La fille du banc
Aude Varrebbeva
Je suis là mais je suis absente, je regarde le monde de loin, je ne parviens pas à en saisir toute la profondeur, toute la beauté, mon œil n'est attentif qu'à la laideur. Le monde tel que je le perçois est froid, triste et en perpétuelle agitation. Il ne s'autorise aucune pause. Du vacarme, que du vacarme tout le temps, ça tambourine dans ma tête, quand est-ce que je pourrais profiter du silence ? Il est impossible d'imaginer vivre le silence et pourtant j'en rêve. Que tout cesse, que tout s'arrête, que tout se taise, juste un instant. Mais non, tout va toujours plus vite, tout fait toujours plus de bruit, il y a toujours plus d'agitation, toujours plus de vacarme et tout ceci semble être fait pour durer éternellement.
Je vous regarde mais je ne vous vois pas, je n'arrive pas à vous saisir, vous m'échappez sans cesse. Vous êtes si loin et si proche de moi. Il y a une sorte de vitre entre nous, on peut se voir, on peut communiquer, rire et se toucher mais elle m'empêche d'avoir accès à vous ou plutôt vous empêche d'avoir accès à moi. J'imagine vos relations amicales, j'imagine deux personnes qui fusionnent, qui s'entrelacent, pas au point de devenir un, vous parvenez à rester un peu vous même mais vous êtes juste à la limite de devenir l'autre. Cette vitre me protège de vous et je refuse que vous vous insériez en moi, jamais, entendez-le, jamais nous ne formerons un.
Elle est assise sur un banc, elle fume clope sur clope. Elle observe, elle a peur. Le monde devant ses yeux s'agite, il est midi, l'heure de pointe, les gens sont tous de sortie. Les étudiants s'en vont manger, les adultes se pressent de profiter de leur pause déjeunée, les vieux promènent leur chien, les parents leur poussette, les enfants courent et crient, mais elle non, elle est immobile. Elle attend. Elle attend le bon moment pour rentrer se terrer dans sa tanière. Tout ce brouhahas l'en empêche, elle est incapable de faire le moindre mouvement. Je la vois, elle fait semblant d'agir normalement, elle tente de prendre une posture qui la placerait au-dessus des autres (c'est un échec mais elle y croit), j'entends les cris de son âme, elle hurle, elle implore les passants de la sauver, de la libérer d'elle-même, elle espère secrètement qu'une personne - n'importe qui - vienne lui prendre la main et l'emmène n'importe où pourvu qu'elle n'y soit pas.
Je suis pétrifiée, j'ai froid, je sais que je dois partir, rentrer dans ma grotte mais une force d'une intensité que vous ne pourrez jamais imaginer m'en empêche, faire le moindre mouvement m'est totalement impossible. Alors, j'attends, que faire d'autre ? Je vous observe, je vous envie, je vous déteste, vous êtes mon rêve et mon cauchemar. C'est vous qui me faites vivre, c'est vous qui m'empêcher de mourir. Avec vous je me sens parfois légère mais de vous je suis prisonnière. Vous me terrifiez, un regard, une parole, un geste de votre part et je peux m'effondrer. Restez très loin de moi, fuyez-moi mais aimez-moi, je vous en conjure, prouvez moi que vous serez toujours là. Venez me sauver, emmenez moi loin d'ici, c'est à cause de vous que j'en suis là, vous me devez bien ça.
Elle se lève, elle semble avoir enfin trouvé la force de se mouvoir. Il faut dire que la pause de midi est terminée depuis bien longtemps, les rues sont calmes, les pigeons plus nombreux que les humains. Elle allume encore une clope histoire de se donner un genre, le chemin à parcourir est court mais si on observe bien ses yeux, on comprend que pour elle c'est le parcours du combattant. Elle imagine le trajet dans sa tête, tout droit, première à droite, passage piéton, encore un passage piéton et puis le pire, la ligne droite interminable qui la mènera enfin vers la libération. Elle a déjà fait ce trajet des centaines de fois mais elle s'en sent toujours incapable. Plus elle avance, plus on sent grandir en elle une rage. D'où vient-elle ? Jalousie des autres qui savent vivre ? Haine d'elle-même de se sentir incapable de tout ? Son regard est noir, elle semble haïr quiconque croise son chemin, des images terrifiants circulent dans sa tête, elle se pense capable du pire, c'est elle qui lui fait peur à cet instant précis. Enfin, elle arrive devant sa porte, elle tourne la clé dans la serrure, rentre, claque la porte avec violence et enfin peut respirer.
