La forteresse des neiges de Parc-ex

Olivier Six

Une tempête de neige, une forteresse qui apparait mystérieusement. Un petit garçon Montréalais qui vit la réalité d'un conte inuit. Une petite nouvelle pour célébrer l'hiver. Peut contenir des termes

Montréal Hiver 2018, Roni

Freddy n'était pas un petit garçon ordinaire. Il le savait, ses parents le savaient, ciel ! probablement tous les habitants du quartier le savaient. Mais aujourd'hui il n'en avait que faire. C'était une journée spéciale pour lui, sa première virée au parc en solo, et rien ne la lui gâcherait. Il s'équipa de sa combinaison de neige, une vieille affaire avec des couleurs criardes. Celle-ci lui vaudrait probablement quelques moqueries, mais, encore une fois, pas de quoi doucher son enthousiasme.

— Roni, n'oublie pas tes gants et ton bonnet.

— Non maman, je les ai, dit-il en les brandissant devant lui pour éviter que sa mère en doute.

Elle lui ouvrit la porte et il s'élança à l'extérieur, il faisait froid, ben frette même aurait dit son grand père, mais Roni n'en avait cure. Il regarda bien des deux côtés de la rue avant de traverser. Il savait que sa mère devait l'observer depuis la fenêtre et que, s'il ne faisait pas montre d'une vigilance extrême, ce serait probablement sa première et dernière sortie en solo. Il traversa la voie de chemin de fer, là encore en regardant bien à gauche et à droite, avant d'enfin se retrouver dans le parc. Il lui semblait encore plus grand que d'habitude. Il releva la manche de sa combinaison et observa quelques instants le bracelet noir qui lui offrait cette nouvelle liberté. Il ne comprenait pas pourquoi, mais si ses parents voulaient bien le laisser sortir seul à la condition qu'il porte ce bracelet, il n'avait pas besoin d'en savoir plus. Il l'embrassa et remis sa manche en place. Il leva de nouveau les yeux vers cet immense terrain de jeu qui désormais lui appartenait. Mais par où commencer ?

Aupaluk (grand nord du Québec) Hiver 2018, Anoki

Nahima claqua la porte au nez de son frère, se déchaussa rapidement, jeta ses gants dans un coin et courut en direction de la pièce centrale.

— Grand père, grand-père, Bly a détruit ma maison des neiges.

—Bly n'est qu'un imbécile, répondit Anoki.

— Elle ressemblait à rien cette maison, juste un tas de neige, répliqua l'intéressé qui venait lui aussi de rentrer.

— C'est toi qui ne ressembles à rien.

Décidément elle a de la répartie cette petite, songea Anoki. Comme ça mère. En plus, elle avait un point. Bly n'était qu'un grand échalas sec comme un coup de trique.

— Grand père, elle m'insulte.

Il soupira. S'il ne voulait pas finir avec une migraine, il allait devoir trouver le moyen de les occuper.

— Très bien les enfants on se calme, tenez, installez-vous en face du feu, je vais vous raconter une histoire.

Les deux enfants ne se firent pas prier et s'assirent en indien sur le sol. Ça marchait à tous les coups. En toute modestie, il était un très bon conteur. Restait à trouver une histoire qu'il ne leur avait pas encore narrée, afin de les tenir tranquille le plus longtemps possible. En espérant que leurs parents ne tarderaient pas trop. Il s'installa entre le foyer et les enfants, pour que les flammes se reflètent sur son profil et accentuent l'effet dramatique. Il avait trouvé ! Oui, cette histoire convenait parfaitement à la situation. Il se racla la gorge et commença d'une voix lente et profonde.

— Cette histoire, je la tiens de mon grand-père, qui la tenait de son père, qui, il y a maintenant bien longtemps, habitait ce même village. À une époque où notre petite communauté comptait plus d'âmes, et où chaque hiver était aussi rigoureux que celui-ci. En ces temps, tous les hivers, les enfants jouaient dehors, construisant des igloos, des châteaux et se livrant à des batailles de boules de neige impitoyables. Tous s'amusaient donc, excepté un enfant, ou plutôt un adolescent. En fait, le seul plaisir de cet adolescent semblait être de gâcher celui des autres.

