La Geste de Capuche I

wikprod

le berger, les voleurs et la fille dans la cage

Le soleil, un grand disque blanc punaisé au ciel cobalt, allongeait les ombres sur la lande, comme de longs doigts de sorcière fouissant le vide.

Orohak avançait lentement. Le jeune homme à la chevelure bleue précédait le troupeau de brahns aux pas lourds. De temps en temps, il s'arrêtait, laissant les bêtes paître l'herbe grasse de la plaine et ses fleurs innombrables qui donneraient au lait du printemps son goût et sa couleur si fleuris. Alors, il s'asseyait à proximité, et tirait de son sac un pipeau d'os taillé dans le tibia d'un bugolion et le portait à sa bouche.

Cette fois-ci, alors qu'il soufflait les premières notes de Ode à Aroha, des cris aigus retentirent au détour d'un bosquet.

Le jeune homme aux cheveux bleus sauta de son rocher, claqua la langue vers le troupeau et se dirigea prestement vers les ombres touffues du bosquet. Il s'y dissimula entre deux rameaux d'aubépine blanche.

Là, dans la cuve verdoyante d'une ancienne citerne rongée de mousse, il vit se découper les silhouettes de trois personnages autour d'un petit feu de camp encore fumant. Près d'une charrette renversée et d'une cage en métal rouillé ouverte, deux hommes, un léopardien et un jagoyen, se faisaient face autour d'une femme allongée près d'un sac de jute. Les griffes sorties, crachant et feulant, les deux hommes-félins se disputaient.

- Elle est à moi, à moi ! Je l'ai vue en premier ! Léana, ma promise !

- Tu mens, répondait l'autre. Il s'agit de Yaris, mon beau Yaris, le navigateur de mon cœur !

- Ffffff !

- Shaaaa !

Et les deux hommes se jetèrent l'un et l'autre à la gueule, tous crocs et griffes dehors, mordant et tailladant la chair et le cuir. Il y eut des échanges de coups, des cris et du sang, et rapidement, l'un d'entre eux prit le dessus sur l'autre. Le jagoyen porta les mains à sa gorge grande ouverte d'où sortait à gros bouillons un sang bleu. Lentement, le pauvre hère mourût, dans un long gargouillis abject.

Le survivant s'approcha, titubant, de la femme allongée qui recula, rampante et tremblante, levant les bras devant l'homme dont la folie et le meurtre habitait le regard ! La femme fit ainsi face à Orohak qui aussitôt tressaillit ! Cette chevelure rose ! Cette peau ambrée ! Ces grands yeux verts qui de toute part cherchaient une aide qui ne venait pas ! Aroha ! Son Aimée ! Aroha ! Sa Douce ! Son sang ne fit qu'un tour, la fureur obscurcit son jugement et son intellect, le Léopardien était déjà sur sa belle, prêt à toutes les atrocités !

C'en était trop pour Orohak !

Sous une fureur folle, il jaillit du buisson en hurlant. Tombant sur le Léopardien surpris, ils roule-boulèrent tous deux au sol où Orohak grimpa à califourchon sur l'homme-bête et, hurlant et vociférant, il empoigna une grosse pierre et défonça avec le crâne de l'homme de plusieurs coups sourds et humides.

En quelques instants, le Léopardien était mort, et son sang bleu maculait les mains, le torse et le visage d'Orohak. Sous l'odeur métallique et sucrée, et l'horreur de la situation, il sentit l'ivresse de sa fureur reculer, comme une mer furieuse après la tempête…

Il se releva dans un cri de terreur et de surprise. Par la Bonté d'Enerstine, que lui avait-il prit ? Quelle folie s'était emparée de son esprit ? Lui, Orohak, le pacifique et tranquille berger, amoureux de la belle et innocente Aroha !

Aroha ! Un bruit de chaîne retentit derrière lui. Orohak se retourna et vit sa belle, de nouveau retournée dans sa cage, le sac en jute sur la tête, et ne cherchant qu'à refermer les barreaux de la prison.

- Laisse-moi, cria la femme d'une voix affolée. Pars, pars! Ou tu finiras comme eux !

Sa voix, cette voix !, ce n'était pas celle d'Ahora... D'ailleurs, la femme n'était plus Aroha, elle n'avait plus ses longs cheveux roses, cette belle peau ambrée, seulement de vilaines loques, sales et puantes, recouvrant sa peau pâle et verruqueuse.

- Qui es-tu ?, s'épouvanta Orohak, quelle est cette sorcellerie ?

- Ne me regarde pas, humain, ne me regarde pas !, lui parvint la voix rauque, ou la malédiction te frapperait toi aussi !

- La malédiction ! Quelle malédiction ?, s'enquit Orohak dont l'humeur s'attendrissait face à la détresse de la pauvre captive, Que t'arrive-t'il ?

- Eh bien je, je…

- Attends, calme-toi, ne veux-tu pas sortir de la cage ? Tu dois avoir faim, et froid... Je vais rallumer le feu et faire à manger, allons, tu ne crains rien, qu'en dis-tu ?

Après une courte réflexion, la femme accepta et sortit en tremblant de la cage rouillée. Orohak l'installa sur une couverture et partit rassembler son troupeau et remettre le camp sur pied en vue de la nuit prochaine, troublé néanmoins par la présence de la jeune fille, maintenant silencieuse et endormie sur sa natte, la tête camouflée par le sac de jute.

