La fétichiste fée qui chique
Maina Madec
Le sergent Jim Epinglon venait d’achever un coq cuit dans le vin et se sentait à présent un peu à l’étroit dans son uniforme. Il regarda fixement le sanglier qui surgissait du mur, trophée de son paternel du temps où il chassait, buvait et vivait.
Toutes les décisions importantes de sa vie avaient été prises face au mammifère. Il se décida donc à se déboutonner. Mais son ventre s’épanouit plus qu’il ne l’aurait souhaité. Il referma immédiatement sa veste, refusa la proposition de kouglof, dessert habituel, fit noter son repas par l’ancestrale serveuse, il réglerait sa note à la fin du mois, et se dirigea, soufflant et apathique, vers la cabine téléphonique qui se trouvait entre la brasserie et le commissariat. Il y régnait une étrange odeur de stupre. Des noms accompagnés d’insultes basiques étaient gravés dans le plexiglas. Un vieil annuaire des PTT trempait dans une flaque de neige fondue.
Le sergent sortit de ses doigts gourds un papier chiffonné de sa poche de dessous le revolver sur lequel était inscrit à l’encre passée le numéro qu’il composa.
A quelques kilomètres de là, une créature avait installé dans une cabine semblable à celle-ci une sorte de poste-frontière. Frontière entre les rupins de l’ouest et les déshérités de l’est. Arsbruck était donc en somme une ville comme les autres.
Du nouveau ? demanda le sergent d’une voix qu’il voulait assurée.
« De l’extra, de l’exceptionnel, du jamais entendu !» répondit-elle. « Passez m'écouter. Ça vaut le détour ».
Voilà comme cette femme occupait ses journées. Observer consciencieusement puis dénoncer ses compatriotes. Elle n’avait de préférence pour aucun de ces mondes. Elle les détestaient autant l’un que l’autre. Son plaisir était de balancer. Elle balançait les magouilles des pauvres aux flics et la venue des flics aux pauvres. Si bien que ces chats et souris ne se croisaient jamais et qu’elle gardait le privilège de l'information. Seul Jim Epinglon avait, dans la corporation policière, les faveurs de la dame. En lui octroyant le droit de pincer des innocents, elle lui permettait d'augmenter ses quotas et en conséquence d'obtenir une prime à noël.
C'est qu'elle lui devait la vie. Le jour où un condamné par elle, par sa faute, par la faute de sa langue trop pendue avait voulu l'étriper, le sergent balourd était passé par là et l'ancien prisonnier avait retrouvé ses barreaux. Voilà le seul acte dont s'enorgueillissait le sergent. Hormis cette anecdote, sa carrière n'était que médiocrité. Ce n'est pas l'âge et l'ennui qui avait fait de Jim un mauvais flic. Il l'avait toujours été. Depuis son plus jeune âge, vivre était une corvée. Se lever le matin lui demandait un effort tel qu'il ne pouvait en accomplir d'autres. Le repas à l'auberge du Cheval Blanc et les sportifs en sueur sur le téléviseur du Pmu, l'épuisaient. Il rêvait d'une retraite confortable dans le canapé qui avait adopté ses formes. A contrario la fétichiste n'avait aucunement l'intention de prendre sa retraite. Elle exerçait d'ailleurs un métier, comme les saltimbanques ou les poètes ou ce mot n'avait guère de sens.
La fétichiste fée qui chique avait commencé des années auparavant ses observations un peu en contrebas, vers le canal, repère des prostituées et des toxicomanes, mais le métier lui avait imposé de se procurer une ligne téléphonique. La ville avait fait installer à cette même période une cabine au carrefour central. Quelques errants acculés par le froid avaient bien tenté de s’y installer mais la menace d’une dénonciation aux autorités pour des motifs futiles les avaient menés vers d’autres abris.
Ses tarifs variaient en fonction des informations et des clients. Dotée d’un flair quasi-prophétique elle pratiquait « l’avance sur réel », prédisant des faits qui selon elle ne tardaient jamais à arriver. Lorsqu’elle alliait délation et prédictions elle délestait ses clients de leurs moindres revenus. Seuls quelques vieux collaborateurs de la brigade des fraudes et des mœurs la payaient encore en nature.