Montréal Hiver 2018, Roni

Courir dans le centre du parc, toujours gagnant, surtout quand il y avait une tonne de neige et que courir était impossible. Il tombait constamment, se relevait et repartait de plus belle. Il y avait peu de monde. Trois enfants avec leur père construisant un igloo. Enfin, plutôt un tas de neige dans lequel ils allaient ensuite creuser. Quelques autres qui tentaient de dévaler la butte du parc, mais qui en fait de dévaler, ressemblaient plus à des tortues échouées sur le dos tellement la neige les ralentissait. Il en tombait en abondance ces derniers jours. À un point tel, qu'il était impossible de créer une piste digne de ce nom qui tienne plus de cinq minutes.

Sa course folle terminée, Roni s'étendit sur l'épais tapis blanc et agita bras et jambes dans un mouvement circulaire pour dessiner un ange. Il en était à réaliser son cinquième, quand une idée s'imposa à lui. Manger. Il tenta bien de l'ignorer, mais elle revenait constamment le déranger. Il s'en retournait donc à la maison, en trainant des pieds, quand il l'aperçut : un mur de neige. Là, près des terrains de baseball. Pas un tas informe comme au centre du parc. Non. Un véritable mur avec des briques de neige, et si grand, qu'il annonçait plus une forteresse qu'un igloo. Il resta planté là à l'observer. C'était la première fois qu'il voyait une telle chose. Il était excité, mais n'osait pas approcher. C'était forcément des grands qui construisaient une forteresse pareille et, en général, les grands n'aimaient pas trop sa compagnie, ou, quand ils acceptaient de jouer avec lui, ils finissaient toujours par se moquer. Son ventre le rappela à l'ordre en émettant une série de gargouillis bien sonores. Il fit quelques pas en direction de la sortie du parc avant de jeter un dernier regard au mur. Celui-ci semblait avoir encore grandi pendant qu'il avait détourné son attention. Puis, sa faim l'emportant sur son émerveillement, il reprit sa route. Regarda à gauche et à droite avant de traverser la voie ferrée, et fit de même pour la rue.

— Roni !

Sa mère le serra dans ses bras avant même qu'il n'ôte son manteau. Elle allait se mouiller. Elle devait être rudement contente de le voir.

— J'ai faim maman.

— Finis de te déshabiller et on va te préparer une collation.

— Dis maman, j'aurai le droit de ressortir seul demain ?

— Je crois bien que oui. Elle souriait. Aujourd'hui, tu as montré que tu étais un grand garçon.

Aupaluk (grand nord du Québec) Hiver 2018, Anoki

— Et donc, cet adolescent, Ulva, était craint de tous. Il ne se contentait pas de détruire. Oh non ! Il était malicieux. Il attendait patiemment que quelqu'un défie son autorité en construisant quelque chose, puis, quand l'œuvre était presque achevée, il trainait le fautif devant tous et prenait plaisir à détruire l'édifice en écoutant sa victime sangloter. Aucun adulte ne pouvait le mater. Plus il recevait de corrections et plus il devenait mauvais avec les autres enfants. Certains pensaient qu'il était habité par un démon, ajouta Anoki en écartant les bras et en se penchant de façon menaçante vers Bly et Nahima, l'ombre des flammes dansant sur son visage.

Il eut la satisfaction de voir Bly tâtonner en direction de la main de sa petite sœur pour y chercher du réconfort.

— Mais les hommes ne sont pas habités par les démons, reprit-il en s'enfonçant dans son siège. Certains sont simplement mauvais. Un hiver plus rigoureux encore que les autres, une forteresse des neiges vit le jour à quelques dizaines de mètres du village. On la distinguait mal au milieu des bourrasques de vent constantes charriant neige et détritus, mais elle était bel et bien là, défiant Ulva. L'hiver précédant, personne ne s'y était essayé. Personne n'avait osé. Il bouillonnait de colère.

