La Constance (II)

fabiodonatello

V

Elle vient à peine de partir. Sur la table du salon, glissée sous un stylo bon marché, il y a une petite feuille sur laquelle elle a laissé un mot à l’intention de sa sœur, toujours avec les mêmes indications relatives aux médicaments, toujours avec les mêmes lignes de remerciement désormais devenues insipides. Adrian demeure assis près de la fenêtre ouverte, le bruit du taxi qui attendait Nathalia dans la rue et qui l’emmène à présent Dieu sait où continue de résonner dans sa tête en continu (il ne se rappelle même plus sa destination, lui l’a-t-elle dite au fait ?) Il la revoit encore quittant l’appartement ; bizarrement accoutrée, mettant les clefs dans sa poche et prenant son manteau sous le bras, elle lui a demandé en toute hâte si cela l’ennuyait de rester seul quelques minutes, le temps qu’elle arrive. Pas le moins du monde. Il a levé les sourcils et secoué frivolement la tête avec un sourire des plus honnêtes… mais pour la énième fois il s’est instinctivement senti envahi par cette impuissance navrante, comme s’il y avait constamment un revers dans chacune de ses attentions, une insinuation plus amère dictée par une étrange voix au fond de lui qui lui rappelait qu’il n’a plus le contrôle sur quoi que ce soit et qu’il ne peut – par-dessus tout – plus rester seul. La liberté est un prestige réservé aux sains d’esprit, a-t-elle vraiment dit cela, ou est-ce encore cette voix ? Oui, sans doute : il sait très bien qu’il n’y aurait jamais de malignité dans les mots de Nathalia, qu’elle a toujours possédé cette bonté spontanée pour laquelle il n’aura jamais assez de gratitude (du moins il l’espère).

Il pose sa tasse de café tiède sur la table, le goût lui paraît soudainement altéré, enfin, il n’est plus aussi bon. Sonia est dans la pièce avec lui, elle est entrée sans demi mesure quelques secondes après le départ précipité de Nathalia. Elle lui a demandé s’il allait bien, et malgré ses efforts, il a comme d’habitude senti qu’il n’y avait pas quelque réel désir qu’il soit de s’en enquérir, juste une formalité encombrante comme tant d’autres. « Très bien merci », s’est-t-il empressé de dire. Il ment, Adrian est persuadé que Sonia l’avertit, mais elle ne cherche pas plus loin. Déjà confortablement assise sur le divan derrière lui, elle lit un magazine, et on dirait qu’elle a vécu dans cet appartement toute sa vie tant elle paraît désinvolte. Du peu qu’il a eu la promptitude d’apercevoir elle porte un pull à col roulé gris avec une petite jupe blanche qui exalte ses jambes sveltes et des escarpins à tallons bas. S’il ne l’avait jamais vue, son étonnante splendeur aurait été inévitablement la première chose qu’il aurait remarquée. Elle a des cheveux marrons, légèrement ondulés qui lui arrivent aux épaules, mais surtout une délicatesse des traits qui lui rappellent infailliblement Nathalia lorsqu’il l’avait connue. Cependant, ce qui lui vole son éclat ultime, c’est l’adversité qu’il perçoit parfois en elle et dont il n’arrive pas à s’extraire : par moments il est pertinemment convaincu qu’elle guette sournoisement le moindre de ses gestes. Une bête sanguinaire prête à bondir au moindre faux pas. Adrian ne la voit pas mais cette sensation d’être constamment surveillé lui est insupportable, il parvient presque à sentir son regard lui parcourir le dos telle une avide sangsue informe. Il frémit. Son dos est couvert d’ignobles parasites visqueux, et il se débat, essayant désespérément de se les arracher tant bien que mal,… ou alors d’arracher les yeux de Sonia à l’aide de l’ouvre-lettres posé sur la petite table basse et sentir les sangsues voler en éclat, voilà : ainsi il aurait la paix, il serait encore à temps pour se prouver à lui-même qu’il est toujours capable de s’assumer… mais non, bon sang, dans quel délire part-il ? Il respire calmement (on le lui a appris), il tente d’oublier ces pensées déconcertantes ; il n’y a rien sur son dos, hormis la soyeuse chemise bleue. Il prend la tête dans ses mains, tâchant de ne pas se faire remarquer par Sonia et ferme les yeux avec vigueur – à nouveau cette migraine. Une partie au fond de lui qui peine à prendre le dessus sait que cette jeune femme n’est pas l’ennemie sulfureuse que son esprit s’obstine à lui montrer, que c’est uniquement le fruit de son imagination (de ta folie, Adrian, dis-le). Il se raidit un peu plus sur le fauteuil, essayant de se distraire en observant les vagues, réprimant au maximum le désir de se retourner et de s’assurer qu’elle n’est pas en train de le regarder…

Les journées comme celles-ci sont devenues d’une monotonie dépressive (toutes le sont en fin de compte, la seule différence réside en la salutaire présence de Nathalia : il n’y a qu’avec elle qu’il ne se sente pas outrageusement bravé). Les heures paraissent ne jamais se terminer. Adrian reste assis dans son fauteuil, gardant en lui cette peur obsédante de livrer l’indéniable certitude de sa maladie. (Tu avais raison, Sonia, une fois de plus ; regarde…) Tout est dans l’attitude, tout. C’est la seule chose qui lui reste à défaut de la raison. Quant à Sonia, parfois elle se lève, va dans la cuisine et ouvre le frigo, se sert à boire, lui demande aimablement  s’il désire quelque chose (est-elle véritablement aimable ou n’y a-t-il pas au fond d’elle une arrogance démoniaque ?), puis comme pour relâcher la pression exercée sur lui elle déambule dans l’appartement, s’attarde un moment à regarder les photos qu’elle connaît par cœur, tentant de repousser au maximum tout cet ennui qui vous accable si vite dans cette maison.

