La danse de l’œsophage

grabuge

 C’est dans ce château de Chacenay, en Champagne, que vivait Monseigneur de Monléon, un évêque laïc. Il vivait confortablement de l’exploitation de ses vignes, lesquelles servaient à fabriquer du champagne, une fois les raisins cueillis puis pressés doucement venait le processus de fermentation avec les levures qui transformaient le sucre en alcool. Il décida un beau jour d’été, en attendant de cueillir les raisins mûrs en septembre,  d’aller pêcher la truite dans le Paquis, un ruisseau affluent de l’Arce, lui-même affluent de la Seine, avec son unique fils de dix-sept ans et aîné de la famille, Enguerrand. Il n’avait pas le goût de se battre, et concernant la religion, il était totalement indifférent. Evidemment, il connaissait à peu près tout ce qui se passait dans la vie religieuse, mais il ne voulait rien entendre. Epousailles ? Quel intérêt ? Sa promise était si laide qu’il n’en voulait pas. Son père se demandait ce qu’il pourrait bien faire de ce garçon si frêle. Il aurait très bien pu l’envoyer de force dans un château voisin, mais le fils portait un certain intérêt à la viticulture.

 Les femmes, c’est-à-dire Mélisende de Monléon et ses quatre autres petites filles : Ermeline, Flore et Camille, restaient dans la propriété à s’occuper des tâches ménagères. Madame de Monléon préparait les épousailles de la plus âgée, Ermeline, qui devait arriver dès qu’elle aurait l’âge de quatorze ans. C’était une fille rousse, fine comme un brin d’herbe, constellée de taches de rousseur et adorable comme un agneau. Son épris était jouvenceau de vingt-cinq ans, issu d’un château voisin. Bien que tout le monde fasse son éloge, il était bien connu qu’il n’était point quelqu’un de très animé. La seule chose qui le passionnait était la vénerie. Le principe était simple, il fallait pourchasser un animal sauvage jusqu’à sa mort, une chasse à courre, à cor et à cri. Son animal préféré était le goupil, mais il ne rechignait pas sur un leu. Il chassait surtout l’animal au pelage roux pour sa fourrure. Mis à part cela, il était très intelligent, mais un vrai bloc de glace sentimental. Du fait de son âge, il ne pouvait pas partager autant de choses qu’elle aurait pu vouloir, mais il n’avait pas très envie de s’intéresser à elle. Ce qui l’importait, c’était qu’il puisse avoir une descendance, que ce soit une colombe ou un laidron. Cela fera un bon mariage qui augmentera le prestige de la famille, après tout, c’est tout ce qui comptait. Ce qui avait surtout coûté cher aux deux familles étaient les anneaux nuptiaux en or.

 Enguerrand et son père marchent donc vers le Nord, traversant des sentiers bordés d’orchidées rouges, avec en leur sein un pistil jaune. Ils pouvaient entre-apercevoir des écureuils roux de temps en temps et entendre le chant  de la Rémiz penduline, un passereau aux yeux masqués et au cou cendré. Entrés dans la forêt de hêtres, la chaleur était retombée et la luminosité avait diminué. Au loin on pouvait entendre le chant de l’eau du ruisseau. Une fois arrivés au bord de l’eau, Enguerrand posa sa canne à pêche sur le sol, se déchaussa et partit vers un arbre pour soulager sa vessie.

 Un serpent le regardait, prêt à bondir. L’instrument dehors, il regardait le serpent lui tourner autour, comme s’il recherchait quelque chose, puis le reptile partit se réfugier dans un tas de feuilles. Le jeune garçon finit sa besogne et s’en retourna pêcher la truite,  courant dire à son père : « Père ! J’ai rencontré un serpent au comportement très étrange. Il était prêt à m’attaquer puis il s’est calmé et m’a tourné autour. J’avais si peur qu’il me morde ! J’étais terrifié ! », mais le père ne répondit rien, il lui fit juste signe qu’il était en train d’effrayer les poissons en criant de la sorte.

