La Factory

Molly Dreams

Je suis seul face à moi-même... Seules mes toiles ornent l'atelier, elles sont singulières et pourtant elles se ressemblent toutes. Pendant que certaines ont la chance d'habiller les murs...

À fleur de terre, seul au milieu de ce champ de bataille, je peine à rester en vie, je peine à garder les yeux grands ouverts et le cœur intact. Depuis combien de temps suis-je allongé là en position latérale de sécurité ? depuis quelques petites secondes ? quelques minutes ? quelques heures ?

 

...Une durée proche de l'éternité...   


Joue droite plaquée au sol, une paralysie m'envahit, je sens mon corps flotter, je perds toute notion de temps et de douleur. Je vois le monde de travers, mon cerveau est à l'arrêt, c'est indéniable, cette vie ne m'octroie ni repos ni trêve.

 

De nouveau, ta main serre la mienne, tu me maintiens à la terre ferme, tu es mon point de repère, mon fil rouge, ce lien dans ce bas monde. Tu m'empêches de divaguer, de prendre trop de hauteur, tel un cerf-volant, de temps à autre, tu me perds, tu lâches la bride puis tu me rappelles à toi de peur que je ne me disperse de trop. Tes yeux couleur feu m'électrisent, ils me gardent en vie et tes iris me réaniment. Je plonge dans leurs nuances, dans leur immensité, je passe des zones claires aux zones sombres : du jaune au noir, du soleil à la lune, du jour à la nuit, de la vie à la mort. Je tombe dans leur cratère, j'atteins tes pupilles...       

Abasourdi, je ferme les yeux. Tu disparais. J'ouvre les yeux, ton visage réapparaît. Tu es bel et bien là, au sol, face à moi à me chuchoter d'être fort, tu me sommes de ne pas lâcher prise, pas maintenant, pas comme ça. Je prends le temps de te regarder, le temps de me retrouver. Ta présence m'apaise, je te crie tout mon amour, mais tu ne m'entends pas. Sous mes doigts, sous leurs mouvements imaginaires, je parcours tout ton être ; ton front est toujours aussi lisse et tu as gardé ton nez de bébé, ce nez rond et minuscule. Malgré ton effroi, ta bouche reste celle que j'ai connue : expressive et rieuse. Ton menton a conservé cette même fossette d'antan, à son tremblement, je ressens toute ta peine, toute ta torpeur. Et ces cheveux ! J'en avais presque oublié leur éclat, ce jaune blé qui ravive tous mes sens, qui décuple mon instinct de survie. Instantanément, tu redeviens ma Boucle d'or, cette petite fille à la chevelure d'ange, chaque boucle, chaque reflet couleur miel est une invitation aux rêves et à la féérie. Comment ne pas tomber amoureux de ces brins de paille recouvrant l'ensemble de ta nuque et venant délicatement mourir sur tes épaules ?

 

Retour à la réalité, à ma réalité et me voici saisi par le parfum de ta peau pêche abricot. Tout en douceur, cette odeur s'évapore, je disparais avec elle, je te laisse là, seule. Je hurle en silence, je suis aphone et de nouveau la force me manque. Je baisse la garde, je perds le fil, je le romps dans l'espoir de quitter précipitamment cette terre aride et brûlante. Tu es là encore et toujours, à mes côtés, à me rappeler d'où je viens et où est ma place. Tes mains deviennent mon seul chemin, grâce à elles, l'avenir m'appartient, mais épuisé, je me vide, j'attends que l'on vienne me sauver ou bien me délivrer. Mes yeux s'ouvrent quelques instants, juste le temps de consulter ma montre et ce cadran qui m'indique que deux heures viennent de s'écouler. À quoi ai-je bien pu penser durant tout ce temps ? à qui ? Mon corps reste engourdi et ma joue droite reste gelée par la fraîcheur de ce sol. Ta main, ton front, ton nez, ta bouche, ton menton, tes cheveux ne sont plus qu'un lointain souvenir à présent. Des sons inaudibles parviennent à mes oreilles, ton absence me revient en plein visage.

 

Un an s'est écoulé en une fraction de seconde et deux battements de cils plus tard, me voici trois cent cinquante-six jours en arrière, la durée depuis laquelle le sommeil n'existe plus, même plus en rêve. Tu as grandi sous une mauvaise étoile, sous un ciel qui ne voulait pas de toi. D'entrée de jeu, tu as eu les mauvaises cartes, celles que l'on masque sans même chercher à les dévoiler, ton sort était jeté, ton destin tout tracé. Ma Boucle d'or, je me souviens de ce surnom que je t'ai choisi le jour de tes dix ans, le jour où les médecins ont décidé d'anéantir ta vie en même temps que la nôtre, c'est en ce jour que tu as dédaigné croire aux contes de fées.

