la crevette (suite du chapitre 1 de 'Quich')

milie--2

Une goutte de sueur perla sur la tempe de Jenny

-       Tu me coutes cher Amélie

-       Oh. Tu veux dire que je coûte cher à Pierre ?

-       Tu m’as très bien comprise.

-       Je pars à 4h, tu me prépareras mon solde de tout compte et n’oublie pas les congés que je n’ai pas pris, comme tu l’as fait pour Manue.

-       Tu me prends pour qui ?? de toute façon c’était de sa faute.

-       Ah bah tient, voilà Manue justement, elle déjeune avec nous ce midi pour fêter mon départ, je vais lui demander si c’était de sa faute.

-       Passe vers 15h, tu n’auras qu’à vérifier toi-même.

Des auréoles s’étaient formées sous les bras sur son beau chemisier vert satiné. Elle qui ne transpire jamais et nous expliquait sans cesse que même à Palm Spring elle n’avait jamais une goutte de sueur à la surface de sa peau. Elle venait de nous prouver que c’était un mensonge de plus. Autant dire qu’elle était au bord de l’évanouissement plus parce qu’elle avait une nouvelle fois été démasquée qu’à cause de la chaleur. Je jubilais intérieurement et le regard pétillant de Manue en disait long sur notre petite victoire.

Le repas fut cordial, j’ai payé ma part, sans étonnement aucun. Ils venaient de m’offrir un ‘apéro’ c’était déjà bien assez. Une bouteille de blanquette de Limoux, du saucisson sec de chez Ed, et comme cadeau un bouquet de fleurs dont il m’a fallu quémander le vase, les miens étant déjà tous en carton. Deux ans de bons et loyaux services, à ramasser la merde des autres, à arranger les permis bidons et autres constructions illégales de Pierre, remerciés par un bouquet de fleurs qui faneront en deux jours compte tenu de la chaleur, résumait bien la mesquinerie quotidienne qu’il m’avait fallu affronter. Mais moi aussi je leur avais fait un petit cadeau, ils en auraient bien vite la surprise. Quand j’ai vu Pierre s’avancer avec un grand sourire, le bouquet à la main, je n’ai pu réprimer un gloussement, Manue, elle, était déjà rouge écarlate au bord et hoquetait. Nous avions pris les paris sur le cadeau le plus pourri qu’ils pouvaient m’offrir. Il me restera donc un vase. Pas mal.

Je me souvins alors du jour où j’ai annoncé à Pierre que je partais, c’était il y a un mois, son regard d’habitude fuyant avait été foudroyé quand je lui avais alors expliqué que non seulement je démissionnais mais qu’en plus j’avais déjà trouvé un travail aussi bien payé et dans le Nord de la France, donc que le préavis était réduit à un mois au lieu des trois habituels. Quel bonheur de voir enfin l’anguille au bout de la canne à pêche !

A 16h le sac sur l’épaule je récupère mon chèque de solde de tout compte, Pierre n’est pas là, en réunion client. De mon côté cela faisait une heure que j’avais fini de mettre en place le nouveau revêtement sur les plateaux des bureaux. Oui parce qu’ils n’avaient pas pu s’empêcher une dernière petite humiliation. Ayant déjà ma remplaçante à ma place depuis cinq jours, il fallait bien m’occuper et comme j’avais commandé un linoleum noir à poser sur les grands plateaux de l’openspace et qu’il venait d’arriver je m’étais coltinée la pose… j’avais fait le plus physique à la fraiche ce matin. Ne restant plus qu’à positionner le scotch double face. J’avais même réalisé entièrement le bureau de Jenny quand elle est arrivée, et m’étais fendue d’un énorme sourire de faux cul à son entrée dans l’agence. J’étais en effet extrêmement fière de moi d’avoir atteint mon objectif.

Ne pas dormir permet de réfléchir et une idée lumineuse avait alors germé dans mon esprit… je ne sais pas comment m’est revenu en mémoire un article d’un magazine féminin, mais je me suis souvenue d’une petite vengeance d’une femme avec son ex, et il s’agissait d’une histoire de crevettes… alors j’ai réfléchi comment appliquer cette histoire à la mienne.  J’ai gardé une crevette après mon dernier repas et l’ai prise en partant pour le boulot. Avant de positionner le linoleum sur le plateau de Jenny j’ai coincé entre la structure et le plateau mon crustacé. Le revêtement a gentiment emballé l’ensemble sans pour autant le rendre étanche et hermétique. J’en ai ris aux éclats un bon moment, seule dans l’agence, comme une démente. J’imaginais l’odeur épouvantable qui allait émaner de son bureau, elle qui fait tout pour avoir l’air propre sur elle, elle allait être servie. Pierre qui a un nez très délicat en aurait pour son argent. Et il sera impossible de retirer cette crevette sans endommager le lino et comme il y en a pile le compte, ils ne la retireront jamais. Il faudra attendre que l’odeur disparaisse et ça peut durer plusieurs semaines. Oh Bonheur suprême ! J’ai bien fait de ne pas dormir !

En quittant l’agence l’odeur a déjà commencé à se répandre dans les cent mètres carrés sous les toits, il faut dire que la canicule va accentuer le phénomène olfactif ! J’adore, je jubile. J’ai un sourire à déprimer les plus pessimistes. J’encourage Claire à tenir bon… ‘l’air est irrespirable ici’.

Je m’engouffre dans le métro. L’atmosphère y est brulante, l’odeur y est horrible, les rails sont presque en fusion, les grillons grillonnent. Direction Gare du Nord. Je me dis que c’est la dernière fois que je fais ce trajet. Bien sur je reviendrai à Paris, mais en touriste. Demain je serai sur la route avec la camionnette de déménagement. Dans deux jours ma vie parisienne ne sera plus qu’un souvenir. La porte du TGV se referme sur ce chapitre de ma vie. A moi d’écrire la page suivante. En attendant je n’ai aucun regret.

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