Montréal Hiver 2018, Roni

Dès que sa mère lui eut donné une dernière accolade, Roni se précipita dehors. Il regarda rapidement à droite, puis à gauche. Rien. Il traversa en marchant, comme on le lui avait répété à maintes reprises. Il savait que s'il voulait encore pouvoir sortir seul, il devait se montrer responsable comme dirait son père. Il n'était pas certain de comprendre ce que ça voulait dire, mais marcher pour traverser la rue en faisait partie, il en était sûr. Sitôt le pied posé sur le trottoir opposé, il reprit sa cavale, tourna au coin de la rue, arriva au niveau de la voie ferrée et poursuivit sans ralentir. Elle était là, se dressant entre lui et les terrains de Baseball. Il n'avait jamais vu quelque chose d'aussi magnifique. De là où il se tenait, elle avait pris des proportions épiques. Elle devait quasiment être terminée. Roni remarqua plusieurs traces sur le mur lui faisant face. De grosses fissures, comme si quelqu'un avait commencé à démolir la construction. Il s'approcha doucement, sur la pointe des pieds, prit une poignée de neige et l'inséra dans la fissure la plus proche. Il attendit quelques secondes. Pas de réaction. Personne n'était sorti en hurlant pour le chasser ou se moquer de lui. Il tapota un peu sur la neige qu'il venait d'insérer pour la tasser. Toujours rien. Il prit une autre poignée et répéta l'opération. Il était content de pouvoir contribuer à la construction, insouciant du vent et des flocons qui s'écrasaient contre son manteau.

Il finissait de colmater la première brèche du mur quand une voix douce et profonde l'appela de l'intérieur.

— Merci petit homme. Viens, rejoins-moi à l'intérieur. Tu vas pouvoir m'aider à finir et ensuite tu pourras jouer dedans.

Il hésita. Sa mère l'avait mis en garde. Ne pas s'approcher des inconnus. Ne jouer qu'avec des enfants du quartier qu'il connaissait. Ça faisait partie des conditions pour ses sorties en solo. Mais regarder avant de traverser la voie ferrée aussi. Et rien n'était arrivé quand il l'avait traversée tout à l'heure en courant. Et puis une voix aussi chaleureuse ne pouvait être dangereuse.

Il contourna l'édifice pour en trouver l'entrée. Elle était basse mais il était petit. Il ne distinguait pas grand-chose dans la semi-pénombre de l'intérieur.

— Vient petit. Ne crains rien. J'aime les petits enfants. Viens m'aider.

Roni pénétra dans la forteresse qui paraissait encore bien plus grande de l'intérieur. Il y faisait agréablement doux. Il en fit le tour, personne. Comment était-ce possible ?

— Où êtes-vous ?

— je suis là, tout prêt, ne t'inquiète pas.

Son nouveau compagnon se mit à chantonner tout bas. Roni ramassa une poignée de neige et calfeutra un interstice entre deux blocs de neige.

Il ne savait pas depuis combien de temps il était là, quand des voix étouffées lui parvinrent de l'extérieur.

— Hé t'a vu ça Ben, on dirait qu'ils ont pas compris. Faut tu êtes caves pour construire un château de neige.

— Yep, le pire c'est que c'est pas des gamins qu'ont fait ça, trop haut. Allez les gars on se fait du fun. Cette fois ci on le démolit au complet.

— Tu nous aides Isa ?

— Non, je laisse les garçons s'amuser. Je vous préviens s'y a du monde qui se pointe.

— Wouhou.

— Yeh baby on va s'amuser.

— Ouip note parc icitte. Personne fait des forteresses sans notre autorisation.

Roni frémit lorsqu'il entendit la répercussion des premiers coups à l'extérieur. Il sortit voir ce qui se passait.

Quatre ados s'en donnaient à cœur joie en frappant à grands coups de bottes dans les murs de neige compactée. Un peu plus loin, sur le chemin, une fille dans son grand manteau d'hiver rouge les regardait faire.

— Arrêtezzzzzz.

Le mot s'était échappé de sa bouche. À moins qu'il ne l'ait laissé s'échapper ? Il s'était rarement senti comme cela. Il avait chaud, son cœur battait très vite et il serrait ces petits poings de toutes ces forces.

Les quatre jeunes se tournèrent vers lui.

— Qu'est ce tu veux le nabot ? s'enquit le plus grand de la bande.

On aurait dit un cornichon, avec sa tête allongée pleine de boutons coiffée d'un bonnet vert bien de trop grand.

— Je crois ben qu'il est fâché Ben. Regarde, il est tout rouge, s'exclama un autre ado.

— Ah ouin, t'es fâché, dit le dénommé Ben en s'approchant.

Oui fâché, c'est ça, il était fâché et il venait de se mettre dans le pétrin. Maman ne serait pas contente, mais il ne pouvait pas les laisser détruire la forteresse. Son nouvel ami n'était pas sorti pour s'interposer et il n'y avait aucun adulte dans les parages. Il faut dire qu'avec ce froid, ce n'était pas étonnant. Et de toute façon, même s'il y avait eu des adultes, Roni avait remarqué que la plupart, toujours pressés, préféraient faire semblant de ne pas voir ce qui se passait autour d'eux.

