gabriel cède à ce moment d’attentive perception, venant à en oublier l’irritation, la peur,… et même Clarice. Son regard balaie rapidement la chambre comme pour s’assurer qu’il n’y ait personne d’autre, puis se pose sur le lit, et là, chaque seconde qui passe apporte une netteté de plus à ses yeux ; tout se dessine dans le moindre détail. À intervalles régulières, le drap de soie couleur ivoire se gonfle puis retombe, formant ces ondoiements lisses mais irréguliers qui scandent le torse lisse et robuste de l’homme avec qui il a passé la nuit à chaque respiration. Dans la pâleur de l’aube de ce matin d’automne, Gabriel contemple son visage inaltéré qui – exempt de toute cette exaltation tant vue – semble émaner quelque chose d’inexprimable. Une lumière propre. Une beauté pardonneuse. Oui. Immobile, il le regarde, peut-être par crainte qu’il se réveille et qu’il commence à vouloir le retenir à nouveau, ou peut-être pour se dire une fois pour toutes qu’en fin de compte il l’aime vraiment. Il ne sait pas. C’est une image comme tant d’autres, une image qu’il côtoie souvent, après tout. Un phénomène quelconque, mais qui pourtant, parvient toujours à lui paraître comme empreint d’une préciosité inexplicable, à mi-chemin entre banalité et miracle. Oui… pense-t-il. Mais soudain il émerge de ce monde insidieux ; la réalité le rattrape vite : il sait que ce n’est qu’illusoire, qu’il y a un revers beaucoup moins plaisant,… et que ce n’est plus le moment de s’attarder à présent.

Sous son poids, le parquet revêtu de moquette bordeaux laisse échapper un crépitement, et bien que le bruit ne soit pas plus fort qu’un écho dissipé, il résonne dans son esprit aussi puissant qu’un tir d’artillerie. Il s’arrête, et la respiration qu’il avait inconsciemment figée reprend lentement sa cadence avec un soupir : Alex dort toujours. Le soulagement qui s’ensuit est indécent mais réel. Cependant le cœur continue à marteler à l’intérieur de lui car la peur que ses yeux puissent s’ouvrir d’un moment à l’autre devient maintenant chaque seconde plus pressante. C’est comme la vibration d’une avalanche imminente dérobant le sol sous ses pieds. Il sait que s’il se réveille, le désastre sera inévitable. Oui, il est à nouveau en train de le regarder, mais le sourire s’est évanoui, son esprit est ailleurs, au-delà de cette beauté plate qu’il contemple, de ce petit miracle purement esthétique.

Il le regarde de derrière le miroir, et pour la première fois il trouve enfin le courage de se dire qu’il y a quelque chose qui l’agace chez ce jeune-homme. Là, debout devant la glace, immobile dans l’étouffante chaleur de la chambre encore sombre, il réalise pour la première fois que cet embarras ne l’avait jamais quitté. Mais qu’il avait toujours essayé de ne pas y penser, l’avait toujours dévié, évitant de lui mettre des mots, quelque chose de concret. Puis, finissant par oublier ce malaise, il avait patiemment et servilement attendu que le désir reprenne.

C’est cette manie de vouloir toujours le retenir qui est insupportable. Oh, bien sûr, le sourire par lequel Alex l’accueillera en le voyant (un de ses sourires particulièrement fascinants, il faut l’admettre, déjà empreints de cette élégance prodigieuse à peine réveillé) troublera pour un instant toutes ses intentions, au point de se demander même d’où venait toute cette crainte infondée. Mais ensuite… ensuite en apercevant Gabriel déjà prêt à sortir, il lui demandera dans un fil de voix déconcertée – en tâchant de bien plisser les yeux et de scruter l’horloge – s’il va réellement déjà partir… ou mieux encore : il lui demandera s’il passera dans la journée. Et dans le cas où Gabriel s’aviserait à donner la réponse décevante tant redoutée (toutes le sont, en fin de compte) il assumera son air désappointé effroyablement ostentatoire comme s’il espérait qu’en montrant sa contrariété il parviendrait à ses fins, que Gabriel se résoudrait à rester encore un moment.

Oui, un réel désastre. Gabriel soupire (et cette fois sans demi mesure). Ses intentions quant à partir au plus vite reprennent instamment sans pourtant étouffer le brin de découragement et le malaise qui veillent en lui. Car malgré le sentiment d’une satisfaction apparente, une amertume latente semble vouloir tout contester. Il aimerait tant lui faire comprendre l’insignifiance de leur relation. Lui faire comprendre qu’ils ne sont que deux esprits superflus et incompatibles qui s’enlacent et se dénouent, deux vagues éloignées que le hasard du vent à fait rejoindre, mais dont l’eau est si différente qu’elle ne fait d’elles qu’une fusion momentanée. Pourquoi Alex s’obstine-t-il à faire preuve d’autant d’attachement ? Serait-ce vraiment concevable qu’il ne parvienne pas à comprendre le gouffre qu’il y a entre eux et les sentiments ? Celui que Gabriel s’acharne à maintenir dans l’espoir qu’il abandonne ses attitudes puériles et qu’il comprenne enfin la réelle différence entre le corps et l’âme. Lui et Clarice. Gabriel le considère un moment, oui, il est des jours où il aurait aimé ne jamais l’avoir connu…, ou peut-être s’il avait été plus âgé, une majeure complaisance vis-à-vis de leur rapport…

