La fuite

Sylvain Poncet

Quand le corps doit parler pour faire oublier les blessures de l'âme, Michel prend la fuite. (extrait du roman "L'éclat des âmes perdues"

Le petit vallon était difficile à traverser : des pentes abruptes, un chemin trop étroit d'où sortaient des racines aux arêtes rugueuses. Michel se disait que finalement tout cela pourrait finir par une vilaine entorse : son programme serait ainsi raccourci comme subitement. La douleur l'empêcherait d'avancer, il se trouverait un endroit où laisser divaguer son esprit. Une fois ses réserves d'eau et de nourriture épuisées il n'aurait plus qu'à attendre dans un semi coma propice à la rêverie, balancé entre douleur physique et mentale. Attendre que son corps lâche et que sa libération advienne.

Mais ce scénario n'était pas au programme : le scenario n'était d'ailleurs pas écrit. Le départ était advenu beaucoup plus tôt que prévu et rien n'avait été préparé. Bastien à l'abri chez son frère, Michel avait juste eu le temps de passer au bureau récupérer un petit sac à dos et quelques affaires avant de se mettre en route au petit matin.

Il fallait marcher : mettre en route cette machine, la laisser prendre les rennes et surtout arriver à se libérer de tout cet environnement toxique. Depuis que sa vie avait basculé, du moins dans son esprit, les forces n'avaient cessé de le pressurer, d'imposer leurs vues, de prodiguer des recommandations. Son cerveau, trop brillant sans doute était en hyper activité permanente. Il dormait trop peu, hanté par des énergies contraires. « Raz-le-bol d'être le champ de bataille de ses puissances paradoxales, avait-il pensé un beau matin après une nuit presque normale. C'est décidé, je pars. »

Depuis plusieurs années Michel marchait plusieurs fois par an par séquences d'une ou deux semaines. Les chemins de grandes randonnées n'avaient plus de secret dans sa région et il avait déjà effectué le chemin de St Jacques de Compostelle plusieurs fois, par morceaux. De belles aventures, de belles rencontres mais surtout pour lui une révélation : contrairement à ce que l'on pourrait croire, arpenter assez sportivement les chemins n'était en rien propice à la méditation et à la réflexion. Le corps en action déroulait ses pas en vidant l'esprit. Après plusieurs jours, les bonnes décisions s'imposaient d'elles-mêmes, libérées des ruminations intérieures néfastes.

C'était d'ailleurs grâce à la marche qu'il avait décidé deux ans auparavant de quitter son travail au bureau d'étude Dolia, malgré le bon contrat qu'on lui avait proposé. Une sage décision puisque ça lui avait permis six mois après de commencer une série de conférence. La découverte d'une nouvelle espèce avait joué aussi en sa faveur et il était devenu un entomologiste reconnu.

Concentré sur ses pas, son regard devait rester fixé sur ce sol rocailleux et aride. La prudence était de mise. Ce chemin, bien que très étroit était finalement bien entretenu : la végétation ne s'y aventurait pas, comme si elle avait peur de cette bande de terre sèche, d'où sortaient des cailloux jaunâtres. Pas une touche de vert, pas même une mousse asséchée. Le chemin de la désolation.

Au fond du vallon et à une centaine de mètre en contrebas, le souvenir d'un ruisseau, quelques arbres secs, un semblant de garrigue. Une tristesse à pleurer. Michel fut soudain envahi d'une empathie presque charnelle avec cette végétation oubliée. L'angoisse larvée dans son organisme depuis trop longtemps entrait en scène. Il fut pris de tremblement, les larmes coulaient, les jambes devenant soudain moins fiable. Il fit une pause dans la descente.

Il ne fallait pas traîner. Trois jours. Dans trois jours, délais réglementaire après lequel des recherches seront lancées, tout un mécanisme sera mis en place et si il n'était pas très loin, ils le retrouveraient rapidement. Aussi Michel avait tout prévu : quitter les grands chemins, emprunter les sentiers étroits, ceux qui ne sont pas dessinés sur les cartes ou si peu. Cette décision était à double tranchant : il avait moins de chance de se faire repérer mais augmenter le risque de se perdre. Il fallait naviguer entre ces deux dangers, trouver un chemin entre ces deux éventualités qui l'encadraient prestement.

La pause avait été salutaire, l'angoisse commençait à se ranger gentiment dans un recoin de son cerveau. Michel retrouvait ses esprits. Il ne put à cet instant se retenir de rire intérieurement de sa démarche : « retrouver mes esprits pour mieux le perdre ». Comique.

Cette halte fut la seule de la journée : à 17h et quand le soleil commençait à décliné, Michel avait parcouru 35 kilomètres sans manger et en buvant peu. Il ne sentait plus la douleur : seul son corps en action lui parlait. L'esprit commençait à le quitter et les idées se confondre entre-elles.

Le plan fonctionnait à merveille. C'était décidé, il marcherait toute la nuit.

C'est le froid qui le réveilla. Il regarda sa montre rapidement : les aiguilles brillaient au clair de lune. « Trois heures du matin, c'est l'heure des suicides, songea-t-il, finalement c'est un suicide à petit feu. »

La faim lui tordait le ventre et il avait la bouche sèche. Plus une seule goutte d'eau. « Voilà ce que c'est de faire le malin, de partir si vite. Enfin c'était prévu quand même. Mûrement réfléchis. Mais quand même de l'eau ça aurait été sympa. Je veux pas crever ici, surtout pas de nuit. »

Il essaya de se rendormir en vain : la légère brise qui était une bénédiction la journée était devenu un vent glacial venu d'on ne sait où. Des images confuses s'amusaient dans son esprit : Théo bien sûr, toujours lui, Marielle, sa copine mais surtout des personnages dont il n'avait pas songé depuis des années. La vieille Valentine qui faisait pipi debout quand il était petit, pépé Moune brandissant sa cane pour le chasser lui et se copains de son potager, une aventure d'un soir dont il avait oublié le prénom, des corps dénudés sans visages, des charniers, des organes sans propriétaires.

