la disparition

alexe

un soir, fin des années soixante. une fillette ne revient pas au logis. père, mère et frère aiguisent leurs solitudes.

(...)  La mère ne put se coucher que très tard, tremblante de ces émotions torves qui rendent les femmes soumises confuses à la moindre contrariété, à l'inhabituel, face au manque de soutien ; on aurait enjoint cette femme de quitter le foyer pour de futiles arguments de libre-pensée et de survie individuelle, on n'aurait pas créé plus de panique en son for intérieur, qui se traduit souvent par cette impérieuse manie à nettoyer, briquer, totalement dégraisser tout objet, occupée, affairée, docile et pliant l'échine, au lieu de s'installer confortablement dans un endroit calme pour réfléchir à une stratégie efficace.

Dans le bouillonnement ménager, c'est tout le contraire qui se produit, la femme ne se pose nulle question en cohésion avec une réponse utile, et en parallèle, secoue dans son crâne, pis qu'en Carnaval, le maracas de ses angoisses, existentielles, matérielles, émotionnelles, affectives, pulsionnelles, coupables. Le bruit là-dedans est insoutenable, il n'y a pas d'issue. La cocotte siffle à l'intérieur, et la pression ne baisse pas assez vite ; il n'y a pas de réconfort. Il n'y a pas l'entraide nécessaire au véritable choix.

La femme battue décide alors de rester malgré le désir de partir – c'est encore moins stressant que l'inconnu, la Mort au bout, avec ou sans mesure avec le réel, et puis, être battue, est-ce une raison suffisante pour bouleverser d'autres qu'elle, les enfants, les jeunes, l'argent que l'on n'a pas, engendrer d'autres dégâts que ceux déjà connus, les gifles, mais avec un toit sur la tête –, et dans la panique de la disparition de sa fille, voilà la mère bourrelée d'inquiétude qui astique sa cuisine au lieu de descendre rationnellement chercher le secours que le père craint de subir comme une intrusion massive et la perte de son autonomie autant que de son image de marque.

Le père absent, à cette heure, la femme perd ses repères. Comment sera-t-elle jugée à son retour ? Comment, lui, saura-t-il si elle s'est bien comportée ? Elle craint les coups, les heurts. Les mots. Le corps lourd de reproche contre le sien. Elle pourrait agir ; peut-être. En théorie. Elle pourrait justifier ses actes, prendre la décision appropriée, sortir, alerter. Mais après ?

Atterrée de penser que l'on pourrait la prendre en flagrant désir, d'être et de faire, elle repousse son repos et ses réflexions, brique et astique, encore, longtemps, mais ne voyant pas l'homme revenir, se décide enfin à vider sa vessie, ses intestins broyés par la peur et à s'allonger, sage et bien élevée, au bord de la couche sur son espace déterminé. Le sommeil viendra, ou peut-être pas, qu'importe ; l'homme n'est pas là pour juger de la rectitude de son rituel, il n'est donc pas valable et ne servira en rien, elle n'aura pas de preuve de sa bonne conduite.

Elle s'endormira au petit jour, fagotée dans un lit trop épais et trop mou, comme sa conscience. Il ne se passera rien de plus. Le réveil mécanique enclenchera la journée suivante, pour un homme mal réveillé et une femme brûlée vive et déjà morte sans le savoir.


Le fils, abruti par les claques, perdu dans un dédale de ressentis contradictoires entre son affection pour la petite et son désir sauvage d'envoyer valser toute cette histoire, cette famille, ce père, ce lieu, ce service militaire et cette société de merde, se sera lamentablement endormi sur son pucier de jeune homme résigné chanté par certains comme les timides qui, les soirs d'audace, crèveraient le plancher, et qui commettent en réalité le pire assassinat que l'on puisse s'infliger, le suicide invisible et sot, lorsqu'ils recouvrent par imagination de matière fécale l'ensemble de leurs rêves et aspirations et qui, pour en masquer la couleur et les odeurs, balancent le tout dans la Bérézina, remballent leur ballot de soucis et se rendorment sur leurs terribles injustices, et voilà, c'est réglé, c'est fini, comme Maman l'a dit.


Le lendemain la petite ne paraît pas. Le père, las, quelque peu égaré sur son lieu de travail, attend jusqu'à la pause méridienne pour juger de la situation, et sur insistance de son hystérique bonne femme, se rend au commissariat. (...)

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