La Faute à la vie - Chapitre Dix-Neuf

Julie Vautier

Peter Bailey est avocat, éternel commis d'office pour les jeunes délinquants. Il n'attendait plus rien de la vie. Jusqu'au cas Killian Murray.

Le sevrage a duré deux jours et douze heures. Deux jours et douze heures durant lesquels je suis resté collé à la porte de mes toilettes. Deux jours et douze heures durant lesquels je n'ai pas dormi, pas mangé et à peine bu. L'oreille collée à la porte. De temps en temps, je parlais à Killian. Je ne sais pas s'il m'écoutait. Sûrement que non. Il avait autre chose à penser. Mais au moins, j'étais là. Pour lui.

Je ne sais pas exactement ce qui s'est passé dans mes toilettes pendant les deux premiers jours. Je n'ai rien vu. Mais j'ai tout entendu. La souffrance de Killian. Ses nombreux vomissements. Ses coups de poings et de pieds dans le mur, contre la porte. Ses pleurs aussi. Je l'ai entendu pleurer. Parce qu'il n'en pouvait plus. Parfois aussi, il m'appelait. Il me demandait de lui parler. Je ne savais pas de quoi lui parler. « Parle-moi de Cassie. » Alors, je lui ai parlé de Cassie.

Je lui ai parlé du jour de sa naissance. Du choix du prénom. Sa mère voulait l'appeler Theresa. Moi, je voulais l'appeler Cassandra. Au final, je ne l'ai jamais appelée Cassandra. Toujours Cassie. Je lui ai parlé de ses premiers mots, de ses premiers pas, de ses premiers chagrins. De son hamster, Mr. Hawkins. De son premier amoureux à l'école.

Je m'interrompais quand je l'entendais gémir de douleur. Il me suppliait de continuer à parler. Ça l'apaisait. Ça l'aidait. Ça le rassurait. Alors, j'ai continué deux jours durant à parler de ma fille. Ça m'a fait un bien fou. De repenser à tous les bons moments que j'avais passés avec elle. Ça m'a fait tellement de bien. Parfois, j'entendais Killian rire. C'était un rire bref, presque inaudible. Mais je l'entendais. Ça m'encourageait à continuer. Mais ça n'a pas suffi.

Au matin du deuxième jour, les cris devenaient de plus en plus fréquents. Les coups de poings aussi. Et les pleurs étaient en continu. Il était à bout de forces. Si j'avais laissé traîner une savonnette, je crois bien qu'il aurait été capable d'en faire des rails et de la sniffer. Il était tellement mal. Ça m'a tordu les tripes d'entendre ça. C'était de pire en pire et lui parler de Cassie ne suffisait plus. A la quarante-neuvième heure de sevrage, je me suis décidé à ouvrir la porte.

L'état de Killian était dramatique. Il avait la tête enfouie dans ses genoux. Il tremblait tellement qu'il ne contrôlait plus ses gestes. Il a levé la tête en entendant la porte s'ouvrir. Ses yeux bleus semblaient avoir viré au noir.

-          Qu'est-ce que tu fous, Pete ?!

Je suis entré dans les toilettes. J'ai refermé la porte à clé. J'ai glissé la clé dans ma poche avant de m'asseoir auprès de Killian. Il m'a regardé un long moment, les yeux vides, avant de se blottir contre moi. Comme un enfant. Je l'ai serré contre moi. Je me suis demandé quand ce calvaire s'arrêterait. Je me suis demandé quand Killian pourrait se relever et agir normalement. J'ignorais qu'il nous restait encore douze heures à tenir. Le plus dur serait passé dans douze heures.

-          J'ai l'impression que je vais crever, putain…

-          Tiens bon, Killian, tiens bon.

Il était trempé de sueur.

-          Peut-être que juste un peu… a-t-il commencé. Peut-être que ça m'aiderait.

-          Je t'interdis de dire ça.

Il s'est violemment débattu.

-          Pete, j'en peux plus ! J'en peux plus ! Je suis pas prêt pour ça, j'y arrive pas !

-          Killian !

-          Je suis un toxico et je le resterai !

Il a continué à s'agiter dans tous les sens. J'ai voulu le calmer. Je me suis pris son poing dans la gueule. Je n'ai rien dit. Il ne savait pas ce qu'il faisait. Il s'est agité pendant encore cinq bonnes minutes avant de s'effondrer, épuisé. Il haletait. Il étouffait.

