La Flamme

dominique-deboracum

- Vous êtes … ? J’ai un document pour vous.

La jeune femme a les cheveux noir geais et deux immenses yeux marron, le regard un peu triste, mais animé d’une grande intensité. Le sourire enfin, illumine ce visage aux traits réguliers. Elle a en elle cette grâce un peu fragile des princesses que l’on découvre dans les peintures égyptiennes.

- Et vous, vous devez être …

- En effet, attendez un peu, je vais le faire signer et j’arrive. Tu crois que je peux entrer ?

La rouquine à qui elle s’est adressée lève la tête de son clavier, lui fait un sourire découvrant deux belles incisives bien plantées sur le devant : « Ouais, vas-y ». Elle est parfaite comme lapin de Lewis Caroll.

Il sourit intérieurement. Elle pousse doucement la porte et pénètre dans la pièce. Au moment où elle la referme derrière elle, il ne peut réprimer un large sourire.

Jeannot Lapin redresse la tête et retrousse le nez. « Vous avez un beau sourire – dit-elle – vos pensées doivent être spirituelles. »

Il songe un instant aux sens de ce mot avant de répondre d’une voix calme : « Elles le sont. ». Son sourire s’agrandit encore et Jeannot Lapin replonge vers son clavier et s’active avec frénésie.

                                     *

Au moment où la porte se referme derrière elle, alors qu’elle s’attend à se trouver face à un aréopage au sein duquel trône son patron, elle constate que la pièce est sombre. Après une hésitation, elle fait un pas vers l’avant.

Et c’est comme si le sol se dérobait sous ses pas.

Alors qu’elle se sent happée vers le bas. Une voix lui parle avec douceur. Elle n’a pas peur. Il lui semble, au contraire, qu’elle vit là un événement, pour ainsi dire, rassurant.

Elle glisse doucement, avec langueur presque. C’est une sensation extrêmement sensuelle. La pente s’accentue légèrement et elle a l’impression que la descente n’en finira pas. Elle aime ce mouvement. Elle a le sentiment que c’est comme un retour. Elle ne sait pas vers où, mais elle se sent bien. En confiance. La voix douce continue de lui parler. A peine a-t-elle le temps de se dire qu’elle la connaît cette voix, qu’elle lui est presque familière. A dire vrai, elle se demande même si elle ne vient pas de l’entendre.

Déjà la pente s’est adoucie et elle s’arrête de glisser. Elle se retrouve en un lieu qu’elle ne distingue pas immédiatement.

La voix lui dit d’attendre. De ne pas bouger. Ne pas parler. Ne rien prendre.

Attendre.

Ses yeux s’habituent peu à peu à l’obscurité.

Elle est dans une grotte. Une lumière douce qui semble venue de nulle part baigne le lieu. Il y fait doux.

Elle s’y sent bien. Elle s’en étonne à peine, pourtant elle est tellement craintive.

C’est peut-être la voix.

C’est certainement la voix.

Elle s’est tue à présent.

Un mouvement accroche son regard. Elle aperçoit, non loin d’elle, un papillon qui vient se poser sur ses lèvres.

                                  *

Quelques instants plus tard, fort de son document, il repart, le sourire aux lèvres. « Voilà quelqu’un d’intéressant dans ce repaire de zombies ». Il sourit intérieurement et s’en retourne à ses occupations.

Il disparaît de sa vie à elle.

Il y pense à peine.

Il y a d’autres tâches, d’autres âmes.

Plusieurs mois s’écoulent avant qu’il ne vienne prendre ses nouvelles fonctions dans le bâtiment doré. Sa première mission de réorganisation est terminée : elle a été couronnée de succès.

Celui qu’il va remplacer offre le verre de l’amitié comme chant du départ. Elle y est conviée aussi. Elle le reconnaît et vient s’entretenir avec lui. Les banalités cachent mal sa vivacité d’esprit. Cela le séduit.

