La dernière

Jean Marc Kerviche

Luttes de classes

Gérard ouvrit les yeux. Il frissonna.
Il s'aperçut que sa couverture avait glissé et s'apprêtait à la réajuster quand il regarda sa montre. Quatre heures et demie. Les autres n'allaient pas tarder à venir avec le café.
Il se dégagea péniblement de son lit pliant, puis resta un moment assis en équilibre instable en se demandant s'il n'avait pas mieux à faire que de se lever.
Il grelotta à nouveau.
Décidément, il faisait beaucoup trop froid. Sa doudoune avait bien vieilli. Partout les coutures avaient craqué. De larges ouvertures béantes laissaient passer un air glacial.
Il se leva, prit garde de ne pas heurter les autres lits de sangles de ses collègues, et en avançant à tâtons tout en baissant la tête pour éviter de toucher la toile qui les abritait, sortit dans le petit matin.
Il n'avait pas neigé, mais tout était blanc, blanc de givre. On ne distinguait pas la ville et toute la zone industrielle, au plus loin que son regard pouvait porter, était enveloppée par une brume laiteuse.
Transi, il tremblota une nouvelle fois, se frotta les mains et fit quelques mouvements d'assouplissement, puis d'un pas ferme il se dirigea vers les silhouettes qui se détachaient du mur de l'enceinte.
Cela faisait trois semaines que l'usine était en grève. Vingt et un jours exactement que Gérard et ses collègues faisaient le pied de grue devant l'immense porte roulante des Ateliers des Forges de Vivors. Vingt et un jours qu'ils se les gelaient ... nuits et jours ! Et le matin, c'était le plus dur. Ils se demandaient tous ce que la journée allait leur apporter de nouveau.
Les négociations avec la direction avaient traîné en longueur. Trois entrevues n'avaient pas réussi à les mettre d'accord. En face d'eux, de l'autre côté de la table, des représentants envoyés par le Siège de Paris qu'ils n'avaient jamais vus, en costumes taillés sur mesure, jeunes, si jeunes que les délégués syndicaux avaient cru pouvoir les faire plier facilement, mais ils avaient vite déchanté. Férus de thèses et de théories apprises dans les livres, utilisant des abaques, des barèmes, des grilles, évaluant et réfutant toutes les revendications même les plus légitimes, ces jeunes avaient réponse à tout et ne cédaient en rien. Probablement issus des grandes écoles de commerce ou d'administration de la capitale, ceux-ci aiguisaient leurs premières armes avec présent à l'esprit, qu'en haut lieu on les jugerait sur leur détermination et la façon dont les négociations seraient conduites.
Deux points de vue radicalement différents s'affrontaient, avec des mots dont le sens varie selon qui les expriment. Les uns défendaient l'entreprise, leur outil de travail, et par voie de conséquences, leurs existences, les autres, la même entreprise, le même outil de travail, et sous-jacent, le bénéfice qu'ils en tiraient.
Ils s'étaient présentés en médiateurs, et à ce titre ne prenaient aucune décision. A l'issue de chaque réunion, ils se levaient de la table des négociations et différaient les réponses qu'attendait le personnel. Il fallait qu'ils en réfèrent, prétendaient-ils, n'en disaient pas plus, puis ils s'en retournaient, bien tranquilles, dans des berlines avec chauffeur, alors que les ouvriers, la mort dans l'âme, reprenaient leur poste à la porte, et aux fours, car qu'il fallait continuer de les alimenter sous peine d'extinction. Extinction que les ouvriers craignaient et qu'ils ne pouvaient envisager. Préserver l'outil de travail était tout ce qui leur restait d'orgueil. Laisser mourir le feu et c'était la mort certaine.
Quand cela allait-il donc se terminer ?
