La disparition de Cafougnette
Regine Bernot
Quand la sonnerie du téléphone retentit, la vieille femme lâcha à contrecœur le rideau de la fenêtre. Au bout du fil, son fils s'inquiétait de sa santé. Ma foi, ça n'allait pas si mal si ce n'est ces intestins détraqués qui la rendaient patraque. Mais non, elle n'allait pas appeler le docteur pour si peu. D'ailleurs, elle irait mieux dés le retour de Cafougnette. Avant de raccrocher, elle entendit le soupir exaspéré de son fils. Il n'avait jamais aimé son chat, ce gouttière insolent et bagarreur qui passait son temps à courir la gueuse. Elle avait toujours refusé de faire châtrer son Cafougnette, il avait bien le droit de jeter sa gourme, non ? Mais son absence l'inquiétait. Trois jours sans revenir à sa gamelle, d'autant plus qu'on était jeudi et jamais Cafougnette n'avait manqué le jour du mou, jamais ! Il avait dû lui arriver malheur. La vieille revint à son poste d'observation, derrière le carreau de la cuisine. Elle écarta délicatement le voilage, ne découvrant qu'une fente suffisante pour glisser un œil jusqu'à la rue. C'était l'heure de l'étranger. La maison d'en face avait été rachetée par un homme qui n'avait pas l'accent des Zinzinois et dont le nom contenait beaucoup trop de Y et de X et peut-être un Z. Pas un nom d'ici, pour sûr. Et ce voisin étrange avait une curieuse habitude. De bon matin, quand le temps le permettait, il partait à pied en tirant une drôle de charrette d'où dépassaient des sortes de cannes. Sa seule certitude, c'est qu'il n'allait pas à la pêche, elle ne connaissait que trop l'attirail d'un pêcheur pour l'avoir vu sur son pauvre Eugène du temps qu'il était vif et lui ramenait des fritures. Au jour d'aujourd'hui, y'a plus rien de bon à pêcher dans la rivière sinon des poissons chat si mauvais que même son chat les dédaigne. Elle n'avait pas compris l'activité à laquelle se livrait son voisin mais elle supputait quelque chose de pas catholique vu son empressement à partir et la mine fatiguée qu'il arborait à son retour. Et toujours à traîner cette carriole ridicule sur ses deux roues trop grosses. Sûr qu'il n'allait pas faire ses courses, on le livrait à domicile, le monsieur. Elle avait bien tenté de le suivre en catimini, un matin brumeux, mais ses pauvres jambes l'avaient abandonnée alors qu'il marchait d'un bon pas sur le chemin du Bois. Elle avait essayé d'en parler avec Héloïse, une veuve comme elle qui habitait le bout de la rue. Mais celle-ci se fichait bien du voisin de Jeanne, s'inquiétant plutôt de la rumeur sur la disparition des chats. Pourtant, son gros matou Abélard n'avait rien à craindre depuis qu'il était châtré, il ne s'éloignait guère de son fauteuil et de sa gamelle. Il était énorme, c'est qu'elle le gâtait trop au point qu'au village, on se moquait d'Héloïse et Abélard. Ce que les gens peuvent être méchants, tout de même ! Jeanne pensa tout à coup à son chat, son Foufougne adoré dont les caresses et les miaulements autoritaires lui manquaient. C'est à ce moment là que le voisin sortit de chez lui, tirant sa carriole qui semblait lourde. Une pensée terrifiante surgit alors dans le cerveau torturé de la vieille dame. Et si c'était lui qui kidnappait les chats ? Peut-être que ses cannes lui servaient à leur briser l‘échine ? Il paraît qu'on peut tirer un bon prix de leur peau si elle n'est pas trop pelée. Et Cafougnette possédait un pelage d'un noir luisant qui aurait coquettement agrémenté un col de manteau. Jeanne frissonna tout en laissant retomber le pan du rideau. Allons, elle ne devait pas désespérer, elle allait encore faire une tentative pour attirer son chat en entrechoquant sa gamelle de fer blanc contre le muret du jardin. Cafougnette ne résistait jamais longtemps à ce son de cloche particulier annonçant les agapes. Le samedi suivant, le fils trouva sa mère prostrée sur sa chaise de cuisine, soliloquant avec le poulet qu'elle avait oublié de mettre à cuire pour le déjeuner. La fugue de son chat la désespérait. Pour lui changer les idées, il lui proposa de l'emmener au restaurant du golf, dont on lui avait dit du bien. C'était une journée d'hiver froide mais ensoleillée et ils décidèrent de boire leur apéritif en terrasse. Jeanne sirotait sa Suse en admirant le practice de golf quand une silhouette connue traversa son champ de vision. L'étranger marchait à grands pas en tirant sa charrette le long d'un sentier bordé d ‘arbres dénudés. La vieille dame se leva d'un bon et, agrippée à la rambarde, observa ses manières singulières. Après s'être arrêté pour poser une balle ridicule sur le sol, il ouvrit le sac de son chariot. Jeanne retint sa respiration, le temps qu'il sorte ses cannes, les détaillant attentivement jusqu'à ce que son choix se porte sur l'une d'elle. La curiosité de la vieille dame surprit son fils qui se mit à lui expliquer les règles de ce sport appelé golf. Alors, ce n'était donc que ça ! Songeait Jeanne en dévorant la pintade aux choux qu'un charmant jeune homme venait de lui servir. Le vin aidant, elle fut d'humeur joyeuse et c'est une mère aux joues rosies et aux yeux brillants que le fils ramena chez elle. Elle en aurait presque oublié son inquiétude au sujet de son chat si un miaulement impérieux ne l'avait accueillie. Sur le seuil trônait Cafougnette, sale et efflanqué, une balafre zébrant son museau. « Alors, sacripant, tu as fini la tournée des minettes ? » La porte à peine ouverte, elle se précipita sur le frigidaire pour en sortir le mou qu'elle débita en petits morceaux pendant que le chat miaulait avec insistance. Son fils, qu'elle avait oublié, souriait en l'entendant réprimander son animal sur le même ton qu'elle utilisait jadis avec son père, quand il rentrait tard de la pêche. « Tu mériterais que je te les coupe, cavaleur, va ! Et ne recommence pas ! Tu m'as fait une de ces frayeurs ! Et surtout, ne t'avise pas à traîner chez le voisin d'en face, c'est un golfeur ! »