 

Dans ta robe de princesse, la vie t'a rappelé que ton temps était compté, que ton être n'était qu'un prêt des plus éphémères. Malgré ton jeune âge, tu as pris conscience bien avant l'heure que les balafres et les entailles étaient en train de remplacer les fées et les paillettes. 16 h 23, ton visage d'ange dissimulé derrière les flammes de ce satané gâteau d'anniversaire, ton instinct te pousse à lever les yeux au ciel, à chercher un souffle nouveau. Ta main sur la poitrine, ton cœur petit soit-il s'est mis à dérailler, la terre s'est dérobée sous tes pieds et de ton poids plume, tu as rejoint le sol sous nos yeux effarés. 

 

Durant les dix années qui ont suivi, tu as bravé la vie telle une championne, jour après jour, annonce après annonce, espoir après désespoir. Les médecins t'ont offert quelques années à vivre, le temps pour nous de t'aimer à n'en plus finir. Ta maman et moi, nous respirions pour trois, nous vivions pour toi. Pour le corps médical, il était vital que tu te ménages, que tu épargnes ton cœur de toute turbulence, quitte à vivre avec indolence. Ce mot ne faisait pas partie de ton vocabulaire, très vite, tu as compris le sens de la vie, tu as fait de chaque instant une fête. Tu connaissais mieux que personne les obstacles qu'il te faudrait franchir, tu as croqué la vie à pleines dents, nous rappelant constamment que :

 

Vivre, ce n'est pas seulement respirer...

c'est aussi avoir le souffle coupé...

 

Nous avons tant rêvé pouvoir un jour, t'ôter ce cœur de cristal pour un cœur de pierre, rêvé de t'offrir l'éternel à l'éphémère. Cet autre organe t'aurait épargné toutes souffrances, il t'aurait désensibilisé à la douleur, t'aurait rendu inhumaine, mais nous aurait à tous, évité ce déchirement. Ton ventricule gauche sonnait faux, faisait des siennes, travaillant le minimum nécessaire, par fainéantise peut-être. Ce bout de chair, ce vampire, ce monstre voulait ta peau, avare et égoïste, il a exercé sa fonction avec beaucoup de désinvolture et nous a menés d'un rythme décousu et chaotique d'une valse à un tango. Malgré notre plus grande vigilance, cette bombe a implosé dans ta poitrine, sans bruit aucun et à l'égard de tous. Impossible de la désamorcer, il était trop tard, le compte à rebours était lancé, tu étais déjà en train de te défragmenter…


10...9...8…7…6…


Que dire de ce cœur qui était à bout de souffle ? Tu as bravé les montagnes et traversé les tempêtes, maintenu ton cœur en éveil grâce à ta seule volonté, grâce à ta foi en la vie et en l'amour. Malheureusement, nous n'avions pas imaginé que tu allais faire partie de ces un à trois pour cent de femmes touchées par cette maladie des plus méconnues : la cardiomyopathie de Tako-Tsubo, ce mal poétiquement appelé « le syndrome du cœur brisé ». Est-ce un mythe ou peut-on réellement mourir d'un chagrin d'amour ? cet homme est-il la cause de ton départ inopiné ? est-ce possible que cet être t'ait coupé le souffle à t'en priver indéfiniment ? Je maudis ce tout dernier souffle, celui qui nous a pris de court durant ta vingtième année…

 

Nous avons eu dix années d'innocence à tes côtés, dix années de vie avant que nous comprenions que chaque petite minute passée en ta compagnie pouvait être la dernière. Nous t'avions planifié une vie longue et paisible, une vie de fillette, de femme et de mère, mais tu nous as laissé qu'un goût des plus amers. Nos cœurs de parents ne pouvaient se résoudre à te voir partir, à te voir y rester. Nous avons fui cette fatalité, nous nous sommes menti dans l'espoir de te garder en vie. Nous savions pourtant que ce petit organe qui était au centre de notre angoisse était bien trop fragile pour supporter tout cet élan d'amour. Tu n'auras eu, à notre plus grand désespoir, qu'une vie brève et épistolaire. À présent, à moi de perdre pied, à l'arrêt, je prends conscience que j'ai un an de décalage, une année de retard. Fatalement, j'ai choisi le déni à ma propre déchéance. Ton absence m'était insupportable alors j'ai fermé les yeux pendant une durée démesurée, j'ai comblé ton absence par mon silence, sans faire de vague, sans aucun bruit. Tu es partie sans crier gare, sans même faire ne serait-ce qu'un signe à ton patriarche, tu t'es éclipsée, tu m'as abandonné et aujourd'hui je te pleurs en décalé. L'homme est égoïste, je le suis, je le sais, car je te déplore un an trop tard. Je hurle ma souffrance et non ton absence, je me meurs de douleur alors que ton âme est ailleurs. 