Pour l’instant ils ne se parlent pas. C’est étrange mais c’en a toujours été ainsi ; à chaque fois qu’elle revient dans cet appartement, c’est comme s’ils ne s’étaient jamais connus, comme si le lien entre eux n’avait jamais réussi à s’esquisser. Aussi bien Adrian que Sonia ne savent se l’expliquer, et pourtant il faut continuellement tout reprendre depuis le début. Uniquement plus tard – peut-être –, quand ils auront repris confiance l’un vis-à-vis de l’autre, quand Sonia se sera persuadée une nouvelle fois qu’il y a autre chose derrière sa dégradation, et quand Adrian se sera temporairement persuadé qu’elle n’essaie pas à travers d’astucieux subterfuges de le déprécier, ils pourront recommencer à parler. Parler de discussions absolument banales, bien sûr, dépourvues de toute sincère complicité et de tout engouement, mais empreintes de ce quelque chose qui finira néanmoins par ôter momentanément l’indifférence qui plane à travers ces murs et qui permettra de briser la glace,… avant qu’elle ne se reforme à nouveau…

Ils n’ont pas beaucoup d’affinités (à vrai dire ils n’en ont aucune), Adrian parvient même à éprouver un certain ressentiment à son égard. Cependant, en silence, il ne peut s’empêcher – non sans un brin de haine – d’envier cette femme indéfinissable qu’il connait en définitive si peu. Oui, sans vouloir l’admettre il l’envie, car elle, lorsqu’elle rentrera ce soir, elle se délavera de toute cette morosité à peine aura-t-elle franchi le pas de la porte de cet appartement, sans même s’en rendre compte. Elle poursuivra sa vie comme si cette journée n’avait jamais fait partie d’elle ; cet instant avec Adrian n’est pour elle qu’une mauvaise parenthèse qu’elle refermera au retour de sa sœur. Mais lui, il sera toujours là. Il continuera sa vie dans cette prison vitrée et fera semblant d’être content – au moins pour Nathalia. Il continuera à regarder les lumières de la ville en s’imaginant cette chance inouïe qu’ils ont tous ces autres de pouvoir s’engouffrer dans le tumulte violent de l’existence, de rentrer chez eux épuisés par les néons multicolores et le vacarme incessant du trafic… oui… mais ses pensées s’arrêtent d’emblée. Une cloche attire son attention, là-bas, vers la ville. Il fronce les sourcils et plisse les yeux comme pour mieux en saisir la provenance, il se retourne pour regarder l’heure et ses yeux rencontrent ceux de Sonia.

« Tu cherches quelque chose, Adrian ? » il détourne le regard et s’immobilise, s’évertuant à paraître calme ; elle a remarqué son agitation. Il a été repéré par l’ennemi. (Tout est dans l’attitude…)

« Tu entends ? » demande-t-il, mais Sonia fronce les sourcils. Dites-moi qu’elle l’entend…

« Quoi ? » demande-t-elle, et il sent lentement le sol se dérober sous ses pieds. Voilà, une fois de plus elle se dira qu’elle a raison, elle aura gagné. Echec et mat, Adrian. Ta démence n’en ressortira que plus forte…

« Le bruit, les cloches… » mais la ferveur dans sa voix s’est éteinte, son regard continue à se promener dans le vide, à la recherche du bruit qui se perd déjà en échos, il en était pourtant si convaincu, si convaincu… Elle ne tend même pas l’oreille : elle sait d’avance que ce sont ces « voix » dont Nathalia lui a vaguement parlé une fois. Sonia secoue la tête d’un air désolé ; non, elle n’entend rien. Mais il est certain que ce n’est qu’une parade, toute cette désolation démesurée. D’ailleurs, n’est-ce pas justement cette hypocrisie qui émane de ses propres pores, là ?! Légèrement rougeâtre, non ? Comme une aura infernale, mais oui. Tu t’es trahie… Non, elle n’est plus là. L’agitation retombe, mais il s’imagine très bien ce qu’elle doit se dire à présent, il s’imagine très bien la peine qu’elle doit éprouver pour Nathalia, et la pitié, la pitié… Adrian contient une rage furieuse. Il aimerait tout reprendre depuis le début, ne pas lui poser cette question. Mais surtout prendre Sonia par le visage et lui crier qu’il est normal, qu’il est terriblement normal…

Etrangement, par moments, il aimerait admettre le contraire, mettre un terme à cette lutte intérieure qu’il mène contre toutes les personnes qui l’ont abandonné, et leur donner enfin raison. Il sait qu’elle guette tout le monde, tapie quelque part. Pas Sonia, bien sûr, elle ce n’est qu’une adversaire aux desseins obscurs, non, il pense à la Folie. Il sait que personne n’en est jamais totalement loin ; que tout le monde contourne ce précipice le long duquel il marche constamment, sans réellement le voir. Peut-être est-elle juste derrière ce meuble ; il fixe la petite commode en merisier et il se l’imagine là, tranquille et invisible mais prête à bondir à la moindre faiblesse. Il regarde les tiroirs, un par un, et imagine la Folie, telle une tache noire informe aux contours indistincts qui s’en échappe, flotte un moment au-dessus du parquet et rentre en lui, dans son cerveau, le broie jusqu’à en faire une vase abjecte pour une toute dernière fois…