Elle n’avait jamais aimé d’hommes, ou peut être un mais c’était il y a longtemps. Il était parti un soir promettant de venir la chercher à l’aube suivante. Elle avait regroupé ses biens et s’était languie toute la nuit sans dormir, puis toute la matinée et enfin tout le jour jusqu’à ce que la nuit suivante venant elle compris qu’il ne viendrait jamais. Elle le dénonça à l’administration fiscale. Il voulu longtemps lui faire la peau mais réalisant qu’elle n’avait plus que ça sur les os, la laissa dans son agonie quotidienne.
Jamais les hommes ne l’embrassaient. Car la fétichiste des informations chiquait, le tabac et le vin, le vin et le tabac. Parfois du rhum, les rares jours de soleil. Un gars du coin l’avait surnommée la fétichiste fée qui chique. Fée car elle exauçait des vœux aux heures où les autres recours étaient impossibles. Comme vendre des cigarettes trois fois le prix à cinq heures du matin. Elle achetait des produits détaxés chez les pauvres et les revendait aux rupins la nuit à des prix supérieurs à ceux des beaux quartiers.
Cet argent qu’elle amassait, jamais elle ne le dépensait. Elle le gardait pour avoir une belle place au cimetière disait-elle. Pas dans la fosse commune, elle savait de qui tenir. Son père était un bourgeois qu’était venu s’encanailler avec les filles du faubourg.
Enfant, elle lorgnait par la fenêtre espérant l’arrivée providentielle de l’homme bien vêtu venu l’extraire de la misère et de la bêtise qui caractérisait sa famille maternelle. Refusant de se résigner elle avait alors passé des heures à épier les bourgeois munis d’attaché-case. Ils se ressemblaient tous et aucun signe extérieur de paternité ne luisait sur aucun de leur visage. A force d’enquête elle avait trouvé sa trace. Sous un pont, déchu, ruiné. Elle fut dégoûtée de cette image qu’elle n’eut jamais voulu voir.
Son esprit divague comme la nuit tombe. L’ivresse point avec le froid et la rend insensible aux ardeurs de l’hiver. Pas comme celui qui approche une chapka sur les oreilles, l’air plus abruti que jamais. C’est le journaliste d’un journal à scandales. Il salue la fétichiste fée qui chique en lui pinçant les tétons, ce qui lui fait échapper un cri et diffuse par la même occasion son haleine d’ivrogne. Il veut savoir qui sont les rupins qui baisent des mineures dans son no man’s land. Alors pour satisfaire son auditeur la fée invente. Sa cabine téléphonique devient une salle d’audience. Elle dégoise sans s’interrompre des noms de ministres, d’industriels, d’hommes du clergé. De toute façon s’ils ne sont pas déjà venus, ils finiront bien par y venir. Ainsi occupait-elle ses heures, divulguant des mensonges à qui voulait bien l’entendre. L’homme repart satisfait, ses pas craquant dans la neige fraîche. Le sergent et lui se croiseront sans comprendre qu’ils sont les auditeurs de la même pythie.
Le sergent Epinglon est marié à une aimable femme mais ne réfute jamais l’idée de toucher les seins de la fée. Elle se pâme dans la cabine qui prend des allures de peep-show tout en lui divulguant les informations. Vraies cette fois. Non que la vérité soit son dada mais l'affaire est trop alléchante.
Elle a repéré l’existence d’un nouveau cercle de jeu clandestin. Afin d'y introduire le gros flic, elle sollicite Eva, une call-girl qui avait occupé un temps sa cabine pour recevoir ses appels. Jim se serait bien passé de ce type de missions. Car il va se faire repérer il le sait. Il transpire l'odeur du poulailler. Il suit Eva ou plutôt il suit les formes avantageuses d'Eva. Le long du canal, le long des entrepôts à l'abandon où quelques chiens pelés tournoient sur des chaînes.
Elle est là. Ultime avant la nature sauvage. L'ancienne maison du contremaître. Encore fière malgré sa déchéance, son crépi qui s'écaille. Du sous-sol s'échappe un murmure de voix. Le couloir au papier fleuri mène Eva et Jim à un escalier de bois tenace et pourtant les marches tremblent sous le poids du bon vivant.