Soudain quelque chose semble s’éclairer à l’intérieur de Gabriel. Comme une révélation montant peu à peu à la surface, une vérité surgissant après une attente incommensurable. La sensation de plénitude qu’il éprouve subitement le réconforte discrètement mais avec une assurance tenace. Gabriel – le col de sa chemise remonté prêt à accueillir sa cravate – fixe Alex, et bien qu’il n’ait pas trouvé dans cette illumination le remède à son grandissant écœurement à l’égard de leur situation, il en trouve néanmoins ce qui semble être la réponse à toutes ses questions : Alex n’est qu’un novice dans la désespérée attente de devenir l’adulte qu’il n’est pas, qu’un éphèbe guindé qui repaye par sa grâce et sa beauté mais qui n’a rien d’autre à offrir. Mais bien sûr… Cette prise de conscience tombe comme un couperet. Comment n’avait-il pas pu s’en rendre compte auparavant ?

Gabriel a la subite impression qu’il n’y a plus de préoccupations auxquelles se morfondre. Soudainement blanchi de toute cette torpeur qui lui ravageait l’esprit, le présage qu’il réglera tout cela à temps et de manière des plus émérites se propage en lui comme une injection fatale. Mais même si la tension retombe, une partie occultée au fond de lui sait qu’il n’y parviendra pas aussi facilement (ou qu’il n’y parviendra probablement jamais…)

Instantanément affranchi de toutes ses préoccupations, il achève fugacement le nœud de sa cravate : il mettra les choses au clair avec lui une autre fois. Il enfile ses chaussures et s’apprête à les attacher,… et puis non : il le fera une fois dehors, dans le couloir. Il arrache presque son manteau de la patère et manque d’arracher même celle-ci en ôtant l’écharpe du crochet. L’état de fébrilité au moment de partir est toujours le même, une réelle bombe à retardement. Gabriel est conscient que dans cinq minutes tout lui semblera lointain et ridicule, mais à l’instant même, la crise de panique est aussi ferme que l’espoir que Clarice ne remarquera rien à son retour…

Il accomplit les derniers mètres qui le séparent de la porte de l’entrée, le cœur paraissant exploser à chaque battement. Il agrippe la poignée puis la baisse. C’est un étrange état de suspension, comme si tout s’était soudainement dégradé. L’oreille lui en siffle. Gabriel tire la porte juste de l’espace nécessaire pour s’y faufiler et le corridor est si près qu’il lui semble impossible de pouvoir le rater, tandis que d’un autre côté… Gabriel n’achève pas sa pensée, il se glisse à travers l’ouverture et bascule dehors frôlant porte et mur comme si celle-là était restée bloquée. À cheval entre l’appartement et le couloir encore plus sombre et silencieux, Gabriel jette une dernière fois le regard sur le lit (bien qu’il ait passablement de peine à y avoir une vision directe étant donné l’angle de vue qu’il peut se permettre d’où il se trouve…) et il n’a pas besoin d’en voir davantage. Gabriel referme la porte sur lui avec la seule certitude qu’il souhait avoir.

Alex dort toujours.

II

… Mais Alex ne dort pas. Malgré ses yeux clos et son air placide, son esprit est au aguets depuis bien plus longtemps que celui de Gabriel. Au-delà de l’incessant bruit de l’horloge (il faudra d’ailleurs qu’il la change car elle devient insupportable…) son ouïe est dans l’alerte la plus absolue, perçoit chaque frémissement, chaque vibration dans l’air. Il y a quelques mois en arrière il se serait délecté à leur donner une nature, mais à présent qu’il les connaît et les devine par cœur, le fait de leur donner un sens se fonde désormais plus sur le réflexe que le réel plaisir. C’est le même principe du fil d’Ariane…, pense-t-il, comme en détenir les deux extrémités et de malgré tout continuer à parcourir le sentier à travers le labyrinthe… Ce sont les ingrédients d’une recette médiocre et désuète que l’on perpétue malgré tout par tradition, le pire étant de savoir à l’avance que l’amertume du résultat sera inéluctable ; Gabriel finira de toute manière par partir. N’est-ce pas ? Alex trouve soudainement toute sa comédie absurde. Jusqu’à quand croyais-tu vraiment pouvoir le retenir ici, Alex ? Il ne répond pas, il écoute (c’est plus fort que lui), bien qu’il n’y ait plus rien à écouter : la porte vient de se refermer emportant Gabriel derrière elle. S’il en était d’humeur, il pourrait battre le rappel du moindre décibel. Du frottement de la chemise que Gabriel enfile et boutonne avec ses doigts encore engourdis par le sommeil, au nombre de tintements que fait la ceinture lorsqu’il ramasse son pantalon du porte-habit. Oui, s’il en était d’humeur… Mais étrangement, le seul souvenir qui se distingue parmi les milliers d’autres dont il serait capable de révoquer, c’est celui de Gabriel s’en allant toujours à la dérobée, comme si une honte acharnée s’était brusquement saisie lui.