Le téléphone sonne. Adrian émerge de ses visions, prend son courage à deux mains et affronte cette fois l’image de Sonia tel ces histoires romanesques dont il se souvient si bien, sans témérité, la cape de cavalier qu’il porte s’envole pour se perdre dans les vagues à l’horizon… Elle décroche, fronçant d’abord les sourcils – comme avant –, puis ses traits se décontractent. Une voix de femme grésille dans l’appareil, et tandis qu’Adrian tente sans succès de donner une identité à la mystérieuse interlocutrice, cette dernière semble demander quelque chose,… elle semble parler d’un faire-part… elle parle de ce soir… Sonia dit qu’ils verront, la remercie et raccroche. Elle regarde l’heure, sans mot dire, et pour un instant Adrian pense encore que ce n’est qu’une affaire privée dont il n’a aucun rapport, que Sonia le quittera peut-être même avant l’arrivée de Nathalia. Oh, tant mieux, il préfère être seul plutôt que rester avec elle ; les meilleures discussions sont celles que l’on se fait à soi-même après tout (et pourtant ce « ils » qui vibre dans sa tête…)

« Des projets ce soir ? » demande-t-elle avec un sourire affable. Mais cette fois – comme par enchantement –, de ce sourire il n’en tire aucune provocation, aucun double sens. Adrian demeure médusé ; elle est simplement d’une sincérité resplendissante qui paraît tout concilier d’un instant à l’autre. Sonia continue de parler, elle dit quelque chose à propos d’un évènement (un anniversaire ?),… elle parle d’un bal,… de beaucoup de personnes,… elle parle aussi d’autres choses, mais Adrian ne l’écoute plus, une lueur lui est apparue dans les yeux. Il se sent tout à coup si stupide de s’être mépris sur son compte, elle semble soudain se débarrasser de toute la rigidité avec laquelle il l’a toujours vue. L’ennemie bat en retraite, et s’engouffre jusqu’à s’effacer et laisse apparaître la femme qu’il avait toujours voulu voir en elle et que son esprit s’était toujours acharné à étouffer.

Une invitation…

Oui, Sonia continue de parler, mais cette simple question suffit à couvrir tout le reste d’une épaisse cape étincelante, elle lui parvient à ses oreilles comme une issue vers tout ce qu’il a toujours attendu depuis si longtemps. Ce sera sa fugue à lui. Il sent déjà cet appartement ne plus lui appartenir, et la maladie, sa maladie, semble s’être temporairement envolée, loin, tellement loin… Adrian lui rend son sourire, et d’un ton enjoué la pause de son existence débute ainsi :

« Absolument pas… »

VI

La voiture s’introduit dans l’immense allée bordée de cyprès (ce n’est pas un taxi, contrairement à ce que croit Adrian), celle qui dans quelques secondes l’amènera à elle. Au fur et à mesure que l’automobile noire parcourt le long chemin en terre battue se perdant au loin, de légers nuages de poussière se soulèvent et s’envolent derrière son passage. Nathalia distingue à peine l’immense grille en métal qui est au bout, cependant son cœur paraît s’emballer à chaque seconde qui la rend plus nette. Elle détourne le regard, contemple la route qui défile, ne pensant à rien de particulier si ce n’est à cette joie inexplicable qui la comble. Ils traversent enfin la clôture déjà ouverte, arrivent dans la cour, contournent la fontaine, puis s’arrêtent finalement avec le doux, presque étoffé, bruit du gravier. Elle est arrivée. On lui ouvre la portière et instantanément elle la voit, en haut des marches, au pas de l’auguste porte d’entrée : Elisabeth lui sourit. Pourquoi tant de tourments, tout à l’heure, en présence d’Adrian ? Soudain, tout lui paraît immensément supportable. Comme si tous ses tourments pouvaient être vécus à nouveau. Adrian, Sonia, sa vie,… tout lui semble si loin à présent qu’elle est là, marchant d’un élan contenu en direction d’elle, les bras qui frémissent sous l’impulsion de l’enlacement imminent…

Le premier mot qui lui vient à l’esprit en voyant la façade est « immense ». Mais Nathalia a déjà vu cette façade, tout comme elle a déjà vu le salon garni de l’âtre en marbre, les couloirs délectablement interminables, les chambres tapissées de toile sarcelle, la bibliothèque fastueuse. Mais à chaque fois c’est comme si elle redécouvrait cette demeure dont la beauté aurait été par quelque perversité des années oubliée, maladroitement enterrée dans les vestiges de ses souvenirs.

Du haut des marches, Elisabeth ne bouge pas, elle la regarde, attendant que le chauffeur redémarre et disparaisse derrière l’habitation, et que Nathalia gravisse les marches en pierre. Cela paraît un instant comme un autre et pourtant il est empli d’une perception extrêmement aigüe. Nathalia s’avance vers elle, sa jaquette sur le bras. Elle porte un tailleur beige qu’elle a soigneusement choisi pour l’occasion, avec un chemisier blanc à manches courtes et des gants de dentelle qui la rendent merveilleusement séduisante, c’est vrai. Pourtant – Elisabeth la regarde attentivement – il y a quelque chose qui la dérange… Elles ne se sont pas encore parlé et pourtant elle ne peut s’empêcher de se dire qu’il y a quelque chose de déplorablement incompatible entre elle et son complet, son chemisier et son foulard en satin. Comme s’ils ne lui avaient jamais appartenus. Non, à bien l’observer il n’y a aucune correspondance entre elle et tout ce qu’elle porte, tout comme pour cette grâce dans les mouvements qui ont un air d’inapproprié, cette finesse à bas prix qu’elle s’est façonnée en se soustrayant sans doute à son milieu modeste et qui ne lui sied guère,… mais la bienséance d’Elisabeth se met subitement en marche, étouffant instamment ces observations déplacées, elle gardera ces pensées pour elle ; Nathalia atteint déjà la dernière marche. Elle jette un rapide coup d’œil sur la cour (le chauffeur est parti), puis elle reporte son regard sur Nathalia et l’embrasse. Elle lui demande comment s’est passé le voyage, toujours avec cet engouement apprête avec lequel elle se pavane, car dans le fond peu lui importe de ce voyage, il faut l’avouer. Nathalia lui répond en un soupir qu’il a été long, mais que ça en valait la peine. Elle la prend par la taille puis la conduit dans la maison. Ça en valait la peine… Elisabeth – en revanche – n’en est pas du tout sûre. C’est étrange, elle semblait pourtant avoir depuis si longtemps attendu cet instant…, mais à présent qu’elle y est arrivée c’est comme si la déception de toute cette entière journée s’insinuait déjà en elle. Il y a un embarras dont elle n’arrive pas à se défaire. Elle sent avant même d’avoir refermé la porte derrière elles qu’elle n’aurait pas dû l’inviter, ni aujourd’hui, ni une autre fois. Cette gêne finira par la tuer (elle sait d’où elle provient, mais elle chasse cette idée pour ne pas tout gâcher, par courtoisie envers Nathalia, pour qu’au moins l’une d’elles puisse tirer quelque chose d’agréable de cet après-midi).