— T'as pas de langue ou quoi, reprit l'ado en le poussant du bout des doigts.

Un grondement sourd s'éleva de l'intérieur de la forteresse. Les yeux de l'ado s'écarquillèrent comme de grandes assiettes et son menton sembla tomber. Roni fut parcouru d'un grand frisson et figea.

L'instant passé, les ados semblèrent flotter sur la neige tandis qu'ils galopaient vers la sortie la plus proche du parc, celle du chemin de fer. La fille les suivait en riant et se moquant

— ah ah ah ah ah, tu parles d'une bande de durs. Effrayés par un gamin et son chien.

Roni resta planté là à les regarder cavaler. Il finit par retourner vers l'entrée de la construction de neige.

— Désolé, lui parvint de l'intérieur la voix douce et profonde. Je ne voulais pas t'effrayer. Viens, continuons de jouer.

Roni était tenté, mais la tempête de neige s'était intensifiée et sa Maman n'allait pas manquer de s'inquiéter, il en était sûr. Elle s'inquiétait toujours pour lui et il savait qu'elle n'acceptait qu'il sorte seul, que parce que papa avait insisté que c'était pour son bien et son développement. Et parce qu'il avait le bracelet bien évidemment.

— Je dois rentrer, mais je reviens cet après-midi, promis.

Quelque chose sembla remuer au fond de la forteresse, mais son ami n'insista pas.

Aupaluk (grand nord du Québec) Hiver 2018, Anoki

— Cette construction de neige narguait Ulva, toutefois, sans qu'il comprenne pourquoi, elle lui donnait aussi la chair de poule. Il n'était pas plus bête qu'un autre et avait bien noté que les adultes n'osaient s'en approcher. Certains le faisaient, mais juste pour déposer des offrandes à distance respectable. Cependant, les petits enfants, eux, ne semblaient pas craindre quoi que ce soit et plusieurs allaient y jouer régulièrement sans que personne ne les en empêche, ce qui bien sûr, ne faisait qu'accroitre sa frustration. Il les aurait interrogés, s'ils ne le fuyaient pas à cause de sa réputation. De plus, leurs parents étaient sur leurs gardes quand ils le voyaient tourner trop près de leurs progénitures. Il tenta donc de poser ses questions à son père, un soir où celui-ci n'était pas trop saoul pour parler. Il ne récolta que des bribes d'histoires de bonnes-femmes et en prime, une taloche, pour avoir embêté son père avec des questions ridicules plutôt que d'apprendre par soi-même, comme un homme.

Anoki se racla la gorge et prit une gorgée d'eau. Il ne s'installait jamais sans un verre d'eau pour conter une histoire. L'expérience lui avait appris qu'il était difficile de récupérer son public après un entracte en plein milieu du récit. Et pour le moment, il tenait son public. Nahima et Bly n'avaient pipé mot depuis le début, du jamais vu.

— C'est le lendemain matin de cette discussion infructueuse avec son père, qu'un autre adolescent du village, un qui avait longtemps servi de souffre-douleur à Ulva, se moqua : « On dirait bien qu'après tout, le grand Ulva est plus craintif que de jeunes bambins. » C'est la goutte qui fit déborder le vase. Il refréna avec difficulté son envie de tout casser tout de suite. La nuit venue, quand il était certain que personne ne l'arrêterait, il coiffa son grand bonnet de laine, se glissa dehors, se saisit d'une pioche et, malgré les bourrasques de vent glaciales et les plaintes lugubres qu'elles laissaient échapper, s'enfonça dans les ténèbres en direction de cet amoncellement de neige qui le provoquait.

 Montréal Hiver 2018, Roni

La tempête s'était calmée quelque temps après le diner, et sa mère l'avait laissé ressortir à condition qu'il rentre dès que la montre qu'elle avait mise dans sa poche sonne. Au début, quand il lui avait parlé du château, elle avait semblé inquiète. Puis, quand il avait tenté de décrire son nouveau compagnon de jeu, ou plutôt sa voix qui sortait de nulle part, elle avait fini par lui ébouriffer les cheveux en le félicitant pour son imagination et l'avait autorisé à sortir. Décidément il ne comprenait pas les adultes, même ses parents, mais il était content qu'on ne lui ait pas interdit de revenir jouer avec son étrange ami.

