La France du milieu du 17e siècle

Dominique Capo

Thèse personnelle de Doctorat en Histoire, pages 27 à 31

La Seigneurie est peu importante dans le Midi, alors que dans d'autres régions, elle affirme un rôle régulateur, et pèse parfois durement sur le revenu paysan. La fonction régulatrice de la Seigneurie tient alors au droit de justice. Il existe ainsi plusieurs dizaines de milliers de justices seigneuriales qui reçoivent les contentieux agraires, et jouent le même rôle que les institutions donneront plus tard aux justices de paix. Les justiciables le plus fortunés, eux, préfèrent la certitude et l'efficacité des juridictions royales. Or, les tribunaux seigneuriaux voient affluer sans réticence les plaideurs paysans. Et la plupart des exploitants tiennent leur terre d'un seigneur ; ils lui doivent donc un cens, considéré généralement comme peu de valeur.

Les droits seigneuriaux sont peu discutés, parce qu'ils s'inscrivent dans une tradition immémoriale. Ils paraissent la contrepartie de services réels rendus par le gentilhomme, seigneur du lieu. En ces décennies de milieu du XVIIème siècle, les châteaux ont toute la valeur en cas de danger pour les meubles, le bétail, et les personnes. Le tenancier appartient alors à la clientèle du Seigneur, qui lui accorde sa protection, parfois militaire, contre des logements de soldats. Il s'agit d'une règle socio-institutionnelle dans l'aventure des maisons et des familles.

A cette époque encore, une exploitation agricole couvre en moyenne 10 à 30 hectares. La paysannerie possède environ la moitié de l'espace. Mais cette proportion varie beaucoup autour des villes. C'est en effet là que s'étend l'appropriation bourgeoise, beaucoup plus étendue dans les territoires médiocres et les provinces reculées ; et, à plus forte raison, dans les montagnes. Dans une exploitation, un laboureur peut alors réunir des terres qui lui appartiennent en propre. Il peut également cultiver des tenues seigneuriales soumises au cens, ou des champs loués selon un quelconque contrat de métayage ou de fermage. On rencontre ainsi, en Ile de France, de très grands domaines de 100 à 200 hectares. Il y a aussi cinq à six chevaux à l'écurie, et une dizaine d'hommes travaillant sur les divers champs. A l'inverse, on peut trouver, dans les pays de bocage, de petites exploitations de moins de 10 hectares, suffisant à peine pour faire vivre une famille. Plus bas encore dans l'échelle sociale, on trouve des brassiers, des journaliers, des manœuvriers, qui n'ont rien à eux qu'une mauvaise maison. Ceux-ci survivent alors de travaux saisonniers.

Certains courants migratoires sont traditionnels de longue date. Des bretons et des manceaux vont travailler en Ile de France. Des limousins et des marchois voués au métier de maçon montent à Paris. Des montagnards des Alpes partent aux beaux jours pour travailler dans la capitale. Ils vont y ramoner, y maçonner, y étamer les chaudrons. Les poitevins et les normands partant pour le Nouveau Monde ne sont alors que quelques centaines. Mais ce sont les limousins, les auvergnats et les pyrénéens qui conduisent la plus forte immigration dans les grandes villes espagnoles. C'est là qu'ils trouvent les plus hauts salaires. Plusieurs dizaines de milliers d'artisans Français s'emploient donc à Barcelone, à Madrid, et à Saragosse. Ils séjournent là bas environ cinq années. Puis, ils reviennent au pays avec un petit pécule de pièces d'argent dissimulé dans leur ceinture de linge. En dépit des guerres entre les deux pays, ce courant est alors toujours vivace.

Par ailleurs, 20 % du territoire est couvert de forêts. Des espaces, quelle que soit leur appropriation, laissent aux riverains profits de cueillette, de chasse, de braconnage, ou d'étayage (ramassage de petit bois pour le chauffage). Il y a d'ailleurs très peu de domaines clôturés. Et leur exploitation demeure en grande partie communautaire.

Partout, la céréalerie est dominante : même sur les plus mauvaises terres, les paysans s'obstinent à faire des grains. Dans le Midi ensoleillé et sec, on laisse la terre en jachère une année sur deux. On dit que l'assolement est biennal. Avec des terres plus grasses et plus humides, comme dans la plupart des provinces du Nord, on introduit une année de céréales de Mars – avoine, orge – entre l'année des blés d'Hiver et l'année de jachère. Ainsi, l'espace libre pour la dépaissance des moutons comprend les champs en jachère et ceux où le blé a été levé en Juillet, jusqu'aux prochaines semences de Mars. Dans les villages des grandes plaines du Nord, où s'applique cet assolement triennal, les exploitants cherchent à faire leur travail ensemble. Ils divisent leur terroir en trois parties, y font une rotation des cultures, de façon qu'un tiers reste dégagé pour la vaine pâture. Les coutumes consacrent beaucoup d'attention et de prescription à ces règles qui permettent d'avoir un élevage d'appoint sans dommages pour les blés en herbe.