                                    *

Elle bredouille des excuses et fait quelques pas de côté, elle passe derrière une cloison, sans très bien savoir pourquoi, puis, presque sans s’en rendre compte, elle pousse une porte et rentre dans une pièce sombre. Elle ne cherche pas à allumer la lumière. Elle sait ce qui va se passer. Elle le sait, mais elle n’en est pas consciente.

Le sol n’est pas droit. Elle avance avec précaution, puis glisse comme sur un toboggan. Il lui semble que la descente est plus courte. Elle glisse plus rapidement aussi, mais sans chocs, sans brutalité.

Elle se retrouve dans la même caverne. Le papillon est là. Il l’attendait.

Le papillon virevolte autour de sa tête et semble l’inviter à le suivre. Il s’éloigne un peu puis revient. Il l’appelle dirait-on.

Elle est préoccupée car elle ne parvient pas à en déterminer la couleur.

Elle le suit. Ils descendent encore et ce tunnel débouche dans une autre grotte.

Et là, sortant du sol en terre, des larves et des papillons qu’elle entreprend de nettoyer de la terre qui les recouvre.

Elle est obsédée par les couleurs. Délicatement, mais fébrilement, elle dégage les larves, elle époussette les ailes des jeunes papillons. Elle s’affaire avec application.

Elle veut savoir.

Elle croit qu’elle saura.

                                     *

Elle tangue un peu et s’accroche à lui comme à une bouée de sauvetage. « Excusez-moi, j’ai eu un étourdissement » sourit-elle. Elle est un peu gênée. Puis elle disparaît.

Il sait que ce n’est pas cela. Il s’en apercevra rapidement, mais ce jour là, il est légèrement interloqué, ensuite il oubliera.

Puis il rit franchement. A gorge déployée.

La vie les happe au loin.

                                     *

Les jours se suivent, puis il l’aperçoit, passagère d’une petite auto, affalée contre la portière, elle lui fait un timide sourire empli de tristesse et un signe las de la main. « Mon Dieu, cette fille n’est vraiment pas heureuse ». Et il poursuit son chemin, la soirée un peu gâchée par ce pâle sourire.

Arrivée chez elle, sitôt la porte franchie, elle glisse à nouveau et se retrouve rapidement dans la caverne.

Elle est tellement impatiente de retrouver les papillons. Les couleurs, encore et toujours, l’obsèdent.

Mais lorsqu’elle débouche dans le terrier, elle ne voit rien.

Elle écarquille les yeux.

L’aigle est là. Il l’observe.

Elle sursaute légèrement lorsqu’elle le voit. C’est d’abord sa tête qu’elle remarque. Surtout ses yeux. Un regard vif. Au fond y brille la flamme.

Cette flamme, il lui semble la connaître. Elle est sûre de l’avoir vue. Il n’y a pas très longtemps.

Elle reste un moment sans bouger, comme pétrifiée par une révélation, puis elle s’avance vers l’oiseau.

Il semble l’inviter. Elle le suit et, sans véritablement réaliser ce qu’elle fait, elle étend les bras. A sa grande surprise, elle s’élève doucement. L’aigle se met à ses côtés, comme pour la rassurer et pour l’encourager.

Elle bat des bras et s'envole rapidement aux côtés de l’oiseau majestueux. Elle vole, comme si elle avait toujours su le faire.

Mais, n’a-t-elle pas toujours su le faire ?

Les papillons sont apparus entre-temps, ils accompagnent l’envol de l’aigle en tourbillonnant, mais ils ne peuvent les suivre.

Ils débouchent alors en plein air, à flanc de montagne.

C’est comme si la roche les avait enfantés.

Ils prennent de l’altitude.

La sensation est grisante. Du regard elle embrasse la plaine. Elle jette un coup d’œil vers l’aigle qui l’observe, il la soutient et l’encourage.

L’oiseau lui a donné le plus beau cadeau qui se puisse donner, du moins, c’est ce qu’elle croit à cet instant précis.

C’est alors qu’elle aperçoit le cavalier. Elle ne le reconnaît pas. Elle se penche, au risque de se déstabiliser. Mais elle tient le cap, l’aigle toujours à ses côtés.