Je la retrouve un peu plus tard, buvant son énième verre de vin rouge, se persuadant qu'elle agit normalement. Après tout, c'est comme ça que se comportent toutes les dames élégantes des films, elle leurs ressemble (enfin c'est ce qu'elle voudrait). De toute façon, il ne peut en être autrement, c'est même certain, elle n'agit pas en alcoolique.
Je ne sais pas si je suis immensément consciente de ce que je fais ou complètement aveuglée par la caresse violente de l'alcool mais il me semble tout percevoir, tout comprendre. Mon Dieu, comme je vais bien ! Je me sens légère, le poids des idées dans ma tête s'est considérablement allégé, mes pensées sont tournées vers un monde où tout est possible, un univers où tout est envisageable, même pour moi. Je suis intimement persuadée que demain tout ira mieux, et d'ailleurs, comment pourrait-il en être autrement, je suis certaine d'avoir enfin trouvé la solution.
Le vin n'est pas bon - il est même véritablement infecte - mais 3 euros pour de la liberté liquide, ce n'est pas cher payé. Il me faut toujours faire beaucoup d'efforts pour ingurgiter les premières gorgées, après ça devient si simple, un jeu d'enfant. Je lui pardonne son goût âcre et acide, comment lui en vouloir, lui qui me donne le droit d'être loin de moi.
Elle est floue, elle n'a plus de contour, elle est comme éclatée, elle est éparpillée partout dans sa chambre. Pourtant, elle est bien assise à son bureau à son kot qui est assez étrange, il semble effectivement habité, il est décoré avec ses images bien à elle dont elle ne se séparerait pour rien au monde, il est propre, en ordre mais malgré tout, il semble que personne n'y vive, on a le sentiment qu'elle y est juste de passage, qu'elle n'y sera jamais totalement présente.
Que fait-elle ? Vous le savez, elle s'enivre en se parlant, en inventant toutes sortes de dialogues, toutes sortes de scénarios dont elle est soit l'héroïne soit la victime. Le jeu peut durer des heures, elle se passionne pour vivre et revivre encore et encore des épisodes de sa vie. Elle se raconte comme elle ne s'est jamais racontée à personne. C'est son moment à elle, elle fait ce qu'elle veut du monde, des relations, de sa vie, elle vit dans son rêve.
Le temps passe et elle me semble de plus en plus absente, je n'y ai plus tout à fait accès mais je sais que l'alcool comme un venin coule dans ses veines, je la connais, elle ne va plus rien respecter, de toute façon, à ce stade plus rien ne lui parait important, alors elle ouvre sa fenêtre et sans aucune gène enchaîne les cigarettes assise à son bureau, sirotant son verre.
Dieu que c'est bon ! Autorisez-moi à ressentir ce plaisir tous les jours que vous me faites endurer. Qui sur cette maudite terre peut me dire qu'il existe meilleur mélange que celui de l'alcool et de la clope ? Que c'est doux de fumer au chaud de ma chambre, contenue par le plafond si bas et par sa petite taille. Je me sens comme câliner, réconforter, tout me semble possible, l'horizon est dégagé, l'avenir m'appartient, il est à moi et j'en ferais ce que je voudrais.
