La Faute à la vie - Chapitre Douze

Julie Vautier

Peter Bailey est avocat, éternel commis d'office pour les jeunes délinquants. Il n'attendait plus rien de la vie. Jusqu'au cas Killian Murray.

J'ai regardé ma montre. Encore une fois. Ça a agacé Marty. Il s'est tortillé sur sa chaise.

-          Il ne viendra pas, a-t-il dit.

J'ai gardé les yeux rivés à ma montre. Dans cinq secondes, ça fera une heure pile. Quatre, trois…

-          Pete, fais-toi une raison : il ne viendra pas.

-          Il avait dit qu'il viendrait.

-          Et Kathryn avait dit que ses parents étaient sympas.

Il a ri de sa blague. Je n'ai pas ri. J'ai regardé ma montre. Encore une fois. Il allait venir. Il devait venir.

-          Pete, ça fait une heure.

J'ai lâché ma montre du regard. Marty avait raison. Killian ne viendra pas. Il était resté à la maison. Peut-être s'était-il préparé un rail de coke. Qui sait.

-          Pourquoi est-ce qu'il n'est pas venu ?

-          Il ne réalise pas dans quelle merde il s'est fourré.

J'ai soupiré en repensant à la conversation que j'avais eue avec Killian dans le squat.

-          Bien au contraire, il sait qu'il a un problème.

-          Alors, c'est qu'il ne veut pas en sortir.

J'ai regardé mon téléphone. Pas de message. Pas d'appel manqué. Rien.

-          Je ne peux pas y croire. Je refuse d'y croire, ai-je dit.

-          Pete, il suffit de te regarder : toi aussi, tu as un problème dont tu ne veux pas sortir.

-          Laisse Cassie en dehors de ça.

-          Tu as toujours refusé de te faire aider. Tu vois où ça t'a mené…

J'ai serré les mâchoires. Je détestais que Marty parle ainsi de ma vie. J'avais une vie minable et je l'assumais. Je détestais le mépris de sa voix quand lui en parlait.

-          J'aime ma vie telle qu'elle est.

-          Et Killian aime sa vie telle qu'elle est.

Je n'ai rien répondu.

-          Vous êtes aussi bornés l'un que l'autre.

Le téléphone de mon bureau a sonné.

-          Je dois répondre.

-          Fais donc.

J'ai répondu. Ce coup de fil tombait à pic. J'avais besoin de m'éloigner un peu de Marty. De m'éloigner de ce qu'il me balançait. Il avait raison. Comme toujours. Mais il n'avait pas forcément suffisamment de tact pour dire les choses. Comme toujours.

J'ai été peu attentif au coup de fil que j'ai reçu. Je crois qu'il était question d'une jeune voleuse à la tire, prise en flagrant délit. Quinze ans, la gamine. Toute aussi paumée que les autres gamins que je défendais. Aussi paumée que moi sans doute. J'ai vaguement écouté le résumé de l'affaire. On me donnerait le dossier dans l'après-midi. Je rencontrerais la jeune fille dans l'après-midi. Mon boulot manquait vraiment d'envergure.

Où était passé le jeune Pete ? Le Pete ambitieux qui rêvait de grands tribunaux et de procès grandioses ? L'excellent élève qui avait bien failli être major de promo ? Où était-il, ce gosse d'à peine vingt-cinq ans ? J'ai pensé à lui en raccrochant. Il avait fini commis d'office. Voilà ce qu'était devenu le Pete idéaliste, le grand défenseur des droits de l'Homme. Il avait rencontré l'Homme tel qu'il était, dans toute sa bassesse.

Je me suis rassis en face de Marty. Il m'a interrogé du regard. J'ai fait un vague signe de la main. « Rien de bien important. » Il a hoché la tête. Il s'est redressé sur sa chaise. Il était prêt à attaquer.

-          Pete, tu dois te faire aider.

-          Je n'ai pas besoin d'aide.

-          Prends-moi pour un con. Ça fait deux ans que tu vis comme un moine. Tu ne sors presque plus, tu as laissé tomber tes amis. Tu partages ton temps entre ton bureau, le commissariat et ton appart. Tu ne vis plus, Pete. Tu survis.

