La Faute à la vie - Chapitre Cinq

Je l'ai laissé dans sa chambre. Il fallait qu'il prenne ses marques. Ou qu'il prenne sa dose. Peu importe, je l'ai laissé tranquille. Il était un peu plus de dix heures, peut-être qu'il voudrait dormir. Ou peut-être pas, remarquez. Il voudrait peut-être manger. Ou pas. Je n'en savais rien. Je ne savais pas quoi faire. Je m'étais embarqué dans une histoire impossible, sans issue envisageable. Sevrer un gosse de vingt-deux ans et le faire rentrer dans la vie active. Parfois, je me foutrais bien des baffes. Mais la vie s'en occupe déjà pour moi.

A onze heures, j'ai décidé d'aller toquer à sa porte, pour parler un peu. Parler de l'avenir, de ses craintes, de ses envies. Je me sentais bête d'aller demander ça à un toxico. J'ai toqué. Il n'a rien dit. Je suis entré sans attendre de réponse. J'espérais qu'il n'était pas déjà mort d'overdose. J'étais presque soulagé de le voir assis devant la fenêtre.

-          Salut.

Quelle belle entrée en matière, Pete. Brillant. Tu aurais dû faire du théâtre, tu aurais cartonné dans une troupe d'improvisation.

-          Ça te dirait de…

Killian s'est retourné. Il n'essayait même pas de cacher les lignes de coke qu'il venait de faire. J'ai inspiré profondément. Des limites. Impose tes limites. Le gosse en a besoin.

-          Pas de drogue à l'appart.

Son regard perçant m'a scruté. J'ai fini par baisser les yeux. Je me suis giflé mentalement.

-          Il va falloir qu'on discute sérieusement de ton avenir, Killian.

-          J'ai à peine un présent, qu'est-ce que tu veux que je m'emmerde avec un avenir ?

-          Si tu sniffais pas ces merdes, tu aurais un présent.

Il a rangé sa poudre. Je me suis assis à côté de lui. Il s'est décalé sur le côté.

-          Fais pas genre on est potes et tu vas m'aider.

-          Je veux t'aider.

Killian a eu un sourire amer. J'ai compris ce sourire. Il n'était pas compliqué à comprendre. J'avais parfois le même.

-          Tu peux t'en sortir, Killian. Il suffit de le vouloir.

-          T'en as d'autres ?

-          J'en ai d'autres… ?

-          Des belles phrases toutes faites d'avocat, t'en as d'autres ? Parce qu'on me les a déjà toutes sorties. Les « Tu peux y arriver », les « Je crois en toi ». J'ai eu droit à tout. T'es pas très original, mon vieux.

Il s'est levé vivement en emportant sa coke avec lui. J'ai soupiré. J'ai fini par me lever à son tour. Killian était dans l'entrée et venait d'attraper son manteau.

-          Je peux savoir où tu vas ?

Killian a marmonné.

-          Et de manière compréhensible, ça donne quoi ?

-          Mêle-toi de tes affaires.

J'ai essayé de le retenir. J'ai attrapé son bras. Il s'est débattu. Je l'ai laissé partir. Bravo Pete. Brillant. Tu sais parler aux gens, toi. Tu devrais être avocat. Oh, mais que je suis bête : tu l'es déjà. Abruti.

Je me suis vautré dans mon canapé, complètement désemparé. J'ai appelé Marty. J'avais besoin de voir mon frère. Il a décroché au bout de cinq sonneries. Comme toujours.

-          Salut, Pete ! Dis, ça tombe bien que tu m'appelles. J'ai un problème juridique avec la boîte, j'aimerais que tu m'aides.

-          Marty, tu peux venir manger à la maison ce soir ?

-          Avec ou sans Kathryn ?

-          Sans.

J'ai entendu Marty rire à l'autre bout du fil.

-          Tu as besoin de ton grand frère ?

