La Faute à la vie - Chapitre Seize

Julie Vautier

Peter Bailey est avocat, éternel commis d'office pour les jeunes délinquants. Il n'attendait plus rien de la vie. Jusqu'au cas Killian Murray.

Je me suis retrouvé devant la porte de la chambre. Chambre trente-six. Il était là. Le médecin m'avait assuré qu'il allait bien. Excepté le fait qu'il avait bousillé son corps à force de se droguer. Excepté le fait qu'il avait failli y passer aujourd'hui. Il allait bien. Il était sous le choc. Mais il allait bien.

Je suis entré dans la chambre. Elle était jolie, la chambre. J'avais demandé une chambre individuelle. Pour qu'il ne soit pas embêté par son voisin. Surtout pour qu'il n'embête pas son voisin. Je commençais à connaître le phénomène Killian. Je me suis approché de son lit. Le phénomène Killian était blanc comme un linge.

Il a tourné la tête vers moi. Je lui ai souri. Il n'a pas répondu à mon sourire. Il était encore très choqué par ce qu'il venait de vivre. J'ai pris une chaise. Je l'ai amenée vers le lit. Je m'y suis assis.

-          Tu m'as fait très peur, tu sais, ai-je dit.

Il a tourné son regard vers le plafond.

-          Les médecins disent que tu as eu beaucoup de chance. Si j'étais arrivé dix minutes plus tard…

Je n'ai pas continué ma phrase. Je préférais ne pas mettre de mots sur ce qui aurait pu arriver. J'étais arrivé à temps. Il était en vie. C'était tout ce qui comptait.

-          J'ai failli crever.

J'ai acquiescé. J'ai posé ma main sur son bras.

-          Mais tu es en vie, c'est le plus important.

Il a de nouveau tourné la tête vers moi.

-          Tu as vraiment eu peur ?

-          Bien sûr, petit con.

J'ai observé son visage. Pâle, cerné. Il avait l'air fatigué. Fatigué de se battre contre lui-même. Fatigué de tout. J'ai commencé à me lever de ma chaise. Les visites se terminaient bientôt. Killian devait rester en observation cette nuit. Il pourra sortir demain.

-          Je viens te chercher demain vers onze heures, ça te va ?

Il n'a pas répondu. J'étais habitué. J'ai haussé les épaules et me suis dirigé vers la porte. Sa voix m'a arrêté. Je suis revenu vers lui.

-          Il faut que j'arrête.

Je l'ai fixé, interrogatif.

-          La coke. Il faut que j'arrête. Je veux pas mourir de ça. Il faut que j'arrête.

Je me suis rassis sur ma chaise.

-          On retournera voir le spécialiste, ai-je dit, et on te fera rentrer dans un centre. Marty a des contacts, il pourra nous aider.

-          Je veux pas aller dans un centre.

J'ai froncé les sourcils.

-          Je veux le faire à la maison, avec toi.

« Maison. » « Avec toi. »

-          Killian, je ne sais pas si c'est raisonnable. Je ne suis pas formé pour…

-          S'il te plaît, Pete.

« Pete. »

-          On en rediscutera demain. Repose-toi pour l'instant.

-          Dis oui.

J'ai hésité à répondre. Je n'étais pas prêt à ça. Je ne savais pas gérer ce genre de situations. Personne ne m'avait jamais dit comment se passait un sevrage. Je ne pouvais pas gérer ça seul. Mais c'était ce que me demandait Killian. Ce que ses yeux suppliants me demandaient d'accepter.

-          C'est d'accord.

Killian n'a rien ajouté. Mais il était reconnaissant. Il était apaisé aussi. Pour la première fois, je le voyais apaisé. Je suis sorti de la chambre. J'ai salué la secrétaire au passage et ai quitté le service. J'ai croisé quelques familles en pleurs. Visiblement, elles n'avaient pas eu autant de chance que moi avec Killian.

J'ai quitté l'hôpital. Je suis retourné dans ma voiture. Killian voulait changer. Il était prêt à aller de l'avant. Il voulait aller mieux. L'idée d'aller mieux le soulageait. Il commençait à mettre son passé de côté et à envisager un avenir. J'ai sorti mon téléphone. C'était à mon tour d'aller mieux.

J'ai composé le numéro du psy que m'avait conseillé Marty. J'avais gardé la carte de visite. Je m'étais dit qu'on ne sait jamais. Pour une fois, j'avais eu raison. Le psy m'a donné un rendez-vous pour dans deux semaines. Je l'ai noté. J'ai raccroché. Puis, j'ai appelé Marty. Je lui ai dit que j'avais besoin de le voir. Besoin de voir mon frère. Il m'a dit de passer chez lui. Je pourrais voir ma nièce. L'idée m'a fait plaisir. J'ai raccroché. J'ai démarré la voiture.

La baraque de mon frère faisait penser aux belles maisons des séries télé. Vous savez, ces immenses maisons blanches entourées de bosquets de fleurs. Impeccables, les fleurs. De jolies clôtures blanches délimitent le terrain et une piscine complète le tableau. La maison idéale. Exactement comme la maison de Marty. Sauf que Marty avait un home cinéma en plus.

C'est Kathryn qui m'a ouvert la porte. Elle a appelé son mari pour lui dire que j'étais arrivé. Marty s'est rué vers moi.

-          Qu'est-ce qu'il s'est passé, Pete ? C'est Killian, c'est ça ?

J'ai acquiescé. Marty m'a fait entrer. Anna, la fille aînée de Marty, était dans le salon. Elle était ravie de me voir. Le plaisir était partagé. Kathryn m'a proposé un café. J'ai accepté. Pour une fois qu'elle était sympa avec moi. Je me suis assis dans le canapé. J'ai observé Anna, assise en face de moi. Elle était devenue une belle jeune femme.

