La fille à l'appareil photo
russell
Je bosse, depuis pas si longtemps que ça, au prestigieux Ministère des Finances. Le gros bloc, comme amarré à la Seine. A l'intérieur, cela grouille de secrétaires, de petits messieurs en col blanc, de cafetières et d'ordinateurs. Moi, je vis là dedans, j'essaye d'y trouver ma place, tout en faisant le moins de bruit possible. Des fois qu'on me remarque, que je me retrouve devant le grand patron à me voir remettre une lettre de démission au bas de laquelle je n'aurais plus qu'à signer. Tout serait écrit, déjà. Ne manquerait plus que mon paraphe et hop, je me ferais vir…
Mais non, c'est vrai, je suis fonctionnaire dans un ministère. Pour que l'on m'expulse, il faudrait y aller aux forceps et je vous raconte même pas la mare de sang, enfin… quitter mon bureau voudrait dire que j'ai jonglé avec la légalité, que tout serait tombé et je n'aurais même plus l'épreuve du trapèze à passer pour me rattraper. Bac Cirque Mention Incapable. Je n'ai pas dit impeccable.
Ca, c'est l'allure que je dois adopter ici. Parmi les moutons, salaire à l'aise en fin de mois. Rester calme. Si le DG me convoque, ce serait pour une petite augmentation et hop, je pourrais rajouter du beurre dans les é...
Mais non, c'est vrai. Ici, même si nos gueules se ressemblent, on n'est pas dans le même bateau que ces types du privé, veston cravate et… Oui, je sais j'en porte aussi. Mais les poches sont plus lourdes de leur côté. Je doute, de plus, que mon DG soit tenté par une promotion canapé. Pas le physique, pas les bons gestes, pas la bonne bouche. Bref. Ici, c'est à la tête, non au mérite. Mon job est de répondre au téléphone, mon job est celui d'un intermédiaire entre ledit Grand Manitou et le n-1. Parfois, je leur imprime des dossiers communs pour éviter qu'ils n'aient à monter ou descendre de leur bureau, ces salauds ! Ils ont bien des pieds pour emprunter les marches ou les ascenseurs. Mais peut-être que leur main est trop sale pour qu'ils aient envie de se la serrer. Je ne l'ai pas compris de suite, mais dans ce milieu, il vaut mieux ne pas se toucher, on pourrait se tâcher, va savoir, avec le repas pris sur le pouce, à la pause, forcément prise devant le Mac, matériel dernier cri. Seule consolation, on se dit que le sandwich fera des miettes et que tout va s'incruster entre les touches silencieuses du clavier, qui du coup feront « crr…crr », au moment où il faudra changer de mot de passe. Ca s'entendra, tout le monde le connaitra. Un « Rrrrr… » ce serait 1, « ggnnii » (ça glisse, scouitch scouitch), ce serait 2… etc… Ensemble, la secrétaire et moi, on pourrait alors revenir la nuit mater le film de cul de… Enfin, tout le monde sait ce qu'il fait tout seul enfermé dans son bureau. Moi, j'aime beaucoup la secrétaire. Très professionnelle, sexy avec ses lunettes rouges et ses talons aiguilles noirs. On peut toujours trouver un dossier à traiter tard le soir, non ? Les heures sup' sans se faire payer (oui, nous on badge. Passé une certaine heure, le temps ne « compte » plus), ça passe inaperçu et on se fait du bien.
Malgré ce que je nommerais mon « humour », il est vrai que je suis plutôt le type genre « loup solitaire » qui s'assume mal. Je n'ai qu'un seul collègue, disons… sympathique, Sylvain, qui gère la comptabilité des demandes de subventions aux associations à but totalement lucratif. Possible qu'il doit s'en mettre plein les poches pour que la pile de dossiers change de disposition, ni vu ni connu j't'embrouille : celui du bas qui remonte tout en haut. Tout fonctionnaire, ne serait-ce que pour un sourire de la patronne ou un beau billet bleu, l'a déjà fait. Dites pas que je mens. Allez…
Toujours est-il que Sylvain m'offre des coups à boire, du coup. Alors j'aime bien Sylvain et comme il m'aime bien aussi, il m'en paye un deuxième et comme notre amour est si grand… grand, au bout d'un moment… On finit par se bourrer la gueule. Ca fait du bien le jeudi, mais ça casse le vendredi, puis ça nique le week-end. Parce qu'on n'est pas si jeune, mine de rien. Sinon, ma vie de bureau est plutôt tranquille.
Simplement, il y a un truc qui m'ennuie depuis peu. J'ai vue sur le serpent vert du pavillon de la mode. Ca impressionne le touriste, c'est sûr, cette couleur vive et futuriste dans la grisaille du 13ème, mais en vrai, gardez-le pour vous, ça s'effrite de partout, on se demande comment ça peut encore tenir au dessus de la Seine sans s'effondrer… Et là, sérieux, il y a une fille qui me regarde. Elle m'observe, avec un appareil photo. On ne voit rien à travers ces vitres et elle est très très loin. L'œil humain ne verrait rien, mais moi, je la vois. Des supers pouvoirs ? Naann. Un ressenti. Par contre je ne sais pas s'il s'agit d'une mignonne ou d'un laidron (dommage), derrière son objectif. A vrai dire, ça n'a pas grande importance. Mais quitte à se faire mater, autant que la fille soit jolie, non ?
Je ne sais pas ce qu'elle me veut. Je ne sais pas et ça m'énerve. J'en ai parlé à Sylvain. Il m'a dit que je délirais. Du coup, il m'a payé un verre pour que j'oublie tout ça.
J'oublie bien des choses, c'est vrai. Mais ça, je n'y arrive pas. Qui est cette nana. Je sais qu'elle existe, même si moi seul peut la voir.
A suivre…