Gérard se rappelait qu'il avait été contre cet arrêt de travail. Il avait dit à ses collègues qu'ils n'obtiendraient rien, s'était opposé avec véhémence à nombre d'entre eux, mais personne n'avait écouté ses arguments. Il les avait averti qu'à l'étranger, les usines du groupe continueraient à subvenir à la demande et compenseraient ainsi la perte occasionnée par leur inactivité, qu'il fallait la jouer plus fine. Tous s'étaient alors mis contre lui, avaient avancé qu'à l'étranger, justement, ils étaient solidaires de leur action. On commençait à le traiter de jaune, lui, qui avait été au cœur des luttes syndicales passées, un des derniers à avoir fait les grèves de mai soixante huit. Il se souvenait qu'il avait été un des porte-parole des ouvriers dans les négociations d'alors, et dans son souvenir, peut-être un des seuls à tenir tête aux nababs de l'époque. Des moments qui étaient restés sa fierté, et peut-être d'ailleurs la raison pour laquelle, aujourd'hui, il était encore à la tâche au niveau des fours.
Seulement voilà, ça, personne le savait ... ou l'avait oublié, car depuis, tout avait changé. Il avait suffit de trente années. La plupart des industries de la région avaient disparu ou s'étaient expatriées là où la main d'œuvre était la moins chère, en Europe de l'Est ou dans le Sud-est asiatique. Et le chômage était devenu endémique. Les plus vieux avaient été mis en retraite d'office bien avant l'âge, et les jeunes avaient déserté la région. Certains d'entre eux avaient rejoint Paris. Il en connaissait même qui avaient traversé la Manche.
Mais pour lui, tout ça n'était pas le pire. Le pire, c'était son propre fils, Daniel.
A l'issu de son service militaire, et avec la crainte de ne pas trouver un emploi dans le coin, il avait postulé pour entrer dans la gendarmerie.
Ça ! Ç'aurait été un moindre mal, mais il avait échoué à l'examen.
Il avait alors aussitôt signé chez les C. R. S.
C'était contre nature, et dans le langage de Gérard, un peu comme si “un chat avait fait un chien”.
Naturellement, Daniel n'avait pas osé le dire à son père et celui-ci était resté longtemps le seul de tout le quartier à ne pas le savoir.
Il l'avait appris incidemment, par la bande, comme on dit, un soir, chez Georges, un petit troquet où ses amis et lui avaient pris l'habitude de se retrouver après le travail. Au cours d'un aparté avec un collègue. L'autre, à bout d'argument, avait lâché ce que tous cachaient depuis plus de cinq ans. Le silence qui avait suivi la révélation n'en avait été que plus convaincant. Gérard était sorti de cet échange comme un boxeur sort d'un knock-down. Il n'avait plus ajouté un mot, était parti se rafraîchir le visage dans l'air frais du soir qui tombait, puis comme un automate, était rentré chez lui.
Il n'avait pas attendu d'accrocher son vêtement sur le portemanteau du couloir pour demander à sa femme si elle était au courant.
Elle l'était.
D'un coup, il s'était mis hors de lui, avait cassé tout ce qui était à sa portée, renversé la table sur laquelle le repas du soir était disposé, et bien heureux qu'il ne porta pas la main sur sa femme.
Elle avait, selon lui, trahi sa confiance.
Il était ensuite parti se coucher.
Daniel ! Son seul fils ! Son unique enfant !... lui avoir fait ça ... à lui !
Depuis, il ne le voyait plus, et à la maison, le climat était devenu invivable.
Mal vu par la direction, et pour cause, il n'avait jamais obtenu la moindre promotion, et depuis cette histoire, il était devenu également la risée de ses collègues.
Cette grève, il se le jurait, serait la dernière.
Il voyait ça comme un baroud d'honneur !... Ils allaient tous voir ce qu'ils allaient voir. Maintenant qu'il s'était engagé dans ce combat, il ne reculerait plus, d'où que viennent les ordres. Et que ces collègues ne s'avisent pas d'abandonner la lutte sans avoir obtenu des résultats tangibles.
Il s'approcha du petit groupe.
- Salut !
- Salut !
Tous les matins, il les abordait de la même façon, et n'ajoutait pas un mot de plus. Dire qu'ils avaient imaginé faire plier les patrons.
Dieu, qu'ils avaient été naïfs !
On était bien loin de la première semaine quand ils étaient plus d'une centaine à la porte, même la nuit, à échanger des idées, à partager des rêves. C'était à celui qui renchérissait le plus. Les bannières et les banderoles sur le haut des murs claquant au vent comme au bon vieux temps du front populaire ou de mai 68, se métamorphosaient peu à peu en images d'Épinal, jaunies, désuètes, et aujourd'hui, sans souffle d'aucune sorte, salies par la suie, elles pendaient lamentablement.