Alex ouvre les yeux et sa main glisse machinalement de l’autre côté du lit encore tiède comme pour s’assurer que Gabriel soit bien parti. Mais cela n’a rien d’une consolation. Il repousse brutalement les couvertures et se lève ; plus la peine qu’il feinte davantage. Vêtu d’un simple short, il marche les quelques pas qui le séparent de la fenêtre (il réalise que la chaleur est insoutenable pour une si petite pièce…) et l’ouvre ; l’air qui filtre des volets encore clos lui parvient comme une bouffée de vie vigoureuse, mais il sent déjà que son intensité n’est que passagère. Il décroche puis repousse les battants qui grincent et tapent contre la façade à l’extérieur. Alex se penche – dans un élan de stupide angoisse – par-dessus la fenêtre, presque dans l’espoir de déceler une dernière fois la silhouette de Gabriel qui s’éloigne et disparaît au milieu de la brume au fond de la petite ruelle descendante. Mais la ruelle est déserte, il n’en demeure pas stupéfait dans le fond et pourtant (malgré l’apparente indifférence) l’abattement qui l’envahit s’accapare de lui comme un étau resserré à bout.

Il revient en arrière et se laisse lourdement tomber sur le fauteuil, le voilà de nouveau seul. Dans son maudit appartement encore vide. Quelque chose lui dit qu’il aurait dû se réveiller avant, comme certaines fois, ne pas donner à Gabriel la satisfaction de rester planté là… Mais ce reproche est vite étouffé par une conviction bien plus probante ; qu’il se réveille ou pas, cela n’aurait rien changé. Non. Au contraire, il aurait remarqué une fois de plus l’instantané et bref désarroi qui s’installe sur le visage de Gabriel à chaque fois qu’il se réveille. Celui qu’il flaire déjà les yeux fermés. Puis il aurait fait semblant que cela ne l’affecte en rien, que tout est dans l’ordre… Alex essaye de s’imaginer, là, dans le lit. Il n’a pas besoin de beaucoup d’inventivité, à vrai dire il n’en faut aucune, juste quelques souvenirs. Alex est secoué d’un rire nerveux, il se sent soudainement ridicule. Tout est absolument privé de sens. Peut-être aurait-il dû malgré tout tenter ? Les secondes s’écoulent péniblement, et toute cette grandissante résignation qu’il aimerait tant transformer en indifférence ne semble pas vouloir démordre.

Quelque chose attire son attention, une lueur. Son regard vaquant se concentre instinctivement sur cet éclat d’or, oscillant sur la commode à côté du lit. S’il ne l’aimait pas, pourquoi prendrait-il la peine d’ôter à chaque fois son alliance ? Pour un instant Alex se convainc qu’il le lui demandera, puis il se ravise tout de suite. Dans un élan de lâcheté ou de courtoisie, il décide qu’il n’en sera rien, qu’elle restera une de ces questions tacites qui finira par trouver la réponse auto-complaisante ou qui verra ses désirs personnels récompensés par le bénéfice du doute. Il le préfère ainsi après tout, ça fera peut-être moins mal… Oui, tant pis… Alex la conservera blottie au fond de son esprit dans l’acharnée attente d’être oubliée, (ou la préservera pour les jours de pluie ou les nuits sans lune…) il ne sait pas encore très bien. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que Gabriel n’en saura rien. Non.

Et pourtant, malgré la lueur de la bague que Gabriel ôte constamment et qui semble déjà n’être qu’un mirage lointain, le regard vague, Alex se heurte pour la énième fois à une évidence qui se démarque chaque jour un peu plus : Gabriel ne l’aime pas. Pourquoi s’obstine-t-il encore à y croire ? Et comme s’il était tout à coup mieux réveillé, plus réceptif à la vérité elle-même, il se demande si, en fin de compte, il ne s’est pas tout simplement trompé. S’il n’a pas, en fin de compte, que simplement mal perçu la réelle signification que Gabriel voulait donner à leur relation… Car après tout il ne représente pour cet homme qu’une distraction parmi tant d’autres. (Cette prise de conscience le frappe au ventre de plein fouet, mais pourquoi se voiler la face indéfiniment ?) Le genre de distraction qui se renouvelle continuellement au moindre ennui. Et il l’ennuie, il le sait. Il se garde le plus possible de laisser transparaître ses attentes mais parfois c’est plus fort que lui (est-ce bien cela qui l’agace en fait ?) Si seulement Gabriel l’aimait comme lui il l’aime… Ce serait si merveilleusement plus simple, ils pourraient enfin arrêter de se transir et tout recommencer depuis le début. Alex se l’imagine avec Clarice en cet instant, et se demande comment la journée s’écoule. Avec elle. Les petites attentions instinctives, les enlacements spontanés, et il pense à cette chance qu’elle a, cette Clarice qu’il ne connait même pas, mais dont elle ne saisit – sans doute – pas la valeur immensurable qu’elle pourrait représenter pour quelqu’un d’autre, qu’elle pourrait représenter pour lui.