En arrivant dans le parc, il constata que la forteresse avait été achevée pendant qu'il remplissait son estomac.

— L'aimes-tu, dit son ami ?

— Oui elle est magnifique.

— Alors viens jouer à l'intérieur.

Il ne se fit pas prier. Encore une fois il constata être seul à l'intérieur, à moins que son compagnon ne se tapisse dans le noir. Difficile à dire, on n'y voyait pas très loin.

— As-tu d'autres camarades que tu aimerais inviter à jouer avec toi ici ?

Roni y réfléchit, mais force était de constater qu'il n'avait pas vraiment d'amis. Les enfants de son âge l'évitaient. Il jouait parfois avec des enfants plus jeunes du voisinage, mais ce n'était pas réellement des amis.

— Non.

— Très bien, d'autres finiront par venir, j'en suis sûr. En attendant si tu me racontais une histoire petit homme.

Roni raconta avec enthousiasme le dernier film qu'il était allez voir, à propos d'un petit garçon et de son ami Eliott le dragon. Il finissait son histoire quand quelque chose percuta la fortification dans un grand bruit sourd. Une lézarde apparut dans l'un des murs.

Il se précipita dehors pour constater que les quatre adolescents étaient eux aussi de retour, armés de bout de bois et même d'une barre de métal. C'est cette même barre qui était fichée dans le mur, et le dénommé Ben y pesait de toutes ses forces en lançant toute une série de jurons.

— Allez les gars, mettez-moi ça par terre et évitez de pisser dans vos culottes si un chien aboie, ricanait la jeune fille à quelques distances.

— Nonnnnnnn. Sa bouche l'avait encore trahi.

— Si c'est pas encore le morveux. Casse-toi ou je te…

Le reste de la phrase se perdit dans une énorme bourrasque de vent charriant l'épaisse neige accumulée au sol. La température, si c'était possible, sembla plonger de plusieurs degrés. Puis, dans un bruit de tonnerre précédé d'un terrible rugissement, la paroi de la forteresse vola en éclat projetant des milliers d'échardes de glaces dans toutes les directions. Roni vit l'ado le plus proche disparaitre dans le trou béant et ce fut le chaos. La tempête redoubla de fureur, Roni n'y voyait plus rien. Il était gelé de la tête aux pieds.

Aupaluk (grand nord du Québec) Hiver 2018, Anoki

Ses deux petits enfants étaient suspendus à ses lèvres. La fin risquait de les décevoir, mais bon.

Anoki s'étira au maximum en gonflant ses poumons pour paraitre le plus imposant possible.

— Le lendemain matin, la forteresse avait disparu et la tempête qui sévissait depuis son apparition s'était tue. On retrouva une pioche et un grand bonnet de laine souillé de sang, mais d'Ulva, nulle trace. Il n'était pas rentré cette nuit-là, ni ne rentra aucune autre nuit après celle-là.

Les enfants restèrent hébétés quelques instants avant de réaliser que l'histoire était finie. Puis ils s'exclamèrent à l'unisson :

— Dis grand-père, qu'est-il arrivé à Ulva ? Et pourquoi la forteresse a disparu ? Et pourquoi les petits enfants pouvaient y aller sans crainte eux ?

— Très bien les enfants on se calme, je vais vous expliquer, je vais vous expliquer.

Anoki se cala au fond de son siège et se recroquevilla, puis il chuchota comme s'il s'apprêtait à parler d'un grand secret, et qu'il était effrayé que quelqu'un puisse entendre.

Montréal Hiver 2018, Mère de Roni

Elle frottait ses mains de façon compulsive, sans s'en rendre compte. Dix minutes déjà que Roni aurait dû rentrer. Elle sortit son téléphone et consulta l'application GPS du bracelet. Il était tout près, juste à l'entrée du parc. À gauche après la voie ferrée, juste avant les terrains de baseball du nord du parc. La même place qu'il y a dix minutes. Que devait-elle faire ? Elle regarda par la fenêtre. La tempête qui avait repris de la vigueur ne semblait plus vouloir se calmer. Elle n'y tenait plus, tant pis s'il était sur le chemin du retour et que son orgueil en prenait un coup. Elle attrapa son manteau, enfila ses bottes et se précipita dehors. La neige tombait drue et un vent polaire lui cinglait le visage. Elle tourna le coin de la rue et son cœur s'emballa. Elle se mit à courir. Les gyrophares de la voiture de police étaient à peine visibles, mais c'en était bien une, elle en était sûre.

