La Faute à la vie - Chapitre Vingt

Julie Vautier

Peter Bailey est avocat, éternel commis d'office pour les jeunes délinquants. Il n'attendait plus rien de la vie. Jusqu'au cas Killian Murray.

 -          Si je comprends bien, vous avez projeté l'image de votre fille décédée sur ce jeune toxicomane que vous hébergez.

J'ai hoché la tête. Le psy a acquiescé à son tour.

-          Mais c'était au début, ai-je dit. C'est différent maintenant.

Le psy a noté quelques mots sur son carnet.

-          En quoi est-ce différent ?

-          Au début, quand je voyais Killian, je voyais Cassie. Je voulais l'aider parce que je n'avais pas eu le temps de le faire avec ma fille. Je voulais… Je ne sais pas ce que je voulais… Je crois que je considérais que j'avais une dette envers Cassie et qu'aider Killian, c'était la meilleure façon de la rembourser. De me faire pardonner, en fait. Maintenant, quand je regarde Killian, je vois juste un jeune homme qui a besoin d'aide.

-          Vous vous sentez responsable de la mort de votre fille ?

-          Oui.

Ça m'a fait quelque chose de le dire à voix haute. De dire tout haut ce que j'avais toujours pensé. D'avouer enfin ce que je ressentais vraiment.

-          Je n'ai pas su l'aider. Elle est morte à cause de moi.

Le psy a hoché la tête, a noté des choses. Les psys notent souvent des choses sur leur carnet. Je me suis demandé si ces notes étaient vraiment utiles ou si c'était pour justifier les cent cinquante dollars de consultation.

-          Vous m'avez dit que Killian était le petit-ami de votre fille et qu'il était celui qui l'avait entraînée dans la drogue.

J'ai acquiescé.

-          Aimait-il votre fille ?

-          Profondément. Je crois qu'il l'aime encore. Il ne parle pas beaucoup d'elle mais je crois qu'il pense souvent à elle.

Le psy m'a longuement regardé. Il a cherché ses mots. Il a retiré ses lunettes et les a posées sur son bureau.

-          Peter, quand vous me parlez de Killian, j'ai l'impression que vous me parlez de vous. Inconsciemment, bien sûr, mais c'est l'impression que j'ai.

J'ai médité les paroles du psy. Il avait peut-être raison. Ce n'était peut-être pas un hasard si j'avais accueilli Killian chez moi. Nous avions les mêmes problèmes à résoudre lui et moi.

-          Que me conseillez-vous pour aller mieux ? ai-je demandé.

-          Commencez par vous pardonner, Peter, comme vous avez pardonné à Killian.

J'ai lâché les cent cinquante dollars de consultation. J'ai remercié le psy de m'avoir reçu et je suis parti. Apprendre à me pardonner. Apprendre à me pardonner de n'avoir pas su aider Cassie. Apprendre à faire mon deuil. Apprendre à vivre avec le manque de ma fille. Ça faisait deux ans que j'essayais. Sans succès.

J'ai déambulé dans la ville, méditant les paroles du psy. Ça m'avait fait du bien de parler à quelqu'un. D'en parler à quelqu'un d'extérieur. Quelqu'un qui ne juge pas mais qui écoute. Ça m'avait fait du bien. Je devrais essayer d'en parler avec Anna. Elle était très proche de Cassie. Les deux cousines s'adoraient comme des sœurs. J'en parlerai avec elle, un de ces jours.

J'ai fini par rentrer à l'appart. Il était vide. Je n'aimais pas être seul chez moi. La présence de Killian me manquait. Ça faisait déjà deux semaines qu'il était rentré dans ce centre. Je n'avais pas encore le droit d'aller le voir. Dans quatre jours, je pourrais aller le voir. Le médecin qui s'occupait de lui m'avait dit que c'était un très bon élément. Très volontaire. Il m'avait dit qu'il allait s'en sortir.

Un drôle de sentiment s'était emparé de moi à ce moment-là. Ça faisait longtemps que je n'avais pas ressenti ça. J'étais fier de lui. J'étais fier de Killian. Fier d'entendre qu'il était un bon patient et qu'il allait s'en sortir. J'étais fier comme un père est fier d'entendre que son fils est le meilleur à l'école. Voilà. J'étais fier comme un père. Ça m'a fait tout drôle.

Je me suis assis dans mon canapé. J'ai observé mon appartement. Il était joli, bien décoré. Décoré selon mes goûts, du moins. Mais il était froid. Il manquait de vie. J'ai observé les meubles, les murs. Killian m'avait un jour demandé si je remettrais des photos de Cassie. Je n'avais pas répondu. Ou alors j'avais dit que j'y réfléchirais. Ce qui est assez similaire finalement.