Non, Gabriel ne l’aime pas, et Alex s’est rendu compte depuis longtemps qu’il ne fallait rien attendre de lui. Qu’il n’était qu’un pion sur l’échiquier et que le prix à payer pour les instants passés en sa compagnie était d’être inévitablement laissé un jour ou l’autre, sans recours. Pourtant il y a ce maudit désir sous-jacent qui le retient,… ce même désir qui le décevra tôt ou tard, il le sait… Alex attend sur Gabriel car il est conscient qu’il ne parviendra pas à mettre un terme à leur relation tout seul,… qu’il compte trop à ses yeux. Autant que ce soit lui qui le fasse si cette histoire lui paraît plus délétère que bienfaisante. Alex attendra – il sait d’ores et déjà que c’est stupide et qu’il le regrettera, mais il l’aime trop pour avoir le cran de faire le premier pas.

Un coup de vent balaye la chambre paraissant la glacer, et le vide soudain qui s’empare de la pièce semble tout à coup venir le transpercer à travers la peau et le dépouiller de tout son intérieur. Alex regarde l’heure et réalise avec mal que Gabriel était toujours là dix minutes auparavant. Il regarde à la fenêtre, observe un moment les nuages qui s’amoncèlent déjà dans le ciel et se demande s’il parviendra à ôter Gabriel de sa tête. Il essaye de trouver quelque chose à faire qui réussira à éclipser cet homme un tant soit peu, quelque chose qui lui fera d’une certaine manière perdre un peu de son existence et de son importance dans son esprit, en le mettant dans un recoin où il continuera toujours à vivre mais amoindri.

Il pense au fait qu’il lui reste encore de l’argent dans son portefeuille, qu’il pourrait appeler quelqu’un et descendre en ville dîner, puis s’acheter quelque chose… Ne devait-il pas d’ailleurs acheter quelque chose ? Un cadeau. Alex fronce les sourcils. Une petite réception à laquelle il avait été convié (cela n’a rien d’une réception, juste une fête, mais il se divertit à l’appeler ainsi ; le faste que le mot émane l’attise de manière délicieusement pitoyable) Est-ce bien aujourd’hui au fait ? Il n’a pas le souvenir de l’avoir écrit nulle part. Alex plisse les yeux et compte les jours consciencieusement en silence. Ce n’est pas possible, pourquoi s’en souvient-il que maintenant ? C’est ce soir, conclut Alex avec une certitude implacable, l’air faussement contrarié. Voilà sa journée qui se trace. Il ira dîner tout seul, passera l’après-midi à chercher quelque chose à offrir à Raphaël et sa pimbêche de fiancée, puis les rejoindra vers vingt heures. Et si tout va bien, Gabriel ne sera qu’un souvenir indistinct jusqu’à ce qu’il décide de lui revenir…

Si tout va bien…

Alex regarde à nouveau l’heure et soupire : 5:45. Les heures qui l’attendent avant de prendre la voiture et chercher un endroit où manger s’érigent devant lui comme une muraille incontournable où Gabriel reste à fleur de peau. Il ne sait pas encore très bien ce qu’il fera en attendant. Ne pas penser à Gabriel,… surtout ne pas y penser… Il soupire, encore. Il sent que ce ne sera qu’une tentative, qu’il essaiera. Alex reste toujours assis, calme. C’est étrange : à présent que sa journée s’est dessinée dans le moindre détail, la pression est retombée, les heures paraissent plus amples.

Oui, il demeure assis sur le fauteuil sur lequel il s’est laissé lourdement tomber, de nouveau seul. Dans son maudit appartement encore vide. Quelque chose lui dit qu’il aurait dû se réveiller avant, comme certaines fois, ne pas donner à Gabriel la satisfaction de rester planté là…

Peut-être… peut-être…

III

Bien qu’il ne manque que cinq minutes à sept heures les rues du centre-ville sont encore imprégnées de ce silence modéré, le bruit ne s’aventurant pas au-delà d’un volet trop brusquement ouvert par une poussée encore maladroite ou le vrombissement d’une voiture au lointain, disparaissant avant même de l’avoir vraiment remarqué.

Assise sur un fauteuil, les jambes croisées, le dos droit et la tête courbée, Nathalia paraît sortir d’un certain tableau de Fragonard… si ce n’est qu’il n’y a pas de livre entre ses doigts graciles mais des aiguilles par-dessus lesquelles des mailles de laine couleur crème s’alignent déjà à bon train pour une heure aussi avancée.

Nathalia jette un rapide coup d’œil à la pendule qui se trouve face à elle de l’autre côté du salon, et aussitôt – sans s’en apercevoir réellement – les aiguilles se mettent à tourner plus vite : elle sait sans avoir besoin d’y penser que dès qu’Adrian se sera réveillé rien ne pourra plus la maintenir concentrée. Elle sait que dès qu’il reprendra à vivre dans cet appartement et dans son esprit retenu ailleurs, il finira par absorber ses pensées entières, à les canaliser (sans le vouloir) vers lui comme un conduit invisible et puissant, et qu’elle ne parviendra pas à s’en extirper. Alors que dans le fond, (la bienveillance qu’on lui a constamment inculquée lui empêche de l’admettre complètement) cet instant où tout paraît être derrière elle et où l’encombrement des réflexions semble stagner encore dans l’ombre fragile de l’aube, c’est ce qui, en quelque sorte, la retient en vie. Elle sait bien que c’est futile et – surtout – bref, et pourtant c’est exactement l’éphémère prodige qui est en train de se produire : Nathalia, les sourcils froncés et les yeux encore plissés par le sommeil derrière ses fines lunettes n’existe que pour elle-même.

