La Faute à la vie - Chapitre Vingt-Sept

Julie Vautier

Peter Bailey est avocat, éternel commis d'office pour les jeunes délinquants. Il n'attendait plus rien de la vie. Jusqu'au cas Killian Murray.

J'ai ignoré les limitations de vitesse. J'ai doublé n'importe comment. Heureusement qu'il n'y avait pas de flic. Je suivais les instructions de Marty. Le cœur à cent à l'heure. Faire vite. Je devais faire au plus vite. Je devais retrouver Killian.

-          Il est là, Pete ! Arrête-toi !

J'ai violemment freiné. Je me suis rué hors de la voiture. Killian était debout au bord du vide. Un pas en avant et c'était fini. Je l'ai appelé. Il a sursauté. Il ne s'est pas retourné.

-          Casse-toi, Pete !

Je me suis tourné vers Marty. J'ai cherché de l'aide chez mon grand frère. Il l'a de suite compris.

-          Killian, recule maintenant ! a-t-il crié en s'avançant. Les parents de Kathryn sont des gros cons, il ne faut pas les écouter ! Tu vaux mieux que ça !

-          Ça a rien à voir avec eux, putain !

Marty m'a fait signe d'avancer. C'était à moi de le ramener à la maison. C'était moi le tuteur. Je devais le faire reculer. Coûte que coûte.

-          C'est à cause de Lily, c'est ça ? ai-je demandé.

Killian n'a rien dit. Je l'ai entendu ravaler un sanglot.

-          Elle était en colère, Killian. Comme moi quand j'ai appris pour toi et Cassie. J'ai été en colère. Mais c'est passé. Maintenant, recule, s'il te plaît.

-          Je mérite de mourir.

« Non. Non, Killian, tu ne mérites pas de mourir. J'ai besoin de toi. Recule. »

-          C'est faux, Killian.

-          Je mérite de mourir ! C'est ta femme qui l'a dit et elle a raison !

-          Tu sais très bien que c'est faux !

Je me suis avancé un peu plus. Je devais continuer à lui parler. L'empêcher de sauter. Je devais… Je devais… Je ne savais plus ce que je devais faire.

-          Je mérite de mourir pour ce que j'ai fait à Cassie !

Cette histoire allait beaucoup trop loin. J'ai voulu répondre. Killian a parlé avant.

-          J'en peux plus, Pete. Ça me bouffe. Tous les jours, ça me bouffe. Je repense à elle. Tout le temps. Ça me détruit tous les jours un peu plus. J'arrive pas à oublier ce que je lui ai fait. Je peux pas oublier. Je l'ai tuée. Je l'ai tuée, putain ! C'est de ma faute si elle est morte ! C'est de ma faute ! Je peux pas… Je…

-          Tu veux un scoop, Killian ? l'ai-je interrompu.

Il s'est tu. Ma gorge s'est un peu plus serrée. Mon ventre s'est tordu. Deux larmes ont coulé. Sans que je puisse rien faire pour les en empêcher.

-          C'est de ta faute si elle a commencé la drogue. C'est de ta faute si elle s'est bousillé la santé. Mais ce n'est pas de ta faute si elle est morte. C'est de ma faute. Parce que je n'ai su voir qu'elle allait mal.

Les pupilles dilatées de ma fille me revenaient en mémoire. Les cernes sous ses yeux. Ses mensonges. Son irritabilité. Tout m'est revenu en mémoire.

-          Je n'ai pas su le voir, ai-je repris. Et, quand je l'ai vu, c'était déjà trop tard. Les flics m'avaient déjà appelé pour me dire qu'ils avaient retrouvé un corps. Une jeune femme de vingt ans. Brune, yeux bleus, un tatouage derrière l'oreille. Elle m'avait dit qu'elle partait acheter du lait…

Ma voix s'est brisée. J'ai continué à parler malgré les pleurs.

-          Ça, c'est ma faute. Pas la tienne. Alors quoi ? Je saute avec toi ? On se fracasse la gueule en bas et on va rejoindre Cassie ? C'est pas la solution. Tu le sais. Cassie est morte. Ça la fera pas revenir que tu te foutes en l'air. Tu t'apprêtes à faire la plus grosse connerie de ta vie.