Elles s’installent dans la terrasse, à une table déjà parée pour le dîner placée sous un parasol. Elisabeth inspire profondément, faisant une nouvelle fois la tentative de se réjouir de ce moment avec Nathalia. Mais elle n’y parvient pas, elle n’y parvient plus. Du moins à l’intérieur, car au-dehors elle est simplement parfaite ; elle reflète à merveille toute la beauté plaisante de cette journée, sans laisser le moindre soupçon. C’est un art dont elle est désormais virtuose. S’il est un prestige qui découle directement de cette bourgeoisie dont elle a été passablement gavée et dont elle a acquis la maîtrise malgré elle, c’est cette capacité à réfréner tous ces transports débridés de l’âme, ou, à l’inverse, d’en confectionner d’autres qui finiront par couvrir tout le reste, mais qui garderont cette retenue si rigide et raffinée à la fois. Elle n’a jamais vraiment cherché à comprendre l’enjeu majeur de cette image affectée, elle s’est contentée de l’apprendre stupidement, y trouvant ses avantages, délaissant tout le reste. C’est idiot, elle le sait, mais désormais elle n’a plus aucune raison de changer tout ce qui a été aussi bien imprégné en elle. Ce n’est pas de la fausseté, loin de là, elle a toujours vu toute cette affectation comme une faveur envers les autres, envers Nathalia, une indulgence complaisante. Elle a beaucoup d’attachement pour cette femme (« compassion » serait-ce plus approprié ou trop mesquin ?), elle s’imagine très bien la consolation que Nathalia doit trouver dans ces instants avec elle, la consolation qu’elle doit trouver où que ce soit pourvu qu’elle échappe à sa vie redoutablement banale mais qu’elle n’ose pas regretter… Elisabeth ne croyait pas pouvoir un jour l’envisager, mais pour la première fois – dans la chaleur et les parfums de la terrasse, assise à côté de Nathalia qui est appuyée contre son épaule – elle se reconnait beaucoup en elle. Il est vrai qu’elles n’ont rien de comparable, qu’elles ne partagent rien qui puisse les rendre similaires, mais néanmoins elles ont eu en commun cette désespérée fuite de l’existence qui les rend si proches… Elisabeth s’en souvient. Sauf qu’elle, elle n’avait personne chez qui se réfugier. Et puis finalement ce sont eux qui l’on quittée. Elisabeth est secouée d’un rire nerveux, mais le bruit vigoureux du feuillage tout autour d’elles est parcouru par un vif coup de vent qui vient couvrir le petit son de sa voix. Il y a eu le décès de son mari rongé par l’alcool (mais d’un côté, elle l’attendait avidement ce jour-là) puis le départ de sa fille unique avec cet homme dont elle a oublié le nom,… et malgré les années (bien qu’elle ait toujours fait semblant de l’accepter) une partie au fond d’elle recouverte d’un déni indémêlable sent que l’entaille demeure toujours aussi ouverte. Oui… elle connait le réconfort que l’on éprouve derrière un masque. Et pour Nathalia elle imagine que c’est la même chose, non ? Cette coupure du monde au profit d’un univers certes factice mais compensateur. Le sentiment d’être départi de toutes ses déceptions en vivant dans une distraction qui perdure… La seule différence qui les sépare, c’est qu’Elisabeth, de sa fuite elle en a désormais fait sa vie, tandis que Nathalia oscille encore entre cette prison dont elle possède les clefs, et cet idéal qu’elle atteint ici, avec elle…

Un coup de vent balaye à nouveau les feuilles et vient soustraire Elisabeth de ses pensées. Elle soupire. Elle sent les cheveux soyeux de Nathalia au bas de sa joue, le parfum qui en émane et qu’elle perçoit au gré du vent. Exhale, se retire puis revient…

Le temps de persuasion est révolu, Elisabeth. Elle repense à ces jours qui semblaient être derrière elle où elle essayait de s’en donner une raison. Elle se rappelle – après la mort de son mari, le père de sa fille qu’elle n’a plus jamais revue –, cette nouvelle perception des femmes, comme si elles s’étaient soudainement éclairées de l’intérieur, cet espoir que les femmes remédieraient aux déboires que les hommes lui ont donnés… Puis ensuite cette résistance qui germait en elle comme une tumeur incurable. Et à chaque fois, comme si elle voulait se départir de cette faute inadmissible ou de s’en donner une raison acceptable, elle se disait qu’elle y avait été contrainte, qu’à partir du moment où l’existence ne peut pas être vécue seule, cette nouvelle flamme perçue au fond des yeux des femmes devenait légitime.

Mais malgré sa volonté, cette conviction n’a jamais fait totalement partie d’elle. Elle s’en rend compte maintenant, avec Nathalia. Maintenant qu’elles se trouvent sur la terrasse devant des assiettes vides (il faut d’ailleurs qu’elle dise à Sally qu’elles attendent), maintenant qu’un après-midi d’exception éclaire sublimement les arbres, les fleurs, et toute l’étendue du parc. Elle s’est trompée, voilà tout.