L’horloge de parquet cependant sonne déjà sept heures, Nathalia sursaute presque, et tandis qu’elle se concentre stupidement sur le bruit du balancier, elle parvient pour la énième fois à se convaincre qu’après tout, même si Adrian n’avait pas été là, le tumulte croissant de la ville en éveil aurait de toute manière finit par l’arracher à ce miracle, qu’il n’y est pour rien en fin de compte. Une partie d’elle s’en persuade sincèrement, sans remontrance aucune, mais une autre, moins perceptible, sait avec certitude navrante – même si elle se l’avoue avec peine – qu’Adrian n’en est pas totalement acquitté…

Une porte grince depuis le couloir de l’appartement. Les doigts de Nathalia s’arrêtent net. Voilà. Malgré la conviction de toute à l’heure, elle perçoit cet instant comme une cloche annonçant son propre anéantissement, elle ne peut s’empêcher de le maudire (de le maudire lui ?), Nathalia cesse d’exister ici et maintenant. Au fur et à mesure que les pas d’Adrian s’approchent d’elle, c’est une partie d’elle qui s’efface ; dans quelques secondes elle ne sera plus qu’une ombre le suivant à la trace.

« Bonjour, Nathalia », le ton de sa voix est encore empreint d’une fatigue qui la lui rend effroyablement éraillée. Nathalia ferme les yeux et frémit. C’est sans doute la fenêtre, pense-t-elle, et comme pour s’en persuader elle lève la tête puis regarde à travers ; elle reste ainsi quelques secondes, sans vraiment voir les nuages qui commencent à couvrir le ciel bleu, sans vraiment voir la mer turquoise qui commence à s’assombrir. Et soudain, une certitude vient la foudroyer sur-le-champ, avant même qu’elle n’ait le temps de s’en apercevoir : celle d’une averse imminente. C’est un pressentiment aussi inopiné qu’irrépressible, comme toutes les intuitions après tout, non ? Pourtant celle-ci est différente,… elle est presque trop perçante… Ce n’est qu’un flottement indistinct dans l’air, et pourtant il est aussi incisif que l’éclair en pleine nuit. Oui. Puis – avant même d’avoir eu le temps de penser à autre chose – un frisson la parcourt d’une rapidité et d’une vigueur extrêmes, venant comme l’arracher d’un éclat subit à cette mystérieuse et étrange subjugation.

Adrian apparaît de derrière elle et l’embrasse sur la joue, Nathalia sursaute, et elle s’en veut… (Que va-t-il penser cette fois ?) Elle fixe toujours la fenêtre, puis elle respire profondément.

« Bonjour » déclare-t-elle, avec une voix empreinte d’une amabilité réconfortante répondant tellement à ses espoirs qu’elle en reste intimement stupéfaite. Mais cette réjouissance est vite étouffée ; elle voit déjà son tricot posé inerte sur la table et son corps se lever : la partie est terminée. Son existence de tous les jours recommence. Adrian se pose sur le divan et feint de lire un journal (elle sait qu’il n’y parvient pas), tandis que Nathalia se dirige vers la cuisine pour lui préparer un café,… et ses médicaments, bien sûr… (Pourquoi hésitait-elle tellement à utiliser ce mot ?)

Malgré les années, Nathalia ne laisse rien au hasard, elle compte deux fois le nombre de cachets sortis du tube orange, ceux du tube blanc, les comprimés sortis des plaquettes en alu, puis les pose sur le bord de la table, peut-être les recomptera-t-elle ensuite… et bien que son esprit soit déjà attentivement occupé à allumer le gaz et doser le sucre dans les tasses, une infime partie d’elle regrette déjà d’avoir laissé de côté ses précieuses occupations. Le regard lui tombe machinalement sur le petit bout de tissus couleur crème qu’elle a laissé dans le salon ; non, à le voir il ne paraît pas si précieux qu’il en a l’air, elle le reconnaît. Juste une écharpe. Une écharpe qui cependant est pour elle comme une fenêtre ouverte en plein air, une bouée de secours qui la maintient à la surface… Mais elle a appris à enfouir ses regrets avec le temps, à acquérir une certaine résignation avec laquelle elle s’est acharnée à en faire son bonheur. Pour un instant qui peut parfois durer des heures, elle continuera peut-être au fond d’elle à s’apitoyer, à se dire qu’elle aimerait se dérober à toute l’oppression qui l’accable quelquefois, qu’elle aimerait être ingrate et égoïste, puis finalement l’engrenage finira par s’enclencher et la journée débutera vraiment, elle sait que ce n’est qu’une question de temps ; bientôt (elle l’espère), la réalité à laquelle elle s’est habituée viendra prendre la place de ses désirs, lui faisant oublier ce bout de laine qui ne sera plus qu’un souvenir, oui, elle le sait. Elle se console malhabilement en se disant aussi que les matins sont toujours les plus durs à surmonter, car c’est comme si toute cette habitude, évaporée au cours de la nuit, n’avait jamais mordu, comme si tout cet espoir secrètement amassé au fond d’elle tentait désespérément de reprendre le dessus.