Des odeurs d’eaux de toilette rance, de cigares bons marché et d’opium saturent l’air. Le croupier est un ancien du casino de l'autre rive, celle des riches, mis à pied pour triche.
Lorsque Jim introduit ses mains rouges sur le tapis, personne ne relève la tête. Il tremble, manque de s'étouffer en posant ses jetons. Il est sûr qu'ils l'ont dans les narines, l'odeur de la flicaille, et qu'il ne leur manque plus que quelques secondes pour l'identifier et lui faire la peau. Mais rien. A son grand étonnement, Epinglon empoche la mise. Eva profite de ce moment de confusion pour sussurer aux joueurs qu'ils ont un flic, un gros flic rougeaud sur le palteau. Elle se tire non sans en profiter pour les délester de leurs derniers biftons.
Alors qu'il manquait d'être étripé comme un vulgaire poulet, Jim fut sauvé grâce son goût de la corruption. Le croupier corrompu lui proposa le marché suivant : venir jouer comme bon lui semblait, parfois même gagner grâce à son aide et veiller simplement en échange à ce qu'aucun autre membre de la flicaille locale ne soit informé de l'existence du tripot.
Tout restait donc dans l’ordre qui arrangeait le plus de monde c'est-à-dire l’ordre corrompu.
Il suffisait de graisser la grosse patte du sergent Epinglon qui fermait alors ses grosses paupières sur ses gros yeux et repartait satisfait, les poches ornées de liasses. Personne n’y voyait d’inconvénients.
Jusqu’à ce jour où le supérieur hiérarchique du sergent Epinglon fut remplacé pour cause de départ en retraite par un jeune émoulu de l’école de police de Lyon. Il débarqua un début d’après-midi pluvieuse à l’heure ou Jim digérait l’un de ses fameux repas à l’auberge du Cheval blanc. Il était dans la nature de Jim d’avoir confiance en la part corrompue des individus. Il n’hésita donc pas à proposer à son supérieur le partage des recettes en conséquence de quoi l’autre devait fermer les yeux. C'est ainsi qu'il avait toujours fonctionné, car la corruption était généralisée.
Il réalisa à la mine du jeune homme qu’aucune faille de ce genre ne saurait être tolérée et tenta de faire passer sa proposition pour un égarement humoristique sans conséquence. Malgré cela le sergent ne changea aucunement ses habitudes, puisqu’il n’avait d’autres qualités pour exercer ce métier. Il avait abandonné les courses-poursuites depuis une vingtaine d’années et n’était pas doté d’un flair particulièrement développé surtout s’il n’y voyait aucun profit personnel. Jim Epinglon fut épinglé par son supérieur et mis au ban de la digne place de sergent de ville. Il cessa de manger du coq au vin et ne sortit plus guère de son appartement. La fétichiste perdit un allié et un amant des plus importants tandis qu’un autre fait nuisait à son activité. La frontière devenait des plus poreuses et les individus de tout bord n’avaient plus besoin de son intermédiaire pour communiquer.
Si cela ne lui rapportait aucune fortune elle se mit à passer frénétiquement des coups de fils anonymes. Elle effectuait désormais des dénonciations spontanées sur la base d’arguments de plus en plus fumeux. Elle modifiait sa voix au gré des interlocuteurs, tantôt suraiguë, tantôt grave et peu assurée. Ses yeux mal maquillés, noirâtres clignaient à mesure qu’elle s’enfonçait dans le mensonge. En parallèle, elle rédigeait des courriers dont elle inondait la ville. Des journaux sans leurs lettres, découpées pour la cause, volaient de la cabine aux rues adjacentes. Elle dénonçait des gens de plus en plus influents.
Pour l’empêcher de nuire, on lui ôta son refuge. Un jour qu’elle s’était éloignée, elle vit à l’horizon sa cabine flottant dans le ciel, suspendue au crochet d’une machine de travaux. Puis elle fut dénoncée et incarcérée à tort dans une affaire de blanchiment d’argent. Elle était rassurée, la race des zélés délateurs se perpétuait.
Beaucoup d'imagination. Un style original.
· Il y a environ 11 ans ·dieppouce
Génial ! je suis fan de cette écriture!
· Il y a environ 11 ans ·bureau