Nathalia se lève, cligne des yeux, et se retournant vers Elisabeth elle s’assure qu’elle aille bien.

« Oui, je vais bien, merci » et elle est si convaincante, comme toujours… elle la regarde : Nathalia se dresse sur la chaise longue comme pour mieux se réveiller, fixant le parc qui s’étend à perte de vue, et en l’observant attentivement, Elisabeth ne peut s’empêcher de s’attrister, de se sentir presque coupable de sa sincérité et de son affection qu’elle ne mérite dans le fond pas, tandis qu’elle, elle ne donne charitablement que l’illusion de l’aimer aussi… Pour ta survie, Nathalia… Oui, pour sa survie… car que serait Nathalia si elle n’avait pas quelqu’un comme elle pour l’arracher à sa piètre existence ? Sans même presque avoir vu le jour, la culpabilité de tout à l’heure prend déjà une autre tournure, elle se dit d’ailleurs que ces reproches envers elle-même sont absolument ridicules. Elisabeth se lève, et tandis qu’elle rentre dans la maison et va annoncer à Sally qu’elles sont prêtes à se mettre à table, elle regarde le ciel, et se dit – malgré le soleil – et les nuages lointains que l’averse est imminente…

« Bien, Madame »

Elle réapparaît sur la terrasse et sourit à Nathalia qui vient de se retourner. D’un geste empli d’affection elle lui caresse le dos et lui dit qu’elle peut prendre place, le dîner arrivera dans quelques minutes. Elles s’asseyent, l’une en face de l’autre, ajustant leur serviette, versant du vin dans les verres qui se colorent de rubis. Elles parlent de l’après-midi qui les attend, celui pour lequel Nathalia a attendu depuis si longtemps, celui auquel Elisabeth aimerait mettre un terme au plus vite… mais il faudra attendre ce soir… ce soir… Elisabeth pense à comment engager la discussion. Elle hésite, il est encore temps de tout réévaluer, de continuer peut-être à avoir cette relation avec Nathalia, de stopper la machination qui est en train de s’enclencher, mais non finalement. Elle lui parle du mariage auquel elle a été conviée aujourd’hui, de ce qui se déroulera ensuite, ce soir. Bien sûr il y aura beaucoup de personnes, mais elle lui promet que l’endroit est magnifique, un régal qu’elle se doit de voir. Faisant semblant de ne pas le remarquer (ce sera ça ou rien), une brève déception se dessine sur le visage de Nathalia qui s’efface tout aussi rapidement : cela lui convient très bien en fin de compte. Puis elles dévient sur un autre sujet. Elles parlent du beau temps, de chardonnay, et de l’automne. De robes, de villes, de tout et de rien. Elisabeth ne sait pas encore comment elle remplira les heures qui s’étalent devant elles avant de pouvoir partir d’ici et retrouver l’opulente vie qu’elle aime tant. Oui, il y a toujours cet embarras dont elle n’arrive pas à se défaire. Mais elle se console néanmoins avec une pensée. Elle se dit que si son plan marchera, ce soir sera le bon…

VII

La mince bruine qui se brise depuis plus d’un quart d’heure sur le capot et gicle contre les portières semble s’épaissir chaque minute un peu plus. Cependant, parfois le ciel paraît haleter, stoppant temporairement les fines gouttes et laissant place à un silence étrange, comme artificiel, presque nauséabond.

La voiture accostée au trottoir, Gabriel attend – les mains enfouies dans les poches de son manteau noir, un nœud papillon qui laisse imaginer un smoking au-dessous. Et l’absence profonde qui se lit dans son visage terne se remarquerait aussi fortement qu’une bouffée d’air glacial vous parcourant le dos s’il ne se trouvait pas tout seul dans le véhicule. Il regarde un instant le ciel, et Gabriel est presque convaincu que l’averse est imminente.

Voilà, ils en sont arrivés au terme. Lui qui s’était montré si indifférent au regard de cette situation, il commence à éprouver un des plus grands regrets jamais ressentis pour toute cette attitude foireuse. Car dans le fond il y croyait en un éventuel arrangement, n’est-ce pas ? Contre toute apparence, il espérait sincèrement oublier cette histoire inconcevable. Il se sent si stupide à présent, d’où lui est-il venu ce sentiment de n’avoir plus de préoccupations auxquelles se morfondre, ce matin chez Alex ? Maintenant qu’il éprouve un désarroi jamais éprouvé au fond de lui il se demande si ce n’est pas quelqu’un d’autre qui a vécu à sa place, là, debout devant la glace, immobile dans l’étouffante chaleur de la chambre encore sombre…

Il attend Clarice, elle devrait d’ailleurs descendre d’une minute à l’autre, juste le temps de faire le ruban… oui, bien sûr. Il pense à Clarice, et étrangement le rire d’Alex s’insinue dans son esprit comme une fuite d’eau irrécupérable. L’amour d’Alex lui colle à la peau comme un costume trop serré… il n’en peut plus. Il ne lui en voudrait pas si Clarice avait quelqu’un d’autre. De quelle manière serait-il en mesure de le lui reprocher de toute façon ? Le fait qu’elle ait déjà un autre homme dans sa vie ne l’étonnerait même pas… et tandis qu’il pense à cela, le sentiment d’avoir tout raté s’empare de lui irrévocablement. Il aimerait tout reprendre depuis le début,… ou peut-être aimerait-il ne jamais avoir existé en définitive.