°°°

Quelques instants plus tard, alors que le ciel s'obscurcissait et qu'en Grisciel pointaient les premières étoiles, Orohak et la femme s'installèrent près du feu, où grillaient deux truitards pêchés dans la rivière, vidés et fourrés de salaisherbes des marais. Brisant le silence, la femme les précéda et prit la parole.

- Tu m'as demandé mon nom, mais je n'en ai pas. Je suis une créature de magie, née de la glaise de vie du sorcier Erilzar Le Multiple.

Erilzar le Multiple... Le nom ne disait rien à Orohak. Les sorciers étaient tellement nombreux sur la Terre Sous la Terre, et tous complètement fous ! La fille continua.

- Erilzar était un maître cruel et puissant. Il avait passé tant de contrats avec les Arrangeants, que son âme avait fini fractionnée, multiple et opposée, comme un miroir tombé au sol. Solitaire, désirant avant tout une compagne, Erilzar me créa, moi, une créature multiple, aussi multiple que son âme, à même de plaire à toutes et chacune de ces facettes.

La jeune femme se tut le temps de boire une gorgée de lait de brahn.

- Mais cela marcha si bien, reprit-elle, je fus si polymorphe qu'Erilzar Le Multiple lui-même périt d'amour pour moi, chaque morceau de son âme divisée bataillant pour retrouver dans mon corps celle qu'il désirait... Fou, Erilzar se consuma alors que son corps luttait contre son esprit. Abandonnée dans un monde où j'ignorais tout, je fus ravie par des brigands de la demeure du Sorcier, promenée, revendue et enchaînée à travers les sept mers et les milles chutes, ma beauté universelle devint chansons et légendes parmi les hommes. Apportant à chacun l'exact être désiré, tous se déchirèrent pour moi, et même ceux qui pouvaient jouir de moi seule finir fous d'avoir toujours l'exact réponse à leurs désirs. Je les rendis fous, tous et toutes. Meurtriers, assassins, adultères..., jusqu'à ces deux voleurs que tu viens de voir et même toi qui m'a pris pour ta bien aimée…

Un papillon de nuit aux ailes argentés se posa sur le sac de jute. Il resta quelques instants et redécolla dans la lumière de Morcelune. La fille ne le remarqua pas.

- Non, Orohak, en vérité je suis une créature bien malheureuse, et seul ce sac de jute qui m'aveugle permet de ne pas affoler les vivants… Parfois je me demande si le salut pour moi ne serait pas dans la mort, moi qui ai si peu vécu…, dit-elle en portant la main à sa gorge.

Orohak, touché par ses paroles, secoua la tête et prit dans ses bras la créature. Elle sentait un mélange étrange de terre, de pierre, de fleur et de térébenthine.

- Ne dis pas ça, mon amie. Tu es douée de parole et de raison, et ta sagesse surpasse nombre de celles des autres mortels ! Même si tes paroles se teignent de mélancolie réjouis-toi, car tes bourreaux sont morts et tu leur as survécu ! Tu es libre ce soir ! Le monde et vaste et tu viens à peine de naître, il y a de la place pour tous sur la Terre Sous La Terre, et dans l'ombre de nos jours et nos nuits tu trouveras, je le sais, le bonheur qui t'es réservé.

Fermant alors les yeux, Orohak ôta le vilain sac de jute qui couvrait la tête de la fille et, fouillant dans son sac, il produisit un riche vêtement magnifique, tout de rouge, d'or et de myrrhe qu'il tendit à la fille.

- Tiens, prends cette capuche, Aroha l'avait faite pour moi, pour me protéger des pluies acides qui parfois tombent de Grisciel. De nombreux glyphes et artefacts la composent, elle te protégera bien des sortilèges et empêchera les indésirables de voir ton visage.

- Merci, ami, dit la fille en passant la capuche.

Et Orohak sentit un baiser sur sa bouche. Ouvrant les yeux, il vit à quel point elle était magnifique, dans l'ombre de carmin et de mystères du vêtement. Seule sa bouche, une bouche verte et pleine modelée dans la glaise de vie et la serpentine de la parole, paraissait dans les méandres de la capuche.

- Maintenant, allons dormir, Capuche, car il te faut bien un nom, et demain tu feras le premier pas sur le chemin de ton propre destin.

- Capuche…, répéta la fille.

Elle tâta son vêtement, observa ses couleurs et testa la puissance de ses glyphes et enfin elle sourit.

- Très bien, reprit-elle. Tu as peut-être raison, après tout,  Orohak. Et de toute façon, je n'ai rien à perdre. Je ferai donc comme tu le dis, et irai à travers le monde à la recherche de ma destinée que Erilzar et les hommes avides avaient tenté de me voler ! Merci Orohak, tu m'as redonnée espoir ! En attendant…

- En attendant ?

- Capuche ? Tu n'es vraiment pas très doué pour trouver des prénoms, berger !

- C'est toujours mieux que Sac Crasseux de Jute !

Et tous deux se mirent à rire sous les étoiles de Grisciel qui une à une s'allumaient, comme des spots lumineux sous le ventre d'un vaisseau de métal.

...

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