La Flamme

sylvenn

Noires Heures - Essais

Mes sœurs se sont éteintes. Il y a peu encore, nous étions toutes réunies, nous frottant les unes aux autres dans une chaleur bienveillante au beau milieu de cet hiver qui rugit dehors.
A mon tour je faiblis peu à peu. Comme elles, je m'éteins lentement. C'est bientôt la fin pour moi, alors je profite quelques secondes encore de ce paysage sublime qui s'offre à moi, là, de l'autre côté de la baie vitrée.
Nous qui ici avons suffoqué jusqu'au trépas tant nous manquions d'air frais, nous rêvassions devant ce monde où le vent frise les collines enneigées. Nous contemplions ces espaces sans frontières, sans limites, à l'intérieur desquels ils déferlaient par millions. Les flocons.

J'aurais tant aimé être l'un d'eux. Libre, bercée par le vent qui guide mon chemin sans jamais avoir à lutter ; mais surtout unie avec cette infinité de semblables tout autour de moi. Encrée dans ce Tout dont mes amies et moi, nous avons toujours été privées.
Nous n'étions que quelques-unes, ils étaient des millions. Nous étions enfermées, ils étaient libres. Nous restions figées, ils étaient emportés par la brise.
Pourtant, eux et nous n'étions pas si différents… simplement ils étaient gelés, et nous étions brûlantes. Quand bien même nous aurions su briser cet impitoyable mur de verre, notre cœur aurait fondu en quelques secondes à peine au simple contact de la froideur dans laquelle ils s'épanouissent pourtant si bien. Eux non plus n'auraient pas survécu un seul instant parmi nous. Eux aussi auraient fondu ; mais après tout, quel flocon serait assez fou pour troquer sa place contre la nôtre ?

Maintenant que je m'épuise, maintenant que j'admire ce spectacle blanc à travers l'écran de verre de ma prison, des regrets me saisissent. Tout ce temps passé, toutes ces heures perdues à rêver de les rejoindre, de fuir ma condition, au lieu de prendre soin de mes proches ! Je les ai laissées mourir. Je me suis laissée mourir avec elles.
J'aurais tellement dû être présente pour elles. J'aurais tellement dû. Pendant que j'enviais le dehors, j'en oubliais qu'ici-bas je n'étais pas seule. Pourtant je me suis isolée. Bloquée dans un mutisme acharné. Trop obstinée à refuser la réalité, à vouloir combattre cette fatalité, sans jamais rien pouvoir faire pour la combattre vraiment.
On ne combat pas une fatalité. On l'accepte, et on en fait sa vie, sa force même.

Mais me voilà, une fois encore, spectatrice de tout ce que je n'ai pas accompli. Spectatrice du passé, spectatrice de l'ailleurs, spectatrice de mon impuissance, spectatrice de ma vie.
Parfois mon désespoir était tel que j'aurais été prête à glacer mon cœur pour devenir comme eux. Mais j'en serais morte. Ce cœur de glace n'a jamais été, et ne sera jamais le mien.
Je ne suis pas un flocon, je suis une flamme.

Alors que mes dernières forces me quittent, je ressens soudain comme un puissant sentiment d'injustice, une colère indomptable.
Sans moi, de quel éclat brilleraient ces légions du froid ? Qui serait là pour les admirer si je n'étais pas là pour les éclairer ?
De leur côté de la vitre, ils ne voient pas que je suis là, et que je veille sur eux depuis mon premier souffle. Ils ne savent même pas que j'existe.
Pourtant je dois survivre. Pas pour leur reconnaissance. Pas pour les rejoindre. Non ; je dois survivre avec humilité pour qu'éternellement, la magie de leur balai aérien brille sous ma lumière.

Telle est ma place dans cet Univers, et si mes rayons s'échapperont toujours vers les autres, vers l'ailleurs, c'est bien en moi que je dois trouver la force de les propager. Alors ce somptueux spectacle que m'offre le froid n'est pas un Paradis qu'il me faut rejoindre, non : il est le moteur de ma volonté. Il est celui qui me nourrit et pour lequel je me consumerai sans relâche.

Parfois, notre place ici-bas n'est pas simple à trouver. Parfois elle ne nous convient pas. Et parfois nous n'y pouvons rien. Alors parfois il faut faire avec, du mieux possible.
Mais après tout, c'est toujours lorsque les Ténèbres l'entourent que la flamme irradie.

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