Elle scrute le visage du cavalier.

Il n’en a pas.

Ou plutôt si : il a le visage de tous les êtres qu’elle a aimé. Pas un ne manque. Même ceux qu’elle a oubliés.

Mais à y regarder encore, non, le cavalier n’a pas de visage.

                                  *

Une autre fois, elle apparaît, un peu désemparée. Elle s’inquiète car elle estime y voir de moins en moins et elle craint la cécité.

Il la conduit chez son ophtalmologue : déjà il lui ouvre les yeux !

Ni l’un ni l’autre ne le savent.

La promiscuité de l’automobile les engage à parler et à se livrer un peu plus qu’ils ne l’eussent souhaité.

Lorsqu’elle se plaint de cette crainte, l’ophtalmologue l’ausculte longuement. Puis, souriante, avec une infinie douceur, elle lui dit : « Il n’y a rien de physiologique. Rien d’irréversible. Ce qui vous arrive est que vous ne regardez pas. Il en résulte que vous n’y voyez plus… Utilisez vos yeux et laissez les regarder au-delà de ce que vous voyez. Regardez de l’autre côté du miroir. »

                                 *

Au retour, il la dépose près de chez elle.

Sans savoir pourquoi, elle se dirige vers l’église et pousse la porte. Elle est attirée par le clocher. Elle gravit les marches avec hâte. Elle sait maintenant que l’aigle est là qui l’attend.

C’est avec soulagement qu’elle le voit et, sans hésiter, elle part avec lui. Et l’étrange équipage s’envole.

Ils survolent une forêt.

Brusquement, l’aigle pique et vient se poser dans une clairière. Elle s’accroupit près de lui. Tout contre lui. Elle sent la chaleur de son plumage.

Il fait sombre et il lui faut un peu de temps avant de distinguer les ombres qui se trouvent de l’autre côté.

Elle aperçoit alors un cerf étendu. Entre ses pattes, une louve, allongée, elle aussi.

Tout d’abord, elle a un mouvement de recul. Elle a presque poussé un cri. Elle croit que la louve a tué le cerf.

Mais à bien y regarder, la louve semble, au contraire, veiller sur le cerf.

Ce spectacle l’emplit d’une plénitude qui lui était inconnue jusqu’à ce jour.

                                   *

Et un peu plus tard, un soir, il la trouve particulièrement mal : elle est malade et ne se résout pas à rentrer chez elle. Il la raccompagne.

Il avait déjà remarqué chez elle cette sorte de lassitude qui lui portait une ombre sur l’âme.

Et la conversation reprend là où elle en était restée : au beau milieu de la galaxie. Et c’est comme un enchantement qui se poursuit tandis que les heures égrènent leur tête-à-tête

Mais ce qui le chavire, c’est son propos captivant, sincère, sans arrière-pensée, sans séduction et sa capacité d’écoute. La lumière même n’y résiste pas.

Ses yeux ont l’intensité des trous noirs, elle attire les planètes, son attraction change l’orbite de ceux qui l’approche.

Lorsque son regard se ranime, il découvre une belle âme pure, comme une perle noire dans un écrin de satin blanc.

Le propos est vif, profond, intelligent. Le verbe intime et chaleureux. L’humour omniprésent.

Ce genre de relations avec les femmes il connaît. Jusqu’à un certain point, cela lui plaît : il ne se sent pas en danger.

Au-delà, il sait que ses dires sont relayés, volés en quelque sorte. Il se souvient aussi qu’un jour, l’une de ses amies avec qui il avait noué de tels liens lui avait avoué la réelle passion qu’elle éprouvait pour lui.

Il ne fût vraiment pas long à convaincre et lorsque à son tour il rendit les armes et s’inclina, la belle s’enfuit.

Mystère des femmes, mystères des âmes.

Car il s’agit bien de la rencontre de deux âmes. Elles se parlent avec délicatesse, pour ainsi dire à l’insu de ceux qu’elles animent.

