La Faute à la vie - Chapitre Trois
Julie Vautier
Menottes au poignet et les bras dans le dos. Il est passé près de moi, escorté par deux flics. Je l'ai regardé passer, sans rien dire. Fasciné. Fasciné par le sourire nonchalant du jeune homme. Fasciné par son je-m'en-foutisme apparent. Fasciné par son look négligé, presque sale. Fasciné par la lueur sombre qui brillait dans son regard.
Je l'ai laissé passer, sans bouger. Il est entré dans une salle d'interrogatoire. Les deux flics sont ressortis et l'ont laissé seul dans la salle. Ils ont refermé la porte. Ils sont partis vaquer à leurs occupations. Le commissaire Perez a posé sa main sur mon épaule. J'ai sursauté. Je ne l'avais pas vu venir.
- Suivez-moi.
Il est passé devant moi. Je l'ai suivi. Nous sommes entrés dans une petite salle. Un écran était posé sur une table. Je m'en suis approché. Sur l'écran, je pouvais voir le gamin, seul dans sa salle. Je l'ai observé longuement. Il ne bougeait pas, les mains posées sur les genoux.
- C'est un brave gosse, qui a suivi une mauvaise voie.
J'ai quitté l'écran des yeux une seconde.
- Commissaire, des braves gosses qui ont suivi une mauvaise voie, j'en vois tous les jours. Qu'est-ce qui le différencie des autres braves gosses ?
- Rien.
J'ai levé les yeux vers le commissaire Perez, surpris.
- Je vais être honnête : à première vue, rien ne le différencie des autres jeunes délinquants.
- Pourquoi devrais-je m'en occuper alors ?
- Parce que lui, il a peut-être, je dis bien peut-être, une chance, une vraie, de s'en sortir. Cette chance, c'est vous.
Il m'a demandé d'y réfléchir, avant de quitter la salle. Je suis resté seul avec une policière qui travaillait non loin. J'ai de nouveau regardé l'écran. J'ai regardé le gosse qui s'y trouvait. C'était un gamin. C'était juste un gamin. Il avait vingt-deux ans. Il n'avait que vingt-deux ans. Il a légèrement levé la tête. J'ai observé son visage. Il avait vingt-deux ans. C'est l'âge qu'aurait eu Cassie cette année.
Killian a gesticulé sur sa chaise. Il s'est balancé d'avant en arrière. Il aurait pu rester là des heures sans rien dire. Comme s'il avait abandonné l'idée de vivre. Je me suis tourné vers la policière qui était là. J'ai attendu que son regard croise le mien.
- Vous feriez quoi à ma place ?
Elle a pris son temps pour répondre. J'ai aimé le fait qu'elle ne réponde pas sans réfléchir. Elle a réfléchi quelques minutes avant de me répondre.
- Je ferais ce qui me semble juste.
- C'est une belle phrase qui ne veut rien dire.
Elle a haussé les épaules. Elle avait un petit sourire au coin des lèvres. J'ai reposé les yeux sur l'écran. Killian avait levé les yeux lui aussi. Il fixait la caméra. Son regard perçant traversait l'écran. Le bleu glacé de ses yeux semblait me sonder, sans me voir. Ses mains pâles tremblaient.
Tout ce que j'avais vu sur sa photo, je le retrouvais dans son regard. Mais ce que je voyais à l'instant présent était décuplé. Les deux grands yeux bleus devenaient un gouffre sans fond. La lueur sombre qui brillait là devenait une flamme noire de désespoir. Je pouvais lire toute son histoire dans son regard perdu. Je lisais ses défaites et ses déceptions. Je voyais l'ironie du sort danser dans ces billes bleues.