Je l'ai perdue de vue un seul instant, elle m'a échappée, c'est seulement maintenant que je le comprends. Ah la petite garce ! Dans la longue et horrible ligne droite qui la menait jusqu'à chez elle, après avoir claqué la porte et respiré un grand coup, elle l'a rouverte, à traverser la route, est entrée dans le magasin et s'est dirigée comme un automate vers le rayon des vins. Elle aura pris trois bouteilles (les moins chers), elle aura prié tous les dieux pour ne croiser personne qu'elle connaît mais aura déjà préparé deux-trois mensonges plus ou moins convaincants dans sa tête, elle placera son butin de la honte sur le tapis de caisse, baissera les yeux, dira bonjour, par carte, merci, bonne journée et comme une âme errante, presqu'invisible aux yeux des autres, elle se pressera de rentrer dans son antre et se libérera d'elle-même avec la divine première gorgée.
Je ne suis plus tout à fait consciente de ce qui se passe mais je suis certaine d'une chose : j'ai faim, très faim. Je dois résister, je n'ai pas droit à ce plaisir, je ne peux pas manger. Non, non, non, Sophie, tu ne mangeras pas ce soir, c'est décidé. Profitons de cette sensation de légèreté que nous apporte cet estomac vide, remplissons-le d'alcool et de rancune. Pourquoi manger de toute façon, à quoi ça sert ? A rester en vie et en bonne santé ? Ce n'est pas mon projet donc non, on ne mangera pas.
Elle ne veut pas manger, elle ne l'a d'ailleurs pas fait de la journée. Quand s'est-elle nourrie pour la dernière fois ? Je ne saurais le dire mais il est 17h30 (putain Sophie, il est beaucoup trop tôt pour être bourrée) et elle meurt d'envie de transgresser cet interdit. Dans sa tête c'est un tango d'images de nourriture malsaine qui se bousculent et qu'elle ne peut chasser. Les odeurs, les saveurs, les textures de tous les plats interdits viennent la tourmenter, elle en est envahie. Elle ne parvient pas à s'en défaire malgré tous ses efforts, elle en est prisonnière. Ne pouvant plus résister, elle prend son téléphone remplit un panier Deliveroo, prise de remord, le vide puis le remplit à nouveau, le compare à un panier Uber eats, ne sachant choisir, recommence encore et encore puis prise d'une soudaine force, supprime les deux applications, c'est décidé, ce soir elle ne craquera pas. Le tango d'images est toujours là, alors pour penser à autre chose, elle allume Netflix et affone son verre de vin rouge et entamme la seconde bouteille.
J'essaye de me concentrer sur ma série débutée il y a quelque jour, je n'y comprend rien, je ne me souviens même plus de l'avoir commencée (vive l'ivresse!). Ça ne fait rien, tout ce qui peut m'empêcher de penser est le bienvenu. Je regarde sans regarder les personnages parlent, bougent, vivent mais je ne parviens pas à les voir, je n'y arrive pas, je vois tout en double, je suis saoule et très énervée. J'ai envie de hurler, je veux que mon esprit se taise, l'alcool ne parvient plus à m'apaiser bien au contraire, ce divin poison me rappelle que je suis vide, complètement vide. J'ai un trou béant dans le ventre, une brèche, j'ai l'impression que je suis un puits sans fond. J'ai mal. J'ai un besoin urgent d'être réconfortée, il faut absolument que je me soulage et je connais la solution, je sais ce qu'il me reste à faire.
Elle marche dans sa petite chambre, elle fait des allers-retours, elle est très agitée. Elle s'insulte, parle toute seule une langage qui lui appartient, une langue de haine, elle jette des objets avec violence, shoote dans ceux qui se trouvent sur le sol, elle se tape encore et encore, elle veut hurler mais elle ne peut pas. On dirait qu'elle est possédée, son visage est déformé par la colère, elle a perdu tout contrôle. Ce n'est pas Sophie que j'ai devant moi, c'est l'Autre. Elle a pris possession de son corps, elle en fait ce qu'elle veut. Elle est maintenant couchée face contre terre, elle tape des pieds et des mains, elle ne veux plus être elle. Je la vois, Sophie, qui tente vainement de lui résister, elle n'y arrivera pas, elle n'a plus aucune force. Elle n'a pas d'autre choix que de lui léguer son corps. Elle est maintenant en pilotage automatique, Sophie ne pourra plus prendre aucune décision.