Oui, quelle grâce miraculeuse s’il lui était concédé de tout refaire. S’il pouvait par quelque maladresse du temps remédier à l’effondrement de son existence et tout réparer. Mais une partie de Gabriel – une partie qui se tient dans les recoins les plus noirs et enfouis de sa lucidité – lui murmure avec exaspération que ce n’est pas son existence qu’il faut tenter de pallier, mais celles de Clarice et d’Alex, qui attendent à tout prix de se faire sauver à leur tour. Gabriel ne bouge pas. Clarice sera là d’un moment à l’autre. (Juste le temps de faire le ruban…) Malgré sa tristesse, il se dit qu’il a trouvé – au sommet de toute cette confusion qui s’entremêle – le moyen de sauver Clarice, que sa prière a pour le moins été exaucée : il a signé, c’est tout ce qu’elle attendait, non ? Et à présent qu’ils ne seront bientôt que du passé, il se surprend à se demander à partir de quel moment l’amour peut se considérer irrémédiablement perdu. S’il existe des critères déterminant l’amour, la haine, l’indifférence… mais les perceptions sont parfois si instables… il n’y a qu’à voir Clarice, elle reste stoïque. Elle lui reproche ceci et cela sans pourtant en paraître offusquée. Clarice n’est jamais triste, ou joyeuse, ou en colère. Elle demeure constamment comme si les sentiments ne l’atteignaient pas vraiment jusqu’au bout (et il se demande pour la première fois – aussi invraisemblable cela puisse paraître –, si elle ne l’a pas hérité…)

Pourquoi le juge-t-elle uniquement à travers ses attentions, elle qui paraît en être exempte ? Il est vrai qu’il peut paraître rébarbatif, il le sait. Mais d’un autre côté lui a-t-elle jamais été reconnaissante de l’avoir sauvée ? (Gabriel se rappelle tout ceci avec peine mais sa colère semble brasser d’une férocité bestiale les plus fragiles souvenirs qu’il croyait avoir oubliés depuis si longtemps). Que serait-elle devenue à présent s’il n’avait pas été là pour elle ? Une épave, sans doute…

Le vent souffle fort au dehors de la voiture qui vacille sensiblement à chaque rafale, et tout ces souvenirs semblent si loin qu’ils paraissent ne jamais avoir existés.

La portière s’ouvre brusquement, l’arrachant à lui-même. Clarice entre dans la voiture, un paquet argenté à la main garni d’un ruban bleu, elle porte une robe rouge cerise qui lui découvre les épaules jusqu’au bas du dos et des hauts-tallons assortis. Gabriel attend quelques secondes, s’efforce de ne pas la regarder, de ne pas lui dire à quel point elle est élégante (tu as signé, Gabriel…) puis il démarre. Ils traversent la ville, Gabriel consulte le tableau de bord : 3:20. Il espère qu’ils ne seront pas en retard.

« J’ai laissé les feuilles à côté du lit… » dit-t-il d’une voix grave (ce seront les seuls mots qu’ils s’échangeront durant tout le reste du trajet), et pourtant ce n’est pas sur l’emplacement de ces feuilles qu’il veut attirer l’attention, non, c’est sur cette signature qu’il peine à croire d’avoir lui-même appliquée. Et pour un bref moment, il s’imagine Clarice lui disant qu’elle a déchiré ces procédures et qu’elle l’aime, qu’ils se relèveront comme les autres fois et qu’ils feront face à ce qui est arrivé depuis cet accident, onze mois auparavant… mais rien de ceci n’advient. Clarice, d’une voix tout aussi austère lui répond qu’elle a remarqué,… et que ses affaires sont dans deux valises placées dans le hall ; qu’il passe donc les prendre ce soir. Il ne conteste pas, bien que l’idée de trouver un hôtel pour cette nuit même l’agace considérablement. Clarice tourne légèrement la tête vers la vitre et regarde dehors, au-delà des gouttes qui s’écrasent si près d’elle. Et , elle verse les premières larmes. Ils sont à moins d’un mètre l’un de l’autre, mais Gabriel ne le voit pas. Il lui suffirait de tourner la tête un bref instant pour réaliser qu’elle n’est pas la femme stoïque qu’il croyait, mais voilà qu’elle s’essuie déjà discrètement du revers de la main, non, Gabriel ne le verra jamais.

Oui, il a tout raté. Ils ne reviendront pas en arrière, le pire étant de se dire qu’après tout, il n’ont été qu’un couple médiocre (au mieux ordinaire) qui a mal tourné. Cependant, reste en lui comme un espoir qu’il n’avait pas déterré. Peut-être qu’il lui reste une dernière carte à jouer. Une dernière fuite qui l’éloignera de Clarice à tout jamais…

VIII

L’église ne cesse de se remplir, la nef est presque complètement bondée. Les gens en sortent pour faire un dernier téléphone en toute hâte ou pour écraser une dernière cigarette avant la cérémonie, tandis que d’autres – les retardataires – y entrent pressant le pas, comme si de leur ponctualité en dépendait le bon déroulement. Puis dans ce va-et-vient continu, le calme s’établit brusquement : le portail se referme, le silence qui régit soudain dans les murs froids et épais vient inévitablement imposer ce respect mystérieusement artificiel que l’on ressent dans ce lieu qui déconcerte sans perfidie, même le temps ne semble plus s’écouler de la même façon…

La mariée fait son entrée sous le regard ébahi des invités, et escortée par les demoiselles d’honneur elle atteint l’autel aux côtés de celui qui dans quelques minutes deviendra son époux. Le prêtre prend la parole sans attendre, s’exprimant avec cette voix gutturale qui résonne comme un grondement et qui peine à atteindre les bancs en retrait. Malgré cela, dispersées dans l’église, ni Elisabeth, ni Nathalia, ni Clarice ne prêtent attention à ses mots. Elles sont ailleurs, chacune comme engloutie par des souvenirs irréfrénables qu’elles tentent au mieux de réprimer par d’autres pensées. (« Promettez-vous de l’aimer, de le respecter et de vivre avec lui dans la vérité, de lui demeurer attachée dans les bons et les mauvais jours… »)