Pourtant, aujourd’hui, la routine s’établit avec une rapidité qui la surprend comme jamais auparavant : son tricot, ses frustrations, Nathalia n’y pense déjà presque plus, c’est à peine s’ils avaient existé. Elle sait qu’ils reviendront, que même si elle les sent se comprimer jusqu’à disparaître, son esprit continuera à trébucher contre ces pensées par intermittence, jusqu’au soir, mais elles seront néanmoins atténuées, paraîtront lointaines, comme si un recul s’était insensiblement installé entre elle et ses tourments.

Elle repense à ce dégoût, lorsqu’Adrian l’a saluée, le même qu’elle a éprouvé au moment où il l’a embrassée. Elle repense à cette déception qui l’a envahie lorsqu’elle s’est rendu compte que sa journée commençait avec lui, et elle se demande si ces sentiments sont vraiment advenus. Mais ce dernier point n’est plus qu’une tache qui s’estompe à l’horizon ; elle pense déjà à Elisabeth, à cet après-midi qui l’attend avec elle (serait-ce cela en fin de compte qui la fasse sentir aussi étrangement accomplie ?) Elle se dit tout à coup qu’elle n’a pas à se repentir de quoi que ce soit. Après tout c’est une partie de son existence qu’elle a décidé un jour de mettre de côté au profit d’un homme qui avait besoin d’elle, non ? Pourquoi se blâmerait-elle en pensant à cette liaison qu’elle entretient avec Elisabeth ? Les pensées de Nathalia se succèdent comme si elles n’allaient jamais s’arrêter. L’amour et l’attention qu’elle a prodigués durant toutes ces années sans jamais rien demander en retour, elle ne les regrette pas. Mais au-delà de l’amour inépuisable qu’elle voue à Adrian, elle a à l’intérieur d’elle le violent sentiment de ne pas pouvoir survivre sans quelque chose en retour…

Oui, elle pense à Elisabeth, elle regarde l’heure et elle se sent tout à coup diaphane à l’idée que bientôt une voiture la portera jusqu’à elle. Elle regarde discrètement Adrian, à qui elle a amené ses médicaments et une tasse de café fumant, et elle sourit, elle n’a pas le souvenir d’avoir été aussi heureuse. Elle est contente – non sans un brin d’étonnement – de la manière dont elle s’est si vite extirpée de cette amertume, car il est des jours – quand Adrian est là – où le raccord n’est pas aussi facile. Des jours où elle passe des heures à attendre âprement que les tourments cessent, et que sa détresse ne la poursuivra pas jusqu’à la migraine, où – coudes contre la table et tête baissée sur ses bras croisés – elle pleure des larmes secrètes qui coulent silencieuses, évidemment, car elle sait que si Adrian la voyait dans cet état il sombrerait à nouveau dans un de ses états sombres et irréparables, desquels ni lui, ni elle n’en ressortiraient vivants. Alors qu’elle sait qu’il n’y est pour rien, que c’est elle au bout du compte qui a choisi.

Mais aujourd’hui ce n’est pas un jour comme ceux-là, elle le sent. Cependant, malgré cette sensation de n’avoir rien à se reprocher, Nathalia se demande encore pour une toute dernière fois si elle fait justement bien de se sentir aussi accomplie. N’y a-t-il pas eu une répugnance avant, aussi réprimée fut-elle, envers Adrian ? Quelque chose qui finirait par briser tout le confort si rare qu’elle a enfin réussi à atteindre ? Par pitié… Peut-être… (Oui, sans doute, seulement elle est passée). Mais aujourd’hui ce n’est pas un jour comme ceux-là, non. Et même si ce n’était pas le cas, même si cette journée à priori tristement ordinaire avait réellement amorcé comme toutes les autres, Nathalia décide en cet instant même qu’elle aura une valeur différente, qu’elle sera… d’une autre sorte.

IV

Sept heures et quart résonnent dans tout le hall. La pendule répand son bruit sur l’étage entier, puis remonte les escaliers et – passant par le long couloir obscur – se dissipe pour se perdre en échos dans les chambres encore fermées, absorbé par les tableaux, les tapisseries, les murs, les épais rideaux encore tirés sur les fenêtres. Exception faite du balancement soporifique du pendule, toute la maison est empreinte d’un calme spectral que rien ne semble pouvoir ôter. Pourtant, soudain, les goupilles à l’intérieur de la serrure de la porte d’entrée se mettent brusquement en place. La clef tourne depuis l’extérieur, entraînant le cylindre avec elle. Puis le verrou se déclenche libérant la gâchette. Un déclic presque inaudible, Gabriel ne l’entend même pas. Doucement, la poignée se baisse puis se relève. La porte s’ouvre sans aucun crépitement juste de l’espace nécessaire pour le laisser rentrer et se referme derrière lui avec cette même prudence exacerbée.

À l’étage, le silence qui règne demeure absolu. Clarice se tient debout contre la grande fenêtre d’une des pièces qui donnent sur le parc, bras croisés, elle porte une robe de chambre couleur lin. À la voir ainsi, on pourrait croire qu’elle vient de se lever ; elle reste immobile, dans cet égarement que l’on remarque parfois chez les personnes à peine réveillées et qui attendent sans effort la liaison qui les fera entrer une nouvelle fois dans le monde. Oui, on pourrait le croire, cependant, derrière elle, le lit parfaitement intact paraît tout contredire. Le drap de soie et la couverture dépourvus du moindre pli, ainsi que les coussins qui paraissent ne jamais avoir été vraiment utilisés semblent vouloir révéler autre chose.