 

À chaque jour suffit sa peine...

Depuis toi, j'agonise ici-bas...          

5…4…3…2…1…0

Je suis là, je réalise que ta présence n'est qu'absence, ton visage est né de mon imagination, que de divagations. Happée par le passé, mon âme vient de prendre congé, seul ton faciès me revient en mémoire, me rappelle la vie d'avant, qu'un rien fait tout, que tout est maintenant synonyme de rien, que ton être n'est plus. Aujourd'hui je me maudis de t'avoir perdu.

 

Nos deux êtres se sont frôlés durant ces vingt petites années pour moi, durant une vie entière pour toi, nous nous sommes côtoyés sans pour autant nous aimer, par pudeur ou bien par connerie, je ne sais pas moi-même. Chez nous, manifester ses émotions ne se fait pas, on n'exprime pas ces choses-là. Un homme ne parle pas de ses sentiments et encore moins à sa propre fille, sa stature suffit à ses mots, ses mots ne seraient que faiblesse… cette faiblesse… quelle connerie ! Piètres humains que nous sommes ! Tu as grandi sous mes yeux sans pour autant que je te prenne sous mes ailes, je te savais forte, je te pensais en sécurité sur cette terre. J'ai fait confiance à la vie. À tort. Comment un père peut-il accepter de vivre sans son enfant ? tu es ce que j'ai de plus précieux et je comprends à présent que, quoi que l'on en dise, nos bras n'auraient pas suffi à te garder en vie. Ton absence me défigure, tu resteras mon héroïne, ma dose d'endorphine. Ton combat a été ma plus grande fierté et ton départ ma plus grande déchirure.

 

En ce 30 mai, je t'ai perdu à tout jamais, tu as emporté avec toi tout l'air qui m'entourait, depuis, connement, j'ai arrêté d'inspirer et d'expirer comme pour repousser la mort. Je n'ai espéré que par politesse, Elle ne t'enlève pas à moi, qu'Elle attende que je sois fin prêt. Cette décision n'était pas la mienne, Elle l'a imposé sans négociation possible, mais est-ce possible de contester un arrêt de mort ? Il paraît que l'on arrête d'être enfant le jour où l'on perd ses parents et moi là-dedans ? tu as fait de moi un parent orphelin à tout jamais...  Tu me manques ma fille chérie… mon enfer…


Mon voyage s'arrête brusquement. Je me réveille, tout ressurgit, des nausées surviennent, des larmes me parviennent, tout me revient. Cette douleur me rappelle que je suis faible, que mon corps n'est plus capable de supporter mon propre poids, il est écrasé sous tous ces états d'âme, ces pensées lugubres et funestes.

Je suis à terre… j'attends son appel…         


L'atelier est plongé dans la quasi-obscurité, la claire lumière du jour se refuse à se mouvoir jusqu'à moi. Quelle heure est-il au juste ? Les yeux dans le vague, je regarde à travers la seule fenêtre existante, cette seule ouverture sur le monde, sur la vie. L'unique responsable de cette nuit artificielle danse devant moi, se montre, me rappelle sa présence en me plongeant dans l'ombre. Du haut de ses huit mètres, cet arbre à soie est la preuve d'une vie à l'extérieur de ce bâtiment, d'une vie après la mort. Il a trouvé sa place dans ce jardin désert l'année de tes dix ans ma Boucle d'Or. Cela fait onze ans. Tu aurais eu vingt-et-un ans aujourd'hui.

Comme à toi, mes mains lui ont offert la vie, je l'ai aidé à grandir, à croître et à s'élever. En lui, j'ai porté toute mon attention, tous mes espoirs, tout mon amour. Au moins un être que j'ai su garder en vie ! Il lui aura fallu tant de belles saisons pour acquérir cette carrure en forme de parasol, cet arbre est digne d'une peinture, c'est une œuvre d'art à part entière. Son feuillage vert est parsemé de grandes fleurs plumeuses couleur rouge vif, rouge passion. Ses pompons sont semblables à des taches de peinture sur une toile, ils donnent une impression de légèreté, d'apesanteur telles des éclaircies dans la brume, tels des nuages dans la cime. À la vue de ses fleurs, j'obtiens la réponse à ma question et je comprends que nous sommes en pleine journée, que si la nuit était venue, elles se seraient faites timides, refermées sur elles-mêmes. Seul leur parfum me manque pour combler ce tableau magique, ce tableau qui vu de l'intérieur est beaucoup moins idyllique. 

Signaler ce texte