Au premier rang, Elisabeth regarde vaguement devant elle, repoussant au maximum le premier épisode de sa vie qu’elle s’est toujours efforcée de rayer de sa mémoire (il est mort désormais, non ?) Elle jette un coup d’œil aux vitraux, s’interrogeant avec indifférence flagrante sur leur création, le nombre de couleur avec lesquels ils sont composés, et elle seule sait à quel point elle souhaiterait sortir de cette église et parvenir à s’occuper l’esprit autrement. Elle cherche brièvement Nathalia du regard, elle croyait qu’elle la suivait… mais vu toute l’agitation elle a sans doute préféré s’asseoir ailleurs. Tant pis, elles se retrouveront plus tard de toute manière. Elle regarde la magnifique robe devant elle, puis détourne le regard, essayant de porter son attention sur n’importe quoi d’autre… n’importe quoi…

Nathalia observe en silence, serrée sur le côté opposé, Elle ne voit même plus Elisabeth. Aussitôt entrées dans l’église c’est comme si elle avait cessé d’exister : sans prendre la peine de l’attendre elle s’est assise vers trois dames pour lesquelles elle a montré une excessive joie de revoir, oubliant de lui garder une place, bien sûr. Elle a compris à l’instant. Mais elle s’en fiche, en ce moment elle essaye juste de ne pas penser à Adrian, c’est un embarras qu’elle ne peut pas se permettre, par respect vis-à-vis de l’homme qu’elle a marié. Elle déglutit, elle se sent si mal à l’aise… elle pense à ce qui viendra après et à intermittence elle parvient même à s’en réjouir, elle se dit que bientôt toute la rigueur de cette foutue cérémonie cédera la place à des festivités bien plus informelles et détendues… et tandis qu’elle tente de se convaincre d’avoir été une bonne épouse, tout au fond de l’église, un peu en retrait, Clarice absorbe les paroles qui résonnent sans les écouter. Elle fixe intensément l’immaculée robe blanche ainsi que la jeune femme qui la porte de manière si exquise, comme si elle voulait qu’elle se retourne et qu’elle remarque son air alerte, qu’elle remarque l’avertissement qu’elle tente silencieusement de lui donner. Mais elle ne se retourne pas, évidemment. Elle regarde face à elle, droite. Clarice refoule l’envie de courir jusqu’à elle, lui saisir le voile et lui crier qu’elle fait une immense erreur, qu’elle a sûrement mal évalué l’envergure de ce qu’elle est en train de promettre si naïvement, qu’il y a son âme en jeu dans cette église même. Mais elle sait que toute cette animosité n’est qu’un faux-fuyant pour des souvenirs qu’elle n’a pas encore commencé à oublier…

Eparses dans l’église, ces trois femmes ne se sont même pas remarquées. Retranchées dans leur intimité la plus profonde peu leur importe de leur mutuelle présence, et pourtant, peu à peu, leurs pensées se rejoignent comme un rayon invisible de clarté qui les rattache, au-dessus de toutes les autres personnes présentes… Elles qui se sont en quelque sorte promises de ne pas s’en rappeler, finissent par abandonner – assises inconfortablement sur les bancs rudes et froids de l’église –, par chercher dans leur mémoire ces instants à travers lesquels elles sont toutes passées à un moment ou un autre. Mais elles s’aperçoivent avec stupeur qu’il n’y a plus rien de quoi se souvenir, comme un vide. Elles revoient la robe, l’alliance, les bouquets,… mais elles ne perçoivent plus le frottement de l’étoffe contre leurs jambes, la sensation de l’alliance qui glisse autour de leur doigt, l’odeur de l’après rasage de celui qui allait devenir l’homme de leur vie. Ces détails qu’elles s’étaient jurées de garder en elles jusqu’à la fin de leur jours se sont comme pétrifiés, ternis comme par des couches de calcaire infrangibles. Il n’en reste plus que des notions. Elles savent qu’ils existaient, qu’ils avaient de la substance autrefois, mais il leur est impossible de les avoir à nouveau… et au-delà de cet étonnement, il y a comme un soulagement, car à un degré ou un autre ces ombres dans leur mémoire elles le voulaient. Pourtant c’est comme une lame à double tranchant : il y a une certaine plainte qui s’empare d’elles en pensant à quel point les choses ont changé… à quel point leurs souvenirs sont au bout du compte loin… et à quel point les meilleures années de leur vie ont été emportées…

(… jusqu’à ce que la mort vous sépare…)

L’envoûtement se brise. Elles reviennent à elles juste à temps pour voir l’apogée de leur union, mais elles restent comme empreintes d’une absence, encore quelques secondes. Comme si elles venaient d’entrer en possession d’un grand secret.

IX

Adrian possède un calendrier, posé sur le bureau de son salon. Une impeccable photo sur papier glacé pour chaque jour de l’année. Une horreur monumentale. Il déteste ce calendrier. Chaque jour il en arrache une page, et à chaque fois il voit les matins s’écouler, les uns plus semblables que les autres. Au fur et à mesure que le papier glacé rempli la corbeille, il a l’impression de sentir le temps se blottir contre lui et lui adhérer à la peau pour ne plus jamais repartir. Cependant, il ne peut se résoudre à le jeter. Ce calendrier, c’est le dernier cadeau qu’il lui a été offert. Un peu comme le dernier signe de sa propre existence, en quelque sorte.