Elle écrase sa dernière cigarette à côté d’elle, dans le cendrier qui s’en est rempli tout au long de la nuit. C’est la première fois qu’elle ne parvient pas à dormir. Dans une irritation dont elle ne s’est pas encore extraite, elle a erré dans l’appartement comme une ombre inconsistante jusqu’à l’aube. Peut-être dans l’espoir qu’il rentre, ou plutôt pour trouver une consolation dans ses absences, la force de se dire qu’en fin de compte cette maudite signature est nécessaire.

Gabriel entre, mais Clarice ne se retourne pas. Autant pour elle : elle n’aura pas à voir encore une fois la brève expression étonnée qui se dessine sur son visage lorsqu’il s’aperçoit qu’il rentre trop tard pour passer inaperçu. Il ne la salue pas. Il s’avance lentement vers le tiroir de son chevet, l’ouvre et fouille à l’intérieur, à la recherche de quelque chose, comme si Clarice ne s’était jamais trouvée dans la pièce. La vérité est qu’il ne sait pas quoi dire.

« Déjà debout ? » demande-t-il finalement, avec un intérêt qu’il n’arrive même plus à feindre. Un bref silence qui semble durer cent ans suit sa question sans attache, comme si elle cherchait posément ses mots.

« Encore debout… » répond-elle. Aucune trace de reproche ou d’hostilité dans sa voix, juste une immense fatigue, mais dont la nuit blanche n’en est pas la cause.

Ils en sont arrivés à un point où Gabriel n’éprouve même plus l’obligeance de s’expliquer (d’où lui venait-il d’ailleurs ce besoin de trouver encore des excuses ?) Et encore une fois elle se sent libérée. Elle qui avait à chaque fois patiemment attendu la fin de ses récits ridicules en y voyant continuellement une raison de plus pour s’abattre, elle trouve enfin dans le silence que Gabriel vient de laisser la rassurante assertion de leur inutilité.

« Il faudra que tu signes… » soupire-t-elle avec un mal qui s’insinue dans le ton, mais elle se reproche très vite cette désolation envers lui ; pas la peine de se donner autant de mal. Elle tourne légèrement la tête, juste assez pour apercevoir du coin de l’œil Gabriel qui acquiesce nonchalamment, la tête toujours fourrée dans son tiroir, comme si elle venait de lui dire une insignifiante aberration. Sans même plus ressentir de résignation, elle reprend à contempler le paysage à travers la fenêtre, et changeant délibérément de sujet elle lui demande s’il n’a pas oublié le mariage de cet après-midi, elle-même ne sachant pas très bien si c’est une question ou une affirmation. Gabriel bafouille un « non » incertain qui semble provenir d’un autre monde, le cœur n’y est pas ; Clarice percute à l’instant sans même le voir. Il ne s’en souvient pas.

Elle soupire. Ils avertissent à peine le signe de leur mutuelle présence et pourtant passe néanmoins entre eux quelque chose d’électrique et immensément distinct. Quelque chose à la fois d’extrêmement fort et dangereusement subtil. C’est peut-être cette sensation que l’on éprouve lorsque l’on n’aime plus quelqu’un, cette étrange sensation de vide dont aucun des deux n’éprouve plus le besoin de combler.

« Il me faut du ruban… » déclare-t-elle, et la détermination avec laquelle elle dit ces mots frise tellement l’ordre que pour un instant elle est certaine qu’une énième dispute va éclater. Mais ce n’est plus pour le maigre fil qui les retient encore ensemble qu’elle craint (ils n’en ont plus pour longtemps de toute façon), mais pour elle. Son aplomb. Elle sent qu’elle ne pourra plus supporter une autre de ces interminables crises.

« … pour le paquet » s’empresse de souligner Clarice, et ces mots finissent apparemment par attirer son attention : le vacarme derrière elle cesse enfin.

« “Du ruban” ? » Gabriel, les sourcils levés, la regarde avec la mésentente qu’elle prévoyait et qu’elle devine si bien sur son visage.

« Du ruban… bleu » précise-t-elle en se disant qu’il finira par comprendre un jour ou l’autre. Gabriel soupire à son tour, sans bruit.

« Et si je n’en trouve pas ? » le silence tombe à nouveau. Cette question qui aurait pu susciter en elle le sentiment d’un quelque égard de sa part résonne désormais comme un simple moyen de lui faire remarquer sa contrariété. Clarice continue à fixer les arbres, le ciel, la rue, la lumière pâle du soleil, puis sur un ton de confidence, comme si elle lui livrait un précieux secret sur lui-même, elle dit :

« Je suis convaincue que tu en trouveras, Gabriel ».