-          J'ai perdu ma fille, Marty. Tu ne sais pas ce que c'est de perdre un enfant mais, crois-moi, tu cesses de vivre après ça.

Marty s'est agacé.

-          Putain, Pete ! Cassie est morte, c'est horrible et je suis le premier à penser que c'est la plus grande saloperie que l'univers ait pu te faire. Mais la vie continue et tu dois continuer à vivre malgré ça !

-          Je sais, ça. J'ai essayé. Je n'y arrive pas.

-          Parce que tu veux le faire tout seul. Ça ne marchera pas si tu restes seul. Fais-toi aider.

J'ai secoué la tête. Un psy. Et puis quoi encore. Pourquoi pas un chaman pour réactiver mes chakras ?

-          Fais-toi aider, s'il te plaît.

Il a sorti une carte de sa poche. J'ai soupiré. J'ai refusé de la prendre. Il l'a posée sur mon bureau.

-          Tant que tu refuseras de te faire aider, Killian refusera de se faire aider.

J'ai regardé la carte de visite. Je n'irai pas voir son psy. La vie avait décidé de continuer sans moi et c'était tant pis. Marty a regardé l'heure sur sa montre.

-          Merde, je suis déjà à la bourre.

Il s'est levé d'un coup.

-          S'il te plaît, Pete. Je n'en peux plus de te voir aussi mal depuis deux ans.

Sur ces mots, il a quitté mon bureau. Le téléphone a sonné. J'ai répondu. La jeune voleuse de quinze ans. Finalement, un confrère s'occuperait de son cas. Il fallait qu'il s'entraîne. Il sortait de la fac de droit. Major de promo. Promis à un brillant avenir de défenseur de la veuve et de l'orphelin. Le cerveau farci de belles idées et le cœur gonflé d'espoir concernant la justice. Bienvenue en enfer, collègue.

J'ai regardé la photo de Cassie sur mon bureau. C'était une photo de vacances. Nous étions partis au Mexique. Le regard de Cassie est tourné vers je ne sais quoi sur sa droite. Elle ne me regardait pas. J'aimais cette photo. J'avais soigneusement découpé la partie où sa mère apparaissait.

Elle était belle, ma fille. Elle aimait la vie. Elle aimait Killian aussi. Il fallait que je me fasse à l'idée. Ma fille était morte, certes, mais elle était morte amoureuse. Elle est morte en étant heureuse. Elle avait le nez bousillé par la coke mais, au moins, elle était heureuse. C'était un maigre réconfort. Mais ça me faisait du bien de le penser.

J'ai essayé d'appeler Killian. Il n'a pas répondu. Je savais qu'il ne répondrait pas. J'ai voulu essayer quand même. On ne sait jamais. J'espérais juste qu'il n'avait pas fugué. Qu'il était toujours à la maison ou pas loin. J'ai repris le boulot. J'ai reçu un texto quelques minutes plus tard.

            Désolé pour le rdv.

Rien de plus. Pas d'explication, rien. Au moins, il s'excusait. C'était un grand pas en avant le concernant. J'ai soupiré. Ce gosse m'aura à l'usure. Je lui ai envoyé un message à mon tour.

            Pourquoi tu n'es pas venu ?

Pas de réponse. J'ai attendu quelques minutes. J'ai recommencé à travailler. Je n'ai jamais reçu de réponse. J'ai terminé ma journée de boulot. J'ai repris rendez-vous pour Killian. Je me suis excusé auprès de la secrétaire pendant que je prenais le rendez-vous.

-          Ne vous excusez pas, c'est très fréquent.

J'ai raccroché. J'ai quitté le boulot avec quelques dossiers sous le bras. J'ai récupéré ma voiture. J'ai pensé au dîner. Je ne savais pas quoi faire à manger. Je ne savais pas ce qu'aimait Killian. Il mangeait à peine. Je me suis arrêté chez le chinois. Si Killian n'aime pas les nems, ça m'en fera plus pour moi.

Je reprenais la voiture quand j'ai reçu un nouveau message de Killian. Une photo. Simplement une photo. Une vue imprenable sur toute la ville. Il était là. A cet endroit. C'est pour ça qu'il n'était pas venu au rendez-vous. Il y avait sans doute d'autres raisons. Mais cette vue en faisait partie.

Signaler ce texte