Car, la peur de manquer de provisions, d'aborder les mois de Printemps sans réserves de grains, conduit à consacrer aux céréales toute la place cultivable. A vrai dire, plutôt que du froment, on sème un mélange, méteil, blé, et seigle – ou sarrasin – qui varie les risques de la plantation. On ensemence que du grain prélevé sur la récolte, de sorte qu'un champ porte toujours le même type de grain. On reconnaît d'ailleurs à l'apparence d'un sac de blé, qu'il provient de tel ou tel domaine. On laisse aux vignes des coteaux bien exposés pas trop loin des cités. De la sorte, la vallée de la Seine compte beaucoup de villages vignerons. Si la consommation de vin par le petit peuple marque ainsi une forte croissance, si le nombre de cabarets sur les grands chemins, dans les faubourgs, et autour des places des marchés commence d'alarmer les bonnes âmes, le profit des vignerons demeure modeste. Faute de procédés garantissant le vieillissement et le transport, les écarts de prix et de réputation entre les vignobles reste en effet faible. Les seuls changements notoires concernent donc la production d'eau de vie dans les pays maritimes du Nord.

De fait, dans un enclos à coté de la ferme, on cultive des légumes : des choux, des raves, des salades, ou encore, du chanvre. Cette petite culture intensive est laissée aux soins des femmes. Tout le travail leur revient : récoltes, préparer, peigner, filer, tisser les plantes textiles pour parvenir à habiller toute la famille par les seules économies domestiques. A proximité des grandes cités drapières, comme Amiens, Beauvais, ou encore Vitré, Alençon, le Mans, un marchand de la ville les place dans les campagnes. Et durant l'Hiver, la main d'œuvre féminine apporte ainsi un supplément numéraire à l'équilibre de la maisonnée. Il y a donc peu de place pour les innovations. En effet, le maïs venu du Mexique est apparu au Pays-Basque vers 1620. Espèce solide et abondante, le maïs offre désormais un secours en cas de disette des blés. La farine et les galettes de maïs gardent cependant une réputation populaire médiocre. Surtout, ses plans ne sont pas encore capables de s'acclimater au Nord de Saintonge. Les châtaignes, de leur coté, sont conservées et panifiées – pain d'arbre. Elles fournissent un supplément alimentaire et calorique essentiel dans les régions peu propices au froment. En Limousin et en Auvergne, on plante volontairement des châtaignes. Ces régions du Massif Central, réservoir de migration vers Paris ou vers l'Espagne, réussit dès lors à maintenir une forte densité de populations.

C'est également pour cette raison que l'exercice du métier commence précocement. Le fis doit succéder au père très tôt parce que l'espérance de vie est écourtée ; mais aussi, parce que les métiers sont, le plus souvent, assez étroitement réglementés. Pendant son adolescence, le père met son fils en apprentissage chez un maître. Un contrat notarié définit alors les devoirs du maître envers l'apprenti : le loger, le nourrir dans sa famille, moyennant paiement, et surtout, l'instruire dans tous les secrets et tours de main du métier. Après trois à huit ans d'apprentissage, selon la technicité du métier, l'apprenti passe compagnon ; c'est-à-dire, salarié du maître. Dans nombre de métiers, la coutume veut que le compagnon passe chez plusieurs maîtres, ou accomplisse un tour de France destiné à glaner de nouveaux savoirs et expériences. Ces usages deviennent d'ailleurs la norme à cette époque. Les compagnons de divers métiers s'entraident par le biais d'associations discrètes ou secrètes. Celles-ci assurent alors l'accueil des compagnons voyageurs, défendent les salaires et l'embauche au moyen de grèves ou de boycotts. Entre associations rivales éclatent parfois des rixes sanglantes ; par exemple, chez les compagnons menuisiers, entre « gavots » et « dévoirants ». Ces désordres attirent les condamnations. Et dans ce cas, la plupart des querelleurs demeurent compagnons leur vie durant.

