La Faute à la vie - Chapitre Final

Julie Vautier

Peter Bailey est avocat, éternel commis d'office pour les jeunes délinquants. Il n'attendait plus rien de la vie. Jusqu'au cas Killian Murray.

J'ai consulté ma montre. Encore trente minutes. Trente toutes petites minutes. Trente minutes, c'est beaucoup et c'est peu à la fois. Aujourd'hui, pour moi, c'était tellement peu. Il ne me restait que trente minutes avec lui. Après, Dieu seul sait quand nous nous reverrons. Trente minutes. Je devais en profiter le plus possible.

J'ai acheté deux parts de tarte et suis retourné auprès de Killian. Il était anxieux. Je le voyais à son regard. Je lui ai donné une part de tarte. Ça l'a un peu apaisé. Pas beaucoup. Mais un peu. Puis, il a consulté son billet. Il n'avait jamais pris l'avion tout seul. En fait, il n'avait jamais pris l'avion tout court. Ça l'angoissait.

Il a levé les yeux et a regardé par la grande baie vitrée. On voyait les avions s'envoler. Il en a regardé un partir. Je l'ai regardé à mon tour.

-          Comment est-ce qu'un aussi gros truc peut voler aussi haut ? m'a-t-il demandé.

-          C'est de la physique.

Il a haussé les épaules.

-          Tu n'as rien oublié ?

J'ai désigné son sac du doigt. Les valises avaient déjà été enregistrées. Il a réfléchi un instant avant de répondre par la négative.

-          Tu te sens comment ?

-          Je flippe.

J'ai passé un bras autour des épaules de Killian.

-          C'est normal d'avoir peur.

-          J'ai peur de pas y arriver, d'avoir vu trop grand. Si ça se trouve, je parle pas si bien français que ça.

-          Tu trouveras bien une jolie petite marseillaise pour t'aider.

-          J'ai peur de…

Il m'a lancé un regard. J'ai compris. Il avait peur de retomber dans la drogue. C'était une peur qui ne le lâchait jamais. Il ne voulait pas recommencer mais il avait peur que ses démons soient plus forts que lui.

-          Tu seras pas là pour m'empêcher de retomber là-dedans.

-          Anna sera là. Considère-la comme un mini-moi.

Anna n'avait pas pu embarquer dans le même avion que Killian. Elle avait dû partir en France plus tôt pour son inscription. Mais elle m'avait promis d'aller chercher Killian à l'aéroport. Killian aimait beaucoup Anna. Elle était comme une sœur pour lui.

-          Si vraiment ça ne va pas, ai-je ajouté, tu n'auras qu'à m'appeler.

-          Il y a six heures de décalage horaire.

-          Je décrocherai toujours.

Killian a hoché la tête, un peu plus rassuré. Moi aussi, j'étais inquiet de le voir partir aussi loin. Mais je ne devais pas le lui montrer. Je devais être le plus fort des deux. Je devais le soutenir et lui dire que tout ira bien.

-          Cassie aurait été tellement fière de toi, ai-je fini par dire. Elle aurait été tellement fière de ce que tu es devenu.

Killian a sorti la photo de Cassie de son portefeuille. Il la gardait en permanence avec lui. Elle était son ange gardien.

-          Ça va faire quatre ans mais elle me manque toujours, a-t-il dit.

-          Elle te manquera toujours. Le truc, c'est d'apprendre à vivre avec.

Il s'est tourné vers moi.

-          Tu arrives à vivre avec ?

-          Pas encore, mais ça va mieux.

-          Moi aussi, ça va mieux. Le fait d'aller de l'avant, ça m'a aidé.

Je lui ai ébouriffé les cheveux. Il avait raison. Aller de l'avant. C'est ce que nous avions fait tous les deux. Ensemble. Et maintenant, mon gamin s'apprêtait à partir étudier le cinéma en France.

Une annonce a été faite. L'embarquement du vol à destination de Marseille allait commencer. J'ai pesté. L'embarquement démarrait dix minutes en avance. J'aurais aimé profité de ces dix dernières minutes avec Killian. Les passagers du vol se levaient de leurs chaises. Il y avait des familles. Des jeunes gens. Il y avait des hommes d'affaires. Et il y avait Killian. Killian devait y aller. C'était le moment.