Tout ça, Gérard en avait eu conscience dès le début. Maintenant, il en était à observer la décomposition des énergies. Tous étaient fatigués, et personne ne savait comment sortir de l'impasse.
Pourquoi continuaient-ils ? Peut-être pour ne pas lui donner raison. Plier devant les patrons, ça pouvait se concevoir mais donner raison à Gérard !... ça jamais ! Il en était convaincu et se plaisait à l'imaginer.
Ils étaient en grande conversation lorsqu'il arriva près d'eux, et ça, Gérard l'avait remarqué. Ils venaient d'entendre, sur la radio locale qu'ils écoutaient en permanence, un flash d'information qui concernait l'usine. Ils étaient en train de le commenter.
Ils lui demandèrent s'il avait bien dormi. Il trouva ça curieux. Comme si son état de santé leur importait. Il n'était pas dupe de leurs sentiments.
Ils ne savaient pas comment présenter la chose. L'un d'eux se décida et lâcha d'une traite comme s'il avait préparé la phrase depuis longtemps en utilisant les mots qu'il venait d'entendre : « ... La direction vient de requérir le secours des pouvoirs publics ... » Il marqua un silence et acheva plus prosaïquement ... « il faut s'attendre à ce que la préfecture nous envoie les flics ! »
Il évita soigneusement le terme C.R.S.
Gérard ne répondit pas. Il avait toujours été lucide. Les choses devenaient enfin sérieuses ! Jusqu'ici, il n'avait rien décidé. Il s'était seulement rangé aux mots d'ordre de ses camarades et maintenant il se rendait compte qu'on attendait une réaction de sa part. Il ne laissa rien paraître. Il prit la nouvelle comme une simple information, et sur un ton anodin, il demanda quand allait arriver le café.
Il y avait du retard. Il se les imaginait tous à faire leurs commentaires en ville.
Personne n'allait résister à force publique. Ils allaient tous se déballonner à la seule présence des casques et des matraques.
Fallait voir à l'époque ! Comment ses amis et lui, tenaient tête à ces compagnies casquées. Aucun d'entre eux n'aurait osé entrer dans l'usine sous peine de se faire écharper.
Oui ! On allait voir ce qu'on allait voir !
Il pensa au temps où il faisait plus de soixante heures par semaine devant les fours, avec quelquefois, ce n'était pas rare, seize heures d'affilée. Aujourd'hui, ça le faisait rigoler, on en était à trente cinq heures et ces jeunes se plaignaient encore.
Oui ! On allait voir ce qu'on allait voir !
Par petits groupes, les hommes commençaient à apparaître dans le halo du brouillard. Ils étaient tous en grande conversation. On imaginait sans peine le sujet.
Ils s'agglutinèrent devant le portail. Tous, avec amertume, attendaient les directives. Fallait-il poursuivre ? La question était sur toutes les lèvres. On guettait les réactions des uns et des autres. On en était à débattre des récupérations des journées de grève. C'en était risible.
Avoir fait la grève, pour après, chercher à obtenir des heures supplémentaires
Décidément, les temps avaient bien changé.
Il était près de huit heures. Le jour n'était pas encore levé. C'était comme s'il leur était donné un sursis. Personne encore ne distinguait la masse compacte des cars blindés qui se rangeaient en bas de la côte, en silence.
Tout était en suspens ... les esprits ... les coeurs ...
On ressentait quelque chose d'indéfinissable, comme un jour qui ne se lèverait pas.
Une multitude de flashs traversèrent alors la tête de Gérard. Tout se succédait et tout était mêlé. Il se voyait dans une tranchée à vérifier la fixation de sa baïonnette avant l'assaut, puis l'instant d'après, dans une péniche de débarquement, à réajuster la jugulaire de son casque avant de s'élancer sur la grève à découvert.
Que se passait-il ?...
Il avala le peu de salive qui lui asséchait la bouche, et une larme lui échappa qu'il essuya promptement.
Une impression diffuse l'étreignit.
Il avait deviné que c'était le moment.
Le silence avant la tempête ... les cris, les coups, les grenades lacrymogènes ...
On ne parlait plus dans les rangs.
Gérard était prêt.
« ... La dernière, se répéta-t-il en lui-même, ... la dernière ... »

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