Je ne suis plus moi, je n'y vois presque plus rien, tout tangue, tout semble irréel. Je subis le moindre de mes mouvements. Soudain, mon téléphone sonne, putain, c'est vrai, j'ai passé une commande. Je n'ai pas le temps de répondre que je suis déjà devant le livreur, bonsoir, oui c'est moi, bonne soirée. Quarante euros de plaisir coupable. Quarante euros de délices salés qui vont venir combler mon vide et faire disparaître l'Autre.
Ce que je vois ? Un ogre. Elle est devant son ordinateur, elle ne regarde même pas sa série, trop occupée à se remplir encore et encore. Elle sait parfaitement comment s'y prendre et l'Autre avait déjà tout prévu, elle avait disposé deux grandes bouteilles d'eau sur le bureau. La valse à trois temps peut commencer, ouvrir l'emballage, manger, boire et recommencer jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de comestible dans la chambre. Elle est dans une sorte de transe, elle se console persuadée de se faire du bien. En un rien de temps, il ne reste plus rien des quarante euros de manque. La scène que j'aperçois est pathétique, autour d'elle s'amasse des déchets, ses mains, sa bouche sont sales, ses habits abîmées par la nourriture de la honte.
Je disparais, mon esprit disparaît, seul mon corps reste vivant. Je le nourris, enfin je le remplis, il semble aimer ça et en redemande encore. Mes gestes, je ne les contrôle plus, mon corps décide de tout, ça me fait le plus grand bien, je ne pense plus à rien, enfin je peux me reposer. Pourvu que ce moment dure une éternité !
Je la retrouve 20 minutes plus tard, de son festin, il ne reste rien. Elle fume le regard dans le vide, le ventre gonflé de culpabilité. Elle se déteste, pourquoi a-t-elle fait ça ? L'Autre est partie, il ne reste plus qu'elle, c'est elle et elle seule qui doit assumer la responsabilité de cet échec. Elle n'est que haine, dégoût d'elle-même, tristesse et rancune, c'est lourd tout ça, trop lourd.
Elle éteint sa clope en y mettant le plus d'élégance qu'il lui est possible de mettre à ce moment-là, par ce geste, elle tente de conserver un peu de dignité, il ne lui en reste plus beaucoup. Elle rentre dans sa chambre, se dirige vers la salle de bain, se place au-dessus des toilettes et enfonce ses doigts dans sa gorge.
J'ai mal et rien ne sort alors j'enfonce mes doigts plus loin encore, je torture le fond de ma gorge de longues minutes. Enfin, Miracle, une première partie de mon lugubre festin sort rejoindre le fond de la cuvette. Je continue, enfonçant mes doigts toujours plus loin, attendant toujours plus longtemps la délivrance. A quoi je pense ? A vous, a vous qui n'avez pas besoin de vous torturer la glotte, a vous qui savez manger. C'est à vous que je pense quand je suis recroquevillée sur la cuvette de mes chiottes.
La scène à laquelle j'assiste est d'un ridicule sans nom. Je sens la douce odeur du vomi, je vois ses yeux pleins de larmes, injectés de sang et j'entend le bruit de ce qui reste du repas tomber dans l'eau de la cuvette. J'assiste à un spectacle humiliant, ça dure longtemps, trop longtemps. Quand elle a terminé, elle se lave les mains, se brosse les dents, s'essuie les yeux et la gorge douloureuse et gonflée, elle part se torturer une dernière fois s'obligeant à fumer une cigarette, c'est son rituel, n'essayez pas de comprendre pourquoi.
Elle finit par se coucher sur son lit, elle a mal partout autant à l'extérieur qu'à l'intérieur, elle est à nouveau vide, alors elle achève sa bouteille de vin et s'endort avec une certitude, cette fois-ci c'était la dernière, plus jamais une goutte d'alcool, plus jamais de crise de boulimie.