Seulement si ces deux âmes volent de leurs propres ailes dans la félicité, elles les laissent chacun dans l’ignorance de ce qui leur arrive. Elles sont comme autonomes, elles le sont.

L’une nourrit l’autre de sa lumière.

La première est fille de la lumière et l’autre son inspiratrice et les rôles s’inversent, sauvagement, dans un tourbillon d’éclairs de bonheurs. La relation est complète, intense.

Mais ils ne le savent pas.

                                   *

Elle se sent presque mieux, mais elle n’aspire qu’à une chose : à retrouver son lit et à s’endormir du sommeil du juste.

De l’innocence.

La porte de sa chambre est entrouverte et c’est sans effort qu’elle y pénètre.

Elle sursaute en y découvrant l’aigle.

Sans attendre, elle se dirige vers la fenêtre ouverte et ils quittent la maison pour un autre voyage en haut.

Il est encore fort court cette fois-ci.

Après avoir survolé la plaine, ils se posent sur un rocher, près d’un grand feu qui illumine la nuit en orange. Des hommes dansent en ronde parfaite au son des tambours.

Ils appellent la lumière.

Ils lèvent le soleil.

Elle reste là avec l’oiseau jusqu’à ce que les premiers rayons de l’astre du jour enflamment le ciel en un immense brasier.

                                 *

C’est une révélation. Elle sait à présent qui est la flamme, elle sait qu’il est le guide.

Elle vient de découvrir qu’il y a un chemin.

                                  *

Le jour qui suit, il lui dit qu’il peut l’accompagner dans la contemplation de sa belle âme pure.

Elle ne le croit pas.

Il tient sa promesse.

Il le fait et elle en reste comme émerveillée, elle n’ose en parler. Il n’y pas de mots.

La flamme qu’elle a perçue dans son regard l’a troublée, jusqu’à la fièvre.

Lui, la sait être son inspiratrice, sa muse, mais aussi son maître. Il se sent empli de complétude.

                                  *

Puis tout chavire.

                                   *

Le soleil de midi inonde le petit parc lorsqu’il la voit de l’autre côté de la rue, allant de sa démarche gracieuse, car tous ses gestes le sont.

Cela lui vient comme un éclair, une apocalypse des sens.

Il veut lui parler.

Immédiatement.

Il y a urgence pour se libérer du secret qu’il vient de découvrir et qui le taraude à présent.

Il court.

Son cœur bat la chamade. Il n’entend que lui.

Il rythme sa foulée.

Le tumulte de la ville s’est tu.

Les oiseaux retiennent leur chant.

Le ciel s’est assombri. Brutalement.

Et puis, tout à coup, c’est comme lorsque la foudre arrive : un fracas, un éclair. Il se sent projeté dans les airs, mais il ne se sent pas retomber. Il est happé par un tourbillon de lumière, il croit voir ses yeux, les trous noirs, l’attraction folle des âmes, les nébuleuses.

Les yeux écarquillés, il murmure : « Tes yeux, ton regard, cette flamme… » et il y plonge.

Elle est déjà trop loin de la scène pour s’apercevoir de ce qui se déroule derrière elle.

Elle a entendu comme un roulement de tonnerre. Puis un coup fort, violent qui l’a fait sursauter.

A l’instant même où il meurt, elle a tout d’abord comme un frisson. Elle lève les yeux et voit, comme lui, un éclair. Elle le voit, lui aussi, mais elle ne le sait pas.

Un souffle chaud l’enveloppe alors.

Elle ne comprend pas ce qui lui arrive. Ce qui lui est arrivé.

Puis un papillon multicolore vint se poser sur sa bouche, comme pour un dernier hommage, comme pour un premier baiser.

                                  *

La bouche de métro est là qui l’attend.

Béante.

Elle dévale l’escalier roulant avec cette hâte qu’ont les gens de la ville.

Arrivée en bas, l’aigle est là.

Il l’attend.

Dans ses yeux brille la flamme.

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