Malgré tout, un ouvrier fortuné – fils d'un maître le plus souvent – peut réaliser un chef d'œuvre défini par les statuts du métier. Il peut aussi acheter des lettres de maîtrise, et ainsi accéder au rang de maître de métier. Il appartient alors à une communauté jurée, reconnue par les autorités municipales, voire, par des lettres royales. Elle s'appelle « jurande », « métier », « serment », ou « guilde ». La communauté a des statuts enregistrés à l'hôtel de ville, fixant la discipline dans la profession. Elle a le monopole du métier dans la ville. Elle limite le nombre de maîtres dans l'intérêt des consommateurs. Les pouvoirs de police et de représentation sont, de même, confiés à un responsable élu portant le titre de « garde », « juré », « syndic », ou « prud'homme ». Le métier a enfin ses manifestations de piété et d'entraide assurée par la confrérie ; elle porte alors le nom du saint patron de la profession.

A Paris, on compte plus d'une centaine de communautés de métiers. Mais leur élite se limite à six corps définis depuis le XVème siècle : drapier, qui est le corps le plus riche, mercier, qui a, de loin, le plus grand nombre de représentants, pelletier, bonnetier, et orfèvre, qui est le plus spécialisé. Dans les cérémonies de la ville, et dans la politique économique, les maîtres de ces six corps tiennent une place d'honneur et exercent de réels pouvoirs. Les structures rigides des métiers empêchent la concurrence, protègent les familles en place, et freinent les innovations. Mais, en fait, nombre d'activités trop spécialisées ou trop médiocres échappent aux jurandes. Des travailleurs au noir passent à travers les règles. Surtout, certaines villes de province même, et de nombreux villages ou bourgades, laissent le travail entièrement libre. D'ailleurs, l'immense majorité des artisans établis en dehors des villes jurées ignorent totalement le protectionnisme et les réglementations des métiers de corps.

Depuis toujours, la première industrie de transformation, celle qui emploi le plus de main d'œuvre, qui occupe le plus de villes ou de villages, qui commercialise le plus ses produits, est la production textile. De grandes cités drapières sont, depuis les siècles médiévaux, établies dans le Nord-est, ou en Picardie, comme à Amiens ou à Beauvais. La facilité et la dispersion de l'élevage des bêtes à laine et de la culture du lin ou du chanvre, autorisent cependant une forte diversification des sites. Des métiers d'artisans textiles travaillent en Normandie, en Champagne, mais aussi en Languedoc – Montpellier, Carcassonne, etc. On travaille les dentelles à Troyes, à Angers, au Puy en Velay, et surtout à Alençon et dans les petites bourgades percheronnaises alentours. On tisse des toiles dans le Maine, et pour les costumes populaires et les voiles de bateaux, beaucoup en Bretagne. La métallurgie est également dispersée, car il suffit de peu d'affleurement du minerai de fer et la proximité de forêts pour établir des forges. C'est le cas en Bretagne, en Angoumois, dans le pays de Foix – vallée de l'Ariège -, dans les Ardennes – vallée de la Meuse. De la sorte, des ateliers minuscules et multipliés de cloutiers, de dinandiers, de couteliers, de ferronniers, de forgerons, ou d'armuriers, peuvent donner une réputation technique à des cantons. De très grosses concentrations de main d'œuvre - plusieurs dizaines ou centaines d'ouvriers – se rencontrent dans les fonderies de canons, dans les chantiers de vaisseaux, et dans quelques rares manufactures de verrerie, de tapisserie, ou de corderie. Les établissements célèbres, comme l'Arsenal de Venise, ou celui de Zaondan, n'ont malgré tout pas d'équivalent dans la France de ce temps.

Enfin, les rares monnaies qui circulent – écus d'argent français et pistoles espagnoles – disparaissent dans les bas de laine, ou, n'apparaissent plus que rognées. Vers cette époque pourtant, le roi lance deux monnaies appelées à un grand avenir : le louis d'or pesant 22 carats, et le louis d'argent comptant 25 grammes d'argent pur. L'un compte donc pour 10 livres, et l'autre pour 3 livres. Pourtant, dans la réalité quotidienne, dans le marasme de ces années, on ne voit guère d'argent monnayé dans les campagnes. Un notaire ou un marchand de village, usurier, préteur ou banquier à ses heures, fait des avances inévitables pour le paiement des tailles ou pour l'achat de bestiaux. Un laboureur ou un domestique ne voit la couleur des pièces qu'à l'échéance d'un bail ou d'un temps de service. La plupart du temps, on peut malgré tout se tirer d'affaires grâce à l'autoconsommation. On vit du sien, de son pain et de ses légumes. On fait également des arrangements familiaux, des jeux de papiers notariés, des chaînes de compensations. Et les milles formes de cette économe de troc résume ainsi la vie matérielle des paysans de cette époque.

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