la goulue
clarime-de-brou
Elle avait toujours fait partie de mon paysage et d’aussi loin qu’il m’en souvienne, elle apparaissait dans les bals populaires comme aux banquets. Mais enfant, je ne prêtais pas attention à la fillette aux robes cerises de tous les jours pas plus qu’à celles fraîches et blanches des grandes occasions et des dimanches.
Je la remarquais pourtant et pour faire comme les copains, je la taquinais, la chambrais. Je feignais d’être brave devant eux et elle se laissa faire. Premier baiser, je refrénais un mouvement de répulsion lié à la sensation inédite sur ma langue : j’étais piqué, tombé sous le charme de son parfum de musc envoûtant. Dès lors, elle me laissa une persistance, je ne rêvais plus qu’à nos retrouvailles et fantasmais une future étreinte.
Je parvenais après bien des ruses, à lécher son épaule et à caresser ses rondeurs. Elle se révélait charnue, onctueuse et gourmande, se laissait goûter en cachette. Je saisis son corps d’abord précipitamment, trop, par défi comme pour me convaincre que ça y était, j’étais un homme. Sans prendre le temps des préludes essentiels à sa dégustation, je procédais à l’assemblage. C’était mon débourrement, je n’y entendais rien et j’étais maladroit. J’allais apprendre encore et encore, m’en délecter jusqu’à l’ivresse ! Nos rapports émouvants et charnels me marquèrent dès le lendemain.
Je la sortais fièrement à la nouaison, l’invitant à partager mes très bons moments lors de dîners entre amis, la présentant à mes parents qui l’accueillirent avec bonne humeur et bonhomie faisant fi de l’étiquette. Elle restait chaleureuse au quotidien redonnant de la couleur aux joues, à mes journées pâles, épiçant nos soirées d’hiver. Enfin, je la gardais serrée contre moi et nous passions ensemble les tourments. Elle m’encourageait à aller au-delà de mes propres limites, avec elle, j’étais invincible.
Je pensais bien que notre idylle était faite pour durer alors je me consacrais à elle, me faisais à son vocabulaire et veillais au dosage entre ses expressions fleuries qui la rendaient avenante et les corsées qui maintenaient à distance. J’aimais sa légèreté autant que son épaisseur. A la véraison, ma vie s’organisa autour de la demoiselle et je me pris à penser sarments éternels, bagues et bouquets. Elle était devenue ma tradition autant que mon sol. J’étais persuadé qu’elle se bonifierait avec les années et comme j’appréciais en attendant, qu’elle se donne à moi sans réserve!
Je n’avais jamais cru bon de museler ce qui m’apparaissait sacré entre nous, de restreindre le plaisir de la volupté. Pourquoi aurai-je trouvé suspect ce qui était si doux ? Et il était légitime et plaisant qu’elle me tourne la tête au point parfois d’en devenir fou. Elle découlait de moi sans que je le veuille vraiment, sans que je le sache même, et je lui revenais à mon insu, en amoureux loyal.
A maturation, notre relation se fit plus prenante, elle me dévora. Désormais je me refusais à la partager et procédai à l’éclaircissage : les copains autant que les proches, devinrent superflus. Je flottais dans une intemporalité qui n'était que désir avide pour elle. Je n’en avais jamais assez. Je me vidais de tout : activités, bien matériels, vie sociale et spirituelle afin qu’elle me remplisse et elle y parvenait. Nous nous trouvions de plus en plus tôt et ne nous quittions plus jusqu’au lendemain. Elle m’avait modelé doucement et était devenue plus forte que moi.
Sur le trop tard, je découvrais l’aigreur de Marie-Jeanne. La compagne docile qu’elle fût prenait sa revanche et se jouait de moi. Entre nous tout vira au vinaigre. J’avais poussé trop souvent le bouchon , omis de la respecter et elle me le fit payer en brut. Je m’en voulais de lui avoir laissé prendre possession de mon corps jusqu’à noyer mon âme. Tout m’apparut alors éventé, madérisé. Je ne m’adressais plus à elle qu’en des termes peu élogieux. Notre lien m’était devenu insupportable et dans mes crises de révolte et d’impuissance, me prenait l’envie de l’attraper par le col et de la briser.
Elle n’avait pas tenu ses promesses. Je lui en voulais d’avoir tant cru en elle. Elle ne comblait plus ma solitude. Je n’étais pas devenu plus fort ou plus beau en l’aimant goulûment, j’étais un raté, un minable. La tête qu’elle me faisait autrefois perdre se retrouvait dorénavant, dans le caniveau.
Alors, je me venge, je la change en cadavre que j’entrepose dans la cave parce que c’était jadis sa pièce préférée et qu’elle n’y sera pas si mal conservée.