Les mains de Killian ont commencé à trembler violemment. Il s'est énervé. Il s'est vivement levé de sa chaise et l'a repoussée à coups de pied. Il a cherché autre chose à cogner, sans succès. Il est tombé à genoux. Tout son corps tremblait désormais. Des gouttes de sueur perlaient à son front. Il a poussé un cri de rage. Un cri de souffrance. J'avais déjà vu cette souffrance. Le voir dans cet état m'a tordu les tripes.
Je me suis rué hors de la salle, le cœur au bord des lèvres. Le commissaire Perez m'attendait dehors. Nos regards se sont croisés. Il m'a proposé de m'assoir. J'ai refusé. Un cri a retenti. C'était Killian. Je l'avais reconnu. Sa souffrance se répercutait en moi. J'ai eu un violent haut-le-cœur et j'ai fini par accepter de m'assoir.
- Je vous apporte un verre d'eau.
J'ai vidé le verre d'un trait. J'ai tenté de respirer calmement.
- Killian peut venir chez moi.
- Vous avez bien conscience de ce que cela implique ?
J'ai regardé le commissaire.
- Oui, j'en ai bien conscience.
Plus que vous ne semblez le penser, d'ailleurs. Plus que tout le monde ne semble le penser. S'ils savaient. Le commissaire m'a tendu des papiers. Je les ai signés. Sans réfléchir. J'ai signé avec mes tripes.
- Nous vous l'amènerons quand il sera calmé.
J'ai hoché la tête. J'ai quitté le commissariat. Je me suis assis au volant de ma bagnole mais j'ai mis du temps avant de pouvoir démarrer. Je tremblais de tout mon corps. C'était trop d'un coup. Killian, la souffrance, la drogue, les souvenirs. Cassie.
J'ai ouvert la portière de ma voiture pour vomir. C'était trop d'un coup. Beaucoup trop. J'avais accepté de m'occuper de Killian. J'avais promis de l'aider. C'était sûrement une mauvaise idée. J'étais même persuadé que c'était une mauvaise idée. Mais c'était trop tard pour faire marche arrière.
J'ai refermé ma portière, me suis essuyé la bouche avec un mouchoir et ai démarré la voiture. J'ai allumé la radio. Pour penser à autre chose. Les accords des Red Hot Chili Peppers ont résonné dans la voiture. J'ai stoppé la voiture en urgence. Trois automobilistes furieux m'ont klaxonné. Mais je m'en foutais. C'était trop pour moi. Je devais m'arrêter.
Je n'ai pas éteint la radio. J'aurais pu. Je me suis contenté d'écouter la chanson. Je me suis contenté de pleurer. La tête collée au volant. Comme un gosse de cinq ans. Cela faisait longtemps que je n'avais pas pleuré. Il y a deux ans, je me l'étais interdit. Parce que j'étais l'homme. Un homme ne pleure pas. Il endure. J'ai enduré. Je n'en pouvais plus. C'était trop pour moi. Je me suis permis de pleurer.
J'avais les joues encore mouillées de larmes quand je suis rentré chez moi. J'ai eu la chance de ne croiser personne dans les couloirs. Je me suis dépêché de refermer ma porte. J'ai inspiré profondément. Je devais préparer la chambre de Killian. Je lui donnerai la chambre d'amis. Elle était jolie, la chambre d'amis. Il devrait s'y plaire. J'ai secoué la tête. Killian ne se plairait nulle part, je le savais déjà.
Je suis allé sur la terrasse. J'ai regardé le paysage. Je me sentais mieux que tout à l'heure. Beaucoup mieux. Le commissaire ne déposera Killian que demain matin. J'avais encore un peu de temps devant moi. Un peu de tranquillité. A partir de demain, il me faudra reconstruire la vie d'un jeune. Non, pas la reconstruire. La construire. Pierre après pierre. Il me faudra du temps même si j'en avais très peu. Il me faudra de la volonté aussi. Mais je ne lâcherai pas. Je lui donnerai la chance de s'en sortir. Je l'aiderai à quitter cet enfer.
Je ferai ce que je n'avais pas réussi à faire avec Cassie.