Oui. J'avais besoin de mon grand frère. Je ne savais pas à qui m'adresser à part lui. Marty pouvait être infect quand il voulait, mais il était le premier à intervenir en ma faveur. Il était toujours là quand j'avais besoin de lui. C'était mon grand frère.

Marty a embrayé sur son problème juridique. J'ai écouté d'une oreille distraite. J'ai essayé de résoudre son problème. Mais je n'avais pas la tête à ça. Marty l'a senti.

-          Tu as l'air bizarre, Pete. Tout va bien ?

Il a voulu savoir ce qui se passait. Je n'ai rien voulu dire. Je lui dirai ce soir. Ce sera plus simple. Il a proposé de ramener du vin. J'ai accepté. J'avais peut-être racheté des céréales mais je n'avais pas racheté de vin.

-          Ce soir, vingt heures ? m'a-t-il demandé.

-          Ce soir, vingt heures.

J'ai raccroché. Je suis resté vautré dans mon canapé. Si j'avais été un fumeur, j'en aurais grillé une sur ma terrasse. Mais il n'y avait que ma télé et moi. Ce n'était jamais bon pour moi de rester seul dans un endroit. Je finissais toujours par ressasser les mêmes choses. Cette fois-ci n'était pas une exception.

Je suis allé dans ma chambre. J'ai extrait une boîte en carton défoncée planquée sous mon lit. Ma boîte à souvenirs. Ma boîte à bordels, oui. Mais j'aimais ces petits bordels. C'était toute ma vie, ces petits bordels. Des souvenirs étaient attachés à ces petits riens. A ces petites miettes apparemment insignifiantes.

Je me suis assis sur mon lit avec ma boîte. Je l'ouvrais quand j'allais mal. Ça ne faisait que m'enfoncer plus, mais je ne pouvais pas m'en empêcher. Je l'ai ouverte. Doucement. J'ai laissé tomber le couvercle et j'ai extrait mes petits bordels. Un à un. J'ai extrait mes souvenirs. Les bons, les plus jolis. Les mauvais aussi.

Il y avait ce bracelet en perles. Des perles de culture. Elles n'étaient pas parfaitement blanches, ni parfaitement rondes. Elles étaient cabossées. Elles étaient imparfaites. C'était ainsi que ma mère les aimait. C'était ainsi qu'elle aimait les gens. Cela faisait quinze ans qu'elle nous avait quittés. Cela faisait autant de temps que j'apprenais en vain à vivre sans elle. C'était ma maman. Je n'aurais plus jamais de maman.

Quand ma mère est partie, Marty a décidé de s'occuper de moi. Parce que mon père n'en avait jamais rien eu à foutre de nous. Il n'y en avait que pour ma sœur. Marty et moi, on était les erreurs de sa vie. Les enfants qu'il ne voulait pas avoir. Mon enfance a été ponctuée de cris et d'engueulades. J'ai pris un ou deux coups de ceinture aussi. Jamais plus, parce que Marty se dénonçait souvent pour moi. Il pouvait être infect quand il voulait, mais il était toujours là pour moi.

J'ai rangé le bracelet de perles. J'ai sorti d'autres petits bordels. Je suis tombé sur le bordel de trop. Celui qui me faisait toujours refermer la boîte en pleurant. Je n'ai pas pu m'empêcher de le sortir. Encore une fois. J'ai senti les larmes monter. Encore une fois. Ce n'était qu'un bout de papier. Un petit bout de papier arraché d'un carnet quelconque. Partie acheter du lait. C'était banal. Mais c'était la dernière chose que m'avait laissé Cassie.

J'ai rangé le mot. J'ai refermé la boîte. Je l'ai remise à sa place. Cela faisait deux ans mais j'étais toujours aussi incapable de faire front. J'étais toujours aussi mal. J'ai regardé l'heure. J'ai rappelé Marty. Cinq sonneries. Comme toujours.

-          Viens tout-de-suite.