La fille à l'appareil photo
russell
20h.
Quelqu'un frappa à ma porte, tout doucement. Si je n'avais eu l'ouïe fine depuis l'enfance, le toc toc serait passé inaperçu. Rien qu'aux petits coups jouant le rythme de "On rase gratis", je reconnus immédiatement la patte de l'expert. J'ouvris et lançai, sûr de moi:
- "Sylvain. Ca y est, ton propriétaire a enfin ouvert les yeux ? T'en es à combien de mois, maintenant ?
- 3. Mais te fâche pas, ok ? J'avais pas la monnaie sur moi pour le payer ni aujourd'hui, ni le mois dernier, ni celui d'avant. C'est con, hein ? Mais faut dire que j'ai pas un rond en ce moment... Mmmhh, y fait bon chez toi...!".
J'ai toujours aimé chez Sylvain la façon dont il arrivait en une seule phrase, à se faire excuser hop, comme ça d'un truc important. On m'a mis à la porte, pas de monnaie sur moi, y fait bon chez toi. Simple, clair, net. Sylvain. Antipathique pour le tout à chacun, une compagnie alcoolisée pour moi. Il me comprend sur beaucoup de choses si tant est qu'il a un petit coup dans le nez. Ca me va. Au moins, lui, il m'écoute.
- "Tu veux boire un truc ?
- Pas de refus. T'as du jus de pommes ?".
Ah oui, j'ai oublié de préciser que nous ne buvons que dans les bars. Question de savoir vivre. Dans l'appart', les discussions deviennent de ce fait un brin plus ennuyeuses, mais il n'y a qu'un pas en bas de chez moi pour les sauver en cas d'urgence. Si vous voyez ce que je veux dire.
- "Je peux dormir chez toi, Will ?". Oui, je m'appelle William.
- "Bah, ok je...
- Oh merci frère ! Ca me dépanne grave !
- Euh... C'est quoi cette nouvelle façon de parler comme un Black ?". Une nouvelle copine serveuse dans un resto antillais sans doute ou un truc du genre. Sylvain a souvent de nouvelles copines.
De toute façon, je n'écoutai pas la réponse. J'avais en tête cette fille. Avec son appareil photo. La veille, je l'avais vue, encore, dans la même position à la même fenêtre du pavillon de la mode, face à la mienne. Toujours impossible de deviner ses traits. Du simple étonnement, puis de la surprise, j'étais passé en un mois de temps, à l'obsession.
- "Tu penses encore à cette fille, toi.". Sylvain est très clairvoyant concernant mes états d'esprit. C'est aussi sans doute pour ça que nous nous plaisons bien.
- Bien vu, le sourd !". J'aime lui dire ça. Que l'amour rend aveugle et qu'en toute logique, vu le gars que c'est, il devrait être sourd, lui. Passons.
- "Au pire, après le taf, va l'attendre en bas du pavillon, chépa, moi !
- Mais je ne sais pas, si...". A vrai dire, je voulais dire "elle existe"
- "Mais je ne sais pas si elle me reconnaitrait !
- T'es bien sûr qu'elle existe, au moins ?". Clairvoyance, je vous dis.
- "Oui, enfin... Je crois. Je ne vois pas pourquoi j'inventerais un truc pareil ?
- L'ennui ? Envie qu'il se passe quelque chose de bizarre dans ta vie ?
- Tu me traites de parano, en fait ?
- Mais noooonn ! Mais avoue que ça mettrait un peu de piment dans ta vie, d'imaginer une voyeuse qui te harcèle, hein !
- Je ne me sens pas harcelé. Elle n'a pas l'air dangereuse. C'est juste... On dirait qu'elle veut me dire quelque chose.
- Et quoi ?
- Justement, je cherche. Et je ne sais pas. On dirait qu'elle veut capter une image de moi. Une photo qu'elle viendrait me montrer ensuite pour me dire "Voilà la gueule que tu as, voilà ce que tu es. Moi je l'ai vu, toi tu ne le savais pas !"
- Particulière, ton approche, Will. C'est plutôt profond comme réflexion. C'est juste une fille qui prend des photos de la Seine, si ça se trouve...
- En me regardant droit dans les yeux ?
- Tu me dis qu'elle a un appareil !
- C'est bon, tu m'as compris, ohlala...! C'est pas net. Je ne comprend pas pourquoi elle reste là, des heures durant à scruter ma fenêtre.
- Des heures durant ?
- Je ne te mens pas, l'autre fois on est resté comme ça 2h face à face, en chien de faïence !
- Quoi ! Et même pas un petit coucou ?
- Non.
- Si elle existe bien, franchement va la voir ! Demande-lui ce qu'elle te veut. Et ne me dis pas que tu n'oses pas, sinon...
- Sinon quoi ?
- Ben j'en sais rien moi ! C'est pas un fantôme que j' sache !".
L'idée ne m'avait pas effleuré, mais elle me trotta dans la tête toute la nuit. Nuit que je passai à la droite de Sylvain, ronflant comme un moteur de Harley dans mon lit de 2m sur 2. Un fantôme ? La bonne blague. De qui, de toute façon ? Pas de grand-mère tuée mystèrieusement, pas de petite amie morte qui voudrait se venger... Sylvain avait raison, il faudrait bien que j'aille vers elle. Pour en avoir le coeur net.
A suivre...