Le cri d’une mouette attire son attention, et ses yeux la cherchent sans réelle envie à travers les nuages qui s’assombrissent mais ne la trouvent pas. Oui, le coup est inféré. Gabriel le sait. Il baisse brièvement le regard au sol. Il pourrait contrattaquer, mais si c’est le cas, il faut qu’il trouve quelque chose dans les secondes qui suivent… mais à quoi les mènerait-il après tout ? Non, Gabriel décide de la laisser là. Tant pis si elle croit qu’il se rend (est-ce le cas ?) Il hésite encore un instant, fait un pas en avant, un pas en arrière, puis comme l’ultime scène d’un ballet tourné mal, il sort dans le couloir. Clarice demeure un instant sans bouger, certaine qu’elle s’écroulera. Enfin, avec appréhension, elle se retourne, mais Gabriel n’est plus dans la pièce. Elle attend ainsi quelque secondes, puis à l’étage du bas la porte d’entrée se referme sans retenue comme pour lui donner la certitude de son départ.

Clarice reste plantée là, avec le claquement de la porte qui continue à résonner dans sa tête. Et même si plus personne n’est dans la pièce, même si plus personne n’est là à demander à ce qu’elle sauve les apparences, elle tente âprement de se farder de cette gravité factice et démesurée dans l’intime espoir qu’en contrepartie elle parviendra à retenir ses larmes. Son regard s’arrête sans le vouloir sur son reflet dans la vitre, mais en dépit de cette rigidité avec laquelle elle a appris à se masquer c’est encore une fois sa déchéance qu’elle dévisage dans cette surface luisante qui n’épargne rien. Non, le sourire n’amorce pas, pourtant les larmes tant redoutées restent profondément enfouies en elle, une fois de plus.

Pourquoi prend-il toujours tout d’un air aussi détaché ? Absorbe sa vie qui se mêle avec celle des autres et en ressort indemne, comme si tout faisait perpétuellement partie d’une importance mineure ? Il place les gens au centre de son existence, puis l’instant d’après ils s’aperçoivent qu’ils n’ont été qu’une ombre parmi tant d’autres à partager la vie de cette entité indiscernable. Cette imperméabilité en lui qu’elle a cru tant de fois pouvoir surmonter sans jamais y être complètement parvenue la rend d’une impuissance insoutenable. Tout est insoutenable depuis quelque temps. Gabriel, son mariage, ses souvenirs,… elle-même,… tout, et ce qui par-dessus tout lui reste inacceptable c’est de se dire que les choses n’ont pas toujours été ainsi, qu’elle a ressenti une certaine joie avec lui, aussi courte fut-elle, il y a longtemps. Clarice se tient toujours devant la fenêtre, debout, sans broncher, elle plisse les yeux : l’éblouissant teint spectral que renvoie le ciel est à peine supportable. Elle regarde au-dehors sans pour autant distinguer quoi que ce soit ; ses perceptions s’entremêlant à ses pensées qui s’imposent paraissent se frayer un chemin invisible et pourtant puissant à travers l’épaisse brume matinale puis parvenir jusqu’à elle pour l’envelopper d’une étreinte implacable. Et pourtant tout est là ; en dépit de cette confusion tout lui apparaît d’une évidence inéluctable. Elle s’assied sur le lit et fixe le vide, les épaules rentrées comme si plus rien ne la retenait à l’intérieur d’elle. Elle n’est pas dupe, cela fait des mois qu’il s’absente une ou deux nuits par semaine et qu’il empeste ce foutu parfum étrange le matin lorsqu’il rentre à la maison… non, ce n’est pas le parfum qui est étrange, enfin, quoique… elle ne sait pas vraiment. Elle s’imagine cette femme inconnue éprouvant cette même insouciance sécurisante qu’elle a elle-même éprouvé avant le mariage, et curieusement elle n’en ressent aucune haine. Qu’il aille avec qui il veut. Elle y croit en ce divorce, elle le souhaite même. Retrouver la Clarice d’avant, s’extirper de toute cette froideur qui a fini par déteindre sur elle et qui l’habite depuis trop longtemps. Pourtant, ce qui lui fait peur, c’est cette ingénuité qu’elle s’est toujours réprouvée : c’est de se dire qu’elle serait peut-être prête à revenir en arrière, que si Gabriel parvenait à trouver les mots justes au bon moment, ils pourraient peut-être continuer à vivre (presque) comme si finalement rien de tout cela n’était arrivé. Oui… Clarice se lève, contourne le lit et s’avance vers la porte, il faut juste qu’elle boive quelque chose (elle se promet qu’aujourd’hui elle sera rigoureuse, oui…) Elle tire la porte vers elle pour mieux l’ouvrir, mais quelque chose attire son attention. Elle regarde légèrement intriguée en direction de la table de chevet et s’avance vers elle, venant à en oublier tout le reste. Les tiroirs saccagés tout à l’heure par Gabriel sont correctement fermés, l’abat-jour est toujours centré par-dessus le napperon de dentelle et pourtant il y a quelque chose qui a changé. Le regard lui tombe sur les papiers qu’elle avait laissés sur le meuble, elle les prend, hésitante, et d’une main qu’elle ne se résout pas à maintenir ferme elle soulève les feuilles une par une. Puis sans savoir avec précision si c’est un profond soulagement ou un chagrin récalcitrant qui monte peu à peu en elle comme une marée violente, elle voit : Gabriel vient d’apposer sa signature.

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