La Faute à la vie - Chapitre Quinze

Julie Vautier

Peter Bailey est avocat, éternel commis d'office pour les jeunes délinquants. Il n'attendait plus rien de la vie. Jusqu'au cas Killian Murray.

Je me souviendrais toute ma vie de ce jour. C'était un jeudi. J'étais rentré tôt du boulot. Je devais emmener Killian à un deuxième rendez-vous chez le spécialiste. Il ne voulait pas y aller. Je voulais essayer de le convaincre. C'est pour ça que j'étais rentré tôt. Pour le convaincre.

J'avais eu des cas difficiles ce jour-là. J'avais dû défendre un gosse de dix-neuf ans. Il était accusé de viol. J'avais vu la victime. Une pauvre gamine de treize ans. Traumatisée à vie. Et moi, maître Bailey, je défendais son agresseur. Des cas difficiles. J'étais presque soulagé en retournant au bureau de n'avoir qu'un petit voleur à défendre. La bêtise humaine. Elle m'impressionnera toujours.

J'avais laissé tous mes dossiers au bureau. Je voulais me consacrer à Killian. Le faire aller à ce rendez-vous. Il le fallait. Il fallait l'aider à s'en sortir. Il fallait qu'il s'en sorte. Il pensait qu'il n'avait pas d'avenir. Moi, je savais que c'était faux. Et je voulais le lui prouver. Pour ça, il fallait qu'il sorte de la drogue. Pour ça, il fallait qu'il aille voir le spécialiste.

Sur le chemin, j'avais appelé Marty. Pour discuter. Ça faisait longtemps qu'on n'avait pas parlé. Il était content d'avoir de mes nouvelles. J'ai reconnu que je faisais souvent le mort ces temps-ci. On a parlé de ses filles. La plus grande était rentrée hier. Elle débarquait pour les vacances. Ça faisait presque trois ans qu'elle n'était pas rentrée au bercail. Marty était heureux. Je le comprenais.

On a parlé de sa femme. Comme d'habitude. Ils s'étaient engueulés. Comme d'habitude. Ça ne m'a pas inquiété. Kathryn et Marty s'engueulaient tout le temps mais ils s'aimaient profondément. Ils ne restaient jamais fâchés très longtemps. Elle lui fera un dîner, il lui offrira des fleurs et tout s'arrangera sous la couette.

J'étais encore au téléphone quand je suis arrivé à l'appart. Les clés de Killian étaient là. Son manteau aussi. J'ai appelé Killian. Il n'a pas répondu. Mais j'étais habitué. C'était toujours comme ça. Pourquoi ça en aurait été autrement ? J'ai continué à discuter avec Marty. Il m'a proposé de venir dîner un soir. Il m'a proposé d'amener Killian.

-          Je ne suis pas sûr que Kathryn soit d'accord avec l'idée.

-          Elle ira manger chez une copine si elle n'est pas contente.

J'ai fini par accepter. Killian appréciera Marty. Kathryn le détestera. Mais je m'en foutais de ça. L'avis de Kathryn, je m'en passais volontiers. Nous avons fixé la date du dîner. Nous avons fixé l'heure. J'ai promis de ramener une bouteille de vin. Celui que j'achetais chez ce marchand de vins français. Marty l'adorait. Kathryn aussi. Remarquez, ça la détendra peut-être.

J'ai appelé Killian encore une fois. La porte de sa chambre était entrouverte. C'était bizarre. Il fermait toujours sa porte. J'étais toujours au téléphone. Marty discutait tout seul. Il parlait de son boulot, je crois. Ou des élections présidentielles. Je ne m'en souviens plus. J'étais concentré sur autre chose. J'ai appelé Killian. Plus doucement. Pas de réponse. J'ai ouvert la porte.

-          KILLIAN !

J'ai lâché mon téléphone. Je me suis rué vers le lit. J'ai hurlé son nom. Il ne réagissait pas. Je l'ai secoué dans tous les sens.

-          Putain, réveille-toi !

Il gisait, inerte. Son portable gisait aussi. Je l'ai attrapé. J'ai appelé les urgences. J'ai continué à le secouer. Le souffle court. La peur au ventre.

-          Me fais pas ça… S'il te plaît, me fais pas ça…

Une femme a pris mon appel. J'ai décrit ma situation. J'ai donné mon adresse. Je crois que je l'ai engueulée. Je n'en suis pas sûr. Mais ce n'est pas impossible. La femme a envoyé une ambulance. Cinq ou dix minutes qu'elle m'a dit. J'ai espéré que c'était plutôt cinq que dix. Elle m'a permis de raccrocher. J'ai raccroché. J'ai jeté le téléphone. J'ai pris les mains de Killian. Elles étaient gelées.