 Lassé d’une pêche infructueuse après plusieurs heures, il posa sa canne à pêche au sol puis partit se promener dans la forêt avoisinante. Soudain, il entendit quelque chose remuer près d’un tas de feuilles, un peu plus loin. Il crût voir une femme allongée sur le sol. En se rapprochant, il découvrit une femme aux cheveux bruns, aux yeux marron, un corps nu svelte et à côté d’elle une espèce de peau desséchée, comme une mue de serpent. « Que t’est-il donc arrivé ma mie ? As-tu perdue ton chemin ? », voyant qu’elle ne répondait pas, il lui posa d’autres questions sur un ton plus sévère, mais toujours aussi inquiet « Est-tu une catin ? Que fais-tu nue au milieu des bois ? ». Elle le regardait de ses yeux profonds, les mêmes yeux qui l’avaient traversé quelques heures auparavant. Son corps de femme fatale excitait le jeune puceau qui n’avait jamais vu de femme nue de sa vie. « Allons, lève-toi ! » dit-il comme s’il crût en une mauvaise blague, mais elle ne se leva pas et n’affichait aucun signe de compréhension. Il décida enfin de lui tendre la main, mais elle n’en fit rien. Gêné, il la prit dans ses bras pour l’apporter à son père. Après tout, peut-être qu’il pourrait l’épouser, lui qui n’avait pas de femme. Il hésitait. Il était gêné de devoir la présenter nue à son père. Il se déshabilla presque entièrement pour l’habiller, mais elle nageait ensuite dans des vêtements trop grands pour elle.

« - Père, mille excuses, mais j’ai trouvé cette jouvencelle dans les bois, nue comme un ver, incapable de dire quoi que ce soit !

- Eh bien ! Voilà que tu t’éprends d’un serpent mon fils ? Comme si je n’avais que faire d’une créature du diable !

- Mais père…

- Cesse donc de rétorquer. Ramène ce serpent là où tu l’as trouvé. »

 Déçu, il fit ce que son père lui ordonna, sans comprendre pourquoi il l’avait traitée de serpent. Il l’allongea par terre, sur un lit de feuilles, puis lui promit qu’il ne la laisserai pas tomber. Il caressa ses cheveux, soyeux, son visage, doux et froid comme la porcelaine, puis la déshabilla pour récupérer ses vêtements. S’approchant près de sa bouche, il déposa un baiser sur ses lèvres et senti une envie irrépressible de faire ce que tout homme fait à une femme. Il laissa faire ce que son corps lui ordonnait de faire, comme hypnotisé par son regard noir et profond. Elle ne criait pas, elle ne bougeait pas, comme incapable de sentir le moindre plaisir. Une fois son affaire finie, il déposa un dernier baiser sur ses lèvres puis rentra avec son père au château.

 Enguerrand n’avait qu’une chose en tête : il voulait emmener cette fille au château de force, quoi qu’en diraient ses parents. Son père, lassé de ses bêtises, clamait à qui voulait l’entendre que son fils était devenu fou à lier et que bientôt, il l’enverrai de force servir le roi. Il n’en avait que faire, il s’échapperait avec elle, volant une robe de sa mère, une de ces robes qu’elle avait achetée à Paris, une robe qui ferait d’elle un ange. De nuit, il sortit discrètement du château par une porte de service, prenant garde à ne pas réveiller la famille. Dans la nuit noire de jais, il partit vers le Nord retrouver sa dulcinée. Il la trouva, assise sur un rocher, la tête reposant sur sa main droite, regardant dans le vide. « Allons-y, allons ! Partons ! », dit-il. Cette fois-ci, elle se déplaçait sur ses deux jambes, mais avec difficulté, une démarche assez pataude. Une fois de retour au château, il l’emmena dans sa chambre, une chambre simple, petite, assez éloignée dans l’aile gauche du château. Ils passèrent une partie de la nuit à forniquer, jusqu’à ce qu’Enguerrand s’endorme.

 Le lendemain matin en se réveillant, elle avait disparu. Dans le château il n’y avait plus aucune trace de vie, aucun bruit dans la chambre de ses parents, aucun bruit dans les chambres individuelle de ses petites sœurs, et pourtant tous les lits étaient défaits. Il cherchait de partout, hurlant à tue-tête pour que quelqu’un lui réponde désespérément, mais il n’avait aucun retour. Il trouva dans la cuisine son aimée, allongée, tachée de sang, un hachoir près d’elle. Dans toute la pièce se trouvaient des vêtements de sa famille éparpillés. « Mais qu’as-tu fait, démon ? » hurla-t-il. Elle répondit en sortant doucement de sa torpeur, lovée comme un serpent : « Mon amour pour toi m’a donné faim ». Il la regardait, elle le regardait, il regarda son ventre qui avait grossi, exécutant une sorte de danse de digestion. Il l’aimait, il l’a tué. Il fut pendu pour avoir assassiné toute sa famille et on brûla le serpent.

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