Killian est passé par différentes phrases durant ces douze dernières heures. Des phases presque suicidaires pendant lesquelles il pleurait sans s'arrêter. Il voulait mourir. Il voulait que ça s'arrête. Puis, les comportements violents reprenaient. Durant l'une de ces phrases violentes, il s'est brutalement cogné contre le mur. Ce qui l'a encore plus énervé. Il me réclamait alors la clé des toilettes. Pour aller acheter de la coke. Mais je le lui refusais. Ça l'énervait tellement qu'il menaçait de me frapper. Je ne savais pas jusqu'où il pouvait aller. Mais je n'ai pas cédé.

Durant l'une de ses phrases dépressives, il s'est calfeutré, tremblant contre moi, en pleurant. Il se détachait de temps en temps pour vomir. Puis, il revenait.

-          Je veux que ça s'arrête, je veux que ça s'arrête.

Il le répétait sans cesse. Il le disait fort. Il le murmurait. Il le hurlait. Il le pleurait. Douze heures ainsi. Mais au bout de ces douze heures restantes, le plus gros était fait.

J'ai rouvert la porte. Il ne tremblait plus. Il était très mal. Le sevrage avait été extrêmement difficile mais ce n'était qu'une étape. Il faudrait qu'il passe par la case « centre de désintox ». Il le savait.

Nous nous sommes assis dans le salon. Il était dégoulinant de sueur et son tee-shirt était maculé de tâches de bile.

-          Comment tu te sens ?

-          Ça va mieux mais…

-          Mais… ?

-          Je sens que je vais replonger dans les jours qui viennent.

Il a fondu en larmes.

-          Ça me fait chier de dire ça mais je suis encore tellement mal que…

Je l'ai pris dans mes bras.

-          C'est d'accord pour le centre, a-t-il dit. J'irai.

-          Ça sera long. Ça se compte en semaines. En mois, parfois.

-          Je sais mais j'ai pas le choix.

Je me suis détaché de lui.

-          Je vais appeler Marty. Il peut te faire admettre dans un très bon centre.

Il a opiné du chef, les yeux par terre. J'ai appelé Marty. Cinq sonneries. J'en ai profité pour me rasseoir auprès de Killian. Pour le laisser s'appuyer contre moi. Marty a décroché après ses cinq sonneries habituelles. Il était dans une forme olympique. J'ai calmé ses ardeurs.

-          Marty, c'est à propos de Killian.

-          Tout va bien ?

-          Oui mais je vais avoir besoin d'une place en centre.

Nous avons un peu discuté. J'avais toujours toutes les procédures conseillées par l'addictologue. J'avais toujours les papiers aussi. Je n'avais pas tout écouté mais Marty allait m'aider. J'ai fini par raccrocher. Killian n'avait pas bougé.

-          Marty va appuyer ton dossier.

-          Quand est-ce que je rentrerai dans ce centre ?

-          Je ne sais pas.

Il a desserré son poing. La photo de Cassie était complètement froissée.

-          Il faut que tu m'empêches de sortir. Je dois pas sortir. Si je sors, je vais aller au squat et je vais…

Il n'a pas terminé sa phrase. Il n'en avait pas besoin.

-          Tu devrais essayer de te reposer un peu.

Killian a acquiescé. J'étais persuadé qu'il dormirait peu voire pas du tout mais il devait récupérer un minimum. Je l'ai installé sur le canapé. J'ai allumé la télévision. Des vieux épisodes de Friends passaient. J'ai laissé Killian dans le salon, sous une couverture. Je suis allé nettoyer mes toilettes. Je crois que j'y ai passé quasiment une heure. Je vérifiais toutes les cinq minutes que Killian n'avait pas bougé. A la fin de mon récurage, je suis retourné auprès de lui. Il était extrêmement fragile. Tant qu'il n'aurait pas intégré ce centre, je ne le lâcherais pas d'une semelle.

Je me suis endormi devant la télévision, auprès de Killian. J'ai fait d'étranges rêves cette nuit-là. Je ne saurais pas les décrire mais je me souviens qu'ils étaient angoissants. Je me suis réveillé vers quatre heures du matin. J'ai cherché Killian du regard. Il dormait toujours. Il était agité mais il dormait. J'ai soupiré en regardant ce gamin. Il n'était pas sorti d'affaires. Mais il voulait y arriver. J'avais confiance en lui.

Je me suis rendormi et ne me suis pas réveillé avant le petit jour.

Signaler ce texte