-          Ma vie est une blague, Pete.

Il s'est à demi tourné vers moi.

-          Il n'y rien pour moi ici. Tu comprends, ça ? Il n'y a rien. J'ai pas de famille, j'ai pas d'amis. J'ai à peine un passé. J'ai encore moins d'avenir. Pourquoi je resterais ? J'ai rien ici. Rien !

-          Putain, Killian, je suis quoi, moi, dans l'histoire ?

Il a détourné le regard. Il pleurait lui aussi. Nous étions deux gosses en larmes.

-          Je suis quoi pour toi ?

Il y a eu un silence entre nous. J'aurais voulu qu'il réponde. Pour une fois. Il n'a pas répondu. Comme d'habitude.

-          Je tiens à toi, petit con. Tu es comme mon fils. Un fils casse-couille, mais un fils quand même. Tu es entré dans ma vie, tu y restes.

Je me suis avancé encore. J'étais à un mètre à peine de lui. Je pouvais le toucher en tendant le bras. Je ne l'ai pas fait.

-          Tu n'es pas un pauvre drogué, tu n'es pas un toxico ou un junkie. Tu n'es pas un sale type. Tu n'es pas un salopard. Tu n'es pas un voleur. Tu n'es pas un tueur.

-          Je suis quoi, alors ? a-t-il demandé d'une voix presque inaudible.

-          Tu es quelqu'un.

Il a baissé la tête. Il a regardé le vide. Il a poussé un caillou du pied. Le caillou a lentement dégringolé. Nous ne l'avons pas vu atterrir. Il réfléchissait à ce qu'il allait faire. Soit il reculait, soit il se jetait dans le vide. Comme ce caillou. Et on ne le verrait pas atterrir.

Il a violemment fait volte-face et s'est jeté dans mes bras. Il a explosé en sanglots. Il a tenté de parler. Je crois qu'il essayait de s'excuser. Je n'ai rien dit. Je tentais de retrouver une respiration normale. J'étais resté en apnée. Je respirais à nouveau.

-          Ne me refais plus jamais ça, ai-je fini par articuler.

Killian s'est détaché de moi. Il grelottait. J'ai retiré mon blouson pour le mettre sur ses épaules. Il n'a rien dit. Mais il a eu un léger sourire.

Nous sommes retournés à la voiture. Marty m'a interdit de prendre le volant.

-          Tu n'es pas en état de conduire. Va derrière avec Killian. Je vais vous ramener.

Je n'ai pas insisté. Killian et moi sommes montés à l'arrière. Il tremblotait encore un peu. De froid. Marty a démarré la voiture. Il a conduit plus prudemment que moi à l'aller. Il s'est arrêté aux feux rouges et a respecté les limitations de vitesse. Contrairement à moi.

Je me suis tourné vers Killian. Il a surpris mon regard.

-          Tu te serais vraiment jeté dans le vide ?

Il a détourné le regard. Je m'attendais à n'avoir aucune réponse. J'avais tort.

-          Peut-être. Je sais pas. Disons que ça m'a arrangé que tu me retrouves.

-          Et si je ne t'avais pas retrouvé ?

-          Je préfère pas savoir.

Moi non plus, je ne préférais pas savoir. Mais j'avais envie de penser qu'il aimait trop la vie pour se foutre en l'air. C'était ce que j'avais envie de croire.

-          On va te trouver un avenir, Killian, ai-je dit. Tu es jeune, tu as le temps et je ne compte pas te laisser tomber. On va trouver. Ensemble.

Il n'a rien ajouté. Moi non plus. Killian a posé sa tête contre la vitre. Il a un peu regardé le paysage mais il s'est vite endormi. Il avait eu peur. Peur que je ne vienne pas. Peur de ne compter pour personne. Maintenant que j'y pense, peut-être qu'il aurait sauté si je n'étais pas venu. On ne saura jamais et mieux valait ne pas savoir.

Il était là, endormi. Ses mèches brunes et ses grands yeux bleus. Son je-m'en-foutisme apparent. La lueur éteinte qui dansait dans ses iris. Les cernes qui lui donnaient cinq ans de plus. Ses fringues trouées et ses chaussures qui prenaient l'eau. Ses joues encore rouges. Il était là. C'était ça, le plus important.

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