L'officier, qui sortait du véhicule et se dirigeait vers le passage à niveau, ne la vit pas tout de suiteau travers du voile blanc qui tombait du ciel.

— Madame, madame attendez…

Mais elle n'attendit pas, elle regarda vers le nord et quelque chose manqua d'exploser dans sa poitrine. Blanc et rouge se mêlaient pour composer un grand tapis menant à une forteresse de neige. Sur les créneaux trônaient cinq têtes figées sur des rictus d'horreurs. Des ados du quartier qu'elle avait déjà croisés. Mais pas mon petit Roni, se dit-elle. Elle continua sa course jusqu'à la macabre bâtisse et y pénétra. La tempête faisait toujours rage à l'extérieur. Il était allongé là, contre une pile de cadavres sans tête. Elle se jeta sur lui, le serrant dans ses bras. Il était froid, mais pas gelé, dieu soit loué.

— Madame, madame, sortez de là. La lumière d'une lampe perça la semi-pénombre.

Elle passa une main sur le visage de son petit ange, souillé de rouge et d'autres choses auxquelles elle préférait ne pas porter attention. Il ouvrit les yeux lentement, comme s'il se réveillait d'une longue sieste. Son cœur se calma et elle sourit. Mais ce n'est pas les yeux noisette doux et chaleureux de son petit Roni qui la fixèrent, non, c'est des yeux d'un bleu glacial qui la transpercèrent. Une main se posa sur son épaule et tout devint noir.

Aupaluk (grand nord du Québec) Hiver 2018, Anoki

— Il est dit que parfois, un puissant Tuurngait, un esprit maléfique, descend du grand nord vers la terre des hommes. Ces années-là, dans le lieu où il élit domicile, l'hiver est particulièrement rude. Il habite une forteresse de neige et s'attend au respect et aux offrandes de la part des hommes. Il y a très longtemps, nos ancêtres découvrirent sans qu'on sache pourquoi, que la présence d'enfants joyeux et sans malice semblait apaiser l'esprit. À un point tel, qu'aucun sacrifice humain n'était requis pour le satisfaire. C'est pourquoi, lorsqu'une forteresse apparait dans un village au cœur d'un hiver rude, les adultes n'en approchent pas et envoient leurs enfants y jouer. Depuis la venue de cet esprit dans notre village et la disparition d'Ulva, plus jamais un édifice de neige n'a été détruit par un enfant malicieux. Plus jamais, tous y veillent, car tous craignent que la tristesse des enfants dont l'igloo aura été détruit, ne précipite le retour du Tuurngait de l'hiver.

Bly tourna une mine contrite vers sa sœur.

— Je suis désolé Nahima, je ne voulais pas te rendre triste. Demain je te construirai un grand igloo.

Anoki ne put réprimer un sourire en coin.

— Non Bly, demain NOUS construirons un grand igloo, répliqua la petite.

Décidément, sa mère toute crachée.

— Bon les enfants, que diriez-vous d'aller jouer calmement en attendant le retour de vos parents ? Ils ne devraient pas tarder et votre grand-père est fatigué.

Montréal Hiver 2018, Mère de Roni.

Plus tard, à l'hôpital, lorsqu'elle regagna ses esprits, les policiers lui expliquèrent qu'un passant avait signalé un massacre au parc. Elle était arrivée en même temps que la première auto-patrouille et ils étaient désolés de ce qu'elle avait vu. Les corps des cinq ados décapités avaient suffisamment conservé au chaud son fils pour ne pas qu'il gèle. Roni n'avait pas émis un son depuis qu'il s'était réveillé, se contentant d'observer ce qui l'entourait. Elle se réjouissait de le voir sauf, mais ne pouvait réprimer un frisson lorsque son regard bleu-gris se posait sur elle.

Le lendemain de l'incident, la forteresse avait disparu sans que personne ne puisse dire comment. La tempête s'était évanouie au profit d'un ciel bleu au soleil éclatant. Cependant, l'hiver s'accrocha longtemps et fit place à l'un des étés les plus froids et pluvieux de mémoire de Montréalais. La légende de la forteresse des neiges de Parc ex avait pris de l'ampleur et resterait probablement à jamais ancrée dans l'imaginaire collectif. Une nouvelle légende urbaine. Les gens y songeraient maintenant à deux fois avant de démolir une construction de neige dans le parc.

FIN

Signaler ce texte