J'avais retiré toutes les photos à la mort de Cassie. Je me sentais tellement coupable. Je ne voulais plus affronter son regard. J'avais peur d'affronter le regard de ma fille. Alors, j'avais retiré toutes les photos du mur. Mon ex m'en avait voulu pour ça. C'est l'une des raisons qui a fait qu'elle m'a quitté deux mois plus tard. Ça, et le fait qu'elle était tombée amoureuse de son psy. En l'espace de deux mois, je m'étais retrouvé tout seul, comme un con. Cette époque était révolue.

J'ai ressorti les albums photos du placard. Je les ai feuilletés, un à un. Les photos de vacances. Les remises de diplômes. Les anniversaires. Les fêtes des mères. Noël, Thanksgiving, Pâques, Halloween. Les spectacles de danse. Les spectacles de théâtre. La mer, la campagne, la montagne. Les jours de pluie. Les jours de soleil. New York. Le Mexique. Le Canada. Les premiers pas. Les premières crises. Les fous rires. J'ai tout feuilleté. Tout.

J'ai choisi une dizaine de photos. Des photos de Cassie seule et des photos avec ses amis. Des photos d'elle bébé et des photos d'elle adolescente. Des photos maquillée, des photos pas maquillée. Des photos avec moi aussi. J'ai ressorti les cadres photo que j'avais rangés. J'y ai mis les photos. J'en ai accrochées certaines aux murs, j'en ai posées d'autres sur les meubles. J'ai mis des photos dans le salon, dans la cuisine. Sur ma table de chevet. Deux dans le couloir. Une à l'entrée. Et une dans la chambre de Killian.

Une fois les photos accrochées et posées, j'ai observé le résultat. J'ai aimé le résultat. L'appart ne ressemblait pas à un monument aux morts comme je l'avais craint. Il avait juste récupéré l'étincelle de vie que j'avais volontairement éteinte deux ans plus tôt. Ma fille était rentrée à la maison.

J'ai rangé les albums photos. Je me suis rassis sur mon canapé. Sur la table basse, j'avais posé une photo de ma famille. J'étais au centre. Marty à gauche et Sandy à droite. Sandy. Elle n'était pas méchante, Sandy. C'était juste la préférée de papa. Elle avait les meilleures notes à l'école. C'était celle qui avait les amis les plus riches et c'était celle qui avait les plus beaux vêtements. J'ai souri en pensant à Sandy. De nous trois, c'était aussi celle qui avait le moins bien réussi dans la vie.

J'ai renversé ma tête sur le canapé. J'ai fermé les yeux. J'ai profité de cet instant rien que pour moi. J'ai réfléchi à ce que je me ferais à manger ce soir. J'avais la flemme. Je commanderais une pizza. Ou chinois. Je commanderais chinois. J'avais envie de nouilles sautées. J'ai mentalement acquiescé.

La sonnette a retenti dans tout l'appart. J'ai soupiré. J'ai râlé. J'ai décidé de ne pas ouvrir. J'ai ignoré la sonnette. Qui a de nouveau retenti. Je l'ai de nouveau ignorée. La personne allait comprendre. La personne a refusé de comprendre. La personne derrière la porte a toqué.

-          Pete, je sais que tu es là, j'ai vu ta voiture en bas.

Marty.

-          Pete, s'il te plaît, ouvre la porte.

Je me suis levé. J'ai ouvert la porte. J'étais surpris de découvrir Kathryn, à demi cachée derrière son mari. Marty a demandé s'ils pouvaient entrer. J'ai hoché la tête. Ils sont entrés. Je leur ai proposé de boire quelque chose. Marty a décliné et a poussé sa femme en avant.

-          Kathryn a quelque chose à te dire.

J'ai observé l'intéressée. Elle avait l'air penaud. Elle regardait ses pieds. J'ai regardé ses pieds à mon tour. Il y avait peut-être quelque chose d'incroyable à regardant pour qu'elle s'y intéresse tant. Elle a fini par lever les yeux. Elle a pris une grande respiration.

-          Je suis désolée, Pete.

-          Tu es désolée… ?

-          Pour ce que je t'ai dit, à propos de Killian. C'était bête et méchant et je te demande pardon.

J'ai observé Marty. Ils avaient dû salement s'engueuler pour que Kathryn accepte de venir me présenter des excuses.

-          C'est gentil, Kathryn, ai-je dit. J'accepte tes excuses.

-          On aimerait vous inviter à dîner, Killian et toi. Enfin, quand Killian sortira du centre, a ajouté Marty.

J'ai glissé un regard vers Kathryn.

-          Je ferai quelque chose de simple, a-t-elle dit. Des pâtes. Au moins, je suis sûre qu'il aimera.

-          On gardera une tranche de jambon au frais si jamais il n'aime pas, a ajouté mon frère.

J'ai accepté le dîner avec plaisir.

-          Vous voulez rester manger ? ai-je proposé. Par contre, je n'avais pas prévu de faire à manger donc…

-          Chinois ? a demandé Marty.

-          Chinois.

Kathryn n'a rien dit. Nous l'avons tous les deux regardée en coin.

-          Chinois, a-t-elle acquiescé.

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