C'était donc ça : il délirait. L'esprit n'avait plus ses marques. Il s'agitait dans tous les sens. Tout en prenant subitement conscience de son état, il s'enfonçait lentement dans les limbes.

Il resta évanoui jusqu'au matin.

C'est une simple Musca Domestica qui le réveilla en sursaut. L'insecte diptère frottait ses pattes crocheteuses sur les rebords de son nez. En ouvrant les yeux, Michel devina que le soleil n'allait pas tarder à se lever. Il ne pouvait pas bouger. Allongé en chien de fusil, le paysage dansait devant lui.

Un horizon mouvant au dessus duquel on avait planté des montagnes. Un ciel vert d'eau, de la poussière partout, des êtres vivants tout autour de lui. Il referma les yeux aussi sec.

Le disque biconcave fut soudainement emporté par ce flot continu qui emportait tout. Parfois rapide parfois plus lent, il tournoyait tout en progressant dans l'artère carotidienne. Au fil de sa progression les parois se resserraient, il fallait jouer des coudes avec les voisins, passer à tout prix. Apporter le précieux élément, sans état d'âme, coûte que coûte. Même si il était déjà presque trop tard.

La violence du choc est immense, l'échange ne dura qu'une fraction de seconde. Livraison effectuée. L'hématie repartit pour un tour. Il fallait faire vite.

Le cerveau de Michel commençait sérieusement à divaguer, osciller entre un état de conscience et de non-conscience, passer d'un monde à l'autre. Leur présence amplifiait la stupeur : ils étaient là et ils observaient. Avec le lever du soleil, certains faisaient déjà un bruit assourdissant. L'une d'entre elle était à moins d'un mètre, tapie au pied d'un arbuste rabougrit. Tout en l'observant, elle contractait puissamment ses deux muscles thoraciques puis les relâchait. Entre ces deux muscles, la cymbale, petite membrane tendue comme une peau de tambour, vibrait sans cesse émettant un bruit strident et continu.

Michel avait soif, à en crever, tous ces organes s'était donné le mot : il fallait qu'il trouve de l'eau à tout prix où ils allaient lâcher les uns après les autres. Ses lèvres étaient sèches et brûlantes. Sa salive ne suffisait pas à les apaiser. La stridulation rythmait inlassablement les douleurs. Les flashs étaient de plus en plus puissants. Sa peau le démangeait et il ne pouvait pas bouger. Il semblait qu'elles étaient là et circulaient tranquillement le long de ses bras à demi posés à terre. Il les connaissait bien pour les avoir étudié sous toutes les coutures lors de ses études à la Fac. Les termites envahissaient son corps. Des hordes de minuscules insectes prenaient d'assaut son corps. Leurs têtes frottaient contre sa peau. Leurs mandibules se frayaient un chemin entre les cellules de son épiderme, écartaient les membranes, faisait éclater leurs petites unités sans défenses. Certains animaux arrivaient entièrement à plonger à la verticale dans les brèches ainsi formées. C'était la guerre. De puissantes réactions chimiques se déclenchaient, quelques capillaires se dilataient à la hâte. La médiation commençait mais les termites progressaient vite. L'organisme, prit de court, ne pouvait que limiter les pertes. La contre attaque sera trop lente et tout était déjà perdu. Les cellules du derme éclataient une à une, le tissu se décollait et la peau formait déjà des cloques transparentes à travers lesquelles on devinait les insectes grouillants.

Michel prenait soudain conscience que c'était la fin : son plan n'avait pas fonctionné. Il allait mourir et étonnamment l'idée le soulageait. Il voulait juste que tout aille vite et que les dégâts sous cutanés s'arrêtent vite. Tous les liens avec le monde réel étaient rompus : Théo s'éloignait, Nadia était réduite à un lointain souvenir, son travail s'était désintégré, les termites progressaient, inexorablement et auraient raison de sa carcasse.

Certaines étaient déjà en train de creuser le tissus conjonctif, crevant les capillaires, libérant les globules qui hallucinées éclataient en libérant leurs précieuses molécules. Les follicules pileux s'effondraient, les terminaisons nerveuses s'électrisaient avant de disjoncter.

La douleur n'existait plus, des bouffées d'endorphine se libéraient déjà partout dans son cerveau et sa moelle épinière. Michel était juste bien. Comme au cinéma. Immobilisé dans sa position fœtale, il était le spectateur de la fin de sa propre vie. Son plan avait échoué mais ce n'était pas grave. Les convulsions étaient même assez intéressantes : les liquides s'écoulaient sans efforts. Michel se dégonflait comme une baudruche, toute l'essence se libérait. C'était peut-être ça l'âme qui tentait de s'échapper.

Se laissant porter dans les vaisseaux sanguins, les termites réalisaient des looping et des virages. De circonvolution en circonvolution elles dansaient en tout sens dans son organisme en lambeau.

Et tandis que ce joyeux bal continuait, Michel croyait entendre au loin une voix humaine, se frayant un chemin parmi les stridulations des cigales.

« Attend mon gars, t'es mal en point là, je ne vais pas te laisser comme ça ».

 

 

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