Marty s'est assis auprès de moi et m'a fixé longuement.

-          Killian a fait une overdose, ai-je fini par dire.

-          Comment va-t-il ?

-          Il a eu de la chance.

Anna nous regardait sans comprendre. Son père lui a rapidement expliqué la situation.

-          Il y a un très bon centre de désintox à une heure d'ici, a-t-elle dit.

-          Comment tu sais ça, toi ? s'est inquiété son père.

-          La sœur d'une amie était héroïnomane mais elle s'en est sortie grâce à ce centre.

J'ai secoué la tête.

-          Killian ne veut pas aller en centre. Il veut faire ça à la maison.

-          Pete, ce n'est pas une bonne idée… a commencé Marty.

-          Je le sais mais je sais aussi qu'il n'ira pas en centre.

Kathryn m'a apporté mon café. Je l'ai remerciée, en ai bu une gorgée et ai repris :

-          Je veux qu'il s'en sorte. S'il faut faire ça à la maison, on le fera à la maison.

Marty a détourné les yeux. Il n'était pas très sûr de l'idée. Moi non plus d'ailleurs. Mais avais-je le choix ? Anna, quant à elle, soutenait mon regard. Elle me souriait. Elle me soutenait. J'adorais cette gamine. Elle me faisait penser à Marty au même âge.

Kathryn s'est raclé la gorge. Elle voulait parler. Elle voulait qu'on l'écoute. Nous nous sommes tous tournés vers elle.

-          Pete, Marty m'a dit qu'il t'avait invité à dîner.

-          J'ai invité Killian aussi, a rétorqué son mari.

-          Exact.

Kathryn a fait une drôle de tête. Elle ne voulait pas de Killian dans sa belle maison. Là, elle cherchait un prétexte pour que je n'amène pas Killian.

-          Le problème est que je ne sais pas ce qu'il aime ou n'aime pas manger. Peut-être même qu'il est allergique à certaines choses et que lui-même ne le sait pas. Tu me connais, j'aime tester de nouvelles recettes et j'ai peur que ça ne lui plaise pas.

-          Kat, on pourra lui donner du jambon et du fromage dans le pire des cas, a dit Marty.

-          Et si je m'en sers dans ma recette et qu'il n'en reste plus ?

-          On lui fera un bol de céréales.

-          Oui mais…

-          Kathryn, ce n'est pas le bon moment pour ça.

Kathryn a voulu répliquer. Elle a ouvert la bouche pour parler mais ne savait pas quoi dire. Elle n'aimait pas Killian. Sans l'avoir jamais vu. Ça m'a agacé.

-          C'est quoi ton problème, Kathryn ? me suis-je énervé.

-          Je te l'ai dit.

-          Non, le vrai problème.

Elle m'a regardé sans rien dire. Finalement, elle a baissé la tête.

-          C'est un drogué.

-          Cassie aussi était une droguée et ça ne t'a jamais empêchée de la recevoir chez toi.

-          Ce n'était pas pareil…

-          Si, Kathryn, c'est exactement pareil !

Marty a tenté de me raisonner. Je ne l'ai pas écouté. Je me suis levé.

-          Killian fait partie de ma vie, maintenant, comme Cassie en a fait partie. Tu ne veux pas qu'il vienne chez toi ? Alors je ne viendrai pas non plus. J'inviterai Marty et Anna à la maison et je demanderai à ce que tu ne viennes pas. Tu ne veux pas d'un drogué chez toi ? Moi, je ne veux pas d'une chieuse chez moi. Et puis, tu comprends, j'adore essayer de nouvelles recettes mais j'aurais trop peur que tu développes une soudaine allergie à la crème fraîche. Dans le pire des cas, je pourrais te préparer un plat à part mais ça ne serait sûrement pas assez bien pour la bourgeoise que tu es.

Kathryn bouillonnait. Marty ne pipait mot. Anna peinait à contenir un fou rire. A vingt-deux ans, Marty aurait réagi de la même façon. Mais Marty n'avait plus vingt-deux ans. Je me suis approché de Kathryn.

-          Tu as peur de quoi, au juste ? Qu'il amène de la drogue chez toi ? Qu'il en planque dans tes petits plats en sauce ?

-          J'ai peur pour Anna.

Anna a cessé de rire.

-          J'ai peur qu'il la convertisse.

J'ai contenu mon envie de la gifler. On ne frappe pas une femme. Marty me l'avait toujours répété. On ne frappe pas une femme. Encore moins celle de son frère.

-          Laisse-moi te dire une bonne chose, Kathryn. Il y a deux ans, c'est ma fille qu'il a « convertie ». Elle en est morte. Ma fille est morte d'une overdose et Killian ne cesse de répéter que c'est de sa faute. Tu n'imagines même pas la culpabilité qui bouffe ce gosse. Ça le détruit. S'il savait comment ramener Cassie, crois-moi qu'il serait prêt à tout.

J'ai pensé à Killian. Je le revoyais dans ce squat dégueulasse, entouré de junkies endormis dans leur vomi. J'ai pensé au moment où je l'avais retrouvé inerte. Le moment où je l'avais cru mort.

-          Il a failli claquer aujourd'hui. Il a vu ses potes mourir de cette merde. Il a vu ma fille mourir. Il s'est vu mourir aujourd'hui. Tu n'as même pas idée de ce qu'on ressent dans ces moments-là. Tu ne sais pas ce que ça fait.

Je me suis dirigé vers la porte d'entrée. Marty m'a accompagné. Il m'a rendu mon manteau et m'a ouvert la porte. Il n'a rien dit mais il a eu ce petit sourire.

« Pardon, vieux. »

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