Il est dans la somptueuse salle de bal et pourtant il continue à y penser car en passant par le hall du manoir il en a entraperçu un similaire (il faudra que pour l’année prochaine il  en achète un autre, moins déroutant). Sonia l’a laissé pour quelques secondes (où devait-elle aller ?), elle arrivera d’ici peu. En attendant il se mire dans la grande vitre qui donne sur une large terrasse, et il ne peut s’empêcher de sourire à la vue du costard qu’il porte ; il a l’impression d’avoir enfin de l’importance depuis la maladie… Dommage juste que Nathalia ne soit pas là pour le voir…

Il souffle un peu sur la tasse qu’il tient entre les mains pour refroidir le thé qui paraît bouillir. Sur le banquet on semble déboucher du champagne à perpétuité et il serait tellement tenté de se saisir d’une des coupes que les sommeliers offrent si généreusement… mais,… en fin de compte il ne sait pas si c’est une bonne idée… non, il remue machinalement la cuillère dans la tasse, et regarde fasciné les minuscules particules blanchâtres qui remuent en spirale et se figent comme pour former une petite galaxie.

L’orchestre entame une nouvelle chanson, la salle est presque surchargée. Il y peut-être deux cents ou deux cents cinquante personnes, Adrian craint un peu pour Sonia, pour la retrouver… puis finalement il se dit qu’elle le trouvera. Il avale la fin de son thé, puis sur l’élan de l’instant, il s’empare d’une coupe et sans attendre il en savoure – par petites gorgées –  l’arrière-goût finement amer et les bulles ardentes. Mais l’excitation retombe vite, une amertume commence rapidement par prendre le dessus. Il se retourne et regarde la vue du haut de la colline sur laquelle ils se trouvent. Ils dominent toute la ville. Mais étrangement il n’y a plus aucun enjouement à voir toutes ces lumières. Il tourne la tête vers la salle, et se surprend à dissimuler de toutes ses forces cette impression que l’on éprouve lorsqu’on réalise d’être totalement étrangers à ce qui se passe, de ne pas faire partie de ce milieu. Il s’efforce de rester calme, de ne pas se laisser intimider par toutes ces personnes qu’il ne connait pas. En fin de compte il n’aurait jamais dû venir. Bravo, Adrian. L’excès de vie pour lequel il s’était tant réjoui sera une autre raison pour s’abattre encore plus lorsqu’il se retrouvera à la maison, ce soir. Et ce soir c’est déjà maintenant, non ?

Il regarde tous ces gens vivants dans la salle, mais il n’arrive plus à s’égayer. La mélancolie a une odeur qui lui est propre. Ce n’est pas un sentiment qui persiste, c’est plutôt comme une aiguille plantée de tant à autre dans le cœur et qui le soulève brièvement. Ce qui paraît interminable, c’est ce qu’elle réveille.

Adrian est toujours dans l’angle de la salle, le bruit des vagues se brisant sur les récifs qui traverse la fenêtre et qui envahit la pièce n’existe pas mais il l’entend quand même, tout comme ce clair de lune qui ne laisse presque pas de place pour l’ombre, en effet les nuages recouvrent presque la totalité du ciel et une partie lucide de lui se dit que l’averse est imminente.  Mais Adrian n’entend et ne voit rien. Enfoncé dans un recoin qui semble à deux doigts de l’engloutir, son corps absorbe l’air complexe et la clarté composée de la cité, mais son esprit est ailleurs. C’est probablement dans une capitale, il en est presque sûr. Adrian est en compagnie d’amis qui ont désormais oublié son prénom. Il souffle un vent froid sur les pavés de la ville mais il se souvient qu’il était agréable… il se souvient aussi de cette légèreté naturelle qui les habitait tous. La malédiction de ce monde doit être de se rendre compte de toute la préciosité de ces instants insignifiants uniquement que lorsque tout nous a été repris… Il regarde le reflet de ces inconnus derrière lui et il pense à tous ces gens qui l’ont abandonné. Et c’est ce qui fait le plus mal ; de voir peu à peu les personnes qu’il aimait tant s’éloigner puis disparaître pour ne plus revenir. De sentir leur présence se désagréger petit à petit en d’infimes parties lancées dans le vent et qui l’ont finalement laissé seul. Sauf Nathalia. Elle, elle est restée, n’est-ce pas ? Non, elle aussi s’éloigne, elle aussi a cessé de l’aimer. Comme tous les autres. Il le remarque dans ses sourires, cette exaspération qu’elle s’est forcée de réprimer toutes ces années mais qui se trahit parfois par un je-ne-sais-quoi de trop apprêté. Son envie de partir loin, peu importe où, mais de claquer la porte à jamais et de ne plus avoir qui que ce soit à soigner sur le dos. Si seulement elle savait à quel point il la comprend… À quel point il ne lui en voudrait pas si elle venait un jour vers lui et lui disait qu’elle partait… Le jour de leur mariage il réalisa que plus rien ne lui importait hormis le fait qu’elle soit heureuse. Puis Elle est survenue, et non seulement il échoua sur le plus grand objectif de toute sa vie, mais en fut la propre cause. Et maintenant ? Maintenant il fixe la mer, sous les yeux sévères de sa belle-sœur qui le surveille comme s’il était une créature imprévisible et dont il fallait se méfier à tout prix. Non ! Elle n’est plus cette femme là, n’est-ce pas ? Ah, oui, il s’en souvient. Malgré la rigidité qui émanait de Sonia, la clémence dont elle fait preuve en l’invitant à cette soirée la place au plus haut de son estime. Oui, c’est vrai…

Le retour à la réalité survient comme une détonation. Il reste un instant surpris. Il n’y a pas de pavé sous ses pieds, et l’air qui filtre par la fenêtre, oui, est frais, mais, enfin… il n’a pas la même saveur, la même contenance… Sonia lui amène gentiment une coupe de champagne avec un regard qui semble contenir une connivence, et il se sent tout à coup si coupable d’avoir voulu un instant tout braver…

Il lui sourit. Merci. Il aimerait se dire que tout va bien, mais ce n’est plus le cas… L’averse est imminente…

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