Je n'ai jamais été croyant. J'allais au catéchisme, enfant. J'y allais parce que ma mère le voulait. J'y allais avec Marty et avec ma sœur, Sandy. Les trois petits Bailey et leurs habits du dimanche. J'allais à la messe. Je connaissais mes prières par cœur. Mais je ne croyais pas en Dieu. Pourtant, ce jour-là, j'ai prié. Tous les dieux que je connaissais. J'ai fait appel à toutes les forces surnaturelles qui régissent notre monde. J'ai récité mes prières. Trois fois chacune. J'ai supplié Killian de ne pas mourir. De ne pas rejoindre Cassie. Je l'ai supplié.

Sept minutes plus tard, Killian était installé sur un brancard. Un respirateur sur la tronche. Un massage cardiaque ininterrompu. Le bruit. La peur. Le secouriste qui me fait monter dans l'ambulance. Les paupières closes de Killian. Mes ongles rongés jusqu'à l'os. Le bruit. La peur. Killian. L'odeur de la mort. Partout.

A l'hôpital, on m'a demandé de patienter. On m'a dit qu'on me ferait savoir. Je les ai laissés faire. Je les ai laissés emmener Killian. Emmener mon garçon. Je les ai laissés. Ils savaient ce qu'ils faisaient. Je l'espérais. J'ai prié pour ça. J'ai prié pour qu'il se batte. Parce que ça ne pouvait pas se terminer comme ça. Pas maintenant.

Une secrétaire s'est assise auprès de moi. Elle m'a tendu une barre chocolatée. J'ai poliment refusé. Je ne pouvais rien avaler. Elle a insisté. J'ai refusé. Elle l'a glissée dans la poche de ma chemise.

-          Au cas où, a-t-elle dit.

Elle est restée à côté de moi.

-          Vous n'avez pas du travail ?

-          Vous cherchez à vous débarrasser de moi ?

J'ai secoué la tête.

-          Non, bien sûr que non. Excusez-moi, je suis un peu à cran.

Elle a désigné la porte des urgences du menton.

-          Votre fils ?

Oui. Non. C'est tout comme. Mais pas vraiment. Mais j'aimerais. Lui non. Et qui sait ? Mais non. Même si pourquoi pas. Après tout. Peut-être que oui. Sûrement que non.

-          Un gamin dont je m'occupe.

-          Un cocaïnomane ?

Je l'ai regardée, surpris.

-          Comment vous savez ?

-          J'ai un fils du même âge avec de mauvaises fréquentations.

Sa collègue l'a appelée. Elle s'est excusée. Elle est retournée travailler. Je l'ai regardée partir. Elle était jolie. Elle était fatiguée aussi. Travailler aux urgences. Quelle drôle d'idée. Elle m'a lancé des coups d'œil de temps en temps. Des coups d'œil inquiets. Ça m'a fait plaisir. Qu'elle s'inquiète pour moi. Ça m'a fait plaisir.

J'ai attendu longtemps. De longues heures. J'ai fini par m'endormir sur ma chaise. La peur m'avait épuisé. Je ne tenais plus. J'ai dormi. Pas longtemps, je pense. Une petite tape sur l'épaule m'a réveillé. Une gentille tape. C'était la petite secrétaire.

-          Le médecin veut vous parler.

Je me suis frotté les yeux. Moi, je ne voulais pas lui parler. Je ne voulais pas qu'il m'annonce une mauvaise nouvelle. « Monsieur Bailey, nous avons fait ce que nous pouvions mais… » Je ne voulais pas de ça. Pas encore.

J'ai observé la secrétaire. Elle a haussé les épaules. Elle n'en savait pas plus que moi. Je me suis levé. Elle a posé sa main sur mon épaule. Elle l'a serrée. J'ai hoché la tête avant de m'éloigner. J'ai respiré profondément sur le chemin. Le médecin m'attendait près de la porte des urgences.

J'ai tenté de lire sur son visage. En vain. Il connaissait son métier. Ne pas donner de faux-espoirs. Ne rien laisser paraître. La neutralité la plus totale. Il connaissait son métier. Je me suis approché de lui, la gorge nouée et le cœur au bord des lèvres. J'ai planté mon regard dans le sien. J'ai attendu qu'il parle.

-          Monsieur Bailey…

Ma respiration s'est accélérée.

-          Il a eu beaucoup de chance. Il n'en aura pas autant la prochaine fois.

J'ai soupiré de soulagement. Il était vivant. Killian était vivant. J'ai demandé quand je pourrais le voir. Le médecin m'a dit d'attendre qu'il se réveille. Il a proposé qu'une infirmière vienne me prévenir. J'ai accepté. Je crois qu'il avait senti que je ne quitterais pas l'hôpital sans avoir vu Killian.

Je me suis retourné m'asseoir. J'ai extrait la barre chocolatée de ma poche. Je l'ai mangée. Sous le regard satisfait de la petite secrétaire.

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