Il s'est levé à son tour. Doucement. Il a regardé les gens passer. Je les ai regardés. Puis j'ai regardé Killian. Il était mort de trouille. Je l'ai forcé à me regarder. Ses grandes billes bleues. Je les ai forcées à me regarder.

-          Tu vas y arriver, Killian. Tu vas décrocher ton diplôme.

Il m'a serré dans ses bras. J'aurais pu pleurer. Mais je ne l'ai pas fait. Je le ferai plus tard. Avec Marty, un verre de vin et une pizza quatre fromages. J'ai serré mon gosse dans mes bras. J'ai attendu qu'il se détache de moi.

-          Anna sera là à ton arrivée. Tu ne seras pas tout seul.

-          Tu vas me manquer, Pete.

-          Toi aussi, tu vas me manquer, petit con.

Ça l'a fait rire. Il a pris son sac de voyage et a commencé à se diriger vers la porte d'embarquement.

-          Appelle-moi quand tu arrives ! ai-je dit.

-          C'est promis !

-          Et donne des nouvelles !

Il n'a pas répondu. Comme d'habitude. Il a donné son billet à l'hôtesse et a embarqué. Je me suis dirigé vers la baie vitrée. J'ai regardé l'avion. Un bel avion bleu et blanc. Un avion qui allait le mener à Marseille. A son avenir. On l'avait fait. On lui avait donné un avenir. Et pourtant, ce n'était pas gagné.

Quand Killian est entré dans ma vie, nous étions deux êtres détruits. Détruits par la vie. Elle ne nous avait rien épargné. La souffrance. La mort. Le deuil. Nous avions tout vécu ou presque. Nous étions deux inconsolables, deux impardonnables. Nous nous sommes mutuellement pardonnés. Nous nous sommes apprivoisés. Nous sommes devenus une famille.

Les dernières annonces pour le vol résonnaient dans l'aéroport. Un monsieur Kingdom manquait à l'appel. On l'a appelé deux fois. Un homme a fini par arriver en courant à l'embarquement. Je l'ai regardé embarquer. J'aurais aimé embarquer moi aussi. Je tâchais de ne pas m'en faire. J'irai en France un de ces quatre. J'irai voir Killian. J'irai voir sa fac, j'irai voir Marseille. C'est vrai que ça avait l'air joli, Marseille.

Les hôtesses ont refermé les portes. L'embarquement était terminé. L'avion allait partir. Je me suis encore plus rapproché de la baie vitrée. Je ne voulais pas qu'il parte. Mais il le fallait. L'avion s'est éloigné de l'aéroport. Il s'est dirigé sur une piste. Il a accéléré. De plus en plus. Avant de finalement s'élever gracieusement dans les airs. Aussi léger qu'une plume. L'avion a rapidement disparu derrière les nuages.

Ça m'a fait quelque chose de le voir disparaître. De me dire que, ça y est, mon gamin était en route. J'espérais qu'il n'arriverait rien à cet avion. Si j'avais été croyant, j'aurais fait une prière. Mais il n'y avait pas de raison. Alors, je me suis un peu moins inquiété. J'ai pensé à Killian. A sa joie à l'idée d'aller en France. Ça m'a apaisé.

Je me suis lentement décollé de la vitre. Je me suis lentement éloigné d'elle. Je me suis tout aussi lentement dirigé vers le parking. Je n'aimais pas les adieux. Personne n'aime les adieux d'ailleurs. C'est con de dire ça. Tout aussi con que de dire que j'aime mieux les retrouvailles. Tout le monde aime mieux les retrouvailles. C'est con de dire ça. Je peux être très con quand je m'y mets.

J'ai traversé les différents halls. Cet aéroport était immense. Je remarquais des boutiques que je n'avais pas vues à l'aller. Je remarquais des éléments d'architecture. Il était sympa cet aéroport. Je croisais des gens pressés, des gens perdus. Des gens seuls, des gens en famille. Des couples amoureux et d'autres qui se chamaillaient. Des armadas de bagages et des sacs à dos solitaires.

Je les ai observés, tour à tour. J'ai observé les visages fatigués, les bouches rieuses. Les yeux pétillants et les yeux agacés. J'ai tout observé. Un visage m'a paru familier. Je l'ai mieux observé. Ces petites fossettes. Ce nez en trompette. Un tatouage derrière l'oreille. J'ai détourné le regard, pensif. Je connaissais ce visage. J'ai cherché du regard la jeune fille.

Elle avait disparu. 

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